HEIDEGGER ET LA FINITUDE - revue- . Heidegger et la conception traditionnelle de la finitude Aprs...
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Franz-Emmanuel Schurch Heidegger et la finitude 6
HEIDEGGER ET LA FINITUDE
Franz-Emmanuel Schrch (Collge Andr-Laurendeau)
Come over here. You see? Its all
right.
This is your new brother. We dont know
who he is yet or who hes going to be,
and thats a wonderful thing .
Don Draper, Mad men
I. Heidegger et la conception traditionnelle de la finitude
Aprs avoir tent dexprimer, dans tre et temps, la relation de lhumanit
ltre en termes douverture (Erschlossenheit), Heidegger, durant la priode quil est
aujourdhui convenu de nommer la mtaphysique du Dasein1, seffora dindiquer cette
mme ouverture en examinant ce quil nomma alors la transcendance, la libert et la
finitude humaines. Si le terme de transcendance est rapidement devenu suspect cause
de ses liens vidents avec lidalisme transcendantal et si les rflexions sur la libert ont
connu une fcondit souvent inaperue2, aboutissant certains dveloppements-cls des
Beitrge zur philosophie3, il apparat assez clairement que la caractrisation de la
position humaine dans ltre en terme de finitude est celle qui a connu le plus de succs
auprs des lecteurs heideggriens et ainsi celle avec laquelle on a t le plus prompt
faire quivaloir lessentiel de sa contribution philosophique. On pourrait subir la
tentation daffirmer, comme Vattimo lavait dj fait propos de lhermneutique4, et
en excdant mme le contexte de la pense heideggrienne, que la finitude est devenue
la koin philosophique de notre temps.
1 Consulter cet gard louvrage de Franois Jaran, La mtaphysique du Dasein. Heidegger et la
possibilit de la mtaphysique (1927-1930), Bucarest, Zeta books, 2010, puis lexcellent recueil darticles
sous la direction de Jean-Franois Courtine, Heidegger 1919-1929. De lhermneutique de la facticit
la mtaphysique du Dasein (actes du colloque organis par Jean-Franois Marquet lUniversit Paris-
Sorbonne, en novembre 1994), Paris, Vrin, coll. "Problmes & Controverses", 1996. 2
Limportante tude de Gnter Figal faisant exception : Martin Heidegger : Phnomenologie der
Freiheit, Francfort-sur-le-Main, Athenum, 1988. 3 Beitrge zur philosophie, GA 65. Quon pense limportance de la pense de lAbgrund qui y est
dveloppe et que lon retrouve lie la libert humaine dj dans Vom Wesen des Grundes in
Wegmarken, GA 9. 4 Gianni Vattimo, Oltre linterpretazione, Rome-Bari, Laterza, 1994.
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Franz-Emmanuel Schurch Heidegger et la finitude 7
Quest-ce, toutefois, que la finitude, et que signifie dcrire lhumanit comme
finie ? Il semble que la premire entreprise visant cerner ltre humain en tant qutre
fini qui nous ait t laisse par crit remonte au christianisme naissant et fut formule
par le thologien Grgoire de Nysse au quatrime sicle. Le fini (to peratoumenon) est
alors saisi, tel que lexprime Andr Gravil, comme ce qui est marqu par limperfection
radicale de ne pas tre Dieu5. En perptuant la tradition lance par Platon qui sappuie
sur la distinction entre on et m on pour diffrencier le monde imparfait des objets
sensibles de ltre vritable, limperfection de lici-bas est prsent pense comme
relevant du fait dtre born, dtre marqu par une limite, par rapport la perfection de
linfini : il faut sparer lessence cre et la nature incre, la premire est finie, la
seconde na pas de limites 6. Cette comprhension de la finitude, relaye par Thomas
dAquin dans sa distinction entre ens finitum et esse infinitum, absolutum ou ipsum esse,
est exprim trs clairement au commencement de la Modernit par Descartes lorsquil
tente de dmontrer, dans sa troisime mditation, que lego ne peut tre la cause de
lide dinfini qui est pourtant prsente en son esprit. Aprs avoir soulign que lon doit
dcouvrir autant de ralit dans la cause que dans leffet et que la ralit objective dune
ide doit trouver sa source dans une cause qui possde formellement la mme ralit,
Descartes propose cette dfinition de Dieu :
Par le nom de Dieu jentends une substance infinie, ternelle, immuable,
indpendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-mme, et
toutes les autres choses qui sont (sil est vrai quil y en ait qui existent) ont t
cres et produites.
