Hamburger, pan-bagnat, rock'n roll, etc.

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HAMBURGER, PAN-BAGNAT, ROCK'N ROLL ETC.

© Copyright Editions CARRERE-Michel LAFON Septembre 1987

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I.S.B.N. 2-86804-442-5

DICK RIVERS

HAMBURGER, PAN-RAGNAT, ROCK'N ROLL ETC.

CARRERE Michel Lafon Éditions 13

9 Bis rue de Montenotte 75017 PARIS

Tél.: (1)46.22.44.54

HAMBURGER, PAN-BAGNAT, ROCK'N ROLL, ETC.

Pour mieux vous faire participer à mon histoire, voici deux recettes-clés, au départ :

VÉRITABLE RECETTE DU PAN BAGNAT NIÇOIS À L'ANCIENNE

Prendre un beau pain de campagne de préférence cuit au feu de bois. L'ouvrir en deux, retirer une partie de la mie, et imbiber les deux parties avec de l'huile d'olive vierge, du vinaigre de vin, saler et poivrer. Disposer sur la partie inférieure de la salade de mesclun, des tranches de tomates pas trop mûres, des petits oignons frais coupés en rondelles, des tranches d'oeufs durs, de radis, des lamelles de poivrons crus et de céleris, des petites fèves fraîches, quelques feuilles de basilic frais, et si vous en trouvez, de fines lamelles de petits artichauts tendres, des miettes de thon, des filets d'anchois, des petites olives de Nice, si possible dénoyautées. Recouvrir avec la partie supérieure du pain, elle aussi assaisonnée, appuyer et laisser s'imprégner une heure ou deux.

Les amateurs peuvent frotter le pain avec de l'ail avant d'assaisonner. Couper en parts et déguster avec des amis à l'apéritif ou quand vous avez un petit creux.

... à l'arrivée :

LE HAMBURGER

Prendre un steack de bœuf haché de 200 g environ et de préférence congelé — Le badigeonner de sauce barbecue, c'est meilleur — et le poser sur la grille du barbecue — pendant la cuisson, trois minutes environ de chaque côté à feu bien vif, continuer d'enduire la viande de sauce, avec un pinceau si possible — puis poser une tranche ou deux de fromage " Chester " et deux tranches de bacon préalablement grillées. Prendre un petit pain rond au sésame, un " bun ". Le fendre en deux et le faire légèrement chauffer sur la grille. Étaler sur une des faces de la mayonnaise américaine " Hellman une touche de ketchup, et l'équivalent d'une bonne cuillerée à café de moutarde américaine " French ". Sur l'autre face, déposer le steack, puis l'oignon émincé, une rondelle de tomate, des " Dill Pickles " (gros cornichons doux) et une feuille de salade. Refermer le pain et déguster. Vous allez vous éclater! bon appétit.

Je dédie à mon fils ce roman proche de ce qu'a été une partie de ma vie. Je ne lui retrace pas là ma carrière, je veux seulement qu'il sache qu'avec vingt ans d'écart nous ne sommes pas totalement différents. Quand il aura quarante ans je lui raconterai la suite.

TAUREAU ASCENDANT ELVIS

Il est quatre heures et demie. C'est la sortie des classes. Un petit garçon marche dans une rue ensoleil- lée de Nice, il semble décidé. Il doit avoir douze ou treize ans, mais déjà des signes montrent qu'il est en train de quitter doucement l'enfance. Il porte un bla- zer bleu vif à fines rayures noires, sa chemise rose apparaît sous un débardeur au col en V en laine bou- clette jaune canari. Son blue jean délavé, un peu grand pour lui, tombe sur des chaussettes dont la cou- leur est assortie à celle de la chemise. Les chaussures lacées, bicolores, vert « caca de pigeon » et noir, sont à bouts carrés ; chic suprême à une époque où tous les orteils sont malmenés par des bouts pointus. A la main il balance avec une désinvolture un peu brusque, un sac bleu et blanc de la « Panam », à anses courtes.

