Heidegger. Cadavera proiecta embrasser le cadavre

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57 Petar Bojanić Institut za Filozofiju i Društvenu teoriju Beograd Heidegger. Cadavera proiecta embrasser le cadavre Zusammenfassung:Während des Sommersemesters 1934 erkennt Heidegger im Seminar „Logik, Als die Frage nach dem Wesen des Sprache“, dass die größte Bedrohung für jene, die damals glaubten, die Universität zu revolutionieren, von jenen jer kam, deren Absicht es war, „in Wahrheit eine Leiche konservieren“. Diese Vision des Universitätskörpers bzw. der Universität als einer Leiche und des Gestanks der von der Universität ausgeht, hatte vor allem das Ziel, die Studenten zum Widerstand gegen die Konservatoren und Bewahrer zu mobilisieren, die das, was zerfiel, bewahren wollten. Wenn wir dieses Fragment von Heidegger lesen, ist noch immer unklar, ob wir ein Teil von ihnen sind, ob wir selbst ein Teil jener Leiche sind, bzw. was uns von ihnen unterscheidet. Statt zu reformieren, zu überarbeiten, zu erwecken und in Bewegung zu setzen, verteidigen die Konservatoren – oder wir verteidigen –, was längst tot ist. Schlüsselbegriffe: Universität, M. Heidegger, Leiche, Revolution, Projekt, Feind, Grosse Au cours du semestre d’été 1934 1 , Heidegger reconnaît puis menace ceux qui croient /die meinen/ révolutionner l’Université /die Universität heute zu revolutioniren/, alors qu’en faisant ce qu’ils font, ils conservent en vérité un cadavre /in Wahrheit eine Leiche konservieren/ 2 . Cette image du corps figé de l’Université, de l’Université en tant que cadavre, de la puanteur émanant de l’Université, devrait mettre en garde les conservateurs, assez timidement marqués par Heidegger. En effet, en le lisant, 1 Dans sa lettre à Hannah Arendt du 21 avril 1954, Heidegger dit que la question relative à la « Lo- gique » (c’est le thème du premier séminaire après sa démission du rectorat en 1933) « est logée au coeur de ma pensée » /diese Frage in der Mitte meines Denkens steht/. H. Arendt - M. Heidegger, Briefe 1925-1975, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1999, S. 142 ; Lettres et autres documents 1925-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 140. 2 Logica. Lecciones de M. Heidegger (semestre verano 1934) en el legado de Helene Weiss, Barcelona, Madrid, Anthropos, 1991, p. 32. Transcription de ce séminaire à partir des notes de H. Weiss (il pa- raît que l’original de ce manuscrit est perdu ; on a supposé que Heidegger l’avait prêté à E. Grassi). Outre l’édition bilingue - en allemand et en espagnol - cette transcription est publiée dans la revue Micro Mega numéro 5, 2002, p. 163-204. H. Weiss a été l’étudiante de Heidegger à l’Université de Fribourg mais elle n’a pas pu faire son doctorat « parce qu’elle était juive ». Arhe, IV, 8/2007 UDK 378.4 378.115 Originalni naučni rad

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    Petar BojaniInstitut za Filozofi ju i Drutvenu teorijuBeograd

    Heidegger. Cadavera proiecta embrasser le cadavre

    Zusammenfassung:Whrend des Sommersemesters 1934 erkennt Heidegger im Seminar Logik, Als die Frage nach dem Wesen des Sprache, dass die grte Bedrohung fr jene, die damals glaubten, die Universitt zu revolutionieren, von jenen jer kam, deren Absicht es war, in Wahrheit eine Leiche konservieren. Diese Vision des Universittskrpers bzw. der Universitt als einer Leiche und des Gestanks der von der Universitt ausgeht, hatte vor allem das Ziel, die Studenten zum Widerstand gegen die Konservatoren und Bewahrer zu mobilisieren, die das, was zerfi el, bewahren wollten. Wenn wir dieses Fragment von Heidegger lesen, ist noch immer unklar, ob wir ein Teil von ihnen sind, ob wir selbst ein Teil jener Leiche sind, bzw. was uns von ihnen unterscheidet. Statt zu reformieren, zu berarbeiten, zu erwecken und in Bewegung zu setzen, verteidigen die Konservatoren oder wir verteidigen , was lngst tot ist. Schlsselbegriff e: Universitt, M. Heidegger, Leiche, Revolution, Projekt, Feind, Grosse

    Au cours du semestre dt 19341, Heidegger reconnat puis menace ceux qui croient /die meinen/ rvolutionner lUniversit /die Universitt heute zu revolutioniren/, alors quen faisant ce quils font, ils conservent en vrit un cadavre /in Wahrheit eine Leiche konservieren/2.

    Cette image du corps fi g de lUniversit, de lUniversit en tant que cadavre, de la puanteur manant de lUniversit, devrait mettre en garde les conservateurs, assez timidement marqus par Heidegger. En eff et, en le lisant,

    1 Dans sa lettre Hannah Arendt du 21 avril 1954, Heidegger dit que la question relative la Lo-gique (cest le thme du premier sminaire aprs sa dmission du rectorat en 1933) est loge au coeur de ma pense /diese Frage in der Mitte meines Denkens steht/. H. Arendt - M. Heidegger, Briefe 1925-1975, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1999, S. 142 ; Lettres et autres documents 1925-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 140. 2 Logica. Lecciones de M. Heidegger (semestre verano 1934) en el legado de Helene Weiss, Barcelona, Madrid, Anthropos, 1991, p. 32. Transcription de ce sminaire partir des notes de H. Weiss (il pa-rat que loriginal de ce manuscrit est perdu ; on a suppos que Heidegger lavait prt E. Grassi). Outre ldition bilingue - en allemand et en espagnol - cette transcription est publie dans la revue Micro Mega numro 5, 2002, p. 163-204. H. Weiss a t ltudiante de Heidegger lUniversit de Fribourg mais elle na pas pu faire son doctorat parce quelle tait juive .

    Arhe, IV, 8/2007UDK 378.4

    378.115Originalni nauni rad

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    on ne sait pas exactement sils sont ou non une partie de nous-mmes, si nous sommes ce cadavre, quelle distance nous spare, nous tous runis, de ce cadavre; et ce qui nous spare de ces conservateurs Au lieu de rformer, dauto-rformer, de renverser, de rveiller, de mettre en mouvement, les conservateurs prservent, ou nous prservons, ce qui est depuis longtemps mort. Nous sommes les gardiens du cadavre, il est lobjet de nos proccupations, eine Scheineinheit, ajoute Heidegger.

    [] die revolutionieren und nicht merken, dass wir nur noch einen Leichnam konservieren, eine Scheineinheit 3.

    Nous, wir, souligne Heidegger. Qui sommes- nous ? Wer sind wir ? cette notion wir, ainsi qu la construction du peuple /Volk/ en partant de ce wir, sont consacres les plus importantes pages de ce sminaire4.

    Nous sommes ceux qui ne remarquent pas eine Scheineinheit, Schein-Einheit ou einen Leichnam, le cadavre en tant quunit et en tant quillusion de

    3 Dans la version offi cielle de ce fragment, le terme wir (nous) est explicitement employ. M. Heidegger, Logik, Als die Frage nach dem Wesen des Sprache, Gesamtausgabe, Band 38, Frankfurt am Main, Vittorio Klosterman, 1998, S. 75. Dans la lettre du 19 aot 1921 Karl Lwith, Heidegger, tout en choisissant des termes dlicats, est trs direct : Ce que je dsire raliser en enseignant lUniversit est la chose suivante : que les hommes sap-proprient /dass die Menschen zugreifen/. Lancienne Universit ne peut pas tre surmonte /be-rwinden/ avec lintellectualisme de matres de confrence ossifi s /den Intellektualismus von verkncherten Dozenten/. Drei Briefe Martin Heideggers an Karl Lwith , Zur philosophischen Aktualitt Heideggers, Sym-posium der Alexander von Humboldt Stift ung vom 24.-28 April 1989 in Bonn-Bad Godesberg, Band 2, Hrsg. D. Papenfuss und O. Pggeler, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1990, S. 31.4 Ibid., S. 50 et suite. Cest au cours du sminaire de 1929-1930 que Heidegger interroge pour la premire fois sur ce wir. Qui sommes-nous donc ? Comment nous pensons-nous lorsque nous disons en ce moment : nous /Wir meinen wir uns, wenn wir jetzt uns sagen / ? Nous, est-ce cette quantit dindividus humains qui sont ici runis dans cette salle /in diesem Raum zusammengekom-men sind/ ? Ou bien encore est-ce nous en tant que nous nous trouvons ici, lUniversit, pla-cs devant des tches dtermines relatives ltude des sciences ? Ou bien encore est-ce nous en tant que faisant partie de lUniversit, nous sommes du mme coup associs au processus de formation de lesprit /zugleich in den Prozess der Bildung des Geistes einbezogen sind/ ? Et cette histoire de lesprit est-elle seulement un vnement allemand ou bien vnement occidental et, de plus europen /ist sie nur als deutsche oder als ein abendlndisches und weiterhin europisches Ges-chehen/ ? Ou bien devons-nous encore largir le cercle de ce en quoi nous nous trouvons /Oder sollen wir den Kreis dessen, worin wir stehen, noch weiter ziehen/ ? (Je souligne) Cet largissement au moyen des questions disparatra au cours des annes suivantes et de ce fait l espace wir se rtrcira). Nous pensons : nous ; mais dans quelle situation, et dans quelle dlimitation de cette situation ? M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la mtaphysique. Monde-fi nitude-soli-tude., Paris, Gallimard, 1992, p. 111 ; M. Heidegger, Die Grundbegriff e der Metaphysik. Welt-Endlich-keit-Einsamkeit., Gesamtausgabe, Band 29/30, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1983, S. 103-104. Wir wissen heute, dass die angelschslische Welt des Amerikanismus entschlossen ist, Europa, und d.h. die Heimat, und d.h. den Anfang des abendlndischen, zu vernichten. Anfngliches ist unzer-strbar . M. Heidegger, Hlderlins Hymne Der Ister , Sommersemester 1942 , Band 53, S. 68.

