Hadot_PhilosophieExegeseContresens_1969

4
On connah le mot de Whitehead: "La philosophie occidentale n'est qu'une série de FuBnoten aux dialogues de Platon." Il peut signifier tout d'abord que la problématique platonicienne a marqué d'une manière définitive la philosophie occidentale, ce qui est vrai. Mais il peut signifier aussi que la philosophie occidentale a pris, concrètement, la forme de commentaires, qu'ils soient de Platon ou -d'autres philosophes, et d'JUne manière plus générale la forme exégétique. Et cela aussi est vrai, dans une très grande mesure. Il est en ,eHet extrêmement de constater que, pendant près de 2000 ans, du milieu du IVe siècle avant Jésus-Christ jusqu'à la fin du XVIe siècle après Jésus-Christ la philosophie a été conçue avant tout comme une exégèse, se rapportant à un petit nombre de textes émanant d' "autorités" dont les principales furent notamment Platon et Aristote. Et il est légitime de se demander si, après la révolution cartésienne, la philosophie ne se ressent pas toujours de ce long passé et si elle ne reste pas toujours, jusqu'à un certain point, une exégèse. La longue période ,de philosophie "exégétique" ,est liée à un phénomène sociologique: l'existence d'écoles philosophiques, dans lesquelles sont reli- gieusement conservés la pensée, le style de vie, les écrits d'un mahre. Ce phénomène existait déjà, semble-t-il, chez les Présocratiques. Mais on peut l'observer surtout à partir de Platon. Celui-ci en effet a donné à l'Académie une organisation matérielle et juridique extrêmement solide. Les chefs de l'école se succèderont en une chaine continue jusqu'à la fermeture de l'école d'Athènes par Justinien (529) et l'activité scolaire s'exercera selon des méthodes fixes et traditionnelles. Les autres grandes écoles: péripatéticienne, stoïcienne et épicurienne, auront une organisation analogue. Dans chaque école, les écrits du fondateur servent de base à l'enseignement. On détermine dans quel ordre il faut les lire, pour acquérir la meilleure formation: nous possédons ainsi des conseils de platoniciens concernant l'ordre de lecture des dialogues de Platon et l'on peut constater qu'à partir du IVe siècle après Jésus-Christ les EXEGESE ET CONTRE-SENS koN b l<ESSES {L ?HtLoSof'H VéRLL\(, (iEt2Def 1 _& Pierre Hadot, Paris XlV Z -!3 SePTtH B€R.- !C16g 1 Yvon Gauthier 29 Même si cette dernière analyse nous est personnelle, elle est un écho à l'analyse de Wahrheit und Methode, ouvr. cit., p. 450. proximité du mème et l'approche infinie du différent jusqu'à la limite de ses actes donateurs de sens. Sa présence est langage 29. , L'herméneutique philosophique de Gadamer continue l'oeuvre de Husserl et Heidegger. Elle s'inscrit dans une tradition attentive à une lecture des choses elles-mêmes qu'elle interprète comme le cheminement de là. conscience, dans, vers le langage. La méthode ne nous promet pas le paradis de la vérité, elle nous met en route comme dIe nous met en question. La vraie mévhode est celle qui nous délivre de toute méthode.

description

pierre hadot

Transcript of Hadot_PhilosophieExegeseContresens_1969

Page 1: Hadot_PhilosophieExegeseContresens_1969

On connah le mot de Whitehead: "La philosophie occidentale n'est qu'unesérie de FuBnoten aux dialogues de Platon." Il peut signifier tout d'abordque la problématique platonicienne a marqué d'une manière définitive laphilosophie occidentale, ce qui est vrai. Mais il peut signifier aussi que laphilosophie occidentale a pris, concrètement, la forme de commentaires,qu'ils soient de Platon ou -d'autres philosophes, et d'JUne manière plus généralela forme exégétique. Et cela aussi est vrai, dans une très grande mesure.Il est en ,eHet extrêmement ~mportant de constater que, pendant près de2000 ans, du milieu du IVe siècle avant Jésus-Christ jusqu'à la fin du XVIesiècle après Jésus-Christ la philosophie a été conçue avant tout comme uneexégèse, se rapportant à un petit nombre de textes émanant d'"autorités"dont les principales furent notamment Platon et Aristote. Et il est légitimede se demander si, après la révolution cartésienne, la philosophie ne seressent pas toujours de ce long passé et si elle ne reste pas toujours, jusqu'àun certain point, une exégèse.

