Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

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Dans la même collection

Morris KLINE, Mathématiques : la fin de la certitude,

Dans « Épistémè Classiques»

François ARAGO, Histoire de ma jeunesse.

Jean-François CHAMPOLLION, Lettres et journaux écrits pen­dant le voyage d'Égypte.

Georges CUVIER, Discours sur les révolutions de la surface du globe.

Pierre-Simon LAPLACE, Essai philosophique sur les probabi­lités.

Isaac NEWTON, Principia Mathematica, les Principes mathé­matiques de la philosophie. l'Optique suivi de Études sur l'optique newtonienne.

Louis PASTEUR, J.H. VAN'T HOFF, A. WERNER, Sur la dissymé. trie moléculaire.

Erwin SCHRÙDlNGER, Qu'est-ce que la vie?

IAN HACKING

CONCEVOIR ET EXPÉRIMENTER

Thèmes introductifs à la philosophie

des sciences expérimentales

Traduit de l'américain par Bernard DUCREST

Publié avec le concours du Centre national des Lettres

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« Épistémè Essais» dirigée par Stéphane Deligeorges

CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR

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Titre original : Representing and Intervening

© Cambridge University Press, 1983

© Christian Bourgois Éditeur, 1989, pour la traduction française

ISBN 2-267-00667-7

Pour Rachel

«ReaUt y ..• What a concept » S.V.

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REMERCIEMENTS

Le présent ouvrage fut conçu alors que Nancy Cartwright, du département de philosophie de l'univer­sité de Stanford, travaillait sur son propre livre, How the Laws of Physics Lie *. Nos deux livres ont plus d'un point commun. L'un et l'autre accordent peu d'impor­tance à la vérité des théories et avouent un faible pour certaines entités théoriques. Cartwright soutient que seules les lois phénoménologiques de la physique parviennent à la vérité tandis que, dans la partie B de ce livre, je fais remarquer que la science expérimentale est plus indépendante de la théorie que ce que l'on veut bien généralement admettre. Nous ne partons pas des mêmes postulats anti-théoriques car elle considère les modèles et les approximations alors que c'est surtout l'expérience qui m'intéresse, mais nos conceptions convergent.

C'est à certaines conversations avec Francis Everitt, du laboratoire de physique Hanson de l'université de Stanford, que je dois l'intérêt que je porte à l'expéri­mentation. Par la suite, nous écrivîmes ensemble un très long article : « De l'expérience ou de la théorie, qu'est-ce qui vient en premier? ». Cette collaboration fut pour moi très fructueuse car Everitt est un expéri-

* «Comment les lois physiques mentent. »

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mentateur de talent qui s'intéresse aussi beaucoup à l'histoire (il dirige le projet gyroscopique qui va bientôt vérifier la théorie de la relativité générale en étudiant le comportement d'un gyroscope dans un satellite. Il est également auteur d'une biographie de James Clerck Maxwell et de nombreux articles du Dictionary of Scientific Biography). Ma dette à l'égard d'Everitt est surtout évidente dans le chapitre 9. Les paragraphes qui lui doivent particulièrement sont précédés d'un (E). Je lui suis également reconnaissant de la grande attention qu'il a bien voulu apporter à la relecture de ce livre.

Richard Skaer, de Peterhouse, Cambridge, m'a initié au microscope alors qu'il faisait des recherches au laboratoire d'hématologie de l'université de Cambridge, le chapitre Il lui est ainsi grandement redevable. Melissa Franklin, de l'accélérateur linéaire de Stanford, m'a raconté l'histoire de PEGGY II et m'a ainsi fourni le matériel nécessaire au chapitre 16. Je dois enfin remercier Mary Hess, la lectrice de la Cambridge University Press, pour ses nombreuses et intéressantes suggestions.

Le chapitre Il a été publié dans le Pacifie Philoso­phieal Quarterly 62 (1981), pp. 305-322. Le chapi­tre 16 est une adaptation d'un texte publié dans Philo­sophieal Topies 2 (1982). Les chapitres 10, 12 et 13 sont en partie des adaptations de Versuehungen : Aufsiitze zur Philosophie Paul Feyerabends (dirigé par Peter Duerr), Suhrkamp, Francfort, 1981, T.2, pp. 126-158. Le chapitre 9 s'inspire du texte écrit en collaboration avec Everitt et le chapitre 8 reprend, en le développant, le texte que j'avais écrit sur Lakatos pour le British Journal for the Philosophy of Science 30 (1979), pp. 381-410. L'intermède central est le plus ancien texte de ce livre, destiné à la conférence de philosophie des étudiants de Berkeley et Stanford (avril 1979), il fut écrit à Delpbes, quelques semaines avant la conférence, et il en porte encore la marque.

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SOMMAIRE

Table analytique .................................................. 13 Préface ................................................................ 19 Introduction : la rationalité.. ........ ...... ........ .......... 49

PARTIE A : Représenter

1. Qu'est-ce que le réalisme scientifique? ........ 49 2. Construction et causalité .............................. 67 3. Le positivisme.......... .......... .................. ........ 81 4. Le pragmatisme .......................................... 107 5. L'incommensurabilité ........ .................... ...... 117 6. La référence................................................ 133 7. Le réalisme interne .................................... 159 8. Un succédané de vérité .............................. 189

Intermède : réels et représentations .................. 217

PARTIE B : Intervenir

9. L'expérimentation ...................................... 245 10. L'observation .............................................. 273 Il. Les microscopes.................... .. .................... 303 12. Spéculation, calcul, modèles,

approximations............................................ 339 13. La création des phénomènes ...................... 355 14. La mesure .................................................. 375 15. Sujets baconiens ........................................ 395 16. Expérimentation et réalisme scientifique.... 419

Autres lectures .... ................ ............................ .. 441 Index ................................ .. .............................. 453

Il

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TABLE ANALYTIQUE

INTRODUCTION: LA RATIONALITÉ Rationalité et réalisme sont aujourd'hui les deux

thèmes qui préoccupent le plus les philosophes des sciences. C'est-à·dire que ces philosophes s'interrogent d'une part sur la raison, la preuve et la méthode et, d'autre part, sur la nature du monde, sur ce qu'il contient et sur ce qui est vrai à son propos. Ce livre a pour ohjet la réalité et non la raison. L'introduction parle donc de ce qui ne constitue pas le sujet de ce livre. A titre de référence sont étudiés certains problèmes que la raison doit affronter depuis la publication du désor­mais classique livre de Kuhn, La structure des révolu­tions scientifiques.

PARTIE A: REPRÉSENTER

1. QU'EST·CE QUE LE RÉALISME SCIENTIF1QUE ? Le réalisme à propos des théories prétend que ces

dernières cherchent à atteindre la vérité et qu'eUes s'en rapprochent parfois. Le réalisme à propos des entités dit que les objets mentionnés par les théories peuvent exister vraiment. L'anti·réalisme à propos des théories

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dit que nos théories ne devraient pas être littéralement comprises et qu'elles sont, au mieux, utiles, applicables ou aptes à la prédiction_ L'anti-réalisme à propos des entités dit que les entités postulées par certaines théo­ries sont, au mieux, d'utiles fictions intellectuelles.

