Hamma Hammami - Le chemin de la dignité

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Le chemin de la dignitéPréface de Salah Hamzaoui

Hamma Hammami

Ouvrage réalisé par le Comité national et le Comitéinternational de soutien à Hamma Hammami et ses camarades

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Couverture :photo prise par Reporters sans frontières à l'arrivée de HammaHamammi devant le Palais de Justice, le 2 février 2002. A ses côtés, sa filleaînée Nadia. Il est suivi de Samir Taâmallah, Abdeljabbar Madouri et AmmarAmroussia.

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Avant propos

"Nous avons pris cette décision parce que nous sommesconvaincus que le moment est venu pour que nous menionsnotre combat à visage ouvert. La clandestinité nous a beaucoupaidé. Ce n'était pas pour nous cacher, mais pour continuernotre lutte. Certes, le régime n'a pas évolué, il est toujoursrépressif, mais avec l'évolution du mouvement démocratique, lecombat est devenu un combat au grand jour, de plus en plusouvert.On nous a toujours accusés, moi et mes camarades, d'être desextrémistes, des hors la loi, ce n'est pas vrai. Nous n'avons pasaccepté de nous soumettre à une dictature, nous n'avons pasaccepté de nous soumettre à un Etat de non droit, parce que sesoumettre à des lois répressives n'est pas un comportement degens civilisés, c'est un comportement de servitude. Nous luttonspour un Etat démocratique, nous luttons pour un Etat de droit.Nous savons ce qui nous attend. Même en prison, nous conti-nuerons notre lutte. Rien ne nous fait peur, ni les procès iniques,ni la prison, ni la torture, ni les mauvais traitements.Vive le peuple tunisien ; Vive le mouvement démocratique tuni-sien ; A bas la dictature".

Tels sont les propos de Hamma Hammami recueillis par RFI, le 2février 2002, à 9h30 du matin, devant les marches du Palais de Justicede Tunis, alors qu'il sortait, comme Samir Taâmallah et AbdeljabbarMaddouri, de quatre ans de clandestinité pour se présenter de leur pleingré devant le tribunal après avoir fait opposition des peines prononcéescontre eux par contumace en août 1999. Quelques heures plus tard, ilsétaient enlevés par la police politique en plein tribunal, et quelques

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secondes suffisaient au juge pour confirmer les peines de neuf ans ettrois mois de prison. Ammar Amroussia, lui aussi condamné par contu-mace en 1997 dans une autre affaire à deux ans et quatre mois de pri-son, et réapparu le même jour après cinq ans de vie en clandestinité,était violemment agressé puis arrêté en fin de journée à sa sortie du tri-bunal.

Le 30 mars 2002, malgré un dossier d'accusation totalement vide, lacour d'appel a maintenu les peines de prison, en les réduisant cepen-dant à trois ans et deux mois pour Hamma, un an et neuf mois pour lesdeux autres auxquels s'ajoutent deux ans au motif d'offense à la magis-trature pour Abdeljabbar Maddouri.

Pendant sa clandestinité, Hamma Hammami n'a pas cessé de lutter,avec sa plume. Il nous a fait parvenir un long texte retraçant trente ansde lutte contre la dictature de Bourguiba puis celle de Ben Ali. Ce livre,publié avec le soutien du Comité international et du Comité national desoutien à Hamma Hammami et ses camarades, reproduit ce témoigna-ge, ainsi que l'interview donnée clandestinement, en août 2001, àMustakillah, la chaîne de télévision qui émet depuis Londres, et d'aut-res textes politiques, qui nous sont parvenus pendant la même période.

Hamma Hammami, Samir Taâmallah, Abdeljabbar Maddouri etAmmar Amroussia sont tous les quatre considérés par AmnestyInternational comme des prisonniers d'opinion. Ils luttent pour la liber-té d'expression et l'exercice de leurs droits politiques. Avec toutes lesONG et tous les militants et intellectuels qui se mobilisent au niveaunational et international, nous exigeons leur libération immédiate etinconditionnelle, ainsi que celle de tous les prisonniers politiques, dansle cadre d'une amnistie générale en Tunisie.

Le Comité national et le Comité internationalde soutien à Hamma Hammami et ses camarades

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Pour Hamma1

Hamma Hammami, est une figure emblématique de la Tunisie post-coloniale, un pays pour lequel l'indépendance acquise en 1956, et l'a-vènement d'un pouvoir politique issu du mouvement de luttes populai-res, s'est tôt révélé être synonyme de parole unique, de parti unique etde despotisme rappelant celui de ces beys, rois de pouvoir absolu donton trouve le comportement tyrannique si bien décrit dans la Chroniquede Ibn Dhiaf. Il est aussi synonyme de verrouillage de la société, delois et règlements étendant le contrôle policier jusqu'aux portes desamphithéâtres et dans les colloques. Verrouillage qui a abouti, on lesait, au tarissement des sources d'inspiration, à un air de médiocritéqui explique, entre autres, la pauvreté et la régression de la productionintellectuelle et artistique.

Bref aperçu sur la carrière militante de Hamma Hammami

Il serait intéressant de rappeler quelques jalons : en février 1972,Hamma Hammami a été arrêté. Depuis, les procès se sont succédés :en 1973, en 1974, en 1987. Sauvagement torturé à chaque fois, il a étéisolé dans une cellule pendant de longs mois. La torture et les condi-tions de détention, très dures qu'il a subies, sont explicables par les

1. L'essentiel de ce texte a fait l'objet d'une intervention dans le cadre d'une journéede solidarité avec Hamma Hammami et ses camarades, organisée à Paris le 28 février2001 par un collectif d'associations, dont le Comité pour le respect des libertés et desdroits de l'Homme en Tunisie, la FIDH, Reporters sans frontières, La Ligue des droitsde l'Homme, le Comité de soutien aux luttes civiques et politiques en Tunisie,Hourriya/Liberté et le Groupe de travail sur la Tunisie.

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capacités de résistance morale et physique qui, très tôt, l'ont désignécomme un militant hors pair. On sait que les pires traitements dont ila gardé des séquelles, ne l'ont, à aucun moment, amené à faire desaveux. Pendant la première décennie de Ben Ali, plusieurs procès onteu lieu impliquant des militants du Parti communiste des ouvriers deTunisie (PCOT) dont il est le porte-parole : en 1991, 1992, 1994 et1999. La dernière condamnation qu'il subit est de 9 ans et 3 mois.

Ses camarades ont connu le même sort. A cause d'une activité dedénonciation permanente des abus et injustices, ils ont été arrêtés ettorturés. Quatre parmi eux ont choisi la vie clandestine, AmmarAmroussia, Abdeljabbar Maddouri, Samir Taamallah et Béchir Abid 2

(ce militant a été libéré ces derniers jours suite à une grève de la faimde 21 jours, précédée d'une autre de 51 jours.)... Paradoxalement, lavie clandestine, malgré les dangers qu'elle recèle, est, dans ces condi-tions, le moyen que le pouvoir laisse, malgré lui, à ceux qui veulentcontinuer, un tant soit peu, à militer.

Mais, la logique du pouvoir absolu est telle que Hamma Hammamin'est pas le seul à subir les conséquences de sa volonté de défendre sesopinions. Sa famille n'y échappe pas.

Il s'agit, comme on le voit, d'une situation tragique où sont portéesà leur paroxysme la volonté répressive du pouvoir bourguibien- dontcelui de Ben Ali n'est qu'une variante- et la volonté tout aussi vigou-reuse de militants dont la force de conviction est si forte qu'ils devien-nent invincibles.

Tragédie dans laquelle s'opposent un pouvoir incarnant un com-portement tyrannique d'un autre âge, servi par une force policière deplus en plus considérable, et des militants, souvent jeunes, qu'anime lavolonté de changer le système politique vers plus de justice, plus dedémocratie et plus de modernité. Le combat mené contre la dictature,qu'incarnent, entre autres, Hamma Hammami et ses amis, exprime, à

2. Béchir Abid, arrêté entre temps a été relâché. Pendant la durée de sa détention à laprison civile de Tunis, il a fait une grève de la faim de cinquante et un jours, puis unedeuxième qui dura vingt et un jours, suite à laquelle il a été libéré. Le Comité nationalqui s'est constitué sous la présidence du professeur Jalloul Azzouna, pour le défendre,entend continuer son action jusqu'à ce que Béchir Abid recouvre l'ensemble de sesdroits civiques et politiques.

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mes yeux, une force de type prométhéen contre la répression et le refusd'entrer dans l'Histoire d'un régime politique qui ose proclamer, étantassuré que le ridicule ne tue pas, l'élection du Président de laRépublique avec 99,94% des voix. Sommet de la bêtise politique qued'autres dictatures, voisines, ont appris, pourtant, à éviter.

Le sens d'un combat

Mais on peut se demander pourquoi tant d'intérêt porté à une per-sonne, Hamma, et pourquoi un comité groupant plusieurs dizaines d'a-vocats, de médecins, d'universitaires, de dirigeants politiques, de mili-tants de tendances diverses, a été créé pour le défendre ?

Il me semble que c'est parce que Hamma Hammami est parvenu aurang de symbole :

- de la constance et de la force du combat. Personne ne peutnier qu'il est un modèle de conviction, de ténacité et de vigueur

- de la centralité historique de la gauche dans les luttes pourla justice, la démocratie et le respect des droits de l'Homme.C'est, en effet, la gauche qui, durant la période de Bourguiba, ainitié, à côté d'autres forces politiques qui se sont constituées àpartir du milieu des années soixante dix, les luttes pour cesvaleurs, contre un régime tyrannique, contre le pouvoir person-nel, pour la reconnaissance des droits d'un peuple queBourguiba désignait par l'expression si méprisante de "poussiè-re d'individus". Déjà, dans les années soixante, des militants degauche ont connu les procès et la prison parce qu'ils osaientcontester les choix économiques et politiques du régime et uneforme de gestion de la société qui ne reconnaissait pas aux indi-vidus et aux groupes leur autonomie face à la suprématie del'Etat et de son chef. Que ce soit au sein des espaces universi-taires ou aux côtés des ouvriers ou, à partir des années quatrevingt, aux côtés des femmes, la gauche s'est impliquée dans lesluttes démocratiques et sociales. Hamma Hammami, depuis ledébut des années soixante dix, a incarné cette forme d'implica-tion politique et citoyenne. Avec le pouvoir de Ben Ali, très tôtla guerre a été déclarée aux militants de gauche. Nous rappel-lerons l'intervention du pouvoir politique contre le Parti de l'u-

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nité populaire (PUP) et l'arrestation de Jalloul Azzouna, cellede l'avocat Béchir Essid. Contre ces interventions, marquantune tendance hégémonique qui allait s'accentuer, des comitésont été très vite constitués pour la défense de ces militants, demême qu'a été créé le Comité des 18, en 1993, pour la défensedes prisonniers politiques. L'implication des militants de gauchedans les luttes démocratiques au sein de la Ligue tunisienne desdroits de l'Homme (LTDH) est également connue.

- de la centralité de la gauche dans les luttes contre le pou-voir sans partage de la monarchie républicaine, pour l'émer-gence d'une société civile et d'une conscience citoyenne, ensomme pour une République où soient reconnus les droits fon-damentaux de l'individu.

- enfin, de la lutte pour l'entrée de l'Etat dans l'Histoire. Lagauche, de par son ouverture sur les cultures du monde, de parson attitude critique, depuis les années soixante, quand on cher-chait à imposer un socialisme par le haut, s'est heurtée au pou-voir d'un Etat pour qui le pays, biens et personnes, n'était qu'unpatrimoine privé.

Bref, si tant de personnes, de tendances si diverses, se sont regrou-pées aussi facilement, en février 1999, c'est, nous semble-t-il, pourrevendiquer le sens du combat dont Hamma Hammami est le symbole,et pour dire leur volonté de lutter pour l'avènement d'une société civi-le libérée.

Mais le combat dont Hamma Hammami est le symbole est, aujour-d'hui, payé très cher par des militants appartenant à des tendancespolitiques diverses. Le combat que mène la LTDH, entre autres, sur-tout depuis son dernier congrès, est un combat héroïque. L'offensivemenée par le pouvoir contre cette organisation, expression majeure dela société civile, rappelle à bien des égards celle que mena Bourguiba,quelques décennies plus tôt, contre l'UGET(Union générale des étu-diants de Tunisie) et l'UGTT(Union générale tunisienne du travail),autres pôles incontournables de la Tunisie moderne. Il est vrai que l'é-volution de la société tunisienne a ceci de nouveau par rapport auxdeux premières décennies de l'indépendance, que les droits del'Homme y soient devenues une valeur mobilisatrice. On le voit à l'am-

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pleur des luttes menées en Tunisie pour ces valeurs, et celles poursui-vies en dehors d'elle par les associations humanitaires dirigées par desTunisiens. Il reste, cependant, que ces luttes doivent être d'avantageunifiées sur une base rationnelle et articulées à une vision d'ensemblequi s'attaque directement à l'institution étatique, en tant qu'institutionproductrice de répression et aux luttes sociales.

Le combat que mène le Comité de soutien à Hamma Hammami n'estpas facile. Les grèves de la faim, organisées par le Comité à Tunis etdans les régions, auxquelles participèrent des militants des droits del'Homme ; celle, exemplaire, de sa fille, Nadia et de Najoua Rezgui,épouse d'un des camarades de Hamma, Abdeljabbar Maddouri, ontrévélé le caractère fondamentalement insensible à l'humain d'un pou-voir de caractère absolu. Notre combat, s'est révélé, cette année, plusdifficile. Vous savez peut-être tous, qu'ayant appris qu'une réunion desmembres de notre Comité allait avoir lieu, des forces de police sanscommune mesure avec le fait en soi de la réunion, sont venues occu-per la rue où elle devait avoir lieu. Je puis, à ce propos, témoigner dela brutalité de la police face aux militants qui sont venus, nombreux,assister à cette réunion. Les jours suivants, la police est venue empê-cher quiconque d'entrer dans la maison où le Comité a l'habitude dese réunir. Mais ceci ne nous empêchera pas de continuer à militer pourle rétablissement de Hamma Hammami et de ses amis dans leursdroits. Le Comité international pour la défense de Hamma et de sescamarades qui vient d'être constitué est en parfaite continuité avec unetradition de solidarité qui vit, jadis, se constituer un comité du mêmetype qu'animaient des intellectuels, dont Sartre, pour la libération d'unautre intellectuel, Nazim Hikmet, fondateur du Parti communiste turc.

Le 2 février 2002, une scène dont la mémoire collective conserverale souvenir s'est déroulée devant le Tribunal de Tunis : HammaHammami, Samir Taâmallah, Abdeljabbar Maddouri se sont présentéspour faire opposition contre les jugements prononcés contre eux parcontumace. Ils étaient accompagnés de leur camarade, AmmarAmroussia, condamné en 1997 à deux ans et quatre mois de prison, etqui vivait, lui aussi, dans la clandestinité. Malgré le déploiement poli-cier impressionnant, des centaines de militants et de citoyens sontvenus exprimer leur solidarité avec Hamma et ses camarades, recher-

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chés par la police depuis des années. Un acte de défi inédit dans lesannales de la vie politique tunisienne3.

Salah HamzaouiPrésident du Comité national de soutien

à Hamma Hammami et ses camarades

3. Après que Hamma et ses camarades ont annoncé leur intention de quitter la vieclandestine, les domiciles de personnes suspectées de complicité avec eux ont été visi-tés par la police. La maison du Président du Comité était continuellement surveilléepar la police, qui a stationné devant la porte, du 22 janvier au 2 février, empêchant qui-conque d'y accéder. Seuls son épouse, son fils et lui-même avaient le privilège d'ent-rer et de sortir. Mais ceci n'a pas empêché des dizaines de militants de leur rendre visi-te marquant ainsi leur solidarité avec le combat mené par le Comité. La police est alléejusqu'à interdire l'accès à la rue dans laquelle se trouve cette maison qui sert en mêmetemps de local pour le Comité. Et pour prendre la mesure du ridicule dans lequel lesautorités n'ont pas hésité à tomber, on prétexta pour fermer la rue à la circulation à uneheure de pointe, le premier jour un accident de la circulation, et le deuxième des tra-vaux, en laissant un engin des travaux publics sur le pont qui donne accès à la rue blo-quée. La veille du procès, plusieurs dizaines de journalistes étrangers et des militantstunisiens et étrangers sont venus exprimer leur solidarité avec le Président du Comitémaintenu dans une forme particulière de résidence surveillée. La police n'hésita pas àles malmener, osant arracher des mains de certains journalistes leurs caméras. Le len-demain, on se rendit compte que cette scène était, en réalité, une sorte de répétitiongénérale et un message. Mais rien n'allait empêcher ces militants de venir le lendemaindevant le Tribunal exprimer leur solidarité avec les militants du PCOTet dire non à ladictature absolue. Le pouvoir hésita un moment à réprimer la foule qui avait envahi lasalle d'audience, mais il ne put contenir trop longtemps sa nature, comme l'a prouvé labrutalité avec laquelle les forces de l'ordre ont enlevé les détenus au sein même de lasalle d'audience.

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Première partie

Trente ans de lutte. 1972-2002

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1. Première arrestation, première ren-contre avec la tortur e. Février 1972

Ma première arrestation remonte au mois de février 1972. J'étaisétudiant à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Tunis et jemilitais au sein de l'Union générale des étudiants de Tunisie (UGET).Mon arrestation s'inscrivait dans le cadre de la répression du mouve-ment étudiant qui luttait pour l'autonomie de son syndicat face à unpouvoir qui domestiquait toutes les organisations de masse et leurimposait des directions qui lui étaient totalement inféodées. Les étu-diants qui voulaient mettre fin à ce diktat ont organisé un congrèsextraordinaire au sein du campus universitaire pour chasser une direc-tion qui a été imposée à l'UGETquelques mois auparavant et élire uneautre, démocratique et représentative. Les autorités ont réagi en arrê-tant un grand nombre de militants, surtout ceux qui ont pris part à lapréparation et à l'organisation du congrès, les accusant de "complotcontre la sécurité de l'Etat".

Ce fut dans ce cadre là que, le soir du 9 février 1972, trois policiersen civil ont assailli, armes à la main, le studio d'un ami, où je m'étaisréfugié après la fermeture de l'université sur décision du gouvernementet le début des arrestations massives au sein du mouvement étudiant etlycéen ainsi qu'au sein des milieux de la gauche tunisienne accusée d'ê-tre derrière les événements qui ont secoué l'université. Les agents de laDST n'ont ni décliné leur identité, ni présenté de mandat d'arrêt et deperquisition délivré par les autorités judiciaires. Après avoir "fouillé"le studio, ils m'ont directement conduit, menottes aux mains, au siègede la police politique se trouvant au cœur du ministère de l'Intérieur.En cours de route, j'ai eu droit à des gifles, des coups de poing et descrachats sur la figure, des insultes et des menaces de mort. J'étais trai-té "d'ingrat envers Bourguiba" qui m'avait offert, selon leurs dires, l'oc-casion de m'instruire et de "devenir un homme", sinon j'aurais pu êtreencore à la campagne, errant avec mon bâton derrière un troupeau debrebis ou de chèvres.

Dès notre arrivée au ministère de l'Intérieur, les trois agents qui m'a-vaient arrêté m'ont confié à un autre groupe d'agents qui m'ont enfer-

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mé dans une cellule où il n'y avait rien : ni lit, ni eau, ni toilettes. J'aipassé la nuit assis sur le sol. Des agents venaient m'inspecter et par lamême occasion me couvrir d'injures, me donner des coups de poing,des coups de pied et me promettre "un séjour mémorable". Le lende-main matin, les interrogatoires ont débuté. Les policiers, Hassan Abid,Moncef ben Gbila, Mohsen ben Abdelssalem, Mohamed Rezgui etMohamed Ben Henda, voulaient me faire avouer que j'avais participéà un "complot communiste-baâthiste-sioniste". Et c'était à moi de leurdonner les "détails" de ce fameux complot. Ayant trouvé dans machambre à la cité universitaire les écrits de Che Guevara et la compo-sition du cocktail molotov écrite sur un papier, il n'y avait pas de doutepour eux que je représentais "le chef de l'aile militaire des complo-teurs".

Pendant cinq jours, du 9 au 14 février 1972, j'ai été quotidiennementtorturé pendant de longues heures. Alors que j'étais totalement désha-billé, Mohamed Rezgui, Mohamed Ben Henda et un troisième agentqui a participé à mon arrestation m'enchaînaient les deux mains auniveau du poignet avec une corde, me passaient les deux genoux entreles deux bras puis passaient un gros bâton sous le creux de mes genouxet sur mes bras au niveau des coudes et me plaçaient entre deux tables.C'est la position du "poulet rôti". L'un des trois tortionnaires se plaçaitderrière ma tête et prenait le bout de la corde qui enchaînait mes deuxmains et me faisait balancer entre les deux tables pendant quelquesminutes pour provoquer des vertiges. Puis Mohamed Rezgui me tabas-sait sur les plantes des pieds, les fesses, le dos, bref, sur tout le corpsen utilisant un bâton, un tuyau ou un nerf de bœuf. Le tabassage étaitgénéralement accompagné de crachats sur la figure, de coups sur latête, d'arrachements de cheveux, de versement d'eau dans la bouche etdans les narines, d'insultes, de menaces de viol et de mort. Alors quej'étais dans cet état, Moncef Ben Gbila, qui dirigeait l'interrogatoire,me posait des questions ou plutôt voulait me forcer à reconnaître quej'avais comploté contre la sécurité de l'Etat en connivence avec des"forces étrangères" ! De temps en temps, on me détachait et on me for-çait à marcher. On me tabassait sur le dos avec un tuyau ou une crava-che pour me faire bouger. En même temps, l'un des tortionnaires ver-sait de l'eau froide sur mes pieds. On disait que cela remettait les pieds

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en état de sentir la douleur des coups qu'on leur assénait.Ce genre de torture se répétait quotidiennement à raison de trois à

quatre séances par jour. Chaque séance durait entre une heure et demieet deux heures. Hassan Abid venait inspecter pour voir l'évolution del'interrogatoire et donner l'ordre de continuer ou d'arrêter la torture.Parfois, il prenait lui-même part à la torture. Il me donnait des coupsde poing sur la figure, me tirait violemment par les cheveux ou il pre-nait carrément un bâton ou un tuyau et me tabassait sur les plantes despieds avec une violence inouïe. "Pas de pitié avec les canailles" répé-tait-il à chaque fois qu'il passait. Après chaque séance de torture, on meramenait dans ma cellule en me forçant à marcher ou en me transpor-tant entre les deux bras, car parfois même en me tabassant, je n'arrivaispas à bouger de ma place. Je restais à terre. Dans ma cellule, on me for-çait souvent à rester debout les mains en l'air en levant une jambe.Parfois, on me forçait aussi à m'asseoir sur les genoux, les mains enl'air. Je dois reconnaître que dès les premières séances de torture, je nepouvais plus marcher sur mes pieds, me tenir debout ou même dormirà cause des douleurs que je sentais partout. En plus, j'ai subi un grandchoc. C'était la première fois que je tombais entre les mains de la poli-ce en général et de la police politique en particulier. Je n'ai jamaispensé que les choses se passaient avec une telle sauvagerie. Outre lesdouleurs physiques que provoquait la torture, c'est la dignité de la vic-time qui était visée en premier lieu. Sa destruction morale prime mêmesur sa destruction physique.

Au cours des interrogatoires que j'ai subis, mes tortionnaires ne vou-laient m'entendre parler ni du mouvement étudiant, ni de l'UGET, nides libertés syndicales, ni de la démocratie. Ils voulaient que je recon-naisse avoir participé à "un complot contre l'Etat". La seule fois où ilsm'avaient laissé parler du Congrès extraordinaire et de l'aspiration desétudiants à une vie démocratique, c'était au cours du premier jour etc'était aussi pour me tourner en ridicule. A mon discours naïf sur ladémocratie, ils ont répondu qu'ils étaient "très convaincus" par ce dis-cours car eux-mêmes étaient "très attachés" aux principes démocra-tiques et surtout au principe de la "liberté de choix" car il est absurded'imposer à quelqu'un quelque chose qu'il n'a pas choisi librement. Etpour me donner la preuve de leur "conviction démocratique", l'un

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d'eux s'est éclipsé pendant une minute puis est revenu avec un grandsac. Il a vidé son contenu sur une table : des bâtons, des tuyaux, desnerfs de bœuf, des matraques, des fils et des tas d'autres "trucs"échouèrent sur la table. L'agent me dit : "Voilà, on te donne, monsieurle démocrate, la liberté de choisir le truc avec lequel on va te baiser. Iciaussi, nous sommes des démocrates". Ses collègues ont éclaté de rire.Stupéfait, je n'ai pu répondre. Il me dit de nouveau : "Apparemment,tu as l'embarras du choix, on va te les faire goûter tous, par esprit dejustice, comme ça tu ne nous en voudras pas". Deux ou trois agents sejetèrent sur moi, me déshabillèrent et me mirent en position du "pou-let rôti". J'ai tout de suite compris ou plutôt réalisé le seul domaine oùune dictature fasciste peut accorder à ses "sujets" la liberté de choisir."Choisis le truc avec lequel on va te baiser" : cette phrase résonne jus-qu'à maintenant dans ma tête. Souvent en me la rappelant, j'éclate derire : je n'arrive pas à distinguer le côté "comédie" du côté "drame" decette scène. Moi-même, lorsque le tortionnaire m'avait adressé cesparoles, j'étais déchiré entre éclater de rire ou en sanglots.`

Devant mon refus de reconnaître ce que mes tortionnaires voulaientm'imposer, j'ai été transféré, le 14 février 1972 au soir, dans une fermesecrète située dans la localité de Nâasan, à douze kilomètres de Tunis(sur la route du centre d'eau thermale de Jebel Oust). Cette ferme ser-vait de centre de torture et de détention au secret à la police politiquetunisienne. On m'a attaché les deux mains derrière le dos par une cordeet on m'a mis la tête dans un sac qui sert habituellement à mettre du blépour que je ne puisse rien voir. Avant de me pousser à l'intérieur dufourgon cellulaire qui allait me transporter, Hédi Kacem, l'un des tor-tionnaires les plus redoutés de l'époque, me dit : "Monte fils de putain! Ta mère ne te reverra plus !". J'ai sérieusement pensé qu'ils allaient sedébarrasser de moi. Le cauchemar que je vivais depuis mon arrestationne pouvait que renforcer un tel sentiment. Pour moi, ils étaient capa-bles de tout. La route a duré plus d'une demi-heure. C'était la nuit et enplus ma tête était couverte, je ne distinguais rien. A un moment, lefourgon cellulaire s'arrêta. La porte de derrière s'ouvrit et deux agentsme prirent par les bras, me descendirent et me transférèrent dans unepetite voiture. Après quelques minutes, nous arrivâmes à la ferme. Lesac ne m'a été enlevé qu'une fois conduit dans un des sous-sols de cette

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ferme. Je me trouvais devant un nombre impressionnant de policiers encivil. Parmi eux, il y avait le chef de la DST, Youssef Allouche, unhomme assez âgé, et un haut responsable du ministère de l'Intérieur, undénommé "Mokrani". Ce dernier me résuma le but de mon transfertdans ce lieu secret : "Tu ne quitteras ce lieu qu'après avoir tout avoué,sinon tu seras enterré ici même. Personne ne nous demandera de comp-tes. C'est nous qui décidons de ta vie et de ta mort". Il ajouta :"Maintenant que des voitures de la police ont été attaquées par descocktails molotov, il ne reste plus de doute que tu es le responsable dela branche militaire du complot". Evidemment, c'était du bluff parcequ'il n'y a eu aucun usage de cocktails molotov ou d'aucune autreforme de violence. Mais pour justifier la campagne d'arrestations mas-sives, la violence policière et la fermeture de l'université et de plusieurslycées, le pouvoir a crié au complot fomenté par des "communistes,bâathistes et sionistes". La police politique devait alors inventer lecomplot et fabriquer les dossiers nécessaires.

Dès la sortie des hauts responsables de la DSTet du ministère del'Intérieur, on me déshabilla et on me conduisit à une salle au rez-de-chaussée où deux tables étaient déjà installées. Mes tortionnaires m'ontfait subir les mêmes supplices que j'avais subis au ministère del'Intérieur, surtout la méthode du "poulet rôti", mais avec plus decruauté. Les séances de torture duraient plus longtemps. J'étais torturéde jour comme de nuit. Cependant, je n'avais rien à leur avouer. Jerefusais catégoriquement de reconnaître des choses qui n'ont jamaisexisté. Pour moi, c'était une honte. Non seulement je me serais repro-ché des choses que je n'ai jamais faites, mais j'aurais aussi souillé lemouvement étudiant qui luttait pour des revendications légitimes.Ainsi, j'étais contraint de résister à la torture, ce qui irritait mes tor-tionnaires et les rendait plus cruels. Outre la torture physique, ils meprivaient de nourriture et d'eau. Au lieu de me donner à boire, ils meversaient de l'eau sur le visage. Chaque fois qu'ils me trouvaient allon-gé par terre entre deux séances de torture, ils me forçaient à resterdebout presque nu en plein hiver. Chaque fois que Hassan Abid passaitpour inspecter les lieux, il prenait part à la torture. En plus, il ordon-nait à ses sbires d'être plus sauvages et plus cruels avec moi.

Le 19 février au matin, trois agents sont venus me chercher dans ma

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cellule. Au lieu de m'emmener à la salle de torture, ils se sont dirigésvers un coin de cette ferme et m'ont fait entrer dans une petite cour nongoudronnée. Il y avait, nous attendant, un tortionnaire de renom, HédiKacem, devant une petite fosse ressemblant à une tombe fraîchementcreusée. Il donna l'ordre aux agents de m'enchaîner les deux mains der-rière le dos avec une corde. Puis il chargea devant mes yeux son revol-ver et me demanda de réciter la chahadaavant de quitter la vie d'ici-bas et rejoindre la vie de l'au-delà où j'aurai, selon ses dires, le châti-ment de Dieu après avoir reçu le châtiment de Hédi Kacem. Il ordon-na à ses sbires de me bander les yeux, me colla le canon de son revol-ver sur la tête et fit semblant de tirer. Puis il ôta son revolver en disantaux agents qui me tenaient par les bras : "Vous savez qu'il ne méritemême pas la mort. Peut-être que lui-même espère mourir pour échap-per à nos supplices. Nous torturons mais nous ne tuons pas. Nous per-pétuons la douleur, mais nous ne lui donnons pas la chance de mourir,de se soulager". Alors, il me prit par les cheveux, m'assomma d'uncoup de poing en pleine figure et me poussa dans la fosse qu'ils avaientcreusée pour simuler la scène d'exécution. Je suis tombé sur la figure,les mains liées derrière le dos et les yeux bandés. Il poussa avec sespieds la terre et cria : "Enterrez vif ce fils de putain. Enterrez-le", et ils'en alla. Les trois agents me soulevèrent et m'emmenèrent à ma cellu-le où ils me jetèrent par terre les mains enchaînées.

J'ai passé toute la journée dans cet état. J'essayais de comprendre cequi m'arrivait. Parfois, je trouvais la situation absurde. Je me deman-dais si le fait d'avoir participé à un mouvement qui revendiquait l'au-tonomie de son syndicat, ce qui était pour moi quelque chose des pluslégitimes et des plus logiques, méritait tout cela. Mais en même temps,je commençais à saisir toute l'importance d'une telle revendicationdans un pays comme le nôtre et toute la peur qu'elle provoquait chezle pouvoir, car elle menaçait tout un édifice bâti sur le mensonge et laduperie. En effet, la revendication d'autonomie par le mouvement étu-diant provoqua une fissure au sein du système du parti unique basé surle slogan fallacieux de l'"unité nationale" et encouragea d'autres sec-teurs, surtout les travailleurs à faire de même. C'est ce qui expliquaitpour moi toute la cruauté avec laquelle nous étions traités, nous, lesmilitants du mouvement étudiant. Depuis mon arrivée à cette ferme de

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Nâasan, je ne cessais d'entendre les cris des suppliciés. Je n'avaismême pas la possibilité de fermer mes oreilles. C'était pire que la tor-ture physique elle-même. Chaque cri me perçait la tête, se propageaitdans mon corps comme des ondes électriques. A chaque cri, mon corpset surtout mes plantes de pied frissonnaient comme si c'était moi-même qui recevais les coups. Inconsciemment, je faisais les mêmesgestes que je faisais sous la torture. Je me tordais les pieds et les jam-bes pour éviter les coups. J'avais même envie de crier moi aussi parceque cela m'aidait à oublier les cris des autres. J'ai découvert qu'enmatière de torture, en être un acteur, c'est-à-dire la vivre physiquement,est moins pénible que de l'entendre ou de la voir. L'attente, les angois-ses et les traumatismes qu'elle crée sont incommensurables.

Vers la fin de l'après-midi, l'agent qui me surveillait, HassanSaïdane, me demanda de me lever et de le suivre. Il me conduisit à unbureau où nous avons retrouvé Moncef Ben Gbila et Mohsen BenAbdessalam, le commissaire-greffier. Ils se sont finalement résignés àenregistrer dans le procès verbal les faits qui avaient trait à mes activi-tés syndicales au sein de l'UGETet à ma participation à l'organisationdu Congrès extraordinaire de ce syndicat. Quant aux textes militairesde Che Guevara, ils ont noté que je les avais achetés "non pour appli-quer ce qu'il y avait dedans, mais juste pour les lire". Enfin, ils ontaussi noté que la fameuse composition du cocktail molotov n'étaitqu'une simple note de lecture que j'avais tirée d'un récit autobiogra-phique d'un révolutionnaire latino-américain. Le soir, on m'a de nou-veau mis les menottes et un sac noir sur la tête. J'ai été conduit aupavillon cellulaire (pavillon E) de la prison civile de Tunis. J'étaisincarcéré seul dans la cellule numéro 14. Il n'y avait ni eau, ni toilet-tes, ni lit mais tout simplement un broc en métal plein d'eau (environun litre), une kasria (un bassin), très sale pour faire mes besoins, unpaillasson par terre et une couverture grise, sale et puante.

J'ai passé un mois totalement seul dans la cellule 14. Je ne recevaisni visite de ma famille, ni visite d'avocats, ni couffins4 , ni vêtementspour me changer. Le gardien m'avait dit que j'étais là "pour le compte

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4. Les familles ont à charge de nourrir les prisonniers en leur apportant un "couffin"régulièrement, vu l'insuffisance et la très mauvaise qualité de la nourriture qui leur estservie.

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de la police". Je dois signaler que j'ai été transféré directement à la pri-son sans passer devant un juge. Je passais tout le temps enfermé dansma cellule. Je ne la quittais que pour quelques minutes, le matin et l'a-près-midi. Je remplissais le broc d'eau et je versais le contenu de lakasriadans les toilettes situées au fond du couloir puis j'allais dans lacour pour passer le temps de promenade qui m'était accordée. A peinecinq ou six minutes. Le gardien s'installait près de l'entrée pour me sur-veiller. Le premier jour, je lui ai demandé l'heure. Il m'a répondu sèche-ment : "C'est interdit". J'ai essayé de faire quelques mouvements surplace, il m'a assommé : "C'est interdit. Marche et c'est tout". J'ai trou-vé devant moi une chaussette bourrée de papiers et transformé en bal-lon, j'ai shooté dedans, il a crié : "Ne fais pas ça, c'est interdit !". Je luiai répliqué que je ne faisais rien d'interdit. Il m'a tout bonnementrépondu : "Ici, tout moyen de distraction est interdit", et il m'a ordon-né de regagner ma cellule. Dans le couloir, j'ai croisé un détenu qui fai-sait la corvée, je l'ai salué avec ma naïveté paysanne. Il ne m'a mêmepas regardé. Le gardien m'a assené un coup sur la nuque, avec sa gran-de main, en me rappelant qu'il était "interdit de parler à quiconque".Evidemment, dans ma cellule, je n'avais ni stylo, ni papiers à écrire, nilivres, ni radio, ni journaux. Tout était interdit. Le matin, on ne servaitpas de petit déjeuner. Les deux plats servis dans des gamelles à midi etle soir étaient immangeables. Tout le temps, j'avais faim et froid, ce quim'empêchait de dormir. Pendant le mois que j'ai passé en prison, j'aireçu à deux reprises la visite du tortionnaire en chef, Hassan Abid. Ilvenait m'interroger à propos de lettres personnelles. L'une de ces lett-res m'a été écrite par une amie qui étudiait à la même faculté que moi.Dans cette lettre, elle plaisantait en me disant qu'elle écrivait sur "unefeuille rouge, la couleur de ton parti". Or, le père de cette étudiante n'é-tait autre que le directeur de la Sûreté nationale. Elle ne m'en avaitjamais parlé car elle était tout le temps en désaccord avec lui. Elle pre-nait part aux assemblées générales et aux différentes manifestationsestudiantines. Hassan Abid croyait trouver un trésor en mettant la mainsur cette lettre. Il voulait savoir si je connaissais le père et s'il était aucourant de mes activités "subversives". En plus, cette lettre était pourlui "la preuve irréfutable" que j'appartenais à un parti clandestin, unparti rouge. Evidemment, j'ai nié toutes ces allégations. Une seule fois

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j'ai été ramené aux locaux de la DSTpour une confrontation avec unmilitant de l'UGETqui a avoué que nous étions "tous les deux chargésdu contact avec le mouvement lycéen pour élargir la contestation".Cette fois-ci, je n'ai pas été torturé. J'ai seulement passé deux ou troisheures dans les locaux du ministère de l'Intérieur et reconduit à la pri-son.