La longue période ,de philosophie "exégétique" ,est liée à un phénomènesociologique: l'existence d'écoles philosophiques, dans lesquelles sont reli­gieusement conservés la pensée, le style de vie, les écrits d'un mahre. Cephénomène existait déjà, semble-t-il, chez les Présocratiques. Mais on peutl'observer surtout à partir de Platon. Celui-ci en effet a donné à l'Académieune organisation matérielle et juridique extrêmement solide. Les chefs del'école se succèderont en une chaine continue jusqu'à la fermeture del'école d'Athènes par Justinien (529) et l'activité scolaire s'exerceraselon des méthodes fixes et traditionnelles. Les autres grandes écoles:péripatéticienne, stoïcienne et épicurienne, auront une organisationanalogue. Dans chaque école, les écrits du fondateur servent de base àl'enseignement. On détermine dans quel ordre il faut les lire, pouracquérir la meilleure formation: nous possédons ainsi des conseils deplatoniciens concernant l'ordre de lecture des dialogues de Platon etl'on peut constater qu'à partir du IVe siècle après Jésus-Christ les

PHILOSOPHI~ EXEGESE ET CONTRE-SENS

koN bl<ESSES fû {L ?HtLoSof'H lé

VéRLL\(, (iEt2Def Wlt~ 1i~t _&

Pierre Hadot, Paris

p(~ XlV INTtRNAT\ONALt~

Z -!3 SePTtH B€R.- !C16g 1

Yvon Gauthier

29 Même si cette dernière analyse nous est personnelle, elle est un écho à l'analysede Wahrheit und Methode, ouvr. cit., p. 450.

proximité du mème et l'approche infinie du différent jusqu'à la limitede ses actes donateurs de sens. Sa présence est langage 29.

, L'herméneutique philosophique de Gadamer continue l'oeuvre deHusserl et Heidegger. Elle s'inscrit dans une tradition attentive à unelecture des choses elles-mêmes qu'elle interprète comme le cheminementde là. conscience, dans, vers le langage. La méthode ne nous promet pasle paradis de la vérité, elle nous met en route comme dIe nous met enquestion. La vraie mévhode est celle qui nous délivre de toute méthode.

Page 2: Hadot_PhilosophieExegeseContresens_1969

334 Pierre Hadot Philosophie, exégèse et contre-sens 335

I·~1

écrits logiques d'Aristote seront répartis selon un ordre scolaire déterminé- l'Organon - qui ne variera plus jusqu'à nos jours. Mais surtout,l'enseignement lui-même consistait à commenter Platon ou Aristote, enutilisant pour cela les commentaires antérieurs et en ajoutant ici ou làune interprétation nouvelle. Nous avons sur ce point un intéressanttémoignage de Porphyre au sujet des cours de Plotin (Vita Plotini,14, 11): "Pendant ses conférences, on lui lisait des commentaires deSévérus ou de Cronius ou de Numénius ou de Gaius ou d'Atticus etaussi, parmi les Péripatéticiens, des commentaires d'Aspasius, d'Alexandreet d'Adraste ou tout autre qui pouvait se présenter. Jamais il ne secontentait purement et simplement de ces lectures. Mais il donnait lui­même l'explication générale (theoria) du s'ens du texte (de Platon oud'Aristote) d'une manièFe personnelle, qui s'éloignait Ide .l'opinion commune.Quant aux explications de détails (exetasis), il les faisait conformémentà l'exégèse d'Ammonius." Le premier commentateur du Timée de Platonsemble avoir été Crantor (aux· environs de 300 avant Jésus-Christ)et l'activité des commentateurs de Platon se poursuivra jusqu'à la finde l'école d'Athènes au VIe sièc1e et continuera aussi bien dansle monde arabe que dans l'Occident latin, jusqu'à la Renaissance(Marsile Ficin). Le premier commentateur d'Aristote est Andronicus(premier ~:èc1e avant Jésus-Christ): il est le premier d'une séàe quis'étendra jusqu'à la fin de la Renaissance (Zabarella). A côté decommentaires proprement dits, l'activité exégétique des écoles philo­sophiques se traduit soit par des traités dogmatliques consacrés à despoints particuliers d'exégèse, soit par des manuels ou introductionsqui sont uniquement destinés à introduire à la lecture des oeuvres desmahres. D'autre part, on voit apparaître, à la fin de l'Antiquité,à côté de l'autorité de Platon et d'Aristote, celle des Révélations,: laBible, pour les Juifs et les Chrétiens, les Oracles chaldaïques, pour lesphilosophes païens. Le judaïsme, comme le christianisme, en voulantse présenter devant le monde grec comme des philosophies, développentavec Philon, puis Origène, une exégèse de la Bible, analogue à l'exégèsetraditionnelle de Platon. Quant aux commentateurs païens des Oracleschaldaïques, tels Porphyre ou Jamblique ou Proc1us, ils s'efforcent demontrer que l'enseignement des "dieux" coïncide avec celui de Platon.Si l'on entend par théologie l'exégèse rationnelle d''ln texte sacré, onpeut dire que, dès lors, la philosophie devient une théologie, et qu'ellele restera pendant tout le Moyen-Age. De ce point de vue, la scolastiquemédiévale apparah comme la continuation normale de la tradition exé­gétique antique. Si, comme l'a bien souligné M. D. Chenu, le caractère