2. CONSTRUCTION ET CAUSALITÉ

JJc. Smart et d'autres matérialistes soutiennent que les entités théoriques existent à condition qu'elles fas­sent partie des matériaux de base de l'univers. N_ Cart­wright affirme que ces entités dont le pouvoir causal nous est bien connu, existent. Ni l'un ni l'autre de ces réalistes à propos des entités n'éprouve le besoin d'être réaliste à propos des théories.

3. LE POSITlVISME

Les positivistes, A. Comte, E. Mach ou B. van Fraassen, sont anti-réalistes aussi bien à propos des théories qu'à propos des entités. Seules les propositions dont la vérité peut être établie par l'observation méritent d'être crues. Les positivistes doutent des notions de causalité et d'explication. Ils soutiennent que les théo­ries sont des instruments destinés à la prédiction des phénomènes et à l'organisation de nos pensées_ Est ensuite développée une critique de 1'« inférence en faveur de la meilleure explication ».

4. LE PRAGMATISME

C.S. Peirce disait qu'une chose est réelle quand une communauté de chercheurs s'accorde sur son existence. Il pensait que la vérité est ce à quoi aboutit la méthode scientifique pour peu que l'étude se déroule suffisam­ment longtemps. W_ James et J. Dewey accordent moins d'importance au long terme et plus d'importance à ce qu'il semble confortable de croire et d'évoquer mainte­nant. En ce qui concerne les philosophes contempo­rains, H. Putnam se range du côté de Peirce tandis que

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R. Rorty est plutôt du côté de James et Dewey. Ce sont deux sortes d'anti-réalisme.

5. L'INCOMMENSURABILITÉ

T.S. Kuhn et P. Feyerabend ont affirmé qu'il était difficile de comparer des théories pour savoir laquelle s'adaptait le mieux aux faits. Cette idée renforce consi­dérablement une sorte d'anti-réalisme. Elle comprend trois notions distinctes. L'incommensurabilité de sujet: des théories rivales ne se recoupent que partiellement, aussi est-il difficile de comparer leurs succès respectifs. La dissociation : le temps et les théories passent, certaines conceptions peuvent ainsi devenir progressi. vement indéchiffrables. Incommensurabilité de sens : certaines thèses sur le langage donnent à entendre que des théories rivales seront à jamais incapables de se comprendre, ainsi une comparaison raisonnée de ces théories est par principe impossible.

6. LA RÉFÉRENCE

H. Pulnam a une conception du sens du mot « sens» qui lui permet d'éviter l'incommensurabilité de sens. Les succès et les échecs de cette conception sont illustrés par de courtes histoires concernant la référence de termes tels que : glyptodon, électron, acide, calori­que, muon et méson.

7. LE RÉALISME INTERNE

Pulnam a fait évoluer sa conception du sens d'une certaine forme de réalisme au pragmatisme et à l'anti­réalisme. Cette évolution est examinée en termes kan­tiens. Pulnam et Kuhn sont proches de ce que l'on pourrait appeler le nominalisme transcendantal.

8. UN SUCCÉDANÉ DE VÉRITÉ

Comme antidote à Kuhn, 1. Lakatos avait conçu une méthodologie des programmes de recherche scientifi-

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que. On pourrait croire que cette méthodologie a pour objectif de décrire la rationalité, mais en fait ce qu'elle décrit c'est plutôt la façon dont l'objectivité scientifique ne dépend pas nécessairement d'une théorie de la vérité comme correspondance.

INTERMÈDE, Rf:ELS ET REPRf:SENTATIONS Sous forme de fable anthropologique, ce chapitre

traite de l'évolution des notions de réalité et de repré­sentation, des hommes préhistoriques à H. Hertz. On voit pourquoi les débats réalisme/an ti-réalisme sur la représentation sont toujours si peu concluants. Nous passons ainsi des questions de vérité et de représenta­tion à celles d'expérimentation et de manipulation.

PARTIE B: INrERVENIR

9. L'EXPÉRIMENTATION Les relations entre théorie et expérience varient

d'une science à l'autre, en fonction de leur niveau de développement. A la question de savoir ce qui vient en premier de la théorie, de l'expérience, de l'invention ou de la technologie, on ne peut donner de réponse absolue. L'optique, la thermodynamique, la physique des solides et la radio-astronomie nous fournissent quelques exemples.

10. L'OBSERVATION N.R. Hanson a suggéré que tout énoncé sur l'obser­

vation porte une charge théorique. En fait, l'observation est plus affaire de talent que de langage. Certaines observations sont entièrement pré-théoriques. Les tra­vaux de C. Herschel pour l'astronomie et de W. Her­schel pour la chaleur rayonnante sont mis à contribution pour illustrer certaines évidences sur l'observation. Loin de concerner seulement la vision directe, la notion

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d'observation est aussi souvent utilisée dans ces occa­sions où nous ne pouvons directement « voir », mais nous servons des informations transmises par les objets que postule la théorie.

11. LES MICROSCOPES Voit-on au microscope? Il existe de nombreux types

de microscopes optiques, chacun reposant sur une caractéristique particulière de la lumière. Nous croyons en ce que nous voyons en grande partie parce que divers systèmes physiques fournissent la même image. Nous voyons même avec un microscope optique, où le son remplace la lumière.

12. sPf:CULATION, CALCUL, MODÈLES, APPROXIMATIONS

Théoriser n'est pas une activité une et indivisible, Il existe de nombreuses sortes et de nombreux niveaux de théorie, chacun entretenant un rapport particulier avec l'expérience. L'histoire de l'effet magnéto·optique en fournit la preuve, Les idées de N. Cartwright sur les modèles et les approximations permettent d'illustrer plus encore à quel point les théories sont variées.

13. LA CRf:ATION DES PHÉNOMÈNES De nombreuses expériences créent des phénomènes

qui n'exi'staient pas auparavant à l'état pur dans l'uni­vers. Dire que l'on « répète ) une expérience est trom­peur. Les expériences ne sont pas répétées mais amélio­rées jusqu'à ce que les phénomènes soient régulière­ment obtenus. Certains effets électromagnétiques vien­nent illustrer cette création de phénomènes.

14. LA MESURE La mesure joue de nombreux rôles en science. Dans

certains cas, elle sert à vérifier les théories, mais il y a aussi les déterminations pures de certaines constantes

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physiques. T.S. Kuhn parle également d'un effet impor­tant et inattendu de la mesure sur la croissance du savoir.