Il marche vers son but sans prêter attention aux manchettes des journaux affichés dans les kiosques : de Gaulle est revenu au pouvoir, la guerre fait rage en Algérie, on parle de torture. Le petit garçon a d'autres

préoccupations, il va acheter une partition musicale. C'est un de ces enfants prodiges qui vivent pour la musique? Non, dans sa famille on ne l'a pas destiné à devenir un jeune virtuose. Lui, il écoute Gilbert Bécaud, Eddie Constantine, Dario Moreno et Dalida sur Radio Monte-Carlo. Il était jusque-là un assez bon élève mais en même temps qu'apparaissait sur sa silhouette la fragilité de l'adolescence, son regard se posait sur les filles. Ces êtres chargés de mystère que dans cette fin des années 50 les garçons ne voient que de loin, puisqu'ils ne partagent jamais les mêmes écoles.

C'est poussé par le vertige de l'inconnu, de toutes ces inconnues, qu'il va chercher la partition de Georges Brassens, « Gare au gorille ». On lui a dit que c'était « pornographique ».

Il est quelque peu gêné en entrant dans la Boîte à Musique.

Il pense à ce qu'on lui a dit, le mot « pornographie » résonne dans sa tête. Heureusement la disposition des lieux peut aider les timides, c'est un long couloir avec la boutique au fond. Sur le devant on trouve des mons- tres préhistoriques qui annoncent les juke-boxes. Ce ne sont pas encore ces machines aux formes arron- dies, rutilantes de néons qui vont arriver dans quel- ques années des États-Unis.

Le petit garçon croise un copain qui lui annonce avec un bel accent niçois qu'au n° 6 il y a un chanteur que les Américains n'arrêtent pas d'écouter. Des Amé- ricains, il y en a beaucoup à Nice, à cause de la base militaire de Villefranche-sur-Mer toute proche. Il n'y a pas longtemps que l'on est sorti de la guerre. Les marins américains font partie de son univers, ils le fascinent. Alors il achète un jeton et le glisse dans la

fente du n° 6, il tire sur un tuyau de fer extensible au bout duquel se trouve un écouteur enveloppé de caout- chouc. Il a l'impression de s'appliquer une énorme pomme de douche contre l'oreille. La musique arrive.

Brusquement notre garçon s'immobilise. Sa respira- tion s'accélère. Tout bascule d'un coup : Gilbert Bécaud, Brassens, Eddie Constantine, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, oubliés, effacés, Elvis vient d'entrer dans sa vie.

Je ne sais pas combien de temps dure « Heart Break Hotel », au grand maximum deux minutes trente, mais ce fut le coup de foudre. Ce garçon très brun, un peu maigre, qui suit de près la mode, c'est moi, Hervé Forneri. Je suis le fils d'un boucher du vieux Nice, né sous le signe du Taureau le 24 avril 1946 rue de la République. Cette année de mes douze ans, je nais pour la seconde fois, sous le signe d'Elvis Presley : je deviens Dick Rivers qui va consacrer sa vie au Rock.

J'avais déjà entendu de la musique américaine, chez mon camarade Alain Lapierre qui avait un pick-up, chose assez rare dans ces années. Il avait des disques de Pat Boone, le crooner qui faisait rêver les filles de quinze ans, les Platters et quelques musiques de films éditées par Barclay comme « A l'Est d'Éden » ou « La fureur de vivre ». James Dean était épinglé sur les murs des chambres de la plupart des jeunes filles qui s'endormaient en rêvant de sa bouche de « révolté ». Je me suis mis à acheter des 45 tours pour les écouter chez Alain.

Les 45 tours avaient un charme particulier. Le plai- sir commençait dès qu'on les regardait : l'étiquette

mauve, un merveilleux mauve pâle sur lequel se déta- chait la silhouette argentée de la marque « Capitol », c'est Gene Vincent « Be bop à Lula » avec en face B « Woman love ». Certains disques d'Elvis, ne se distin- guaient que par la couleur de leur pochette, rouge, verte ou bleue. La photo du King, elle, restait toujours la même; telle la série « Loving You ». « Heartbreak Hôtel » se trouvait sur le numéro deux d'une autre série en noir et blanc. Seuls le nom et le chiffre chan- geaient de couleur. Les piles commençaient dangereu- sement à occuper ma chambre mais je ne pouvais tou- jours pas les écouter. Il fallait absolument que j'arrive à convaincre ma mère de m'offrir un pick-up.