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    quelque chose de vivant et dentirement nouveau. Ce manque de concordance entre les notes prises lors du cours de Heidegger (qui na t, incontestablement, prononc quune seule fois) montre dj clairement une ligne de discorde entre les auditeurs. Lorsque Heidegger dit : dass wir nur noch einen Leichnam konservieren, eine Scheineinheit, la menace est avant tout dans le mot wir ; il la renforce ensuite par le cadavre (par la mort, par lennemi, par lillusion), par la notion de cadavre, quil utilise trs rarement. A la fi n, cette menace de la part de notre ennemi commun introduira en mme temps parmi les auditeurs la discorde et la concorde. Pourquoi Helene Weiss oublie-t-elle de noter ce wir de Heidegger? Pourquoi son oreille a-t-elle dcouvert dans le ton de Heidegger le soi-mme en tant quun autre qui, nappartenant donc pas au wir, ne note pas ce wir ? Est-elle dj quelque part ailleurs ? Par contre, pourquoi entendons-nous ce wir de Heidegger, pour quelle raison ce wir devait-il tre not et prononc pour toujours en tant que quelque chose dadmissible, en tant que wir qui prserve lunit et la communaut de tous, qui compte dans lavenir de nimporte quelle Helene Weiss ? Le danger introduit par le cadavre, le danger du dsordre (hors-la-loi) et ltat dont le nouveau Reich ne peut senorgueillir, qui ne convient pas sa loi, devraient nous grouper et nous unir. Mais un tel danger compte aussi sur la partie de nous qui aprs la rvolution ne fera plus partie de nous. Dans sa menace et son appel, Heidegger propose deux distinctions : la premire exige notre diff renciation tous davec le cadavre, lillusion, le eine Scheineinheit, la nature, lanimal, les animaux (la diff renciation davec les animaux et l inimiti chez les animaux sont des thmes trs priss par Schmitt et par Heidegger5). La seconde consiste en notre distinction tous par rapport nous-mmes, par rapport la partie qui a accept, sans le savoir, de trahir (il sagit trs certainement dune expression de la ncrophilie secrte ) et qui, par consquent, peut ou doit tre expulse, voire dtruite.

    Pourquoi le cadavre ? la place des termes die Leiche et der Leichnam (pour quelle raison a-t-il t ncessaire que Helene Weiss choisisse elle-mme et se reconnaisse en choisissant die Leiche le mot du genre fminin au lieu de der Leichnam ?), Heidegger nutilise pas sa mtaphore prfre, la table /der Tisch/ ou la main /die Hand/ Neuf ans auparavant, durant le semestre dt 1925, un exemple trs innocent, une analogie banale, anticipe prodigieusement, encore aujourdhui, les premires annes du nouveau Reich et son adoration pour les mains du Fhrer

    die Hand des Fhrer selbst dieselbe Funktion6.

    5 M. Heidegger, Logik, Als die Frage nach dem Wesen des Sprache, le chapitre Haben Tiere einen Zeitsinn ? , S. 138.6 M. Heidegger, Prolegomena zur Geschichte der Zeitbegriff s, Band 20, 1979, S. 279.

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    Heidegger ne parle pas du chemin parcourir, nindique pas la direction prendre, parce que sa main montre la fi n. La fi n et la mort de lUniversit. La fi n et la ngation de lUniversit, dj inscrites dans lappel la construction de lUniversit nouvelle. Heidegger utilise le mot cadavre /Leiche/ qui signifi e limpossibilit de se dtacher de soi, de se dbarrasser de ce qui est lger, leicht. Die Leiche ist leicht : ce qui au dpart est lourd et de plus en plus diffi cile porter, ce qui devient plus lourd que le corps vivant qui contient la mort, et ce qui devient de plus en plus thr avec le temps qui passe. Le cadavre disparat avec lcoulement du temps, et le mot cadavre expire. la diff rence du mot mort dont le rfrent est ternel, toujours changeant mais toujours prsent, le cadavre des Universits, le cadavre de lanimal ou le cadavre de quelque chose qui porte la vie ou ce qui a reu la mort devrait eff acer toute trace vivante sa suite et toute possibilit de mmoire. Le cadavre nvoque pas une nouvelle vie, encore moins la vie aprs la mort, mais la mort qui a remplac la vie. Lorsque nous disons le cadavre , nous parlons de la mort qui vient darriver, de la mort interminable, qui se rpte dans le temps, de la mort qui est contenue dans le temps, qui ne le quitte pas La mort retenue ou lternelle mort nest jamais seule. Elle est lagression, lassassinat, le massacre, linterminable suite de meurtres, une chane dactes homicides. Ce mot de Heidegger et cette vision du dernier dsastre saccordent avec le mot nature ou avec la srie de mots par lesquels disparaissent dans le temps les rfrents qui les concernent et qui les nomment. Lorsquil dit die Leiche ou der Leichnam, lorsque le mot qui garde la mmoire de la vie arrive du haut de la chaire de lancien recteur, le mot qui concerne la vie et celle du vivant, qui rveille chez le vivant le souvenir de la mort, ce mot reprsente une menace par le simple fait quil pourrait tre dit. La possibilit que le mot cadavre puisse tre prononc, et ensuite celle que le cadavre soit retenu et conserv ou que ce qui est dj totalement mort soit embaum, que ce qui a irrsistiblement accept la mort et la perte de la vie soit retenu (de mme, que quelquun ou quelque chose entre nous ou en nous, puisse le prononcer ce quil a fait inconsciemment, eine Scheineinheit), esquisse le contenu de la mort et non pas de la vie. La mort dans ltat pur, dans celui o elle se rpte. Le cadavre conserv est avant tout le clone de la mort.

    Deux fi ctions. La premire, que le cadavre de la vieille Universit, de lUniversit disparue, puisse tre mentionn en tant que cadavre comme quelque chose dencore existant et vivant sa mort, quelle ne soit pas quelque chose de dfi nitivement putrfi et soit donc recouverte par une nouvelle Universit. La seconde fi ction (qui dcoule de la premire) : il existe quelquun ou quelque chose (Gegner, ladversaire dont nous ne savons rien) qui, ayant la possibilit de conserver le cadavre, apporte le danger. Mais plus prcisment, la combinaison

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    de ces deux fi ctions savre tre le danger. De mme quun danger encore plus occult et encore plus problmatique peut exister au dpart, la source de ces deux fi ctions. Et pourtant, tout cela est solidement li et coll dans fl osculus de Heidegger - le cadavre conserv . Notre cadavre conserv ou nous /wir/ comme le cadavre conserv. Il faut la main et une surpuissance technique certaine pour faire durer le cadavre et pour arrter son dprissement. Nanmoins, fi xer ou conserver quelque chose dimpossible conserver correspond lanalogie de la constitution dun statut, dun insitutio des contenus riches et varis, des secrets profonds que le mot nature a accumuls dans le pass. Lorsque Hegel a appel au plus vite la guerre pour ne pas revenir au status naturalis /Naturzustand/, rappelons-nous combien passionn a t son propos7 sur lexistence dun rservoir du mal et de lhorreur dans cette construction du sicle nouveau. Ce qui proccupe beaucoup Schmitt, nest-ce pas galement cette ide de Kant sur llimination dun commun et dernier ennemi par sa perspective de retour (la chute ) dans ltat sans loi propre la nature, dans le status naturalis construit ? Cette rencontre autour de nature est intressante. La nature ou le cadavre, qui devraient tre loin derrire nous, dpasss et oublis, apparaissent subitement en tant quillusion ferme et comme un danger sur le chemin parcourir ( et erat cadaver eius proiectum in itinere 1 Rois, 13, 24.). Le cadavre est toujours expos sur la voie. Le cadavre de lennemi, de lanimal, de la ville (cadavera proiecta iacent, Cicero, Epistulae ad Familiares, livre 4, lettre 5, section 4.), mais cest notre propre cadavre qui y est expos aussi8. Selon Heidegger, cette illusion et ce danger sont pourtant fi xs et conservs et donc tellement proches que nous sommes constamment menacs du faux pas qui nous enverrait lintrieur du cadavre (que nous chutions comme un cadavre, de la mme faon que chute un cadavre, que nous tombions morts dans le cadavre qui ne pourrit pas et ne vieillit pas). Par ce faux pas, nous retournerions immdiatement en arrire, ltat animal, nous ne parviendrons nulle part, nous tournerions interminablement en cercle Pour que quelque chose puisse tre une menace, susceptible de

    7 Pour ne pas les (laisser) senraciner et se durcir /einwurzeln und festwerden/ dans cet acte de sisoler, laisser par l le tout se dsagrger et svaporer lesprit /das Ganze auseinanderfallen und den Geist verfl iegen zu lassen/, le gouvernement /die Regierung/ a de temps en temps les branler dans leur intrieur par les guerres /durch die Kriege zu erschttern/, lser et embrouiller par l leur ordre tabli et (le) droit de lautostance /Recht des Selbststndigkeit/ et quant aux individus qui, en sy plongeant, sarrachent au tout et tend ltrepour-soi invulnrable et scurit de la personne /dem unverletzbaren Frsichsein und Sicherheit der Person zusterben/ leur donner de ressentir, travers ce travail impos, leur matre, la mort . Hegel, Phnomnologie de lEsprit, tr. J. Labarrire, G. Jarzcyk, Paris, Gallimard, 1993, p. 414. Phnomenologie des Geistes, HegelWerke, Band. 3, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1976, S. 334335. 8 Apule, Les Mtamorphoses, tome II, (Livres IV-VI), Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 100-101.