Il conclut ensuite ce qui suit :
5 Andr Gravil, Philosophie et finitude, Paris, Cerf, coll. "La nuit surveille", 2007, dont le premier
chapitre de la seconde partie prsente une excellente analyse de la rflexion de Grgoire de Nysse sur la
finitude, prsentation toute en nuance qui montre en fait que malgr la dfinition du fini lie la
limitation de la crature par rapport au crateur, il ne saurait tre dit que toute forme de perfection, de
beaut ou de participation linfinit lui est interdite. Consulter galement ce sujet et propos de
lhistoire de la conception de linifinit divine louvrage de Leo Sweeney, Divine infinity in Greek and
medieval thought, New York, Peter Lang Publishing, 1992. 6 Grgoire de Nysse, Gregorii Nysseni opera (dornavant GNO) vol. 1, d. par W. Jaeger, Leyde, Brill,
1952, p. 246. Je reprends pour les citations de Grgroire de Nysse les traductions prsentes par Andr
Gravil dans Philosophie et finitude. Considrons galement les propositions suivantes qui seront retenir
pour la suite : celui qui entreprend de comprendre linfini par le discours ne le considre plus comme
lau-del de tout, sil lassaille avec son propre discours, en simaginant que linfini est tel que son
discours est capable de lexprimer quantitativement ou qualitativement Homlie VII, 8, GNO 5, p.
411 ; parce que tout ce qui est dans la cration regarde vers ce qui a avec lui une parent de nature et
parce quaucun des tres, sil est en dehors de lui-mme, ne demeure dans ltre, ni le feu dans leau, ni
leau dans le feu GNO 5, p. 411 ; puis dans In Hexaemeron 69a, propos de Dieu : son vouloir est
savoir; le propre du savoir est de ne rien ignorer pour que chaque crature puisse tre faite .
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Franz-Emmanuel Schurch Heidegger et la finitude 8
Or ces avantages sont si grands et si minents, que plus attentivement je les
considre, et moins je me persuade que lide que jen ai puisse tirer son
origine de moi seul.
Puis Descartes ajoute :
Car, encore que lide de la substance soit en moi, de cela mme que je suis
une substance, je naurais pas nanmoins lide dune substance infinie, moi
qui suis un tre fini, si elle navait t mise en moi par quelque substance qui
fut vritablement infinie7.
Linfinit de Dieu, compare la finitude de lego, est ici dcrite par les qualits
avec lesquelles la tradition grecque identifiait ltre vritable : lternit, limmuabilit,
lindpendance, auxquelles on ajoute la toute connaissance, la toute puissance et la
capacit de tout crer. Inversement, ce qui est fini est prcisment ce qui ne dtient pas
cette toute connaissance, cette toute puissance, ce qui na pas cr tout ce qui est, ce qui
nest pas ternel, immuable et indpendant, ce qui est marqu par limperfection
radicale de ne pas tre Dieu. Dieu est tout puissant, le pouvoir des humains est limit :
lorsquils lui sont compars, cest, par rapport linfinit de son pouvoir, leur
impuissance qui ressort.
Je rappelais en commenant limportance donne la finitude dans la
comprhension gnrale de lapport philosophique de Heidegger. Sa pense est en fait
couramment interprte comme un effort visant insister sur la finitude de ltre
humain et de ses projets de comprhension et lon envisage souvent mme le
tournant que sa pense subirait dans les annes trente comme radicalisant cette
perspective8. On prend par ailleurs pour acquis que la faon dont Heidegger comprend
la finitude et ce que signifie insister sur la finitude humaine est immdiatement
intelligible. Comment ne le serait-ce pas de toute manire ? Comment fini pourrait-il
7 Ren Descartes, AT, IX, 36.
8 On interprte souvent le second Heidegger comme radicalisant mme la finitude humaine par
rapport ce qui tait ralis dans tre et temps, o comme on le sait, lontologie fondamentale tait
dveloppe en faisant jouer un rle capital ltre pour la mort, entreprise qui avait t suivie rapidement
dune interprtation ontologique de la Critique de la raison pure de Kant essentiellement centre sur le
problme de la finitude : Kant und das problem der Metaphysik. Pour des tudes importantes allant dans
ce sens, voir Dieter Sinn, Heideggers Sptphilosophie, in Philosophische Rundschau, 1967, 14, pp. 81-
182 ; Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Technik, Politik und Kunst in den Beitrgen zur Philosophie, in
Istvn M. Fehr (d.), Wege und Irrwege des neueren Umganges mit Heideggers Werk : ein deutsch-
ungarisches Symposium, Berlin, Duncker & Humblot, coll. "Philosophische Schriften", 1991, pp. 29-41 ;
ltude de Werner Marx, Heidegger und die Tradition. Eine problemgeschichtliche Einfhrung in die
Grundbestimmungen des Seins, Stuttgart, Kohlhammer, 1961, et celle de Walter Sc