Hayek: la constitution de la liberté

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La Constitution de la liberté Friedrich A. Hayek traduit de l’anglais par Raoul Audouin et Jacques Garello avec la collaboration de Guy Millière avant-propos Jacques Garello préface Philippe Némo L’objet de notre recherche n’est pas ce qui est parfait : nous savons bien que rien de tel n’existe parmi les hommes. Ce que nous cherchons est la Constitution humaine qui présente les inconvénients les plus minimes, ou les plus véniels. – Algernon SIDNEY.

Transcript of Hayek: la constitution de la liberté

  • La Constitution de la libertFriedrich A. Hayek

    traduit de langlais parRaoul Audouin et Jacques Garello avec la collaboration de Guy Millire

    avant-propos Jacques Garelloprface Philippe Nmo

    Lobjet de notre recherche nest pas ce qui est parfait : nous savons bien que rien detel nexiste parmi les hommes. Ce que nous cherchons est la Constitution humaine quiprsente les inconvnients les plus minimes, ou les plus vniels. Algernon SIDNEY.

  • La citation place en exergue du livre est tire de Algernon Sydney, Discourses concerning Government, Londres, 1698, p. 142,Works, nouvelle dition, Londres, 1772, p. 151.

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    la civilisation inconnue qui se dveloppe en Amrique.

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    Avant-propos de Jacques Garello

    Voici enfin La Constitution de la libert la porte du lecteur franais. Il aura fallu attendre trente-cinq ans cette traduction.

    Ce dlai est incomprhensible, quand on sait dabord quil sagit dune des uvres matresses deFriedrich Hayek (comme le rappelle Philippe Nemo dans sa prface), et quand on comprend ensuite salecture que ce livre est le plus ncessaire, le plus complet, le plus concret que puissent trouver encoreaujourdhui les partisans de la libert.

    Le plus ncessaire car il rpond ces maux du XXe sicle finissant : lignorance, le doute, voire lempris des valeurs sur lesquelles est fonde la socit occidentale et parmi ces valeurs, la valeur qui lescontient toutes en ce domaine, la libert.

    Dans ce monde dstabilis (et heureusement dstabilis) par leffondrement du monde et de lapense marxiste, la libert et ses valeurs conjointes sont-elles comprises ou admises ? La question se posenon seulement aux peuples en qute dun aprs communisme , quils soient dEurope ou dAmriquelatine, dAfrique ou dAsie, mais aussi ceux dont on dit quils vivent dans un monde libre , mais nenperoivent plus les bases ni les avantages. Les uns et les autres, sils ne lisaient Hayek, seraient promis auxillusions du tiers systme ou au pragmatisme destructeur de toute rfrence morale ou spirituelle, cest--dire destructeur de lhomme.

    Sans prtendre lexhaustivit (Hayek, avec son humilit proverbiale, a bien insist sur ce pointdans son introduction), ce livre apporte une rponse complte aux interrogations majeures de notre temps.Lconomiste ne suffit pas expliquer les racines et les exigences de la libert ; il lui faut aussi le secours duphilosophe, de lhistorien, du juriste, de lanthropologue, voire du psychologue. Hayek avait tous ces talents,toutes ces connaissances en mme temps : voil qui lui permet dviter au lecteur les lourdeurs et les limitesintellectuelles de lconomisme. Ceux qui lignoraient (mais ils sont sans doute rares) dcouvriront sanspeine que la libert ne se confond ni avec lefficacit, ni avec lgalit ou lquilibre : elle ne se mesurepas au rsultat, elle procde dune conception de lhomme.

    Le plus ncessaire, le plus complet, ce livre est aussi le plus concret, Hayek nous en prvient ds ledbut. Bien quil appuie ses rflexions et ses dmonstrations sur des connaissances scientifiques, il nepropose pas ici une analyse scientifique de la constitution de la libert . Le caractre pluridisciplinaire dusujet rendrait dailleurs lentreprise dangereuse, voire prtentieuse (et Hayek a horreur de la prtention).Mais le propos dHayek est avant tout de rendre intelligible ses contemporains les raisons de la libert (sonouvrage se veut rationnel et y russit), mais tout aussi bien les perspectives et les exigences de la libert. Quese passe-t-il quand on scarte des vertus personnelles et des principes gnraux qui fondent une socit delibert ? Voil comment Hayek nous permet de rflchir des questions aussi concrtes que lducation desenfants, les ingalits sociales, le march du travail et les syndicats, la scurit sociale, la fiscalit,lagriculture, le logement et lurbanisme. Dans tous ces domaines, la plupart des pays occidentaux, qui serfrent en thorie lconomie de march , ont adopt en pratique les solutions de ltat-providence :erreur fatale, erreur paye de la perte de la libert. Par contraste, combien les formules librales seraientbienfaisantes parce quelles respectent la libert des choix personnels et des changes rgls ?

    Hayek se dfend de vouloir proposer un programme politique, mais toutes ses rflexions etsuggestions sont assez concrtes et prcises pour inspirer un vritable bouleversement des murs politiques,sociales, conomiques et juridiques.

    Le hasard du calendrier fait que cette traduction paratra en mme temps que se tiendra Cannes leCongrs mondial de la Socit du Mont Plerin fonde par Hayek en 1947 avec quelques intellectuelslibraux (dont des Franais comme Jacques Rueff, Louis Rougier, Daniel Villey et Gaston Leduc). CetteSocit na pas donn moins que huit Prix Nobel dont son fondateur. Elle retient chaque anne un thme dedbat scientifique et pour 1994, elle a choisi : Lhritage de F. A. Hayek . Les travaux prparatoires fontapparatre qu lexception de Marx et Keynes, aucun penseur naura jou un rle aussi dterminant dans lemonde intellectuel (ce qui est assez normal), mais aussi dans le monde politique. Aujourdhui, si le mondeentier en vient aux ides de la libert, en dpit des rmanences du socialisme, cest en grande partie grceaux uvres de Hayek, mais plus prcisment encore La constitution de la libert, parce que ici Hayekparvient dcliner la libert au quotidien. La libert nest pas seulement une valeur de rfrence, elle estaussi un guide de laction humaine.

    Aprs tout, cest peut-tre le hasard qui a retard cette dition en franais et qui donne aux lecteursfranais le livre quils attendaient au moment le plus opportun. Ce pays, comme tant dautres pays

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    francophones, nest-il pas la recherche de l aprs socialisme ?Mieux vaut tard que jamais. Je dois indiquer que Raoul Audouin et Guy Millire ont t les artisans

    acharns de ce projet ddition franaise. Le premier, traducteur de toutes les uvres de Hayek (et dautresgrands libraux comme Mises ou Kristol) a apport la prcision et la rigueur dun familier de lauteur et desa pense ; cest son talent et son obstination qui ont vaincu bien des obstacles. Guy Millire, tout encontribuant la mise au point du texte, a pris avec courage les risques de lentrepreneur. Il la fait parconviction bien plus que par intrt. Mais vous pouvez le rassurer : ce livre sera un succs commercial.

    Je nai gure apport de mon ct que ma foi et mon enthousiasme de promoteur de la penselibrale en France. Mon rle de traducteur a t dadapter au lecteur franais un style qui lui tait au dparttranger. Cette adaptation sera juge trop libre par les puristes qui connaissent louvrage en anglais. Jaiessay dcrire comme si Hayek avait crit en franais, ce qui est assez stupide puisque lui-mme indiquequil pense, parle et crit comme un Autrichien venu en Angleterre et imprgn de culture amricaine. Maisle lecteur me pardonnera peut-tre sil a conscience davoir accs sans gne excessive lun des messagesles plus profonds, lun des discours les plus actuels de la pense librale de tous les temps.

    Laissez vous guider dans le monde de Hayek. Prenez un bain de jouvence intellectuelle. Hayek nousfait renatre en libert.

    Aix-en-Provence, 30 juillet 1994.

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    Prface

    Lobjectif de ce livre est expos dans lintroduction, et les principales dettes sont nonces dans lesparagraphes qui prcdent les notes finales. Il ne me reste ici qu prsenter une observation prliminaire et exprimer un regret.

    Le prsent livre ne porte pas principalement sur ce que nous enseigne la science. Je naurais, biensr, pu lcrire si je navais consacr la majeure partie de ma vie ltude de lconomie, et entrepris plusrcemment de me familiariser avec les conclusions de plusieurs autres sciences sociales ; mais je ne meproccupe pas seulement des faits, ni ne me cantonne dans les jugements de causalit. Mon but est de dcrireun idal, de montrer comment on peut le raliser, et dexpliquer ce que sa concrtisation signifierait enpratique. Pour cela, le dbat scientifique est un moyen, non une fin. Je crois avoir fait honntement usage dece que je sais du monde o nous vivons. Le lecteur aura dcider sil souhaite adhrer aux valeurs au servicedesquelles jai employ ce savoir.

    Mon regret concerne ltat dans lequel jai dcid de soumettre au lecteur le rsultat de mes efforts.Sans doute est-il invitable que, plus la tche est ambitieuse, moins lexcution soit adquate. Lorsquontraite dun sujet aussi vaste que celui abord ici, leffort pour rendre ce quon crit aussi bon que possible nesemble jamais suffisant tant quon est en possession de ses moyens. Je dcouvrirai bientt sans aucun douteque jaurais du dire ceci ou cela mieux que je ne lai fait, et que jai commis des erreurs que jaurais pucorriger moi-mme si javais prolong un peu mon travail. Le respect d lecteur exige, cest certain, quonlui prsente un produit passablement achev. Mais je ne suis pas sr quil faille attendre jusqu ne pluspouvoir apporter damlioration.

    fortiori, lorsque les problmes sont de ceux qui occupent de nombreux chercheurs, ce serait, mesemble-t-il, exagrer sa propre importance que de retarder une publication jusqu ce quon soit convaincude ne pouvoir corriger quoi que ce soit. Si on a fait progresser lanalyse, comme je crois y tre parvenu, denouveaux efforts risquent de navoir quun rendement dcroissant. Dautres que moi seront sans doute mieuxplacs pour ajouter de nouvelles pierres ldifice auquel jai voulu contribuer. Je dirai simplement que jaitravaill ce livre jusquau point o je nai plus vu comment prsenter plus brivement mon argumentessentiel.

    Peut-tre convient-il dinformer le lecteur de ceci : bien que jaie rdig ce livre aux tats-Unis, oje rside depuis prs de dix ans, je ne puis prtendre crire comme un Amricain. Mon esprit a t form parune jeunesse passe dans mon Autriche natale et par deux dcennies de mon ge mr vcues en Grande-Bretagne, pays dont je suis devenu et reste citoyen. Savoir cela mon sujet peut aider le lecteur, car le livreest dans une large mesure un produit de cet arrire-plan.