spécifique de la scolastique, c'est d'être une dialectique "appliquée àl'intelligence d'un texte, ,soit ,d'un texte 'suivi pour constituer un commen­taire, soit de textes choisis comme base ·et preuve ,d'une construction spécu­lative", si la scolastique "est une forme rationnelle de pensée qui s'élaboreconsciemment et volontairement à partir d'un texte estimé comme faisantautorité" (Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1954,p. 55), on peut dire que la scolastique ne fait que reprendre les démarchesde pensée utilisées traditionnellement dans la plupart des écoles philo­sophiques de l'Antiquité et que ces écoles philosophiques pratiquaientdéjà une scolastique. Au Moyen-Age, l'enseignement continue à êtreessentiellement commentaire de texte (que ce soit la Bible ou Aristoteou Boèce ou les Sentences de Pierre Lombard).

Cet ensemble de faits a des conséquences extrêmement importantespour l'interprétation générale de l'histoire de la philosophie, surtoutdans sa période anté-cartésienne. Dans la mesure où la philosophie a étéconçue comme un"e' exégèse, là recherche de la' vérité s'est confondue,pendant toute cette période, avec la recherche du sens des textes "authenti­ques", des textes faisant autorité. La vérité est contenue dans ces textes:elle est la propriété de ces textes et de leurs auteurs, comme elle est aussila propriété des groupes qui reconnaissent l'autorité de ces auteurs etde ces textes et qui sont les "héritiers" de cette vérité originelle.

Les problèmes philosophiques se posent donc en termes exégétiques.Nous voyons par exemple Plotin écrire, à propos du problème du mal:"Il faut techercher en quel sens Platon dit que les maux ne périront paset qu'ils existent nécessairement" (Enn., I, 8, 6, 1). Et toute la suite de larecherche va consister effectivement à discuter les termes employés par Pla­ton dans le Théétète, 176 a 5-8. La célèbre querelle des Universaux, qui adivisé tout le Moyen-Age, se rattache à l'exégèsé d'une phrase de l'Isagogede Porphyre. On pourrait d'ailleurs faire un recueil - et il serait as'SeZcourt - des textes discutés qui sont à la base ·de toute la problématiqueantique et médiévale: quelques pa'ssage de Platon {notamment dans leTimée), d'Aristote, de Boèce, le premier chapitre de la Genèse, le prologuede l'évangile de saint Jean.

Si les textes authenviques posent des problèmes, ce n'est pas en vertud'une imperfection qui leur serait inhérente: leur obscurité n'est qu'unprocédé du maître qui a voulu ainsi laisser entendre beaucoup de choseset a, de quelque manière que ce soit, enfermé la "vérité" dans ses formules.Tout sens possible, du moment qu'il reste cohérent avec ce que l'on con­sidère comme la doctrine du maître, sera donc vrai. Ce que Ch. Thurot

Page 3: Hadot_PhilosophieExegeseContresens_1969

336 Pierre Hadot Philosophie, exégèse et contre-sens 337

a dit des glossateurs de Priscien peut s'appliquer à tous les philosophes­exégètes: "En expliquant leur texte, les glossateurs ne cherchent pas àentendre la pensée de leur auteur, mais à enseigner la science elle-m&meque l'on supposait y &tre contenue. Un auteur authentique, comme ondisait alors, ne peut ni se tromper, ni se contredire, ni suivre un plandéfectueux, ni être en désaccord avec un autre auteur authentique. Onavait recours aux artifices de l'exégèse la plus forcée pour accommoderla lettœ du texte à ce que l'on considérait comme la vérité"? (Extraits de .manuscrits latins pour servir à l'histoire des doctrines grammaticales ,Paris, 1869, p. 103).