Le fin du fin de l'équipement c'était le Teppaz, très chic, aux angles arrondis et portable, mais cher. Ma mère raisonnable, préféra s'en remettre à la Guilde du disque. Il s'agissait d'un organisme de vente par cor- respondance de musique classique, de jazz, de variétés et qui n'a, je crois, jamais découvert le rock.

Le catalogue proposait des tourne-disques, à des- prix abordables. Celui que je reçus était tout gris, genre Teppaz, mais moins élégant, très carré avec un haut-parleur en plastique blanc placé dans un couver- cle qu'on pouvait décrocher. Je dis bien qu'on « pou- vait décrocher », parce que la plupart des gens posait l'appareil de façon commode sur un meuble en lais- sant le couvercle tel qu'il était et écoutaient le son à l'envers, c'est-à-dire ce que renvoyait le mur.

Mon amour du rock se développait et comme tous les passionnés, surtout quand ils ont douze ou treize ans, j'en parlais à tous mes amis, je crois même que je ne parlais que de ça. J'avais vu au cinéma « Rock around the clock », et mes copains les plus âgés dan- saient sur la musique de ce film ce qu'ils appelaient le

be-bop. Ce film m'avait un peu déçu dans la mesure où je m'attendais à voir ce à quoi m'avaient habitué les films de rock que j'avais vus jusque-là en noir et blanc et en anglais à l'Édouard VII. Ces films étaient construits sur une histoire insipide qui servait de pré- texte pour montrer Bill Halley ou les Platters. « Graine de violence » était passé à Nice et comme dans toutes les villes de France il y avait eu des fau- teuils cassés et des écrans crevés, mais pour moi c'était resté de la légende parce que je n'y étais pas. A l'Escurial, on donnait « La blonde et moi », Eddy Cochran est apparu sur l'écran avec une guitare élec- trique, la première que je voyais. Mon cœur a bondi. La ressemblance était si étonnante, j'ai cru pendant quelques instants que c'était Elvis. Cochran chantait « Twenty flight rock ». Je me suis rué chez le dis- quaire pour demander dans mon anglais niçois « Eddy Cocherane dans Twenty flic rock ». Le vendeur n'en avait jamais entendu parler. Il répondit qu'il se rensei- gnerait. Je suis revenu, revenu, jusqu'au jour où il m'a annoncé : « Je crois qu'on l'a trouvé, c'est chez Lon- don! On l'aura peut-être dans une quinzaine de jours. » Ah, cette pochette orange avec la photo de l'affiche du film en noir et blanc ! Et cette musique : «Twenty flight rock », « Summertime blues », « Come on everybody » et « Sitting on the balcony ». Elvis en prit un coup. Je m'en suis senti un peu cou- pable.

Les remords allaient s'estomper avec la sortie de « King créole », peu avant Noël.

Toute passion coûte cher et celle de la musique tout particulièrement. Les enfants n'avaient pas le même style de vie que maintenant. Pour mes parents, je n'avais qu'à demander ce dont j'avais besoin, et mes

besoins s'étaient jusque-là limités aux mistrals caram- bars et aux roudoudous de la sortie de l'école. Comme tous les parents, les miens ne voyaient pas que leur « petit » grandissait. Les économies sur les étrennes de la famille ou la monnaie grapillée en cachette dans le porte-monnaie de maman ne me suffisaient plus. Un 45 tours coûtait 800 francs, c'est-à-dire 8 F et les disques d'Elvis importés 3 000 à 4 000 F soit 40 F. Il fal- lait aussi de l'argent pour aller au cinéma avec les copains le jeudi après-midi ou le dimanche matin, et pour inviter des filles. Il y avait aussi les cigarettes qu'on fumait en cachette, on ne pouvait pas toujours en « piquer » dans les paquets des autres.

Heureusement à Noël et aux anniversaires, les finances se trouvaient renflouées. On pouvait alors « frimer » en exhibant une boîte de cigarettes « Ben- son & Hedges » en fer, ou bien des suisses en couleur, « Boules d'or », roses, bleues, jaunes, vertes avec un filtre doré, migraine garantie à tous les coups, mais allure exceptionnellement élégante! En période de basses eaux je me rabattais sur les « P4 » ou les « Week-end ». Il n'était évidemment pas question de fumer devant les parents. Quand pour la première fois, j'ai osé allumer une cigarette devant mon père, j'avais déjà vendu plus d'un million de disques !