    F. A. HAYEK,Chicago, 8 mai 1959

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    Prface de Philippe Nemo

    Luvre de Hayek comporte deux sommets : La constitution de la libert (1960) et Droit, lgislationet libert (1973, 1976, 1979). Mis bout bout, ils peuvent tre considrs comme un seul grand ouvrageexposant la doctrine haykienne sous sa forme acheve.

    Les ides de Hayek avaient t dabord labores dans des articles disperss abordant des sujetsapparemment fort disparates, conomie, politique, droit, histoire du droit, histoire des ides, pistmologie,psychologie cognitive, thorie de lvolution culturelle1

    Proccup par lvolution des dmocraties librales, qui venaient de triompher du nazisme, vers unsocialisme radical susceptible daboutir aux mmes consquences totalitaires, Hayek avait en effet prouvle besoin de donner sans attendre une reprsentation suffisamment gnrale de ce que sont respectivementune socit totalitaire et une socit de libert. Cette reprsentation permettrait de saisir lhomologieprofonde des rgimes antidmocratiques et antilibraux, mme sils offrent, sous les figures du fascisme etdu socialisme, des apparences opposes. Cette tentative navait pu cependant cette date aller tout fait aufond des choses, des pans entiers de la thorie haykienne tant encore sur le chantier, comme le conceptdordre spontan de socit, celui de cyberntique du droit et des prix, la psychologie cognitive, la thorie dumtaconscient ou les recherches historiques de tous ordres (histoire du droit, des institutions politiques, de laphilosophie) que Hayek allait mener un peu plus tard. Or, ces thories et ces recherches seules luipermettraient dtablir une vision vraiment scientifique de ce que sont les tats de droit de lEuropenouvelle, et de la nouveaut et de la spcificit absolue quils constituent dans lhistoire des socitshumaines.

    lextrme fin de la carrire intellectuelle de Hayek, une ultime synthse, La prsomption fatale(1988)2, verra encore le jour. Mais de ce livre, qui par ailleurs avance des ides de premire importance surlvolution culturelle, Hayek dit lui-mme quil a t conu comme un ouvrage de vulgarisation. Il est, defait, largement en retrait sur les deux synthses prcdentes quant la prcision du travail de mise en ordrethorique.

    De sorte que le dernier mot de Hayek comme auteur dune reprsentation synthtique du systmesocial est bien contenu dans le diptyque La constitution de la libert/Droit lgislation et libert. Aujourdhui,avec la traduction du premier volet, venant complter celle que Raoul Audouin avait ralise du second dsle dbut des annes 803, le public franais dispose enfin dune vue complte, architectonique, de la pense dugrand philosophe social de ce sicle.

    Le titre pose lui seul un curieux problme. Pour les modernes, le mot constitution a un sensprcis : il sagit de la loi fondamentale de ltat, explicite sinon toujours crite, qui assigne chacun deslments de lorganisation tatique sa place et son rle et qui prcise, gnralement dans un prambule ou une dclaration des droits de lhomme liminaire, les limites des pouvoirs de cet appareil et les grandesfinalits de son action. La constitution de la libert pourrait donc tre un expos des principesconstitutionnels convenant spcifiquement une socit libre.

    Or, si le livre a en partie ce propos4, son objet est beaucoup plus vaste. Si le titre lui convientparfaitement malgr tout, cest que le mot constitution y est pris en une acception antrieure de plusieurssicles lmergence du droit constitutionnel proprement dit. Hayek rvle quil transcrit lexpressionconstitutio libertatis par laquelle Henry Bracton, ce juriste anglais du XIIIe sicle (dont on ne sait, au reste,sil a vraiment exist ; des crits libraux nous ont en tous cas t transmis sous ce patronyme), qualifiala Grande Charte de Jean Sans Terre de 1215. Lexpression constitution de la libert voudrait donc dire,conformment au sens du mot constitutio en latin, quelque chose comme la complexion, lorganisation,lessence de la libert, la fois ce quelle est en son fond et son modus operandi.

    Hayek reprend en anglais la formule de Bracton en pleine conscience, naturellement, de la portegnrale et de la richesse de son sens. La constitution de la libert sera une tude gnrale de ce quest lalibert et de lensemble des relations sociales au sein desquelles elle peut spanouir : les relations politiquescertes, mais tout autant les relations morales, juridiques, conomiques et les nuds complexes que les unes et

    1 La plupart de ces articles ont t publis en recueils (Individualism and Economic Order ; The Counter-Revolution of Science,Studies in Philosophy, Politics and Economies, New Studies).

    2 Traduction franaise, PUF, coll. Libre change , 1993.3 Droit, lgislation et libert, 3 volumes, PUF, coll. Libre change , 1980,1981, 1983.4 Cf. en particulier le chapitre 12 concernant le constitutionnalisme amricain o la Constitution amricaine est dite une

    constitution de libert .

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    les autres forment au sein des socits industrielles modernes caractrises par linflation de ltat-Providence . En fait, comme Hayek le dit lui-mme, il ne sagit de rien de moins que dune philosophie de la libert, si philosophie est le mot juste pour dsigner le champ o se rencontrent la thorie politique,lthique et lanthropologie . Nous sommes loin, on le voit, du droit constitutionnel au sens troit du terme.

    Un deuxime problme est celui du plan. La constitution de la libert est organis selon un planencore heuristique o continue de se reflter dans une certaine mesure la dmarche de la dcouverte et ladialectique de la controverse.

    Pouvait-il en tre autrement ? Pour exposer une doctrine de faon linaire, en partant des lments eten construisant une une les thses sans redites ni hiatus, il faut possder ds le dpart la science acheve.On ne dtermine coup sr la par o commencer que lorsquon a dj pleinement en vue lensemble destapes parcourir et l vers quoi lon entend guider finalement le lecteur. Or cet , en ce qui concerne laphilosophie haykienne, ne sera tout fait atteint quavec Droit lgislation et libert (rappelons quunequinzaine dannes sparent La constitution de la libert de Droit lgislation et libert, et que la quasi-totalitdes si importants essais recueillis dans les Studies et la totalit de ceux des New Studies datent de cettepriode intermdiaire). Peut-tre sil eut achev toutes ses dcouvertes un ge moins avanc, Hayek eut-ileu le temps de composer un troisime ouvrage qui eut repris les dmonstrations de La constitution de lalibert et Droit, lgislation et libert en une unique somme qui eut t luvre de Hayek ce quelEncyclopdie est celle de Hegel. Des regrets cet gard sont sans doute superflus : une prsentation tropaxiomatique aurait peut-tre terni le brillant et affaibli la richesse de lensemble que Hayek nous a laiss(comme cest prcisment le cas, soit dit en passant, pour lEncyclopdie de Hegel, si sche par rapport ses ouvrages antrieurs plus analytiques).

    Tels quels en effet, les deux ouvrages se compltent admirablement. Droit lgislation et libert estune reprsentation vraiment synthtique : on y trouve toutes les ides de Hayek exposes dans un ordrelogique quasi linaire allant des lments aux thories les plus construites, faisant donc ressortir la forceexplicative extraordinaire de la grille thorique propose (ainsi cest par ce livre, bien quil soit postrieur,quil faut recommander de commencer toute lecture srieuse de Hayek). En contrepartie, les analyses quifondent chacun des points cls de la doctrine ny sont que rappeles, parfois brivement rsumes, puisquelauteur considre quil les a dj solidement tablies ailleurs. La valeur de La constitution de la libert tientplus la substance des chapitres qu leur organisation. On y lira des analyses plus dveloppes et plusminutieuses. Cest dans ce livre que se trouvent certaines versions princeps des thses haykiennes, les pagesqui en sont la dmonstration scientifique originale, pages admirables de densit, de brillant et dintelligenceanalytique (je pense en particulier aux chapitres sur la coercition, sur lducation), et aussi dblouissanterudition (toute la partie centrale sur lhistoire de la rule of law). Il reste que La constitution de la libert estun livre assez bizarrement construit, dont lordre na rien de ncessaire, qui commence par o il aurait pufinir et rciproquement, et dont la troisime partie se situe sur un plan assez nettement diffrent des deuxpremires.

    Jaimerais voquer parmi toutes les richesses de La constitution de la libert, un point thoriqueparticulirement fort quHayek na nulle part dvelopp mieux que dans cet ouvrage. Hayek tablit de faonmagnifique, et probablement dfinitive tant donn la nettet atteinte, la thse centrale de la tradition dela rule of law, que Locke avait formule pour lessentiel mais de faon encore largement embryonnaire : loiet libert sappellent ncessairement lune lautre.

    Voici le principe de la dmonstration. La libert telle qutudie dans la thorie politique nest pas unpouvoir de faire en gnral. La notion de libert ne concerne pas les rapports de lhomme avec la nature,mais les rapports des hommes entre eux.

    Si lon appelle coercition la soumission force dun homme la volont arbitraire dun autre, lalibert se dfinira comme le contraire de la coercition, donc comme le fait de ntre pas soumis la volontarbitraire dautrui. Cependant, dans une socit o les actions des uns et des autres se croisent et risquent chaque instant dentrer en conflit, il ne peut y avoir de paix et de coopration efficace que si chacunsabstient de certains types de conduite. La loi dlimite cette prohibition (elle peut le faire parce quelle est lefruit dune longue tradition qui, par essai et erreur, a fini par identifier les types daction qui se rvlentnuisibles sur le long terme lordre social). Canaliss par les prohibitions de la loi, les pouvoirs dagir ducitoyen ne sont donc pas infinis : il ne peut faire tout ce quil veut .

    Mais, si elle limite ainsi ses pouvoirs, la loi ralise ce miracle de le faire sans limiter sa libert. Laloi oppose en effet aux pouvoirs une rgle gnrale, non une volont arbitraire. Elle nest donc pas unecoercition, mme si elle est une contrainte. Elle sapparente en ce sens aux autres contraintes de lactionhumaine comme les lois de la nature qui, parce que totalement neutres par rapport aux volonts et capriceshumains ne sont pas ressenties comme un asservissement. Mais nous avons dit que seule la coercition limite

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    la libert, la loi ne limite donc pas la libert.En dautres termes, la performance que russit ltat de rule of law nest pas de limiter la coercition

    tatique au minimum ncessaire pour maintenir lordre, ce qui serait une indtermination thorique. Ilparvient supprimer totalement la coercition. La libert, dans ltat de droit, est un absolu.