On pense que la vérité est "donnée" dans les textes du mahre etqu'il s'agit uniquement de la mettre au jour 'et de l'expliciter. "Lesthéories que je propose, dit Plotin, ne sont pas nouvelles et elles nesont pas d'aujourd'hui. Elles ont été énoncées, il y a longtemps, mais sansêtre développées et nous ne sommes aujourd'hui que les exégètes de cesvieilles ,doctrines dont l'antiquité nous est témoignée par les écrits dePlaton" (Enn., V, 1, 8, 10). Nous rencontrons là un autre aspect de laconception de la vérité impliquée dans la philosophie "exégétique".Chaque école ou chaque groupe, philosophique ou religieux, pense posséderune vérité traditionnelle, communiquée dès l'origine à certains sages parla Divinité et prétend donc &tre le détenteur légitime de la vérité. A cepoint de vue, la controverse entre païens et chrétiens, à partir du Ilesiècle après Jésus-Christ, ~st très instructive. Païens et chrétiens, recon­naissant des an~logies entre leurs doctrines respectives, s'accusent mutuelle­ment de vol: les uns disent que Platon a plagié Moïse, les autres, lecontraire, et ils s.ont entra~nés à des discussions chronologiques pour savoirqui des deux a historiquement précédé l'autre. Pour Clément d'Alexandrie,le vol est m&me antérieur à la création de l'humanité. C'est un mauvaisange qui, ayant découvert quelque bribe de la vérité divine, a soufflé sesconnaissances et révélé la: philosophie aux sages de ce monde (Strom.,l, 17, 81, 1). Mais surtout païens et chrétiens expliquent mutuellementles différences qui, malgré certaines analogies, subsistent entre leurs doc­trines respectives, par les contre-sens et les incompréhensions, autrementdit, par une mauvaise exégèse des textes volés. Pour Celse, la conceptionchrétienne de l'humilité n'est qu'une mauvaise compréhension d'un passagedes Lois de Platon (716 a), l'idée d'un royaume de Dieu n'est qu'un contre­sens fait en lisant le texte de Platon sur le Roi de toutes choses (Lettre II,312 a), la notion de résurrection n'est autre que la notion de transmi-

gration mal comprise. Du côté chrétien, Justin affirme que certaines for­mules de Platoo montrent qu'il n'a pas compris le texte de Moïse 1.

On voit donc que, dans cet univers de pensée, l'erreur est le résultatd'une mauvaise exégèse, d'un contre-sens et d'une incompréhension. Avrai dire, aux yeux de l'historien moderne, ce sont toutes les démarchesde la pensée exégétique qui paraissent elles-m&mes des contre-sens ou desincompréhensions. On peut énumér,er brièvement les formes que peuventprendre ces contresens et ces déformations. Tout d'abord, les exégètessystématisent arbitrairement: ils rapprochent ensemble des formules del'auteur, éloignées dans leur contexte et prises formellement, pour réduirel'ensemble des textes, qu'ils veulent expliquer, à un corps de doctrinecohérent. C'est ain1si que l'on a pu tirer :des différent's dialogues de Platonune hiérarchie des &tr,es à quatre ou cinq étages. Ce n'est pas encore le plusgrave. Consciemment ou non, la systématisation parvient à amalgamerdes notions disparates, qui proviennent ,de doctrines différentes, voirecontradictoires. C'est ainsi que nous voyons les commentàteurs d'Aristote'donner des textes aristotéliens une exégèse qui utilise des notions stoïcien­nes et platoniciennes. D'autre part, il arrive assez souvent, notammentlorsqu'il 'S'agit de l'exégèse de textes traduits, que le commentateur chercheà expliquer des notions qui n'existent absolument pas dans l'original.Par exemple, lorsque le Psaume 113, 16 dit: Le cid est le ciel du Seigneur,Augustin, s'appuyant sur la traduction grecque de la Bible, comprend:le ciel du ciel est au Seigneur et imagine ainsi une réalité cosmologique,qu'il identifie au monde intelligible, et qu'il essaie de situer par rapportau "ciel" dont parle le premier verset de la Genèse. Si l'on se place aupoint de vue du texte de la Bible, toute cette construction ne repose surrien. Sans aller toujours jusque là, il arrive souvent que des exégèses,:onstruisent tout un édifice d'interprétations sur une formule banale ouprise à contre-sens. Il semble bien que toute l'exégèse néoplatonicienne duParménide soit un exemple d'un tel phénomène.