Le petit garçon de « la Boîte à Musique » grandis- sait. Maintenant il aimait rester dans sa chambre à lui, décorée des photos d'Elvis découpées dans les magazines, surtout dans « Movieland and TV Time », une revue américaine. Près du cosy placé dans un angle j'avais installé le pick-up. Les disques étaient soigneusement rangés à côté des cahiers consacrés à

Elvis et à sa discographie. La chronologie en était totalement fausse d'ailleurs. Le rock n'était pas encore populaire et il fallait commander les disques en versant des arrhes, donc les titres n'étaient notés qu'au fur et à mesure qu'ils apparaissaient sur le mar- ché niçois. Sur une table les affaires de classe. Et sur le cosy le garçon qui rêve de « Love me tender » vu par hasard avec sa mère sous le titre « Le cavalier du crépuscule ». Il voyait le personnage d'Elvis pour la première fois, mais à part la chanson de la fin, ce n'était pas le Presley qu'il aimait ; trop country, trop western. Sa dernière découverte après Gene Vincent et « Be-bop a Lula », c'est au disquaire qu'il la doit. Il lui a dit qu'il y avait un chanteur qui criait encore plus que Presley. Coup de foudre. Little Richard dans « Tutti Frutti ». J'ai compris ce que le disquaire avait voulu dire. Little Richard c'était un cri, mais quel cri !

On a longtemps reproché à Elvis d'être plus noir que blanc dans sa façon de chanter, il a d'ailleurs été interdit dans beaucoup d'endroits aux États-Unis. Avec Little Richard on revenait aux racines noires du rock'n roll. Pour les Blancs, Elvis était un traître. Il se passait le même phénomène qu'avec le jazz ; beaucoup de Blancs aimaient écouter cette musique à la radio mais ne supportaient pas que des Noirs viennent jouer dans leur ville.

Les paroles de « Tutti Frutti » ne veulent absolu- ment rien dire, elles sont dans un argot que les Noirs employaient dans le rock ou le blues et que des gens comme Presley ont récupéré. Certains trouvaient inadmissible qu'un Blanc parle et chante comme un Noir. A Nice, je ne me posais pas ce genre de pro- blèmes.

REGARDER LE MONDE AU VOLANT

D'UNE VOITURE AMÉRICAINE

Après la guerre, les États-Unis ont installé à travers l'Europe une série de bases militaires, surtout en Alle- magne. Elvis a d'ailleurs fait son service dans l'une de ces bases. Il y en avait aussi en France. A 6 kilomètres de Nice, Villefranche-sur-Mer abritait une partie de la flotte américaine. C'était là un élément important dans la formation de la jeunesse niçoise et de ses goûts musicaux.

Les Américains sont persuadés que tout est mieux chez eux que dans le reste du monde ce qui fait qu'ils ne se déplacent jamais sans leur civilisation, leur « way of life ». Dans tous leurs camps, dans toutes leurs bases ils apportent leur nourriture, leur culture, leur façon de vivre, leur musique, leurs voitures et bien sûr leurs femmes et leurs enfants. Et les régions qui entourent ces bases en profitent largement.

C'est pourquoi, à Nice au cinéma Édouard VII, on pouvait voir bien avant qu'ils n'arrivent à Paris des films américains en première exclusivité et en VO. A

l'entrée on vendait du pop-corn. Dans les bars que les soldats fréquentaient on trouvait du coca-cola, direc- tement importé des USA et des hot dogs. Cette nourri- ture était rapidement passée dans les mœurs et j'ache- tais un hot dog comme on achète un pan-bagnat.

Les Français, particulièrement méfiants pour tout ce qui concerne la « bouffe », regardaient le coca de travers.

La publicité du coca était très attirante, elle représentait une jolie fille. Et comme c'était américain j'avais voulu y goûter. Le garçon de café était inter- venu auprès de ma mère pour lui recommander de ne pas me laisser faire à cause du goût pharmaceutique. Evidemment, c'est ce qui m'avait plu et je ne buvais plus que ça. Je poussais si loin mon américanisation que j'en buvais même à table.