    Il existe, certes, un nombre incompressible de dlinquants dont les citoyens ne, peuvent se dfendrequen confiant ltat certains pouvoirs coercitifs ? et en ce sens la coercition nest pas entirement liminede ltat de droit. Mais cela ne veut pas dire que tout citoyen aurait subir un certain quantum rsiduel decoercition. Car, l o la loi existe, et si du moins elle possde bien tous les attributs que la tradition juridiqueanglaise a identifis un un publicit, gnralit, galit pour tous, non-rtroactivit, certitude,stabilit elle procure chacun une connaissance de ce qui lui est permis et interdit de faire, et donc ellelui permet, pourvu quil se comporte comme un tre rationnel, de ne jamais se mettre dans une situation o ilsavait quil serait expos la coercition de ltat. Elle lui donne ainsi le moyen dviter coup sr, dans tousles cas la coercition, donc dtre entirement libre5.

    Certaines consquences morales majeures dcoulent de cette situation juridico-politique. Dire que lacoercition est totalement limine de ltat de droit et que personne ne peut y tre soumis la volontarbitraire dautrui, cela revient dire que personne ny est un simple moyen des fins dautrui, et la doctrinede la rule of law peut sarticuler en ce point avec la morale kantienne : ltat de droit devient un rgne desfins .

    Hayek en est conscient, qui cite la formule de Kant : agis de telle manire que tu traiteslhumanit, soit dans ta propre personne, soit dans celle dautrui, toujours comme une fin et jamais seulementcomme un moyen . Cest , commente-t-il, une autre manire de dire que la coercition doit tre vite (p. 450-51)6.

    Ltat de droit fait de la personne humaine un absolu. Il fait basculer dfinitivement la socitoccidentale moderne aux antipodes de toute socit tribale, holiste, base sur le sacrifice de lindividu auprofit du groupe que ce sacrifice prenne la figure de lexclusion dun bouc missaire intrieur ou extrieur,ou celle de lesclavage, ou encore du despotisme. Or la condamnation formelle de lanantissement delindividu par la morale kantienne relve du fond indniablement chrtien de cette morale. Ren Girard abien montr de son ct que le christianisme, et plus gnralement les religions bibliques, sontessentiellement un refus du sacrifice et aboutissent au renversement de la logique socitale des religionssacrificielles. En ce sens, ltat de droit de lEurope moderne aurait rellement pour origine la rvlationbiblique, mme sil a fallu prs de deux millnaires, et quelques autres boutures, pour que le germeparvienne closion. Nous mettrions donc enfin la main, en ce point, sur un principe darticulation entrechristianisme et dmocratie librale jentends un point darticulation solide, thorique (car, au plan dusentiment, tout et son contraire a t dit).

    Il faut comprendre que ce qui constitue pour Hayek un rgne des fins est la socit mme fondesur le droit, cest--dire la socit de libre contrat et de libre-change, la socit marchande . Horribiledictu Que le march en tant que tel quon a si longtemps prsent, droite comme gauche, commelexploitation de lhomme par lhomme puisse tre quelque chose comme un rgne des fins kantienapparatra pour beaucoup un paradoxe, et mme une provocation.

    Hayek soutient cette thse, pourtant, et il faut bien comprendre en quel sens. Ce nest passimplement que, dans une socit o lchange et la coopration entre les hommes sont libres et volontaires,tous les rapports humains sont gaux et rciproques, chacun utilisant les services des autres autant que lesautres utilisent les siens. Cette rciprocit vaut certes mieux que loppression dune classe par une autre,mais elle ferait de la socit de march bien plus un rgne des moyens quun rgne des fins, et cetteinstrumentalisation universelle de lhumain justifierait assurment la dprciation morale dont le march estcommunment lobjet. Ce que veut dire Hayek, cest exactement le contraire ; cest que tous les agents dunesocit de libre-change sont rellement des fins en soi.

    La socit de droit, en effet, comme grande socit ou socit ouverte excdant le cercle dessocits archaques ou traditionnelles de face face est caractrise, pour Hayek, par une extrmedivision du travail et du savoir. Dans une telle situation, si autrui peut tre un moyen pour mes fins, cestquil sait produire des biens et des services que je ne sais pas moi-mme produire. Or, il ne sait les produire

    5 On voit ainsi que, pour la tradition de la rule of law, la loi est essentiellement un guide intellectuel. Sa teneur et sa valeur sontdordre cognitif cest lintelligence et la raison de lhomme quon sadresse. En ceci, la tradition de la rule of law se dmarqueradicalement de la tradition absolutiste et hobbesienne pour qui la loi est une force et touche lhomme soit par laction physique,soit par le sentiment des passions (comme la crainte).

    6 Hayek dit ailleurs que le clbre impratif catgorique [de Kant], la rgle selon laquelle on devrait toujours agir selon unemaxime telle que lon puisse en mme temps vouloir quelle devienne une loi universelle, est en fait une extension au domainegnral de lthique de lide fondamentale de la rule of law . Kant la emprunte Hume.

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    que parce quil a explor le rel dans des directions que je nai pas moi-mme explor ce quil a fait parcequil a pu poursuivre des fins diffrentes des miennes, parce quil a t libre comme dit Hayek dans uneformule quil a comment de nombreuses fois dutiliser ses propres connaissances pour poursuivre sespropres buts .

    Hayek ouvre linfini cette diffrence inter-subjective, quil pense en termes pistmologiques. Lesfins dautrui sont en vrit incommensurables aux miennes, elles ne peuvent sagrger elles dans unehirarchie de moyens et de fins, dans une vision du monde intellectuellement cohrente. Non seulementje ne comprends pas pourquoi autrui fait ce quil fait mais, bien souvent sil me donnait ses raisons, je nepourrais que les dsapprouver, parce quelles me paratraient selon le cas, absurdes, dangereuses oumalicieuses. Il ne me reste donc plus qu laisser tre autrui, respecter son secret et son mystre.

    Cependant, les fins dautrui nen sont pas moins cohrentes avec mes propres fins en ce sens trsparticulier que cest seulement si autrui est libre de les poursuivre quil sera en mesure de me fournir lesmoyens datteindre mes propres fins !7. La cohrence qui nest pas dans la pense se retrouve ainsi dans laralit sociale.

    En dfinitive, autrui ne sera pour moi un moyen que si je le considre comme une fin en soi , untre autonome, absolument libre de son projet dtre et du choix de ses finalits, libre de sa rserve et de sonsecret ontologique essentiel. La formule kantienne sapplique alors exactement la socit de march :lagent catallactique est cens y agir de telle manire quil traite lhumanit soit dans sa propre personne, soitdans celle dautrui, toujours comme une fin et jamais seulement comme un moyen. On peut mme aller plusloin et dire que, dune certaine faon, chacun y fait rellement siennes les. fins de tout le monde puisquecest son intrt bien compris. La socit de droit et de march, bien que pluraliste, peut tre, en ce sens,communautaire : elle est pluraliste en ce que chacun poursuit ses fins propres, communautaire en ce quechacun approuve ce comportement autonome des autres. Le droit et le march sont un authentique lien social(comme le montre lexemple des socits anglo-saxonnes et de lEurope du Nord, plus rconcilies etchaleureuses que tant de nos socits latines o domine le discours du prtendu intrt gnral ).

    Il ne faut pas pousser trop loin sans doute le rapprochement entre Hayek et Kant (Hayek ne fait quelesquisser) ; le rgne des fins kantien comporte dautres aspects absents de la pense de Hayek. Sil fautpour Kant que je respecte autrui et que je fasse miennes ses fins, ce nest pas seulement au sens de lintrtpersonnel bien compris. Je dois rellement midentifier autrui au sens o je dois servir ses fins, o je doisporter sa croix ventuellement jusqu ma propre mort au sens donc de ce sacrifice volontaire questlamour. Cet esprit est absent de la pense haykienne, peu soucieuse dapprofondir le mystre de la charitchrtienne, et qui met laccent au contraire sur lindpendance irrductible des univers spirituels desindividus (et sur la plus grande richesse que cette non-fusion constitue pour la socit considre comme untout). Dautre part, le rgne des fins kantien est une sorte de cit de Dieu ou de royaume des cieux :ce nest pas la communaut des hommes empiriques, mais celle d tres rationnels , de personnestranscendantes, de noumnes entirement affranchis de lordre de la causalit naturelle. Ce dualisme radicalest videmment absent, lui aussi, de la pense haykienne, ontologiquement moniste (et attentive, aucontraire, reprer tous les rseaux de causalit o est prise laction humaine).

    On nen peut pas moins soutenir que ltat de droit haykien et le rgne des fins kantien sont lesdeux aspects, lun extrieur, lautre intrieur, dune mme logique des relations humaines.

    Pointe Noire, Avril 1994

    7 Paradoxe que Hayek, dans Droit, lgislation et libert, mettra sous la forme suivante : un dictateur qui arriverait rduire tous leshommes au statut de moyens de fins que ce dictateur dfinirait seul, serait bientt priv des moyens mme quil rvait de mettreen uvre pour les atteindre, parce quil serait priv dune connaissance qui ne saurait tre atteinte que si les autres avaient tlibres dexplorer le rel dans la direction queux jugeaient fconde. Dans son propre intrt, le dictateur doit donc renoncer ladictature. La position du dictateur et Hayek entend par l, en ralit, le socialisme est auto-contradictoire ; elle est un non-sens pistmologique.

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    Introduction

    Quelle est la route qui nous a conduits notre position prsente, quelle a t la formede gouvernement sous laquelle sest dveloppe notre grandeur, de quelles habitudes

    nationales a-t-elle surgi ?Si nous regardons les lois, elles assurent tous gale justice dans leurs litiges

    privsLa libert dont nous jouissons dans notre gouvernement stend aussi notre vie

    ordinaire Mais toute cette aisance dans nos relations prives ne nous laisse pas sansloi en tant que citoyens. Contre cela, notre principale sauvegarde est la peur, qui nousenseigne lobissance aux magistrats et aux lois, en particulier pour ce qui concerne laprotection des personnes lses, que ces lois figurent effectivement dans la lgislation

    ou quelles fassent partie de ce code encore non crit qui ne peut tre enfreint sansquon se sente dshonor. Pricls

    Pour conserver leur emprise sur lesprit des hommes, les vrits anciennes doivent tre reformulesdans le langage et les concepts des gnrations successives. Ce qui, un certain moment, constitue leurexpression adquate, subit une usure telle qu la longue la signification prcise se perd. Les ides ainsiprsentes peuvent garder leur validit, mais les mots ne communiquent plus une conviction intacte, mme siles problmes voqus restent actuels ; les arguments ne se dveloppent pas dans un contexte qui nous estfamilier, et ils donnent rarement des rponses directes aux questions que nous posons1. Sans doute est-ceinvitable : la dfinition dun idal susceptible dentraner les esprits ne peut tre complte ; elle doit treadapte un climat dopinion donn, tenir pour vrai beaucoup de ce quadmettent les contemporains, etillustrer des principes gnraux renvoyant aux problmes qui les proccupent.