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    faire durer le danger, il faudrait que ce jeu de circulation en cercle soit valable uniquement pour le pass. Lvnement dune nouvelle entre dans le status naturalis rend improbable toute tentative dune nouvelle sortie, bien que, comme nous le savons, l essence de la nature soit telle que la sortie de la nature et le passage un status civilis doive tre assur. Menacer avec quelque chose de dfi nitif ou avec ce qui (le cadavre Universit tait pour Heidegger la meilleure solution pour exprimer fi gurativement le contraire dune Universit nouvelle ) anantit toute possibilit quelle ne soit pas dfi nitive, est visiblement la condition premire pour que la cause rvolutionnaire de lUniversit puisse fonctionner. La menace se situe dans tout ce qui a une valeur mliorative ou superlative (superlatio, superjectio, hiperbole), cest la loi premire du texte et la loi de lUniversit. Cest, en fait, la premire loi de toutes les lois. Le cadavre ltat de conserve ou status naturalis comme rsultat dun procd dans lequel le danger en tant que menace doit assurer le statut et la lgalit de la communaut, cest--dire lunit de lUniversit. Lorsque Heidegger doit maintenir lattention de ses auditeurs et crer leur unit /Einheit/, lorsquil veut les contraindre au face--face avec lui-mme et les unir ensuite dans son corps vivant et son visage, ayant la capacit rvolutionnaire duniversaliser, il doit prononcer le mot Schein-Einheit en les menaant du statut de cadavre9. Le professeur qui exagre, et lexagration en tant que nature professio, posent fermement le professeur sur un pied dgalit avec le souverain qui interroge et instruit, en galit avec lternel recteur /rectus, regere fi nes/ qui trace les frontires, qui dcide et parle seul, qui dicte les codes de la nouvelle Universit , qui classe et diff rencie, qui a la charge dinstitutionnaliser, qui spare et unit. Donc, la premire fi ction par laquelle tout dbute, par laquelle le corps universitaire-rvolutionnaire doit se former, cette premire fi ction consiste surtout amplifi er les diff rences entre cette nouvelle Universit et le cadavre, au pourri et le puant et cette nouvelle et future Universit. Ngation veut dire affi rmation. La premire fi ction est la ngation de lUniversit, la ngation de lorganisme, la ngation de lUniversit souveraine et indpendante :

    Mme si le tout o nous sommes actuellement est eine Scheineinheit , ce nest que le dbut et le principal appt. Cest la rhtorique du guerrier qui

    9 Ce procd fi gure dans certaines versions dillustrations de Lviathan o ses sujets situs dans son corps nous tournent le dos et o son visage et lattitude souveraine de ses mains sont fonds par les regards et la concentration de tous. Horst Bredekamp, Th omas Hobbes : visuelle Strategien, Der Leviathan ; Urbild des modernen Staates. Werkillustrationen und Portraits, Berlin, Akademie Verlag, 1999. Voir la note 65 de lIntroduction de E. Balibar, C.S., Lviathan dans la doctrine de lEtat de T. Hobbes, 2002, p. 64. Dans la deuxime dition du livre de Bredekamp le chapitre Komposi-tkrper se trouve de la page 76 la page 83. (Akademie Verlag, Berlin, 2003)

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    ds le commencement expose son cadavre et sa mort Mme si mon corps est dj mort ? Mme si mon corps est dj le monument ?

    La fi ction dune premire diff rence entre nous tous et le cadavre, celle dun organisme sain par rapport au cadavre conserv, cest--dire la fi ction de laccolade donne au cadavre (laccolade que donne la loi au hors-la-loi, laccolade entre status civilis et status naturalis) - annonce immdiatement ltat de danger auquel personne ne peut chapper, o il ny a ni succs ni sret /pax et securitas/, o la mort nous menace tous, o le salut sest vanoui Le cadavre en tant quennemi commun, en tant que notre ennemi, en tant quennemi extrieur dpos dans ce wir, tant de fois rpt par Heidegger et sur lequel il sinterroge, ce cadavre dcouvre en mme temps et protge le souverain de cette scne institutionnelle fondatrice - le souverain Heidegger. Nous appelons souverain dun organisme uniquement celui qui a la possibilit la fois de nier fi ctivement un organisme et de dcouvrir son ennemi (lennemi de lorganisme ou de la souverainet). La contrainte du souverain, pour protger sa propre existence, de crer la communaut et lunit devant un ennemi fi ctif, nous dcouvre le sens de la seconde fi ction contenu dans la recherche de lennemi concret et public qui remplacera lennemi emblmatique de la loi et de la communaut de tous cadavre conserv (status naturalis). Le souverain rend malade la souverainet du fait de la dcouverte, lors de son second pas, que ce nest quune fraction de nous qui tait dj morte (le wir , toujours incertain chez Heidegger, suppose galement les autres comme tant la fraction ). Le souverain dcouvre que cest seulement la fraction qui fait partie de la vieille Universit. Cette fraction, seule responsable du dsordre lintrieur de la communaut, peut en tre dtache comme lennemi rel ou concret.

    Nous nommons souverain de cet organisme uniquement celui qui peut, la fois, ngocier avec sa propre fi ction (avec son optique de lennemi mortel10, avec le cadavre conserv ou avec le status naturalis, etc.) de la mort dun certain organisme et dcouvrir son rel ennemi. Par cette adaptation fi ctive commencent la diff rence, la classifi cation et la sortie dun tat o il ny a pas de regroupements en amis et en ennemis.

    Heidegger limite lappel au mouvement et leff ort rvolutionnaire, qui comptent immdiatement sur le groupe et sur les gestes communautaires, en

    10 Auguste dans Cinna de Corneille voque lennemi de la naissance, davant la naissance (lennemi mortel) :

    Tu fus mon ennemi mme avant que de natre,Et tu le fus encor quand tu, me pus connatre,Et linclination jamais na dmentiCe sang qui tavait fait du contraire parti. (Acte V, Scne I, vers 1441-1444.)

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    dsignant le pass et ce qui sest pass dans le pass comme les obstacles que le Reich nouveau trouve sur sa route. Le scnario, qui limage du virus, a gliss de discours et dadresses du recteur vers les cours destins aux tudiants de philosophie, est toujours le mme : Heidegger, en parlant du mouvement, en cherchant initier, secouer les visages et les bras de ceux qui lui font face, en seff orant de circonscrire ce wir ( nous ) et en dmontrant que chaque progression inclut lensemble (la marche, la colonne, lassaut, la troue), suggre en fait le danger, le frein, la friction, lobstacle. Tout drame et toute dynamique du mouvement sont dans le freinage par lancien (du prcdent), par lattente de sa mort et de sa disparition. Au moment o il utilise pour lancienne Universit le mot cadavre qui est pourtant encore vivant , lexigence dune pluralit , dune force , et dune unit dun mouvement, cest--dire lexigence dun procd capable de dcouvrir ceux qui freinent le mouvement, sera immdiatement formule. Sur le lieu o le wir doit tre consolid, Heidegger met en scne quelque chose dincertain et de jamais nomm qui a la qualit (pour ne pas dire la puissance ou le pouvoir) de se ptrifi er, de rester en place, dtre immobile, statufi , indestructible et imprissable. Cest en mme temps lobjet et le sujet. Dans le mot cadavre , rien nest diff renci ni ce qui est retenu, ni ce qui retient et encore moins ceux qui, en utilisant ce ce, retiennent et conservent. Le cadavre est lennemi absolu qui ne connat ni son sexe, ni son contraire, ni la diff rence entre lami-lennemi... Cette indivisibilit et lentiret du cadavre est une partie et la condition de nous , de notre commun , dans le mot qui se forme dans les cours de Heidegger - du mot wir ou du mot Volk 11.

    Le Volk, le peuple, est le terme choisi pour tre en quilibre avec le terme Leiche, cest--dire avec nimporte quel danger nous faisant face, dfi ni sur un seul lieu par Heidegger avec die Leiche ou der Leichnam12. Lquilibre signifi e la ncessit

    11 Aujourdhui le peuple est le concept habituel de lunit politique /Heute ist das Volk der Nor-malbegriff der politichen Einheit/, C. Schmitt, Politik , Handbuch der neuzeitlichen Wehrwissenschaf-ten, hrsg. Herman Franke, Erste Band, Wehrpolitik und Kriegfhrung, Berlin und Leipzig, 1936, S. 547. 12 Au dbut du mois daot 1933 Heidegger parle lInstitut danatomie pathologique de lUniversit Fribourg pour son cinquantime anniversaire (texte n 75, Aus der Tischrede bei der Feier des fnfzigjhrigen Bestehens des Instituts fr pathologische Anatomie an der Universi-tt Freiburg , Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges, 1910-1976, Band 16, S. 150-152). Aprs une courte Introduction pour dfi nir ce que signifi e la mdecine en tant que science spculative, ce que signifi e la maladie /Krankheit/ et ce quest la sant /Gesundheit/ chez les Grecs, pour les chrtiens, dans le monde bourgeois moderne /neuzeitliche brgerliche Welt/, Heidegger commence brusquement expliquer aux professionnels de lanatomie humaine (du squelette, du cadavre) et aux spcialistes du normal et du pathologique ce quest la sant et lanatomie lintrieur du Grand /innere Grsse/ du peuple allemand sous la conduite du grand guide Adolf Hitler /unser grosser Fhrer und Kanzeler/. Le peuple allemand, la diff rence des autres peuples avec lesquels il est en rapport et dans la confrontation /im Verhltnis zu und in der Auseinandersetzung mit andern Vlkern/,

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    dexagrer de nouveau. Hegel y joue un rle. Rappelons que cette anne-l, en parallle avec ce sminaire, Heidegger professe, dune part, le sminaire suprieur (Oberseminar) sur la Phnomnologie de lEsprit et, dautre part, le sminaire pour dbutants (Unterseminar) o il traite de la doctrine de lEtat de Hegel. Comme chez Hegel, puisque lon sent dans lair la prsence de lpouvantable danger ( cette occasion Hegel a parl implicitement du libralisme dun Etat o lami et lennemi ne sont pas diff rencis), puisque tous les particuliers sans exception soccupent uniquement de leurs intrts personnels, puisque lEtat est face sa dcomposition, le gouvernement dcide dorganiser la guerre et de reconstituer les relations perdues entre les individus et ainsi de renforcer la communaut. Pour ne pas tomber dans ltat de nature, il faut que tous se tiennent la main. Heidegger essaie de donner forme lide selon laquelle le peuple, le groupe ou la communaut en tant que tels ne peuvent pas chuter et disparatre (cette ide videmment fortifi e le souverain et le philosophe conseiller qui le glorifi e), par une srie de questions compliques, quil rpte et fait progresser trs lentement. La question: Quest-ce que le peuple ? /Was ist ein Volk?/ et la question: Quest-ce que la dcision ? /Was heisst Entscheidung/, sont deux questions intermdiaires essentielles /wesentliche Zwischenfragen/13, au moyen desquelles nous devons quitter la vieille fausse direction du questionnement /eine falsche Fragerichtung/ et reconnatre une nouvelle direction o lon ne pose plus la question : Quest-ce que le peuple ? /Was ist ein Volk ?/ mais : Qui est ce peuple que nous sommes nous-mmes ? /wer ist dies Volk, das wir selbs sind ?/ et o la question et la rponse sont en fait la dcision /Frage und Antwort sind aber Entscheidung/14.