Le 18 mars 1972, des agents de la DSTsont venus me chercher. Ilsm'ont emmené devant le juge d'instruction, Othman Oueslati. Il m'ademandé mon identité, la date et le lieu de ma naissance, ma profes-sion et mon adresse et il a dicté quelques phrases à son greffier signi-fiant que le dossier était classé et que j'allais, par conséquent, êtreremis en liberté. Il ne m'a pas interrogé. Il ne m'a même pas posé uneseule des questions pour lesquelles la police politique m'avait sauva-gement torturé. Tout paraissait absurde. Je n'arrivais pas à réaliser cequi se passait, n'ayant aucune expérience politique. Personne dans lemouvement étudiant ne m'avait parlé de son expérience avec la policepolitique ou en prison. En ce moment absurde, il m'est apparu qu'il n'ya pas plus facile que de jouer avec le destin d'un être humain.

Avant de me libérer, les agents de la DSTm'ont emmené au minis-tère de l'Intérieur. Là, j'ai trouvé certains de mes camarades. On secroyait tous sortis de l'enfer. Chacun a raconté ce qui lui était arrivé, etsurtout les anecdotes. Dans cette ambiance chaleureuse, nous avonstrès vite oublié nos douleurs et la torture dont les séquelles étaientencore visibles sur nos corps. En fin d'après-midi, la porte de la geôles'est ouverte et nous étions libérés. En sortant, j'ai su que le pouvoiravait été contraint, sous la pression à l'intérieur et à l'extérieur du pays,de libérer tous les détenus et de classer l'affaire. Seuls des militantsappartenant à des organisations marxistes et nationalistes arabes clan-destines ont été gardés. Leur libération a été ajournée de quelquessemaines.

Au mois d'avril 1972, l'université a ré-ouvert ses portes. Bourguibaa cédé à la pression de l'opinion publique. Ainsi, la vie estudiantine arepris son cours. Le mouvement de février 1972 est resté l'un desmoments les plus forts de l'histoire du mouvement de la jeunesse tuni-sienne. Il a scellé la rupture entre cette jeunesse et le régime deBourguiba. Chaque année, les étudiants le fêtent. Ce mouvement a eu

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sur ma propre vie de très grandes répercussions. En effet, elle n'a pasrepris son cours normal après ma libération. De fait, j'ai commencé unenouvelle vie. Mes "deux vies", celle d'avant mon arrestation, et celled'après, ont été séparées. Profondément séparées. C'est la police poli-tique ou plutôt la dictature de Bourguiba qui a tissé volontairement, ouinvolontairement, cette séparation.

Sur le plan physique, je n'étais plus le même. Désormais, je portaisdes traces immuables sur mon corps. Juste avant mon arrestation, j'a-vais commencé à m'entraîner avec l'équipe nationale d'athlétisme.Quelques mois auparavant, j'avais pulvérisé avec mes trois coéquipiersle record universitaire et scolaire des 4 x 100 mètres. Je pratiquais monsport préféré dans l'un des clubs les plus prestigieux de la capitale.Après mon arrestation, je ne pouvais plus reprendre ma vie sportive.Un coup reçu sur la nuque - asséné par le parapluie de Fredj Gsouma,un commissaire de la DST- a provoqué une certaine faiblesse auniveau de toute la partie gauche de mon corps avec des douleurs chro-niques. Ma jambe gauche ne pouvait plus me servir d'appui commeavant, ni en saut en longueur, ni en course de vitesse.

Sur le plan mental, les rêves du fils de paysan pauvre qui voulaitréussir dans sa vie professionnelle, sortir sa famille de la misère, larehausser dans le village et la rendre fière du fils pour lequel elle a toutsacrifié, ces rêves ont été enterrés au ministère de l'Intérieur, à la fermesecrète de Nâasan et à la cellule 14 du pavillon E.

En effet, ma vie a pris un autre sens, au sens concret et au sens figu-ré. Celui du combat contre l'injustice et l'arbitraire qui n’étaient pluspour moi des notions abstraites, mais des réalités concrètes dont moncorps, mon psychisme et ma conscience portaient les stigmates.Acquérir plus de savoir et de connaissances, n'était pas une fin en soi,mais aussi, et surtout, me permettait de comprendre profondément lasociété dans laquelle je vivais, les causes de l'injustice et de l'arbitrai-re qui caractérisaient le système politique, les intérêts qu'ils servaient,les moyens pour lui faire face. Je devais en outre chercher les gens,hommes et femmes, qui portaient les mêmes aspirations que moi pourjoindre mes efforts aux leurs afin de changer la situation. Je n'avaisplus peur d'être de nouveau arrêté, torturé ou emprisonné. Lors de monséjour à la police politique, j'ai manifesté, surtout au début, certains

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signes de peur devant mes tortionnaires. Cela n'a servi à rien. Aucontraire, ma peur les encourageait à aller plus loin avec l'espoir dem'extorquer des aveux. Je ne leur faisais pas pitié, au contraire, lesmanifestations de peur et de souffrances provoquaient leurs moquerieset les rendaient plus arrogants. Bref, la leçon que j'en ai tirée est quepeur et dignité ne vont pas de pair. Dans cette vie, celui qui a peur nepeut aspirer à rien ; par contre celui qui n'a pas peur est libre. La peurne peut nous épargner ni la souffrance, ni la mort. Cependant, elle peutnous empêcher de jouir de notre vie et de lui donner le sens qu'on sou-haite. Aussi ai-je laissé la peur derrière moi. Quant à mes parents, ilsne devaient plus tirer leur fierté de ma bonne scolarité ou de l'aidematérielle que je leur procurerais après l'obtention de mon diplôme,mais ils pouvaient être fiers de l'enfant à qui ils avaient donné la vie,qu'ils avaient envoyé à l'école et instruit, et qui consacrait sa vie à ladéfense de sa dignité et de la dignité des faibles et des pauvres, de tousleurs semblables. C'est une vie pleine de difficultés et de souffrancemais y a-t-il une dignité qui ne se fonde sur la douleur comme disaitl'un des personnages du célèbre roman d'André Malraux, La conditionhumaine ?Et comme pour m'aider à me séparer définitivement de mavie précédente, la police politique a confisqué tout mon passé :Quelques photos d'enfance, mes bulletins de note au lycée, mesmeilleures dissertations de littérature arabe et de philosophie, les poè-mes que j'avais écrits depuis l'âge de treize ans et qui étaient rassem-blés dans des cahiers, les contes et quelques lettres d'amour que j'aiconservées de la fille que j'ai aimée au lycée, mon certificat de bacca-lauréat, ma carte d'étudiant, mon passeport, bref tout ce que j'ai pu gar-der depuis mon enfance et que je mettais dans une petite valise, dansma chambre, à la cité universitaire. Lorsque je suis revenu à la DST,après ma libération, pour réclamer mes affaires, j'ai failli être à nou-veau tabassé : "On ne rend rien ici. Estime-toi heureux d'être encorevivant, fils de pute", m'a dit Hassan Abid en présence d'autres agents.Finalement, en quittant la DST, le 18 mars 1972, je n'avais rien sur moiqui atteste qui j'étais et ce que j'étais. Au fond, mon ancienne identité,je m'en suis séparée. Je suis sorti avec une nouvelle dont j'étais fier.Mes tortionnaires m'ont aidé, sans le vouloir, à prendre le chemin de ladignité, à m'ouvrir les yeux sur les problèmes de la Tunisie et à donner

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un sens à ma vie. Depuis, je n'ai ni regretté le choix que j'ai fait, niabandonné le chemin que j'ai pris. Au contraire, chaque jour qui passene fait que renforcer ma conviction de la justesse de mon choix.

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2. Nouvelle arrestation en 1974

Après presque deux ans et huit mois de "liberté", je me suis retro-uvé de nouveau entre les mains de la police politique. Je dois rappelerqu'après ma libération en mars 1972, j'ai repris l'université et mes acti-vités syndicales. Je me suis aussi engagé dans un mouvement de gau-che, clandestin comme tous les autres mouvements politiques à l'é-poque. Aucun parti, aucune association indépendante n'étaient recon-nus. Ainsi j'étais l'objet d'incessantes tracasseries policières : sur-veillance, filature, interrogatoires aux locaux de la DST, expulsion dela cité universitaire etc. Au mois d'octobre 1973, la police tenta dem'arrêter pour m'enrôler, avec beaucoup d'autres syndicalistes dansl'armée. J'ai pu m'échapper mais j'étais obligé de vivre en semi-clan-destinité. J'allais rarement à la Faculté et je n'apparaissais pas dans leslieux publics. Cependant l'étau s'est resserré autour de moi à partir dedécembre1973. Une large campagne répressive s'est abattue sur l'orga-nisation marxiste El-aâmel Et-tounsi, à laquelle j'appartenais. Desdizaines d'hommes et de femmes ont été arrêtés. Mon nom a été cité.La traque policière s'est activée. J'ai plongé dans une clandestinité tota-le. Au cours de l'été 1974, la Cour de sûreté m'a condamné à deux ansde prison ferme par contumace pour "appartenance à une associationnon reconnue". D'autres camarades, qui vivaient avec moi dans la clan-destinité, ont été condamnés également.

Le 28 septembre 1974, en fin de journée, alors que je traversais unerue dans la région du Bardo (banlieue ouest de Tunis) accompagnéd'une militante qui avait été arrêtée en décembre 1973, relâchée aprèsquelques jours et enfin acquittée par la Cour de sûreté de l'Etat, HassanAbid, le haut fonctionnaire et le tortionnaire en chef de la DST, quipassait en voiture nous aperçut et fit demi-tour pour se diriger versnous. J'ai alerté la fille qui m'accompagnait et pris la fuite. HassanAbid me poursuivit avec sa voiture et devant mon refus de me rendreà lui, il fonça sur moi dans l'intention de m'écraser. Suite à une mau-vaise manœuvre, il buta contre un arbre. Des policiers en tenue qui ren-traient au poste de police non loin du coin, ont suivi la scène et, aidéspar un militaire de passage sur une motocyclette, m'ont attrapé et

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arrêté.Une heure plus tard, je me suis retrouvé dans locaux de la DST, au

ministère de l'Intérieur. C'était le ramadan et les responsables de la bri-gade étaient déjà rentrés chez eux. Hassan Abid me confia aux agentsqui effectuaient la permanence. Ils m'ont enchaîné dans une cellule.Après la rupture du jeûne, tout le monde était là : Hédi Fessi, le nou-veau patron de la DST, Hassan Abid, Mohamed Naceur qui faisait sesdébuts dans la police politique, Mongi Amara, tortionnaire de renom,Romdhane "boukabbous" le vieux de la DST, Mohamed Rezgui quim'avait torturé en 1972 et d'autres agents que je ne connaissais pas.Hassan Abid, après leur avoir raconté comment je lui avais causé unaccident qui aurait pu lui coûter la vie, commença l'interrogatoire. Sesquestions étaient claires et précises : l'adresse de ma planque, les nomsdes membres de la Direction du "groupe", les noms de tous les mili-tants que je connaissais, le lieu où on éditait le journal clandestin et lestracts, l'origine des faux papiers (une carte d'étudiant et une carte detravail) que la police avait trouvé sur moi au moment de mon arresta-tion. Je lui ai répondu tout bonnement que je ne savais pas de quoi ilparlait car je n'étais qu'un "simple étudiant apolitique". Et pour expli-quer le fait que je ne sois pas rentré chez mes parents pendant lesvacances d'été, je lui ai dit que "je vivais de grands problèmes psycho-logiques, ce qui me poussait à la solitude". Très "touchés", Abid et sessbires m'ont promis un séjour chez eux qui me permettrait "avec l'aidede dieu" de dépasser tous mes problèmes psychologiques. Hassan Abidinsista pour que je lui dise où j'avais pris congé des gens. J'ai inventéune histoire dont l'essentiel se résume au fait que je n'avais aucuneadresse. Ecœuré, Hassan Abid m'a fait savoir que lui et ses collèguess'étaient bien amusés en écoutant les "anecdotes" que je leur avaisracontées et qu'il était temps de passer aux choses sérieuses, medemandant de répondre aux questions qu'il m'avait posées au début del'interrogatoire. Je lui ai expliqué que je n'avais rien à ajouter à ce quej'avais déjà dit. Il se jeta sur moi, me roua de coups, me couvrit d'inju-res et sous les regards de son chef, Hédi Fessi, il ordonna à ses sbiresde m'emmener à la "salle d'opérations".

La salle d'opérations était un simple bureau situé au troisième étageoù il y avait deux ou trois tables et une armoire contenant différents

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instruments de torture : des gourdins, des fils et des cordes, des tuyaux,vêtements (utilisés comme baillons) etc. Mongi Amara et deux autresagents dont j'ignorais les noms me déshabillèrent de force. En quelquesminutes, ils m'ont mis en position du "poulet rôti". J'étais tout nu. Cettepremière séance de torture dura de 19h30 jusqu'à l'aube. Ils m'ont lais-sé pour aller prendre le repas du souhour. Mongi Amara, un tortion-naire, ou plutôt une véritable machine à torturer, s'est "occupé" de moi.Tantôt avec un bâton, tantôt avec un tuyau, il me battait sur les plantesdes pieds avec une cruauté inouïe. Ses coups s'étalaient aussi sur toutmon corps. De temps en temps, on me faisait descendre et on m'obli-geait à marcher en versant de l'eau froide sur mes pieds. Puis la tortu-re reprenait. A part les coups sur tout mon corps, Mongi Amara me brû-lait avec des mégots de cigarettes sur les parties sensibles, il a mêmeéteint sa cigarette dans mon anus, le transformant en cendrier. Pourm'empêcher de me concentrer, il m'arrachait les cheveux, me donnaitdes coups sur la tête. A l'aide d'un nerf de bœuf, il me frappait sur lepénis. Il essayait de faire entrer le bâton par l'anus etc. De temps entemps, Hassan Abid passait en compagnie de Mohamed Ennacer ouRomdhane pour voir où en étaient les choses. Mongi Amara leur signi-fiait que je refusais encore de parler. Ils lui ordonnaient de continueren me couvrant d'injures. A plusieurs reprises j'ai failli perdre cons-cience. Mais j'essayais par tous les moyens d'"être là" et de me maîtri-ser autant que possible, convaincu qu'il est totalement dégradant, bienqu'humain et compréhensible, de crier, de se lamenter ou de supplierson tortionnaire pour qu'il soit "clément". J'ai gardé un silence absolu.Je ne faisais aucun geste susceptible d'exprimer une certaine peur ouune souffrance. J'avais présent dans la tête le conseil que m'avait donnéun de mes camarades qui symbolisait la résistance en ce temps-là,Ahmed Othmani, actuellement président de Penal ReformInternational (PRI). Il me disait : "le tortionnaire trouve sa jouissanceet son bonheur dans les cris, les lamentations et les supplications de savictime. Ce comportement valorise son métier, lui fait sentir qu'il estutile. Pour le priver de ce 'bonheur', et lui faire sentir qu'il est méprisa-ble, ne crie pas, ne te lamente pas, ne le supplie pas. Il se sentiraimpuissant et méprisable devant toi". Ainsi j'ai gardé un silence et uncalme absolus.

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Quant à mon tortionnaire Mongi Amara, il faisait son boulot aussidans le calme absolu. Jeune, grand de taille, costaud, fort, il était avecun autre tortionnaire, Abdessalem Dargouth (alias Skappa) la terreurde la DST. Il me torturait. Il s'arrêtait de temps en temps pour fumer oumanger quelque chose. C'était le Ramadan et il avait besoin de remplirson ventre le soir. Après, il reprenait sa tâche. Mon silence le rendaitplus sauvage : il accélérait le rythme de ses coups, levait sa main plushaut avant de frapper. Mais il ne parlait pas. J'aurais préféré qu'il soitcomme Abdessalem Dargouth, bavard pour que je puisse comprendrel'évolution de son état psychologique ou plutôt moral. De fait, on n'en-tendait que le rythme des coups. Personne n'aurait pensé qu'il s'agissaitd'une confrontation entre deux "humains".

Lorsqu'on m'a descendu à l'aube, je suis resté par terre, incapable debouger. J'avais les mains enflées. Les plantes des pieds avaient "écla-té" des deux côtés. Le sang coulait. J'avais des ecchymoses partout surle corps. Mes genoux étaient paralysés, je ne pouvais plus plier lesjambes. Mes articulations ne fonctionnaient plus. Des agents m'ontaidé à m'habiller et m'ont transporté entre leurs bras à une cellule audeuxième étage (un bureau transformé en cellule). Je croyais qu'ilsallaient me jeter par terre et partir. Pas de chance, ils m'ont mis lesmenottes aux mains et m'ont enchaîné debout les pieds nus, aux bar-reaux de la fenêtre. Je ne pouvais ni m'asseoir, ni m'allonger, ni dormir.C'était horrible. En plus des douleurs physiques le manque de sommeilme rendait fou. Je somnolais debout. De temps en temps, ma tête s'é-crasait sur les barreaux de la fenêtre ou mes jambes fléchissaient et lesmenottes se serraient d'avantage autour de mes poignets. Pendant sixjours, du 28 septembre au 3 octobre 1974, j'ai été privé de sommeil. Aucours de la journée et pendant une partie des soirées ramadanesques,j'ai été soumis aux interrogatoires et à la torture qui prenaient des for-mes diverses. Outre le "poulet rôti", on me frappait sur la tête (dar-bouka), on me prenait les doigts un à un et on me les tordait au pointque je sentais qu'ils allaient être brisés, on me donnait des coups sur leventre, on m'arrachait les cheveux, on me faisait tourner jusqu'à ce quej'aie des vertiges, on me frappait sur le pénis, on m'écrasait les piedsdéjà enflés et blessés, on me crachait à la figure, on me déshabillait eton me touchait les fesses tout en discutant si j'étais un "pédé" etc.

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Chaque fois qu'on me ramenait à ma cellule, entre deux séances de tor-ture ou le soir, on m'attachait à la fenêtre. En plus on me privait d'eauet de nourriture. J'avais moi-même l'intention de faire une grève de lafaim pour protester mais Romdhane m'a très vite expliqué que c'étaienteux qui me privaient de nourriture parce que je n'en méritais pas. Lesixième jour, ils ont commencé à désespérer. Le soir, ils ne m'ont pasattaché à la fenêtre. Mais ils m'ont mis les menottes, les mains derriè-re le dos, et ils ont jeté une couverture grise, répugnante, sur le sol. Jen'avais qu'une seule position possible : allongé sur le ventre ; jour etnuit, j'étais surveillé par deux agents l'un en civil, l'autre en tenue de laBrigade de l'ordre public (BOP).

Les séances de torture ont continué les jours suivants mais de façonmoins intense. En plus, il n'y avait pratiquement plus rien à torturerdans mon corps ; mes plantes de pieds étaient esquintées, j'avais desbleus partout, mon visage était défiguré. Bref mon corps ne leur don-nait plus l'envie de torturer. Mais ils continuaient à me frapper et sur-tout à m'injurier et à me cracher dessus. Ils n'approchaient même pasde moi. Depuis mon arrivée je ne me suis jamais lavé ni changé devêtements. Outre le fait que j'étais sale, beaucoup de blessures puaient.Mon corps dégageait des odeurs répugnantes. Il y avait des mouchesqui se posaient sur moi. J'ai commencé à avoir la gale. De petites bêtessont apparues sur mon pubis. Plus tard en prison j'ai su qu'elles s'ap-pellent des "boufarrache". Elles se collent à la racine des poils et nes'enlèvent qu'avec beaucoup de difficultés. Elles irritent la peau et sontinsupportables. Après avoir échoué à me faire parler par la torture phy-sique, mes tortionnaires essayaient de me démoraliser en me rendantrépugnant et en m'injuriant. Hassan Abid venait me voir tout seul par-fois. C'était pour me convaincre que je souffrais en vain et que jedevais penser à mon avenir, à ma mère et mon père, et à envoyer lesautres "chier". Il me disait des proverbes tunisiens qui tous font l'élo-ge de l'égoïsme. Parfois il changeait de tactique. Il me traitait de "peu-reux" et de "canaille" parce que les véritables hommes ne se dérobentpas à leur responsabilité. Ils "reconnaissent ce qu'ils ont fait". Ils dis-ent qu'ils sont organisés avec un tel ou un tel et ils envoient tout lemonde au diable. Pour lui je n'étais un bon adepte ni de Lénine ni deMao Tsé Toung mais une canaille qui avait le cœur d'un coq et non d'un

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lion. Je restais muet, chaque fois il s'énervait à la fin de son discours,me rouait de coups et me couvrait d'injures. Même la confrontationqu'il a faite avec S.A., la professeure de français qui m'accompagnaitau moment de mon arrestation ne lui a rien apporté. J'ai déclaré qu'el-le m'avait rencontré par hasard et que je la connaissais de vue depuisqu'elle était étudiante à la Faculté de Lettres, et que juste au momentoù nous nous étions salués, Hassan Abid m'avait aperçu et arrêté. Parconséquent, je n'avais aucun rendez-vous avec elle. Bref, après deuxsemaines de torture, l'interrogatoire n'avait pas avancé d'un iota.

Le 13 octobre 1974, un agent est venu le matin pour me conduire,menottes aux mains, au parloir du ministère de l'Intérieur. Une voiturebanalisée nous attendait avec deux autres agents à l'intérieur. Ils m'onttransporté directement au Palais de Justice où j'ai fait opposition chezle greffier de la Cour de sûreté de l'Etat, à la condamnation prononcéeà mon encontre par cette Cour (deux ans de prison ferme). Après quoi,ils m'ont ramené dans les locaux de la DST. Ils m'ont déposé dans macellule et, pour la première fois, ils m'ont laissé les mains libres. Cejour-là, je n'ai été ni interrogé ni torturé, je n'ai reçu la visite d'aucuntortionnaire. J'ai cru que les interrogatoires avaient cessé et qu'ilsavaient décidé de me transférer à la prison de Tunis, ce qui représen-tait pour un militant un genre de salut. Quitter la DST, c'était pour lesdétenus politiques synonyme de sortie de l'enfer. La prison, quelles quesoient les conditions de détention, était considérée comme un paradispar rapport au séjour à la DST, surtout que la garde à vue n'était paslimitée. La police politique, elle, pouvait garder toute personne arrêtéele temps qu'elle voulait, des semaines ou même des mois.Apparemment, c'était la décision qu'avaient prise les responsables dela DST à mon sujet, si un "événement" n'était pas survenu, le jourmême, les poussant à changer de programme.

Ce jour du 13 octobre 1974, c'était un vendredi, je me suis endormitôt, tellement j'ai senti un calme inhabituel. D'habitude je ne dormaisque tard après m'être assuré que les responsables de la DSTétaient par-tis. L'une des méthodes qu'ils utilisaient dans les interrogatoiresconsistait à me réveiller juste au moment où je venais de fermer lesyeux et de me harceler de questions. C'était terrible pour mes nerfs. Cesoir-là, tout était calme. Je me suis endormi normalement jusqu'au

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moment où j'ai senti quelqu'un me réveiller en criant et en me donnantdes coups de pieds sur les mollets et sur les fesses. C'était MongiAmara accompagné d'un autre agent. Ils m'ont pris par le bras et m'ontconduit au bureau du chef de la DST, Hédi Fessi. J'ai vu Mongi Amarapour la première fois exprimer un quelconque sentiment. Dans le cou-loir, il rigolait et ne cessait de me dire : "tu es foutu, fils de pute. Tu esfoutu, c'est fini pour toi, on t'a eu". D'habitude, il ne parlait pas ou peu.

En arrivant au bureau du chef de la DST, une grande pièce bienmeublée, je fus surpris par la présence de tout le staff de la DST, ce quiétait anormal à une heure aussi tardive. Il devait être plus de 21 heureset ce n'était plus le ramadan. D'habitude ils quittent vers 18h30 ou 19h.Outre Hédi Fessi, étaient présents Hassan Abid, Abdelkader Tabka,Mohamed Ennaceur, Mohamed Bennour, Mohamed Rezgui,Messaoud Hadji, Al-Bohli et d'autres. Ils étaient tous silencieux etattendaient mon arrivée. J'ai pensé qu'il devait y avoir quelque chosede grave pour qu'ils soient tous là et ça ne pouvait être qu'un "mal-heur". Mongi Amara et son compagnon m'ont fait asseoir sur une chai-se en face de tout ce monde, les mains menottées derrière le dos. HédiFessi rompit le silence en me posant la question que j'attendais lemoins : "est-ce que tu connais la maison de Oued Gueriana ?" HassanAbid et les autres éclatèrent de rire. Ainsi je compris pourquoi ilsétaient tous là. Ma planque située dans une banlieue de Tunis, prochede la Manouba, avait été découverte. Comment ? Je ne pouvais riencomprendre. Cependant lorsque Hédi Fessi me demanda les noms deceux qui se cachaient avec moi, je fus indirectement rassuré, personnen'avait été arrêté. Je me suis ressaisi et j'ai repris confiance en moiaprès un moment de stupéfaction. Au moins la souffrance que j'avaisendurée depuis mon arrestation avait servi à mes camarades pour qu'ilschangent ou plutôt qu'ils trouvent le temps de changer de planque. J'airéalisé aussi que j'étais en train de vivre les moments les plus dursdepuis mon arrestation. Maintenant que la police politique possédaitdes indices concrets sur le coin où je me cachais, rien ne l'empêchaitd'aller plus loin dans la torture pour extorquer des aveux. Ainsi j'aidécidé de résister, jusqu'à la mort s'il le fallait. J'ai décidé aussi qu'àpartir de ce moment je garderai un mutisme total, je ne leur dirai aucunmot, même pas oui ou non. Je savais que cela allait les provoquer mais

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il valait mieux que tout soit réglé tout de suite. Ou bien ils me tuaientou bien ils désespéraient définitivement d'avoir des aveux, et commeça j'aurai la paix.

Après que la propriétaire de la maison de Oued Gueriana m'a recon-nu, Hédi Fessi et Hassan Abid me "conseillèrent" de passer aux aveux"si je voulais encore que ma mère continue à prononcer mon nom"(une manière de dire : si je voulais rester en vie). J'ai gardé le silence.Après quelques tentatives pour me persuader de parler, Hassan Abiddonna l'ordre à ses sbires de "m'écraser". Trois au quatre des agentsprésents dont Mongi Amara se jetèrent sur moi, me renversèrent parterre et se mirent à me rouer de coups sur tout le corps. Je recevais descoups de tous les côtés, sur la tête, le visage, le ventre, les testicules, ledos. Ils me cognèrent la tête sur le sol, marchèrent sur mon corps, m'é-crasèrent les pieds. Ils utilisaient leurs mains, leurs pieds, desmatraques et des tuyaux. Lorsque Hassan Abid leur demanda de ces-ser, j'étais presque inconscient. Ils me remirent sur la chaise face àleurs chefs. Hassan Abid me posa les mêmes questions que Hédi Fessim'avait déjà posées. Je suis resté muet. Abid vint vers moi, me gifla etm'ordonna de répondre en faisant un signe de la tête. Il me cita lesnoms de militants "clandestins" espérant que j'allais faire un signe pourdire oui ou non, tel et tel était ou n'était pas avec moi dans la mêmeplanque. J'ai refusé d'obtempérer. Il me gifla encore et m'envoya descoups de poings dans la figure. Puis il me tint par les cheveux et répé-ta les mêmes noms en faisant bouger ma tête en avant ou à gauche età droite, pour savoir quelle réponse je voulais avancer. Je lui résistaipour l'empêcher de faire bouger ma tête. Il me renversa par terre, m'é-crasa avec les pieds et ordonna à ses sbires : "tuez-le… Il ne mérite pasde rester en vie". De nouveau ils se jetèrent sur moi, me rouant decoups sur tout le corps. Je perdis connaissance.

Lorsque j'ai repris connaissance, tard dans la nuit, je me suis retro-uvé par terre dans ma cellule. Je me suis senti mouillé d'eau, j'avais dusang partout. Des douleurs terribles me secouaient la tête, je n'arrivaispas à la relever. J'étais incapable aussi de m'appuyer sur le coude. Jesuis resté allongé, m'efforçant de me rappeler ce qui s'était exactementpassé. Ma mémoire ne fonctionnait plus. Devant moi, j'ai vu deux tor-tionnaires. Ils sont partis lorsqu'ils ont remarqué que j'étais "réveillé".

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Seul un policier en tenue est resté de garde. Il s'est avéré qu'il était dema région. Il était très ému. Il m'a confié qu'il ne croyait pas que j'al-lais survivre. Il m'a appris que Mongi Amara m'avait traîné du premierau deuxième étage par les cheveux et qu'il m'avait jeté dans ma cellu-le alors que j'étais totalement inconscient. Puis un autre agent avaitversé de l'eau froide sur moi. De temps en temps deux agents de laDST venaient voir si j'avais repris conscience ou non. Le policier entenue me racontait ça avec les larmes aux yeux. A la fin il a pris sa cas-quette, l'a jeté par terre et l'a foulé aux pieds en signe de mécontente-ment. Il a maudit celui qui lui avait conseillé de prendre ce sale boulot! Je dois reconnaître que j'ai eu beaucoup de difficultés à suivre ce qu'ildisait. Ma tête était ailleurs. Je n'arrivais pas du tout à me concentrerni à me fixer sur quelque chose de précis. Parfois les paroles du poli-cier me parvenaient comme dans un rêve ou plutôt comme si je lesavais déjà entendues auparavant. A un certain moment, je ne sais pascomment, il m'est venu à l'esprit de mettre fin à mes jours par n'importequel moyen, entre autres en buvant mon urine à l'insu de mon gardien.Sous l'effet des maux de tête terribles et de la perte de conscience, monesprit était totalement confus. J'ai eu peur de délirer et par conséquentde prononcer des noms ou des lieux etc. En effet, je savais des noms,je connaissais des adresses et des planques. Tant que j'étais conscient,rien ne m'échapperait, mais si je délirais ? C'est comme ça que je réflé-chissais. J'ai même pensé à mettre mon urine dans une brique de laitvide etc. Cependant ces idées sombres se sont dissipées au fur et àmesure que je reprenais conscience et force. J'ai commencé à me poserdes questions sur ma conduite, n'ai-je pas commencé à fléchir ? Bref,je me suis ressaisi et j'ai chassé de mon esprit toute idée sombre. Ils metueraient peut-être mais moi je ne me tuerais jamais.

En réalité, mon état était lamentable. Je sentais que mon corps étaitdétruit. Il s'était transformé en une masse de douleur. Chaque mouve-ment me faisait souffrir. Même allongé et immobile, chaque partie demon corps souffrait toute seule. Lorsque je voulais aller aux toilettes,j'étais obligé de marcher à quatre pattes, comme une bête. Mais pascomme n'importe quelle bête. J'avais la tête baissée car je ne pouvaisplus la porter. Elle était encore alourdie par les douleurs. Mes yeuxétaient presque fermés, car enflés par les coups reçus au visage. Je me

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sentais comme un animal égaré dans la jungle, loin de son troupeau, etattaqué des bêtes sauvages. Ils le gardent entre eux, gisant dans sonsang, et chaque fois qu'il relève la tête ou fait signe de vie, ils l'atta-quent à nouveau. Mon état me faisait pitié et en même temps me don-nait envie de rire de mon sort. D'humain il ne restait en moi que le pro-fond sentiment de dignité qui animait encore mon esprit et ma cons-cience et j'y étais très attaché car c'était le seul lien qui me rattachait augenre humain.

Une fois encore, je me suis demandé : qu'ai-je fait ? Toute notre acti-vité au sein de El-aâmel Et-tounsine dépassait pas le cadre de l'exer-cice de certains droits élémentaires, en l'occurrence le droit à la liber-té d'expression et le droit à la liberté d'organisation. Nous diffusions unjournal et des tracts clandestins qui critiquaient la répression politique,l'oppression sociale et économique. Nous défendions les valeursdémocratiques et progressistes et dénoncions l'impérialisme, aussi bienaméricain que soviétique. Nous organisions des manifestations de rue,sinon des assemblées générales dans les facultés. Nous essayions, parailleurs, d'approcher les travailleurs et les intellectuels, pour lesconvaincre de la légitimité de notre combat et des bienfaits du socia-lisme. Est-ce que cela méritait vraiment que l'on nous traite avec unetelle cruauté ? Tout ce qu'ils disaient sur la République et sur sesvaleurs n'était donc que pur mensonge. Et les sacrifices consentis parle peuple tunisien dans sa lutte contre le colonialisme français, oùétaient-ils passés ? A quoi avaient-ils servi ? Qu'est-ce qui avait chan-gé finalement du bey au Résident général et de celui-ci à Bourguiba ?Rien, quant à la manière de traiter notre peuple. Nous étions toujourstraités comme des "sujets", privés de liberté et de droits !!

Dans cette succession d'idées, je me demandais si les gens com-prendraient mon attitude face à mes tortionnaires. Pourquoi supportertant de supplices pour ne pas dire que j'appartenais à telle ou telle orga-nisation ? Pour ne pas révéler où je me planquais ? Ou pour tout sim-plement cacher les noms des gens qui militaient avec moi ? N'était-cepas se dérober à ses responsabilités ? N'était-ce pas se laisser détruirephysiquement en vain ? Non. Si j'ai décidé dès le début de ne rienavouer et de ne rien reconnaître, ce n'était ni parce que je me dérobaisà mes responsabilités, ni parce que j'étais un marmâd(quelqu'un qui se

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laisse abattre vainement) comme le disait Hassan Abid qui ajoutaitsouvent en s'adressant à moi : "si tu étais un homme qui se respecte, tuaurais compris qu'ici tu ne peux préserver ta dignité qu'en te mettant àtable, en prenant le stylo et les feuilles que nous te donnons et en écri-vant tout ce que tu as dans la tête depuis le jour où ta mère t'a mis aumonde jusqu'à celui où nous t'avons arrêté. Si tu avais fait ça, espècede merde, on ne t'aurait même pas ôté la veste". Non, si j'ai refusé d'ob-tempérer aux ordres de mes tortionnaires, c'est d'abord parce que jerefusais qu'on m'interroge sur l'exercice de mes droits les plus élémen-taires. On ne doit pas demander de comptes à quelqu'un parce qu'il aexprimé une opinion ou adhéré à un parti, un syndicat ou une associa-tion. Pour moi, accepter de répondre aux questions de mon tortionnai-re sur une chose pareille et essayer de me disculper ou de le convain-cre que je n'avais pas commis de crime en agissant de la sorte, était undéshonneur, un renoncement à ce qui devait être quelque chose d'ordi-naire et d'élémentaire pour un citoyen qui se respecte. D'autre part, jen'admettais pas, en mon for intérieur, qu'un tortionnaire, un adepte dela profession la plus abjecte et la plus ignoble dans l'histoire de l'hu-manité, me plie à sa volonté. Pour moi, il y allait de ma dignité en tantque personne humaine. Je ne pouvais me soumettre à quelqu'un que jeméprisais au fond de moi-même. Pour ces raisons, je m'interdisais decrier, de pleurer, de me lamenter ou de faire des gestes qui m'auraientdiscrédité face à mon tortionnaire. Mais je dois reconnaître que l'un desfacteurs les plus importants qui m'a interdit à cet âge-là (je n'avais que22 ans) et avec le niveau de conscience que j'avais, de parler ou defaire des aveux, était la peur d'être à l'origine de l'arrestation d'autresmilitants, d'autres êtres humains, la peur que j'avais surtout qu'ilssubissent les supplices que je subissais. Le fait même de songer à unetelle éventualité me terrorisait beaucoup plus que l'idée que j'allais êtremoi-même torturé. M'exposer à la torture et même à la mort sous latorture relevait de ma propre volonté. Or exposer quelqu'un d'autre auxsupplices les plus terribles relevait, dans l'état où j'étais, de ma propreresponsabilité. Je n'acceptais pas d'assumer une telle responsabilité. Latorture physique pouvait me coûter la vie ou du moins de sérieux han-dicaps, mais cela n'était rien face à la honte qui me submergerait au casoù je dénoncerais un(e) militant(e). J'aurais des remords pendant toute

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ma vie. Je ne pourrais plus relever la tête ou regarder dans les yeuxcelui, ou celle, que j'aurais entraîné dans cet enfer de la DST.Cependant, je ne condamne pas les militants qui ont flanché sous latorture. Tout le monde sait dans quelles conditions atroces les victimesde la torture font en général des aveux.

C'est ce qui explique d'ailleurs l'esprit de tolérance et de camarade-rie, les embrassades entre militants à leur première rencontre après leséjour dans les locaux de la police politique indépendamment desaveux faits sous la torture par les uns ou les autres. On ne peut remar-quer aucun esprit de rancune, aucune offense envers tel ou tel militantparce qu'il a fléchi sous une torture cruelle. Mais, personnellement, j'é-tais convaincu qu'on pouvait toujours éviter de "parler", d'autant plusque les aveux n'ont jamais évité la torture. A la DST, la torture ne sertpas uniquement à extorquer des aveux ou à tirer des informations, elleest aussi un moyen de destruction de la force morale et intellectuellequi incite tout militant ou toute militante à critiquer, contester ou s'op-poser à l'ordre existant fondé sur l'arbitraire et l'injustice. On torture lecorps pour détruire l'âme, l'esprit ou la conscience de la personnehumaine. C'est pour cette raison que la torture commence générale-ment avant l'interrogatoire. Dans les années soixante-dix, les agentsappelaient cela "la torture pour le principe". En d'autres termes, chacundevait recevoir une ration minimale de torture avant même d'être inter-rogé. Car il ne s'agissait pas seulement d'avouer, mais surtout d'avoirpeur pour ne pas recommencer. Et dans les cas où il serait avéré que lavictime n'avait rien à voir avec l'affaire, la torture qu'elle avait subieservirait de moyen de dissuasion pour qu'elle sache ce qui l'attendait,si lui venait l'idée de rejoindre les rangs de l'opposition ou de la contes-tation.