    Un temps trs long sest coul depuis que lidal de libert qui a inspir la civilisation occidentalemoderne, et dont la ralisation partielle lui a valu ses russites, na pas t redfini2. En fait, pendant prsdun sicle, les principes de base sur lesquels cette civilisation fut difie ont t de plus en plus ngligs etoublis. Les hommes ont cherch des ordres sociaux de substitution plus souvent quils nont essaydamliorer leur comprhension ou leur mise en uvre des principes fondamentaux de notre civilisation3.

    Cest seulement depuis que nous nous sommes trouvs confronts un systme compltementdiffrent que nous avons pris conscience davoir perdu toute comprhension claire de nos buts, et de nepossder aucun ensemble de principes solides que nous puissions opposer lidologie dogmatique de nosantagonistes.

    Dans la lutte pour obtenir le soutien moral des peuples du monde, le manque de convictions fermesplace lOccident en position dinfriorit. Lattitude de ses intellectuels influents a longtemps t caractrisepar le scepticisme lgard de ses principes, le dnigrement de ses ralisations et une proccupationexclusive de crer des mondes meilleurs . Ce nest pas un tat desprit dont nous puissions attendre quilnous procure des partisans nouveaux. Si nous voulons lemporter dans la grande bataille des ides dsormaisengage, il nous faut avant toute chose savoir en quoi nous croyons. Il nous faut galement avoir les ides La citation mise en exergue est tire de Oraison funbre de Pricls , telle que rapporte par Thucydide, La Guerre du

    Ploponnse, II 37-39, traduction par R. Crawley, Modern Library d., p. 104.1 Certaines formules passent dans lusage courant parce qu un moment donn elles paraissaient traduire une vrit importante,

    elles continuent tre utilises lorsque la vrit en question est connue de tous, et elles demeurent en usage alors mme que leurrptition frquente et mcanique leur aura enlev toute signification prcise. Elles disparaissent enfin lorsquelles ne suscitentplus aucune rflexion. On ne les redcouvre quaprs quon les a laisses sans emploi pendant une gnration ; on peut alors leurrendre une nouvelle vigueur pour communiquer un message peu prs semblable lancien ; elles parcourent ensuite le mmecycle si elles connaissent le succs.

    2 La dernire tentative denvergure aux fins de reformuler les principes dune socit libre, avec dj dimportantes restrictions, etdans le cadre strict convenant un ouvrage de rfrence acadmique, est The Elements of Politics, Londres, 1891, de H.Sidgwick. Tout admirable quil soit divers gards, ce livre ne reprsente gure ce quon doit tenir pour la tradition libralebritannique ; il est dj fortement entach de lutilitarisme rationaliste qui a conduit au socialisme.

    3 En Angleterre, o la tradition de libert a dur plus longtemps que dans les autres pays europens, cest pourtant ds 1885 quunauteur trs largement lu chez les libraux pouvait dire de ces derniers, la reconstruction de la socit, et non la libration desindividus, est prsent leur plus urgent souci . (E. C. Montague, The Limits of Individual Liberty, Londres, 1885, p. 16).

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    claires sur ce que nous devons sauvegarder pour viter de partir la drive. Il nous faut enfin, dans nosrapports, prsenter de manire explicite notre idal avec les autres peuples. La politique trangre de nosjours tourne largement autour de la question de savoir quelle philosophie politique lemportera, et notresurvie mme pourrait bien dpendre de notre aptitude rallier derrire un idal commun une partsuffisamment importante de la population mondiale.

    Pour mener ce combat, nous nous trouvons dans une situation trs dfavorable. De nombreux paysont emprunt lOccident sa civilisation et adopt ses idaux au moment mme o il commenait douterde lui-mme et avait largement perdu foi dans les traditions qui lavaient fait ce quil est. En cette poque, lesintellectuels Occidentaux avaient dans une forte proportion dj abandonn le culte de la libert, alors quectait elle qui avait permis aux Occidentaux dutiliser pleinement les forces gnratrices de toutecivilisation, et ainsi rendu possible une croissance dune rapidit sans prcdent. En consquence, lesintellectuels de pays moins dvelopps destins servir de pourvoyeurs dides leurs concitoyens ne purentapprendre pendant leurs tudes en Occident la manire dont celui-ci avait difi sa civilisation ; ilsentendirent surtout parler des utopies de systmes alternatifs que sa russite mme avait suscits.

    Ce cours des choses est particulirement tragique. En effet, mme si les croyances qui animent cesdisciples de lOccident peuvent permettre leurs pays de copier plus vite quelques-uns des traits du modleoccidental, ces croyances les empcheront en mme temps dapporter leur contribution propre. Tout ce qui ahistoriquement rsult du dveloppement occidental ne peut pas ou ne devrait pas tre transplant surdautres terrains culturels et, quelle que soit la forme de civilisation qui finira par merger dans les rgionssous influence occidentale, elle prendra plus rapidement ses formes appropries si on la laisse crotre delle-mme que si elle est impose den haut. Sil est vrai, comme on lobjecte souvent, que la conditionncessaire une volution libre lesprit dinitiative individuelle fait souvent dfaut dans ces pays, on doitdire que sans cet esprit nulle civilisation durable ne peut crotre o que ce soit. Dans la mesure o il manqueeffectivement, la premire chose faire est de lveiller, et cela un rgime de libert le fera, pas un systmedembrigadement.

    Pour ce qui concerne lOccident, nous devons esprer quil y existe encore un large accord surcertaines valeurs fondamentales. Mais cet accord a cess dtre explicite, et pour que ces valeurs reprennentvigueur, une reformulation densemble et une complte rejustification sont dune urgente ncessit. Il semblenexister aucun ouvrage qui prsente un expos complet de la philosophie globale sur laquelle puisse reposerune vision librale cohrente aucun ouvrage auquel on puisse se rapporter pour en saisir les idaux. Nousdisposons de rcits historiques nombreux et admirables concernant la croissance des traditions politiquesde lOccident . Ils peuvent certes nous dire que lobjectif de la plupart des penseurs occidentaux a tdtablir une socit o chaque individu, moyennant le minimum de dpendance envers lautoritdiscrtionnaire de ses gouvernants, jouirait des privilges et de la responsabilit de dterminer sa propreconduite dans un cadre pralablement dfini de droits et de devoirs 4. Mais je nen connais aucun quiexplique comment cela permet de rpondre aux problmes concrets de notre temps, ou qui nous dise sur quoirepose la justification ultime de cet objectif.

    Au cours des dernires annes, des efforts mritoires ont t faits pour dissiper les confusions qui ontlongtemps prvalu concernant les principes de la politique conomique dune socit libre. Je nentendsnullement sous-valuer les claircissements apports. Nanmoins, bien que je pense rester essentiellement unconomiste, jen suis venu considrer que les rponses beaucoup de questions sociales pressantes de notrepoque sont trouver en dernire analyse dans la reconnaissance de principes qui dbordent le champ delconomie et de ses techniques, tout comme celui de toute autre discipline prise isolment. Bien que le pointde dpart de mes recherches ait t le souci des problmes dconomie politique, jai fini par me trouver face une tche ambitieuse et peut-tre prsomptueuse : celle de les envisager travers un nouvel expos gnraldes principes de base dune philosophie de la libert.

    Je nprouve pour autant aucun regret de mtre aventur loin du domaine o je puis prtendre lacomptence du dtail technique. Si nous voulons retrouver une conception cohrente de nos buts, destentatives comme celle-ci devraient sans doute tre menes plus souvent. Lune des choses que jai apprisesen travaillant ce livre est que la libert se trouve menace dans plusieurs domaines parce que nous sommestrop enclins laisser la dcision des experts ou accepter sans prcautions leurs opinions concernant desproblmes dont chacun deux ne connat fond quun aspect fragmentaire. tant donn que le thme duconflit entre lconomiste et dautres spcialistes reviendra frquemment dans ce livre, je tiens, cela dit, dclarer explicitement ici que lconomiste ne peut en aucun cas prtendre disposer dun savoir spcial qui lequalifierait pour coordonner les efforts de tous les autres spcialistes. Ce quil peut affirmer est que, saprofession le mettant en prsence des conflits dobjectif courants, elle la rendu plus conscient que dautres

    4 Frederick Watkins, The Political Tradition of the West, Cambridge, Harvard Universtty Press, 1948, p. 10.

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    du fait que nul esprit humain ne peut possder toute la connaissance qui guide les actions au sein dunesocit, et de la ncessit dun mcanisme impersonnel de coordination des efforts individuels qui nedpende daucun jugement individuel. Cest cette rfrence constante aux processus impersonnels de lasocit, dans lesquels est utilise plus de connaissance que nen peut possder un individu ou un groupeorganis dtres humains, qui met les conomistes en constante opposition avec les ambitions dautresspcialistes, lesquels rclament des pouvoirs de direction parce quils considrent que leur savoir particuliernest pas estim sa juste valeur.

    Il est un aspect sous lequel ce livre est la fois plus ambitieux et moins ambitieux que le lecteur nelattend. Le livre ne porte pas principalement sur les problmes dun pays dtermin ou dune certaine phasedes vnements, mais, au moins dans ses premiers chapitres, sattache aux principes qui prtendent unevalidit universelle.

    Lide dcrire ce livre et son plan drivent du constat que ce sont les mmes tendancesintellectuelles qui, sous des noms ou des dguisements divers, ont sap la foi en la libert dans le mondeentier. Si nous voulons contrer efficacement ces tendances, il nous faut comprendre quels lments communssous-tendent toutes leurs manifestations. Nous devons aussi nous rappeler que la tradition de libert nest pasla cration exclusive dun seul pays, et quaucun deux nen dtient le secret lui seul, mme aujourdhui.Mon principal centre dintrt ne rside pas dans les institutions ou politiques particulires des tats-Unis oude la Grande-Bretagne, mais dans les principes que ces pays ont dvelopps sur les fondations laisses parles Grecs de lAntiquit, les Italiens de la Renaissance son dbut et les Hollandais, et auxquels les Franaiset les Allemands ont apport dimportantes contributions. De mme, mon intention nest pas dlaborer unprogramme dtaill de mesures politiques, mais plutt de poser les critres selon lesquels des mesuresdtermines devront tre values quant leur compatibilit avec un rgime de libert. Il serait contraire tout lesprit de cet ouvrage que je me croie comptent pour concevoir un ample programme de mesurespolitiques. Un tel programme doit se dgager de lapplication dune philosophie commune aux problmes dujour.

    Bien que je tienne pour impossible de dcrire un idal de faon adquate sans le mettre constammenten contraste avec dautres, la critique de ceux-ci nest pas mon objectif majeur5. Mon intention est douvrirdes portes pour un dveloppement ultrieur, pas den fermer dautres. Ou pour mieux dire, je souhaiteempcher que dautres portes soient fermes : ce qui arrive invariablement lorsque ltat prend seul lecontrle de certains dveloppements. Jinsisterai sur la tche positive qui consiste amliorer nosinstitutions, et si je ne puis faire mieux que dindiquer des orientations dsirables, je me serai au moinsefforc de travailler davantage signaler les routes suivre qu dbroussailler le terrain.