Le dimanche, mes parents m'emmenaient visiter les porte-avions américains ancrés dans la rade de Ville- franche. Les Américains étaient très gentils avec les enfants et ils savaient nous faire rêver en allant jusqu'à nous déposer devant l'école en voiture... des américaines bien sûr. Plus tard, ils nous donneraient des « Lucky Strike » qu'on fumerait en cachette. Dans leurs bars on entendait leur musique. Sur leur radio, leur musique était encore là, tellement différente de celle qu'écoutaient les parents. L'Amérique pour moi c'était le paradis : en plus du cinéma américain, de la musique américaine, il y avait les voitures améri- caines. Dans les années 50, elles étaient belles, elles étaient énormes, elles semblaient sortir tout droit de ces films en technicolor avec milliardaires et blondes platinées. Le seul énoncé de leurs noms me faisait décoller : Cadillac, Plymouth, Corvair, Impala, Buick, Chevrolet, le début d'une litanie du luxe. Il faut recon-

naître qu'elle écrasaient par leur taille toutes les grosses autos françaises, Versailles, Chambord et autres. Je ne dirai rien des 2 et 4 CV. Même les trac- tions avant 11 et 15 qui allaient être supplantées par les DS 19 et leur cousine l'ID, me laissaient indiffé- rent. Mais dès le début des années 60 la Floride déca- potable allait quand même me séduire malgré son ori- gine française. Elle donnait une image de luxe désin- volte et moderne, de plus elle était réputée être une voiture de dragueur.

Un soir, après la sortie de l'école Sasserno, j'avais vu Eddie Constantine, descendre d'une superbe Cadil- lac blanche. J'avais eu le temps d'apercevoir le cuir rouge de l'intérieur avant qu'il ne claque la portière avec la classe de Lemmy Caution, éblouissant! J'étais émerveillé de la chance que j'avais de pouvoir rencon- trer, même de loin, l'une de mes idoles, et... dans une voiture américaine.

Pour moi, la liberté, la réussite c'était ça, regarder le monde au volant d'une énorme bagnole. Et je ne comprenais vraiment pas pourquoi, mon père n'avait qu'une Dina Panhard. Je ne comprenais pas non plus pourquoi il ne portait pas des jeans pour aller travail- ler. Bref, pourquoi est-ce que je n'appartenais pas à cette nation de rêve.

LE CHIC ET LE LOOK

Mon souvenir des gens dans la rue à la fin des années 50, a la netteté d'un film. Les gens évidemment ce sont pour moi les jeunes, les adultes n'apparaissent presque pas sur mon « écran ». La mode a brusque- ment changé à cette époque ; la modernité est arrivée. Les enfants du baby boom, tous ces bébés des années juste après la guerre, sont devenus des adolescents et ils étaient exceptionnellement nombreux dans une période où les problèmes économiques étaient résolus pour presque tout le monde. La reconstitution était terminée. Le chômage n'existait pas, la situation éco-

nomique était excellente. La guerre était circonscrite en l'Algérie et rien ne menaçait vraiment le développe- ment de cette jeunesse. C'est peut-être ce qui explique cette rupture avec tout ce que l'éducation tradition- nelle avait essayé d'inculquer. Le vieux monde résis- tait sur des points secondaires, il était interdit de por- ter des blue-jeans à l'école et d'écrire au stylo bille, mais plus pour très longtemps.

Dans mon film on voit nettement l'influence du cinéma américain et de ses idoles : place Garibaldi les « Blousons noirs » pour qui le rock ne signifiait rien sont habillés comme Presley, Brando ou James Dean. Le blue-jeans (l'abréviation jean ne viendra que plus tard) les bottes et le cuir noir étaient indispensables. Aux États-Unis il y avait aussi la moto, mais la France avait son originalité : en cette fin des années 50, à Paris, à Nice ou à Lille, un vrai Blouson noir se devait d'avoir une mob ou un Solex, avec une queue de renard, des cale-pieds pour le passager ou la passa- gère, toujours en amazone. C'est ça la classe! Le Solex, avec son moteur sur la roue avant était un peu moins chic que la Motobécane. A Nice, à cause de la proximité de l'Italie il y avait les scooters Vespa, Lam- bretta avec la passagère, bien sûr toujours en ama- zone !