D'ailleurs cette "tradition" a été préservée après l'arrivée de Ben Ali.Personne ne peut échapper aux mauvais traitements, car tout citoyenest considéré comme un opposant réel ou potentiel. Par ailleurs, etcontrairement à ce que beaucoup pensaient et pensent toujours, le faitde faire des aveux ou de donner des informations à la police politique,n'a jamais servi et ne peut servir en aucun cas à alléger la torture. Aucontraire, cela expose le militant à plus de supplices. Animés d'uncynisme inouï, ses tortionnaires vont espérer lui soutirer plus d'infor-

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mations en le torturant davantage. C'est pour cette raison que chaquefois que la police politique butait sur un point obscur pendant les inter-rogatoires, elle s'adressait ou revenait tout de suite à celui ou à ceux quiavaient le plus fléchi. Par conséquent, résister à la torture était, et esttoujours, la seule issue non seulement pour préserver sa dignité, maisaussi pour ne pas s'y exposer plus longtemps. Or résister à la torture nereprésente pas "une mission impossible". Il s'agit de s'armer d'unegrande volonté. Malgré la cruauté de la police politique tunisienne,plusieurs militants de gauche ont réussi à résister dignement à leurstortionnaires et à les défier.

Le soir du 13 octobre 1974, je n'ai pas pu fermer les yeux. Ce n'étaitpas seulement à cause des douleurs qui déchiraient chaque partie demon corps mais aussi, et surtout, parce que j'avais besoin de dialogueravec moi-même, de me rassurer sur ma bonne santé morale et intellec-tuelle, et de mesurer si j'avais encore la force de résister jusqu'au bout.Cette mise au point était d'autant plus nécessaire que ce qui m'attendaitpouvait être pire que ce que j'avais vécu jusqu'à ce jour. A l'aube du 14octobre, alors que mon corps moisissait de plus en plus à cause des dif-férentes contusions et des blessures mal soignées, mon for intérieur,ma conscience, étaient totalement sains. En pensant à ma situationdepuis mon arrestation, en dialoguant avec moi-même, je me suis pro-fondément critiqué, j'ai chassé de mon esprit toute hésitation, éclairéles zones d'ombres et replâtré les plus petites failles. Ainsi, j'étais denouveau décidé à aller jusqu'au bout. En fouillant partout dans mon forintérieur, je me suis rendu compte que je n'avais réellement peur ni dela souffrance ni de la mort. En résistant à la torture, je ne cherchais nila gloire ni aucun intérêt particulier. Je ne défendais ni plus ni moinsque ma dignité de militant et d'être humain. Par conséquent, je n'avaisrien à perdre, mais j'avais à gagner mon capital humain le plus pré-cieux, ma dignité. Le tortionnaire jouait sur la peur de la souffrance etde la mort. Les chefs de la DSTtentaient sans arrêt de jouer sur mon"ego", de me forcer à penser à "mon intérêt personnel", à ma santé, mafamille, mon avenir, facteurs essentiels pour alimenter la peur. Or si onarrive à les défier sur ce terrain, si on n'a pas peur de la souffrance etde la mort, si on mesure son existence non par le temps passé sur terremais par ce qu'on a fait pour acquérir la dignité, leur système s'écrou-

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le. Au fur et à mesure que le jour approchait, ma force morale se décu-plait. Je voulais que les portes de la cellule s'ouvrent le plus tôt possi-ble pour affronter mes tortionnaires et les pousser, ou plutôt lescontraindre, à reconnaître définitivement leur défaite, que ce soit enm'assassinant par un acte de désespoir ou en abandonnant tout interro-gatoire et toute forme de torture, réalisant que cela ne servirait à rien.

La torture a repris dès les premières heures de la journée du 14 octo-bre. Cependant, au lieu de m'emmener à la "salle d'opération", on metorturait sur place dans ma cellule. La torture ne visait plus à extorquerdes aveux, ils ne me posaient pas de questions. J'ai compris qu'ils vou-laient tout simplement me persécuter. Ils me rouaient de coups sur toutle corps, me menaçaient de mort, de viol, me lançaient des grossière-tés, me provoquaient pour me faire parler. Je gardais un mutisme total.L'un d'eux, un dénommé Noureddine que je voyais pour la premièrefois, a été pris d'une crise d'hystérie. Il n'a pas supporté que ses collè-gues ne réussissent pas à me faire parler. Il criait : "laissez-le-moi cefils de pute et vous verrez ce que je lui ferai…". Plus tard, en prison,l'un de mes camarades, arrêté en décembre 1973, m'a expliqué que cetype était un malade. Il jouissait en torturant. Une fois après avoir tor-turé ce camarade jusqu'à ce que ce dernier perde conscience, il estmonté sur les deux tables entre lesquelles sa victime était suspendue etlui avait pissé sur la figure et dans la bouche. Apparemment, le bruitcourait que le chef de la DSTlui avait interdit de torturer seul.

Les mêmes scènes de tortures se répétaient chaque jour, au moinsdeux fois, le matin et l'après midi. Cependant, le 18 octobre, alors quej'étais, comme d'habitude, allongé par terre dans ma cellule, menottesaux mains derrière le dos, Hassan Abid est entré en souriant. Il m'aregardé dans les yeux et m'a assommé en me disant : "Sadok BenM'henna est déjà ici. Les autres le suivront. Continue à tenir bon, filsde pute. Tu crois que tu vas gagner quelque chose". Il me montra desbrouillons de tracts écrits à la main et il partit. La nouvelle me boule-versa totalement, je ne savais rien de ce qui se passait à l'extérieur. Jecraignis un nouveau coup de filet qui pourrait démanteler ce qui restaitde El-aâmel Et-tounsi, après la campagne répressive de novembre-décembre 1973 organisée par Habib Bourguiba et exécutée par soncélèbre ministre de l'Intérieur Tahar Belkodja, alias Tahar BOP

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(Brigade de l'Ordre Public, l'équivalent des CRS français). Sadok étaitmembre de la direction. Je n'arrivais pas à réaliser comment il allait secomporter devant ses tortionnaires. C'était sa première arrestation.Sadok était petit de taille, tenace, dynamique, sincère, sérieux et d'unegrande franchise. Dans la clandestinité, nous avons souvent eu l'occa-sion de discuter du jour où nous serions entre les mains de la policepolitique. Nous nous sommes jurés de résister jusqu'au bout.

Sadok Ben M'henna a finalement tenu sa parole de militant. Il a étésoumis pendant six jours à une torture effroyable. Il n'a fait aucunaveu, il a même refusé, par défi, de donner son nom, de reconnaîtrequ'il était lui-même, Sadok Ben M'henna. Les flics se relayaient danssa cellule pour le convaincre de prononcer son nom et son prénom. Enfin de compte, la seule concession que Sadok a faite à Hassan Abid età ses sbires a été de reconnaître qu'il était bien lui-même. Sous la tor-ture, son bourreau, Abdessalem Dargouth, le "suppliait" d'exprimer unsentiment de souffrance, de crier, ou de dire : "oh, ma mère…", encontrepartie de quoi il lui promettait de cesser de le torturer. MaisSadok gardait un silence absolu. J'étais au deuxième étage et j'enten-dais tout, car la "salle d'opération" était de l'autre côté du couloir, autroisième étage. A un certain moment, j'ai eu le sentiment que les rôlesont été inter-changés. C'était Sadok Ben M'henna qui terrorisait, parson mutisme, son tortionnaire qui souffrait du fait que son métier n'a-vait plus de valeur ! En demandant à Sadok de crier, de se lamenter, ilvoulait s'assurer que ses supplices avaient quand même un certain effetsur sa victime.

Depuis l'arrestation de Sadok, le 18 octobre, l'attention s'étaitconcentrée sur lui. Les chefs de la DSTcroyaient pouvoir lui soutirerles informations qu'ils voulaient. Ainsi, la pression sur moi s'était allé-gée. De temps en temps, ils me rendaient visite pour me gifler, me don-ner un coup de poing sur la figure ou m'injurier. Puis, comme d'habi-tude, ils ont progressivement changé d'attitude. A la DST, quand ilsn'ont plus rien à tirer de leur victime et qu'ils s'apprêtent à l'envoyer enprison, ils changent de tactique. Ils cherchent à se justifier : "nous som-mes au service de l'Etat. Notre fonction exige de nous ce comporte-ment. Tous sont égaux pour nous (égaux devant la torture). Même si onnous amène Bourguiba pour l'interroger, on le suspendra entre deux

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tables et on lui "mangera le cœur" (formule pour dire qu'ils n'aurontaucune pitié). Et si un jour, vous êtes vous-mêmes au pouvoir, on vousservira comme on a servi ceux qui vous auront précédé. C'est notre tra-vail". Drôle de conception du service de l'Etat. Mercenariat ou servicepublic ? Sans compter que la torture est conçue comme une partie inté-grante des tâches qui incombent à la police ou plutôt comme un moyende gouverner.

Le 19 ou le 20 octobre 1974, je ne me souviens plus exactement dela date, Mongi Amara est venu me chercher pour m'emmener à unbureau au troisième étage. Messaoud Hadji et Mohsen BenAbdessalem m'y attendaient. Le premier était un chef d'équipe de tor-tionnaires, tout comme Abdelkader Tabka, le deuxième un greffier dela police. C'était lui qui avait tapé mon procès verbal en 1972. Ils m'ontlaissé debout, dos au mur, les mains menottées derrière le dos. Hadji etBen Abdessalem voulaient rédiger un procès verbal sur les fauxpapiers que la police prétendait avoir trouvé sur moi au moment demon arrestation. J'ai refusé de répondre à leurs questions. MessaoudHadji m'a lancé à la figure une agrafeuse me causant une déviationnasale à vie. Mongi Amara m'a roué de coups sur le ventre. Il m'a tapésur la tête avec ses deux grosses mains (la méthode de la derbouka). Ilm'a aussi tordu les doigts un à un après m'avoir enlevé les menottes.Ayant échoué à me faire parler, ils m'ont renvoyé dans ma cellule sansfaire de procès verbal.

Le lendemain, j'ai été ramené au même bureau. Cette fois, c'étaitpour répondre à des chefs d'inculpation d'ordre politique : appartenan-ce à une organisation non reconnue, distribution de tracts, diffamationde l'ordre public, diffusion de fausses nouvelles etc. Jusqu'ici, jecroyais que les chefs d'inculpation étaient liés à la découverte de maplanque à Oued Gueriana, où la police avait retrouvé des tracts. C'esten prison que j'ai appris qu'il y avait eu des arrestations dans la régionminière de Gafsa suite à une distribution de tracts. L'un des militantsarrêtés a donné le nom de celui qui lui avait passé les tracts. Ce derniera été arrêté à Tunis. En perquisitionnant chez lui, ils ont trouvé un reçude loyer de notre planque de Oued Gueriana, car c'était lui qui avaitloué le premier cette planque pour nous la passer ensuite. Ainsi, c'estde cette manière que les flics ont découvert ma planque, le 13 octobre.

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Bref, j'ai répété la même tactique, j'ai refusé de répondre aux questionsde Messaoud Hadji et de Mohsen Ben Abdessalem. En fin de compte,ils m'ont proposé de signer un PVoù figurait juste mon identité et lamention suivante : "garde le silence et refuse de faire des déclarations".J'ai réfléchi, puis j'ai accepté. Pour la première fois depuis le 13 octo-bre, j'ai ouvert la bouche pour dire "d'accord". Ils étaient contents. J'aisigné le PVaprès l'avoir lu et relu et on m'a ramené à ma cellule.

Le 24 octobre 1974, les agents de la DSTm'ont conduit au Palais deJustice. J'ai été présenté au Juge d'instruction, Abdelaziz Hamzaoui. Cedernier a tenté de me convaincre que la présence d'un avocat n'était pasnécessaire, car il s'agissait seulement de "répondre à deux ou trois peti-tes questions". J'ai exigé la présence d'un avocat et je lui ai donné lenom de deux avocats démocrates que je ne connaissais pas personnel-lement, Sadok Marzouk et Mohamed Raf'i, mais j'étais sûr qu'au moinsl'un d'entre eux serait présent à la prochaine audience d'instruction dontla date était fixée à la semaine suivante. En quittant le bureau du juge,j'ai croisé Sadok Ben M'henna à l'entrée de la geôle du Palais de justi-ce. Je lui ai fait un signe de tête, il m'a regardé sans émotion et sansfaire aucun geste. En prison, il m'a expliqué qu'il ne m'avait pas du toutreconnu. Il faisait un peu sombre, mais surtout mon visage était défi-guré, mes cheveux durcis par le sang coagulé et la crasse, mes habitsdéchirés et tâchés de sang, mes souliers, je les traînais parce que j'ymettais juste la partie avant de mes pieds enflés et ensanglantés. Je traî-nais aussi ma jambe gauche très affaiblie, donnant l'impression d'êtreun boiteux. Sadok m'a dit qu'il avait cru voir un malheureux criminelde droit commun, il n'avait même pas essayé de me reconnaître.

Vers midi, un fourgon cellulaire m'a déposé à la prison civile deTunis. J'ai tout de suite été incarcéré dans la cellule 9 du pavillon E, lepavillon disciplinaire réservé à quatre catégories de détenus : lescondamnés à mort qui occupent généralement les premières cellulesproches de la porte d'entrée (1,2,4,5,6) ; les punis ; les homosexuels ;les détenus politiques. Les trois dernières catégories occupent le restedes dix-huit cellules que compte le pavillon E. A l'exception de la 3 etde la 17 (une grande cellule), le soleil n'entre dans aucune autre cellu-le. A l'intérieur, elles sont sombres, les murs juste couverts de ciment,pas peints. Chacune est équipée d'une toute petite fenêtre très haute

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permettant un minimum d'aération. La hauteur de la fenêtre a pour butd'empêcher les détenus de l'utiliser pour se suicider. En hiver, on nepeut pas vivre dans ces cellules sans lumière, surtout si on a besoin delire ou d'écrire. Elles sont aussi dépourvues d'eau et de toilettes. Aufond du couloir du pavillon E, il y a un seul robinet et deux WC que lapopulation carcérale utilise à tour de rôle dès l'ouverture des portes dupavillon, sous la surveillance stricte d'un gardien et d'un "caporal"(détenu de droit commun, proche de l'administration). Lorsqu'un déte-nu veut faire ses besoins en dehors du temps qui lui est imparti (unefois le matin, une fois l'après-midi), il est obligé de se servir d'un réci-pient en plastique (kasria) généralement réservé aux bébés, et donc desupporter les odeurs de son urine ou de ses selles pendant toute unenuit, une matinée ou une après midi. Par ailleurs, le détenu a droit àdeux pseudo-repas, un à midi, l'autre le soir, et à un demi-pain pourtoute la journée. Bref, rien n'avait changé entre 1972 et 1974.

Cependant ce n'était pas ce qui me préoccupait ce soir du 24 octob-re 1974. L'essentiel était d'avoir quitté la DST. En prison la vie estquand même moins dure qu'au ministère de l'Intérieur. En plus, jesavais que j'aurais pleinement le temps de me battre pour obtenir l'a-mélioration de mes conditions de détention. Je n'étais pas prêt de sor-tir. Tout indiquait (le cours des interrogatoires, le ton du juge d'ins-truction, les chefs d'inculpation) que j'allais rester en prison un bonmoment.

Ainsi, dès que les portes du pavillon cellulaire se sont fermées et queje me suis assuré que les gardiens étaient partis, je me suis jeté sur monpaillasson, couvert de l'une des deux couvertures grises et sales aux-quelles j'avais eu droit, l'autre étant sur le paillasson. Je me suis servide mon bras comme oreiller et je me suis égaré dans mes pensées.Enfin, ce soir là, je pouvais me sentir en paix. Il n'y avait pas de risquequ'on me réveille pour un interrogatoire ou une séance de torture. J'aialors profité de cette paix pour revoir le film des vingt-six jours que jevenais de passer à la DST. Je me suis arrêté sur les moments les plusterribles, je n'arrivais pas à réaliser comment j'avais pu tenir le coup.Je ne comprenais pas comment un être humain pouvait supporter detels supplices. J'ai touché mes pieds, mes jambes, ma figure, ma tête,presque toutes les parties de mon corps pour voir ce qu'elles étaient

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devenues. Je me suis rendu compte enfin que je caressais mon corps,j'avais le sentiment d'être coupable de ce qui lui était arrivé. Je voulaisen quelque sorte m'excuser auprès de lui, le consoler et le remercier detout ce qu'il avait supporté. En effet, la résistance à la torture se passedans la tête, dans l'esprit. C'est l'esprit qui dirige le combat contre letortionnaire et ordonne au corps de tenir jusqu'au bout. Le tortionnairelui-même ne frappe ou ne fouette le corps qu'avec l'intention de sou-mettre ou de dompter l'esprit pour tirer de lui ce qu'il veut. Ainsi, à uncertain moment, on peut avoir le sentiment que l'esprit se détache ducorps et qu'il le sacrifie en fin de compte pour réaliser ou plutôt pourdéfendre une idée, un principe ou un but précis. Sous la torture, alorsque le corps est supplicié, détruit, l'esprit peut rester intact, impertur-bable, donnant l'ordre d'aller jusqu'au bout. Ainsi, ce soir-là, je me suissenti coupable envers mon corps, caressant toutes les parties suppli-ciées en signe de reconnaissance, de consolation et d'excuse. Soudain,j'ai fondu en larmes, je ne savais pas exactement pourquoi. Cela m'asoulagé. Ces pleurs à chaudes larmes m'aidaient à revenir à mon étatnormal, à retrouver petit à petit tous les traits de mon humanité. A laDST et dès les premières minutes de mon arrestation, je m'étais inter-dit l'expression de tout sentiment autre que celui de la Haineenversmes tortionnaires. Il n'y avait aucune place pour aucun autre sentiment.Tous mes sens, je les avais mis en quarantaine, bouclés jusqu'à nouvelordre. Dans ma tête, je n'avais qu'une seule idée, celle de résister pourdéfendre ma dignité et honorer tous ceux qui combattaient l'arbitraireet l'injustice, en l'occurrence mes camarades qui ont tout sacrifié pourse consacrer à ce combat. Il n'y avait pas place pour d'autres pensées.L'évasion est interdite sauf, dans des moments éclairs, pour réfléchir àsa condition d'être humain. C'est la seule chose qui concorde avec lasituation de supplicié. C'était le moment de vérité, le "jour du juge-ment", où tout est mis à l'épreuve : les convictions idéologiques et poli-tiques, les discours enflammés sur la lutte révolutionnaire devant desmilliers d'étudiants qui applaudissent, et les déclarations solennellesfaites dans les réunions internes de l'organisation sur sa prédispositionà se sacrifier pour la juste cause. A la DST, entre les mains de MongiAmara, on doit répondre instantanément, si oui ou non on est convain-cu de ce qu'on dit et de ce qu'on déclare. Celui qui vous pose la ques-

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tion, c'est le bâton, le tuyau ou la cravache qui s'abat sur votre corps,et non un adversaire politique que vous pourriez défaire par la force del'argument. Par conséquent, il n'y a pas lieu de louvoyer, de placer un"mais" ou d'user du conditionnel. C'est pour cela qu'à la DST, ma seulearme était la haine, mon seul but, la défense de ma dignité. Ce soir du24 octobre, dans la cellule 9, tous mes sens, tous mes sentiments ontété libérés d'un seul coup. Cependant mon retour à l'état normal s'esteffectué par des pleurs à chaudes larmes. Les larmes coulaient de mesyeux abondamment et sans discontinuer, j'étais incapable de les maî-triser. En principe, j'aurais dû danser ce soir-là pour fêter la victoire deSadok et la mienne sur mes tortionnaires, être fier du défi que nousavons réussi à relever face à leur barbarie. Nous avons sauvé notrehonneur de militants et d'êtres humains, et protégé nos camarades de larépression pour qu'ils puissent continuer leurs activités. Néanmoins, jesentais au fond de moi un sentiment d'affliction, je dirais même dedouleur qui me poussait aux larmes plus qu'à la joie. En fait, je me sou-ciais peu de cette victoire, j'étais plutôt absorbé par la réflexion surmon destin d'être humain, sur le destin de tous ceux qui sont passés ouqui passeront par le chemin que je venais de traverser.

Certes politiquement, j'étais conscient, convaincu que ce que nousvivions représentait une étape historiquement nécessaire dans l'évolu-tion de notre pays. La liberté, la démocratie, la justice sociale, le pro-grès qu'incarne l'idéologie socialiste à laquelle j'avais librement adhé-ré ne pourraient être que le fruit d'un combat. Or, dans tout combat, ily a un prix à payer, des sacrifices à consentir. Partout dans le monde ettout au long de l'Histoire, il n'y a pas eu de dignité qui n'ait été fondéesur la douleur, selon l'expression de Malraux. Aucune force ténébreu-se n'a cédé sa place à la lumière et au progrès sans avoir utilisé d'abordtoutes les armes qu'elle avait à sa disposition. C'est une loi del'Histoire. Aucune société n'a échappé et ne peut échapper aux effets decette loi. Ce n'est pas notre société qui va faire exception à cette loi.Dans notre lutte contre la dictature de Bourguiba qui représentait lesintérêts d'une minorité d'anciens et de nouveaux riches totalement liésau capital étranger, français et américain plus spécialement, nousdevions payer ce prix sans lequel tout changement resterait impossible.

Cependant, quand la souffrance atteint un certain degré, on s'évade

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du champ politique, avec sa rationalité, sa rigueur et sa froideur, pourréfléchir à son destin d'être humain et on se demande combien detemps, et par conséquent combien de douleur, il faut encore pour réali-ser son humanité et vivre libre de toute aliénation économique, poli-tique et idéologique. Cette aliénation qui n'a cessé de faire des uns desbourreaux moyenâgeux ou "civilisés", usant d'une barbarie primaire ousophistiquée, et des autres, de la majorité de l'espèce humaine, des vic-times. Combien de temps serons-nous encore contraints à payer dansnotre chair et notre esprit pour notre dignité d'être humain ? Telle étaitla réflexion qui faisait naître en moi ce sentiment de tristesse et d'af-fliction.

Personnellement, j'aurais voulu réaliser ma dignité autrement quepar la résistance à un tortionnaire de Bourguiba de la pire espèce, auprix de ma destruction physique. Mais le paradoxe est qu'on n'a ni lechoix ni la possibilité. On est contraint à la lutte, si on a tant soit peule souci de sa dignité et de celle de ses concitoyens. Cependant ce com-bat dans toutes ses dimensions, économique, sociale, politique ou idéo-logique n'est pas celui d'un ou de plusieurs individus, agissant ensem-ble ou isolément. C'est un combat collectif de milliers de personnes.Plus il est assumé collectivement, plus le résultat est sûr et probant. Orcette libération collective exige une conscience collective. Et pour quecelle-ci se développe et se transforme en une force matérielle capablede changer le cours de l'histoire, des individus et des minorités sontcondamnés à payer le prix fort, sans se soucier de tout ce qui aurait pu,aux yeux des autres, constituer leur bonheur dans une société commela nôtre au lendemain de la colonisation : un statut social, un confortmatériel, une stabilité familiale, bref une vie "sans problème". Et c'é-tait ce que Bourguiba offrait plus ou moins aux nouvelles élites dupays, en contrepartie de leur soutien à son pouvoir autocratique. Pour"vivre", elles devaient perdre âme et conscience et se confiner dansune conception du bonheur qui ne dépasse pas la satisfaction de leursbesoins primaires. Ceux qui ont refusé cette offre ont été obligés deréaliser leur bonheur en défendant leur dignité dans la douleur, en s'ex-posant aux pires supplices de la police politique de Bourguiba. C'étaitleur seule chance de donner un sens à leur vie.

Cela dit, la douleur que j'ai ressentie et les larmes que j'ai versées ce

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soir du 24 octobre 1974, ne signifiaient nullement que je maudissaismon destin et celui de mes camarades, le destin de tous les révolution-naires et progressistes tunisiens. Notre destin, nous l'avons choisi,même s'il nous a été dicté par des conditions objectives indépendantesde notre volonté. C'est nous-mêmes qui sommes en train de le forgeravec conviction. Ainsi en pleurant, je m'affligeais plutôt sur une condi-tion humaine que j'aurais souhaitée meilleure. Cette douleur et ces lar-mes ne faisaient que renforcer ma conviction qu'il n'était plus temps derevenir en arrière, qu'il fallait s'armer de plus de courage, de détermi-nation, mais aussi de savoir et de connaissances pour mieux compren-dre notre société et participer à sa métamorphose, avec le peu demoyens dont nous disposions. Il ne s'agissait nullement donc de semartyriser mais de comprendre comment donner le mieux de soi-même pour la cause à laquelle on a adhéré corps et âme.

Enfin je me suis endormi. Dans mon sommeil, j'évitais de bouger,chaque mouvement provoquant une souffrance. Le matin, la voix dugardien m'a réveillé, un certain Hédi Sfar, originaire de Mahdia : "ayyadouari". J'ai mis du temps pour comprendre qu'il voulait dire qu'unnouvel épisode avait commencé. Cependant, mon esprit était encoreconcentré sur l'instruction et sur l'affaire en opposition devant la Courde sûreté de l'Etat. Une semaine plus tard, les agents de la DSTsontvenus me chercher pour m'amener devant le juge d'instruction. MaîtreSadok Marzouk était là. L'audience n'a pas duré longtemps. Cela afailli tourner à la bagarre. En effet, dès le début, Abdelaziz Hamzaouia refusé de signaler les traces de torture que je portais toujours sur moncorps. Sur l'insistance de maître Marzouk, il a promis de le faire à lafin du procès verbal. Il voulait d'abord savoir ce que j'allais répondre àses questions. Ayant nié en bloc tous les chefs d'accusation qu'il mereprochait (appartenance à une association non reconnue, diffamationde l'ordre public, diffusion de fausses nouvelles etc.) en lui réclamantles preuves sur lesquelles il prétendait s'appuyer, il m'a tout d'abordrépondu qu'il fondait ses accusations sur ce qu'avait dit la police qui estun corps assermenté et que par conséquent ce qu'elle disait ne pouvaitêtre que vrai, et, en second lieu, il m'a signifié qu'il refusait de parlerde torture dans le PVparce que je ne me suis pas montré "dégourdi".

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Enfin, il a ajouté que je ne devais pas le prendre pour un con, parce quesi on m'avait torturé, j'aurais tout craché. Cette attitude m'a profondé-ment provoqué et blessé. Je lui ai rétorqué qu'il devait chercher quel-qu'un d'autre pour signer le PVqu'il avait entre les mains et je l'ai trai-té de "misérable pion de la DST". Furieux, il a sauté de sa chaise encriant : "Je vais te casser la gueule pour te montrer concrètement com-ment je suis un pion de la police". Hamzaoui était grand, costaud et,par-dessus le marché, Président de la Fédération tunisienne de boxe.Maître Marzouk a été obligé de s'interposer en nous appelant à la rai-son. Après que chacun de nous eut regagné sa chaise, il a énergique-ment protesté contre l'attitude du juge lui rappelant qu'il était de sondevoir d'enregistrer mes déclarations sur les tortures que j'avais subies,d'autant que les traces étaient encore apparentes, que mes habits étaientdéchirés et tachés de sang. Hamzaoui a tenté une dernière fois de meconvaincre de signer le procès verbal. J'ai refusé. Il m'a renvoyé en pri-son. Quelques minutes plus tard, la même scène s'est répétée avecSadok Ben M'henna qui a rétorqué au juge qui refusait de signaler latorture dans le PVque cette attitude ne le surprenait pas de la part d'unauxiliaire de la police politique.

Quelques jours plus tard, les agents de la DSTsont venus de nou-veau me chercher. Ils m'ont emmené au bureau de Hamzaoui pourm'interroger sur les faux papiers que la police prétendait avoir trouvésur moi. Dans cette affaire, il n'y avait aucun procès verbal, juste lesdeux faux papiers, une carte d'étudiant et une carte de travail au nomd'un topographe, avec ma photo. Maître Rafi est venu m'assister danscette affaire. Le juge d'instruction m'a informé que j'étais inculpé defaux et d'usage de faux et m'a demandé l'origine de ces faux papiers.Je lui ai répondu qu'il devait poser la question à ceux qui les lui avaientapportés. Il m'a averti que j'étais en train d'accuser un corps assermen-té de commettre un faux. Je lui ai répondu que rien n'empêche ce corpsde pratiquer la torture bien qu'il soit assermenté pour ne pas le faire etqu'il ait fait serment de respecter l'intégrité physique des prévenus.Furieux le juge demanda à maître Rafi de l'aider à convaincre cette"catastrophe" (c'est-à-dire moi), qu'il était en train d'aggraver son cas.Mon avocat que je voyais pour la première fois dans ma vie lui répli-qua tout d'abord qu'il était surpris par l'absence de tout procès verbal

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bien que son client soit resté vingt-six jours à la DST. Le juge intervintpour lui dire qu'il fallait poser cette question à ce client qui croit vivredans un pays où il n'y a ni loi ni justice. Maître Rafi ajouta que la loidonnait à son client le droit de refuser de répondre au cours de l'inter-rogatoire, comme elle lui donnait le droit d'accuser quiconque de luiavoir fabriqué un dossier pour une raison ou une autre, surtout que sonclient est un opposant politique et que le corps qui l'avait interrogé,c'est-à-dire la police politique, n'était pas un corps régulier. Le fait deprêter serment, ajouta maître Rafi, ne peut pas empêcher une adminis-tration ou un agent de transgresser la loi et de commettre un délit ouun crime. Stupéfait, le juge d'instruction rangea les deux faux papiersavec une notice de la DSTdans une chemise et appela les agents de laDST pour qu'ils me ramènent en prison. Quelques jours plus tard, lechef du pavillon cellulaire me demanda de m'habiller car je devais par-tir pour un interrogatoire. Une demi-heure plus tard, je me suis retro-uvé au ministère de l'Intérieur. Les responsables de la DSTm'ont expli-qué qu'ils en avaient "marre de voir ma gueule" et qu'ils n'étaient enrien responsables de mon retour chez eux. C'était le juge d'instructionqui leur avait donné une commission rogatoire pour "complément d'en-quête". Ainsi ils m'ont proposé de signer en quelques minutes un PVoù il y aurait mon identité et la mention : "garde le silence et s'abstientde toute déclaration", et comme ça j'irai "lui casser les pieds à lui" aulieu de "leur gonfler les couilles à eux". C'est avec ce langage très clairet très cru qu'ils m'ont expliqué la donne. J'ai accepté de signer le PVqui ne comportait rien de compromettant. En fin de compte, l'instruc-tion a eu lieu quelques jours plus tard en présence de maître Rafi. Dansmes déclarations, j'ai accusé la police politique d'avoir commis unfaux. Finalement, je n'étais pas accusé de "faux et d'usage de faux", cequi constituait un crime, mais du délit de "falsification de documentadministratif". Une Cour de première instance m'a condamné quelquesmois plus tard à six mois de prison ferme, jugement confirmé par laCour d'appel. Pour ces deux cours, "la police est un corps assermenté"et la dénégation par l'accusé des faits qu'on lui reprochait, que ce soitchez la police, chez le juge d'instruction ou devant le tribunal ne visaitqu'à "se dérober à ses responsabilités".

Au début du mois de novembre 1974, Sadok Ben M'henna et moi-

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même avons comparu devant la Cour de sûreté de l'Etat pour nousopposer à notre condamnation à deux ans de prison par contumace,prononcée par cette même cour, en août 1974. Le Président du tribu-nal, Hédi Saïd, a renvoyé l'affaire pour le 25 mars 1975 pour nousinterroger sur les faits qui nous étaient reprochés. Au début du mois dedécembre 1974, le gardien chef du pavillon cellulaire m'a demandé del'accompagner à l'administration de la prison. Il m'a fallu entrer dansun bureau où j'ai été surpris par la présence de deux responsables de laDST, Messaoud Hadji et Mohsen Ben Abdessalem. Ils m'ont informéêtre là pour m'interroger pour le compte de la Cour de sûreté de l'Etat(alors que j'aurais dû être interrogé par un juge).

Ils m'ont lu les aveux de militants arrêtés en décembre 1973 etcondamnés dans la même affaire en août 1974. Ces aveux m'impli-quaient dans la distribution de tracts, la tenue de réunions illégales etl'appartenance à El-aâmel Et-tounsi. Parmi ceux qui me citaient figu-rait le nom d'un camarade de classe. J'ai nié en bloc les faits qui m'é-taient reprochés en ajoutant qu'à part ce camarade de classe, je neconnaissais personne d'autre, tout en précisant que je n'avais aucunrapport organisationnel avec lui. Messaoud Hadji s'irrita et me répliquaen criant : "Nous sommes la DST, nous ne sommes pas là pour que tunous parles de tes camarades de classe. Ou bien tu vas ouvrir la gueu-le et reconnaître ce que les autres ont avoué ou bien on va te ramenerchez nous pour "b…ta mère". Je lui ai répondu calmement qu'il n'avaitpas alors à perdre son temps, s'il voulait qu'on s'en aille tous à la DST,car je n'avais rien d'autre à déclarer. J'ai ajouté que même ce camaradede classe, je ne le connaissais plus. Hadji consulta son collègue, puisquitta pour quelques minutes le bureau. Apparemment, il était allé télé-phoner à ses supérieurs. En revenant, il demanda à Mohsen BenAbdessalam de rédiger un PVdans lequel il signalait que le "suspect"nie tout rapport organisationnel avec les gens dont on lui a cité lesnoms, que néanmoins il reconnaît que "un tel était un camarade declasse". Je lui ai rappelé que même ce camarade de classe, je ne leconnaissais plus. Furieux, il fit un geste pour me frapper et me dit de"fermer ma gueule". Je lui ai rétorqué que si son collègue n'écrivait pasce que je lui disais, il n'avait qu'à chercher quelqu'un d'autre poursigner le PV. Enfin, Hadji se résigna à enregistrer ce que je lui dictais

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et qui se résumait en une seule phrase : "je n'ai aucun rapport ni deprès ni de loin avec les gens dont on m'a cité les noms et par consé-quent je m'étonne que des gens que je n'ai ni connus ni rencontrés puis-sent me mêler à une telle affaire". Sadok Ben M'henna, conduit aumême bureau quelques minutes plus tard, leur fit la même déclaration.En février et mars 1975, une nouvelle vague d'arrestation toucha El-aâmel Et-tounsi, suite à des grèves à l'université et à des diffusions detracts dans les milieux ouvriers. Des dizaines de militants et militantesfurent arrêtés et sauvagement torturés. Les autorités choisirent de sai-sir la Cour de sûreté de l'Etat de cette affaire. La Cour de premièreinstance qui devait nous juger, Sadok Ben M'henna, les trois militantsde la région de Gafsa et moi-même, se dessaisit de l'affaire en mars1975, au profit de cette juridiction d'exception. Ainsi nous avons com-paru devant cette cour en septembre 1975, avec nos autres camarades.Nous avons dévoilé la pratique de la torture, la répression des libertésdémocratiques, l'exploitation féroce qui s'exerçait sur notre peuple et lepillage impérialiste dont notre pays faisait l'objet. Au moment de moninterrogatoire, le Président Hédi Said m'empêcha de parler de la tortu-re que j'avais subie. Devant mon insistance, il ordonna aux policiers dem'expulser de la salle. Comme je le traitais de pion de la police poli-tique, il me fit ramener à la barre d'accusation. J'ai saisi l'occasion pourmettre à nu cette parodie de justice et qualifié la Cour de sûreté del'Etat d'instrument de répression au profit d'une dictature fasciste, et lesmagistrats qui y siégeaient de corrompus, de pions et de poltrons auservice de cette dictature. Je fus inculpé sur-le-champ d'"outrage à lacour" et condamné à deux ans de prison ferme sans laisser le temps àmon avocat de plaider. La même scène s'est reproduite le même jouravec Sadok Ben M'henna qui écopa lui aussi de deux ans de prisonpour "outrage à la cour". Le 4 octobre 1975, après presque dix joursd'audience, la Cour de sûreté de l'Etat prononçait son verdict final. J'airamassé, en tout, six ans et demi de prison ferme auxquels il fallaitajouter deux autres années prononcées par la même cour dans le cadredu procès en opposition. En effet, la Cour de sûreté avait siégé enjuillet 1975 pour juger tous ceux qui avaient été condamnés par contu-mace en 1974 et qui avaient été arrêtés ou s'étaient présentés ultérieu-rement. Le Président de la cour m'avait, là aussi, empêché de me

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défendre. Il voulait éviter tout propos sur la torture. La cour confirmala peine prononcée par contumace pour "appartenance à une associa-tion non reconnue". En tout et pour tout, je totalisais huit ans et demide prison ferme. La peine la plus lourde était de neuf ans. Le pouvoira maintenu pratiquement tout le monde en prison (cinquante et un mili-tants et trois femmes) tout en évitant de trop lourdes peines quiauraient soulevé l'indignation de l'opinion publique nationale et inter-nationale. D'autant plus que ce procès se tenait juste un an après le pro-cès de 1974 qui avait touché 202 militants et militantes dont une bonnepartie était en état de fuite ou à l'étranger, en France essentiellement.