    Lorsque Heidegger questionne et lorsquil sinterroge (les rponses sont des questions nouvelles), il annonce, en la liant, la sparation /Scheidung/ dcisive. Ce qui prcde la constitution du nouveau Wer ou Wir est lide de tout et de totalit, saisi au moyen du was ou was ist heideggrien. Comme dans le cas du cadavre conu comme quelque chose de vieux, quelque chose qui concerne la vieille Universit, apparat ici aussi le vieux qui menace le nouveau dont il conditionne pourtant lexistence. Le rsultat de la vieille manire de questionner (donc, was ist et non wer ist ) est lassimilation du peuple lhomme, au Grand.

    possde la responsabilit devant tous et pour tous les peuples, il a la fi dlit au Grand /der Treue zum Grossen/ pour crer une nouvelle et juste communaut de peuples et de nations /eine neue und echte Gemeinschaft der Vlker und Nationen/. 13 M. Heidegger, Logik. Als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Band 38, S. 60 ; Logica. Lecciones de M. Heidegger (semestre verano 1934) en el Legado de Helene Weiss, p. 20.14 ibid., S. 69 ; ibid., p. 26-27.

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    Was ist der Mensch? Wir sagten: der Mensch ist das Volk. Dann heisst das also: der Mensch ist der Mensch im Grossen15.

    Ou autrement: Das Volk ist der Mensch im Grossen16.Das Volk ist der Mensch im Grossen, es ist das leibliche, seelische, geistige Grosse

    Lhomme est lhomme en tant que le Grand. Le peuple est lhomme en tant que le Grand Le peuple est lhomme en tant que le Grand, cest le corporel, le psychique, le spirituel en tant que le Grand

    Heidegger le 27 mai 1933 conclut son texte Lauto-affi rmation de lUniversit allemande avec le Grand, Grosse, avec grand de Platon, qui le consacre en tant que recteur de lUniversit Fribourg.

    Ta ... megla pnta pisfale ...Alles Grosse steht im Sturm, (Platon, Politeia, 497 d 9)17.

    Le Grand frle le bord, il est pench, prt tomber il dtient la dcision18.

    Mais Heidegger agit toujours avant la question et la rponse cardinales, avant la dcision et avant la priptie principale et la division dcisive, avant lentre en scne du rel et petit ennemi qui devrait rapprocher et runir les individus dsunis, qui autrement, selon Hegel, disparatraient. Il ajoutera au fantasme de la vieillesse le fantasme du grand homme (le grand souverain ou le grand animal ou la grande machinerie ; Donoso Corts parle en eff et de centaure).

    15 ibid., S. 67 ; ibid., p. 26.Le peuple est, dit Heidegger en citant Frdric le Grand, lanimal avec beaucoup de langues et trs peu dyeux /ein Tier mit vielen Zungen und wenig Augen/. 16 Cette version existe uniquement dans les notes offi cielles , voir S. 67. 17 M. Heidegger, Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges, 1910-1976, Band 16, S. 117. Tout ce qui est grand se dresse dans la tempte M. Heidegger, LAuto-affi rmation de luniversit allemande, tr. G. Granel, Mauvezin, T.E.R., 1987, p. 45. [] sexpose la tempte M. Heidegger, Ecrits politiques, 1933-1966, p. 110. 18 Le mot pisfales est traduit en allemand par zum Fallen geneigt, donc, Denn alles Grosse ist ver-fllt leicht. Voir le texte de Bernd Martin, Einfhrung: Alles Grosse ist auch gefhrdet der Fall Heidegger(s) dans Martin Heidegger und das Dritte Reich. Ein Kompendium, Hrsg. B. Martin, Darmstadt, Wissenschaft liche Buchgesellschaft , 1989, S. 3. Dans une lettre son ami Heinrich Auer de lanne 1950, on voit que Heidegger, quelques annes avant et aprs son rectorat, regarde lUni-versit comme le trs Grand /ist immer etwas Grosses/. Voir la mme perception, dans le texte Be-kenntnisse. Ein Gesprch mit Max Mller , S. 103, partie de ce mme ouvrage de B. Martin.

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    En perptuant la tradition des super-monstres et des supers-fi ctions19, cette unit appele (unit avant unit), intervenant par la mtaphore dun grand organisme qui a aval toutes ses parties et ses formes (corporelles, psychiques, spirituelles), est reprsente par la rponse heideggrienne et par lopposition tout ce qui est vieux. Le grand contient et runit en soi tout ce qui existe sans le moindre reste et sans aucune diff rence. Plus prcisment, lide du Grand est la promesse majeure de Heidegger, bien quelle soit en totale contradiction avec le danger et la promesse du cadavre, voire avec lennemi de tous. Justement, cette contradiction produit le commencement dun quilibre idal dans le texte de Heidegger. Elle est lappel jailli du texte prononc par Heidegger lors de son sminaire. La super-fi ction, la fi ction souveraine, lincarnation de quelque chose de Grand (lhomme, le peuple, le souverain, ou Heidegger), pose sur la partie oppose du cadavre (lincarnation de sa ngation fi ctive) prcde tout regroupement et toute diff renciation entre lami et lennemi. Le souverain, ainsi pens (imagin), le peuple ou lhomme grand, ne possde pas dennemi. Ni mme dami20. Pourtant

    19 Lunit dune communaut politique /die Einheit eines politischen Gemeinwesen/ a t conue, souvent et en des sens divers, comme un homme en grand /ein Mensch im Grossen/, comme makros anthropos et comme magnum corpus. On trouve aussi, dans lhistoire des ides politiques, limage dune bte imposante /eines grossen Tieres/ . [] les qualifi cations de magnus homo et de magnus Leviathan sont utilises lune ct de lautre et indiff remment, de sorte que se trouvent cte cte, immdiatement et simultan-ment, deux images ; lanimal aquatique vtro-testamentaire et la reprsentation platonicienne de l homme grand /des grossen Menschen/, du makros anthropos .C. Schmitt, Le Lviathan dans la doctrine de lEtat de Th omas Hobbes, p. 73, 83. Der Leviathan in der Staatslehre des Th omas Hobbes, S. 10, 29. En outre, Hobbes transfre, et cela me semble tre le cur de sa philosophie de lEtat, lide cart-sienne de lHomme comme un mcanisme avec une me, au grand Homme / grossen Menschen /, lEtat, quil transforme en une machine anime par la Personne souveraine et reprsentative . C.S., LEtat comme mcanisme chez Hobbes et Descartes (1937), 1991, p. 5. Staat, Grossraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, S. 141. Ce macros anthropos, qui se manifeste dans la fi gure du Lviathan, sopposait avec une puissance surhumaine au micros anthropos, aux petits hommes qui le produisaient, lindividu isol. [] Ctait machina machinarum, un surhomme compos dhommes C. Schmitt, Entretien sur le pouvoir , Commentaire, n 32, 1985-86, p. 1119. C. Schmitt, Gesprch ber die Macht und den Zugang zum Machthaber, Berlin, Akademie Verlag, 1994 (1954), S. 42-43. Cf. Horst Bredekamp, Th o-mas Hobbes : visuelle Strategien, Der Leviathan ; Das Urbild des modernen Staates und seine Gegenbilder. 1651-2001., Berlin, Akademie Verlag, 2003, Chapitre 7. Die Dynamik der Wirkungsgeschichte , S. 132-160. La persona personalis et la persona idealis (ou encore fi cta, mystica) Cf. J.-F. Courtine, Lhri-tage scolastique dans la problmatique thologico-politique de lge classique , Nature et empire de la loi. Etudes suarziennes, Paris, Vrin, 1999, p. 30.20 Cependant, limage du Lviathan signifi e chez Hobbes quelque chose de tout fait diff rent. Contrairement au Bhmoth ultrieur elle ne peut pas peindre un ennemi, puisquelle reprsente le dieu qui apporte paix et scurit. On na pas non plus aff aire un mythe politique de lAmi, parce quelle est bien trop horrible et eff rayante /zu schauerlich und abschreckend/ .

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    cette imagination de Heidegger exige et donc ouvre lespace nimporte quel regroupement futur. Comme si dans son texte le texte de Heidegger est la version dun texte dominant cette poque (il est, en fait, dominant en tout temps) - Heidegger exposait ses eff orts et ses mcanismes grandioses devant son auditoire devant les fantmes de ses anciens et futurs tudiants - en les formatant et en les formalisant pour que son texte soit ralis . Comme si le texte tait une ordonnance, un remde, un poison Comme si le texte tait ncessairement hors du texte.