15. SUJETS BACONIENS F. Bacon est l'auteur de la première 11Ixinomie des

divers types d'expérience. Il avait prévu que la science résulterait de la collaboration de deux talents différents, le rationnel et l'expérimental. Devançant la question de P. Feyerabend : « Qu'y a·t-il de si extraordinaire dans la science? », Bacon nous donne un bon compte rendu des expériences cruciales, d'où il ressort clairement qu'elles ne sont pas décisives. Un exemple venant de la chimie montre que, dans les faits, continuer à introduire des hypothèses auxiliaires pour sauver les théories réfutées par les expériences cruciales ne sert à rien. Le rapport erroné que fait l. Lakatos de l'expérience de Michelson et Morley sert à illustrer la façon dont la théorie peut fausser la philosophie de l'expérience.

16. EXP~RIMENTATION ET RÉALISME SCIENTIFIQUE L'expérimentation mène sa vie propre et entretient

diverses relations avec la spéculation, le calcul, la construction de modèles, l'invention et la technologie. Mais alors que le calculateur, le spéculateur et le constructeur de modèles peuvent être anti-réalistes, l'expérimentateur, lui, doit être réaliste. Cette thèse est illustrée par l'étude détaillée d'un dispositif produisant des faisceaux denses d'électrons polarisés afin de prouver la non-conservation de la parité dans les inte­ractions neutres de la force faible. Les électrons sont devenus des outils dont la réalité est considérée comme acquise. En fin de compte, nous nous convertissons au réalisme scientifique non parce que nous pensons le monde, mais parce que nous le transformons.

PRÉFACE

Ce livre est en deux parties. Vous pouvez commen­cer par la seconde, « Intervenir ». Elle traite de l'expé­rimentation, trop longtemps négligée par les philoso­phes des sciences, au point que le seul fait d'en parler est déjà faire acte de nouveauté. En général, les philo­sophes s'intéressent plutôt aux théories. La première partie, « Représenter », traite de ces théories, il s'agit donc en partie d'un compte rendu des travaux déjà effectués dans ce domaine. Les derniers chapitres de la partie A attireront probablement plus l'attention des philosophes, tandis que certains chapitres de la partie B seront plus appréciés des scientifiques. Faites votre choix : la table analytique permet de prendre rapide­ment connaissance des sujets débattus dans chaque chapitre. Bien sûr, l'ordre de succession des chapitres est délibéré, mais il n'est pas nécessaire de le suivre.

Si je parle dans le titre de « thèmes introductifs», c'est parce qu'il s'agit exactement de cela. En effet, les divers chapitres qui composent ce livre trouvent tous leur origine dans le cours d'introduction à la philosophie des sciences que je dirige tous les ans à Stanford.

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« Introductif» ne veut pas dire simplifié. Un thème introductif doit être suffisamment clair et sérieux pour engager l'esprit qui le découvre et suffisamment abrasif pour produire des étincelles chez celui qui, depuis longtemps, n'avait plus réfléchi à ces questions.

INTRODUCTION: LA RATIONALITÉ

Vous allez me demander tout ce qui, chez les philosophes. relève de l'idiosyncrasie? C'est, par exemple. leur absence de sens historique, leur haine contre l'idée même de devenir. leur « égypticisme »,

Ils croient [aire honneur à une cause en la « déshistorisant », en la momifiant.

F. Nietzsche, le Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie ». Chapitre 1.

Longtemps les philosophes ont fait de la science une momie. Lorsqu'ils se décidèrent enfin à lui ôter ses bandelettes, leur apparurent les restes d'un processus historique où prévalaient découverte et devenir, ils décrétèrent alors, de leur propre chef, qu'il y avait crise de la rationalité. Cet événement eut lieu au début des années soixante.

Il s'agissait d'une crise parce que se trouvait soudain bouleversée la vieille conception du savoir scientifique comme couronnement de la raison. Les sceptiques

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avaient toujours contesté la complaisante image d'un savoir progressant par accumulation, mais maintenant c'étaient les détails mêmes de l'histoire des sciences qui leur fournissaient des munitions. Après examen de certains des incidents sordides qui avaient marqué la recherche scientifique, quelques philosophes commen­cèrent à se demander avec inquiétude si la raison jouait vraiment un rôle important dans la confrontation intel­lectuelle. Est-ce la raison qui décide que telle théorie tend vers le vrai ou que telle recherche doit être poursuivie? Que la raison devait être à l'origine de telles décisions devenait de moins en moins éviden!. Quelques-uns, ceux probablement qui soutenaient déjà que la morale est liée à la culture, et qu'elle est donc relative, suggérèrent que la « vérité scientifique» est un produit social qui ne peut prétendre à une validité ou même à une pertinence absolue.

Depuis cette crise de confiance, la rationalité est l'un des deux thèmes qui obsèdent les philosophes des sciences. Nous demandons : Que savons-nous vrai­ment? Que devrions-nous croire? Qu'est-ce qu'une preuve? Et qu'est-ce qu'une présomption? La science est-elle aussi rationnelle qu'on le croit? Tous ces débats sur la raison ne sont-ils qu'un écran de fumée dressé par les technocrates? De telles questions à propos de la ratiocination et de la croyance relèvent traditionnelle­ment de la logique et de l'épistémologie. Elles ne sont pas l'objet du présent ouvrage.

Le deuxième thème majeur est le réalisme scientifi­que. Nous demandons : Qu'est-ce que le monde? Quelles sortes de choses contient-il ? De ces choses, que peut-on dire de vrai ? Qu'est-ce que la vérité? Les entités posttÙées par la physique théorique sont-elles réelles, ou ne sont-elles que des constructions de l'esprit destinées à mettre en ordre les expériences? Toutes ces questions concernent la réalité. Elles sont métaphysi­ques. Elles me servent à organiser les sujets introductifs

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à la philosophie des sciences qui sont la matière de ce livre.

Les débats sur la raison et la réalité ont longtemps monopolisé l'attention des philosophes des sciences. Aujourd'hui, même si les arguments avancés s'inspirent des plus récentes découvertes de la physique expéri­mentale, ces deux thèmes continuent d'être au centre des débats. Pourtant, ils sont loin d'être nouveaux. C'est en effet dans la Grèce antique que fut prise l'habitude de philosopher sur les sciences. J'ai choisi le réalisme mais j'aurais aussi bien pu choisir la rationalité. Ces deux domaines sont étroitement liés. Se consacrer à l'un n'est pas exclure l'autre.

Ces questions importent-elles vraiment? J'en doute. Certes, nous voulons savoir ce qui est réellement réel et ce qui est vraiment rationnel. L'on constatera cependant que je refuse la plupart des questions sur la rationalité et que je ne suis réaliste que pour les raisons les plus pragmatiques. Cette attitude ne diminue en rien le respect que j'éprouve pour notre profond besoin de raison et de réalité, pas plus qu'elle ne nie la valeur de ces idées en tant que point de départ.