    En tant quexpos de principes gnraux, le livre doit traiter surtout de questions fondamentales dephilosophie politique, mais il aborde chemin faisant des problmes plus tangibles. De ses trois parties, lapremire se propose de montrer pourquoi nous voulons la libert et ce quelle apporte. Cela implique quelqueexamen des facteurs qui dterminent la croissance de toute civilisation. Dans cette partie, lanalyse doit treessentiellement thorique et philosophique si ce mot est celui qui convient pour voquer le champ o serencontrent la thorie politique, lthique et lanthropologie. La partie suivante tudie les institutions quelhomme occidental a labores pour assurer la libert individuelle. Nous pntrerons ainsi le domaine de latradition juridique, et devrons aborder les problmes historiquement. Pour lessentiel, nous nexamineronsnanmoins lvolution concerne ni du point de vue du juriste ni de celui de lhistorien. Notre intrt seconcentrera sur la maturation dun idal peru la plupart du temps de faon imprcise et ralisimparfaitement, mais quil est ncessaire dlucider davantage pour quil puisse servir de guide vers lasolution des problmes contemporains.

    Dans la troisime partie du livre, ces principes seront mis lpreuve par le biais dune application des problmes critiques dordre conomique et social. Les cas que jai distingus sont de ceux o un choixfauss parmi les solutions possibles serait vraisemblablement trs dangereux pour la libert. Lanalyse de cescas devrait montrer quel point la poursuite des mmes buts par des mthodes diffrentes peut soit conforterla libert, soit la dtruire. Les cas en question relvent en majorit de matires pour lesquelles la techniqueconomique seule nest pas un guide suffisant pour formuler une solution politique, et doivent parconsquent tre tudis dans un cadre plus vaste. Cependant, les rpercussions complexes que chacun deux

    5 Jespre ne pas mtre expos la rprimande adresse Edmund Burke par S. T. Coleridge, particulirement approprie notrepoque : Il est de mauvaise politique de reprsenter un systme politique comme nayant dattraits que pour des voleurs et desassassins, et sans autre source naturelle que le cerveau dinsenss ou de dments, alors que lexprience montre que le granddanger de ce systme rside dans la fascination quil vise exercer sur les esprits nobles et imaginatifs ; ou bien sur tous ceuxqui, dans la sympathique ivresse de la bienveillance juvnile, sont enclins prendre leurs propres vertus et leurs aptitudes les plusprcieuses, pour les qualits et capacits moyennes de la personne humaine . (The Political Thoughts of Samuel TaylorColeridge, ed. R. J. White, Londres, 1938, p. 235).

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    implique ne peuvent tre traites de faon exhaustive dans ce livre. Leur analyse vient simplement illustrerce qui est lobjet principal de louvrage, savoir le rseau combinant philosophie, jurisprudence et conomiede libert, et qui jusqu prsent fait dfaut.

    Ce livre devrait aider comprendre ; il ne cherche pas enflammer lenthousiasme. Bien que,lorsquon crit sur la libert, la tentation de faire appel aux sentiments soit souvent trs forte, je me suisefforc de conduire mon propos dans un esprit aussi peu passionn que possible. Si les motions quetraduisent des termes tels que la dignit de lhomme et la beaut de la libert sont nobles et louables,elles nont pas leur place dans un essai visant la persuasion rationnelle. Je vois fort bien le danger quil y a traiter de faon aussi impassible et purement intellectuelle un idal qui a suscit une passion sacre chezplusieurs, et quont dfendu avec vigueur beaucoup dautres pour qui cet idal navait jamais constitu unproblme intellectuel. Je ne pense pas que la cause de la libert puisse lemporter si elle ne mobilise notresensibilit. Les puissants instincts dont sest toujours nourrie la lutte pour la libert sont un soutienindispensable, mais ils ne sont ni un guide sr ni une protection assure contre lerreur. Les mmes noblessentiments ont t mobiliss au service de buts tout fait contraires. Plus important encore, les arguments quiont branl les bases de la libert relvent en majeure partie de la sphre intellectuelle, cest donc sur ceterrain que nous devrons les contrer.

    Quelques lecteurs seront peut-tre gns par limpression que je ne tiens pas la valeur de la libertindividuelle pour un prsuppos indiscutable de nature thique, et quen essayant de dmontrer sa validit jerisque de donner croire quopter en sa faveur est affaire dopportunit. Ce serait se mprendre. Mais il estvrai que si nous voulons convaincre des gens qui ne partagent pas dj nos postulats moraux, nous nedevrons pas simplement tenir ceux-ci pour certains. Nous devrons montrer que la libert nest pas, sans plus,une valeur parmi dautres, mais quelle est la source et la condition mme de la plupart des valeurs morales 6.Ce que la libert offre lindividu est bien davantage que ce quil serait mme de faire sil tait seulementindividu libre. Nous ne pouvons donc pleinement apprcier la valeur de la libert avant de savoir quel pointune socit dhommes libres vue dans son ensemble diffre dune socit o la libert ne rgne pas.

    Je dois aussi avertir le lecteur quil ne peut sattendre ce que lanalyse se maintienne constammentau niveau des idaux levs ou des valeurs spirituelles. Dans la pratique, la libert dpend de conditions trsprosaques, et ceux qui veulent la protger doivent prouver leur attachement par lattention porte aux soucisordinaires de la vie publique ; ils doivent se prparer consacrer des efforts la comprhension desquestions que lidaliste a souvent tendance considrer comme mesquines, voire sordides. Les intellectuelsinfluents du mouvement libral ont trop souvent rserv leur attention aux usages de la libert qui leurtiennent le plus cur, et ont fait peu defforts pour comprendre limportance des restrictions la libert quine les atteignait pas directement7.

    Si la globalit de lanalyse doit tre aussi objective et dnue de sentimentalit que possible, sonpoint de dpart devra tre terre terre. La signification de certains mots indispensables est devenue si vaguequil est essentiel de commencer par prciser le sens selon lequel nous les emploierons. Le mot de libert(liberty et freedom) a particulirement souffert ; on en a fauss le sens au point quon a pu dire : le termede libert na de sens que si on lui donne un contenu prcis, et, moyennant quelques manipulations, il peutrecevoir nimporte lequel 8.

    Il nous faudra donc commencer par expliquer ce quest la libert dont nous traitons. La dfinition nesera prcise que lorsque nous aurons examin aussi tels ou tels autres termes galement vagues coercition,arbitraire, loi, qui sont indispensables dans une analyse de la libert. Toutefois leur examen a t report audbut de la deuxime partie afin que laride effort dlucidation du vocabulaire ne soit pas un trop lourdobstacle avant que des questions plus substantielles ne soient abordes.

    Tout au long de cette entreprise de reformulation dune philosophie de la vie des hommes en socit,philosophie qui slabore depuis plus de deux mille ans, jai tir un encouragement du fait que celle-ci estsouvent sortie plus vigoureuse de ses priodes dadversit. Si daucuns, notamment en Europe, considraientquil sagit l dune recherche concernant la logique dun systme qui nexiste dj plus, ma rponse serait6 Cf. W. H. Auden dans son introduction Henry James, The American Scne, New York, 1946, p. XVIII : La libert nest pas

    une valeur, mais le fondement de la valeur . Voir aussi, C. Bay, The Structure of Freedom, Stanford, California, StanfordUniversity Press, 1958, p. 19 : La libert est le terrain requis pour le plein dveloppement des autres valeurs . Je nai pudisposer de ce dernier ouvrage que trop tardivement pour pouvoir le citer davantage que par le biais de rfrences occasionnellesdans les notes.

    7 Cf. A. N. Whitehead, Adventures of Ideas, New York, Mentor Books, 1955, p. 73 : Malheureusement, la notion de libert a tdsincarne par le traitement littraire qui lui a t rserv Le concept de libert a t rtrci jusqu devenir lemblme dunesorte de mysticisme que ne peuvent souffrir les gens de cette gnration. Lorsque nous pensons la libert, nous sommes enclins nvoquer que la libert de pense, la libert de la presse, la libert dopinion religieuse Cest l une erreur totale. La versionlittraire de la libert ne soccupe surtout que de fioritures En fait, cest la libert dagir qui est le besoin primordial .

    8 C. L. Becker, New Libertiesfor Old, New Haven, Yale University Press, 1941, p. 4.

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    que, si nous entendons viter que notre civilisation ne dcline, ce systme doit tre revivifi. Sa philosophiesous-jacente est devenue stationnaire un moment o elle avait une influence forte, et elle a souventprogress lorsquelle tait rduite la dfensive. Elle a, cest clair, fait peu de progrs au cours des centdernires annes, et se trouve actuellement sur la dfensive. Cependant, les attaques mmes quelle a subiesnous ont montr les points o elle est vulnrable dans sa forme traditionnelle. Il nest pas ncessaire dtreplus savant que les grands penseurs des temps anciens pour tre en meilleure position queux pourcomprendre les conditions essentielles de la libert individuelle. Lexprience des cent dernires annes nousa appris bien des choses que ne pouvaient percevoir un Madison, un Stuart Mill, un Tocqueville ou unHumboldt.

    Lheure est-elle venue o ce systme peut tre revivifi ? La rponse ne dpendra pas seulement denotre aptitude lamliorer, mais aussi du temprament de notre gnration. Ce systme fut rejet unepoque o les hommes ne voulaient pas admettre quil y eut des bornes leur ambition : cela parce quilrepose sur une doctrine modeste, humble mme, fonde sur une confiance limite dans la sagesse deshommes et dans leurs capacits ; une doctrine bien consciente du fait que, lhorizon dans lequel nouspouvons situer nos projets, mme la meilleure de toutes les socits ne satisfera pas tous nos dsirs. Il estaussi loign du perfectionnisme que de la hte impatiente de rformateurs passionns : leur indignationdevant tel ou tel mal particulier les aveugle souvent sur les dgts et injustices que la ralisation de leursplans entranera vraisemblablement.

    Ambition, impatience, hte dagir sont souvent dignes dadmiration chez des individus, mais ellessont pernicieuses lorsquelles guident lusage du pouvoir de contraindre et de corriger aux mains de gens qui,une fois investis de lautorit, supposent que celle-ci saccompagne dune sagesse suprieure, et parconsquent du droit dimposer aux autres leurs convictions. Jespre que notre gnration aura appris quecest le perfectionnisme sous une forme ou sous une autre qui a maintes fois dtruit le rsultat acceptableauquel des civilisations taient parvenues9.