    Le grand eff ort institutionnel de Heidegger (dans sa lettre Schmitt il a dsign expression devenue clbre - son occupation et son engagement au cours de ces annes comme polemos21), son grand investissement et son grand devoir ont eu deux garants : le grand cadavre et lhomme grand. Ou bien, le grand cadavre dun grand homme. Lhomme grand comme mtaphore dsigne un peuple uni qui assure en mme temps du crdit au projet mgalomane de Heidegger et un alibi pour lchec qui doit invitablement advenir. Comment est-il mme possible dorganiser tous ces individus diff rents et isols en lorganisme unifi 22 dun homme en grand , toutes ces petites familles disperses qui signore lune lautre, qui se querellent, qui meurent de maladies minables et laissent des cadavres misrables ? Limpratif peuple /Volk/, limpratif tre ensemble doit tre rgul par une instance ngative tre ensemble en grand (cadavre) -, celle qui nous murmure immdiatement le nom des futures victimes, guerres et destructions. Cette instance doit tenir compte de la

    C.S., LEtat comme mcanisme chez Hobbes et Descartes (1937), 1991, p. 5-6 ; Staat, Grossraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, 1995, S. 141-142. 21 Aber nun stehe ich selbst mitten im polemos und Literaraisches muss zurcktreten . Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges, 1910-1976, Band 16, S. 156. 22 Ds ses textes de jeunesse, Schmitt insiste frquemment sur larchologie de la diff rence entre lorganisme et le mcanisme, dterminante pour le dveloppement de la thorie de la (du) politi-que. Ainsi dans louvrage La Dictature, 1921 (Paris, Seuil, 2000, p. 307 ; Die Diktatur, Berlin, Dunc-ker & Humblot, 1989, S. 146) il rend un grand hommage Erich Kaufmann qui a dcouvert chez Kant un concept dorganisme qui soppose au mcanisme du XVIIIe sicle . Dans louvrage sur Hobbes, de 1938, Schmitt recopiera pratiquement tel quel ledit fragment mais oubliera lhommage rendu son ancien ami juif. C. Schmitt, Le Lviathan dans la doctrine de lEtat de Th omas Hobbes, p. 101 ; Der Leviathan in der Staatslehre des Th omas Hobbes, S. 61. Schmitt eff ace lami, le Juif, en essayant dviter la remarque cynique de Lwith au dbut de la note 69 du Le dcisionnisme (occasionnel) de Schmitt : Aujourdhui on trouve une situation analogue concernant le problme, devenu politique, des Juifs, dans le fait caractristique dantismites philosmites /judenfreundliche Antisemiten/ qui, dans la vie publique sont des ennemis /ff entlich Feinde/ du judasme, et qui, en mme temps, dans leur vie prive, sont amis /privatim Freunde/ de Juifs (cf. la ddicace de Schmitt Verfassungslehre ainsi que son tude sur Nordlich de Dubler . Smtliche Schrift en, Band. 8, Stuttgart, J.B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, 1984, S. 53, Le dci-sionnisme (occasionnel) de C.S , Les Temps Modernes, nov. 1991, n 544, p. 47.

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    mort, et du rassemblement par la mort. Ce murmure quHeidegger ou Schmitt nient constamment entendre, comprendre, ou mme articuler que ni lun ni lautre par prudence ne prononcent se promettent de ne jamais prononcer, et ne lont dailleurs jamais nonc ce murmure est le secret du projet dinstitution de la philosophie qui met ainsi en place le discours souverain tout en niant la souverainet dun organisme. Ce discours souverain le nie en insinuant et en augmentant les diffi cults, les dangers, les problmes, les incertitudes, le cadavre mme. Dj la possibilit de faire appel la dposition du petit dans le grand, au rapprochement des uns aux autres par quelque chose de plus grand que tous, incite la mort. Comme si lhtrogne, par ce processus de rapprochement, shomognisait automatiquement, comme sil se rduisait ou se rapetissait dans quelque chose de grand.

    Lorsque la possibilit souvre tous, lorsque personne nest exclu, lorsque tous, sans exception, appartiennent au grand organisme, slve le murmure sur la victime, sur le sacrifi ce pour lautre, sur la destruction, sur les cadavres qui seuls peuvent relier les parties dun grand cadavre vivant. Le Lviathan est dailleurs le dieu mortel.

    Ce qui est sans nom ou ce qui devrait, sans rserve, perdre son nom au rythme de la disparition de ce que la mort laisse derrire soi, Heidegger le regroupe et conserve dans le terme Leiche ou der Leichnam et ensuite le renforce par le terme eine Scheineinheit. Bien que le cadavre soit au singulier (tantt du genre masculin et tantt du genre fminin, pour Helene Weiss), cest une multitude qui sen occupe (nous, le wir de Heidegger), cest une multitude qui le conserve et le met en rserve. Pourtant, lorsque Heidegger ajoute le terme eine Scheineinheit, il donne limpression de rserver davance une unit ncessaire pour pouvoir confronter cette unit apparente. Lillusion unique, notre illusion tous, notre illusion ou lunit des illusions il nest possible de dvoiler tout cela que par des eff orts communs et par notre unit commune.

    Les mots : lillusion, lunit ou lillusion unique conduisent au dvoilement et la confrontation.

    Bien que Heidegger dans son fragment ne mentionne pas le terme Kampf (ce terme apparat plusieurs reprises dans ce sminaire)23, on suppose que cette illusion conspiratrice ou la fi ction de ce cadavre, dont le wir est le sujet et lobjet, exige laction. Le mot choisi, cadavre , exprime un tat, de mme que la nature est un tat, tandis que le wir, comme Volk , devrait remplacer le mot, galement surann, d Etat . Plus prcisment, le peuple remplace la lenteur, la stagnation, le maintien dun tat , la taciturnit et le statu quo de lEtat. Donc, le mouvement du peuple, le mouvement de la main du grand Lviathan supprime

    23 M. Heidegger, Logik. Als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Band 38, S. 8, 9, 71, 154, 165;

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    ltat dun Etat , tandis que la rvolution dsigne lacclration de linertie propre la mort et favorise le dprissement et la putrfaction du vcu, ce qui se meurt ou ce qui est dj mort. Laffi rmation du nouveau est en mme temps la destruction du vieux. Ainsi se lient et se synonymisent ncessairement les mots affi rmation ou auto-affi rmation de lUniversit de lanne 1933 avec la notion de Destruktion. Les constitutions et les reconstructions fi ctives et presque toujours impossibles de lautre (de la tradition, de lhistoire, de ladversaire, du corps de lautre, du cadavre ) qui doivent galement assurer Heidegger et Schmitt la distance et le pouvoir de la confrontation au moyen de la construction de quelque chose de nouveau, introduisent ou mme mnent ncessairement la destruction : Elles introduisent ncessairement la destruction . Que se passe-t-il avec cette ncessit qui introduit, ouvre ou conduit la destruction ? Quest-ce qui doit carter pour que quelque chose, le rien comme quelque chose arrive ? O sont les restes de cette destruction et o devraient-ils tre ? O, en quel lieu ? Est-ce la ncessit , la loi, celle qui viendra ou qui est dj arrive au moment o saccomplit une destruction hors mesure ? Bien que cette grande destruction soit intervenue aprs tous ces textes que nous lisons maintenant tant dannes aprs, est-ce que nous pouvons les considrer comme responsables , et est-ce quils conservent encore au fond deux cet appel toujours puissant la destruction ? Lorsque nous disons que la destruction (cette destruction qui arrivera quelques annes plus tard) est dj annonce et prsente dans les textes de Heidegger ou de Schmitt, est-ce que nous disons quelle est ncessaire parce que on na jamais pu constater son retard, parce que du pass au prsent elle arrive ncessairement lheure exacte ? Existe-t-il une histoire prcise des textes, laquelle appartiendraient dailleurs aussi les textes que nous lisons, qui en tout temps prserve lineff aable et appelle clairement la destruction, toujours attendue et qui suit ? Par qui lappel a-t-il t profr et dans quelle mesure ? De quelle faon se cache-t-il et comment se rpte-t-il ?

    La destruction est annonce et implicite. Elle est inhrente au projet de nouvelle Universit, de sa nouvelle faon de penser et du fait que ce qui est nouveau doit premirement se tenir face lancien et ensuite le remplacer. La nouvelle Universit doit se substituer au cadavre de lancienne. La nouvelle faon de diff rencier et de regrouper, le type nouveau de discours sur lautre et sur lennemi, le discours qui garde en mmoire les fragments et les grands textes dHraclite, Platon, Augustin, Spinoza, Hobbes, Bodin, Kant, Fichte, Hegel, Husserl etc., les discours nouveaux de Heidegger ou de Schmitt sont tous obsds par la ngation de la mort et de la destruction.

    Ce discours nie ce quil nest nulle part dit clairement et il essaie dliminer davance toute confusion. Ce discours nie en outre les consquences de ce quil tait. Il nie avoir parl de la destruction de lennemi ou de lautre tout en glorifi ant

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    frquemment la lutte, la confrontation, le duel et la guerre. Ceci est tout fait logique mais aussi totalement virtuel. La chute de lennemi, de la victime, ou la mort, dtruisent toute confrontation et arrtent la lutte. La destruction de lennemi provoque la solitude du vainqueur. Est-ce que linstitution de la philosophie ne compte pas, peut-tre secrtement, sur le singulier et sur loraison funbre devant le cadavre de lami (ou mme de lennemi) pour poser ses fondements ?

    Mais, en mme temps, quelle lutte peut exister sans pertes ou quelle guerre na pas ses morts, ou bien, est sans morts ? Lorsque Kant, Rousseau ou Hegel parlent de lennemi ou de ladversaire, il est question du calcul. Il en ressort que lors du sacrifi ce de ses compatriotes ou de ses propres soldats le plus petit nombre dentre eux doit mourir pour le plus grand nombre -, ou lors de la destruction des ennemis de lEtat ou de la loi, le lgislateur compte que lespace hors la loi est proportionnellement plus petit que lespace de la loi et que donc ce dernier peut facilement contrler le premier. Le calcul protge la grande ou la majeure partie. En prvoyant un petit sacrifi ce, une destruction limite, une guerre courte, le mme calcul peut empcher toute grande destruction ventuelle. Le calcul de Heidegger ou de Schmitt et la nature de leurs ngations de ce mme calcul ou de la destruction apparaissent trs compliqus. Il faut donc avec attention penser ces textes des annes de jeunesse o cette ngation sestompe, par exemple l o Schmitt parle de la suprmatie de lEtat sur lindividu24, l o il parle indirectement du militarisme (la guerre, lagression, la violence, la destruction) en glorifi ant le sacrifi ce pour la patrie, l aussi o Heidegger traite du sacrifi ce /Opfer/.

    Il ne sagit pas seulement de leurs destins semblables, de la concordance dans le temps de leurs textes sur lUniversit, de la manire dont la chose les inspire et de la faon dont ils ont t dpossds, de la guerre qui sensuivra, des destructions beaucoup plus horribles que le militarisme dont ils avaient peur et quils rejetaient, ou des interrogations accusatrices quils devaient contrer par des rappels leur professionnalisme et la science, de ou par la mise en uvre de procds pour sexpliquer et se justifi er (ou tre justifi s ou trahis par leurs disciples).

    Toutes ces convergences et ces divergences entre Schmitt et Heidegger - entre un philosophe et un autre - ne sont pas des raisons suffi santes pour accepter le rapport et le sens de la guerre lintrieur de linstitution de la philosophie.