Je parlerai de ce qui est réel, mais auparavant il nous faut tenter d'examiner comment une «crise de la rationalité» a pu surgir dans la philosophie des scien­ces. Ce pourrait être « l'histoire d'une erreur ». C'est plutôt le récit de la façon dont on a pu tirer de travaux de . premier ordre des inférences légèrement disso­nantes.

Divers milieux expriment aujourd'hui leur inquié­tude à propos de la raison mais, en ce qui concerne la philosophie des sciences, cette inquiétude n'a vraiment commencé qu'avec une phrase, désormais célèbre, publiée il y a vingt ans :

« L'histoire, si l'on consentait à la considérer comme autre chose que le reliquaire de l'anecdote ou de la chronologie, pourrait être à l'origine d'une transforma-

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,,1

tion décisive de l'image de la science qui aujourd'hui nous possède.» Transformation décisive - anecdote ou chronologie - image de la science - possède, tels sont les mots choisis par Thomas Kuhn pour commen­cer son célèbre livre, la Structure des révolutions scientifiques. Et ce livre a lui-même provoqué une transformation décisive tout en déclenchant, involontai­rement, une crise de la rationalité.

Une image divisée

Comment l'histoire a-t-elle pu déclencher une telle crise? En partie à cause de la momification de l'image de la science qui précédait cette crise. En fait, il semblerait, à première vue, que nous n'ayons pas exactement affaire à une seule image. Prenons pour exemple deux éminents philosophes, Rudolf Carnap et Karl Popper. L'un et l'autre commencèrent leur carrière à Vienne d'où ils durent s'enfuir dans les années trente. Carnap s'établit à Chicago puis à Los Angeles, Popper à Londres, villes où ils dressèrent le décor de nombreux débats à venir.

Ils étaient en désaccord sur bien des points mais seulement parce qu'ils s'entendaient sur l'essentiel. lis pensaient tous les deux le plus grand bien de la science et notamment de la physique qui était pour eux un modèle de ràtionalité. Quel bonheur, pensaient-ils, si l'on pouvait disposer d'un critère qui nous permette de distinguer une si bonne science des mauvaises absurdi­tés ou des spéculations difformes qui se présentent si souvent.

C'est là que surgit le premier désaccord : Carnap pensait que le critère de distinction se trouvait dans le domaine du langage alors que Popper considérait que se pencher sur le sens n'apporte rien à la compréhension de la science. Pour Carnap, n'est sensé que le seul discours scientifique, à l'exclusion de tout bavardage

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métaphysique. Par principe, des propositions sensées doivent être vérifiables, faute de quoi elles ne nous enseignent rien sur le monde. Popper pensait que la vérification allait dans la mauvaise direction parce que les théories scientifiques vraiment décisives ne peuvent jamais être vérifiées. Leur portée est trop grande pour cela. Elles peuvent, cependant, être soumises à examen et s'avérer fausses. Une proposition est scientifique dans le mesure où elle est falsifiable. Pour Popper, être du côté de la métaphysique pré-scientifique n'est pas vraiment un drame car la métaphysique « infalsifiàble » est souvent spéculativement proche de la science falsi­fiable.

La différence est ici plus profonde qu'il ne semble. La vérification dont parle Carnap va du bas vers le haut : faire des observations et voir comment elles s'associent pour confirmer ou vérifier un énoncé plus général. La falsification de Popper va du haut vers le bas. Formuler d'abord une hypothèse théorique, en déduire des conséquences puis les soumettre à des essais pour voir si elles sont vraies.

Carnap écrit dans la lignée d'une tradition bien établie depuis le XVII' siècle, une tradition qui parle de « sciences inductives ». A l'origine, cela signifiait que le chercheur doit faire des observations précises, mener des expériences avec soin et enregistrer honnêtement les résuItats. A partir de là, généraliser, établir des analogies et travailler graduellement à l'édification d'hypothèses et de théories, tout en élàborant de nouveaux concepts qui rendent compte des faits et les organisent. Si la théorie résiste aux essais suivants, alors nous savons quelque chose sur le monde. Il se peut même que nous soyons amenés à découvrir les lois profondes de la nature. La philosophie de Carnap est une version moderne de ce point de vue. li considérait que l'observation est le fondement de la connaissance et il consacra les dernières années de sa vie à essayer

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d'inventer une logique inductive expliquant comment les preuves fournies par l'observation peuvent soutenir des hypothèses plus générales.

Il existe une tradition plus ancienne encore. Platon, ce vieux rationaliste, admirait la géométrie mais mépri­sait un peu la métallurgie, la médecine ou l'astronomie de son temps qui étaient pourtant d'un très bon niveau. Ce respect de la déduction fut consacré par Aristote qui enseignait que le vrai savoir, la science, consiste à tirer les conséquences des premiers principes à l'aide de la démonstration. Popper déteste positivement l'idée de « premiers principes », même s'il est souvent considéré comme un déductiviste parce qu'il pense qu'il n'existe qu'une seule logique, la logique déductive. Popper est d'accord avec David Hume, qui, en 1739, faisait remar­quer que nous avons, pour le moins, une tendance psychologique à généraliser à partir des exemples four­nis par l'expérience. Mais les généralisations d'ordre inductif ne trouvent là ni justification ni raison, pas plus que le pencbant d'un jeune homme à mettre en doute les discours de son père n'est une raison suffisante pour faire confiance au fils plutôt qu'au père. Selon Popper, la rationalité de la science n'a rien à voir avec la façon dont les preuves fournies par l'expérience viennent « soutenir» nos hypothèses. La rationalité est une question de méthode et cette méthode est faite d'hypo­thèses et de réfutations. Formuler, sur l'avenir du monde, des prédictions à long terme, en déduire quelques conséquences observables. Les soumettre à des essais pour être sûr qu'elles sont vraies. Si elles le sont, procéder à d'autres essais. Sinon, revoir l'hypo­thèse de départ, ou mieux, en inventer une nouvelle.

Selon Popper, une hypothèse n'est « corroborée» que dans la mesure où un certain nombre d'essais l'ont révélée satisfaisante. Cela ne signifie pas cependant que les preuves que nous avons recueillies suffisent à établir durablement cette hypothèse. Mais seulement que les

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flots déchaînés de l'essai critique ne l'ont pas encore envoyée par le fond. Carnap, de son côté, essaye de produire une théorie de la confirmation en analysant la façon dont la preuve rend plus probables les hypothè­ses. Les poppériens se moquèrent des carnapiens sous prétexte qu'ils avaient produit une théorie de la confir­mation qui n'était pas viable. Les carnapiens rétorquè­rent que les propos de Popper sur la corroboration sont vides de sens ou qu'ils ne sont qu'une manière détour­née de parler de la confirmation.