    Avec des objectifs plus restreints, plus de patience et plus dhumilit nous pourrions sans douteavancer plus vite et plus loin que nous ne lavons fait sous lempire dune orgueilleuse et fortprsomptueuse confiance dans la sagesse transcendante de notre temps et dans son discernement 10.

    9 David Hume, qui sera notre compagnon et notre guide tout au long des pages suivantes, pouvait parler ds 1742 (Essays, II, 371)de cette grave entreprise philosophique visant la perfection et qui, sous le couvert de rformer prjugs et erreurs, sen prendaux plus attirants des sentiments du cur, et aux plus utiles penchants et instincts qui puissent gouverner une crature humaine ;et il nous avertit (p. 373) de ne pas trop nous loigner des traditionnelles maximes de conduite et de comportement, par unerecherche raffine de bonheur ou de perfection .

    10 W. Wordsworth, The Excursion, IIe partie, Londres, 1814.

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    Partie I La valeur de la libert

    Tout au long de lhistoire, les orateurs et les potes ont exalt la libert, mais aucundentre eux ne nous a dit pourquoi la libert est aussi importante. Notre attitude ce

    sujet devrait dpendre du fait de savoir si nous considrons la civilisation comme fixeou en mouvement Dans une socit en mouvement, toute restriction la libertrduit le nombre de choses qui sont essayes, et rduit donc le rythme du progrs.Dans une telle socit, lindividu se voit accorder la libert daction non parce quecelle-ci lui donne plus de satisfactions, mais parce que sil est autoris suivre sonchemin, il sera mme en moyenne de servir le reste dentre nous mieux que sildevait se conformer aux ordres que nous pourrions lui donner. H. B. Phillips

    La citation place sous le titre de la premire partie est extraite de H. B. Phillips, On the Nature of Progress : AmericanScientist, xxxni, 1945,255.

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    Chapitre 1. Libert, liberts

    Le monde na jamais eu une bonne dfinition du mot libert, et le peuple amricainaujourdhui en a justement grand besoin. Nous nous dclarons tous pour la libert,

    mais en employant le mme mot, nous ne voulons pas dire la mme chose Il y a ldeux choses non seulement diffrentes mais incompatibles, nommes du mme mot :

    libert. Abraham Lincoln

    1. La Libert est absence de coercition

    Nous nous intressons, dans ce livre, cette condition humaine particulire o la coercition decertains par dautres se trouve rduite au minimum possible dans une socit.

    Cette situation, cet tat de libert, est dsigne en anglais par deux mots : liberty et freedom1. Cesdeux mots sont utiliss aussi pour dcrire bien dautres choses agrables de la vie. Il serait donc assez strilede dbuter cet ouvrage en se demandant ce quils signifient rellement. Il semblerait prfrable dexpliciterdabord la situation quvoquent ces mots dans notre esprit lorsque nous les utilisons, puis de donner dautressignifications de ces mmes mots, dans la mesure o elles nous permettront de mieux clairer la ntre2.

    Ltat de choses dans lequel un homme nest pas soumis la volont arbitraire dun autre, oudautres hommes3 est souvent considr comme un tat de libert individuelle ou personnelle . Chaquefois quil rencontrera le mot libert (freedom en anglais), le lecteur saura que cest cela que nous nousrfrons. On utilise parfois dans le mme sens lexpression libert civile (civil liberty) ; mais nouslviterons, car on est tent de la confondre avec lexpression libert politique confusion invitable dufait que civil et politique drivent lun dun mot latin, lautre dun mot grec, qui ont le mme sens4.

    La citation place en exergue du chapitre est tire des crits dAbraham Lincoln dits par A. B. Lapsey, New York, 1906, VII,121. Elle est rapprocher de la remarque semblable de Montesquieu, LEsprit des Lois, XI, 2 (I, 149) : Il nest pas de mot quise prte plus de significations varies et qui ait fait des impressions plus diverses sur lesprit des hommes, que celui de libert.Certains lont pris comme un moyen de dposer une personne qui on avait confr une autorit tyrannique ; dautres, pour lepouvoir de choisir un suprieur qui on sera oblig dobir ; dautres, pour le droit de porter des armes et dtre ainsi en mesuredemployer la violence ; dautres enfin, pour le privilge dtre gouverns par un natif de leur propre pays, ou par leurs propreslois .

    1 Il ne semble pas y avoir de distinction gnralement accepte entre le sens du mot freedom et celui du mot liberty , et dansle texte anglais original, lun et lautre sont utiliss indiffremment. Bien que jaie une prfrence personnelle pour le premier, ilsemble que liberty se prte moins labus. Il et t difficile Franklin Roosevelt de sen servir pour faire ce noble jeu demots (Joan Robinson, Private Enterprise or Public Control, Londres, 1943) par lequel il rangea la freedom from want ( libert par rapport au besoin ) parmi les liberts (alors quil sagit d un droit recevoir , NdT).

    2 La valeur limite dune analyse smantique, mme trs fine, des termes freedom et liberty est bien mise en vidence dansM. Cranston, Freedom : A New Analysis, New York, 1953, que trouveront fort clairant les lecteurs curieux de voir comment lesphilosophes, en recourant des dfinitions tranges du concept, se sont cr des entraves inextricables. Pour une approche plusambitieuse des diverses significations du mot, voir Mortimer Adler, The Idea of Freedom: A Dialectical Examination of theConceptions of Freedom (New York, 1958) que jai eu lavantage de connatre sous forme de manuscrit, et un ouvrage encoreplus exhaustif de H. Ofstad que devrait publier Oslo University Press.

    3 Cf. J. Bentham, The Limits of Jurisprudence Defined, ed. C. W. Everett, New York, Columbia University Press, 1945, p. 59 : La libert est donc de deux ou trois sortes, voire davantage, selon le nombre de directions do la coercition, dont elle estlabsence, peut provenir . Voir galement M. Schlick, Problems of Ethics, New York, 1939, p. 149 ; F. H. Knight, TheMeaning of Freedom , dans The Philosophy of American Democracy, Ed. C. M. Perry, Chicago, University of Chicago Press,1943, p. 75 : La signification premire de la libert en socit est toujours dun ordre ngatif et coercition est le terme quilfaut en ralit dfinir ; et lanalyse plus complte mene par le mme auteur dans The Meaning of Freedom : Ethics,volume LU, 1941-42, et dans Conflict of Values : Freedom and Justice, in Goals of Economic Life, ed. A. Dudley Ward, NewYork, 1953. Voir aussi F. Neumann, The Dmocratie and the Authoritarian State, Glencoe, III, 1957, p. 202 : La formule,Libert gale absence de coercition, est encore correcte et de cette formule dcoule fondamentalement la totalit du systmelgal rationnel du monde civilis Cest llment du concept de libert que nous ne pouvons jamais abandonner ; et C. Bay,The Structure of Freedom, Stanford, Ca., Stanford University Press, 1958, p. 94 : Parmi tous les buts de la libert, celui deporter au maximum la protection de tout un chacun contre la coercition devrait se voir accorder la priorit .

    4 En gnral, lexpression civil liberty semble tre utilise surtout concernant ces mises en uvre de la libert individuelle quisont spcialement importantes pour le fonctionnement de la dmocratie, ainsi la libert dexpression, de runion, de presse, et auxtats-Unis spcifiquement, concernant les possibilits garanties par le Bill of Rights. Lexpression political liberty elle-mmeest parfois employe pour voquer, par opposition inner liberty , non pas la libert collective que nous dsignerons par son

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    Si sommaire que soit cette indication sur ce que nous entendrons par libert, elle suffit montrer quele mot dsigne une situation dont lhomme vivant parmi ses semblables peut esprer sapprocher de trs prs,mais quil ne peut sattendre raliser parfaitement La mission dune politique de libert doit donc tre deminimiser la coercition, ou ses effets dommageables, mme si elle ne peut lliminer tout fait.

    Il se trouve que le sens que nous avons adopt parat aussi tre le sens originel de libert 5.Lhomme, ou au moins lEuropen, entre dans lhistoire sur la base dune distinction en deux catgories :tres libres et non libres. Cette distinction avait une signification trs claire. La libert de lhomme libre a puvarier profondment, mais seulement par degrs lintrieur dune limite constitue par lindpendance dont ne jouissait absolument pas lesclave. tre un homme libre a toujours signifi la possibilit dagir selonses propres dcisions et projets, par contraste avec la position de celui qui tait irrvocablement assujetti lavolont dun autre, qui par dcision arbitraire pouvait le contraindre agir (ou ne pas agir) de faondtermine. Lexpression traditionnelle pour dcrire cette libert-l a souvent t : indpendance parrapport la volont arbitraire dun autre .

    Cette dfinition la plus ancienne de la libert a souvent t traite de vulgaire ; mais quand onobserve toute la confusion que les philosophes ont engendre quand ils ont essay de laffiner ou delamliorer, nous sommes en droit de laccepter telle quelle et nous faisons bien. Plus important encore queson antriorit : cette dfinition a le mrite de se rfrer une chose, et une chose seulement, savoir un tatqui est dsirable pour des raisons diffrentes de celles qui nous font dsirer dautres choses appeles aussi libert . Nous verrons qu strictement parler, ces diverses sortes de liberts ne sont pas des varitsdune mme espce, mais des situations entirement diffrentes, frquemment en conflit entre elles, et quilfaut donc tenir pour clairement distinctes. Bien que dans dautres acceptions la libert puisse lgitimement sedcliner en types diffrents (par exemple, les liberts par rapport et les liberts de ), dans le sens quenous adoptons ici, la libert est une : elle peut varier en degr mais pas en nature.

    Dans cette acception, la libert se rfre une relation des hommes avec leurs semblables 6, et elle estviole seulement lorsque des hommes recourent la coercition envers autrui. Cela signifie en particulier queltendue des possibilits matrielles entre lesquelles une personne a le choix un moment donn na pasdeffet direct sur sa qualit de personne libre. Lalpiniste en difficult dans un passage o il ne voit quuneseule manuvre capable de lui sauver la vie est incontestablement libre, bien que nous ne dirions pas quil ale choix. De mme, la plupart des gens conservent suffisamment la notion du sens originel du mot libre pour voir que si le grimpeur tombe dans une crevasse do il ne peut sortir seul, ce serait une mtaphoreabusive que de le dire serf , ou priv de libert , ou retenu captif ; ce serait employer ces termesdans un sens tranger celui quils ont en matire de relations sociales7.