Ma caméra se rapproche du « voyou » de la place Garibaldi, de la graine de voyou plutôt, son idole c'est, entre autres, James Dean dans « La fureur de vivre ». Ses héros jouent à des jeux dangereux avec des cou- teaux à cran d'arrêt. Donc il a un couteau à cran d'arrêt. J'en avais acheté un dont je ne me suis heu- reusement jamais servi. L'important c'était de l'avoir, au même titre qu'il fallait avoir une gourmette et éven- tuellement, si elle échappait à la surveillance des parents qui trouvaient que ça faisait « mauvais genre », une bague en argent avec une tête de mort et deux petites pierres brillantes pour les yeux.

En général, mon voyou travaille comme ouvrier ou comme employé, il gagne sa vie et il s'habille comme il veut avec un blouson noir ou rouge.

Sur le trottoir d'en face passent les « Mods », issus de bonnes familles, comme mon ami Daniel Ancy, qui

est maintenant avocat et bras droit du maire de Nice. Lui, avait le look « Tricheurs ». Pour les jeunes géné- rations je précise que « Les Tricheurs » était un film avec Pascale Petit, Jacques Charrier et Laurent Ter- zieff, qui avait fait scandale parce qu' « amoral ». Ils portent des blue-jeans, mais pas de bottes. Des bottes, on en trouvait dans les surplus américains place Gri- maldi, mais elles étaient réservées aux Blousons noirs qui souvent se les payaient avec de l'argent gagné au poker. La chaussure italienne fait fureur, en général bicolore. Des modes fugitives font que tout d'un coup on s'arrache les mocassins indiens sans semelles, en réaction contre les souliers à talons ferrés qu'ont longtemps imposés les parents par souci d'économie, mais qui à l'usage se révélaient être de dangereux casse-gueules. A la moindre pluie on dérapait. Les mocassins n'ont pas duré pour des raisons évidentes, au bout d'une semaine ils étaient usés et troués. La chaussette se porte tirée et le tout est complété par une chemise rose sous un blazer, écusson obligatoire. La laine bouclette de couleur tendre fait fureur pour les pull-over, sans manches et décolletés en pointe.

Et les filles, il n'y a pas de filles dans mon film? Pour elles pas de différences sociales, les filles « per- dues » sont juste un peu plus maquillées que les autres. Leur modèle à toutes c'est Brigitte Bardot. La jupe en vichy rose ou bleu couronne un empilement de jupons amidonnés. Certaines cousent même dans l'ourlet de ces jupons des fils de laiton. La taille est étranglée par une large ceinture pour paraître encore plus fine. A la main elles portent une toute petite bourse qui contient des chaussons de danse Repetto qu'on met pour danser le rock ou le bop dans les sur-

prise-parties, dans la rue elles marchent avec un joli balancement de jupons, perchées sur des escarpins pointus italiens, dont les talons sont souvent très, très hauts. L'autre uniforme féminin c'est la jupe droite avec un cardigan boutonné dans le dos, ou plus sage et plus chaud, le twin set et le célèble Dufflecoat à capu- chon. La ressemblance avec Bardot est complétée par la « choucroute » : savant crêpage des cheveux permet- tant de les maintenir très bombés sur le crâne, que parachève la « banane », pas celle des rockers mais le chignon de Grace Kelly dans les films d'Hitchcok. Au bord de la mer, il y a un peu de vent alors on maintient le tout par un tout petit foulard en mousseline de cou- leur vive, délicatement noué sous le menton, ou juste à la pointe du menton, selon les écoles et les régions.

Les lycéens et les étudiants se devaient d'être « cor- rects », donc pas question de s'habiller comme des voyous pendant l'année scolaire, mais en vacances, ou pour aller en « boum » nous en profitions. Nous sui- vions la mode en douce, les filles enlevaient leurs jupons pour rentrer à la maison, les garçons se recoif- faient, nous jouions un peu à Zorro avec nos garde- robes clandestines.

La coiffure des garçons aussi est intéressante. Elvis portait des rouflaquettes et moi, du haut de mes treize ans je rêvais d'en avoir aussi. Je tirais sur mes che- veux, je les gominais au Pento et j'étais en admiration devant les copains qui avaient suffisamment de barbe pour pouvoir se laisser pousser des pattes. Mon père prétendait que dans sa jeunesse, au moment où il fai- sait son apprentissage à Paris, les gens qui portaient des pattes étaient des mauvais garçons, ils avaient aussi une petite moustache et une casquette pour aller au bal et on les appelait des Apaches.