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3. De Bourguiba à Ben Ali. 1980-1991

Sur les huit années et demie de prison ferme, j'en ai passé six avantd'être relâché en 1980 avec le dernier groupe de prisonniers politiquesdans le cadre d'une grâce présidentielle décidée par Bourguiba pourdécrisper la situation politique dans le pays secoué par deux événe-ments majeurs : la crise syndicale de 1978, soldée par des centaines demorts et des milliers de prisonniers, et par le démantèlement pur etsimple de toutes les structures syndicales légitimes. Le directeur de laSûreté nationale qui a dirigé l'attaque contre la centrale syndicale, à l'é-poque, n'était autre que le général Ben Ali, l'actuel Président. Ledeuxième événement était l'attaque organisée par un commando deTunisiens, venus de Libye, contre une caserne militaire à Gafsa, avecl'espoir de provoquer un soulèvement général dans tout le pays. Cetterébellion a été étouffée dans le sang. Onze membres du commando quiavaient survécu ont été condamnés à mort et exécutés le 17 avril 1980.Bourguiba a compris que son régime était en crise et qu'il devait chan-ger ou du moins faire semblant de changer de politique. Il nomma unnouveau Premier ministre et évinça plusieurs symboles de la répres-sion, dont Ben Ali nommé ambassadeur de Pologne, et annonça l'a-morce d'une politique d'ouverture en libérant les prisonniers d'opinion,concédant quelques espaces pour la presse indépendante et reconnais-sant ou tolérant l'existence de certains partis et organisations poli-tiques.

Le jour de notre libération (nous étions six détenus), Bourguiba quiavait déjà reçu à la fin du mois de mai, un groupe de détenus poli-tiques, a tenu à nous recevoir dans son Palais de Monastir où il avaitl'habitude de passer tout l'été. Il préparait, ou plutôt son entourage pré-parait, un nouveau coup médiatique pour montrer "la clémence" du"père de la Nation" envers ses "enfants égarés". Mais cette entrevue,qui a eu lieu le 29 juillet 1980, a mal tourné. En effet, en présence desjournalistes, nous avons, tous, dénoncé la pratique de la torture, larépression des libertés démocratiques et les conditions de détentionillégales dans lesquelles nous avions vécu pendant des années.Personnellement, j'ai fait état devant l'assistance de tous les dégâts

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physiques hérités de la torture et des six ans d'emprisonnement aucours desquels nous avons été contraints de mener plusieurs grèves dela faim pour obtenir l'amélioration de nos conditions de détention etnotre libération, ce qui nous a exposés plusieurs fois à des tortures etdes traitements inhumains. Ayant été le premier arrêté et le dernierlibéré dans cette affaire, je comptabilisais le plus de jours de grèves dela faim : 150 jours en tout, la grève la plus longue ayant duré 22 jours,du 1er au 22 novembre 1975. Surpris par notre audace, Bourguibamenaça de nous renvoyer en prison. Sa femme et son ministre del'Intérieur de l'époque l'ont calmé. Deux jours après notre libération, lejournal indépendant Er-raï (proche de l'opposition libérale née d'unescission avec le parti au pouvoir) annonça que Bourguiba avait décidéde m'envoyer en France pour soigner les séquelles de mes tortures.C'était une reconnaissance officielle de la pratique de la torture sousson régime. Le ministère de la Santé me prit en charge et, en septem-bre 1980, j'étais hospitalisé à l'hôpital de la Salpétrière.

Ma santé s'est un peu améliorée. Cependant certaines séquelles sontrestées à jamais. Il s'agit de douleurs dans l'hémisphère gauche ducorps, d'une maladie des reins, d'une sinusite chronique et de myopie.Le bagne de Borj Er-roumi surnommé "la prison des oubliés", où j'aipassé, avec mes camarades, la plus grande partie de ma détention, étaittrès humide. En plus, elle n'avait pas l'eau potable. L'eau nous était ser-vie une ou deux heures seulement par jour, à partir de citernes rempliesà l'extérieur. Cette eau que nous remplissions dans un petit bassin, dansnos cellules, contenait beaucoup de calcaire. Plusieurs d'entre nous onteu des problèmes de reins, ajoutés aux problèmes d'allergie, de rhu-matisme et de bronchites chroniques, causés par l'humidité, le froid etles mauvaises conditions de vie dans les cellules. L'obscurité et lemanque d'éclairage, surtout dans le pavillon cellulaire de la prison civi-le de Tunis, ont eu un effet néfaste sur notre vue. Plusieurs d'entre noussont devenus myopes et ont dû porter des lunettes. Cependant ce n'é-tait pas ces ennuis de santé qui allaient me pousser à abdiquer. En quit-tant la prison à la fin du mois de juillet 1980, j'étais plus que jamaisrésolu à lutter. Tout était clair pour moi. Mon choix avait été fait défi-nitivement depuis février 1972. Il s'agissait seulement de chercher lesmoyens les plus efficaces et les plus appropriés pour les réaliser.

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Entre 1980 et 1986, j'ai passé une période sans grands problèmes.J'ai repris mes études à l'université en littérature et civilisation arabes.Mais lorsque j'ai obtenu mon diplôme en juin 1981, le ministère del'Education nationale a refusé de m'embaucher à cause de mes antécé-dents politiques. Seuls Sadok Ben M'Henna et moi-même étions inter-dits de travail dans le secteur de l'enseignement public. Nos autrescamarades ont été facilement recrutés. J'ai dû alors chercher un boulotdans le secteur de la formation professionnelle où j'ai enseigné un peude traduction, de correspondance commerciale et d'économie poli-tique. En même temps, j'ai continué mes activités politiques. J'étais leporte-parole de l'organisation El-aâmel Et-tounsinon reconnue maistolérée dans ces années d'"ouverture politique". Je publiais des articles,je participais à des débats dans la presse indépendante et je prenais laparole dans des réunions publiques. J'étais de temps en temps surveillépar la police politique, mais je n'ai jamais été arrêté. Cependant j'étaistoujours privé de mes droits civiques et politiques. Radhia Nasraoui, àlaquelle je me suis lié en août 1981 "pour le meilleur et pour le pire"avait ses propres activités militantes. Avocate, elle était membre duComité directeur de l'Association des jeunes avocats, réputée pour sonindépendance et son engagement pour la défense des libertés, de ladémocratie, et des causes justes dans le monde arabe et ailleurs. Radhiamilitait aussi au sein de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme(LTDH) et au sein du mouvement féministe. Elle défendait toutes lesvictimes de la répression quelle que soit leur appartenance politique ouidéologique. Aussi, elle était régulièrement harcelée par la police poli-tique mais jamais directement empêchée de faire son travail.

C'est en 1986 que j'ai commencé à avoir de nouveau de sérieusesdémêlées avec le pouvoir et sa police politique. Ben Ali était déjà auministère de l'Intérieur. Rappelé de Varsovie en 1984 pour prendre latête de la Direction de la Sûreté nationale et rétablir l'ordre après les"émeutes du pain" de janvier 1984, qui s'étaient soldées par un grandnombre de victimes (95 selon un bilan officiel et 200 au moins selondes estimations officieuses), Ben Ali a été très vite promu ministre del'Intérieur en 1985. Bourguiba affaibli par l'âge et la maladie, ayantperdu son efficience politique et surtout sa capacité de grand manœu-vrier politique, était fasciné par l'efficacité répressive du premier haut

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gradé militaire qu'il ait osé nommer dans son gouvernement. La répres-sion était l'option la plus facile car elle ne demandait aucune réflexionau vieux du palais de Carthage et Ben Ali était, dans ce domaine, letechnicien qu'il recherchait. Il réorganisa son ministère et s'engagea,sur ordre de Bourguiba, à réprimer, de manière systématique, l'opposi-tion politique, le mouvement syndical, par un nouveau démantèlementde l'UGTTen 1985, après le retour des "structures légitimes" en 1981,le mouvement étudiant par l'enrôlement forcé de certains étudiantsdans l'armée et la Ligue tunisienne des droits de l'Homme par la créa-tion d'une ligue bis présidée par un ancien ministre de l'Intérieur,connu par sa répression du mouvement syndical en 78, alors que BenAli était à la direction de la Sûreté nationale. Le pays passait de nou-veau par une crise politique aggravée au sommet par la lutte pour lasuccession de Bourguiba, mais aussi par une crise économique d'en-vergure.

Dès le début de l'année 1986 et juste après l'annonce de la fondation,dans la clandestinité, du Parti communiste ouvrier de Tunisie (le 3 jan-vier 1986, deuxième anniversaire des émeutes du pain), j'ai été soumisà une surveillance policière quotidienne. En mai 1986, des agents de laDSTont essayé de me kidnapper en pleine rue alors que j'allais au tra-vail. J'ai pu échapper et je me suis trouvé contraint à disparaître de lacirculation pendant deux semaines, le temps de comprendre ce qui sepassait. Lorsque je me suis présenté à la DSTqui avait laissé chez monépouse une convocation en bonne et due forme, le commissaire char-gé de mon dossier, un certain Ridha Zaggia, m'a interrogé sur le PCOT.Il voulait savoir si j'étais derrière la création de ce parti. Je lui ai répon-du que j'entendais pour la première fois le nom de ce nouveau parti etque, par conséquent, il était vain de m'interroger sur quelque chosedont j'ignorais tout. Il essaya de savoir si j'avais encore des activitésclandestines en dehors de mes activités légales : publication de livres,d'articles dans certains journaux, participation à des activités légalesetc. Je lui ai répondu que la DSTétait suffisamment forte pour répon-dre à ces questions. Finalement il m'a laissé partir, en m'expliquantqu'il m'avait convoqué simplement pour "me connaître directement".et "me conseiller" de ne pas "enfreindre les lois du pays". C'était unemise en garde voilée.

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L'étau a continué à se resserrer autour de moi. Mes camarades m'ontalors conseillé de quitter le pays pour aller vivre en France, estimantque l'exil valait mieux que la prison où je n'aurais aucune possibilité departiciper à la vie de notre parti naissant. Le 16 août 1986, j'ai quittélégalement la Tunisie. En effet, j'ai pu obtenir un passeport d'une duréelimitée (6 mois au lieu de 5 ans). L'avocat chargé de l'affaire de monpasseport m'a indiqué que le ministre de l'Intérieur avait évoqué monétat de santé qui nécessitait un contrôle à l'hôpital de la Salpetrière.

Trois mois après mon départ, les premières arrestations au sein duPCOT ont eu lieu. C'était à l'occasion des élections législatives denovembre 1986 que notre parti avait appelé à boycotter. Les militantsarrêtés à Gafsa, dans le sud du pays, ont été sauvagement torturés etcondamnés à des peines de prison ferme. En mai 1987, le PCOTa étéde nouveau visé par la répression suite à la diffusion de tracts dénon-çant la répression des libertés démocratiques et à l'organisation demanifestations à Tunis à l'occasion du 1er mai. A Gaâfour, dans le norddu pays, la police locale arrêta un militant du PCOT, Nabil Barakati,instituteur et syndicaliste, l'interrogea à propos d'un tract et le tortura àmort. Pour camoufler son crime, la police lui tira une balle dans la tête,jeta son corps aux environs de la ville, en laissant le revolver à côté delui, et propagea dans la ville la nouvelle que Nabil s'était enfui du postede police. Lorsque son corps fut retrouvé, le chef de police prétenditqu'il s'agissait d'un suicide. Se sentant abusés, les habitants de Gaâfourse révoltèrent, demandant justice. Les autorités décrétèrent le couvrefeu pendant une quinzaine de jours et pour calmer les esprits, Ben Ali,ministre de l'Intérieur à l'époque, ordonna l'arrestation du chef de postede la police5 . A la même période, la police politique arrêta plusieursmilitants du PCOTà Gabès, Sidi Bouzid, Béja, Tunis etc. Ils furenttous jugés et condamnés à de lourdes peines, jusqu'à 10 ans de prisonferme. Alors que j'étais en France, la police politique trouva le moyende me mêler à l'histoire de Gabès et le tribunal correctionnel de l'en-

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5. Il sera jugé en 1991 avec deux de ses collègues pour "abus de pouvoir". La courd'assises les condamna respectivement à 5 ans de prison ferme pour le chef de poste età 3 ans de prison de prison ferme pour les deux agents. Le 8 mai, date de l'assassinatde Nabil Barakati est devenu depuis une journée nationale pour la lutte contre la tor-ture. Chaque année, tous les démocrates se réunissent au cimetière de Gaâfour.

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droit me condamna par contumace à 18 mois de prison ferme pour"dif fusion de tracts et appartenance à une association non reconnue (lePCOT)". Mon inculpation était fondée sur le fait qu'à la question poséepar la police à un ouvrier, arrêté dans cette affaire, sur les personnesqu'il imaginait appartenir au PCOT, il avait répondu qu'il supposaitque Hamma Hammami pourraitêtre dans ce parti. Il faut noter que cetouvrier avait déclaré qu'il ne me connaissait ni de près ni de loin. Aprèscette condamnation, je ne pouvais plus rentrer normalement au pays.J'étais contraint de rester encore en France où j'ai pu obtenir une cartede séjour sur la base d'une inscription en troisième cycle à Paris III.

En novembre 1987, le général Ben Ali, Premier ministre et ministrede l'Intérieur, profita de la situation politique pour évincer Bourguibaqui était sur le point de le démettre pour le remplacer par son "fils spi-rituel", Mohamed Sayah, ancien directeur du parti au pouvoir. Ben Alijustifia son coup d'Etat par la sénilité et la maladie de Bourguiba etpromit au peuple tunisien "la démocratisation de la vie politique" et "lerespect des droits humains". Parmi les mesures prises pour décrisper lasituation politique, il y avait la libération des détenus politiques dansle cadre d'une grâce présidentielle et non d'une amnistie générale.Ainsi, j'ai décidé au début de février 1988 de rentrer au pays, après queles autorités ont assuré la Ligue tunisienne des droits de l'Homme queje ne serais pas arrêté. Cependant, à l'aéroport, la police m'a confisquémon passeport. Quelques semaines plus tard, la Cour de premièreinstance de Gabès m'a acquitté des 18 mois de prison prononcés parcontumace. Mais la fin, pour cette fois, des poursuites judiciaires nevoulait pas dire la fin des tracasseries policières et des procès. En effet,Radhia et moi-même restions soumis à une surveillance policièrecontinue. Nous n'avions plus de vie privée, tous nos mouvementsétaient contrôlés. Les gens qui nous visitaient étaient souvent interro-gés et contrôlés. Parfois, en pleine rue, il suffisait que quelqu'un s'ar-rête pour me parler pour que les flics en civil lui demandent ses papiersd'identité. Je ne pouvais plus circuler librement dans le pays et devaisme déplacer secrètement. Le PCOTn'a pas été reconnu officiellementmais, comme le mouvement islamiste An-Nahda, il a été toléré. Je pou-vais faire des déclarations et donner des interviews en son nom. Maisla police politique était toujours là pour essayer de collecter des infor-

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mations sur mes contacts pour les utiliser en cas de "nécessité", c'est-à-dire au moindre changement de situation dans le pays. Entre 1988 et1990, j'ai aussi été arrêté à plusieurs reprises pour quelques heures, unejournée ou une nuit. Il s'agissait d'interrogatoires sur les prises de posi-tion du PCOTou d'autres formations politiques non reconnues sur desévénements précis ou sur la situation générale dans le pays. C'était àl'occasion de l'une de ces arrestations, en janvier 1989, que j'ai "fait laconnaissance" de Mohamed Ali Ganzaoui, actuel secrétaire d'Etat à laSécurité nationale. Il était, dans le temps, le responsable direct de lapolice politique. Il était là pour m'avertir ou me menacer de châtimentsou de prison. J'ai aussi connu Fredj Gdoura qui se relayait avecGanzaoui au poste de chef des services spéciaux. Chaque fois HassanAbid et Mohammed Ennaceur, alias Hamdi Hlaâs étaient présents pourm'insulter ou me menacer de tortures. Je leur ai toujours répondu quej'exerçais mes droits fondamentaux et que, donc, je refusais qu'on m'in-terroge sur cela.

En mars 1989, Ben Ali m'a convoqué au palais de Carthage. Il m'areçu pendant 45 minutes. Les élections présidentielles et législativesapprochaient et il voulait me convaincre du bien fondé de la participa-tion aux élections législatives en présentant des listes "indépendantes".Il voulait aussi sonder mon opinion sur l'évolution de la situation dansle pays depuis son arrivée au pouvoir. En bref, je lui ai répondu que lechangement démocratique qu'il avait promis aux Tunisiens ne s'étaitpas encore concrétisé et que les fondements essentiels du régime auto-cratique de Bourguiba n'avaient pas été remis en cause, que les mesu-res qu'il avait prises jusqu'à présent n'étaient que des demi-mesures quin'étaient pas de nature à garantir les libertés fondamentales. Dans cecontexte, j'ai rappelé que les violations de ces libertés, notamment laliberté de presse et d'organisation, les arrestations arbitraires et la pri-vation, pour les anciens détenus, de leurs droits civiques et politiques,n'avaient pas cessé. J'ai réitéré, à ce propos, la revendication d'amnis-tie générale portée par tout le mouvement démocratique. Quant à laparticipation aux élections législatives, je lui ai exprimé le refus duPCOTen lui démontrant que les conditions minimales pour des élec-tions libres et démocratiques n'étaient pas réunies.

A vrai dire, Ben Ali voulait faire participer toutes les formations

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politiques à ces élections pour donner à son régime dictatorial unefaçade démocratique et légaliser la monopolisation de la vie publiquepar le parti qu'il dirigeait, à savoir le Parti socialiste constitutionnel,l'ancien parti de Bourguiba, sous sa nouvelle appellation deRassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Le déroulementdes élections de 1989 et leurs résultats n'ont fait que confirmer l'ap-préhension du PCOT. En effet, Ben Ali qui s'était arrangé pour être lecandidat unique aux élections présidentielles, les a emportées avec unscore de 99,99%. Quant aux 143 sièges du Parlement, ils ont été tous,comme prévu, "raflés" par le RCD. Les partis d'opposition, le mouve-ment islamiste entre autres, ont dénoncé la falsification des élections.Mais c'était trop tard. Ben Ali les rappela à l'ordre et commença à sor-tir ses griffes. Maintenant qu'il avait réorganisé tout l'appareil sécuri-taire et "légitimé" son pouvoir par cette farce électorale, il pouvait direà tout le monde : "fini la récréation, mettez-vous tous au travail". Parmiceux qui avaient applaudi le 7 novembre, plusieurs ont commencé àrevenir à la raison. C'était le début de la désillusion. Je dois rappeler icique le PCOTa été la seule force politique organisée à avoir refusé desoutenir le coup d'Etat de Ben Ali et dénoncé le caractère démagogiquede son discours démocratique. Il était le seul aussi, parmi les partispolitiques sollicités, à avoir refusé de signer en novembre 1988 lePacte national proposé par Ben Ali.

Cependant, pour apaiser les esprits et contenir la déception provo-quée par la farce électorale d'avril 1989, Ben Ali fit quelques petitesconcessions à l'opposition, surtout en matière de liberté d'expression.Dans ce contexte, le PCOTet le mouvement d'An-nahda, toujours nonreconnus, ont obtenu l'autorisation, en janvier 1990, de publier chacun,légalement, un hebdomadaire. Le nôtre s'intitulait Al-Badil(L'Alternative). J'en étais le directeur. Le premier numéro est paru le 8mars 1990 à l'occasion de la Journée mondiale des femmes. Pendantdes mois, nous avons subi toutes sortes de pressions policières, poli-tiques, matérielles et administratives pour nous contraindre à changerla ligne éditoriale du journal, qui a rapidement acquis une large audien-ce. En effet, les critiques acerbes du régime, en matière de libertés, dedroits humains, de politique sociale, culturelle et éducative n'ont cesséd'irriter Ben Ali et son gouvernement. En août 1990, la police politique

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a fait une descente à l'imprimerie de l'UGTTet a effectué la saisie d'Al-Badil avant sa distribution6. Suite à cette saisie, le tribunal de Premièreinstance de Tunis a suspendu Al-Badil pour trois mois, et m'a condam-né, en tant que directeur, à six mois de prison avec sursis dans troisaffaires distinctes, pour "diffusion de fausses nouvelles" et "diffama-tion de la police". En fait, il s'agissait de trois articles : le premier cri-tiquait une hausse des prix des produits de première nécessité (pain,farine, pâtes etc.) décidée par le gouvernement ; le deuxième critiquaitle code de la presse et dénonçait son caractère répressif, et le troisièmefaisait référence à la décision du président algérien Chadli Bendjedidde dissoudre les "services de documentation et d'investigation" (policepolitique), et se demandait quand serait prise une telel décision enTunisie. De surcroît, l'article énumérait les différents crimes commispar cette police : torture, répression des libertés d'expression et d'orga-nisation, répression des manifestations populaires etc.

Après trois mois Al-Badil, est réapparu mais pas pour longtemps. Aumois de janvier 1991, à la veille de la deuxième guerre du Golfe, lapolice politique saisit de nouveau Al-Badil. Le tribunal le suspenditpour six mois et me condamna à deux ans et demi de prison avec sur-sis pour "diffamation de la magistrature" (1 an), "atteinte à l'ordrepublic" (1 an) et "diffusion de fausses nouvelles" (6 mois). Cette nou-velle condamnation se rapportait à la publication dans Al-Badil d'unedéclaration signée par des intellectuels, des syndicalistes, des défen-seurs des droits humains et des opposants politiques, lesquels criti-quaient la détérioration continue de l'état des libertés dans le pays, l'in-féodation du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif, la main mise deplus en plus apparente de l'appareil sécuritaire sur la vie publique.Après cette condamnation Al-Badil ne pouvait plus voir le jour de nou-veau. En effet la loi stipule qu'une condamnation de plus de six mois

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6. En principe, l'imprimeur dépose 5 copies du journal au service de dépôt du minis-tère de l'Intérieur, sans que cela n'empêche sa distribution. Cependant, les autorités ontimposé un contrôle au préalable. Ceux qui ne voulaient pas avoir de problèmes emme-naient la maquette de leurs journaux au censeur pour les contrôler avant l'impression.Pour ceux qui ont refusé ce contrôle, entre autres Al-Badil, l'ordre a été donné auximprimeurs de ne pas livrer le journal avant de recevoir le feu vert des services decontrôle du ministère de l'Intérieur, à la Direction générale des Affaires politiques, cequi était contraire à la loi.

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de prison avec sursis prive le directeur du journal de ses droits civiqueset politiques et par conséquent il n'a plus le droit de le publier7.

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7. L'autorisation de publication d'un journal est octroyée, en Tunisie, au nom d'une per-sonne physique et non au nom d'une personne morale. Par conséquent, il suffit que ledirecteur soit condamné pour que le journal cesse de paraître.

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4. L'étau se resserre sur toutel'opposition (1991 - 1992)

La suspension, ou plutôt la disparition, de Al-Badil, coïncidait eneffet avec la détérioration de la situation politique dans le pays. Lacampagne répressive contre les islamistes venait de commencer. Unclimat de terreur s'installait dans le pays. Au nom de la lutte contre l'ex-trémisme religieux, Ben Ali projetait en réalité de récupérer tous lesespaces arrachés par le mouvement démocratique, soumettre la socié-té civile, détruire le mouvement syndical et toute l'opposition pour nelaisser en fin de compte qu'une opposition de décor, qui donne à sonrégime dictatorial une façade démocratique. Le PCOT, malgré sonopposition résolue au mouvement intégriste, aussi bien sur le planidéologique que sur le plan politique, s'opposa à la répression qui s'é-tait abattue sur ce mouvement et y décela le signe d'une période som-bre pour la Tunisie. Il alerta l'opinion publique et appela toutes lescomposantes du mouvement démocratique à ne pas tomber dans lepiège de la dictature en soutenant la répression ou en gardant le silen-ce sur les terribles violations des droits humains qui accompagnaientcette répression : enlèvements, torture, assassinats, procès iniques etc.Rares sont les démocrates qui comprirent à temps les desseins du pou-voir. Beaucoup de gens ont préféré garder le silence en alléguant quesi les islamistes étaient au pouvoir, ils feraient pire que Ben Ali, doncmieux valait le laisser les écraser. La majorité des partis d'oppositionlégale s'est rangée clairement du côté de Ben Ali avec l'idée d'être"récompensé". La direction du syndicat ouvrier (UGTT) avec à sa têteIsmaïl Sahbani a même participé directement à la répression des isla-mistes : dénonciation, exclusion des structures de l'UGTTetc. Parmiles associations en place, seules la LTDH, l'UGET(syndicat étudiant),le Conseil de l'ordre des avocats et l'Association des jeunes avocats, nese sont pas entendues avec le pouvoir. Elles sont devenues de plus enplus, avec le PCOTet certaines personnalités indépendantes qui sesont démarquées du pouvoir, une cible de la répression. Pour Ben Ali,celui qui n'était pas avec lui était contre lui, était un "allié" du "terro-risme intégriste". Ainsi, la pression sur la LTDH, l'UGET, les avocats

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et les personnalités indépendantes s'est accrue. Quant au PCOTet àson organisation de jeunesse, l'Union de la jeunesse communiste deTunisie, les arrestations se sont multipliées dans leurs rangs. Les mili-tants arrêtés ont été sauvagement torturés puis relâchés ou jugés.Notons ici que les arrestations et les procès contre les militants duPCOTne se sont jamais arrêtés après le 7 novembre mais, à partir de1991, ils sont devenus plus nombreux. Le pouvoir ne parlait plus seu-lement de "l'extrémisme religieux" mais il parlait aussi de la "luttecontre l'extrémisme de tout genre". Petit à petit, tous ceux qui osaientcritiquer le pouvoir, quelles que soient leurs appartenances idéolo-giques et politiques, étaient qualifiés d'"extrémistes" et de "terroristes".

Depuis la fin de l'année 1991, l'étau se resserrait autour de moi etde ma famille. Radhia, qui défendait les victimes de la répression, etdénonçait la torture et les procès iniques, était surveillée en permanen-ce. A la veille d'un procès qui devait se tenir à Monastir pour juger desmilitants de l'Union de la jeunesse communiste, qui avaient été sauva-gement torturés, la police politique a pris une "initiative" très dange-reuse. Pour la première fois la menace a pesé sur nos filles, surtout l'aî-née Nadia qui avait à l'époque 8 ans. Lorsque je suis allée la chercherà son école, à la "Médina" (Tunis), j'ai trouvé la directrice, une sœurfrançaise, bouleversée et même paniquée. Elle m'informa qu'une per-sonne louche, un grand costaud, étranger à l'école et à la famille, étaitvenu chercher Nadia. La directrice avait refusé de la lui donner surtoutque Nadia lui avait dit qu'elle ne le connaissait pas. Le bonhommeavait fait une deuxième tentative. Il avait envoyé une élève la chercheren prétendant être un parent. Pour la directrice qui était au courant denos "problèmes", l'hypothèse d'un enlèvement n'était pas à exclure.Radhia était du même avis. La police politique aurait voulu la déstabi-liser et l'empêcher d'aller le lendemain au procès de Monastir, au coursduquel la question de la torture a été d'ailleurs fortement évoquée etdénoncée.

Le 13 janvier 1992, Ridha El Hajri, directeur général des affairespolitiques au ministère de l'Intérieur, appela Radhia à son bureau pourlui dire qu'il voulait me voir le lendemain à 10h. Lorsqu'elle m'a infor-mé le soir de ce rendez-vous nous avons estimé qu'il s'agissait peut-être d'Al-Badil, puisque nous ne cessions pas de dénoncer l'interruption

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de sa publication. Nous n'avions pas pensé à un piège. Ridha Al Hajrime reçut au rendez-vous indiqué le 14 janvier 1992, à 10 heures, enprésence de son adjoint Mongi Chouchane, l'actuel secrétaire d'Etatauprès du ministère de l'Intérieur, chargé des collectivités locales.L'entrevue s'est transformée en fin de compte en un interrogatoire por-tant sur un tract diffusé par le PCOT, quelques jours auparavant, à l'oc-casion de son sixième anniversaire. Dans ce tract le PCOTdénonçaitsurtout les violations des libertés et la dérive sécuritaire du régime duGénéral Ben Ali et appelait les forces démocratiques à lui faire face.Les deux hommes m'ont sommé d'arrêter "la distribution illégale detracts, la diffamation du chef d'Etat, du gouvernement, de la policeetc.". Je leur ai répondu que faute de moyens légaux, (Al-Badil étantsuspendu), pour exprimer ses points de vue, le PCOTn'avait d'autressolutions pour exercer ce droit, que de distribuer des tracts. A un cer-tain moment, le téléphone sonna. Ridha El Hajri le décrocha et écoutaquelqu'un lui parler au bout du fil sans rien dire. A la fin de la com-munication il lui dit un seul mot : d'accord !. Il raccrocha, mit fin à l'en-trevue et appela un policier pour m'accompagner du troisième étagejusqu'à la réception. A peine avais-je franchi la porte du ministère del'Intérieur, du côté de la rue Houssine Bouzaïene (une sortie secondai-re), que je me suis trouvé entouré de sept ou huit agents de la policepolitique qui m'ont menotté et emmené sans aucune explication au dis-trict de police de la ville de Tunis, situé à quelques dizaines de mètres.Puis, sans tarder, j'ai été transféré à un poste de police de la capitale(rue de Cologne). C'est là que j'ai compris que la convocation à ladirection générale des affaires politiques n'était qu'un piège pour faci-liter mon arrestation. La police politique craignait que je ne disparais-se de la circulation, si elle venait me chercher chez moi et ne me trou-vait pas. Cette fois-ci Abdallah Kallel et ses sbires voulaient m'avoircoûte que coûte entre leurs mains, à cause de la "surprise" qu'ils m'a-vaient préparée.

En effet, le commissaire qui était venu spécialement du ministère del'Intérieur pour m'interroger m'a fait savoir en fin de compte que j'étaispoursuivi pour une "affaire criminelle" et que je devais lui parler endétail de mon agenda au cours de la matinée du 13 janvier. Devant monrefus de lui répondre avant qu'il ne me dise de quoi il s'agissait exac-

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tement, il me répliqua que j'étais accusé d'avoir organisé deux assauts,le premier contre le local du PUP(Parti de l'unité populaire, dirigé àl'époque par Bel Hadj Amor, parti légal proche du pouvoir) et le secondcontre le local du journal El-Wihda (l'Unité) de ce même parti, et quise trouvait au même endroit dans un immeuble non loin du centre villede Tunis. Il ajouta qu'au cours de ces assauts, j'aurais agressé et insul-té les agents présents dans les deux locaux et démoli les meubles et lematériel qui s'y trouvaient, en indiquant que j'avais des complices avecmoi. Surpris par cette histoire rocambolesque, je lui ai rétorqué qu'ilavait oublié de dire que j'avais aussi commis un homicide. Enfin, j'airefusé tout interrogatoire en dénonçant une manigance primaire d'unrégime à court de moyens pour faire face à ses opposants. La police megarda au poste toute la journée et le soir une voiture m'emmena au cen-tre de détention Bouchoucha à Tunis, réputé pour ses très mauvaisesconditions de détention.

Que s'était-il passé exactement? Sur quel alibi Abdallah Kallel, leministre de l'Intérieur et sa police politique, s'étaient-ils basés pourfabriquer cette affaire? Quel était leur but exact ?

En effet, il était clair que le pouvoir cherchait depuis quelques tempsà me mettre en prison. Mais il ne voulait pas que ce soit sur la base demotifs politiques car cela le gênait devant l'opinion publique nationaleet internationale. Donc, il valait mieux le faire en fabriquant une affai-re de droit commun de toute pièce. Cela lui permettrait de faire d'unepierre deux coups : d'une part, me présenter à l'opinion publiquecomme un criminel de droit commun (un bandit), et par conséquentsalir ma réputation et, d'autre part, disculper le pouvoir de toute accu-sation d'atteinte à la liberté d'expression et d'organisation. Mais il fal-lait trouver un alibi et Abdallah Kallel et sa police politique l'ont trou-vé ou plutôt ont cru le trouver : un incident banal qui s'est produit aulocal du PUPet avec lequel je n'avais aucun rapport ni de près ni deloin, a été transformé en une "grave affaire criminelle", dont j'auraisété l'instigateur, l'organisateur et l'exécuteur !

En effet, un jeune qui collaborait avec Al-Badil avant sa suspensionen janvier 1991 (il vendait le journal dans la rue) et que d'ailleurs j'a-vais perdu de vue depuis, était allé le 13 janvier 1992 au matin voir unami à lui qui travaillait comme journaliste à El-Wihda, pour récupérer

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une somme d'argent prêtée à son ami qui tardait à la lui rendre. Ils s'é-taient vus la veille dans un café et le journaliste lui avait demandé depasser au journal le lendemain matin, en lui promettant de lui rendreson argent (83 dinars, soit 450francs). Mais il n'a pas tenu parole et nelui a apporté qu'une petite partie de la somme. Les deux amis se sontdisputés verbalement. Quatre militants du PUPqui étaient dans unautre bureau sont intervenus pour faire sortir l'ancien collaborateurd'Al-Badil de force. L'un d'eux lui a même assené un coup de poing surla figure et lui a blessé le bras à l'aide d'un balai. Le jeune N.O. s'estdirectement dirigé vers le poste de police le plus proche (rue deCologne) pour déposer une plainte contre son agresseur. Le policier enservice l'a entendu et lui a demandé d'aller voir tout de suite un méde-cin pour appuyer sa plainte par un certificat médical. Ce qu'il est alléfaire immédiatement. Cependant, l'affaire a pris une autre tournurelorsque le chef du poste de police, un "civil", a pris connaissance del'affaire et a appelé au local du PUPpour savoir ce qui s'était passé,d'autant plus que le collaborateur d'Al-Badil n'était pas un inconnu, lavente du journal dans la rue l'avait exposé à plusieurs reprises aux tra-casseries de la police. Pour se justifier, le responsable du PUPqui arépondu au chef du poste, lui a dit qu'il s'agissait d'un gauchiste prochedu PCOTqui était venu embêter l'un des journalistes d'El-Wihda. Letype n'était pas du tout conscient de ce que sa réponse allait provoquer.

Le chef de poste alerta la police politique qui informa AbdallahKallel, le ministre de l'Intérieur de l'incident et tout un scénario fut misen place pour m'arrêter et m'inculper. Kallel (et certainement Ben Ali,car le premier ne pouvait rien faire sans obtenir de lui le feu vert)auraient compté apparemment sur la collaboration du PUP, surtoutqu'ils savaient que le PCOTn'a jamais cessé de lancer des critiquesvirulentes envers les partis "légaux" pour leurs positions honteuses enmatière de libertés et de droits humains. En plus, certains dissidents duPUP, qui s'opposaient au rapprochement de son secrétaire général dupouvoir, avaient de bons rapports avec le PCOT. Les deux partis seconcertaient régulièrement sur les positions à prendre, et cela avaitréellement irrité Amor Bel Hadj et les militants qui lui étaient restésfidèles. Ainsi, le pouvoir a-t-il cru que le moment était venu pour mejeter en prison en qualité de criminel de droit commun. Pour préparer

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l'opinion publique, Ach-Chourouq, un journal aux ordres de la police apublié un article non signé (ce qui veut dire, dans la Tunisie de Ben Ali,qu'il s'agit d'un article commandé ou dicté) dans lequel il parlait d'uncommando qui a pris d'assaut les locaux du PUP, en ajoutant queHamma Hammami a dirigé l'assaut en utilisant des moyens de com-munication sophistiqués !!

J'ai passé la nuit du 14 janvier au centre de détention de Bouchouchaoù j'ai été isolé dans une cellule avec deux chauffards qui avaient com-mis des accidents mortels. Les autres cellules étaient pleines de jeunesislamistes entassés les uns sur les autres. Parmi eux se trouvaient desgens arrêtés depuis six mois alors que la loi stipule que la garde-à-vuene doit pas dépasser les dix jours.

Les traces de torture étaient encore apparentes chez la majorité.Certains ne pouvaient même pas marcher. Pour aller aux toilettes, leurscamarades les prenaient entre leurs bras. Au cours de cette période, ilsne recevaient pas de visites familiales. Ils ne contactaient pas leursavocats. Ils ne changeaient pas leurs habits. Ils étaient soumis quoti-diennement à de mauvais traitements. Pour n'importe quel prétexte, ilsétaient agressés par les policiers qui les surveillaient. Ceux-ci empê-chaient de les contacter ou de leur parler. Une seule fois, ils m'ont faitentrer par erreur dans l'une de leurs cellules, mais, juste après unedemi-heure, un policier est venu pour m'isoler d'eux. Jamais je n'ai vud'êtres humains aussi brisés et détruits. Les lycéens qui étaient nomb-reux parmi eux étaient dans une situation lamentable. Ils n'arrivaientmême pas à comprendre ce qui leur était arrivé.