    Il est certes trs important de savoir combien de modes de conduite soffrent une personne. Maiscest une autre question que de savoir jusquo, en agissant, elle peut suivre ses propres intentions et sespropres plans, dans quelle mesure le schma densemble de sa conduite est conu par elle-mme, inspir pardes objectifs quelle poursuit de manire constante plutt que par des ncessits suscites par dautres auxfins de la faire agir comme elles lentendent. Savoir si cette personne agit librement ou non ne dpend pas de

    biais, mais la libert personnelle. Bien que cet usage ait la caution de Montesquieu, il ne peut aujourdhui que crer la confusion.5 Cf. E. Barker, Reflections on Government, Oxford, Oxford University Press, 1942, p. 1 : Originairement, le mot libert

    signifiait la qualit ou le statut de lindividu libre, du libre producteur, par opposition au mot esclave . Il semblequtymologiquement, la racine germanique du mot free se rapportait la situation de membre protg de la communaut (cf.G. Neckel, Adel und Gefolgschaft , Beitrage. zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, XLI (1916), p. 403 : Freidsignait initialement celui qui ntait pas dpourvu de protection et de droit . Voir aussi O. Schrader, Sprachvergleichung undUrgeschichte, II /2, Die Urzeit, 3e d., Ina, 1906-7, p. 294 et A. Waas, Die alte deutsche Freiheit, Munich et Berlin, 1939, p. 10-15). De faon analogue, le latin liber et le grec eleutheros paraissent driver de mots dnotant lappartenance la tribu.Limportance de ces points apparatra plus tard lorsque nous tudierons la relation entre Droit et Libert.

    6 Cf. T. H. Green, Lectures on the Principles of Political Obligations (rimpression, Londres, 1911), p. 3 : Pour ce qui concerne lemot freedom , il faut videmment admettre que chacune de ses utilisations pour exprimer quelque chose dautre quunerelation sociale et politique entre un individu et les autres, constitue une mtaphore. Mme dans son application originelle, sonsens est loin dtre fixe. Celui-ci implique certes toujours une exemption par rapport la coercition manant dautrui, maisltendue et les conditions de cette exemption, dont jouit un freeman aux diffrents stades de la socit, sont trs diverses.Ds que le terme freedom en vient tre employ pour dsigner quoi que ce soit dautre quune relation tablie entre unhomme et dautres hommes, sa signification fluctue encore bien davantage . Voir galement L. von Mises, Socialism, nouvelled., New Haven, Yale University Press, 1951, p. 191 : Freedom est un concept sociologique. Lappliquer des situations qui neconcernent pas la socit est dnu de sens et p. 194 : Est donc libert dans la vie extrieure de lhomme le fait que celui-ciest indpendant du pouvoir arbitraire de ses semblables .

    7 Cf. F. H. Knight, Discussion : The Meaning of Freedom : Ethics, volume LU, 1941-42, p. 93 : Si Robinson Cruso tombedans un puits, ou se trouve emptr dans la vgtation de la jungle, ce serait certainement user du mot de faon approprie que dedire quil veut se librer, ou retrouver sa libert et cela vaudrait aussi pour un animal . Ce sens est incontestablement tabli parlusage aujourdhui, mais renvoie une conception de la libert autre que labsence de coercition, que dfend le professeurKnight.

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    lventail des dmarches quelle peut choisir, mais du fait de voir sil lui est possible de dcider selon sesintentions elle, ou si quelquun dautre est en mesure de manipuler sa situation de telle sorte quelle agiraconformment aux volonts du manipulateur. La libert implique donc que lindividu dispose de quelquesphre de dcision prive, de quelques lments de son environnement sur lesquels dautres ne sauraientjouer.

    Cette faon de concevoir la libert ne peut tre rendue plus prcise quaprs lexamen du conceptoppos : la coercition.

    Maintenant que nous avons soulign pourquoi la libert ainsi conue est si importante, cest cetexamen que nous allons procder, de manire systmatique. Mais auparavant nous allons entreprendre decerner un peu plus prcisment les contours de notre concept en lisolant des autres significations que le motlibert a revtues. Celles-ci ont en commun avec le sens originel de dsigner des situations que la plupart deshommes jugent dsirables ; et il y a aussi des rapports entre elles qui expliquent pourquoi on les dsignetoutes par le mme mot8. Notre tche immdiate, nanmoins, doit tre de mettre en relief les diffrences,aussi nettement que possible.

    2. Ce qui en distingue la libert politique

    La premire acception du mot libert avec laquelle nous devons comparer notre propre usage du motest gnralement reconnue comme distincte. Cest ce qui est communment appel libert politique ,cest--dire la participation des hommes au choix de leur gouvernement, au processus de la lgislation, et aucontrle de ladministration. Elle est une transposition de notre concept des groupes dhommes considrscomme un tout, qui leur donnerait une libert collective. Mais un peuple libre en ce sens-l nest pasncessairement un peuple dhommes libres ; et il nest pas ncessaire non plus que quelquun ait part cettelibert collective pour tre libre individuellement. On peut difficilement prtendre que les habitants duDistrict de Columbia, ou des trangers rsidant aux tats-Unis, ou des mineurs qui nont pas droit de vote,soient privs de leur pleine libert personnelle bien que ces personnes naient pas la libert politique9.

    Il serait absurde galement de soutenir que les jeunes gens qui viennent juste dentrer dans la vieactive sont libres parce quils ont donn leur assentiment lordre social dans lequel ils sont ns : cest unordre pour lequel ils ne connaissent probablement pas dalternative et qui ne saurait tre modifi par eux (sileur gnration pensait autrement que celle de leurs parents) quaprs quils ont atteint lge mr. Mais celanimplique ni nexige que ces jeunes gens soient asservis. La recherche dun lien entre adhsion lordrepolitique et libert individuelle est lune des sources de confusion habituelle sur la signification de la libert.Bien entendu, chacun est fond identifier la libert avec le processus de participation active auxpouvoirs publics et la confection publique des lois 10. Mais il doit tre clair quune personne qui parle ainsise rfre une situation autre que celle que nous voquons ici. Mme si on admet la pratique qui consiste employer le mme mot pour voquer des situations diffrentes, cela nimplique nullement que lune soit unquivalent ou un substitut de lautre11.

    Le risque de confusion, ici, est que cette pratique ignore le fait quune personne puisse sengager,

    8 La cause linguistique du transfert de free et des noms communs drivs, vers des emplois divers semble avoir t labsence enanglais (et apparemment dans toutes les langues germaniques ou romanes) dun adjectif qui puisse servir gnriquement indiquer que quelque chose est absent. Dnu ou manquant ne sont gnralement utiliss que pour exprimer labsence dequelque chose de dsirable ou de normalement prsent. Il ny a pas dadjectif (autre que free of) pour qualifier labsence dequelque chose dindsirable, ou dtranger un objet. On dira ainsi que quelque chose est free of vermin, of impurities, or ofvice (sans parasites, impurets, ou dfaut) ; freedom devient par ce biais le mot dnotant labsence de quelque chosedindsirable. De faon analogue, chaque fois que nous voulons dire quune chose agit delle-mme, sans tre dtermine ouinfluence par des facteurs externes, nous la disons free of influences (indpendante dinfluences) normalement sans liensavec elle. En science, on parle mme de degrees of freedom ( degrs dindpendance ) lorsquil y a plusieurs possibilitsque naffectent pas les dterminants connus ou supposs (cf. Cranton, ouvrage cit, p. 5).

    9 Toutes ces situations auraient t qualifies de non-libert par H. J. Laski qui soutint (Liberty and the Modern State, nouvelled., Londres, 1948), que le droit de vote est essentiel la libert ; un citoyen qui ne la pas nest pas libre . En dfinissantsimilairement la libert, H. Kelsen ( Foundations of Democracy : Ethics, volume LXVI, ni, IIe partie, 1955,94) concluttriomphalement que les tentatives de prouver quil existe une connexion essentielle entre libert et proprit ont chou oubliant ainsi que tous ceux qui ont affirm cette connexion ont parl de libert individuelle et non de libert politique.

    10 E. Mims Jr, The Majority of the People, New York, 1941, p. 170.11 Cf. Montesquieu, LEsprit des Lois, XI, 2, I, 150 : Finalement, comme en dmocratie le peuple semble agir comme il lui plat,

    cette sorte de gouvernement a t considr comme le plus libre, et le pouvoir du peuple confondu avec sa libert . Voir aussi J.L. de Lolme, The Constitution of England (nouvelle d., Londres, 1800), p. 240 : Concourir par son suffrage dicter une loi,cest avoir une part, quelle quelle puisse tre, dans le pouvoir : vivre dans un tat o les lois sont gales pour tous, et o on estsr quelles sont appliques cest tre libre . Cf. aussi les passages cits dans les notes 2 et 5 du chapitre VII.

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    par son vote ou par contrat, accepter une situation desclavage, et consentir ainsi abandonner sa libert ausens initial. On pourrait difficilement soutenir quun homme qui a volontairement, mais irrvocablement,vendu ses services pour de nombreuses annes une organisation militaire, comme la Lgion trangre, restelibre en notre sens du mot ; ou quon puisse dire libre, en ce sens, un jsuite qui conduit sa vie selon lidaldu fondateur de son ordre et se considre comme un cadavre qui na ni intelligence ni volont 12. Peut-trele fait que nous ayons vu des millions dlecteurs se placer dans la totale dpendance dun tyran a-t-il faitcomprendre notre gnration que choisir son propre gouvernement nest pas forcment sassurer la libert.Dailleurs, il semblerait que discuter de la valeur de la libert serait vain, si tout rgime approuv par unepopulation tait, par dfinition, un rgime de libert.

    Lapplication du concept de libert une collectivit, et non des individus, estcomprhensible lorsque nous parlons de la volont dun peuple de rejeter un joug tranger et de forger sonpropre destin. En ce sens, nous employons libert pour signifier labsence de contrainte sur un peuplecomme un tout. Les partisans de la libert individuelle ont gnralement eu de la sympathie pour de tellesaspirations la libert nationale, et cela a conduit lalliance constante, mais difficile, entre les mouvementslibraux et nationaux au cours du XIXe sicle. Bien que le concept dindpendance nationale soit analogue celui de libert individuelle, il nest nanmoins pas identique, et la lutte pour assurer la premire na pastoujours favoris la seconde. Lindpendance a parfois conduit les gens prfrer un despote de leur proprerace au gouvernement libral dune majorit trangre ; et elle a souvent servi de prtexte de brutalesrestrictions de la libert individuelle de membres de minorits. Mme si le dsir de libert en tantquindividu, et le dsir de libert pour le groupe auquel on appartient peuvent souvent reposer sur dessentiments et motions semblables, il reste ncessaire de sparer les deux conceptions.