    Nous sommes intresss par la dette que cette institution contracte envers la guerre. De mme, nous sommes intresss par la production de la guerre par la

    24 C.S., Der Wert des Staates und der Bedeutung des Einzelnen, Tbingen, J.C.B.Mohr, 1914, III Kapitel, Der Einzelne .

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    cration de la notion de confrontation ainsi que de la notion de l ennemi au cours de lhistoire des textes philosophiques.

    Notre question est de savoir si le mot d ennemi - ce mot apparat dans leurs textes les plus divers aprs beaucoup de corrections et de fi nitions, aprs de nombreuses versions et adaptations archivistiques, qui se retouchent et se compltent paralllement25 pouvait tre retenu sans aucune rserve. Dailleurs, quelle rserve pourrait tre faite sans supprimer ce mot? Est-il possible de contourner le militarisme de Kant, cest--dire de prserver, de ne pas dtruire, lennemi, est-il possible que nous ne soyons pas dtruis par celui qui nous dtermine comme son ennemi ? Lennemi peut-il devenir le porteur de la paix, peut-il sauver la grande collectivit forme par tous26 ? (lennemi en tant que kathon).

    Est-ce quaujourdhui lennemi peut nous protger de la guerre ? Est-ce quaujourdhui, lpoque o il ny a plus dennemi, nous pouvons supprimer la guerre et la destruction? En mme temps, en dehors des questions habituelles sur la responsabilit (du philosophe), personnelle ou collective, de la participation hypertextuelle au projet de la destruction et du gnocide, notre question concerne la loi du texte, la loi de linstitution de la philosophie ou plus prcisment de la responsabilit de sa chaire lors de la provocation (de lvocation) du militarisme (der Militrische , - nous utilisons ici la transformation de ladjectif en substantif faite par Heidegger)27.

    25 On pourrait retracer galement lhistoire commune de leurs diff rences, de lirrespect et du re-fus, laquelle Schmitt contribue davantage surtout aprs la guerre. Dans la conclusion du rfrence Politik, publi en 1936, Schmitt sinterroge sur le sens de la guerre et de la lutte /worin Krieg und Kampf ihrer Sinn fi nden/, cest--dire, quil se demande si la guerre a son sens en elle-mme ou si au moyen de la guerre la paix se ralise /Hat der Krieg seinen Sinn in sich selbst oder in dem durch den Krieg zu erringenden Frieden ?/. Il donne la priorit cette deuxime conception de la guerre, ou plus prcisment il donne la priorit la politique sur la guerre ( la guerre est un mauvais instrument politique /ein blosses Instrument der Politik/, ce qui est en ralit Politik des Frhrers und Reichs-kanzlers Adolf Hitlers contrairement la glorifi cation de la guerre chez Jnger ou chez Hraclite. La priorit donne par Hitler et Schmitt la politique par rapport la guerre est en mme temps lopposition de Schmitt aux amis de Jnger, cest--dire Heidegger (Schmitt cite le fragment 53 de Hraclite, traduit le terme polemos par guerre et linterprte dans le sens militaire ). Handbuch der neuzeitlichen Wehrwissenschaft en, hrsg. H. Franke, Erster Band, Wehrpoltik und Kriegfrung, Ber-lin und Leipzig, de Gruyter, 1936, S. 549. Rdit, Staat, Grossraum, Nomos, Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, 1995, S. 137. 26 Ladversaire ou le concurrent ont russi en partie seulement rpondre cette question. En re-vanche, nous rptons notre question sur lennemi en dpit de toutes les rponses qui soutiennent quavec la thorie de Schmitt et sa notion dennemi il est impossible de construire une Constitution europenne (peut-tre une constitution sans souverain de Kirchheimer ; voir les travaux de Peter Hberle et Gustavo Zagrebelsky). 27 Une surprenante critique de Kelsen de la part de Hermann Heller dans son texte clbre de 1929 Europa und der Fascismus (Gesammelte Schrift en, Band 2, Tbingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck),

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    Heidegger dit quen parallle avec le nouveau, avec lUniversit nationale-socialiste (o la chaire de philosophie est dominante)28, leine Scheineinheit, cest--dire le cadavre de lancienne Universit, subsiste toujours. De mme, le retour ltat de nature ou ltat de nature ou hors la loi est coll sur chaque acte juridique, sur la loi ou sur linstitution. Dj cette treinte avec son propre cadavre, avec lanimal, avec lennemi, avec linconscient, avec eine Scheineinheit est lappel une prouesse et une sparation trs stricte. Pour ne pas tre une partie de la nature, pour ne pas tre comme lanimal il sagit toujours de la contreidentifi cation -, pour ne pas tre le cadavre, les restes, le rejet, donc tre semblable aux faeces (exkremente, Ausscheidung29) dont parle Hegel, pour ne pas devenir lennemi (ne pas tre lennemi cest galement le sens de la distinction par rapport au premier ennemi la nature ou le cadavre), pour tout cela, il est ncessaire de se confronter /Auseinandersetzung/ au cadavre, de sopposer linconscient, ce qui est en nous, de sopposer ceux qui gardent et conservent ce qui est mort et hostile. Se confronter aux morts. LUniversit, lide ou la scne de luniversit, telle que la voient Heidegger et Schmitt, doit affi rmer la direction de cette confrontation, cest--dire doit montrer, doit dsigner de la main, doit dcider (lEntscheidung, cest leur terme commun au cours de ces annes-l) de la diff rence entre lami et lennemi. La menace de Heidegger et son sentiment du danger diff rent de la plate et imprvoyante information schmittienne disant que cest ltranger (Kelsen et Helene Weiss portent, bien entendu, cette qualifi cation), qui contrarie la rvolution de la diff rence et la diff renciation entre lami et lennemi30.

    En eff et, Heidegger ne sait pas qui est de lautre ct et il reconnat cela au dbut de son sminaire sur la logique. Des notes de Helene Weiss nous apprenons ceci :

    1992, S. 529, une partie de ce texte a t publie dans la revue Cits, n 6, 2001, p. 179-195) pourrait tre une balise pour une rfl exion quant aux infl uences et aux consquences incertaines dun texte ou dun projet. Heller dmontre que la thorie sur les pures normes de Kelsen, immer die beste Schrittmacherin der Diktatur sein . Le terme le plus proche pour traduire le mot Schrittmacherin est pacemaker /Bahnbrecher/. Une thorie peut ouvrir la voie /bahnten/ sa contradiction.28 Limportance de la philosophie dans le cadre de lenseignement et donc de lUniversit lpoque du nazisme, le nombre de textes et de livres publis, et galement le nombre de recteurs-philoso-phes durant ces douze annes de lexistence du Reich, ont t prsents et dcrits en dtail dans le vaste ouvrage de Christian Tilitzki, Die deutsche Universittsphilosophie in der Weimarer Republik und der Dritten Reich, Teil 1 und 2, Berlin, Akademie Verlag, 2002. 29 Cf. Hegel, Enzyklopdie der philosophischen Wissenschaft en im Grundrisse II, Band. 9, S. 482. 30 Dans la conclusion du texte Die deutschen Intellectuellen du 31 mai 1933, publi dans Wes-tdeutscher Beobachter, S. 2, Schmitt professe que les migrs allemands ( cette poque Kelsen a dj quitt Cologne) doivent tre chasss dAllemagne pour toujours /Aus Deutschland sind sie ausges-pien fr alle Zeiten/ parce quils nappartiennent pas au peuple allemand et encore moins lesprit allemand.

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    Nous dsirons secouer (branler) la logique /Wir wollen die Logik erschttern/. Ce nest pas par caprice /Laune/, mais cause dune ncessit intrieure /aus innerer Notwendigkeit/. Par la dispute /Streit/ sur son utilit, nous confi rmerons cette ncessit dune faon ou dune autre. Jusquau jour daujourdhui on engueule partout lintellectualisme /auf den Intellektualismus geschimpft /. Pourtant il ne sera pas dpass grce des engueulades mais uniquement par la fondation dune faon de penser nouvelle, sre et originale /Mit dem Geschimpft e wird er aber nicht berwunden, sondern allein durch die Begrndung eines neuen, gesicherten, ursprnglichen Denkens/. Ainsi le pouvoir de la logique traditionnelle sera bris /gebrochen werden/. Cela signifi e la lutte /Das bedeutet Kampf/. La lutte, dans laquelle nous ne connaissons pas encore /noch nicht/ ladversaire et pour laquelle nous ne disposons pas encore des armes /Ein Kampf, in dem wir noch nicht den Gegner kennen und zu dem noch keine Waff en uns bereitet sind/31.

    La version offi cielle de ce sminaire, qui dailleurs ne commence pas par ce fragment, apporte encore une phrase qui nous indique la vritable intention de Heidegger lgard de cet adversaire inconnu :

    Ceci demande (rclame) la lutte /Das fordert einen Kampf/, au moyen de laquelle se dcide notre destin spirituel et historique /unser geistiges und geschichtliches Schicksal entscheidet/, la lutte pour laquelle de nouveau nous navons pas encore aujourdhui les armes /noch nicht einmal die Waff en haben/ et dans laquelle nous ne connaissons pas encore aujourdhui ladversaire /noch nicht einmal den Gegner kennen/, de telle faon que nous courons le danger quinopinment nous commettions avec ladversaire la chose commune au lieu de lattaquer /so dass wir Gefahr laufen, unversehens mit dem Gegner gemeinsame Sache zu Machen, anstatt ihn anzugreifen/32.

    Est-ce que lajout de cette phrase, que nous ne trouvons pas dans tous les carnets, devrait nous apaiser ? Peut-elle tranquilliser ses lecteurs ? Les archivistes de Heidegger ont-ils vraiment rtabli le dangereux dsquilibre entre le manque darmes et ladversaire, par la proposition de faire quelque chose avec lui (avec ladversaire), lui qui est pourtant inexistant et inconnu ? Est-il possible deff acer ou de ne pas crire une phrase pareille qui propose la meilleure solution, qui nous annonce le destin le moins pnible, et qui envisage mme une

    31 Logica. Lecciones de M. Heidegger (semestre verano 1934) en el legado de Helene Weiss, p. 2. 32 Logik. Als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Band 38, S. 8-9.