Champs de bataille

Pour Carnap, la philosophie des sciences ne peut se dispenser ni du sens ni d'une théorie du langage. Popper les considère avec mépris comme pure scolasti­que. Carnap se déclare favorable à la vérification pour distinguer la science de la non-science. Popper propose la falsification- Carnap essaye de rendre compte des «bonnes raisons» en tennes d'une théorie de la confirmation. Popper soutient que la rationalité est avant tout affaire de méthode. Carnap pense que le savoir repose sur des fondations, Popper que tout notre savoir est faillible et dépourvu de tout fondement. Carnap croit en l'induction, Popper soutient que seule la déduction est logique.

Tout cela pourrait donner à croire qu'il n'y avait pas d'image unifiée de la science dans la décade précédant Kuhn . C'est l'inverse qui est vrai. Deux philosophies qui s'opposent avec tant de précision sur une demi­douzaine de points sont en fait d'accord sur presque tout. Elles partagent une même image de la science, une image que Kuhn a rejetée. Deux personnes qui seraient vraiment en désaccord sur des questions de fond ne pourraient trouver de terrain d'entente qui leur per­mette de débattre ainsi un à un de points spécifiques.

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Terrain commun

Ni Popper ni Carnap ne mettent en doute que la science soit notre meilleur exemple de pensée ration­nelle. Et l'on peut ainsi passer en revue nombre de croyances qu'ils partagent. Ce qu'ils font de ces croyan­ces dilfère, mais le fait est qu'ils les partagent.

L'un et l'autre pensent qu'il existe une différence importante entre observation et théorie. L'un et l'autre croient que la croissance du savoir est, pour l'essentiel, cumulative. Popper peut bien être à l'affût de la réfuta­tion, il n'en pense pas moins que la science est soumise à évolution et tend vers la seule vraie théorie de l'univers. L'un et l'autre considèrent que la science est dotée d'une structure déductive assez rigoureuse. Ils soutiennent tous les deux que la terminologie scientifi­que est, ou devrait être, assez précise. Tous les deux croient en l'unité de la science. Ce qui signifie plusieurs choses. Toutes les sciences devraient avoir recours aux mêmes méthodes de manière que les sciences humaines puissent à leur tour adopter la méthodologie de la physique. Plus encore, cela signifie que les sciences de la nature, elles au moins, sont unifiées et que l'on peut ainsi s'attendre à ce que la biologie soit réductible à la chimie, elle-même réductible à la physique. Popper en vint à penser qu'au moins une partie de la psychologie et du monde social ne pouvait être strictement réducti­ble au monde physique, mais Carnap n'eut jamais de telles inquiétudes. Il créa même une collection qu'il appela, significativement, l'Encyclopédie de la science unifiée.

L'un et l'autre s'accordent sur la différence fonda­mentale qu'il y a entre le contexte de justification et le contexte de découverte. Ces termes sont dus à Hans Reichenbach, un troisième et notable philosophe émi­gré de la même génération. Lorsqu'une nouvelle dé­couverte est faite, historiens, économistes, sociologues

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ou psychologues posent toute une série de questions : Qui a fait la découverte? Quand ? Est-elle le fruit d'une heureuse intuition, une idée chapardée à un rival ou le couronnement de vingt ans de labeur acharné? Qui a financé les recherches? Quel milieu social ou religieux en a facilité ou gêné le développement? Toutes ces questions ont trait au contexte de la découverte.

Considérons maintenant le produit intellectuel fini : une hypothèse, une théorie ou une croyance. Est-elle raisonnable, étayée par des preuves, confirmée par l'expérience, corroborée par des essais rigoureux? Toutes ces questions concernent la justification, la solidité de l'hypothèse. Les philosophes se soucient de justification, de logique, de raison, de justesse, de méthodologie. Des circonstances historiques de la découverte, des détours psychologiques, des interac­tions sociales, du milieu économique, de tout cela Popper et Carnap n'ont que faire. Ils n'ont recours à l'histoire que pour la chronologie ou l'illustration anec­dotique, tout comme Kuhn le fait remarquer. Certes, Popper a certaines affinités avec Kuhn parce qu'il donne de la science un compte rendu beaucoup plus dynamique et dialectique que Carnap dont le travail sur la confirmation n'est que plates formalités, mais, fon­damentalement, les philosophies de Carnap et Popper sont intemporelles : hors du temps, hors de l'histoire.

Troubler une image Pour comprendre en quoi Kuhn s'oppose à ses

prédécesseurs, il suffit de refuser point par point tout ce que ces derniers partagent. Ainsi Kuhn soutient que :

Observation et théorie ne peuvent être strictement distinguées.

La science n'est pas cumulative. La structure déductive d'une science vivante n'est

pas très rigoureuse.

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Les concepts scientifiques vivants ne sont pas parti­culièrement précis.

L'unité méthodologique de la science est un leurre: existent en fait de nombreux outils disparates qui servent à diverses sortes de recherches.

Les sciences elles-mêmes sont désunifiées. Elles se composent d'un grand nombre de petites disciplines qui ne se recoupent qu'approximativement et que le temps finit même par rendre complètement étrangères les unes aux autres. (Ironiquement, le best-seller de Kuhn parut dans la moribonde Encyclopédie des sciences unifiées).

Le contexte de justification ne peut être séparé du contexte de découverte. La science se situe dans le temps, elle est essentiellement historique.

La raison est-elle en question?

Je n'ai pas, jusqu'à présent, abordé le premier point d'accord entre Popper et Carnap, à savoir que les sciences de la nature sont un modèle de rationalité, le joyau de la raison. Kuhn considère-t-il que la science est irrationnelle? Pas exactement. Non pas qu'il la tienne non plus pour vraiment « rationnelle ». En fait, je doute qu'il s'intéresse à la question.

Il nous faut maintenant passer en revue certains des principaux thèmes kuhniens pour comprendre la liste de ses oppositions, mentionnée ci-dessus, et pour voir comment elles portent toutes sur la rationalité. Ne pas en déduire, cependant, qu'il est tout à fait à l'opposé de ses prédécesseurs. Entre philosophies, une opposition terme à terme indique qu'il y a accord sous-jacent sur les principes, et d'une certaine manière Kuhn s'oppose terme à terme à l'ensemble Carnap-Popper.

La science nonnale Paradigme est sans doute le mot, le concept le plus

célèbre de Kuhn. Nous y reviendrons mais examinons

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d'abord comment, selon ce dernier, s'ordonne une révolution scientifique. Quatre étapes en marquent le rythme : science nonnale, crise, révolution, nouvelle science normale.