Le vendredi 16 janvier des policiers en civil sont venus me chercherpour m'emmener au poste de la rue de Cologne. J'ai trouvé dans lebureau du chef de poste de police, l'ancien collaborateur d'Al-Badil quiavait été arrêté et de victime était devenu agresseur, ainsi que les qua-tre militants du PUPprésents le jour de l'incident. Parmi eux figurait lefils de Amor Bel Hadj, l'un des dirigeants du PUP. Devant les flics, ila dénoncé la machination policière dont j'étais victime et m'a informéque son père avait protesté auprès du ministère de l'Intérieur et lui avaitmême dit que si le pouvoir avait des comptes à régler avec moi, il n'a-vait pas à utiliser le PUPcomme alibi. En effet, Abdallah Kallel avaitmême envoyé un commissaire à Amor Bel Hadj pour le convaincre de

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porter plainte contre moi et de laisser à la police le soin de réunir lespreuves et de présenter les témoins à charge. Mais il a catégoriquementrefusé. En même temps, le Bureau politique du PUPa dénoncé monarrestation et averti l'opinion publique que le PUPn'avait jamais portéplainte contre moi pour la simple raison que je n'étais jamais allé chezeux le 13 janvier et n'avais jamais agressé ceux qui étaient dans leurlocal ou détruit des meubles. Les militants du PUPqui étaient présentsau poste de police ont confirmé la même chose. Le journaliste qui étaitpartie prenante dans l'incident du 13 janvier a présenté un documentlégalisé dans lequel il disait que cet incident avait un caractère pure-ment personnel et qu'il retirait toute plainte contre l'ancien collabora-teur d'Al-Badil, son ami. Un PVcollectif a été rédigé relatant les décla-rations de tous les présents. Le collaborateur d'Al-Badil a déclarédevant tout le monde qu'il a été torturé et qu'il a subi de très fortes pres-sions pour témoigner contre moi. Le responsable venu du ministère del'Intérieur lui a promis de trouver du boulot s'il acceptait ce qu'on luidemandait. Mais il a refusé cette "offre" et maintenu ses premièresdéclarations. Il a informé son ami le journaliste qu'il était prêt, luiaussi, à retirer sa plainte contre lui. Enfin tout le monde a cru que l'af-faire était classée.

Cependant, dès que les militants du PUPsont sortis, une voiture depolice nous a ramenés à Bouchoucha où nous avions passé la nuit,séparés. Le lendemain, samedi 17 janvier, la police nous a emmenés aupalais de Justice, où le procureur de la République décida de nousmaintenir en détention préventive sans nous voir ni nous interroger.

C'est le lundi 19 janvier, lorsque j'ai eu la visite des avocats, que j'aipu avoir le dossier et connaître les charges retenues contre moi. J'ai puconstater que presque tous les PVavaient été falsifiés par la policepolitique. Elle avait surtout changé totalement le PVcollectif (ouconfrontation) en attribuant aux militants du PUPdes propos qu'ilsn'ont jamais tenus et qui m'accusaient d'agression, insultes et atteintesaux bonnes mœurs. En plus, elle a ajouté le "témoignage" d'un type quitravaillait au local du PUPet que même les militants de ce parti suspec-taient d'être un indicateur à la solde de la police politique. Dans cetémoignage, il prétendait m'avoir vu dans un coin de la rue où se trou-vait le siège du PUPregardant vers ce siège et affirmait que, dès que

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le collaborateur d'Al-Badil était arrivé, nous avions pris tous les deuxla fuite, "très contents" de ce que "nous" venions de faire ! Pire enco-re, la police politique a ajouté le deuxième témoignage d'une personnesans carte d'identité, sans adresse fixe, qui prétendait avoir monté lesescaliers d'un immeuble situé rue de l'Autriche, dans laquelle se trou-vait le siège du PUP, le matin du 13 janvier vers 10h30, à la recherched'un travail et qu'il avait croisé "un type grand de taille, moustachu,portant des lunettes, âgé d'une quarantaine d'années (c'est-à-dire monportrait) en état de colère extrême, lançant des insultes (telles que "filsde pute, espèce d'agents du pouvoir…) à des gens qui travaillaient audeuxième étage, en ajoutant que "toutes les tentatives de le calmeravaient échoué" !

Cette farce a beaucoup irrité les responsables du PUPqui se sontsentis totalement abusés. En effet, le pouvoir voulait coûte que coûtese servir d'eux pour me mettre en prison. Lorsqu'ils n'ont pas acceptéde "collaborer", il les a impliqués de force en falsifiant les PV. Le PUPa décidé d'envoyer ses quatre militants le jour du procès (début février1992) pour protester énergiquement contre cette mascarade. La policepolitique a tenté de les empêcher d'accéder au tribunal. Mais trois d'en-tre eux ont réussi à entrer dans la salle d'audience sous la pression desavocats qui sont venus nombreux. Quant au quatrième, le journaliste,la police a réussi à le tenir loin du Palais de justice jusqu'à la fin de l'au-dience. Au cours de ce procès l'ancien collaborateur d'Al-Badil araconté tous les mauvais traitements qu'il avait subis, rue de Colognepour le persuader de faire de fausses déclarations, pour m'incriminer.De ma part, j'ai dénoncé le nouveau traitement réservé par le pouvoirà ses opposants, en l'occurrence la fabrication d'affaires de droit com-mun pour les présenter comme des criminels. J'ai montré que de telsprocédés ne serviraient qu'à le démasquer davantage. Enfin, le prési-dent du tribunal, Hamda Chaouachi, un juge corrompu, a refusé denous libérer provisoirement et a ajourné le procès, à la demande de ladéfense, au 13 février.

Le 6 février 1992, j'ai entamé une grève de la faim pour protestercontre cette parodie de justice et demander ma libération immédiate etsans conditions. Dès que le directeur de la prison, Ahmed Hadji, unfasciste de renom qui prit quelques mois plus tard la direction généra-

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le des services pénitentiaires, a été informé de la grève, il donna l'ord-re de me transférer du pavillon A8, où j'étais incarcéré depuis le premierjour de mon arrivée, au pavillon cellulaire. Les gardiens en servicedans ce pavillon disciplinaire m'ont totalement déshabillé et m'ontremis juste un pantalon bleu, court, en ce froid du mois de février. Jesuis resté donc torse nu et les pieds nus aussi, dans une cellule glacia-le. Mes lunettes m'ont été retirées. Le chef de pavillon BelgacemTissaoui m'a dit qu'elles "ne me serviraient à rien ici". Karim m'aaccompagné à la cellule 9. Je me suis retrouvé avec sept ou huit pri-sonniers de droit commun, tous des punis, dans la même tenue quemoi, sans lits et sans couvertures. L'un d'eux, un malade mental, étaitenchaîné par le pied au mur. Dès que la porte s'est fermée derrière moi,ils m'ont demandé les raisons de ma punition. Je les ai informés quej'étais en grève de la faim. Lorsqu'ils ont su que j'étais directeur dejournal, ils ont eu "pitié" de moi. L'un d'eux m'a dit : "mais tu es unintellectuel, comment vas-tu supporter le froid, surtout le soir", enajoutant : "ici, c'est le pôle nord. La nuit, on se gèle". Cependant, lors-qu'ils ont su que j'étais un récidiviste et que j'avais passé ma jeunessedans le bagne de Borj Er-roumi, ils ont éclaté de rire et m'ont répli-qué : "mais alors tu es pire que nous !"

Quelques minutes plus tard, la porte s'est ouverte et Tissaoui m'aappelé pour m'emmener au bureau du directeur Ahmed El Hajji. Cedernier m'invita à cesser la grève de la faim tout de suite au risque dem'exposer à des brimades. Il m'expliqua que : "un gréviste de la faimest un prisonnier qui enfreint la loi". Je lui ai répondu que je défendaisma liberté et s'il avait quelque chose à faire, qu'il le fasse ; cela ne m'in-timidait pas. Il me renvoya à ma cellule où j'ai retrouvé mes nouveauxamis. Le repas qu'on leur donnait une fois toutes les 24 heures n'excé-dait pas un demi-pain avec à l'intérieur un peu de sauce salée et unmorceau de pomme de terre dans le meilleur des cas. Le décret-loi quiréglemente les prisons stipule que l'isolement ne doit pas dépasser les10 jours et que le prisonnier doit être isolé dans "des conditions d'hy-

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8. Ce pavillon A est un pavillon pour les prévenus. La chambre A2 où j'étais détenucontenait presque 200 détenus alors qu'elle n'était prévue que pour 60 ou 70, dansdes conditions normales. Les prisonniers étaient entassés, plusieurs d'entre eux dor-maient dans les passages et à côté des toilettes.

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giène acceptables". Parmi les détenus que j'ai rencontrés, il y en avaitquelques-uns uns qui étaient là depuis plus d'un mois. Le traitementétait tout à fait inhumain. Non seulement au niveau de la nourriture etdes vêtements, mais surtout des conditions de séjour dans les cellules.Avant que les portes ne ferment, les gardiens devaient donner auxpunis quelques couvertures dans lesquelles nous devrions nous "enve-lopper" ensemble pendant la nuit que nous passions sur le sol. L'un desgardiens, un dénommé Belgacem Mahdaoui dit "Mloukhia", un tor-tionnaire de renom, inventa un moyen pour châtier davantage les "visi-teurs" du pavillon disciplinaire. En effet, il demandait au surveillant deprendre les couvertures d'une cellule choisie selon ses humeurs, de lesétaler dans le couloir et de les arroser d'eau du robinet avant de les don-ner aux prisonniers. Ce soir-là, il choisit notre cellule. Le surveillant dupavillon arrosa les couvertures d'eau et nous les jeta. Belgacem"Mloukhia" éclata de rire et nous dit : "Jouissez bien de la chaleur deces couvertures". Finalement nous avons passé la nuit sans couverture,torse nu, pieds nus, grelottant de froid. Les prisonniers m'ont expliquéqu'il leur faisait souvent cela. Il les mettait devant un choix terrible :s'envelopper de couvertures mouillées ou rester torse et pieds nus. Engénéral, ils choisissaient la seconde solution. C'était le moins gravepour leur santé, selon leurs dires.

Le samedi 7 février, sous la pression des avocats qui m'avaient visi-té la veille et sur intervention du bâtonnier lui-même, Maître MansourCheffi, et du Président de l'Association des jeunes avocats, MaîtreAbderrazzak Kilani, qui avait pris l'initiative de publier un communi-qué, Ahmed Hajji ordonna de me transférer à la cellule 10, de me don-ner une chemise bleue et deux couvertures. Le dimanche 8, une crisede colites néphrétiques me secoua tôt le matin. A l'ouverture des por-tes du pavillon vers 8 heures 30, j'ai informé Belgacem "Mloukhia"quifaisait la permanence ce week-end là, de mon état de santé. Il me répli-qua que son rôle à lui au pavillon cellulaire était "de baiser nos mères"et non pas de nous chercher des soins. Je l'ai couvert d'injures et j'aicommencé à frapper sur la porte de ma cellule. Il fit venir deux déte-nus de droit commun qui me maîtrisèrent et m'enchaînèrent par le piedau mur de ma cellule. Belgacem "Mloukhia" me donna quelques coupsde pied, me menaça de mort et ferma la porte. Les douleurs devenaient

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de plus en plus atroces. Finalement le gardien appela l'infirmier qui medonna un calmant (deux comprimés de Buscopan) sans effet. Vers 14heures, l'infirmier prit l'initiative d'alerter le directeur de la prison de lagravité de mon état de santé ; il revint avec l'ordre de m'emmener à l'in-firmerie pour voir le médecin de la prison. Ce dernier constata la criseet la hausse de la fièvre. Il n'avait presque rien à me donner pour apai-ser la crise et les douleurs qu'elle provoquait en plus des vomissementscontinus, etc. Au lieu de me ramener au pavillon cellulaire, l'infirmierme ramena à ma chambre (A2). Là, j'ai pris la décision d'interromprela grève de la faim, pour pouvoir prendre les médicaments, duBuscopan et de l'Aspégic. Mais ces médicaments sont restés sans effet.Le mardi 10 février, mon état de santé s'est beaucoup détérioré parceque j'avais attrapé une infection aux reins. Le médecin voulait m'em-mener à l'hôpital situé à quelques centaines de mètres de la prison(l'hôpital Charles Nicole) mais les autorités refusaient toujours de luidonner la permission. Les "autorités", c'était Abdallah Kallel, le minis-tre de l'Intérieur lui-même. J'avais entendu le médecin, alors qu'on m'a-vait jeté sur un banc à l'infirmerie, dire à quelqu'un à l'autre bout du filque je risquais la mort à cause d'une quelconque complication. Aprèsdes tractations, le médecin obtint l'autorisation de me transférer à l'hô-pital Charles Nicole. Il était accompagné de Haythem Maknem, le pre-mier responsable du service médical des prisons pendant des années etresponsable (complice) de tous les mauvais traitements subis par lesdétenus politiques surtout en matière de santé. A l'hôpital, le chef deservice de l'urologie, le Professeur Mohsen Ayed, constatant la gravitéde mon état de santé (la fièvre dépassait les 39°) décida de m'hospita-liser. Mais Haythem Maknem refusa de me laisser et lui demanda delui indiquer le traitement car, disait-il, à l'infirmerie de la prison, il yavait "tout le nécessaire". J'ai répliqué qu'il n'y avait rien à la prison.Mohsen Ayed exigea de lui la signature d'un document s'il voulaitcoûte que coûte me reprendre. Haythem Maknem lui a répondu qu'ilallait discuter avec ses supérieurs". Il quitta le service avec le médecinde la prison pour ne revenir qu'après une heure au moins, que j'ai pas-sée sur un banc dans le hall, accompagné de deux gardiens, souffrantde douleurs atroces. Enfin, le ministère de l'Intérieur a accepté dem'hospitaliser, mais je fus ramené à la prison pour "des mesures admi-

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nistratives" et ne fus hospitalisé que l'après midi. Pendant ce temps, lesautorités ont refusé de donner des informations à ma famille et auxavocats sur ma santé et sur le lieu où je me trouvais. Ce n'est que le len-demain matin (mercredi 11 février) que Radhia a pu me visiter à l'hô-pital, entouré de sept ou huit gardiens et seulement après qu'unerumeur a circulé faisant état de mon décès. Ce qui a alimenté cetterumeur, c'est surtout un coup de fil passé par un magistrat à maîtreHabib Zyadi, l'un de mes avocats et militant des droits humains répu-té, lui demandant s'il avait un document qui témoignerait que HammaHammami souffrait d'une maladie cardiaque avant son arrestation.Ceux qui connaissaient les méthodes du régime de Ben Ali en ont vitedéduit que les autorités voulaient avoir entre les mains quelque chosequi les dédouanerait de toute responsabilité en cas de décès.

A l'hôpital, malgré les crises et les douleurs atroces, j'étais enchaînéau lit par les pieds. Deux gardiens me surveillaient jour et nuit. Detemps en temps, la police politique venait faire un tour pour vérifier l'é-tat des lieux. L'un des médecins qui a beaucoup fait pour me sauver, leprofesseur Mounir Ouagdi, était bouleversé par l'état dans lequel ilm'avait trouvé. Lorsqu'il est entré dans ma chambre pour m'examinerla première fois, il a demandé à l'infirmière devant les gardiens : "Quic'est ce bonhomme ? ". Elle lui a répondu : "Il s'appelle HammaHammami, c'est le directeur du journal Al-Badil". Il n'en revenait pas :"c'est ça le traitement qu'on réserve à un journaliste dans ce pays ?". Etil exigea de m'examiner seul sans la présence des gardiens et sans chaî-ne.

Le jeudi 12 février, le procès avait repris sans ma présence.Contrairement à la loi, le président du tribunal demanda aux avocats deplaider ! Ils l'ont "lynché" juridiquement, dénonçant ce qu'était pour lui"l'état de droit" et "les procès équitables". Il décida de renvoyer l'affai-re en me libérant provisoirement.

Je suis resté à l'hôpital quelques jours encore, mais en état de liber-té. Ma libération, je la devais aux pressions exercées sur Ben Ali partoutes les composantes du mouvement démocratique qui ont dénoncéavec vigueur ses méthodes policières et cette nouvelle étape dans la viepolitique : juger les opposants en tant que criminels de droit communen leur fabriquant des affaires de toutes pièces. Un mois plus tard, la

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cour me condamna malgré tout à un mois de prison ferme pour "attein-te aux bonnes mœurs" en se basant sur le témoignage de la personneanonyme qui prétendait être de passage dans la cour, un certain mardi13 janvier au matin, et m'avoir entendu crier des insultes, blasphémeretc. Le collaborateur d'Al-Badil a écopé, quant à lui, de 4 mois.

Depuis, la fabrication d'affaires de droit commun est devenue l'unedes méthodes du gouvernement. Parmi les cas notoires : l'ex secrétai-re général de l'UGET, Nawfel Zyadi, condamné en 1993, suite à desgrèves estudiantines à un an de prison pour "usage de drogue"(Abdallah Kallel a exploité une condamnation par contumace contreune personne d'une région de l'intérieur à Mahdia qui portait le mêmenom que le secrétaire général de l'UGETen prétendant que c'était lui),Mohamed Moâdda, le président du MDS, condamné à onze ans de pri-son pour "intelligence avec la Libye" après avoir publié en 1995 unelettre ouverte à Ben Ali critiquant la situation des libertés dans le pays,Khemais Chammari, le célèbre opposant et dirigeant du même mouve-ment, condamné à cinq ans de prison ferme dans la même affaire queMoâdda, pour l'avoir défendu, et maître Néjib Hosni, défenseur desvictimes de la répression, condamné à huit ans de prison ferme en 1994pour "faux et usage de faux" etc.

Après ma libération en mars 1992, les pressions policières se sontaccrues encore aussi bien sur moi que sur Radhia et nos deux filles :Nadia (9 ans) et Ousseima (4 ans). Au mois de mai 1992, des agentsdes services spéciaux étaient venus me chercher à la maison. Ils nem'ont pas trouvé. Radhia a protesté contre leur "visite" illégale et leura demandé de m'envoyer une convocation en bonne et due forme avecle motif, le service auquel je devrai me présenter, l'heure etc. L'un desagents est allé à la voiture stationnée devant la maison et est revenuavec une convocation où il n'y avait que mon nom et la mention : "doitse présenter aux services spéciaux, rue du 18 janvier, pour quelquechose qui le concerne". Il n'y avait ni tampon, ni motif clair, ni indica-tion du service ou du responsable auquel je devais me présenter.Radhia leur a dit que cette convocation n'avait aucun caractère juri-dique. Ils ont rigolé et ils sont partis. Lorsque j'ai pris connaissance decette "convocation", j'ai disparu de la circulation.

Il fallait tout d'abord comprendre, mesurer les risques et puis pren-

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dre une décision. Après quinze jours, j'ai réapparu. J'ai trouvé uneseconde convocation avec tampon, mais sans précision du motif. Je l'aiprise et me suis présenté pour être interrogé sur deux tracts du PCOT,l'un diffusé à l'occasion du 1er mai et le deuxième à l'occasion d'unedécision du gouvernement d'augmenter certains prix. C'est AbdelBakri Boukhris, un jeune commissaire, ancien étudiant de la faculté deDroit et de Sciences Economiques, qui a dirigé l'interrogatoire. Je luiai répondu que je ne suis pas venu répondre à des questions de cegenre. Un citoyen ne doit pas être interrogé sur l'exercice de ses droitsles plus élémentaires. En plus, je lui ai dit que je ne connaissais pas lePCOT. Il m'a répondu que j'étais son porte parole et que j'avais signédes déclarations communes en son nom. Je lui ai répliqué que je n'é-tais pas au courant. Il a rétorqué : alors on s'est trompé de personne.Peut-être qu'il y a un autre Hamma Hammami qui va reconnaître qu'ilest le porte-parole du PCOT. Finalement il m'emmena au bureau deHassan Abid, le plus grand chef des tortionnaires dans l'histoire de laTunisie depuis son indépendance formelle. Ce dernier me lança unavertissement et me menaça de châtiment si je continuais dans cettevoie.

A la fin du mois de septembre 1992, l'étau s'est de nouveau resserréautour de moi. Cette fois, ce sont des agents de la DST9 qui sont venusme chercher, sans me trouver. Ils avaient l'air menaçant. La conjonctu-re était des plus mauvaises. Le pouvoir venait de terminer les grandsprocès des dirigeants islamistes. Il était euphorique. Les islamistesn'ont affiché aucune résistance. L'organisation a été découvertepresque totalement. La police régnait sur le pays. Ben Ali pouvaitdéclarer que "le problème de l'intégrisme était résolu en Tunisie".Encouragé par cette victoire, il voulait passer à une deuxième étape,celle de la destruction de toute l'opposition "illégale". Le PCOTse ran-geait juste après An-Nahdhadans l'agenda du pouvoir, d'autant plusqu'il est resté pratiquement la seule force d'opposition organisée dansle pays, suite au soutien apporté par les autres partis au régime de BenAli. En effet, la répression exercée sur le PCOTn'a jamais cessé depuis

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9. En Tunisie, il y a les services spéciaux (SS) constitués de différents services derépression politique, syndicale, etc. et il y a la DSTqui s'occupe toujours des cas poli-tiques "graves" et de l'espionnage. Ses agents sont réputés pour leur sauvagerie.

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l'arrivée de Ben Ali au pouvoir. Il y a toujours eu des arrestations, desinterrogatoires, de la torture, des procès, etc. mais dans cette nouvelleétape le but était autre. Il s'agissait bien du démantèlement pur et sim-ple du parti. Cette nouvelle phase était prévisible depuis la fin de l'an-née 1991, mais maintenant le pouvoir voulait passer à l'acte. Le PCOTétait préparé car il s'attendait à une telle éventualité.

Ainsi j'ai pris comme d'habitude le chemin de la clandestinité le 1eroctobre 1992. Cinq semaines plus tard, les arrestations ont commencésuite à la distribution d'un tract national faisant un bilan négatif aussibien en matière de liberté qu'en matière de politique sociale et écono-mique des cinq premières années de pouvoir de Ben Ali. Plusieursmilitants et militantes du Parti et de l'Union de la jeunesse ont été arrê-tés à Gabès, au Kef, au Sahel, à Tunis, au Cap Bon, etc. La torture étaitsauvage. Deux femmes enceintes (de 5 et 6 mois) ont été torturées àGabès, l'une d'elles a failli avorter. Le pouvoir a profité de l'occasionpour me mêler à l'affaire de Gabès en obtenant sous la torture des"aveux" de l'un des détenus qui a "reconnu" m'avoir "vu dans uneréunion illégale". Le tribunal de première instance m'a condamné parcontumace à 4 ans et 9 mois de prison ferme.

Depuis mon inculpation, et surtout ma condamnation, Radhia et mesdeux filles étaient devenues la cible d'un harcèlement policier quoti-dien : Radhia était doublement harcelée en raison de ses activités entant que défenseur des droits humains et à cause de moi, son épouxrecherché. Les filles subissaient aussi un double harcèlement, à causede leur mère d'une part, de leur père d'autre part. La petite Ousseimaétait tout le temps terrorisée, surtout après que Ezzedine Jenayah, lechef de la DST, a défoncé la porte fenêtre de la cuisine avec deux outrois de ses sbires et est entré de force dans la maison à une heure tar-dive de la nuit. C'était en décembre 1992. Radhia était absente, elleparticipait à une réunion d'avocats pour préparer la défense des mili-tants arrêtés à Gabès. Nos deux filles étaient restées avec leur grand-père paternel âgé de 73 ans. Ce dernier a refusé d'ouvrir la porte à desinconnus ; ils ont défoncé la porte-fenêtre et sont entrés à l'intérieur ter-rorisant le grand-père et les filles qui dormaient déjà. Après m'avoirrecherché dans toutes les chambres, Ezzedine Jenayah a interrogéNadia (9 ans) en lui posant des questions sur moi : quand est ce qu'el-

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le m'a vu pour la dernière fois ? est ce que je leur ai écrit ? etc. Elle arépondu qu'elle n'était au courant de rien. Les protestations ultérieuresde Radhia n'ont rien donné, puisque Ezzedine Jenayah est revenu unedeuxième fois avec une équipe de la DST. Ils sont entrés de force etencore une fois ils ont terrorisé les deux petites. La surveillance et lestracasseries policières ont touché mes parents, mes frères et sœurs,ainsi que mes beaux-parents à Tunis et plusieurs de nos amis etconnaissances. En été 1993, la police politique a franchi un nouveaupas. Radhia avait emmené nos deux filles et sa sœur en voiture pouraller se baigner dans la banlieue de Tunis. Elle avait laissé sa voituredans un parking d'hôtel gardé. Au retour, il n'y avait plus de voiture. Legardien a fait semblant de n'être au courant de rien, tout le monde estrentré en maillot de bain.

Dans la clandestinité, j'étais isolé de toutes mes connaissances, je nepouvais pas les approcher. Je n'étais en contact qu'avec quelques cama-rades. Je dois dire que plusieurs démocrates et progressistes se sontdéclarés prêts à m'accueillir chez eux à n'importe quel moment. J'avaisdonc plusieurs planques et j'étais en sécurité. Mais la grande difficultéétait de circuler. Les changements de look ne suffisaient pas à me ren-dre complètement méconnaissable, d'autant plus que mon visage étaitconnu non seulement de la police mais aussi des gens ordinairespuisque ma photo avait été publiée à plusieurs reprises dans la presse.C'est d'ailleurs cela qui a conduit à mon arrestation le 14 février 1994,après 17 mois de clandestinité.

Mon arrestation a eu lieu dans un quartier de la ville de Sousse. Untype sur une moto a alerté la police, une voiture qui transportait troisagents en civil m'a poursuivi et m'aurait écrasé si je n'avais pas sautéin-extremis. Deux agents ont braqué leur revolver sur moi et m'ontdemandé de lever haut les mains. Ils m'ont menotté puis embarqué. Ilsont mis la sirène et deux agents ont immédiatement commencé à m'as-séner des coups de poing sur la figure, me cracher dessus et m'insulter.Dès notre arrivée au district de police de Sousse, ils m'ont fait entrerdans un bureau, m'ont jeté par terre et écrasé avec leurs souliers. Ilsm'ont interrogé sur l'identité d'un type qui, d'après eux, aurait pris lafuite au moment de mon arrestation. Ils m'ont demandé où j'allais et oùj'habitais. Furieux, l'un d'eux, un certain "Mokni", a chargé son revol-

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ver et l'a braqué sur ma tempe, le pied sur ma nuque, et m'a menacé detirer si je ne répondais pas. J'ai refusé d'obtempérer. Il a relevé sonarme mais a continué à me torturer avec deux autres agents pendantprès d'une heure. Ils voulaient m'arracher des aveux "avant que les filsde putes ne soient alertés par le type qui a pris la fuite". N'ayant rienobtenu, ils m'ont emmené, au deuxième ou troisième étage, chez leresponsable de la police politique de la région, un certain "Jomli" ori-ginaire de la région de Kairouan. Ses sbires ont continué à me tortureravec la même sauvagerie. Entre temps le ministère de l'Intérieur avaitété alerté et les responsables de la DSTà Tunis avaient demandé montransfert. "Jomli" rédigea un P.V. mentionnant mon identité et le faitqu'il m'avait informé de ma condamnation par contumace à 4 ans et 9mois de prison ferme prononcée par le tribunal de Gabès.

J'ai alors été envoyé à Tunis où j'ai retrouvé les responsables de laDSTet, à leur tête, Ezzedine Jenayah, et des services spéciaux : HassanAbid, Mohamed Ennaceur et autres. L'interrogatoire a commencé. Lesquestions étaient claires : où je me cachais ? Où j'allais ce matin du 14février ? Où étaient les autres dirigeants du PCOT? Où était impriméle journal ? J'ai refusé purement et simplement de répondre à leursquestions. Jenayah a alors ordonné à ses sbires de m'emmener à la"salle d'opérations". Ils étaient au moins treize. Je ne les connaissaispas parce que c'était des jeunes que je n'avais jamais vus auparavant.Ils m'ont enchaîné sur un siège, les deux mains derrière le dos, et ontcommencé à me tabasser de manière sauvage. Leur chef leur a ordon-né de me frapper sur la tête "pour qu'elle cesse de produire de la pour-riture". De temps en temps, ils se relayaient pour me cracher à la figu-re. Après deux heures de torture, ou peut-être plus, ils m'ont ramené aubureau de Ezzedine Jenayah. Il a voulu m'interroger de nouveau maisj'ai continué à refuser de répondre. J'ai été ramené à la "salle d'opéra-tions" où les mêmes violences ont repris. Mais cette fois, ils m'ont dés-habillé et ont appelé un des tortionnaires pour me violer. Il a sorti sonpénis, s'est approché de moi, puis a reculé en disant : "j'ai peur d'attra-per le sida". Les insultes et les grossièretés qui me visaient, moi, mafemme ou mes filles, pleuvaient sur moi, accompagnées de coups surla tête, le visage et tout le corps. Ayant trouvé sur moi une clé qu'ilssoupçonnaient être celle de ma planque, ils ont concentré l'interroga-

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toire sur elle. J'ai gardé le silence. Cependant, à un moment, dans unesprit de défi, je leur ai dit : "c'est la clé de ma planque, mais je vousdéfie de me faire parler". La torture est devenue plus intense.

Lorsqu'ils m'ont ramené chez Ezzedine Jenayah, j'étais dans un étatlamentable : mon visage ensanglanté, je n'arrivai même pas à ouvrir labouche, ma nuque était enflée, j'avais ders blessures sur la tête, lespieds, des traces de matraque sur le corps. Quand Jenayah m'a deman-dé si je tenais toujours à garder le silence, j'ai dit que je demandais,conformément à la loi, à être examiné par un médecin pour constaterles traces de torture. Il m'a répliqué : "on va t'apprendre à parler de tor-ture et à vivre dans la clandestinité". Ses sbires m'ont alors pris par lebras et emmenés dans les geôles du ministère de l'Intérieur. Mes mauxde tête se sont accentués, j'avais la nausée et je somnolais. Je perdaisde plus en plus conscience, je n'arrivais pas à relever la tête ni à memettre debout. Je suis resté dans cet état, allongé par terre jusqu'au len-demain matin, mardi 15 février. Un agent de la DST, en tenue d'infir-mier, a voulu m'administrer des anti-inflammatoires pour soigner mesmâchoires et ma nuque enflées, mais j'ai refusé, même si, suite auxcoups reçus, je ne pouvais plus ouvrir ma bouche.

En fin de matinée, j'ai été surpris par l'arrivée d'agents de la policejudiciaire venus prendre mes empreintes et me photographier. Deuxagents de la DSTm'ont soulevé pour la prise de photo alors que j'étaistoujours presque inconscient. Je ne comprenais pas ce que mijotaientAbdallah Kallel et sa police politique. L'après-midi, le chef de la poli-ce politique de Sousse est revenu pour me ramener dans sa ville.

Dès notre arrivée, "Jomli" m'a emmené dans un petit bureau où nousattendait un greffier. Là, j'ai été informé, primo, de falsification decarte d'identité alors qu'au moment de mon arrestation, j'avais moi-même donné ma carte aux agents de la DST. Ainsi j'ai compris ce quevoulait dire Jenayah par "on va t'apprendre à vivre dans la clandestini-té" ; secundo, d'agression contre deux agents de l'ordre. Et là, j'ai com-pris ce qu'il voulait dire par : "on t'apprendra à protester contre la tor-ture". J'ai refusé tout interrogatoire, dénoncé cette machination poli-cière, et exigé mon droit à un examen médical selon l'article 13 bis ducode de procédure pénal. Enfin, je n'ai signé aucun PV. J'ai passé toutela nuit assis sur un banc dans un hall, pendant que Abdellah Kallel dis-

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ait à la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH) que "j'étaisdans de très bonnes conditions".

Le lendemain, mercredi 16, le dossier a été transmis au procureur dela République à Sousse, Jedidi Ghnia. Il refusa de me recevoir etordonna ma détention préventive, tout en m'inculpant de falsificationde carte d'identité, d'agression contre deux agents de l'ordre et de refusd'obtempérer à la police. Mes avocats, dont un représentant du ComitéDirecteur de la LTDH, étaient présents. Le procureur refusa la deman-de d'expertise médicale ainsi que l'ouverture d'une enquête sur les tor-tures que j'avais subies. Le jour même, j'étais transféré à la prison civi-le de Sousse.

Le procès de Sousse a duré plus d'un mois. Cela a été une occasionpour moi et mes avocats de dénoncer la torture, la fabrication d'affai-res et les procès iniques. Le président de la Cour, Jamila Khdiri, aaccepté qu'un médecin m'examine. Jedidi Ghnia a changé la décisionde la Cour en la formulant de la manière suivante : "voir si les tracesapparentes sur le visage de l'inculpé sont le résultat d'une chute ou demauvais traitements comme il le prétend". Cette décision du tribunaln'a pas été exécutée tout de suite. L'administration pénitentiaire aattendu que mes blessures se cicatrisent. Quand j'ai demandé au méde-cin de me faire des radios du nez, des mâchoires, de la tête, etc., il m'arépondu que sa mission était d'observer "les choses apparentes et c'esttout". Le tribunal de Sousse m'a condamné à cinq ans et demi de pri-son ferme.

Devant la Cour d'appel, la peine a été réduite à cinq ans. Quant auprocès de Gabès, j'ai écopé des quatre ans et neuf mois prononcés parcontumace. La Cour d'appel a réduit le jugement à trois ans et septmois de prison ferme. Finalement, je me suis retrouvé avec huit ans etsept mois en plus des deux ans et huit mois avec sursis dont j'ai écopépour délit de presse et qui sont devenus effectifs suite à ma nouvellecondamnation : en tout onze ans et trois mois de prison ferme.

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5. La prison de Nadhor. 1994

Dès la fin des deux procès j'ai été transféré à la prison de Nadhor(ancien Borj Er-roumi) où j'avais passé les plus belles années de majeunesse dans les années 70. J'ai été directement isolé dans une cellulede trois mètres sur deux, sans robinet d'eau, avec des toilettes ouverteset deux lits fixés au sol. Pratiquement, je n'avais pas la place de circu-ler. Je n'avais droit à rien, ni livres, ni télé. J'ai du me battre pour amé-liorer les conditions de ma détention.

Déjà à Sousse, j'avais fait une grève de la faim de dix jours pour pro-tester contre le caractère inique des procès dont j'étais l'objet. Dès lepremier jour, j'avais été transféré à la prison de Messâdine, dans larégion de Sousse, pendant trois jours, puis au pavillon cellulaire deTunis, déshabillé dès mon arrivée et contraint à porter le "bleu" de laprison, sans sous-vêtements, et enchaîné par le pied au mur. Le cin-quième jour, Ahmed Hajji, devenu depuis 1992 le directeur général desprisons m'avait envoyé l'un de ses lieutenants, connu pour sa sauvage-rie, Fawzi Atrous, qui me menaça de brimades si je ne cessais pas toutde suite la grève de la faim. Devant mon refus, il appela une dizaine degardiens et un infirmier pour me placer une sonde dans l'anus, en m'in-sultant, me traitant de "pédé" et en me donnant des coups sur la tête.Cette scène s'est répétée quotidiennement. Entre temps, Kallel refusaitde divulguer la prison où je me trouvais et ma famille était interdite devisite. Ce n'est que le huitième jour que Radhia a pu me visiter, suite àune campagne de protestations. Le 10 mai, j'ai mis fin à la grève. A l'o-rigine, j'avais décidé de ne faire qu'une grève de trois jours, en raisonde mes problèmes de reins, mais j'ai continué à cause des provocationset des brimades et pour que Kallel et ses sbires ne crient pas que j'aicédé.

La deuxième grande grève, je l'ai entamée le 1er décembre 1994, à laprison civile de Tunis où j'ai été transféré pour des soins médicaux.Cette grève a duré treize jours. Au cours de ces treize jours, j'ai faittrois prisons : Tunis, Mahdia et Sfax ; on m'a emmené d'un prison à uneautre pour empêcher ma famille et mes avocats de me visiter. En mêmetemps, j'ai subi des mauvais traitements atroces. A Tunis, j'ai passé les

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trois premiers jours enchaînés du pied droit. Je ne pouvais même pasaller aux toilettes. Ils m'obligeaient à uriner sur place, et à vider lasonde sur place. A Mahdia c'était encore pire : j'ai été mis dans uncachot sur ordre de Hédi Zitouni, le directeur de la prison. Dans cecachot, je devais dormir sur le sol. A l'intérieur, je n'étais pas enchaînémais il n'y avait ni eau ni toilettes. Hédi Zitouni, malgré les directivesdu médecin pour me procurer de l'eau minérale à cause de ma maladiedes reins, m'interdit l'eau pendant deux ou trois jours. Le ministre del'Intérieur continuait à cacher le lieu où je me trouvais. Suite à de trèsnombreuses protestations à l'intérieur et à l'extérieur du pays, Kallelcéda et Radhia pu me visiter à Mahdia. Mais lorsqu'elle revint deuxjours plus tard, j'avais été transféré à la prison de Sfax.

Au bout du treizième jour, j'ai obtenu l'essentiel de mes revendica-tions : pouvoir lire des livres, regarder la télévision, être rapproché dema famille, correspondre avec elle, et voir mes deux filles directement.J'ai cessé la grève et j'ai été de nouveau transféré au bagne de Nadhoroù j'ai été incarcéré dans une cellule à l'infirmerie avec des malades dedroit commun, en majorité des prisonniers qui avaient commis desmeurtres et souffraient de maladies psychiques, mentales ou de handi-caps physiques.

Lettre de la prison de Nadhor10

Fin été 1994 Chère amie, Salutations chaleureuses, Je profite de cette occasion pour t'informer de mes nouvelles condi-

tions de détention depuis mon transfert, le 2 juillet dernier, à la prisoncivile du Nadhor. Cette prison est située sur une colline à 5 km de laville de Bizerte (ville côtière à 60 km de Tunis). Le Nadhor est uneancienne caserne de l'armée française transformée en 1965 en uneprison. Depuis on y incarcère les détenus condamnés à de très lourdespeines, ainsi que les détenus politiques.

C'est dans cette prison qui s'appelait dans le temps Borj Er-roumi

10. Lettre envoyée depuis la prison de Nadhor à maître Nathalie Boudjerada avocatemandatée par la FIDH en mission d'observation pour les deux procès de HammaHammami d'avril 1994.

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que j'ai passé la plus grande partie de mes six années d'emprisonne-ment entre 1974 et 1980. Les conditions de détention ici sont dures aupoint qu'on a toujours qualifié cette prison de "bagne". Mais je doisreconnaître que mes conditions de détention dans les années 70 étaientmeilleures que celles de mon actuelle détention.