    3. Ce qui en distingue la libert intrieure

    On donne un autre sens au mot libert en lui adjoignant ladjectif intrieure ou mtaphysique (parfois aussi subjective )13. Lide est sans doute plus proche de celle de libertindividuelle et, de ce fait, on confond assez facilement lune et lautre. Ce qui est en question ici est le fait desavoir dans quelle mesure la personne est guide dans ses actions par sa propre volont rflchie, par saraison ou ses convictions constantes, plutt que par une impulsion momentane ou une raction auxcirconstances. Le contraire de libert intrieure ds lors nest pas la coercition par autrui, mais linfluenceexcessive des motions momentanes ou linsuffisance dnergie morale ou intellectuelle. Si une personne neparvient pas effectuer ce quelle a dcid de faire aprs mre rflexion, si ses intentions ou sa force decaractre la dsertent au moment dcisif et quelle renonce ce quelle continue dsirer malgr tout, nouspouvons dire quelle est captive , ou esclave de ses passions . Et nous pouvons occasionnellementemployer de telles expressions en disant que lignorance ou la superstition empchent les gens de faire cequils feraient sils taient mieux clairs, et ajouter que la connaissance rend libre .

    Quune personne soit ou non capable de choisir intelligemment entre des possibilits, et de sy tenirune fois son choix fait, est un problme distinct de celui de savoir si dautres gens lui imposeront ou non leurvolont. Les deux problmes ne sont videmment pas sans liaison : selon la force de caractre des acteurs,les circonstances qui pour certains constituent une coercition, ne seraient pour dautres que des difficultsordinaires surmonter. Dans cette mesure, la libert intrieure et la libert absence de coercitiondterminent concurremment lusage que la personne fera ou non de sa connaissance des choix possibles. Laraison pour laquelle il reste trs important de bien distinguer les deux est la relation qui existe entre leconcept de libert intrieure et la confusion philosophique frquente concernant ce quon appelle la libre volont (freedom of the will). Peu de croyances ont contribu davantage discrditer lidal delibert, que la conviction errone selon laquelle le dterminisme scientifique dtruit le fondement de laresponsabilit individuelle. Nous verrons plus loin (chapitre 5) ce quil en est. Ici, nous devons simplementmettre le lecteur en garde contre cette mprise, spcifique, et contre le sophisme qui va de pair : nous ne

    12 La description complte de ltat desprit qui convient un jsuite, cite par William James daprs une lettre dIgnace de Loyola(Varieties of Religious Expriences, New York et Londres, 1902, p. 314) est la suivante : Aux mains de mon Suprieur, je doistre une cire molle, un objet, dont il peut exiger tout ce qui lui plat, quil sagisse dcrire ou de recevoir des lettres, de parler oune pas parler une personne, etc., et je dois mettre toute ma ferveur excuter avec zle et exactitude ce qui mest ordonn. Jedois me considrer comme un cadavre qui na ni intelligence ni volont ; tre comme un amas de matire qui se laisse placer sansrsistance o lentend celui qui place ; comme un bton dans la main dun vieillard, qui lemploie selon ses besoins et le place oil lui convient. Ainsi dois-je tre aux mains de lOrdre, pour le servir de la faon quil juge la plus utile .

    13 La diffrence entre la libert intrieure et la libert au sens dabsence de coercition tait clairement perue par lesscolastiques, qui distinguaient nettement libertas a necessitate et libertas a coactione.

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    sommes libres que si nous faisons ce quen un certain sens nous devrions faire.

    4. Ce nest pas le pouvoir de faire ce quon veut

    Ces deux confusions entre la libert individuelle et dautres concepts appels libert, sont moinsdangereuses quune troisime, que nous avons dj brivement voque : la libert entendue comme lapossibilit physique de faire ce qui me plat 14, le pouvoir de satisfaire nos dsirs, ou encore ltendue deschoix qui nous sont ouverts. Une libert de ce genre apparat dans les songes de nombre de gens, qui sefigurent pouvoir voler, saffranchir de la loi de gravit, tre capables de se dplacer libres commeloiseau ou bien pouvoir modifier les ralits environnantes selon leurs vux.

    Cet emploi mtaphorique du mot est usit depuis fort longtemps, mais jusqu une poque assezrcente, peu de gens confondaient srieusement cette annulation de tout obstacle nos dsirs, cette libert qui serait une omnipotence, avec la libert individuelle quun ordre social quelconque peut procurer. Ce nestqu partir du moment o cette confusion de sens a t dlibrment adopte par son inclusion dans lesthses socialistes, quelle est devenue dangereuse. Une fois admise cette identification de la libert avec lepouvoir, il ny a plus de limite aux sophismes par lesquels les attraits du mot libert peuvent tre utiliss lappui de mesures qui dtruisent la libert individuelle15, plus de borne aux tricheries qui peuvent induireles gens, au nom de la libert, abdiquer leur libert. Ce fut laide de cette quivoque que, la notion depouvoir collectif sur les vnements a t substitue celle de libert individuelle, et que dans les tatstotalitaires, la libert a t supprime au nom de la libert.

    Le passage du concept de libert individuelle celui de libert-pouvoir a t facilit par la traditionphilosophique qui a employ le mot interdit l o nous avons employ coercition dans notredfinition de la libert. Peut-tre interdit serait certains gards plus adquat si on se rappelait toujoursque, dans son sens propre, ce terme implique laction dun agent humain vecteur dinterdiction16. Dans cetteperspective, le mot nous rappelle opportunment que les atteintes la libert consistent largement empcher des gens de faire des choses, tandis que coercition souligne quon les force faire telle autrechose. Lun et lautre aspect sont dimportance gale : pour tre prcis, nous devrions probablement dfinir lalibert comme labsence dinterdit et de coercition17. Malheureusement, ces termes ont aussi t employs propos dinfluences sur les actions humaines qui nmanent pas dautres hommes ; et il nest que trop facileen dfinissant la libert de passer dune dfinition en termes dabsence dinterdits une dfinition en termesdabsence de tous obstacles la ralisation de nos aspirations18, voire d absence de gne extrieure 19. Cequi revient interprter celle-ci comme : pouvoir effectif de faire nimporte quoi qui nous convienne.

    Cette rinterprtation de la libert est particulirement lourde de menaces parce que son usage apntr profondment certains pays o, dans les faits, la libert individuelle reste largement prserve. Auxtats-Unis, elle sest trouve communment admise comme le fondement de la philosophie politiquedominante des cercles dits libraux .

    Des progressistes dont linfluence intellectuelle est aussi reconnue par leurs pairs que J. R.

    14 Barbara Wootton, Freedom under Planning, Londres, 1945, p. 10. Lutilisation explicite la plus ancienne du mot de libert au sensde pouvoir se trouve, ma connaissance, dans Voltaire, Le Philosophe ignorant, XIII, cit par B. de Jouvenel, De la souverainet,Paris, 1955, p. 315 : tre vritablement libre, cest pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voil ma libert . Cetteutilisation semble avoir t depuis lors troitement associe ce que nous devrons plus loin (chap. IV) appeler la tradition rationaliste ou franaise, de la libert.

    15 Cf. P. Drucker, The End of Economic Man (Londres, 1939), p. 74 : Moins il y a de libert, et plus on parle de nouvellelibert . Cette nouvelle libert nest pour autant quun mot qui vient recouvrir lexact oppos de tout ce que lEurope a depuistoujours compris par le mot libert La nouvelle libert qui est prche en Europe est le droit de la majorit lencontre delindividu . Cette nouvelle libert a t aussi prche aux tats-Unis comme cela apparat dans : Woodrow Wilson, The NewFreedom (New York, 1913), voir en particulier p. 26. On pourrait citer aussi un article de A. G. Gruchy, The Economies of theNational Resources Committee : AER, XXIX, 1939, p. 70, o lauteur observe, en approuvant, que pour les conomistes duNational Resources Committee, la libert conomique nest pas une question dabsence de contrainte sur les activitsindividuelles, cest un problme de limitation et de direction collectives imposes aux individus et aux groupes aux fins que lascurit des individus puisse tre assure .

    16 Une dfinition par labsence de contrainte, dans laquelle ce concept est soulign telle celle donne par E. S. Corwin, Libertyagainst Government, Bton Rouge, Louisiana State University Press, 1948, p. 7 : Libert signifie absence de restrictionsimposes par dautres personnes notre libert de choix et daction serait donc tout fait acceptable.

    17 The Shorter Oxford English Dictionary, Oxford, 1933, donne pour premire dfinition de to coerce (forcer) : to constrain, orrestrain by force, or by authority resting on force (obliger, ou empcher par la force, ou par autorit fonde sur la force).

    18 B. Russell, Freedom and Government : in Freedom, Its Meaning, ed. P. N. Anshen, New York, 1940, p. 251.19 T. Hobbes, Leviathan, Ed. Oakeshott, Oxford, 1946, p. 84.

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    Commons20 et John Dewey ont rpandu une idologie dans laquelle la libert est pouvoir, pouvoir effectifde faire des choses dtermines et rclamer la libert, cest rclamer le pouvoir 21, alors que labsence decoercition est seulement la face ngative de la libert et na de valeur que comme moyen daccder laLibert qui est pouvoir 22.

    5. Ces deux concepts sont incommensurables

    Confondre la libert-pouvoir et la libert au sens originel conduit inluctablement assimiler libert richesse23, et cela ouvre la possibilit dexploiter toute la sduction que possde le mot de libert lappuidune exigence de redistribution de la richesse. Pourtant, bien que libert et richesse soient, lune et lautre,de bonnes choses, et que souvent il nous faille avoir les deux pour nous procurer ce que nous dsirons, ellesnen demeurent pas moins diffrentes. Que je sois ou non mon propre matre et puisse suivre mon proprechoix est une chose, et que les options qui me sont ouvertes soient nombreuses ou restreintes en est uneautre, entirement diffrente. Le courtisan qui vit dans le giron de lopulence, mais doit obir au doigt et lil au prince peut tre moins libre quun pauvre paysan ou artisan, moins mme de vivre sa propre vie etde choisir ses propres occasions de se rendre utile. De mme, le gnral commandant une arme, ou ledirecteur dun vaste programme de travaux publics, peut exercer dnormes pouvoirs qui certains gardssont absolument impossibles contrler et cependant se trouver moins libre, plus expos devoir modifierses objectifs et ses plans sur un ordre venu de plus haut, moins apte changer sa propre existence ou dcider de ce qui lui importe le plus, que ne le sont les plus pauvres des laboureurs ou des bergers.

    Si on veut apporter quelque clart dans la discussion sur la libert, la dfinition de celle-ci ne doitpas dpendre du fait que tout le monde considre ou non ce genre de libert-l comme une bonne chose. Ilest probable quil y a des gens qui napprcient pas la libert qui nous intresse, qui ne peuvent pas voir lesgrands bienfaits quelle leur procure, et qui sont disposs la troquer contre dautres avantages ; il se peutmme que lobligation dagir selon leurs propres plans et dcisions soit ressentie par eux comme un fardeauplutt quun avantage. Mais la libert peut tre dsirable, mme si ce nest pas tout un chacun qui enbnficie. Nous