Selon la thèse de la « science normale», une branche de la science, lorsqu'elle est solidement établie, ne sc livre plus qu'à quelques escarmouches mineures avec la théorie en cours. La science normale résout des énig­mes. Toute théorie, aussi bien fondée soit-elle, s'avère un jour incapable d'entrer en prise avec les faits. « Toute théorie naît réfutée. » Ces failles, dans le cadre d'une théorie par ailleurs attrayante et utile, sont appe­lées des anomalies. On espère que quelques modifica­tions mineures amenderont la théorie qui pourra ainsi rendre compte et réfuter les objections de détail qui lui sont faites. Une partie de la science normale se charge d'articuler mathématiquement la théorie, afin qu'elle devienne plus intelligible, ses conséquences plus évi­dentes et plus complexe son rapport avec la réalité. Une partie importante de cette science normale se consacre aux applïcations technologiques. Une autre élabore et clarifie expérimentalement les faits mis en cause par la théorie. Une autre partie, enfin, affine les mesures quantitatives que la théorie tient pour importantes. Souvent l'objectif consiste seulement à obtenir un nombre précis de la manière la plus astucieuse possible. Cette opération n'est pas destinée à vérifier ou à confinner la théorie. La science normale ne s'occupe malheureusement pas du tout de confirmation, de vérification, de falsification, d'hypothèse ou de réfuta­tion. Dans certains domaines, cependant, elle s'avère capable de constituer un corps de connaissances et de concepts vraiment solide.

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Crise et révolution Parfois les anomalies refusent de céder. Elles s'ac­

cumulent. Quelques-unes peuvent même devenir parti­culièrement pressantes. Elles mobilisent les forces vives de la communauté des chercheurs. Cependant, plus nombreux sont ceux qui se penchent sur les échecs de la théorie et plus les choses vont mal. Les contre­exemples s'amoncellent. C'est tout l'ensemble d'une perspective théorique qui s'obscurcit. La discipline entre en crise. La seule issue reste de tenter une approche entièrement nouvelle, en ayant recours à des concepts nouveaux. Les phénomènes problématiques se trouvent soudain intelligibles à la lumière de ces nouvelles idées. De nombreux chercheurs, souvent panni les plus jeunes, se convertissent aux nouvelles hypothèses, même si quelques places fortes restent imperméahles aux changements radicaux qui se dérou­lent dans leur domaine. La nouvelle théorie faisant des progrès rapides, les vieilles idées sont mises de côté. Une révolution a eu lieu.

Comme toute autre, la nouvelle théorie est née réfutée. Une génération de nouveaux chercheurs s'atta­que à de nouvelles anomalies. Une nouvelle science normale est née. Et tout recommence : résoudre des énigmes, trouver des applications, articuler les mathé­matiques, concevoir des expériences, mesurer.

La nouvelle science normale peut fort bien se tourner vers un corps de connaissance totalement nouveau. Prenons l'exemple le moins sujet à controverse, les mesures.

La nouvelle science normale peut fort bien se désin­téresser totalement des mesures effectuées par ses prédécesseurs, aussi exactes fussent-elles, pour choisir de mesurer autre chose. Au XlX

e siècle, la chimie analytique se donnait pour lâche de déterminer les masses atomiques. Chaque élément fut ainsi mesuré au

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moins jusqu'à la troisième décimale. Puis, vers 1920, la nouvelle physique permit de comprendre que les élé­ment~ naturels se composent d'isotopes. Dans la prati­que, Il est encore très utile de savoir que le chlore a une masse atomique de 35,453. Mais il s'agit là d'un fait tout à fait fortuitement associé à notre planète, plus profon­dément, le chlore se compose de deux isotopes stables, 35 et .37 (chiffres qui ne sont d'ailleurs pas exacts car mtervlent un facteur supplémentaire, l'énergie de liai­son). Ces isotopes sont, sur terre, associés dans les proportions respectives de 75,53 % et 24,47 %.

L'idée de « révolution» n'est pas nouvelle . La notion de révolution scientifique n'a pas été mventée par Kuhn. La révolution copernicienne nous est familière depuis longtemps et nous savons que le XVI( siècle assista à une révolution scientifique qui bouleversa la vie intellectuelle du temps. Dans la seconde édition de la Critique de la raison pure (1787), Kant parle de la « révolution intellectuelle» provoquée, entre autres, par Thalès lorsqu'il fit passer les mathéma­bques du domaine de l'empirisme à celui de la preuve concluante. En fait, les notions de révolutions scientifi­que et politique sont presque contemporaines. C'est la révolution française (1789) et la révolution en chimie (autour de 1785) qui en consacrent définitivement l'usage. Mais l'origine de cette idée est, bien sûr, plus lomtaine encore. Les Anglais eurent leur « révolution g~orieuse » (et pacifique) en 1688, au moment même où l'Idée d'une révolution scientifique commençait à poin­dre dans les esprits (1). . Sous l'impulsion de Lavoisier, la théorie du phlogis­

tique fut remplacée par la théorie de l'oxydation pour

1: l. .~. Cohen,. « The eighteenth century origins of the concept of sClentiftc revolution », Joumalfor the History of ldeas 31 (1976), pp. 257-288.

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expliquer la combustion. Comme Kuhn le fait remar­quer, l'on assista A cette époque A une totale refonte de nombreux concepts de la chimie comme ceux, entre autres, de mélange, de composé, d'élément et de sub­stance. Mais, toujours selon Kuhn, ce ne sont pas les grandes révolutions comme celles-ci qui importent vraiment. Il est préférable de prêter attention aux révolutions mineures qui marquèrent alors la chimie. Lavoisier enseignait que l'oxygène est le principe de l'acidité, c'est-A-dire que chaque acide se compose d'oxygène. En 1774, l'on montra comment libérer un gaz de ce qui était, et demeure, l'un des plus puissants acides connus, le muriate. Ce gaz fut appelé acide muriatique déphlo'gistiqué. Puis, après 1785, il fut inévitablement rebaptisé acide muriatique oxygéné. Dès 1811, Humphry Davy montra que ce gaz estformé d'un élément, le chlore. L'acide muriatique est notre acide chlorhydrique, HC 1. Il ne contient pas d'oxygène. On remit alors en cause la conception de l'acidité issue de Lavoisier. A l'époque, cet événement fut considéré, à juste titre, comme une révolution. On y trouve en effet tous les ingrédients indiqués par Kuhn, jusqu'à la résistance de quelques places fortes de la vieille école. Le plus grand spécialiste de la chimie analytique en Europe, J.J. Berzelius (1779-1848), ne voulut jamais publiquement reconnaître que le chlore est un élément et non un composé de l'oxygène.

La notion de révolution scientifique ne suffit pas, par elle-même, à remettre en cause la rationalité scientifi­que. Elle ne nous a pas empêchés, en tout cas, d'être pendant longtemps de bons rationalistes. Mais Kuhn suggère que chaque science normale a en elle le germe de sa propre destruction. C'est l'idée, en somme, d'une révolution permanente. Mais même cela ne nous mène pas fatalement à l'irrationalité, Serait-ce alors l'idée kuhnienne de révolution comme changement de « pa­radigme » qui présenterait un défi A la rationalité?