En effet, depuis mon transfert, le 2 juillet dernier, je suis totalementisolé, bien que l'isolement ne soit permis par la loi que dans deux casseulement : en cas de punition dont la durée ne doit pas dépasser 10jours au maximum ou sur ordre du juge d'instruction pour nécessitéd'enquête. Or, je ne suis ni puni ni en période d'instruction ! !

La cellule, plutôt le cachot que j'occupe fait partie des cinq cellulesou cachots qui constituent le pavillon cellulaire de la prison duNadhor, réservé ordinairement pour les punis. Ma cellule mesure 3 mde long sur 2 m de large. On y trouve des toilettes ouvertes, dégageantde mauvaises odeurs faute de produits de nettoyage qui doivent êtrefournis, en principe, par l'administration de la prison. Il n'y a pasd'eau à l'intérieur de la cellule, je dois remplir chaque matin et chaqueaprès-midi un ou deux seaux (en plastic) pour m'en servir à tous mesbesoins. La cellule est équipée de deux petits lits fixés au sol. Ils sonten très mauvais état (rouille etc.) et occupent pratiquement la plusgrande partie de l'espace cellulaire, je ne peux pas circuler aisément,je passe mon temps allongé sur mon lit. Ma cellule est très humidemême pendant l'été parce que le soleil n'y entre que rarement et fauteaussi d'une bonne aération, il n'y a pas de fenêtre dans cette cellule. Iln'y a qu'une petite " ouverture " au-dessus de la porte. Cette ouvertu-re est doublement grillagée en plus des barreaux de fer. Entre les deuxgrillages, on trouve une ampoule pour éclairer le soir la cellule (entre19h00 et 7h00). La lumière s'allume de dehors d'un interrupteur qui setrouve dans un bureau de garde. Cette lumière est gênante pour lesommeil, mais aussi insuffisante pour me permettre le soir de lire (ilest à noter que la cellule est sombre même pendant la journée). Envérité elle ne sert que les gardiens qui font des rondes pour jeter uncoup d'œil, d'un petit guichet situé au milieu de la porte, sur les occu-pants des cellules pour voir ce qu'ils font ou pour vérifier s'ils sontmorts ou vivants (parfois le gardien frappe sur la porte pour que leprisonnier endormi bouge ou fasse un mouvement pour s'assurer qu'il

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est encore en vie). Avec la chaleur suffocante de cet été, la vie est devenue insoutena-

ble dans ce pavillon cellulaire. Personnellement, j'ai passé des nuitsblanches depuis que je suis là tellement il fait chaud. La porte de macellule ne s'ouvre qu'une heure par jour, c'est le temps de la "prome-nade" (aria) que je fais tout seul, sous les regards d'un gardien et d'unprisonnier qui l'assiste (un prisonnier bien noté de l'administration !).La "promenade", je la passe dans une petite cour (environ 12 m delong sur 5 ou 6 m de large) qui longe les cellules (juste devant les cel-lules). Elle est entourée d'un mur très haut et couverte d'un grillage etde barreaux de fer. Elle est semblable à une grande cage. Au cours dela promenade je n'ai pas le droit de parler ni au gardien ni à son"assistant", sauf pour demander de l'eau, ou pour s'inscrire au méde-cin etc. j'ai oublié de te dire que l'eau ne coule que pendant quelquesminutes (8 à 10 mn) pendant la journée, le seul robinet d'eau qui exis-te dans le pavillon cellulaire se trouve dans la cour. Le problème del'eau est un problème général dans cette prison depuis son ouvertureen 1965. En plus l'eau contient beaucoup de calcaire, d'ailleurs c'estdans cette prison que j'ai commencé, lors de mon premier "séjour" desannées 70, à avoir des problèmes de reins. Maintenant et sur inter-vention du médecin, j'ai l'autorisation d'acheter de l'eau minérale.

Tu vois, chère amie, que je suis soumis depuis mon transfert à unrégime spécial : silence et solitude ! Tu dois savoir aussi que je suisprivé de voir les programmes de la télé, l'administration prétend qu'el-le n'a pas un poste en plus pour me le donner, mais en même temps,elle refuse d'autoriser ma famille à m'en acheter un (les postes de télésont achetés par les prisonniers dans les prisons tunisiennes).Evidement, les postes de radio sont aussi interdits, je n'ai le droit qu'àdeux quotidiens pro gouvernementaux (un en français et l'autre enarabe) et avec ça ils sont régulièrement contrôlés par le directeur. Ildécoupe tous les articles et informations qui ne "doivent pas être luspar un prisonnier politique", parce qu'ils l'aident à avoir une idée surla situation politique dans le pays ou dans la région. Par exemple, cesderniers temps, le directeur a censuré deux interviews de Ben Ali, l'uneparue dans Le Figaroet l'autre dans le Financial Times, toutes deuxreprises par le journal La Presse. Toutes les informations sur l'Algérie

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sont censurées etc. Finalement je ne reçois pas quotidiennement deuxjournaux, mais plutôt deux torchons. D'autre part, je ne reçois pas delivres. L'administration centrale refuse toujours d'autoriser ma femmeà me procurer des bouquins. Je dois rappeler ici que la loi sur les insti-tutions pénitentiaires stipule que le prisonnier a le droit de recevoirdes livres, du papier pour écrire, des journaux et des revues venduessur le marché tunisien et de regarder les programmes de la télévisionetc. Cependant, je suis encore privé de tous ces droits. Je n'ai mêmepas le droit à un cahier. Le papier m'est généralement interdit, le gar-dien enlève même les étiquettes sur les bouteilles d'eau minérale (enplastic) portant la marque de l'eau etc. En fait le papier m'est totale-ment interdit. De temps en temps, j'arrive à avoir un ou deux bouquinsde la bibliothèque de la prison que je lis et que je rends. Il s'agit essen-tiellement de romans en langue arabe. A part cela je n'ai droit à rien.Même les lettres que j'ai écrites à ma femme et à mes parents depuismon transfert ne sont jamais parvenues à destination.

Dans de telles conditions de détention, tu peux imaginer alors quej'ai beaucoup de temps vide. J'essaie, ainsi, d'allonger mes heures desommeil. Je passe plus de temps que d'habitude à manger mes diffé-rents "repas". Je lis les deux journaux mot à mot, je m'intéresse mêmeaux petites annonces de mariage, de condoléances etc. Je réserveaussi des heures et des heures à réfléchir sur des questions philoso-phiques, politiques, sociales etc. Malheureusement je n'ai pas depapier, sinon j'aurais pu noter beaucoup de choses. J'ai le droit à uneseule visite familiale par semaine, le jeudi à midi, même l'heure de lavisite est indiquée, chose qu'on trouve dans aucune prison du pays. Lavisite ne dépasse pas 10 à 15 mn (les droits communs ont plus de temps: 30 mn et parfois plus). Je suis séparé de mes visiteurs par un grilla-ge, je ne peux pas les saluer directement, je ne peux pas embrasser mesfilles etc. En plus, la visite est surveillée au moins par deux gardiens(un de mon côté et l'autre du côté des visiteurs) qui ont une bonne ouïepour capter tout ce qui se dit et le transcrire dans un rapport. Pourtantdans les années 70, la visite se passait dans un bureau et durait aumoins une heure. On avait même droit à deux visites par semaine, etavec ça il n'y avait pas de tapage sur les droits de l'homme ni sur laréforme des services pénitentiaires.

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Côté hygiène, il n'y a pas de douche pendant l'été. Je dois medébrouiller pour économiser de l'eau pour me laver de temps à autre.Or, avec la chaleur suffocante de cet été, tout prisonnier a besoin de"se doucher" plusieurs fois par jour. La bouffe est très mauvaise, ima-gine que dans cette chaleur suffocante, on nous sert à midi (pas depetit déjeuner) des soupes extrêmement chaudes et en plus dans des "récipients " en plastic. Le soir, on nous sert quotidiennement le mêmemenu : des morceaux de pommes de terre, des carottes, des pimentsetc. dans une sauce piquante. Personnellement, je me contente de lanourriture que m'apporte ma femme (2 fois par semaine). Je préparequotidiennement des salades (tomates, piments verts, olives etc. lesoignons sont interdits, je ne sais pour quelle raison ! !). Je mange desfruits si j'en ai. Dans les années 70, on nous a autorisé à préparernotre bouffe, on avait tout le nécessaire (gaz, etc.). Les conditions dedétention des détenus politiques ont régressé maintenant.

Sur le plan médical, un généraliste rend visite à la prison une oudeux fois par semaine. Mais mon problème est que je n'ai pas pu voir,depuis mon arrestation, un urologue car j'ai toujours des maux dereins. Les calmants n'ont plus d'effets. En plus, la torture que j'ai subiea laissé ses traces. De temps en temps, je sens des maux de tête terri -bles (cela nécessite aussi un spécialiste). Je sens des douleurs auniveau de toute la partie gauche de mon corps, ce sont des douleursque j'ai héritées de la torture que j'ai subie dans les années 70 et quise sont aiguisées à l'occasion de mon actuelle détention. Tous ces pro-blèmes de santé nécessitent des soins inexistants en prison à l'heureactuelle.

Par ailleurs, je dois t'informer de ce qui se passe dans ce pavilloncellulaire pour que tu aies une idée précise sur l'environnement danslequel je vis au quotidien. En effet, les quatre autres cellules sont occu-pées par deux condamnés à mort (cellules 2 et 3, moi j'occupe la n° 4)qui attendent, dans l'angoisse et l'incertitude la plus complète, leurexécution. Il s'agit d'un ancien mineur assez âgé (53 ans) et d'un jeunede 28 ans (le premier crime pour adultère et le second pour une ques-tion de fric). Les deux condamnés font leur promenade ensemble. Dansleurs cellules, ils sont enchaînés à leurs lits par une main. On les sur-veille pour qu'ils n'aient pas sur eux du feu ou n'importe quelle autre

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chose qui puisse "nuire à leur santé" ou les aider à se suicider.L'infirmier leur rend visite et on leur donne une ration de nourrituredouble et un litre de lait chaque jour. Paradoxalement, ils n'avaientpas droit à ces privilèges avant d'être condamnés. On veut les conser-ver en bon état physique pour la pendaison. L'Etat ne doit pas prend-re la revanche, au nom de la société, sur une personne malade oudemie morte, mais sur une personne en "bonne santé physique" !Quelle cruauté et quelle horreur qui se pratiquent au nom de la loi etde la société ! Je dois remarquer que ces deux condamnés sont com-plètement isolés de leurs familles, avocats, etc. beaucoup d'autrescondamnés attendent leur exécution dans d'autres prisons (surtout àTunis). Les deux autres cellules (n° 1 et 5) sont constamment occupéespar des punis. Les prisonniers sont punis pour n'importe quel motif.C'est l'arbitraire qui règne dans cette prison qu'on a toujours appelée"la prison des oubliés", parce que les condamnés à de très lourdes pei-nes sont généralement issus de milieux populaires. Ils ne reçoivent querarement des visites de famille, ils sont aussi isolés du monde extérieur.Les informations sur leurs conditions de détention ne filtrent pasailleurs. Les punis sont traités de manière répugnante et sauvage. Bienque la loi stipule que la durée de la punition (isolement cellulaire) nedoit en aucun cas dépasser dix jours, il y a des punis qui passent plusde vingt et même trente jours en cellule. La loi stipule aussi que le punidoit être mis dans des conditions hygiéniques acceptables et traitéhumainement, or la réalité est toute autre, comme dans tous les domai-nes en Tunisie, aucun rapport entre le texte et la réalité. Dès qu'il estemmené au pavillon cellulaire, le puni est déshabillé de tous ses vête-ments, on le force à mettre une tenue pénale, généralement très sale etpuante, car utilisée précédemment par plusieurs autres punis. Puis, onl'enchaîne à un lit fixé au sol par un pied mais aussi les deux mains, lepuni ne peut plus alors bouger. Il n'est libéré de ses chaînes que pen-dant quelques minutes par jour, juste le temps d'aller aux toilettes etmanger un casse-croûte qu'on n’ose pas donner, dans d'autres lieux eten d'autres circonstances, à un chien. Evidemment, le puni passe ladurée de sa punition dans cette position, enchaîné, allongé sur un sem-blant de matelas, sans couverture, sans rien du tout. Pour l'humilier, lesoumettre, ils font souvent de façon à ce que le puni fasse ses besoins

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dans sa tenue pénale. On lui donne à boire et à manger et on l'enchaî-ne directement, il reste dans cet état jour et nuit. C'est pour cette rai-son que les cellules des punis (on y met parfois jusqu'à 4 ou 5) déga-gent constamment une puanteur insupportable, qui donne envie devomir. L'un des moments les plus pénibles pour un puni est la visite dudirecteur, un jeune lieutenant de 28 ans qui a quitté l'académie mili-taire depuis peu de temps. Bien sûr, la torture est interdite selon la loi- encore plus, tout visiteur remarque que la déclaration universelle desdroits de l'homme est affichée à l'entrée - cependant, la réalité est touteautre. La torture est une pratique systématique dans cette prison.Matraque à la main, le directeur vient rendre visite aux punis. On lesfait sortir dans la petite cour et la séance de torture commence :matraquage, coups de pied, coups de poing, gifles, etc. De ma cellule,j'entends tout. Parfois, je peux même voir par le petit guichet de laporte (une ouverture grillagée de 2 cm sur 7 ou 8 cm). Tant de fois j'aiété réveillé par le son de la matraque et les cris horribles des punis.On verse aussi de l'eau sur leur corps et on les matraque, on mouilleleur tenue pénale et on les oblige à les porter etc. Les prisonniers, quece soit dans les chambres ou dans le pavillon cellulaire, utilisent sou-vent un procédé, très connu, pour protester ou pour éviter la torture,ils se coupent les veines et se cognent la tête contre le mur ou les coinsdu lit (les lits sont fabriqués de fer). Parfois, ils ne s'en sortent qu'avecdes invalidités. Certains prisonniers ont le corps totalement cicatrisésuite aux différentes blessures qu'ils se sont faites pour protester ouéchapper à la torture. Pour ton information, j'ai su qu'il y a eu, débutmai dernier, un mouvement de protestation contre les conditions dedétention dans cette prison. Dans l'une des chambres, les prisonniersont bloqué la porte par leurs lits et huit d'entre eux se sont profondé-ment coupés les veines de leurs bras. Ils ont rempli un récipient desang et lorsque la porte a été ouverte de force, l'un des prisonniers adéversé le sang sur le visage d'un responsable connu pour sa férocité.Ce mouvement a été suivi par une sévère répression des prisonniers.Les punis, lorsqu'ils quittent le pavillon cellulaire, sont très sales,abattus physiquement et moralement.

Voilà, chère amie, les conditions dans lesquelles je vis en détentionà l'heure actuelle. En vérité, je suis presque en situation de punition

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non déclarée. Ils veulent me faire payer le prix de toutes mes déclara-tions devant les tribunaux de Sousse et de Gabès, sur la torture et lesviolations des libertés et des droits de l'homme en Tunisie. Ils croient,peut être, que par ce traitement : solitude, silence, ambiance de tortu-re et de terreur, ils pourraient me démoraliser, me terroriser, etc. Or,au contraire, ils m'inspirent par leurs pratiques fascistes, plus de forceet plus de détermination pour continuer le combat pour la liberté et ladémocratie en Tunisie. Ils peuvent avoir mon corps, le torturer, l'affai-blir et même le déchiqueter s'ils veulent, mais ils n'auront jamais, nimon cœur, ni mon esprit, qui continueront à battre et à penser pour ladémocratie et la justice sociale, pour un avenir humain meilleur.D'ailleurs, les premiers jours de mon arrivée, j'étais l'objet de provo-cations de la part du directeur et d'un autre responsable, j'étais mêmemenacé de torture. C'est un procédé d'intimidation, souvent utilisé,pour soumettre les nouveaux venus. J'ai déclaré au directeur qu'il doitdésenchanter dès maintenant, s'il croit que je serai intimidé par la tor-ture ou la terreur.

Trente ans de lutte. 1972-2002 La prison de Nadhor

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6. La clandestinité11

Je ne pourrai jamais oublier le geste de plusieurs amis, femmes ethommes, qui dès que je suis entré en clandestinité ont exprimé leurprédisposition à m'accueillir chez eux faisant fi des brimades qui lesattendent en cas de mon arrestation chez eux (torture, emprisonne-ment, licenciement, etc.). Ces amis ne sont pas tous des militants oudes opposants à la dictature policière de Ben Ali. Parfois, ils sont desimples gens de milieux populaires, mais honnêtes et opposés à l'in-justice et à l'oppression. Leur geste m'a fait découvrir, une fois de plus,à quel point cette dictature est haïe par le peuple et à quel point elle estfaible et fragile.

Ma grande joie, c'est lorsque je débarque dans une maison et que jetrouve des enfants. Très vite nous devenons amis. Intuitivement, ilscomprennent qu'il y a un danger qui me guette. Du coup, ils devien-nent mes complices et mes protecteurs. Ils sont contents de garder lesecret même pour leurs grands-mères ou grands-pères. Si les adultes setrompent parfois et m'appellent par mon vrai nom, eux non. Ils ne pro-noncent que le pseudonyme qu'on m'a attribué. Souvent, ils quittent lachambre des parents pour venir s'installer à côté de moi. Je leurapprends à compter jusqu'à 5, 10, 20, 100, … et à lire Alif, Alba, … Lesoir, c'est le moment de leur raconter des histoires jusqu'à ce qu'ils dor-ment accrochés à mon coup ou tenant ma main sous la joue, etc. Tardla nuit ils me réveillent pour faire pipi, boire ou manger. Parfois, justeparce qu'ils ont fait un cauchemar, et c'est une nouvelle veillée.

Les enfants sont drôles, lorsque l'un d'eux se fâche contre moi, il saitsouvent quelle punition m'infliger : ''moi j'irai au manège, toi tu restesenfermé dans ta pièce … je ne t'apporterai ni bonbon, ni kaki, … !''. Unautre enfant a accompagné sa mère au marché, en rentrant, elle a refu-sé de lui donner une banane. Il est resté collé à sa place et l'a menacé :''si tu ne m'en donnes pas une, je crie à haute voix et en pleine rue lenom de tonton foulen'', surprise du geste de son enfant, la mère lui

11. Libéré le 6 novembre 1995, après avoir purgé près d'un an et 9 mois de prison,Hamma Hammami échappe à la police qui le poursuit et rentre en clandestinité, le 28février 1998.

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donne toutes les bananes pour qu'il se taise … Un troisième enfant, de4 ans, m'a demandé si je l'aime beaucoup, je lui ai répondu ''bien sûr''et je lui ai posé la même question. Il me répond avec beaucoup demalice ''j'ai déjà assez de soucis, il ne manque qu'aimer quelqu'uncomme toi !!''. Vous savez, le jour où rien ne menacera la liberté et l'in-tégrité physique et morale de tous ces enfants et de leurs parents, je lesréunirai ensemble chez moi pour se rappeler tous ces moments inou-bliables, chanter et danser comme dans un jardin d'enfants. D'ailleurs,certains d'entre eux projettent de rentrer avec moi le jour où je repren-drai ma vie normale.

Je dois vous dire que tous les amis, chez qui je suis passé, ont toutfait et ont même consenti beaucoup de sacrifices pour que je me senteà l'aise chez eux et pour que rien ne me manque. De ma part, j'ai essayéet j'essaye toujours d'être le moins encombrant possible. Je fais de toutmon mieux pour au moins aider la personne ou les personnes qui m'ac-cueillent à résoudre certains problèmes de la vie quotidienne. Ce quifait mon bonheur, c'est que lorsque mes amis rentrent le soir, ils trou-vent la maison nettoyée et rangée et les enfants en pleine forme.Souvent l'épouse me confie que c'était un rêve pour elle de pouvoirrentrer un jour se changer et se mettre directement à table puis veillerun peu avec les enfants avant d'aller se coucher. D'habitude c'est unenouvelle journée de travail qui commence dès son retour à la maisonet qui se prolonge jusqu'à 23 h 00 ou minuit. Quant à l'époux, il est cer-tes content de cette nouvelle situation mais parfois il se trouve un peuembarrassé. Mais, ce qui est bien c'est qu'il commence, bien que timi-dement, à s'initier aux taches ménagères le jour de son congé. Avec letemps, il découvre que faire la vaisselle, éplucher les pommes de terre,laver le linge sale ou passer la serpillière ne porte en aucune façonatteinte à sa "virilité" ou à sa "dignité d'homme". Bien au contraire, çarend la vie familiale plus équilibrée et les rapports conjugaux plus jus-tes et plus fructueux.

J'ai toujours aimé apprendre à préparer les plats spécifiques dechaque région de la Tunisie. Ainsi, chaque fois que je passe chez unefamille je fais attention à ce qu'elle prépare. Je ne vous cache pas quemaintenant, je sais préparer le couscous de douze ou quinze manières,et cela selon les régions, les traditions et les milieux sociaux. Mais, ce

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que j'ai appris cette fois de spécifique ce sont des plats populaires,généralement sans viande : des variétés de chakchouka, le couscousaux fèves sèches ou aux légumes, le bourgoul, blé concassé, etc. lematin, je prends de la bsissa, c'est moins coûteux qu'autre chose. Voussavez, je ne vis pas isolé de la réalité tunisienne, la vie est devenue trèschère. Il n'est plus donné à n'importe qui, même ce qu'on appelle la"classe moyenne", d'assurer une ration de viande chaque jour ou demanger des fruits à chaque repas.

Le temps ne pèse pas beaucoup sur moi, parfois, je souhaite que lajournée s'allonge pour que je puisse terminer ce que j'ai à faire. Vivreen clandestinité, ce n'est pas se cacher pour ne pas être arrêté, maisc'est se donner une occasion et un moyen de continuer la lutte dans unpays gouverné par une dictature policière. Dans ce cadre, mon tempsest organisé de la façon suivante : je consacre 9 à 10 heures par jourpour mes occupations politiques et intellectuelles, je dors 6 à 7 heurespar jour et le reste du temps je le consacre à préparer la bouffe, arran-ger et nettoyer la maison et m'occuper des enfants si je suis chez unefamille. Je ne regarde pas fréquemment la télé parce qu'il n'y a plusrien à voir, même pas les matchs de football, car le foot et le sport engénéral, sont malheureusement atteints par la gangrène mafieuse.Certains dirigeants proches du palais ont tout faussé : racket d'argentauprès des privés et des sociétés d'Etat, accaparement des meilleursjoueurs des petits clubs, manipulation du calendrier, corruption desarbitres, etc. bref, cela ne donne plus envie de suivre les activités spor-tives. Pourtant, pendant des années, j'étais fan d'un club de la capitaleavec qui j'ai pratiqué l'athlétisme. A part le sport, qu'est ce qui reste àvoir : un feuilleton égyptien abrutissant et ennuyeux ou une émissionde "variétés" qui tourne au ridicule dès les premières minutes, l'anima-teur demande à son invité, surtout s'il vient d'un autre pays arabe, unaveu : dire que ''la Tunisie est un oasis de sécurité depuis qu'elle estgouvernée par Ben Ali''.

Outre mes lectures d'ordre politique (journaux, revues, livres, etc.),je suis un grand amateur de littérature et d'histoire, car il ne faut pasoublier que j'étais professeur de littérature et de civilisation arabo-musulmane. Mes amis me procurent tout, d'ailleurs je viens de termi-ner la lecture de Al-khobz Al-hafi (Le pain nu), un roman autobiogra-

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phique du marocain Mohamed Choukri et de Mémoire d'un corpsdel'Algérienne Leïla Mostghanem. Mais je dois avouer qu'il y a un romanque je relis souvent, il s'agit de Le vieil homme et la merd'ErnestHemingway. Je suis fasciné par le héros (the old man) de cette épopéehumaine. Je me rappelle toujours cette réflexion qu'il a faite à unmoment crucial de cette épopée : ''man is not maid for defeat …a mancan be destroyed but not defeated'' (l'être humain n'est pas fait pour êtrevaincu …. Il peut être détruit mais pas vaincu). Abou Nouas, Al-Maâri,Al-Moutanabbi, Al-Sayab, Al-Bayati, Nazim Hikmat, Pablo Neruda,Paul Eluard, Federico Garcia Lorca et beaucoup d'autres poètes sontmes compagnons de tout moment. A n'importe quel moment du jour oude la nuit, j'ouvre un recueil de poésie de tel ou tel poète.

Franchement, à l'heure actuelle il n'y a pas grand-chose à lire enTunisie. La littérature et l'art n'ont jamais été aussi coupés des réalitéstunisiennes, des réalités du pays et du peuple, qu'aux cours des dix der-nières années. Dans les années 60, 70 et 80, les écrivains, les poètes,les gens de théâtre, les cinéastes, les troupes musicales et les peintresétaient plus ou moins impliqués dans les luttes populaires et expri-maient, à leur façon et avec leurs propres moyens, les aspirations desdifférentes classes et couches sociales. A l'heure actuelle, c'est la déser-tification culturelle totale. La dictature a procédé, comme dans les aut-res domaines de la vie, en utilisant l'arme de la répression d'une part etcelle de la corruption d'autre part, rares sont ceux qui ont pu préserverleur dignité et sauver l'honneur de leur âme. Le profil de l'intellectuel,de l'écrivain, de l'acteur, du cinéaste et du chanteur de l'"ère nouvelle"est semblable à celui du journaliste, c'est le propagandiste-indicateur.Il doit courtiser l'autocrate et surveiller ses pairs. C'est la chute dans lecreuset du faux, comme l'a exprimé le romancier algérien TaharOuattar dans une intervention sur la littérature tunisienne aujourd'hui.Les quelques voix discordantes, dans tous les domaines culturels, sonttotalement boycottées par les médias.

Sans aucun doute mes filles souffrent beaucoup. Tout d'abord, parceque nous n'avons pas pu vivre ensemble beaucoup de temps. Prenez lacadette, Ousseïma, elle a maintenant 12 ans, nous n'avons vécu ensem-ble que 5 ans. Quant à la petite, Sarah, qui vient d'éteindre sa premiè-re bougie le 18 juin dernier, je ne l'ai jamais vue depuis sa naissance.

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Elles souffrent aussi, parce que filles d'opposant politique et de mili-tante des droits humains, elles sont tout le temps harcelées par la poli-ce politique. Mais ce qui me console c'est qu'elle ont une mère excep-tionnelle d'une part et que leur souffrances les a rendues, très tôt, cons-cientes des problèmes de leur pays et de leur société (je parle ici deNadia, 17 ans, et d'Ousseima, 12 ans) d'autre part. Lorsque Ben Ali oul'un de ses courtisans parlent de "l'enfance heureuse de l'ère nouvelle",mes filles les couvrent d'injures. Evidemment, elles ne sont pas les seu-les à souffrir, des milliers d'enfants de prisonniers politiques, d'exilés,d'opposants et de militants des droits humains vivent dans la mêmesituation. La dictature benaliste est un enfer pour tous, pour les adultescomme pour les enfants.

Des années que j'ai passées en prison, un fait qui peut paraître anec-dotique est resté gravé dans ma mémoire. C'était en janvier 1992, jevenais d'être arrêté et incarcéré à la prison civile de Tunis, étant un''habitué de la maison'', j'ai demandé à d'anciens détenus ce qui a chan-gé en prison depuis ma dernière incarcération, on m'a appris entre autrequ'un ancien gardien qui a le grade de sergent chef a été désignécomme nouveau bourreau de la Tunisie. Un bourreau reçoit 10 dinarset 50 kilos de farine par tête. On m'a appris aussi qu'il s'occupe quoti-diennement de la fouille des détenus qui vont voir leurs avocats. Lelendemain, j'ai reçu la visite de l'un de mes avocats et je me suis retro-uvé face à face avec ce nouveau bourreau, on s'est tout de suite recon-nus. Instantanément, ses yeux se sont fixés sur mon cou, il l'a prospectéavec beaucoup d'intérêt. Il a certainement imaginé la corde autour demon cou, j'ai senti un frisson envahir tout mon corps…et je n'ai pas pume retenir de rire. A sa question sur les raisons de mon rire, je lui ai ditque ses mains qui sont passées sous mes aisselles - pour fouiller - m'ontchatouillé

Combien de temps je peux tenir dans cette situation ? Une éternités'il le faut. Vous devez savoir qu'il s'agit pour moi d'une conviction. Lavie d'un être humain n'est-elle pas quelque chose de précieux ?Pourquoi, alors, la gâcher dans des futilités ? Ne vaut-il pas mieux laconsacrer à quelque chose de noble, telle que la cause de la liberté, dela justice sociale et du progrès - cela importe peu pour moi que ce butsoit atteint de mon vivant ou non, l'essentiel, c'est de participer autant

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que possible à lui frayer le chemin - certes vous devez vous rappelerles vers du célèbre poète turc Nazim Hikmat qui disent :

Si je ne brûle pas Si tu ne brûles pas Si nous ne brûlons pas Qui illuminera la voie…

Néanmoins, je suis convaincu que la victoire sur la dictature bena-liste n'est pas difficile, car cette dictature n'est pas aussi forte qu'on lecroit.

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Deuxième partie

Textes politiques

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Le minimum démocratique pour nosalliances d'aujourd'hui et de demain

Ce texte, en réponse à la déclaration commune de MohamedMoâada et Rached Ghannouchi, a été rédigé en arabe au nom duPCOTen avril-mai 2001. Nous en avons traduit en français unlarge extrait publié ci-dessous.

La déclaration commune publiée par messieurs Mohamed Moâada,leader du Mouvement des démocrates socialistes (MDS) et RachedGhannouchi, leader du mouvement En-Nahdha, à l'occasion du 45èmeanniversaire de "l'indépendance" de la Tunisie par laquelle ils appel-lent à former un front national, démocratique, a suscité de vifs débatsau sein de l'opposition et des intellectuels tunisiens, à l'intérieurcomme à l'extérieur du pays. Les avis sur cet appel se partagent endeux tendances : les uns le défendent sous le prétexte "d'une volontéde dépasser la dispersion de l'opposition" pour affronter la dictature du7 novembre de façon "efficace" et "rassembler le peuple autour decette opposition" ; ceux qui se rangent à cet avis estiment que "l'évo-lution" des positions du mouvement En-Nahdha sur la question deslibertés et des droits de l'Homme est un élément encourageant pourunir l'opposition dans ses différentes composantes et que le refus decette union ne serait qu'un réflexe "sectaire" sans fondement.

Les autres, par contre, soit l'ont refusé, soit ont émis des réserves.Les causes de ce refus ou de ces réserves sont différentes d'un camp àl'autre. En effet, certains refusent cette union pour des raisons idéolo-giques, car ils considèrent qu'un travail en commun entre des laïcs etdes islamistes est impossible, les références et les objectifs des deuxcamps étant fondamentalement différents. D'autres la refusent pour desconsidérations fondamentalement politiques ; ils considèrent que lemouvement En-Nahdha qui s'inspire de la doctrine des Frères musul-mans est coutumier du double langage. Il peut annoncer des positionsquand il est en situation de faiblesse et les renier une fois le rapport deforce en sa faveur. Il peut aussi afficher des positions sans les appliquer

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dans la pratique. C'est pour cela qu'il est inutile de travailler avec unparti qui ne tient pas compte dans son action des positions de principeclaires. Il y a enfin, ceux qui hésitent encore à rallier le front Moaâda- Ghannouchi pour des calculs politiciens ou par peur des réactions deBen Ali et non pas pour des différends idéologiques ou politiques.

Nous ne dévoilons pas de secret en disant que le PCOTa été solli-cité de la part du MDS et du mouvement En-Nahdha pour débattre ducommuniqué commun et le signer. Les deux partis ont d'ailleurs mon-tré leur disponibilité à entendre les éventuelles modifications que pour-rait proposer le PCOT. Cependant, la conjoncture sécuritaire difficiledans laquelle vit le PCOTne lui a pas permis de débattre de l'initiati-ve et d'y répondre avant la date du 20 mars.

La question est encore d'actualité car elle ne relève pas d'une posi-tion relative à un problème temporaire mais bien de la constitution d'unfront politique qui aura des objectifs à réaliser sur la période à venir ;nous estimons donc qu'il est de notre devoir de donner notre avis, d'au-tant plus que les initiatives qui visent à unir l'"opposition" ou le "mou-vement démocratique" se sont multipliées ces derniers temps.

Au-delà des motivations de leurs promoteurs, ces initiatives expri-ment le besoin urgent de faire progresser la lutte politique et socialedans notre pays.

Pour cela, le débat sur l'initiative Moâada - Ghannouchi est uneoccasion pour débattre du sujet de l'union de l'opposition tunisienne etde ses conditions.

Cette question nous préoccupe ainsi que tous ceux qui ont sérieuse-ment envie de se débarrasser de la dictature du 7 novembre pour met-tre fin au très long cauchemar qui s'abat de tout son poids sur la Tunisieet sur son peuple.

Le débat publicLe PCOTa préféré répondre à l'initiative du MDS et du mouvement

En-Nahdha d'une façon publique et ouverte car nous considérons quel'établissement d'un front national démocratique, en particulier, et l'u-nion de l'opposition tunisienne, en général, n'est pas un problème pro-pre à un seul parti mais que c'est celui de tous les partis d'opposition ;bien entendu, nous ne considérons pas comme partis d'opposition les

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partis du décor officiel (à part le Rassemblement socialiste progressis-te qui s'est démarqué des partis officiels et a adopté des positionsdémocratiques depuis quelques années).

Par ailleurs, nous estimons que ce problème est celui du peuple tuni-sien qui aspire lui aussi au changement. Un débat public et ouvertdonne à toute citoyenne et à tout citoyen, qui s'y intéresse, l'occasionde suivre ce qui se déroule sur la scène politique et d'y participer.L'objectif de toute forme de travail commun n'étant pas seulement derapprocher les franges de l'opposition mais bien aussi de rassembler lepeuple tunisien autour d'un projet commun.

Cependant, certains ne seraient pas favorables à un débat publicouvert, car ils considèrent que le régime de Ben Ali pourrait tirer pro-fit de la mise en lumière des divergences au sein de l'opposition, et,pourquoi pas, les utiliser pour plus la disperser. Pour éviter ce danger,ils pensent qu'il serait préférable d'engager les débats entre les partiesconcernées et si cela aboutit à un résultat positif tant mieux, sinon celan'approfondira pas le fossé entre elles.

Nous ne sommes pas de cet avis, non seulement parce que les diver-gences au sein de l'opposition tunisienne, en particulier celles qui exis-tent entre le PCOTet En-Nahdha, sont déjà connues mais aussi parceque nous sommes convaincus que le pouvoir ne peut pas manipuler lesort de l'opposition sauf s'il trouve en face de lui des partis fragiles. Parcontre, s'il a devant lui des partis sérieux qui défendent des positionss'appuyant sur les principes et les convictions de leurs militants, il nepourra récolter qu'un échec cuisant.

Nous nous référons dans ce domaine à notre propre expérience quiest connue de l'opinion publique, surtout en ce qui concerne notre rela-tion avec En-Nahdha et le MDS. Le PCOTdepuis sa naissance étaitfondamentalement en opposition avec En-Nahdha aussi bien sur leplan idéologique que politique et pratique. Cette opposition s'est mani-festée au niveau de la presse, de l'union du travail, des universités, deslycées, de la ligue de défense des droits de l'Homme (LTDH) et desclubs culturels dans tout le pays.

Ceci a laissé penser que le PCOTallait se réjouir de l'oppression quele pouvoir pratique sur le mouvement En-Nahdha depuis le début desannées 90 sous le prétexte que cette oppression le débarrasserait de

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son" ennemi idéologique principal ". Mais qu'en est-il vraiment ? Dans les faits, le PCOTa été la seule force politique structurée à

condamner dès le premier jour l'oppression dont a été victime ce mou-vement, alors que même les forces et les partis politiques qui se sontrapprochés d'En-nahdha lui ont tourné le dos et se sont ralliés à Ben Aliau nom de " l'intérêt suprême de la nation " et de la " lutte contre l'ex-trémisme et le terrorisme religieux ". Le PCOTa d'ailleurs averti quece qui motive Ben Ali dans sa campagne contre En-Nahdha, au nom dela défense de la liberté, de la démocratie et du progrès, c'est sa naturefasciste contraire à la démocratie qui fait qu'il ne peut accepter aucuneopposition, dans quelque domaine que ce soit, hors de son contrôle.

A partir de là, le PCOTa averti des conséquences néfastes de l'ap-probation de la politique de ce régime ; celui qui a cru qu'il pourraitprofiter de l'oppression des islamistes se leurrait et les faits l'ont prou-vé par la suite.

Le PCOTa condamné tous les actes d'oppression dont ont été victi-mes les islamistes (enlèvements, torture, procès expéditifs, représaillesqui ont touché les familles, etc.) partant de son refus de principe de cespratiques fascistes, un refus catégorique et ce, quelle que soit l'appar-tenance idéologique ou politique de la victime.

Le PCOTa été aussi le premier à revendiquer la libération de tousles prisonniers politiques et la proclamation de l'amnistie générale.Cela a été l'une des causes de l'acharnement du régime de Ben Ali surles militants du PCOTsous le prétexte qu'ils étaient complices du "ter-rorisme islamiste".

D'autre part, le PCOTétait en désaccord avec le MDS dès le débutdes années 90 à cause du soutien de ce dernier à la politique de BenAli, contraire aux libertés et à la démocratie, et dont ont été victimesprincipalement le PCOT, les islamistes, les militants des droits del'Homme, les journalistes, les femmes démocrates, les avocats, les syn-dicats et les étudiants.