Malgré ces notions d'histoire, pour moi c'était le nec plus ultra. Les cheveux étaient aussi ramenés en arrière au Pento pour former une petite queue de canard, ce qui était aussi très mal vu des parents et à cette époque on ne contestait pas leur autorité. N'oublions pas que la majorité se situait à l'âge de vingt et un ans et seuls les jeunes garçons pouvaient se permettre cette mode. Voyous et lycéens parta- geaient les mêmes goûts musicaux. J'ai toujours pensé que le rock'n roll n'était pas seulement un phénomène musical, c'était une musique qui accompagnait surtout et avant tout un phénomène social. Et les adultes ne comprenait ni le phénomène social, ni le rock'n roll.

C'est cette situation qui a fait qu'au début des années 60, les. chanteurs de rock, Hallyday, « Les Chaussettes noires » ou « Les Chats sauvages » ont été considérés par les parents comme des voyous. Et tandis que nos modèles, les chanteurs américains, cul- tivaient le look « rocker », nos impresarios et les mai- sons de disques voulaient prouver aux adultes que nous étions des garçons corrects. Ainsi, sur scène nous portions le smoking comme les groupes vocaux américains auxquels nous ne nous intéressions pas.

J'ai deux souvenirs vestimentaires très nets : ma mère m'avait acheté, au surplus américain de la place Grimaldi, ma première chemise western, magnifique, une H BARC, importée des États-Unis, presque la même que celle d'Elvis dans « Loving You », en deux tons, le haut plus foncé avec des broderies. Et le même jour, mon premier blue-jean, un Levis 501. Il était vraiment trop grand pour moi et le vendeur ne voulait pas me le vendre, il disait à ma mère que j'allais être ridicule. Moi, j'avais réagi violemment, je le voulais, il me fallait un blue-jean américain, comme les grands.

C'était le même que celui de Marilyn dans « La rivière sans retour », j'avais repéré l'étiquette, même forme de poche, même dessin. Je le voulais. Un petit pro- blème cependant me dérangeait ce n'était pas celui de James Dean dans « La fureur de vivre ». J'ignorais que celui-là était un Lee. Mais comme John Wayne avait un Levis identique dans « La chevauchée fantas- tique »... et surtout comme les marins américains à Nice... Je l'ai eu, j'étais super heureux.

Mon père riait et disait que c'était vieux comme le monde. Que déjà à l'armée il portait des pantalons comme ça, qu'on les appelait des treillis bleus et que ça se délavait au point que leur officier les obligeait à les reteindre. Mon problème à moi c'était justement le contraire : comment le brosser suffisamment pour qu'il déteigne ! Je lavais personnellement ce précieux blue-jean, et il y avait du bleu partout dans la cuisine, ce qui faisait hurler ma mère.

Toutes les photos d'Elvis le montraient avec des pantalons noirs. Dans les boutiques où ma mère m'habillait, Thiérry ou Sigrand il n'y avait pas de pan- talons noirs à ma taille, sur mesure c'était hors de prix. Alors on s'est rabattu sur des pantalons de ser- veur chez Adolphe Lafont. Ma mère a toujours été une complice très chère.

Ma génération aimait systématiquement l'opposé de ce qui lui avait été inculqué, elle faisait sa révolution culturelle. C'est comme ça qu'on grandit, mais le monde dans lequel elle se développait était peut-être plus rigide que celui dans lequel grandissent nos pro- pres enfants.

Du pan-bagnat de la Baie des Anges au hamburger de Los Angeles,

quelle super balade ! Les années 60 comme si vous y étiez: Le rock'n roll • un jupon de fille • le flirt • une surpat • la bande à Garibaldi • des mobylettes à queue de renard • un radio-crochet • la guitare électrique

• deux Palais des Sports • une Cadillac • Salut les Copains • Elvis "the King" • quelques Chats

sauvages • deux Beatles, l'amour. Une vie « d'artiste », une vie d'homme. La force d 'un rêve.

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