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Du paradigme-comme-réalisation C'est à Kuhn que le mot « paradigme» doit, depuis

vingt ans, son étonnante fortune. Il s'agit d'un vieux mot, parfaitement respectable, importé directement du grec voici environ cinq cents ans. Il veut dire schéma, exemple ou modèle. Il avait à l'origine un sens pure­ment technique. Quand on apprend par cœur une langue étrangère, c'est le verbe qui sert de modèle pour conjuguer toute la série des verbes de même suffixe. Ainsi, par exemple, en latin le verbe amare est le paradigme des verbes se terminant en -are. Paradigme aussi, le saint dont on décide d'imiter l'existence jusque dans ses moindres détails, C'est ce mot que Kuhn a tiré de l'obscurité.

On a dit que, dans la Structure des révolutions scientifiques, Kuhn utilise le mot « paradigme» de vingt-deux manières différentes. Par la suite, il en vint à se limiter à deux sens. Le premier concerne le paradigme-comme-réalisation. Une révolution scientifi­que est en général marquée par quelque succès exem­plaire, la résolution, par exemple, d'un problème classi­que à l'aide de concepts et de moyens tout A fait originaux. Ce succès sert de modèle à de nouvelles générations de chercheurs qui essayent d'appliquer la même méthode à d'autres problèmes. On trouve ici un élément mécanique et répétitif, comme dans les conju­gaisons latines que l'on apprend par cœur, mais aussi un élément plus libéral où, comme le saint, le paradigme sert de modèle de comportement. Le paradigme comme

, réalisation est utilisé comme modèle de comportement par la science nonnale.

Rien, dans l'idée de paradigme-comme-réalisation, ne s'oppose à la rationalité scientifique, bien au contraire.

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Du paradigme-comme-ensemble-de-valeurs-communes

Lorsqu'il parle de « science », Kuhn ne pense pas au vaste appareil de la science moderne mais plutôt à de petits groupes de chercheurs poursuivant une étude précise. Il appelle cela une matrice disciplinaire, elle se compose de groupes de recherche travaillant en liaison les uns avec les autres sur des problèmes et des objectifs communs. Cette matrice peut comprendre une centaine de chercheurs « de pointe» ainsi qu'un certain nombre de leurs assistants et étudiants. Elle est facilement repérable, même par quelqu'un qui ne connaît rien au domaine concerné. Ainsi, par exemple, un sociologue qui voudrait en faire l'étude n'aurait qu'à noter qui correspond ou téléphone à qui, qui se trouve sur les listes de pré-tirage, qui est invité aux innombrables rencontres de spécialistes où les informations les plus avancées s'échangent des années avant qu'elles ne soient publiées. Les noms cités à la fin des ouvrages spécialisés sont aussi de bons indices. De même les appels de fonds que lancent dans les revues scientifi­ques les spécialistes de tel ou tel domaine. Ces spécialis­tes permettent de se repérer à peu près dans une matrice disciplinaire, au moins dans le cadre d'un même pays, mais il est vrai qu'elles sont souvent internatio­nales.

Ce groupe partage un ensemble de méthodes, de normes et d'hypothèses fondamentales . Elles sont transmises aux étudiants, inculquées dans les manuels, on y a recours pour savoir quel type de recherche soutenir, quel problème est important, quelles solutions sont admissibles, qui est promu, qui va faire la critique des textes publiés, qui publie et qui ne publie pas. C'est tout cela qui constitue le paradigme comme ensemble de valeurs communes.

Le paradigme-comme-ensemble-de-valeurs-commu­nes est si intimement lié au paradigme-comme-réalisa-

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tion que l'emploi du mot « paradigme», sans autre qualificatif, reste légitime. La réalisation est une des valeurs communes. Elle impose une norme d'excel­lence, un modèle à la recherche et définit une catégorie d'anomalies dont l'abord semble prometteur. Ce dernier terme est ambigu. Il tend à indiquer que, dans le cadre des contraintes conceptuelles assignées par la réalisa­tion initiale, ce type de travail est intellectuellement prometteur. Mais il est lourd aussi de promesses d'un autre genre : promotion, argent, étudiants ...

Commençons-nous enfin à flairer un parfum d'irra­tionalité ? Ces valeurs ne sont-elles que des construc­tions sociales?" Ces rites d'initiation et de passage ne relèvent-ils que de ces domaines étudiés par des anthropologues où, dans notre culture comme dans d'autres, la raison n'occupe guère de place? Cela se pourrait, mais pourquoi s'étonner de ce que la quête de la vérité et de la raison soit soumise aux mêmes lois sociales que la poursuite du bonheur ou du génocide, par exemple? Le fait que les scientifiques soient des hommes et que les sociétés savantes soient des sociétés ne permet pas de douter de la rationalité de la science.

Conversion

La principale menace que Kuhn fait peser sur la rationalité vient de ce qu'il conçoit les cbangements de paradigme comme des révolutions. Il les compare à une conversion religieuse ou au phénomène du renverse­ment visuel de la théorie du Gestalt. Par"exemple, si l'on dessine un cube, on peut avoir l'impression qu'il est orienté tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Wittgenstein se servait d'une figure qui pouvait être vue soit comme un lapin, soit comme un canard. Le phénomène de la conversion religieuse a été considéré comme une ver­sion importante du même phénomène, car il apporte un

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changement radical à notre façon de concevoir l'exis­tence.

Un renversement visuel n'implique aucun raisonne­ment. Certes, une conversion religieuse peut être dictée par la raison, plutôt dans la tradition catholique que dans la tradition protestante d'ailleurs. Mais Kuhn adopte plutôt la perspective du nouveau converti. Son attitude évoque celle de Pascal qui pensait qu 'une bonne façon de devenir croyant était de vivre parmi les croyants, en s'engageant sans réfléchir dans le rituel, jusqu'à ce qu'il devienne l'objet d'une véritable foi .

Mais, même s'il n'est pas rationnel, ce changement de croyance n'en marque pas moins le passage d'une doctrine moins raisonnable à une doctrine plus raison­nable. Kuhn nouS invite à opérer, nous aussi, un renversement visuel en arrêtant de considérer le développement de la science comme dépendant seule­ment des anciens canons de la rationalité et de la logique. Plus important encore, il nous suggèr~ une nouvelle image : après un changement de paradIgme, les membres de la nouvelle matrice disciplinaire vivent dans un « monde différent» de celui de leurs prédéces­seurs.

Incommensurabilité Mais alors, si l'on vit dans un monde différent, n'est-il

pas nécessaire de comparer les mérites de l'ancien et du nouveau paradigme? La révolution effectuée n'a été raisonnable que si la nouvelle théorie s'adapte mieux aux faits connus que l'ancienne. Mais Kuhn nous dit que les idées de la précédente théorie ne peuvent généralement pas s'exprimer dans le langage de la nouvelle. Une nouvelle théorie est un langage nouveau. Il est absolument impossible de trouver un langage neutre permettant d'exprimer puis de comparer les deux théories.