Certains avaient prédit que le PCOTn'allait pas dénoncer l'arresta-tion de Monsieur Moâada en 1995 à la suite de la lettre ouverte adres-sée à Ben Ali dans laquelle il l'alertait sur la dégradation alarmante dela situation des libertés en Tunisie ; pourtant, contrairement à d'autrespartis, le PCOTn'a pas hésité, en se basant sur ses principes inébran-

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lables de défense de la liberté d'expression et de refus des procès fabri-qués à l'encontre des opposants, à condamner la détention du présidentdu MDS, Monsieur Mohamed Moâada, puis celle de MonsieurKhémais Chamari, membre de son Bureau exécutif, pour lequel on afabriqué une affaire montée de toutes pièces.

Le PCOTa également dénoncé l'ingérence dans les affaires de cemouvement et le renversement de sa direction légitime avec la com-plicité de la police de Ben Ali, de son administration, du corps judi-ciaire corrompu et de quelques membres du mouvement qui n'ont deloyauté qu'envers leurs intérêts personnels.

En conclusion, nous pensons qu'il n'y a aucun mal à débattre defaçon publique et ouverte des problèmes qui touchent l'avenir du pays,si tout le sérieux nécessaire est assuré, bien plus, nous considérons quele mal peut jaillir de coalitions hâtives et sans principes comme en ad'ailleurs connu l'espace politique tunisien ces deux dernières décen-nies ; c'est ce type d'expérience qui approfondit la dispersion de l'op-position et lui fait perdre sa crédibilité, car les coalitions sans principesde base échouent rapidement et peuvent entraîner une situation encoreplus complexe.

Les considérations idéologiques ne sont pas notre critèrepour les actions communes

Après cet éclaircissement, nous passons directement au fond dusujet, c'est-à-dire la question des alliances. A ce propos, nous disonsque le PCOTne fait pas de la position idéologique un rempart dans sesrelations avec les autres partis et organisations politiques car il sait queles coalitions, quelle que soit leur forme, reposent sur des accords poli-tiques qui reflètent des intérêts communs que les parties alliées veulentvoir aboutir dans un cadre précis ; chaque parti pense que cela le rap-prochera du but pour lequel il milite et rassemblera le maximum degens autour de son projet. Il va sans dire que dans notre pays, qui vitsous un régime dictatorial depuis 1956, le champ des accords et desalliances politiques est vaste.

Celui qui a observé la trajectoire du PCOTdepuis sa création en jan-vier 1986 remarquera qu'il a conclu plusieurs fois des accords et descoalitions avec des forces qui ne partageaient pas du tout son idéolo-

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gie, comme les nationalistes, les libéraux et les réformateurs, et jamaisces divergences n'ont été un handicap pour conclure ces accords etcoalitions, que ce soit sur le plan politique, syndical, celui de la jeu-nesse, ou encore celui de la défense des droits de l'Homme. Ce quiimporte en premier lieu pour le PCOT, ce n'est pas la doctrine ou laréférence idéologique de chaque parti mais c'est sa position par rapportaux questions posées dans le sens du progrès pour la société tunisien-ne.

Nous disons cela pour montrer que le PCOTcroit absolument à lanécessité de coalitions et de travaux en commun car ils répondent auxbesoins réalistes qui s'imposent à chaque mouvement politique sérieuxqui veut servir le peuple.

Nous disons cela aussi pour insister sur le fait que si le PCOTn'a pasconclu d'accord avec le mouvement En-Nahdha ce n'est pas pour desraisons purement idéologiques, c'est-à-dire que ce n'est pas parce quele PCOTse réfère à la théorie communiste basée sur une philosophiematérialiste alors que En-Nahdha se réfère à l'idéologie islamique (l'is-lamisme) inspirée d'une philosophie idéaliste, mais c'est à cause de dif-férends politiques qui touchent à la base du compromis minimal pourun travail en commun et, en premier lieu, les sujets qui ont rapport à laliberté, la démocratie et les droits de l'Homme.

La preuve en est que le PCOTa défendu Tahar Haddad qui était unislamiste réformateur alors que En-Nahdha l'avait condamné et avaitcondamné ses appels réformistes favorables à l'émancipation de lafemme musulmane.

Par ailleurs, le PCOTa toujours défendu dans ses écrits les zones delumière de la tendance islamiste réformiste de Cheikh Jamel EddineEl-Afghani et de Mohamed Abdu alors que En-Nahdha les considéraitjusqu'à récemment comme étant hors de sa doctrine idéologique et por-tait un jugement négatif sur leurs positions éclairées.

Les données du problème sont-elles différentesaujourd'hui ?Ce sont donc les raisons qui ont fait que le PCOTn'a jamais conclu

d'alliance politique dans le passé avec En-Nahdha et nul n'ignore queles combats politiques et idéologiques entre les deux partis ont été atté-

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nués ces dix dernières années en raison de l'oppression qui frappe lesdeux mouvements et toute l'opposition qui a refusé de s'allier avec ladictature du 7 novembre. Par ailleurs, les deux partis n'ont jamais hési-té, chacun de son côté, à condamner la répression subie par l'autrecamp.

A l'intérieur des prisons, les militants se sont retrouvés dans lamême galère, soumis aux sévices des gardiens de Ben Ali. D'autantplus que nos deux partis sont, dans une large majorité, les principalesvictimes de cette oppression, même si les détenus de En-Nahdha sontles plus nombreux. D'ailleurs plusieurs pétitions portaient les signatu-res des militants des deux mouvements ou de leurs sympathisants, àcôté de signatures de personnes appartenant à d'autres camps idéolo-giques et politiques.

Mais les relations ne se sont pas transformées en coalition jusqu'à ceque vienne cette dernière initiative entre le MDS et En-Nahdha àlaquelle a été convié le PCOT.

Comment alors posons-nous le problème aujourd'hui ? Est-ce queles données ont changé par rapport à hier ? nous considérons que l'an-gle sous lequel a été posé le problème hier reste le même aujourd'hui.Car nous n'avons pas changé de critères, c'est-à-dire que nous conti-nuons à avoir, face à la question du travail en commun et des coali-tions, un comportement politique et nous ne mettons pas comme obs-tacle les considérations idéologiques.

Par ailleurs, nous adoptons une attitude souple du fait de l'état actueldes choses et du degré d'évolution du mouvement politique général ausein de la société. Nous ne conditionnons pas notre participation à unaccord sur l'ensemble des sujets tactiques et stratégiques, car cela vou-drait dire concrètement le refus du travail en commun et des coalitions,mais nous conditionnons notre accord à une base minimale nécessaire,et nous sommes prêts à limiter cette base au terrain politique sans l'é-largir aux domaines économique, social, culturel et autre, pour ne pasfaire échouer le travail commun ; il faut par ailleurs noter que certainssujets comme la corruption généralisée du plus haut au plus bas del'Etat n'est pas un sujet de discorde.

De toute évidence, la question qui se pose maintenant est : quel estle contenu de ce minimum politique que nous venons d'évoquer ?

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La réponse nous paraît simple, claire et logique. C'est d'ailleurs lamême réponse qu'hier, bien qu'aujourd'hui cette réponse prenne plusd'importance du fait de la prise de conscience de plus en plus impor-tante face à une dictature policière brutale tenue par une minorité infi-me, ou plutôt une poignée de voleurs, de suceurs de sang et de cor-rompus, qui n'a aucun intérêt à l'évolution de la société tunisienne ; leminimum qui peut rassembler, c'est la lutte contre la dictature. Car latorture est terrible pour tous, l'intrusion nocturne dans les maisons poureffrayer leurs habitants, les abus des policiers dans la rue, les tribunauxde Ben Ali, les conditions de vie dans les prisons, l'interdiction deréunion, d'organisation, l'impossibilité de demander des comptes auxdirigeants, tous les pouvoirs entre les mains d'une seule personne sansaucun contrôle, l'interdiction de soutenir le peuple palestinien martyrou l'Irak assiégé, affamé et détruit. Tout cela est dur et dégradant pourtous, la dignité de chacun est bafouée, tous les sacrifices pour une viemeilleure, où toutes les conditions de la citoyenneté seraient recon-nues, sont réduits à néant. Cela fait que la lutte contre la dictature cor-rompue du 7 novembre présente un intérêt commun évident pour tou-tes les parties lésées qui souffrent de cette dictature et pour le peupletunisien dans son ensemble. Notre propos jusqu'ici ne se heurtera àaucun refus de la part des opposants, à l'exception bien sûr des partisde décor entretenus par le général Ben Ali, qui n'ont aucun intérêt à unchangement puisqu'ils puisent les raisons de leur existence dans lapérennité même de la dictature.

Mais l'opposition à la dictature est-elle suffisante pour constituer un"front démocratique" ? Peut-elle assurer la réussite de ce front ? Nouspensons que non. Etre d'accord sur la nécessité de se débarrasser de ladictature du 7 novembre, considérée comme l'obstacle majeur aujour-d'hui à un éveil de la Tunisie et de son peuple, doit être accompagnéd'un autre accord sur le fait que la chute de la dictature ne débouchepas sur la mise en place d'une dictature d'une autre nature, mais qu'el-le permette la mise en place d'un régime démocratique. Car la Tunisiene peut être guérie que par la garantie de la liberté et de la démocratie,dont l'absence la fait souffrir aujourd'hui. Il faut, dès à présent, se met-tre d'accord sur ce point.

Si nous insistons sur ce principe, c'est parce que de fausses idées cir-

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culent ça et là, lesquelles, en fin de compte, prennent à la légère laquestion de la lutte commune et les aspirations du peuple tunisien.Parmi ceux qui défendent ces idées, certains sont proches des milieuxislamistes et prétendent qu'il faut s'inspirer de ce qui se passe enPalestine où les différentes composantes du mouvement national, lesdivers courants de gauche et les courants islamistes, dont le Hamas etle Jihad islamique, unissent leurs forces contre l'ennemi sioniste, endépassant leurs différends sur le projet social et en remettant la discus-sion sur ce point aux lendemains de la libération et de l'indépendance.Cet exemple nous paraît inadapté à la Tunisie car il ne prend pas encompte les différences entre les situations palestinienne et tunisienne.Dans le premier cas, la colonisation sioniste est un obstacle direct auprogrès du peuple palestinien, et il faut s'en débarrasser, c'est-à-direqu'il faut régler le problème national pour pouvoir prétendre au chan-gement de la société. C'est pour cela qu'il n'est pas étonnant de voir s'u-nir les différentes forces nationales palestiniennes autour du mêmeobjectif, aujourd'hui, laissant à plus tard leur combat autour de la natu-re du changement social, politique et culturel, même s'il n'est pas toutà fait absent aujourd'hui, mais en arrière plan pour ne pas affaiblir l'u-nité nationale qui rencontre d'ailleurs beaucoup de difficultés en raisondes comportements de certains dirigeants, au sein des organisations etde l'autorité palestinienne.

Par contre, en Tunisie, la situation est différente car le principal han-dicap n'est pas la colonisation mais la dictature policière interne, ce quifait de la question démocratique la clé pour pouvoir aborder tous lessujets qui ont trait au social, au national et au culturel. Partant de ceconstat, aucun front ne peut se constituer sur un choix en deçà deslibertés politiques comme base minimale.

Une autre fausse idée est que : "si Ben Ali est aujourd'hui l'ennemide tous, alors éliminons-le et après cela, que chaque parti fasse ce qu'ilveut". Les promoteurs de cette idée accusent tous ceux qui exigent desconditions minimales à une coalition, de vouloir prolonger la dictaturede Ben Ali. Il est vrai que ce dernier constitue un lourd obstacle pourle peuple tunisien et pour tous les partis d'opposition. Nous ne voulonsà aucun prix prolonger les jours de cette dictature, au contraire nousvoulons son départ au plus vite et bien avant 2004 si possible. Se ral-

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lier contre Ben Ali n'exige pas d'être d'accord sur tous les points etchaque parti sera libre de faire de son mieux pour conquérir le peupletunisien après avoir évincé la dictature du 7 novembre. Mais ce qu'ou-blient les promoteurs de cet avis, c'est qu'aucun parti ne pourra demainfaire la conquête du peuple tunisien, s'il n'existe pas de terrain favora-ble pour cela, et ce terrain c'est la liberté politique car, sans elle, il nepourra pas diffuser ses positions et ses programmes, ni les défendre.

Autrement dit, si ceux qui défendent cette position veulent quechaque parti soit libre, après en avoir fini avec la dictature, de respec-ter ou non les libertés politiques, cela signifie qu'il s'agit d'un rappro-chement opportuniste qui n'est pas motivé par une conviction profon-de des principes de liberté, de démocratie et d'égalité, mais par l'accèsau pouvoir à tout prix pour édifier un régime dont rien ne garantit qu'ilsera différent de celui de Ben Ali.

C'est pour cela que la coalition ne peut être sérieuse, responsable etcrédible, que si chaque parti adopte clairement cette base minimale,qui garantit ses intérêts et ceux du peuple tunisien. C'est une garantiepour pouvoir cohabiter ensemble mais aussi pour préserver le peupletunisien d'une nouvelle dictature, protéger ses droits et lutter contre lamisère dans laquelle il vit aujourd'hui.

Dans ce cadre nous pouvons nous référer aux pays qui garantissentles libertés politiques. Dans ces pays, il existe un minimum de droits etde règles que résume l'expression "valeurs républicaines" qui garantitle respect des libertés individuelles, publiques, le respect du principede la souveraineté du peuple, de l'égalité devant la loi et de l'indépen-dance de la justice. Le non respect de l'un de ces principes constitueune atteinte à ces "valeurs républicaines". Il est évident que les partisqui remettent en cause ces valeurs n'ont aucun intérêt pour la liberté etla démocratie. Par contre, les peuples et les forces progressistes restenttrès attachés à ces principes, veulent les élargir, les approfondir etgarantir les conditions matérielles de leur existence.

La liberté politique : quel contenu ?Nous avons donc expliqué que le minimum requis doit être l'enga-

gement à défendre la liberté politique comme alternative au régimetotalitaire et à la dictature policière. Nous devons donc définir le conte-

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nu des libertés politiques pour que ne subsiste aucune zone d'ombre,d'autant plus qu'il n'existe personne en Tunisie, mise à part la dictatu-re du 7 novembre, qui n'aspire à la liberté et à la démocratie et qui nela revendique.

De notre point de vue, la liberté politique signifie :Premièrement, le respect des libertés individuelles : liberté de pen-

ser, liberté d'opinion, liberté de conscience, liberté de créer, liberté des'informer, de circuler et de voyager, le droit à l'intégrité physique(abolition de la torture et toute autre peine dégradante), à la protectiondu domicile, des correspondances, des communications (téléphone,fax, internet, etc.), le droit à la protection de la vie privée, contre lesdétentions arbitraires, le droit à la participation à la vie publique, à seprésenter aux élections et choisir ses représentants, le droit à exercerdes fonctions publiques sans discrimination, le droit de choisir son par-tenaire en toute liberté, etc.

Deuxièmement, le respect des libertés publiques : liberté d'expres-sion, liberté de la presse, d'édition, de rassemblement et de manifester,liberté d'organisation y compris sur le plan syndical. Les libertéspubliques comprennent aussi le principe du respect de la souverainetépopulaire, c'est-à-dire le droit du peuple à décider de son sort, son droità choisir celui qui va le gouverner à travers des élections libres etdémocratiques, régulières et transparentes ; c'est son droit à contrôlerceux qui le gouvernent, à leur demander des comptes et à les révoquersi nécessaire, c'est son droit, enfin, à légiférer soit directement, soit parl'intermédiaire de ses représentants.

Troisièmement, le respect de l'égalité, ce qui inclut :

i/ L'égalité dans la jouissance de toutes les libertés et droits cités,sans distinction de sexe, de religion, d'appartenance politique ou socia-le. Cela signifie l'absence de toute discrimination au niveau des droits,tous les droits, entre les hommes et les femmes de notre pays. Le prin-cipe qui doit régner est celui de la citoyenneté et non pas celui de lasubordination et de l'appartenance clanique, pas plus que d'une discri-mination basée sur le sexe.

ii/ L'égalité devant la loi, dans les principes et dans la pratique. Celasuppose :

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- l'existence d'un cadre juridictionnel qui garantit les libertés et ledroits fondamentaux du citoyen et les protège de tous les abus,d'où qu'ils viennent, du pouvoir, des individus ou de tout autregroupe,- l'existence d'un pouvoir judiciaire indépendant, se limitant aurespect de la loi dans ses jugements, et imposant ce respect à touset sans distinction. A ce sujet, nous pensons que l'élection desjuges et de leurs auxiliaires est le meilleur moyen de garantir l'in-dépendance de la justice car il n'y a aucune raison d'élire le pou-voir législatif et exécutif et de ne pas élire le pouvoir judiciaire.

Il est clair, aussi, qu'il existe un lien étroit entre les libertés indivi-duelles, les libertés publiques et le principe de l'égalité. Les libertésindividuelles ou privées sont indispensables pour que le Tunisien,homme ou femme, exerce dans la dignité son rôle de citoyen dans lavie publique, car un citoyen qui ne jouit pas de sa liberté et de sesdroits politiques en tant qu'individu ne peut pas jouer son rôle auniveau de la nation.

Par ailleurs, si la société est composée d'individus qui ne jouissentpas de leur liberté et de leurs droits, elle se transforme en une masse desujets, incapables d'exercer leur souveraineté. Il n'y a donc pas delibertés publiques sans libertés individuelles, car les premières sont laréalisation des secondes au niveau de la société. Il est également évi-dent qu'on ne peut parler de liberté et de démocratie sans égalité entretous les citoyens face à la jouissance de leurs droits, sans distinction.

La dictature du 7 novembre, si elle prive la majorité des Tunisiens,hommes et femmes, de leurs droits personnels, les prive collective-ment de jouer un quelconque rôle dans la vie publique, car elle sait queles libertés individuelles sont le fondement des libertés publiques. Siles unes disparaissent, les autres disparaissent automatiquement.

Cette dictature discrimine aussi les Tunisiens selon leur appartenan-ce sociale, politique et surtout idéologique (distinction dans tous lesdomaines, y compris dans l'accès aux services administratifs les plusélémentaires, au travail, aux crédits, dans la répartition des impôts,etc.), car elle est éminemment consciente du fait que le principe de l'é-galité constitue pour elle une menace, puisque son pouvoir repose surl'appartenance familiale, clanique et régionale.

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Le contenu de la déclaration commune de M. Moâada / R.Ghannouchi et du communiqué final du 7ème congrès dumouvement En-NahdhaAu vu du minimum démocratique de l'étape à venir, voyons si les

conditions de travail commun sont présentes dans le communiquécommun M. Moaâda / R. Ghannouchi et dans le communiqué final du7ème Congrès du mouvement En-Nahdha.

Il est évident que ce qui nous intéresse essentiellement c'est la posi-tion du mouvement En-Nahdha car elle est la plus sujette à contesta-tion dans la vie politique tunisienne compte tenu de ses positions aucours des années 70, 80 et même au début des années 90, à l'origine duconflit entre En-Nahdha et les différentes franges du mouvementdémocratique et progressiste.

Sans doute, dans ce communiqué, les deux partis signataires s'enga-gent à "respecter les principes du régime républicain, de l'Etat de droit,des institutions démocratiques, des libertés publiques et des droits del'Homme". Ils s'engagent également à" consolider les acquis de notresociété dans plusieurs domaines comme l'éducation, les droits de lafemme, l'égalité des sexes". D'ailleurs, le front national démocratiqueque le communiqué appelle à constituer serait "basé sur la défense deslibertés publiques et des droits de l'Homme" et son objectif serait de"restituer au peuple sa souveraineté à travers la lutte politique et larésistance populaire, civile et pacifique pour instaurer l'alternativedémocratique espérée".

Ce discours démocratique se retrouve dans le communiqué final duseptième congrès du mouvement En-Nahdha, même si certains pointsdu premier communiqué ont été omis ou exprimés d'une manièreambiguë dans le deuxième.

Il est clair que les publications de ce mouvement pendant ces dixdernières années, et même avant, montrent que ce discours démocra-tique n'est pas vraiment nouveau car la plupart de ces éléments y sontdéjà évoqués. Le fait que les gens ne sont pas informés des publica-tions du mouvement En-Nahdha et de celles de son président, à l'é-tranger, le cheikh Rached Ghannouchi, s'explique par l'interdiction detoute circulation de journaux ou livres critiquant le régime en Tunisie.C'est ce qui laisse penser que tout ce qui est énoncé au niveau du com-

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muniqué commun est nouveau. Dans ce cadre, les raisons de l'évolution du discours du mouvement

En-Nahdha ces dernières années et sa focalisation sur les principesdémocratiques nous importent peu. Ce mouvement, comme l'ensembledes mouvements islamistes, affronte une réalité et se confronte à laréaction du pouvoir et de la société. Ses militants subissent l'oppres-sion ; en fuyant la persécution, ils vivent de nouvelles expériences dansles sociétés occidentales laïques et démocratiques. De plus, ce mouve-ment est influencé par l'évolution des mouvements islamistes dans larégion et ailleurs. Il en résulte des scissions et des écarts dans le dis-cours entre des partis unis au départ par une devise aussi vague et floueque " l'islam est notre alternative ". Cette fracture est due à des chan-gements de conviction chez les uns et à des motifs tactiques et oppor-tunistes, au sens péjoratif du terme, chez les autres.

Ce qui nous importe ici, c'est le degré de crédibilité du discoursdémocratique de En-Nahdha et sa concordance avec la plate-formeminimale dont nous avons parlé et qui est une condition sine qua nonà toute alliance.

C'est ce qui va nous permettre de juger de la réalité et de la naturedes changements au sein du mouvement En-Nahdha dans le domainepolitique et plus précisément dans ses relations avec les partis de l'op-position démocratique.

En toute franchise, ce qui est paru dans le communiqué commun engénéral, et dans le communiqué final du septième congrès du mouve-ment En-Nahdha en particulier, est loin d'éclairer d'importantes zonesd'ombre. Un travail politique sérieux se base sur la clarté, nous devonsdonc détailler ces points obscurs et les décortiquer car une oppositionclaire vaut mieux qu'un compromis bâclé.

Nous ne débattrons pas ici des différents problèmes sociaux, cultu-rels et extérieurs car nous pensons que les différends sur ces sujetsn'empêchent pas de se mettre d'accord sur les bases de la plate forme.Les points que nous voulons aborder ont directement trait à cette baseminimale politique évoquée ; ce sont :

- la relation entre la religion et l'Etat- la question des libertés individuelles : liberté de pensée, d'opi-nion et de conscience,

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- le problème des châtiments corporels et sa relation avec leprincipe du respect des droits de l'Homme,- la question de la souveraineté du peuple,le problème de l'égalité et de l'égalité des sexes.

A propos de la relation entre la religion et l’EtatLa position du mouvement En-Nahdha sur la relation entre la reli-

gion et l'Etat a toujours été au cœur des polémiques entre ce mouve-ment et les forces démocratiques. En effet, En-Nahdha a persistédepuis sa création à donner à ce problème une dimension liée à l’"iden-tité" (il s’agit de la conception propre à En-nahdha de l’identité). Il aconsidéré que le lien entre la religion et l'Etat, avec toutes ses consé-quences idéologiques, politiques, législatives et sociales, est nécessai-re à "la préservation de l'identité du pays". De ce fait, En-Nahdha aestimé que tous ceux qui appelaient à la laïcité de l'Etat complotaientcontre cette identité.

Par contre le PCOT, depuis sa création, a toujours réfuté cette façonde poser le problème, considérant que cela fausse le débat. En effet,nous estimons que le débat sur question de la relation entre la religionet l'Etat ne s'inscrit pas dans un cadre "identitaire" mais bien danscelui des libertés, de la démocratie et des droits de l'Homme. Il estavéré que ces valeurs ne peuvent former un tout indissociable avec lesprincipes et les lois d'un pays, que si la politique ( l'Etat étant l'institu-tion politique par excellence) est considérée comme un champ deconfrontation des opinions, des programmes et des projets en fonctiondes intérêts de chaque ensemble, à une étape ou à une autre de l'histoi-re du pays.

Dans ce combat politique, le critère ne peut pas être celui de lacroyance et de l'incroyance mais celui de l'intérêt du peuple et de cequi ne l'est pas, de ce qui fait progresser une société et de ce qui la faitrégresser. Il va donc sans dire que pour que chacun ait le droit de par-ticiper à la vie politique, il faut une garantie minimale de liberté, deprotection des droits fondamentaux et d'égalité, sur la base du principede citoyenneté qui ne prend en compte ni religion, ni idéologie, nisexe, ni statut social, ni appartenance politique.

Partant de ce principe, le PCOTs'est vivement opposé au lien entre

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Etat et religion, car il renvoie, dans la conscience, au "sacré", et si le"sacré" est lié à l'Etat, comme auparavant dans l'histoire, et commec'est encore le cas dans plusieurs pays arabes et islamiques gouvernéspar des familles corrompues et tyranniques, alors il imprègne les insti-tutions, les lois, les pratiques et les dirigeants et nul ne peut critiquerces derniers, ni s'opposer à eux ou encore exiger leur départ, pas plusque le changement du régime, sans être condamné comme apostat.

La religion se transforme donc en une arme redoutable, détenue parune faible minorité au pouvoir et utilisée pour légitimer la répressionet priver les citoyens de leurs droits les plus fondamentaux à gérerleurs affaires avec des processus et des mécanismes démocratiquesqu'ils sont seuls aptes à décider selon leurs intérêts ; elle devient unmoyen au service des intérêts de cette minorité.

Autrement dit, et puisque nous parlons de la Tunisie, la répression,menée par Ben Ali au nom de "l'intérêt suprême de la patrie", trouve-rait demain sa justification, dans un Etat religieux pour lequel le divinservirait de nouvel alibi ; cela veut dire que la base répressive, despo-tique, de l'Etat ne change pas ; ce qui change, c'est la formulation. Al'accusation de "traître à la nation" se substituerait celle de mécréant.Et si aujourd'hui Ben Ali, pour mieux réprimer son peuple, se posi-tionne comme le représentant de la patrie et parle en son nom, alors letyran de demain, accoutré de l'habit de la religion, se proclameracomme le représentant de dieu sur terre.

La question qui se pose est donc de savoir le sort de la religionquand elle est séparée de l'Etat et, par conséquent, celui des institutionset associations religieuses ? La réponse est évidente. La religion sortdu cadre du politique pour entrer dans le cadre personnel. Celadevient donc une partie indissociable de la liberté individuelle, garan-tie et protégée par la loi contre tous les abus, que ce soit de la part del'Etat ou de toute autre composante de la société.

Quant à l'institution religieuse, elle devient, à l'instar des associa-tions et organisations religieuses, un élément de la société civile ; elletire sa légitimité du principe desliber tés publiquesgaranties et proté-gées par la loi. Elle devra donc se plier à la loi comme toutes les aut-res associations, organisations et institutions ; une telle loi ne restrein-dra pas son activité dans la mesure où elle reste dans la limite du

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respect de la liberté, des droits et de la conscience des citoyens.Dans ces conditions, la laïcité est tout à fait différente du sens que

certains ignorants et imposteurs lui donnent lorsqu'ils disent qu'elle estsynonyme de "persécution de la religion et des religieux", de "violationde l'identité" et "l’absence de règles morales". La laïcité n'est qu'unmoyen d'organiser la tolérance dans la société et d'imposer, en tantque devoir civil , le respect d'autrui, y compris le respect de sa religion.Le respect des devoirs du citoyen est la seule condition qui puissedéterminer si ce dernier mérite bien de jouir de sa liberté et de sesdroits, et non pas sa religion ou sa doctrine ou son sexe.

La laïcité est aussi un moyen réaliser le principe de la souverainetédu peuple dans ses différentes dimensions. En effet, quand le PCOTaposé la question de la séparation entre la religion et l'Etat ou plus pré-cisément la question de la sécularisation de l'Etat, il a voulu mettre finà l'oppression des Tunisiens au nom de la religion et leur offrir la chan-ce de jouir de leur liberté et de tous les droits dont ils sont privés jus-qu'à aujourd'hui, et ceci sous différents prétextes.

En conclusion, la laïcité ne peut en aucun cas nuire au Tunisiencroyant. Bien au contraire, elle représente son chemin vers la démo-cratie car elle lui permet, d'une part, de pratiquer sa religion en touteliberté, sans obligation ni pression de l'Etat ou de n'importe quel autreparti, et, d'autre part, de participer efficacement à la vie publique, touten disposant de tous ses droits, sans discrimination due à sa religion,son sexe ou son appartenance politique.

Que la majorité du peuple soit croyante n'est pas contradictoire avecun Etat laïque, car la laïcité de l'Etat ne nuit pas à la croyance de lamajorité, au contraire, elle la protège de l'abus de pouvoir de certainesminorités qui imposent une pratique orientée de la religion. De plus, lalaïcité protège les minorités non croyantes ou ayant d’autres croyan-ces, le choix de la religion ne doit pas être soumis à la logique de lamajorité, mais au contraire à la logique de la liberté qui consiste àrespecter toute croyance, doctrine ou conviction quels que soient leursadeptes et quel qu'en soit le nombre.

En outre, la laïcité ne peut pas nuire à l'identité culturelle du peupletunisien, bien au contraire, elle contribue à son enrichissementcar elleouvre les portes de l'innovation, de la créativité, de la diversité et de la

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différence, elle est un rempart à tous les obstacles mentaux et religieuxcontraires à ces principes. Elle renforce, par ailleurs, l'unité descitoyens contre l'étranger dominant et colonisant. En effet, par sonrefus des facteurs de discrimination basés sur la croyance ou la doctri-ne, elle fait de la patrie, la terre, les valeurs culturelles communeset les intérêts généraux, les référents surlesquels les citoyens s'ap-puient pour renforcer leur solidarité. Par ailleurs, la préservation del'identité culturelle comme élément constitutif de la nation ne peut sefaire que dans un cadre global, car il n'y a d'indépendance culturelleque liée à l'indépendance économique, politique et militaire, ainsi qu'àla maîtrise de la science et des connaissances.

En réalité et sur un plan individuel, le PCOTa toujours considéréque ceux qui prétendent être victimes de la laïcité sont ceux qui s'arro-gent le droit de porter atteinte à la liberté de celui qui ne partage pasleurs croyances et leurs convictions. Ils pointent l'arme du terrorismeidéologique contre tous ceux qu'ils n'arrivent pas à convaincre demanière rationnelle et logique, sous prétexte que leurs croyances leurdonnent un droit sur la liberté d'autrui et sur sa vie. Ces personnes nepeuvent en aucun cas être des partisans de la liberté.

Sur un plan général, réfuter la laïcité ne peut avantager que les par-tis et organisations en manque de légitimité, à cause de leurs objectifset programmes réactionnaires qu'ils justifient par la référence au sacré.Leur incapacité à atteindre le pouvoir et à y rester de manière démo-cratique, les incite à se parer d'une légitimité divine à travers laquelleils oppriment le peuple.

Les observateurs les plus avertis du pays arabe le plus rigide enmatière de religion, l'Arabie Saoudite, remarquent aisément que c'estun des pays au monde le plus sous-développé politiquement et socia-lement. C'est aussi un des pays qui pratique le plus l'allégeance à l'im-périalisme américain et aliène le plus l'identité de son peuple, au détri-ment de l'indépendance de sa nation. De plus, ce pays sert de base mili-taire américano-britannique pour attaquer l'Iraq et leur permettre demieux contrôler les pays de la région.

En conclusion, lier l'Etat à la religion n'est pas un signe de respectdu droit de l'être humain béni par dieu, mais c'est au contraire unmoyen de l'opprimer, de l'humilier et de détourner les richesses de son

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pays au bénéfice d'une famille corrompue qui est au pouvoir. Ce n'estpas non plus un gage de protection de l'identité nationale mais c'est uneinjure faite à l'indépendance. Et pour finir, celui qui a confiance dansses objectifs et dans les programmes qu'il défend ne craint pas de lessoumettre au peuple libre et d'en accepter le verdict sans avoir besoinde recourir à une quelconque justification divine. En effet, celui qui arecours à ce genre de justification ne cherche qu'à obscurcir les choseset non pas à les éclairer et à les illuminer.

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Interview de Hamma Hammamiavec la chaîne de télévision Al-Mustakillah12

Al-Mustakillah :Hamma Hammami, vous vivez dans la clandestini-té depuis trois ans et demi, pourquoi ce choix ?

Hamma Hammami :en réalité je ne suis pas le seul qui vit en clan-destinité, j'ai d'autres camarades qui vivent aussi depuis un certaintemps dans les mêmes conditions que moi, Abdeljabbar Maddouridepuis novembre 1997, Ammar Amroussia et Samir Taâmallah depuisfévrier 1998, Nous sommes tous poursuivis par la police et la justicetunisiennes.

Ce que je veux mentionner c'est qu'on n'a pas choisi de vivre enclandestinité, on nous l'a imposé, c'est la situation de notre pays quinous pousse à un tel choix. Certains disent que telle personne ou telgroupe est en fuite. La vérité c'est que nous ne sommes pas en fuite,nous sommes obligés de vivre comme ça pour continuer à militer, lesmilitants qui vivent en clandestinité ne sont pas en fuite, ils sont enpleine action de militantisme, et ce n'est pas non plus la peur qui nouspousse à choisir la clandestinité, on connaît la police, nous avons étéarrêtés plusieurs fois et torturés maintes fois, aussi on n'a pas peur dela prison, on connaît les geôles de l'intérieur.

Le choix de la clandestinité a été fait pour continuer à militer à côtéde nos camarades du Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT)et à côté des forces démocratiques en Tunisie.

Le pouvoir tunisien veut mettre tout le monde devant le fait accom-pli, et ne laisse le choix qu'entre se taire ou aller en prison ou - dans lemeilleur des cas - vivre en exil, nous avons refusé de vivre en exil,nous avons aussi refusé de nous taire en préférant militer pour la liber-té, la démocratie et la justice sociale.

Quand je dis qu'on vit dans la clandestinité, cela ne veut pas direqu'on est coupé du monde dans un endroit clos sans pouvoir sortir, ni

12. Cette interview a été réalisée clandestinement et transmise en août 2001 sur lachaîne de télévision Al-Mustakillah qui émet depuis Londres. C'est sur cette mêmechaîne qu'il a annoncé qu'il allait sortir de clandestinité.

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bouger, ni militer. Nous sortons, nous voyageons et nous participons àla lutte à côté de nos camarades et à côté des forces démocratiques etprogressistes de notre pays. Mais, normalement, on fait très attention,car nous savons que le pays est très quadrillé par la police, par lesComités de quartiers, les sections et les collaborateurs du Parti au pou-voir. Malgré tout ça, nous continuons la lutte selon la situation qui nousconvient.

Al-Mustakillah :M. Hammami, les autorités vous accusent d'être unhors la loi. Qu'est-ce que vous répondez à cette accusation ?

Hamma Hammami :cette accusation est vide de sens, nous ne som-mes pas des hors la loi, c'est l'Etat qui est hors la loi, c'est lui qui nousprive de notre droit à s'exprimer, il nous prive aussi de notre droit légi-time à s'organiser.

Al-Mustakillah : mais l'autorité répète que ce sont là des lois dupays et qu'il faut les respecter !

Hamma Hammami :qu'est-ce que ces lois que nous avons refusé derespecter et auxquelles nous ne nous sommes pas soumis ? Ce sont leslois concernant les associations, les syndicats et les partis et la loi de1959 concernant la presse, ces lois privent le Tunisien de son droit às'organiser dans des associations, dans des syndicats ou dans des par-tis, elles privent le citoyen de son droit légitime d'expression et le punitquand il ose le réclamer. Ce sont des lois injustes et non démocra-tiques. On n'a pas enfreint des lois concernant le code de la route, levol ou la drogue, les lois qu'on a refusées sont des lois anti-démocra-tiques, injustes, qui ligotent les libertés individuelles et collectives,nous considérons la non soumission et le non respect à ces droitscomme un droit légitime.

Le jeu est ancien et connu comme le sont les régimes dictatoriaux.Hitler, par exemple, avait des lois, Mussolini avait des lois, l'ex-pou-voir d'apartheid d'Afrique du Sud avait des lois, le régime sioniste deSharon a aussi des lois. Est-ce que ce sont des lois justes ? Non, et celane fait absolument pas de ces Etats des Etats de droit, et le fait defabriquer des lois ne change pas la nature d'un Etat pour qu'il devien-ne un Etat de droit.

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L'Etat de droit exige que les lois soient votées par un Parlement éludémocratiquement, il exige aussi que ces lois garantissent les libertésindividuelles et collectives, il nécessite enfin que tous les citoyens -gouvernants et gouvernés - soient égaux devant la loi. Comme il exigeaussi l'existence d'un appareil judiciaire indépendant qui oblige tousles citoyens - gouvernants et gouvernés - à respecter la loi.

C'est un vieux jeu connu depuis longtemps, un jeu des pouvoirsautoritaires de promulguer des lois qui privent les citoyens de leursdroits, de leurs libertés et de demander aux mêmes citoyens de se sou-mettre à ces lois injustes sous peine d'être déclarés comme hors-la- loi.

C'est ça l'État de droit ? l'État démocratique ?Nous en Tunisie, on n'a pas d'État de droit ; les lois chez nous sont

issues d'un Parlement illégitime, elles ne garantissent ni les droits ni leslibertés, mais interdisent et punissent les citoyens qui veulent jouir deslibertés.

Les citoyens en Tunisie ne sont pas égaux devant la loi, ces lois nes'appliquent pas à ceux qui sont proches du pouvoir, mais les oppo-sants sont toujours victimes des foudres de ces mêmes lois injustes etqui ont été votées d'une façon non démocratique.