L'historien moderne peut &rre quelque peu effrayé lorsqu'il découvreces modes de pensée si éloignés de sa manière habituelle de raisonner. Maisil doit constater un fait: ce sont les contre-sens et les incompréhensionsqui, très souvent, ont provoqué une évolution importante dans l'histoirede la philosophie, et qui, notamment, ont fait apparaître des notions nou-

1 Cf. C. Andresen, Logos und Nomos, Berlin, 1955, p. 146 sq., qui a rassemblé lestextes de Celse et de Justin, et, en ce qui concerne las signification de la notion de»propriété de la vérité~C, cf. H. Blumenberg, Die Legimitiit der Neuzeit, Frankfurtam Main, 1966, p. 47.

22 Philosophen Kongre6

Page 4: Hadot_PhilosophieExegeseContresens_1969

338 Pierre HadotPhilosophie, exégèse et contre-sens 339

velles. L'exemple le plus intéressant me semble être l'apparition de ladistinction entre 1':Ëtre-infinitif et l'Etant-participe, qui, comme je l'aimontré ailleurs 2, est imaginée par Porphyre pour résoudre une difficultédu texte de Platon. Celui-ci avait dit dans le Parménzde (142 b): "Si l'Un"est", se peut-il qu'il ne participe pas à l'ousia:' Pour le néoplatonicienPorphyre, l'Un dont il est question ici est le second Un. S'il participe àl'ousia, il faut supposer que cette ousia lui est antérieure. Or le premierUn, qui est 'seul à être antérieur au 'second Un, n'est ,absolument pcvs ousia.Porphyre en vient donc à supposer que ousia désigne ici le premier Un d'unemanière énigmatique et 'symbolique: le premier Un n'est pas ousia, au sensde "substance", mais il est :Ëtre, au sens d'un agir pur, transcendant, an­térieur à l'Etant, qui représente la première substance et la premièredétermination. Toute l'histoire de la notion d'être est d'ailleurs jalonnée detels contre-sens créateurs. Si l'on considère la série que forment l'ousia dePlaton" l'ousia d'Aristote, l'ousia des Stoiciens, l'ousia des Néoplato­niciens, la substantia ou l' essentia 'des Pères ou des Scolastiques, avec lescontaminations et les confusions qui se sont opérées, on s'aperçoit que lanotion d'essence est des plus confuses. j'ai montré aussi ailleurs 3 que ladistinction établie par Boèce entre l'esse et le quod est n'avait pas originel­lement le sens que le Moyen-Age lui avait donnée.

Il apparah donc que c'est avec la plus grande prudence que l'historiende la philosophie doit appliquer l'idée de système pour comprendre lesoeuvres philosophiques de l'Antiquité et du Moyen-Age. Toute démarchephilosophique n'est pas systématique au sens kantien ou hégélien. Pendant2000 ans, la pensée philosophique a utilisé des méthodes qui la condam­nait à accepter en son sein des incohérences, associations disparates, dansla mesure même où elle se voulait systématique. Mais étudier le mouvementconcret de la pensée exégétique, c'est entrevoir que la pensée peut fonc­tionner d'une manière rationnelle selon des modes très divers. Notamment,il semble que, nous 'élJutres modernes, nous ayons perdus la compréhenSlÎonde ce que pouvait ,être la rhétorique antique.

La philosophie moderne a refusé définitivement l'argument d'autorité,elle a reconnu que la vérité n'est pas donnée, mais qu'elle est l'oeuvre del'élaboration d'une raison qui se fonde sur elle-même. Mais, après unepériode d'optimisme, pendant laquelle on a cru au mythe d'un commence-

2 P. Hadot, Porphyre et Victorinus, Paris, 1968, p. 129-132.3 La distinctions de l'être de l'étant dans le "De Hebdomadibus" de Boéce, dans

Miscellanea Mediaevalia, 2, Berlin, 1963, p. 147-153.

ment absolu, d'une fondation originaire et d'une autoposition de la pensée,la philosophie est devenue consciente de son conditionnement historique et

linguistique. Il semble bien que l'on puisse se représenter l'évolution de laphilosophie moderne et contemporaine comme un retour à un mode depensée exégétique; mais cette fois il s'agirait d'une exégèse qui se rappor­terait au sens des oeuvres humaines dans leur totalité et qui serait conscientede ses démarches et de ses limites.

22*