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    possible rconciliation ? Le texte du sminaire de Heidegger dbute par ces mots et ils se rptent dune faon ou dune autre, bien quils varient au cours de ce sminaire sur la logique. Toutes les directions et toutes les tentatives pour avancer dans cette dconstruction de la logique ont leur source dans ce fragment. Il suffi t peut-tre de dbuter par la question sur les mtaphores guerrires. Sont-elles quelque chose dentirement nouveau la chaire de philosophie ? Est-ce que nous devons ce lien entre les armes et l adversaire uniquement Heidegger, et justement au Heidegger jadis recteur de luniversit de Fribourg? Ne trouvons-nous pas, par exemple, chez Kant, dans le chapitre Antithtique de la raison pure ou dans la Discipline de la raison pure par rapport son usage polmique , tous les deux tirs de louvrage Critique de la raison pure33, les formes encore plus puissantes dune terrible lutte entre les chevaliers et leurs adversaires ? Dans le texte par lequel il sadresse la jeunesse34 et lencourage, Kant dit, ce sujet :

    Laissez donc votre adversaire parler au nom seul de la raison [ou montrer la raison , la variante dErdman ; zeigen la place de sagen ;] et combattez-le simplement avec les armes de la raison. Du reste, soyez sans inquitude au sujet de la bonne cause (de lintrt pratique), car elle nest jamais en jeu dans un combat uniquement spculatif /Lasset demnach euren Gegner nur Vernunft zeigen, und bekmpfet ihn blo mit Waff en der Vernunft . brigens seid wegen der guten Sache (des praktischen Interesse) auer Sorgen, denn die kommt im blo spekulativen Streite niemals mit ins Spiel/35.

    Il est peut-tre galement amplement suffi sant de commencer par la ngation de ces mmes mtaphores guerrires qui accompagnent continuellement Heidegger et quon trouve aussi, par exemple, chez Kant :

    Il ny a donc, proprement parler, aucune polmique /keine eigentliche Polemik/ dans le champ de la raison pure. Les deux partis frappent des coups en lair et se battent contre leur ombre /sich mit ihrem Schatten

    33 E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF., 1971, p. 335-337 ; Kritik der reinen Vernunft , Kant-Werke, Band VI, S. 507-517. 34 Mais la jeunesse qui est confi e lenseignement acadmique doit-elle tre au moins prvenue contre de pareils crits et tenue lcart de la connaissance prmature de propositions si dange-reuses /und von der frhen Kenntni so gefhrlicher Stze abgehalten werden/, jusqu ce que son ju-gement soit mr ou que plutt la doctrine quon veut lui inculquer soit assez fermement enracine /fest gewurzelt ist/ pour pouvoir rsister victorieusement toute opinion contraire, de quelque part quelle vienne ? ibid., p. 516 ; ibid., S. 782. 35 Ibid, p. 510 ; ibid., S. 772.

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    herumbalgen/, car ils sortent des limites de la nature pour aller dans une rgion o il ny a rien que leurs serres dogmatiques /wo fr ihre dogmatischen Griff e nichts vorhanden ist/ puissent saisir et retenir. Ils ont bien combattu /Sie haben gut kmpfen;/ les ombres quils pourfendent se rassemblent en un clin dil, comme les hros du Walhalla, et ils peuvent toujours se donner le plaisir de combats aussi peu sanglants /die Schatten, die sie zerhauen, wachsen wie die Helden in Walhalla in einem Augenblicke wiederum zusammen, um sich aufs neue in unblutigen Kmpfen belustigen zu knnen./36.

    Est-ce que les mtaphores guerrires viennent de la rue, ou se prcipitent-elles de la chaire vers le dehors ? Est-ce que la nouvelle Universit ne renverse pas les murs entre la rue et la chaire en voquant les anciennes prouesses et en signalant les prochaines ?

    Est-ce qutre ensemble, tre nous , Wir, ne signifi e pas tre en guerre ? Nous dsirons branler la logique. /Wir wollen die Logik erschttern/. Au lieu de moi, Ich, Heidegger parle de Nous, Wir. Nous , Ensemble , est Grand , uniquement sil est en rapport avec un grand devoir. Est-il possible de ne pas avoir de devoir devant briser le pouvoir de la logique traditionnelle /gebrochen werden/, et de rester encore ensemble? Est-il possible d tre ensemble privs dune fi ction qui annonce le danger, une destruction et ensuite le salut? Lusage des mtaphores guerrires (cest lusage qui forme cette rhtorique de lensemble ) est soutenu de la mme manire que la construction du cadavre dont Heidegger nous parlera plus loin. Il ne suffi t donc pas dinjurier lintellectualisme /der Intellektualismus/ pour conserver de cette faon la logique (le cadavre) - cette faon de faire se prolonge jusqu nos jours, elle est encore utilise. Ceci nest pas suffi sant car une nouvelle manire originale de penser simpose ncessairement. Cet eff ort de Heidegger est identifi avec la lutte /der Kampf/. Ce qui maintenant cre la surprise et pose un grand problme est notre totale dpossession de larme avec laquelle lutter ainsi que notre profonde ignorance quant lidentit de ladversaire37.

    36 Ibid, p. 517 ; ibid., S. 784. 37 A lautomne 1934, au dbut de Wintersemester 1934/1935, Heidegger dvoile ce quest larme de la philosophie. Larme et la cuirasse de la philosophie, /Wehr und Waff e der Philosophie/ [Larme et la cuirasse, Waff e und Wehr, les traducteurs inversent ces deux termes] est pourtant bien - ou du moins devrait tre - la froide audace du concept /die kalte Khnheit des Begriff es/. M. Heidegger, Hlderlins Hymnen Germanien und Der Rhein , Band 39, 1980, S. 5; Les hymnes de Hlderlin : La Germanie et le Rhin, Paris, Gallimard, 1988, p. 17. Car les armes ne sont rien dautre que lessence des combattants eux-mmes /Denn die Waff en sind nichts anderes als das Wesen der Kmpfer selbst/.

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    Il est certain que larme est ncessaire, rien ne pourrait tre fait en son absence vu que, sans aucun doute, ladversaire existe, bien que nous ne le connaissions pas. Larme et ladversaire se trouvent toujours au mme endroit. L o se trouve larme, ladversaire demeure et inversement. Mais auparavant il y a la lutte. La lutte prcde, la formation du front prcde, tandis que larme et ladversaire lient fermement cette construction. Larme et ladversaire sont la fois ce qui est entre nous (Wir wollen...) et notre but (...die Logik erschttern). Ce qui est entre nous et notre fi n, Heidegger le nomme du terme der Kampf. lintrieur, dans la lutte, entre nous et notre fi nalit, Heidegger laisse un espace vide pour larrive de ladversaire, qui doit tre immdiatement dtruit parce quavec son apparition larme apparat galement (larme est le supplment notre disponibilit /Bereitschaft ; ... und zu dem noch keine Waff en uns bereitet sind/). Plus prcisment, lobstacle est supprim ds quelle sannonce, parce que larme et ladversaire apparaissent en mme temps.

    Nous dsirons branler la logique /Wir wollen die Logik erschttern/. Cest le point de dpart.

    Il y a, ds le dpart, une distance que Heidegger renforce par le lieu vide prvu pour ladversaire qui nest pas encore l. Ce qui est important ici, cest le ddoublement de ce qui est de lautre ct. La logique est en face, mais elle sloigne davantage encore de nous /Wir/ du fait que Heidegger ajoute celui qui nest pas l. Celui qui nest pas arriv. Ladversaire et son arme, ensemble. Dans les carnets de Helene Weiss, la tante dErnst Tugendhat38, une phrase ajoute ne fi gure pas. A part laccent mis sur le caractre dcisif /entscheidet/ de cette lutte pour notre destin, il y a un einmal nouveau et inattendu :

    [] la lutte pour laquelle de nouveau nous navons pas encore aujourdhui les armes /noch nicht einmal die Waff en haben/ et dans laquelle nous ne

    Hegel, Phnomnologie de lEsprit, tr. J. Labarrire, G. Jarzcyk, p. 414 ; Hegel, Phnomenologie des Geistes, Band 3, S. 285.Cest la plus chre des citations de Hegel que C. Schmitt utilise dans ses diff rents textes. Cf. R. Mehring, Esoterische Hinweise ? (116-124) Marginalien zum Feindbegriff und antropolo-gischen Glaubensbekenntnis , Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen. Ein kooperativer Kommen-tar, hrsg. R. Mehring, chapitre IV Zweite Bedeutung: Kontinuittsbehauptung im Feindbegriff , S. 197. 38 Dans ce sminaire, lorsque Heidegger dsire montrer ce que veut dire lhistoire /das Geschichte/, en numrant des exemples les plus divers, apparat galement une vielle tante /eine alte Tante/ : Wenn ein Hund verendet oder eine Katze wirft , ist das keine Geschichte, hchstens dass eine alte Tante eine Geschichte daraus macht , Logik. Als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Band 16, S. 85. Voir galement le texte sous le numro 162, consacr la sur ane de la mre de Heidegger, Zum 80. Geburtstag der Tante Gertrud que Heidegger prononce le 16 mars 1936 Konstanz. Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges, 1910-1976, Band 16, S. 341.

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    connaissons pas encore aujourdhui ladversaire /noch nicht einmal den Gegner kennen/

    Encore une fois , de nouveau /noch nicht einmal/ nous nous trouvons dans la situation o nous ne possdons pas larme et ne reconnaissons pas notre adversaire. Tout est pareil, rien nest original, tout a t dj vcu, dit Heidegger. La solution sera donc pour nous , qui vivons toujours la mme chose, cest--dire nous , qui de nouveau ne possdons pas quelque chose et de nouveau ne reconnaissons pas quiconque de ne pas attaquer ladversaire (lui nexiste toujours pas, nous navons pas ce avec quoi nous pouvons le combattre en lattaquant) mais de conclure avec lui une chose commune.

    [] de telle faon que nous courons le danger quinopinment nous commettions avec ladversaire la chose commune au lieu de lattaquer. /so dass wir Gefahr laufen, unversehens mit dem Gegner gemeinsame Sache zu Machen, anstatt ihn anzugreifen/.