Enfin en Tunisie, on n'a pas de système judiciaire indépendant quiprotège les gens, l'appareil judiciaire chez nous est une administrationqui dépend totalement du pouvoir exécutif, est surtout aux ordres de lapolice, et sur cette base nous affirmons que notre position de ne pas sesoumettre aux lois injustes ne signifie pas que nous sommes contre laloi d'une façon systématique ; nous acceptons les lois justes, mais nousluttons avec toutes nos forces contre les lois injustes et non démocra-tiques ; nous sommes pour un État de droit et contre l'État arbitraire etde non droit et nous considérons que notre position est progressiste etcivilisée, nous pensons que la soumission aux lois injustes est une atti-tude d'esclaves, que l'État autoritaire en Tunisie essaie de cultiver dansles têtes de tous les citoyens. Il veut que le Tunisien en arrive à consi-dérer que le bon citoyen est celui qui renonce à tous ses droits et liber-tés en faveur de l'État autoritaire, et ça nous l'avons refusé et rejeté.

Al-Mustakillah :vous avez été torturé et emprisonné sous le régimede Ben Ali, quel commentaire feriez-vous à propos des informations

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diffusées par les services du pouvoir et qui stipulent que la torturen'existe pas en Tunisie et que les conditions d'incarcération sont nor-males et conformes aux exigences des chartes internationales.

Hamma Hammami :je ne suis pas d'accord avec les analyses pré-tendant une ouverture du régime en ce moment. La ligne permanenteici est la répression qui passe d'une étape à une autre beaucoup plusdangereuse ; et pour comprendre les causes de cette politique répressi-ve, j'invoquerai trois éléments :

Le premier élément est lié à la nature dictatoriale du régime de BenAli. Le régime du 7 novembre est un régime qui n'accepte en aucun casla démocratie. Le parti au pouvoir gouverne depuis plus de 40 ans,c'est un parti qui s'est habitué à la spoliation du pouvoir et à la mono-polisation du domaine public et il ne peut se transformer aujourd'huien un parti démocratique qui accepte la liberté, le pluralisme et l'alter-nance. Mais, en plus de ça, il y a la responsabilité personnelle duPrésident de ce parti, Ben Ali qui, lui-même, s'est emparé du pouvoirle lendemain du coup de main du 7 novembre 1987.

Ben Ali ne peut pas porter un projet démocratique, l'histoire de cethomme est liée à une seule chose : la répression, et je le dis d'une façonclaire et nette. Ben Ali était l'outil de la répression de Bourguiba cont-re le mouvement syndical en janvier 1977, et lorsque Bourguiba avoulu en 1982 appliquer ce qu'il a lui-même appelé "la politique d'ou-verture", il a éloigné Ben Ali parce qu'il n'était pas l'homme de la situa-tion, et quand l'ancien Président a voulu revenir à la politique répres-sive après les émeutes de la faim de 1984, il a appelé de nouveau BenAli à son service, et c'est ce dernier qui, en 1985, a mené l'attaque pourl'élimination du mouvement syndical tunisien, comme il a mené en1986 la répression contre le mouvement étudiant en essayant de l'éli-miner lui aussi, et c'est lui encore qui a organisé la répression sanglan-te contre les partis et mouvements politiques en 1987, et de ce fait il nepeut jamais porter un projet démocratique.

Le deuxième élément : ce sont les intérêts constitués sous le pouvoirde Ben Ali et autour de sa personne par une minorité que je peux qua-lifier de minorité mafieuse parvenue à accumuler d'énormes richessesde manière illégale et essentiellement par la corruption, et cette mino-rité n'acceptera jamais la démocratisation de la vie politique en

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Tunisie.S'il arrive que la presse et le système judiciaire deviennent indépen-

dants et s'il arrive que les élections soient libres et démocratiques, cetteminorité sera menacée dans ses intérêts, car elle devra donner descomptes sur les sources de ses richesses et sera éloignée du centre dupouvoir. C'est pour ça que cette minorité fait pression tout le tempspour aggraver la situation, car la répression seule garantit ses intérêts.

Le troisième élément : c'est le rendez-vous de 2002 (les électionsprésidentielles), et Ben Ali connaît pertinemment la libération de la viepolitique en un tel moment, l'indépendance de la presse, du systèmejudiciaire, la reconnaissance des associations et des partis, la révisiondes lois organisant les élections pour garantir qu'elles seront libres etdémocratiques ; tout cela amène à la constitution d'une large opposi-tion à son régime et cela conformément avec l'article 69 de laConstitution qui lui interdit de se représenter en 2004.

Al-Mustakillah :à votre avis, Hamma Hammami, où se situe le pro-blème de la Tunisie en ce moment ?

Hamma Hammami :je crois que le grand problème de notre paysmaintenant est la dictature, cette dictature basée sur le pouvoir absolu.Un seul homme au haut de la pyramide du pouvoir exécutif, qui a auto-rité sur le pouvoir législatif et sur le système judiciaire.

Al-Mustakillah : donc, selon vous, il n'y a pas de république enTunisie

Hamma Hammami :non, non, je l'ai déjà dit, il n'y a pas de répu-blique en Tunisie. Comment peut-on parler de république en présenced'un pouvoir personnel absolu, avec des élections truquées, avec les99,99%, en l'absence totale de libertés, en torturant les citoyens, avecune justice soumise et annexée au pouvoir exécutif ?

La Tunisie, actuellement, est une monarchie avec une façade"moderniste", ni plus ni moins. La république, au vrai sens du mot,reste un projet à réaliser, un projet d'avenir.

Al-Mustakillah : comment vous, directeur du journal interdit Al-Badil, jugez-vous la situation de la presse en Tunisie ?

Hamma Hammami :la situation de la presse est catastrophique. Je

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considère que c'est le plus grand mensonge que les responsables necessent de répéter quand ils affirment que la liberté d'expression estgarantie dans notre pays.

A plusieurs reprises, des intervenants sur Al-Mustakillah ont déjàparlé de la situation de la presse et ont désigné certaines causes quientravent la liberté d'expression et d'information, telles que la distribu-tion aux journaux des parts publicitaires par l'ATCE13, etc.

Je pense qu'il y a un point qui n'a pas été suffisamment développé.Il s'agit de ce que la presse officielle essaie de faire passer en racontantque le Président est du côté de la liberté de la presse et que la respon-sabilité vis-à-vis de la liberté de la presse incombe aux journalistes età l'héritage de l'ère Bourguiba qui continue à conditionner les compor-tements des journalistes et les directeurs de journaux. Ces dires n'ontaucun fondement et cherchent seulement à masquer la vérité. Voyonsce que dit Ben Ali dans ses discours chaque fois qu'il s'adresse auxjournalistes : "écrivez librement dans les limites que permet la loi".Que signifie cette phrase ? Ce n'est pas l'éthique du métier qui est encause, quand j'étais directeur du journal Al-Badil, aujourd'hui interdit,j'ai été condamné à plusieurs reprises à des peines de prison et desamendes. Que stipule le code de la presse ? Toute personne qui critiqueBen Ali est passible de cinq ans de prisons et 2000 dinars d'amende.Celui qui critique le gouvernement ou un membre du gouvernement, lajustice ou un juge, l'administration ou un fonctionnaire, la police ou unagent de police, les douanes ou un agent des douanes, de façon géné-rale celui qui critique un quelconque fonctionnaire est passible de troisans d'emprisonnement et 1200 dinars d'amende. Quant à celui quipublie une nouvelle, même si elle est vraie, il suffit que le pouvoirpense le contraire pour qu'il soit passible de trois ans de prison et 2000dinars d'amendes. Celui qui critique la corruption ou les inégalitéssociales peut être accusé d'incitation de la population à protester etrisque trois ans de prison et, je crois, 2000 dinars d'amende.

Le code de la presse ne concerne pas seulement les journalistes, ils'applique aux 10 millions de Tunisiens, dans ce qu'ils écrivent, disent

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13. ATCE : Agence tunisienne de communication extérieure.

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ou lisent, les pièces de théâtre, la chanson, les films etc. En un mottoute forme d'expression.

Si le Tunisien et la Tunisienne n'ont pas le droit de critiquer le pré-sident, le gouvernement, les fonctionnaires, les lois et ne peuvent dif-fuser l'information qu'ils souhaitent diffuser, alors que reste-t-il de laliberté de presse et d'expression ? Cette loi prive les gens d'écrire libre-ment et de s'exprimer sur les sujets les plus importants qui les concer-nent. Il n'est pas vrai non plus qu'ils peuvent écrire sur le foot commeils veulent, ou sur l'art, Mohamed El Guerfi s'est retrouvé devant le tri-bunal quand il a parlé de l'art, un autre s'est retrouvé entre les mains dela police politique quand il a écrit sur les cireurs.

Je pense que la responsabilité sur l'état lamentable de la presse n'estpas en premier lieu celle des journalistes ni des directeurs de journaux,même s'ils en ont une part. Le premier responsable c'est le pouvoir enplace et à sa tête Ben Ali.

Face à cette situation, les Tunisiennes et les Tunisiens essaient d'im-poser leur droit de s'exprimer à travers la publication de journaux illé-gaux ou en ligne. Au PCOT, après l'interdiction d'Al-Badil, nous avonscontinué à publier depuis quinze ans sans interruption notre journalclandestin Sawt ach-chaabqui a coûté la prison à des centaines demilitantes et militants de notre parti.

Al-Mustakillah :vous avez présenté un point de vue négatif de l'é-tat de la presse et de la situation politique, que pensez-vous des réali-sations du pouvoir sur le plan économique, mises en avant parl'Occident ?

Hamma Hammami :je pense que nous sommes capables de jugernous-mêmes la situation économique, culturelle ou politique de notrepays sans avoir besoin pour cela des confirmations occidentales. On necesse de nous répéter que l'économie tunisienne va bien et que ce quicloche, c'est la situation politique, au point que cette dite réussite éco-nomique est devenue une sorte de justification de ce qui se passe auniveau politique. Personnellement, je ne suis pas d'accord avec cepoint de vue, dissocier la politique et l'économie me paraît une aberra-tion.

Si l'économie va bien, alors pourquoi le chômage n'a cessé de grim-

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per d'un an à l'autre depuis le 7 novembre 1987 ? Une bonne santé éco-nomique doit en premier se traduire par une hausse de l'emploi, et doncune réduction du chômage. Selon les chiffres officiels, le taux du chô-mage est de l'ordre de 16-17%, en réalité il est entre 25% et 30%.

Si l'économie va bien, alors pourquoi le pouvoir d'achat, surtout dessalariés, n'a cessé de se dégrader ? Tout le monde se plaint du coûtélevé de la vie, les gens ne sont plus capables de subvenir à leursbesoins avec un seul boulot. Le travailleur, au lieu de rentrer chez luiaprès le travail pour se reposer, est obligé de chercher un deuxièmevoire un troisième boulot pour pouvoir survivre. Il en est de mêmepour les enseignants et les autres petits fonctionnaires.

L'Etat ne cesse de se désengager du secteur de la santé et petit à petitnous nous retrouvons avec un système à deux vitesses, une médecinepour les pauvres et une médecine pour les riches. La même chose seproduit au niveau de l'enseignement, un enseignement pour les richesavec des perspectives garanties et un autre pour les pauvres sans garan-tie de perspectives.

Si l'économie va bien, alors pourquoi la dette extérieure est en cons-tante croissance ? En 1986 le poids de cette dette représentait 814 dol-lars par personne14, en 2000 chaque Tunisien est redevable d'environ1800 dollars à l'étranger. On peut continuer l'inventaire pour le budgetde l'Etat, la balance commerciale, etc.

Le gouvernement n'arrête pas de faire du tapage médiatique autourdes 5% de croissance. Il faut signaler, que ce taux est inférieur aux 7%réclamés par le FMI et la Banque Mondiale, que, d'autre part, le tauxmoyen de croissance entre 1962 et 1986, les 25 années précédant le 7novembre 1987, date d'arrivée de Ben Ali au pouvoir, était de 5,5% cequi est supérieur au 5% présentés comme étant un miracle. De plus, surcette même période, à 11 reprises le taux de croissance a dépassé les6% et 4 fois les 11%, ce qui est nettement supérieur au chiffre actuel.Sur un autre plan, il faut souligner que par le passé ni les 5,5%, ni les6% et ni les 11% de croissance n'ont épargné à la Tunisie les graves cri-ses économiques qui l'ont secouée, notamment en 1969, 1980 et 1986.

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14. Le poids de la dette par personne correspond au montant total de la dette extérieu-re divisé par le nombre d'individus que compte la population tunisienne.

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Alors que peut-on dire des 5% actuels, c'est très insuffisant, surtout sion sait que cette croissance n'est pas le produit d'une politique écono-mique saine. Ces 5% ne proviennent pas du développement des sec-teurs économiques de base, mais de l'intensification de l'exploitationdes travailleurs, du pillage de la caisse 26-26, de la hausse des impôts,de la privatisation etc. Cette privatisation est comparable à quelqu'unqui est en train de brader ses meubles et raconte que tout va bien tantqu'il y a des liquidités dans la caisse, sans se préoccuper de l'avenir,surtout quand les principaux bénéficiaires de cette privatisation sontles capitaux étrangers. A terme, l'économie tunisienne sera entre lesmains d'une minorité locale qui ne se préoccupe guère de notre aveniret d'une majorité de capitalistes étrangers qui ne s'intéressent qu'à leursintérêts. Par conséquent, le peuple tunisien n'est plus maître de l'avenirde son économie. Les secteurs qui contribuent en grande partie à cettecroissance, sont souvent peu stables. C'est le cas du tourisme quidépend des circonstances et de l'agriculture qui reste tributaire des fac-teurs climatiques.

Sur un autre plan, celui de la répartition du fruit de la croissance,elle ne profite pas aux couches populaires mais à une infime minoritélocale ou internationale. On peut le constater en observant les chiffres,la part des salariés dans le PIB est passée d'environ 40% dans lesannées soixante-dix à 29% dans les années quatre-vingt-dix, tandis quela part des capitalistes et des propriétaires fonciers a augmenté de 46%à 56% sur la même période. Les salariés dont le nombre et la produc-tion ne cessent de croître bénéficient de richesses dont l'accroissementest de plus en plus faible, alors qu'une minorité de moins en moinsnombreuse accroît de plus en plus sa richesse. En un mot, les richessont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.Voyons ce qui se passe au niveau des impôts, la part des salariés estd'environ 85% alors que celle des chefs d'entreprise n'est que de 11 à12%. Pour la consommation, les 20% les plus riches consomment60%.

Je veux dire que, derrière ce prétendu miracle économique, secachent beaucoup de mensonges et de tromperies qui visent à donnerune certaine légitimité à la politique de Ben Ali et à son gouvernementet en particulier à justifier leur politique répressive qui se présente

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comme étant le prix à payer de ce prétendu succès économique.Je pense que de graves crises économiques attendent la Tunisie et

que la minorité mafieuse qui nous dirige essayera d'en faire payer leprix au peuple qui reste la première victime pendant et en dehors descrises.

Al-Mustakillah :vous parlez d'une minorité mafieuse qui s'accaparetoute la richesse du pays, est-ce que vous voulez désigner par là le phé-nomène de la corruption ?

Hamma Hammami :à côté de l'exploitation et du pillage, la corrup-tion est l'un des aspects de la situation actuelle. Ce phénomène estdevenu un des piliers du pouvoir en place, il touche tous les secteurs,l'économie, la politique, l'administration, la justice, la police, les doua-nes, la culture, le sport, etc. Aujourd'hui, aucun secteur n'échappe à cecancer, en vérité c'est une constante qui accompagne toute dictature àcause de l'absence de tout contrôle. En effet, il n'existe pas de pressequi peut jouer son rôle à ce niveau, l'absence d'une justice indépen-dante et d'institutions élues librement et démocratiquement qui peu-vent contrôler et demander des comptes.

En allant plus loin, je peux distinguer deux sortes de corruption. Lapremière de petite taille, largement répandue, que les gens connaissentbien et à laquelle ils sont soumis dans leur quotidien. Il s'agit du rac-ket exercé essentiellement par les flics et les petits fonctionnaires (5,10 et 30 dinars). La deuxième de grande taille, se chiffre à desmilliards. Elle est l'œuvre des structures de l'Etat et des abus de pou-voir.

Il est nécessaire que les responsables de ce phénomène rendent descomptes par rapport à leurs actes et le plus vite possible, j'en profitepour appeler les Tunisiens à imposer ces comptes vu la gravité et lesdangers que représente la corruption. Ce genre de dossiers est ouverten France, aux Philippines, en Indonésie et en Argentine où l'ancienprésident Carlos Menem est incarcéré pour ces affaires.

Al-Mustakillah : le PCOTest connu pour ses combats idéologiqueset politiques avec le mouvement En-Nahdha, quelle relation entretien-nent-ils aujourd'hui ?

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Hamma Hammami :c'est une question importante, je vais parler dedeux aspects liés à cette question.

D'abord le PCOT, malgré ses différents politiques et idéologiquesavec En-Nahdha, s'est fermement opposé dès le premier jour à larépression et aux procès iniques que ce mouvement a subi, ainsi qu'àla torture et la mort sous celle-ci de ses militants. Nous avons été accu-sés par certains de compromission avec le terrorisme etc., mais nousn'avons accordé aucune importance à ces accusations. En fait, ce qu'asubi En-Nahdhan'était pas motivé par la défense de la liberté et duprogrès, ce que visait le pouvoir, c'était simplement l'élimination d'unadversaire politique, comme cela s'est produit avant avec la gauche, etcomme le pouvoir l'aurait fait contre tout mouvement puissant, syndi-cal ou de gauche. Il faut rappeler que Ben Ali a réprimé aussi notreparti, le PCOTa subi près de 45 procès dans plusieurs régions ( Kef,Mahdia, Tunis, Gabes, Gafsa, Sidi Bouzid, Nabeul, Sousse, Monastir,etc. ), ensuite, comme chacun sait, la répression s'est étendue pour tou-cher le MDS, les militants des droits de l'Homme et de façon généraletout opposant et toute personne qui critique le régime de Ben Ali.

C'est pour cela que nous nous sommes opposés à cette vague derépression, à la torture et aux procès iniques qui l'ont accompagnée.Nous avons également réclamé, dès le départ, la libération de tous lesprisonniers politiques, islamistes et autres. En réalité les prisons n'é-taient pas remplies seulement par les prisonniers islamistes, mais aussipar les militants de gauche ; du PCOT, des étudiants, des syndicalisteset d'autres tendances politiques comme le MDS.

Nous avons réclamé, et nous continuons de le faire, une amnistiegénérale, car nous pensons que la place des centaines de prisonniersislamistes est à côté de leur famille et dans leur lieu de travail et nonpas dans les prisons. C'est vrai aussi de ceux qui sont recherchés ou enexil aussi. La position du PCOTconcernant cet aspect est claire pourtout le monde.

L'autre aspect qui concerne la relation entre le PCOTet En-Nahdha,relève d'une autre question, celle des alliances avec tel ou tel courantpolitique et la formation d'un front politique. Une alliance nécessite unaccord sur un programme minimum pour faire face au régime policieret dictatorial en place. Aujourd'hui sur plusieurs points de ce mini-

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mum, qui est le minimum démocratique, nous sommes toujours endésaccord avec En-Nahdha. Surtout en ce qui concerne les questionsde la relation entre l'Etat et la religion et des libertés individuelles et entête de celles-ci la liberté de pensée qui est primordiale à nos yeux, carcelui qui ne pense pas librement ne peut pas s'exprimer librement, s'or-ganiser librement, se présenter aux élections ou voter librement. En cesens, la question de l'anathème lancé contre les apostats est une causede désaccord avec quiconque croit à la liberté d'expression. Un autrepoint de désaccord est celui de l'application, en référence à la chari'a,de peines corporelles dures et inhumaines, dépassées par le temps.Nous pensons que la main est faite pour créer et non pas pour être cou-pée, nous sommes contre la peine de mort, la flagellation et la lapida-tion. Aujourd'hui, il existe des sanctions qui respectent l'intégrité et ladignité humaine. Nous sommes en désaccord, également, sur un sujetcentral pour nous qui est la question de la femme. Nous défendons l'é-galité totale entre les femmes et les hommes, l'égalité au sein de lafamille et de la société, au travail et à l'école, dans tous les domaines ycompris dans la succession (l'héritage). C'est la position du PCOT, quidepuis sa création a toujours défendu l'égalité totale dans tous lesdomaines sans exception, qu'il s'agisse du politique, du culturel, dusocial ou autre. Nous pensons qu'il n'y a aucun argument qui empê-cherait l'égalité entre les femmes et les hommes.

Les points que je viens de soulever font partie du minimum démo-cratique qui conditionne nos alliances avec En-Nahdhaou tout autreparti.

Reste à préciser, que nous sommes avec la liberté d'expression pourtous, y compris pour ceux avec qui nous ne sommes pas d'accord surce minimum. Les différents politiques et idéologiques ne peuvent êtreréglés qu'à travers la liberté et l'exercice de la démocratie. C'est notreposition que d'autres partagent avec nous. Tout le monde sait aujourd'-hui ce qu'a donné le fait d'accepter l'exclusion et l'exception durant cesdix dernières années. Ceux-là mêmes qui, au départ, appelaient à l'ex-clusion, ont été par la suite écartés et exclus l'un après l'autre par lerégime en place, qui a réprimé progressivement toute opposition ettoute critique. C'est pour cette raison que le PCOTse bat pour les liber-tés politiques pour tous sans conditions. Seul le peuple tunisien est

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capable de trancher en faveur de tel ou tel programme. Au sein duPCOT, nous avons confiance en nos idées, en nos programmes et dansles propositions que nous avançons ; il faut seulement donner l'occa-sion au peuple tunisien de se prononcer et garantir notre droit à la libreorganisation et à la libre expression pour que nous puissions faire par-venir, pas seulement de façon clandestine, nos propositions au peupletunisien.

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A propos du 11 septembre

Il est évident pour tout esprit raisonnable que le terrorisme, en tantque moyen de lutte politique est absolument inacceptable, non seule-ment parce qu'il met souvent en péril la vie de gens innocents et c'estpour cela qu'il est "aveugle", "irrationnel" et "répugnant", mais aussiparce qu'il nuit à la cause que les auteurs de ces actes terroristes pré-tendent servir et c'est d'ailleurs pour cela que le terrorisme, au vrai sensdu terme et sans amalgame avec les luttes et les mouvements de libé-ration nationale ou sociale, dénote d'une myopie politique flagrante.Les événements du 11 septembre dernier qui ont secoué les Etats unis,faisant des milliers de morts, en majorité des civils, sont la preuve écla-tante de la justesse de ce point de vue. Suite à ces événements dont laresponsabilité a été attribuée à l'organisation intégriste al-QaedadeBen Laden qui arbore le drapeau du djihad contre les chrétiens et cont-re les juifs, jamais les musulmans et les Arabes n'ont été autant objetsde suspicion pour une grande partie de l'opinion publique occidentale.L'une des théories les plus réactionnaires, les plus chauvines, et lesplus génératrices de haine et de racisme et par conséquent d'agressionet de guerre, parue au cours des dix dernières années, en l'occurrencela théorie du "choc des civilisations" de l'Américain SamuelHuntington, spécialiste d'études stratégiques au service de l'adminis-tration américaine, a pu trouver dans les attaques contre New York etWashington une justification et une preuve, lui permettant d'apparaîtrecomme une "prophétie" politico-stratégique. Le "courant vert", c'est-à-dire l'islam ou plutôt le monde musulman serait l'ennemi numéro uncontre lequel doit se mobiliser la civilisation chrétienne occidentale.Une nouvelle "croisade" est annoncée. Certaines déclarations du prési-dent américain G.W.Bush, parlant de "croisades" ou du Premier minis-tre italien parlant de "la suprématie de la civilisation chrétienne occi-dentale sur la civilisation arabo-musulmane" n'ont fait que conforterles esprits les plus belliqueux et adeptes de ce genre de théories réac-tionnaires. Les Arabes et les musulmans, surtout ceux qui vivent enOccident, ont été contraints à affirmer qu'ils ne sont pas des "barbares"et que leur religion n'est pas synonyme de violence et de terrorisme.

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Par ailleurs, la guerre menée par les USAcontre l'Afghanistan, paysmeurtri et dévasté par l'occupation soviétique puis par les luttes fratri-cides entre les clans de moudjahidineet enfin par le régime moyenâ-geux des Taliban, a été perçue par une large majorité de l'opinionpublique occidentale comme une "guerre de légitime défense". Lesbombardements massifs des avions américains, les massacres despopulations civiles, la destruction de la nature n'ont été condamnés quepar une minorité. Aujourd'hui il faut être dupes pour croire que lesAméricains vont plier bagage et quitter la région après avoir chassé lesTaliban du pouvoir et démantelé l'organisation al-Qaeda. Selon touteévidence ils sont venus pour rester et organiser la région en fonction deleurs intérêts stratégiques, économiques et militaires. Pis encore, lacampagne contre l'Afghanistan risque de s'élargir, au nom de la luttecontre le terrorisme, pour toucher d'autres pays musulmans, et enpremier l'Irak déjà soumis depuis dix ans à un blocus meurtrier et auxbombardements réguliers de l'aviation américano-britannique, aprèsavoir mené une guerre au nom de "la libération du Koweït", qui a toutdétruit, ou presque, en Irak. Cela dit, les attaques contre New York etWashington sont en train de servir d'alibi aux stratèges américains afinde renforcer leur domination sur le monde arabo-musulman. "Avecnous ou contre nous", voilà la ligne de conduite qui régit les rapportssociaux et politiques et qui justifie les moyens par les fins visées. Dece point de vue, la civilisation occidentale est perçue par les peuplesarabo-musulmans comme une source d'oppression et d'humiliation. Leconfort matériel de "l'occidental", ses libertés politiques et individuel-les, ses loisirs culturels, renvoient, de l'autre côté, à la pauvreté, larépression politique, l'analphabétisme et la misère morale. Les acquisde la "civilisation" sont accaparés par une poignée de nations alors quela majorité d'entre elles sont asservies. C'est cette situation qui exaspè-re les peuples musulmans empêchés de jouir de leur richesse, de leurliberté, et de construire leur avenir de la façon qui leur convient. C'estsur ce terrain qu'agit l'extrémisme religieux. C'est ce que doit com-prendre tout esprit censé et raisonnable dans les pays occidentaux.

En effet la guerre menée par les Etats unis en Afghanistan, outre lefait qu'elle n'est ni "juste" ni "civilisée" ni "noble", ne pourra en aucuncas extirper les racines du terrorisme. Elle peut chasser les Taliban,

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neutraliser al-Qaeda, elle ne peut pas résoudre le problème du terro-risme. Au contraire cette guerre barbare est perçue par des centaines demilliers de musulmans comme une humiliation. Ce ne sont pas lesparoles démagogiques prononcées par G.W. Bush ou Tony Blair quivont apaiser les esprits, alors que les B52 américains massacrent lespopulations afghanes, que les F16 détruisent êtres humains, maisons,arbres et animaux en Palestine, et qu'une nouvelle agression contrel'Irak est en préparation. Tant que les causes profondes du terrorismesubsisteront, il subsistera. En d'autres termes le terrorisme ne sera éra-diqué que si ces causes profondes sont enrayées.

Cependant cela ne signifie pas que les forces progressistes des deuxcôtés doivent rester les bras croisés et accepter avec fatalisme le phé-nomène du terrorisme, alors que d'autres mettent tout leur espoir surles méthodes sécuritaires pour lui faire face. Les forces progressistesdoivent se mobiliser pour mener un combat contre les causes profon-des du terrorisme. Dans les pays arabo-musulmans, elles ont la lourdetâche d'ouvrir d'autres perspectives de lutte à leurs peuples. La luttecontre la dictature, contre le pillage de leurs richesses, l'agression cul-turelle, la domination étrangère directe ou indirecte, est une lutte abso-lument légitime que ni les Etats unis ni aucune autre puissance ne peutarrêter. Elle doit cependant être menée avec des moyens adéquats quirecueillent l'adhésion des peuples arabo-musulmans et la sympathiedes forces éprises de liberté et de progrès dans les pays occidentaux.Une guerre de libération nationale, un soulèvement populaire armén'ont jamais été discrédités que par les ennemis de la libération despeuples. Les progressistes français ont toujours soutenu et sympathiséavec les luttes des peuples dominés et opprimés par la bourgeoisieimpérialiste. Le peuple américain lui-même a joué un rôle importantdans son désengagement au Vietnam. Le peuple palestinien est de plusen plus soutenu dans sa lutte pour sa libération du joug israélien.Cependant, le terrorisme n'a jamais servi une cause, aussi juste soit-elle.

Les forces progressistes des pays occidentaux ont la lourde tâched'aider les forces progressistes des pays arabo-musulmans en luttantcontre leurs propres gouvernements en dénonçant les guerres de rapi-ne et de pillage qu'ils mènent et le soutien qu'ils apportent aux dictatu-

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res de ces pays et à l'Etat d'Israël. Un tel soutien ne fera que rapprocherles peuples des "deux mondes" et les inciter à lutter ensemble pour unmonde meilleur.

Face à la politique étrangère des USAdéfinie par G.W. Bush pourqui ceux qui ne se soumettront pas payeront les frais de leur "insou-mission" et seront perçus comme "alliés du terrorisme international",les dictatures les plus corrompues et les plus répressives de la régionont immédiatement fait allégeance à Washington, profitant de l'occa-sion pour justifier par la lutte contre le terrorisme leurs propres guer-res contre les libertés et les droits humains dans leur pays. Les opposi-tions les plus pacifiques et les plus légitimes sont traitées commeautant d'alliés de Ben Laden. Chez nous, en Tunisie, à titre d'exemple,Ben Ali n'aurait pu espérer mieux que les événements du 11 septemb-re pour sortir de son isolement et se vanter d'être le champion de lalutte contre le terrorisme. Il a reçu au Palais de Carthage JacquesChirac, Hubert Védrine et le ministre de l'Intérieur français, ainsi queSilvio Berlusconi, le Premier ministre italien. Des messages lui ont étéadressés par G.W. Bush et par le colonel Pauwels. Son régime policierest décrit par le président américain comme "un modèle de tolérance etde modération dans le monde". Ainsi Ben Ali peut tranquillement révi-ser la constitution pour se débarrasser de l'article qui lui interdit de bri-guer un quatrième mandat en 2004. Il peut espérer une présidence à vieavec le soutien tacite des gouvernements occidentaux.

Par ailleurs, la cause palestinienne au nom de laquelle auraient agiles auteurs des attaques, n'a jamais été en si mauvaise posture. LePremier ministre israélien, Ariel Sharon, extrémiste de droite et crimi-nel de guerre notoire qui n'a rien à envier à Milosevic ou à Karadjic, asauté sur l'occasion pour se présenter lui aussi comme un rempart cont-re le terrorisme palestinien.

Les événements du 11 septembre n'ont pas desservi seulement lespeuples arabo-musulmans. Les peuples des pays occidentaux et dumonde entier se trouvent confrontés à des situations difficiles. En effetplusieurs gouvernements occidentaux dont celui des Etats Unis se sontservis de ces événements pour promulguer des lois et prendre desmesures violant les libertés individuelles et collectives au nom de lalutte contre le terrorisme. Le même argument a été utilisé pour aug-

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menter les budgets militaires et faire passer des projets jusqu'ici criti-qués par l'opinion publique (le bouclier anti-missiles américain) etdont les contribuables paieront la facture aux dépens de leur niveau devie, leur éducation et leur santé, en plus de la relance de la course auxarmements que provoquent ces projets mettant en péril la paix mon-diale. Enfin, ces événements ont servi aux Etats-Unis à faire oublierpour le moment les problèmes sociaux et politiques internes en exa-cerbant les sentiments nationalistes, chauvins et racistes au nom du"patriotisme". De larges pouvoirs sont donnés au Président, à ses géné-raux et aux services de renseignement. Le soutien aux dictatures lesplus corrompues et les plus sanguinaires, le mépris des cultures et dessentiments nationaux des autres peuples, la destruction délibérée del'environnement, la domestication des institutions internationales etleur instrumentalisation au service des intérêts des superpuissances nefont que renforcer les sentiments de haine à leur égard aux quatre coinsdu monde et favorise l'aggravation du phénomène du terrorisme à l'é-chelle internationale, comme une expression primaire et violentedecette haine. Cependant, les USAne créent pas seulement les conditionsobjectives qui favorisent la naissance et le développement du terroris-me mais aussi ils pratiquent le terrorisme d'état à l'échelle planétaire(assassinats politiques, coups d'Etat, invasions militaires, …). Plusencore, les USAsont responsables de la création, du financement et del'armement de plusieurs organisations terroristes dans le monde qu'ilsont utilisé pour combattre l'Union soviétique ou déstabiliser des régi-mes "ennemis" ou "insoumis" ou se débarrasser de dirigeants poli-tiques, syndicalistes, pacifistes.

On ne demande pas à des peuples opprimés d'aimer, de respecter oude se soumettre à leur oppresseur. Evidemment, le terrorisme est unedes formes d'opposition engendrée par cette oppression. L'extrémismereligieux, sous sa forme terroriste, est l'expression la plus brutale etparfois la plus sanguinaire de l'exaspération de certaines couchessociales face à l'oppression économique, militaire et culturelle occi-dentale, et en particulier américaine.

Ici on ne justifie pas le terrorisme mais on l'explique d'autant plusque plusieurs mouvements extrémistes religieux dans le monde arabo-musulman, en l'occurrence les Taliban et al-Qaedade Ben Laden ne

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sont, à l'origine, qu'une pure création des USAet de leurs alliés les plusfidèles et les plus soumis, à savoir l'Arabie Saoudite et le Pakistan. Sices mouvements se sont aujourd'hui retournés contre leur "créateur" oucontre ceux qui les ont financés ou armés au début pour s'en servircontre l'Union soviétique ou les régimes qui lui sont proches, ce n'estni illogique, ni déraisonnable. Dans la logique de ces mouvements, unefois terminée la lutte contre l'ennemi "athée" (l'Union soviétique et sesacolytes), on passe à l'ennemi "mécréant" (chrétien ou juif) qui n'estpas moins oppresseur que le premier. Ils sont fidèles dans toutes lesétapes à leur but final : fonder un régime islamique "pur et dur", à l'ins-tar du régime islamique des origines sans prendre en considérationquinze siècles de développement historique dans les domaines écono-mique, social, politique, moral et culturel.

Cependant, condamner le terrorisme en tant que moyen de luttepolitique pour les raisons que nous venons d'évoquer ne résout en rienle problème car cela revient à traiter les effets sans s'attaquer aux cau-ses profondes. Ceux qui disent que "le terrorisme n'a aucune justifica-tion" oublient souvent que le terrorisme a une explication. Néanmoinschercher cette explication dans la religion ou la culture de tel ou telpeuple ou communauté en prétendant que telle religion ou telle cultu-re est spécialement génératrice de "violence" et de "terrorisme" alorsque d'autres sont porteuses de "progrès" ou de "civilisation" n'est qu'u-ne manière d'éluder la question et plonge dans des "théories" ou desattitudes qui ne peuvent qu'alimenter et exciter à la haine entre adeptesde différentes religions et cultures. En effet, ce genre d'explicationssimplistes et superficielles vise à escamoter les causes profondes duterrorisme en avançant les explications idéologico-religieuses ou aut-res présentées par les auteurs des actes terroristes, comme étant cescauses mêmes. C'est aussi une manière de justifier les méthodes sécu-ritaires destructrices et barbares, utilisées pour faire face au phénomè-ne du terrorisme qui prend de plus en plus des proportions planétaireset pour faire accepter par l'opinion publique en quête de sécurité : “cesméchants terroristes qui symbolisent le "mal" ou la "barbarie" (suivantles circonstances) nous haïssent, nous qui symbolisons le "bien" ou la"civilisation"”. Voilà comment l'Administration américaine, par exem-ple, explique les attaques de New York et de Washington. Ce discours,

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aussi idéaliste que métaphysique, ne diffère en rien, quant au fonds, dudiscours de Ben Laden, l'instigateur présumé de ces attaques : cesmécréants, américains en tête, qui symbolisent Satan, nous haïssent,nous les bons croyants ; ils tuent les nôtres en Irak et en Palestine etleurs armées souillent notre terre sainte de la Mecque !

Cela dit, les causes profondes du terrorisme, il faut les chercher dansles réalités internationales actuelles. Les esprits sensés et raisonnablesne se sont pas privés après les évènements du 11 septembre de se poserla question : pourquoi les terroristes ont-ils attaqués les Etats-Unis etpas un autre pays ? Pourquoi ont-ils choisi pour cible le World TradeCenter et le Pentagone et non pas une église ou une synagogue ?Enfin, pourquoi toute cette haine contre les Etats-Unis et son gouver-nement ? L'administration américaine ne veut ni poser ces questions niy répondre ; pourtant c'est là une clef fondamentale pour comprendrece qui s'est passé le 11 septembre.

Hamma Hammami11 janvier 2002

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Table des matières

Avant propos

Préface de Salah Hamzaoui

I. Tr ente ans de lutte. 1972 - 20021. Première arrestation, première rencontre avec

la torture2. Nouvelle arrestation3. De Bourguiba à Ben Ali4. L'étau se resserre5. La prison de Nadhor6. La clandestinité

II. Textes politiques1. Le minimum démocratique pour nos alliances

d'aujourd'hui et de demain (avril-mai 2001)2. Interview sur Al-Mustakillah (août 2001)3. A propos du 11 septembre (janvier 2002)

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Achevé d'imprimer le 15 mai 2002

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