    Nous ne savons rien. Rien sur ladversaire, ni sur la manire de lattaquer, encore moins sur la chose commune construire avec lui. Comment faire cause commune avec celui qui nexiste toujours pas ? Sauf que cette chose commune /gemeinsame Sache/ dont nous parle Heidegger est entirement diff rente dune autre chose (cause) commune /gemeinschaft liche Sache/ trs connue, que Hegel nous remmore dans un texte crit Heidelberg. cette occasion, Hegel parle de lincroyable manque de patriotisme manifest dans le fait que lassemble des tats, (a t) au lieu de faire cause commune /gemeinschaft liche Sache/ avec le gouvernement pour sauver ltat du malheur (faire) cause commune avec lennemi /mit dem Feinde gemeinschatliche Sache gemacht wurde/ 39.

    Est-ce que la chose commune avec ladversaire prserve notre propre commun ? La seule chose sre est que Heidegger a conu grce cette construction un espace vide pour pouvoir dire que nous devons dcider de notre destin face nous-mme, que nous nous trouvons et que de ce fait nous sommes nous /Wir/ face notre destin, que nous sommes dans le temps, dans le moment o notre destin historique se dcide. Nous savons o ce moment se situe. Il se trouve entre ce qui tait avant, avant ce qui se rpte continuellement, devant lequel nous nous trouvons, encore une fois /noch nicht einmal/, et ce qui avance grands pas, ce qui est venir. Pour que la lutte soit fertile, il faudrait, dit Heidegger, [] que nous courions le danger

    39 Hegel, Ecrits politiques, Paris, Aubier, 1977, Actes de lassemble des tats du royaume de Wur-temberg an 1815 et 1816. Analyse critique. , p. 274 ; Nrnberger und Heidelberger Schrift en 1808-1817, 4, S. 525.

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    quinopinment nous commettions avec ladversaire la chose commune au lieu de lattaquer /so dass wir Gefahr laufen, unversehens mit dem Gegner gemeinsame Sache zu Machen, anstatt ihn anzugreifen/.

    Aprs tant dannes, interrogeons-nous, avec Heidegger, sur ce nous contre ladversaire /Gegner/ qui ny est pas, qui nest pas encore arriv.

    Qui est ce nous ? Wer sind wir ? Voil encore une fois une suite de questions poses par Heidegger

    durant lanne de rupture (1929-1930) et lors de son sminaire o se manifeste un tournant /Kehre/ avant le tournant. Derrire la question sur nous , sur ce que nous sommes , il y a une question dissimule dont la rponse devrait nous apprendre que Nous sommes les Allemands . Et lorsque la question est : O sommes- nous ?, la rponse serait : nous sommes les Allemands en Allemagne, en Europe et en dehors de lEurope. Ou plus simplement : nous sommes hors de lEurope . Derrire la question sur nous ou sur qui , apparat en cette anne 1929-1930 la question o , o sommes- nous , qui sommes- nous exactement ? Cest lors du sminaire que tout cela est prononc, sminaire dont le sujet est le monde et o la diff rence par rapport lanimal, trs signifi cative, est traite.

    Qui sommes-nous donc ? Comment nous pensons-nous lorsque nous disons en ce moment : nous /Wir meinen wir uns, wenn wir jetzt uns sagen/ ? Nous, est-ce cette quantit dindividus humains qui sont ici runis dans cette salle /in diesem Raum zusammengekommen sind/ ? Ou bien encore est-ce nous en tant que nous nous trouvons ici, luniversit, placs devant des tches dtermines relatives ltude des sciences. Ou bien encore est-ce nous en tant que, faisant partie de luniversit, nous sommes du mme coup associs au processus de formation de lesprit /zugleich in den Prozess der Bildung des Geistes einbezogen sind/ ? Et cette histoire de lesprit est-elle seulement un vnement allemand ou bien vnement occidental et, de plus europen /ist sie nur als deutsche oder als ein abendlndisches und weiterhin europisches Geschehen/ ? Ou bien devons-nous encore largir le cercle de ce en quoi nous nous trouvons /Oder sollen wir den Kreis dessen, worin wir stehen, noch weiter ziehen/ ? 40

    Tout nous renvoie au fait que nous possdons le pouvoir, quil ne dpend que de nous , que nous sommes les seuls dcider, cest--dire que nous sommes nous , condition dtre ceux qui dcident, condition

    40 M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la mtaphysique. Monde-fi nitude-solitude., p. 111. Die Grundbegriff e der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit., Band 29/30, S. 103-104.

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    que nous demandions : devons nous largir encore le cercle o nous nous trouvons. Tracer des frontires, ou dessiner le cercle /der Kreis/41, reprsente lactivit qui assure le fondement des dcisions par lesquelles le nous cesse dexister en tant que nous pour devenir une chose commune /die gemeinsame Sache/. Cest le moment o dans la chose commune, nous sentrelace publiquement avec ladversaire. A partir de linstant o le nous va avec lautre /Gegner/ la rencontre du mme projet, il sgare lintrieur de cette chose commune, et il cesse de se demander si nous devons encore largir le cercle de ce en quoi nous nous trouvons /Oder sollen wir den Kreis dessen, worin wir stehen, noch weiter ziehen/. partir de ce moment, la fi n que vise Heidegger est atteinte.

    Il y a deux barrires infranchissables sur ce chemin, deux obstacles laccomplissement de la fi n. Nous les montrerons immdiatement et ensuite nous les dcrirons en nous servant de quelques prmisses et de quelques indicateurs de Heidegger.

    Deux obstacles sopposent la ralisation de cette chose commune et donc renforcent le contraire. Ce qui est immanent la chose commune, cest lattaque sur ladversaire et ensuite, probablement, sa destruction. Lorsque nous parlons de deux obstacles, nous pensons ceux que les textes de Heidegger indiquent au moment o il les nie ou les supprime. Ou tout simplement lorsquil ne parle pas deux. Mais ce nest pas Heidegger (de mme Schmitt ou peut tre mme Kelsen, si nous croyons Heller), qui empche la guerre ou mme incite la guerre, quelquun en relation avec les guerres prcdentes et les guerres venir. Heidegger est ici lhritier, ou mme le mercenaire de nimporte quelle guerre possible ou future. De la dernire guerre. Ce qui est en question - nous renverserons, en paraphrasant Heidegger cest la Weltanschaunung de Heidegger 42, toujours contradictoire.

    Ce qui est en question, cest dune part la promotion du souverain, le seul qui questionne, dtermine la dcision, commande distance, traduit, dirige, annonce, conseille, diagnostique, parle de la maladie et du mdicament, et, dautre part, labsence chronique dune interrogation sur autrui, sur lennemi, et par suite labsence de toute rfl exion sur les dcisions de lennemi. Il sagit de deux obstacles fi ctifs, par suite de leur sparation fi ctive et de leur diff rence, mais aussi des

    41 En cela consiste lessence de la souverainet du sujet ou de la souverainet de nous , de mme pour la souverainet de philosophe qui trs souvent tourne en rond, qui encercle et tournoie... Heidegger parle beaucoup au cours de ce sminaire du cercle. En 1945, Heidegger rpte souvent la dfi nition de ce quest le sujet et la subjectivit : Subjektivitt : Humanitt, Nationalitt, Bestia-litt, Brutalitt. M. Heidegger, FeldwegGesprche (1944/45), Band 77, 1995, S. 242. 42 La Weltanschaunung de Hlderlin /Hlderlins Weltanschaunung/, M. Heidegger, Hymnen Ger-manien und Der Rhein , Band 39, S. 17; Les hymnes de Hlderlin: La Germanie et le Rhin, p. 30.

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    consquences de ce dsquilibre et de cette non-reciprocit entre les deux , toujours terribles et incontestables. Le souverain-philosophe dirige fi ctivement le Grand (le grand corps de monstre, le corps dun grand politique ou dun grand criminel (Benjamin)), lui ajoute de la force ou le prive de force en lui enlevant, en mme temps, le statut de lautre (du souverain)43. Cest uniquement la totale incertitude de lautre (cest seulement ladversaire sans statut (sans Gestalt), lobjet continuel de notre illusion, qui amnera le danger) qui rend au souverain sa lgitimit. Uniquement fl ottant et introuvable, lautre, cest--dire ladversaire - encore une fois /noch nicht einmal/ Heidegger ne le reconnat pas en tant que forme dignorance et de dangerosit du souverain, apporte le corps (la souverainet) au Grand (souverain) et ainsi parachve la souverainet du souverain. La chose commune avec celui qui nexiste pas nest que le discours ou le projet du souverain sur ce qui le surpasse, le projet du Grand ou du Suprme. Le pouvoir que le souverain possde de dire lautre, de saccaparer le discours de lautre, de parler au nom de lautre nettement plus grand que lui, de son propre corps, de sa propre souverainet, de son wir , de son peuple ou de son Etat, est d sa machination (celle du souverain) pour ne pas reconnatre lautre et son invitable retour.

    Heidegger. Cadavera Proiecta (grliti le)

    Saetak: Tokom letnjeg semestra 1934 godine (Logik, Als die Frage nach dem Wesen des Sprache), Heidegger objanjava da oni koji veruju da mogu da unesu revolucionarnu promenu na univerzitet uistinu samo pokuavaju da ouvaju jedan le /in Wahrheit eine Leiche konservieren/. Ova vizija ukruenog tela univerziteta, univerziteta kao lea, smrada koji dolazi sa univerziteta, imala bi za cilj pre svega mobilizaciju studenata i suprotstavljanje konzervatorima i uvarima onoga to je u raspadanju. itajui ovaj Heideggerov odlomak i dalje nije jasno da li su oni deo nas samih, da li smo mi takodje zajedno sa njima deo toga lea i ta nas uopte razlikuje od njih. Umesto da reformiu, da preobrate, da probude i pokrenu, konzervatori tite, ili mi titimo ono to je odavno ve mrtvo. Kljune rei: univerzitet, M. Heidegger, le, revolucija, projekat, neprijatelj, veliko

    43 Deux obstacles, spars en apparence seulement, conditionns lun par lautre, reprsentent en mme temps le dsquilibre fondamental lintrieur des textes philosophiques. Le sujet exclut lautre. Cette disposition de lexclusion est dune faon avre la condition de lexistence du texte (du plan ou du projet).