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Non sans complaisance, nous avions pris l'habitude de penser qu'une nouvelle théorie devait automatique­ment prendre sous son aile les découvertes de la précédente. Mais, selon Kuhn, il se peut qu'elle ne soit même pas capable d'exprimer ces découvertes. Nous pensions que le savoir progressait par accumulation, avec d'inévitables périodes de recul. Kuhn prétend que, si l'on peut admettre en effet qu'une science normale est cumulative, ce n'est pas de cette manière qu'évolue la science en général. Ce qui advient plutôt, c'est qu'après une révolution, des pans entiers de la chimie, de la biologie ou d'autres sciences, vont être oubliés, accessi­bles seulement à l'historien qui péniblement acquiert une vision du monde qui n'a plus cours. Les critiques, bien sûr, refuseront cette conception. Ils soutiendront, preuves à l'appui, que le cas le plus représentatif est celui qu'illustre, par exemple, la théorie quantique de la relativité chaperonnant la relativité classique.

Objectivité

Kuhn fut surpris que son travail (entre autres) provoquât une crise de la rationalité. Il déclara par la suite qu'il n'avait jamais eu l'intention de remettre en cause les vertus coutumières des théories scientifiques. Une théorie doit être précise, c'est-à-dire, autant que faire se peut, s'ajuster aux données expérimentales. Elle doit être cohérente avec elle-même, mais aussi avec les diverses théories existantes. Elle doit être de grande portée et riche en conséquences. Sa structure doit être simple, organisant les faits de manière intelligible. Elle doit être féconde, mettant au jour des faits nouveaux, des techniques et des relations nouvelles. Par ailleurs, même si cela se produit rarement, on peut fort bien envisager, dans le cadre d'une science normale, que soit menée une expérience cruciale destinée à trancher

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entre deux théories rivales utilisant le même appareil conceptuel.

Ces principes semblent peu conformes à l'image de l'auteur de la Structure des révolutions scientifiques. Mais Kubn ne s'en tient pas là, il ajoute à cet exposé deux remarques fondamentales. Celle-ci d'abord : Quand vient le moment de choisir entre deux théories rivales, les cinq principes ci-dessus exposés, et d'autres du même type, ne sont jamais suffisants. D'autres qualités de jugement entrent en jeu, des qualités pour lesquelles aucune formalisation algorithmique n'est a priori possible. Celle-là ensuite: J'ai fait remarquer que, d'une théorie à l'autre, on ne parle pas le même langage ... J'entends seulement indiquer par là qu'il existe des limites, non négligeables, à ce que l'auteur d'une théorie peut communiquer à l'auteur d'une autre théorie. Cependant, en dépit du caractère partiel de leur communication, les auteurs des diverses théories peu­vent échanger, pas toujours facilement d'ailleurs, les résultats techniques concrets qui résultent de leurs théories (2).

Lorsqu'on commence à croire en la vérité d'une théorie, insiste Kuhn, « on finit par parler sa langue comme la sienne propre. On n'a jamais eu le choix ». Mais, choix ou pas, reste que l'on ne peut porter en soi deux théories et les comparer terme à terme, elles diffèrent trop pour cela. On se convertit petit à petit et le changement de communauté de langage est le signe de cette conversion.

Anarcho-rationalisme Je ne pense pas qu'à l'origine, Kuhn avait l'intention

de débattre de la raison. Le cas de Paul Feyerabend est différent. Ses idées, radicales, recoupent souvent celles

2. «Objectivity, value judgement, and fueory choice », in T.S. Kuhn, The Essen/ial Tension, Chicago, 1977, pp. 320-329.

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de Kuhn mais il est aussi un ennemi de longue date du rationalisme dogmatique. Il a commencé par se déclarer anarchiste mais, étant donné que les anarchistes sont souvent violents, il préfère maintenant le label de dadaïste. Dorénavant qu'il n'y ait plus, dit-il, de canon de la rationalité, d'ensemble privilégié de «bonnes raisons » et de sciences ou de paradigmes prioritaires et aliénants. Ces injonctions morales sont issues d'une certaine conception de la nature humaine. Les rationa­listes tentent systématiquement d'endiguer le libre mouvement de l'esprit. Il existe au contraire de nom­breuses rationalités, de nombreux styles de raison et de nombreux modes de vie qui semblent tout à fait satisfai­sants sans que la raison y soit pour grand-chose. Par ailleurs, Feyerabend ne condamne aucune des avenues prises par la raison et possède sans nul doute la sienne propre.

Réactions

Si Feyerabend polémique volontiers avec le rationa­lisme scientifique, Kuhn, lui, ne s'y risque jamais explicitement. La vision de la science qu'il propose n'en est pas moins nouvelle. Et la critique ne s'est pas privée d'en scruter les moindres détails. On a contesté ses sources, douté de ses généralisations et férocement critiqué ses thèses sur le langage et l'incommensurabi­lité. Certains philosophes, sur la défensive, tentaient de protéger leurs dogmes chéris. D'autres attaquaient avec des arguments neufs, essayant de battre Kuhn sur son propre terrain. C'est le cas, par exemple, d'Imre Lakatos. On étudiera ses thèses plus en détail au chapitre 8. Pour affronter Kuhn, Lakatos propose un retour à Popper. Il veut que l'on débarrasse la rationa­lité scientifique de la «psychologie de masse» de Kuhn. Il a inventé une surprenante « Méthodologie des programmes de recherche scientifique », non pas tant

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pour réfuter Kuhn que pour offrir une vision alternative et rationaliste de la science.

Mon propre point de vue sur la rationali~~ est. ~~ proche de celui de Feyerabend pour qu Il SOIt ICI nécessaire d'en discuter plus amplement. Encore une fois, je veux traiter du réalisme scientifique et ~on de la rationalité. Reste que c'est Larry Laudan qUI nous a donné le meilleur résumé actuel de l'état de la rationa­lité. Le voici :

Des données historiques existantes, nous pouvons conclure que :

(1) Le passage d'une théorie à une autre s'effectue de manière non cumulative. Ni l'aspect formel UI le contenu empirique (ni même les conséquences les plus sûres) d'une théorie ne sont épargnés quand elle est supplantée par une autre.

(2) En général, une théorie n'est pas. simplement rejetée parce qu'elle présente des anomalIes ou accep­tée parce qu'elle se trouve empiriquement confIrmée.

(3) Les changements autant que les débats provo­qués par les théories scientifiques remettent plus en cauSe les données conceptuelles de ces théories que leurs bases expérimentales.

(4) Les principes « locaux », spécifi,!~es, de la ra­tionalité scientifique auxquels les sCIentifIques ont re­cours pour évaluer une théorie ne sont pas immuables, ils ont subi de sensibles modifications au cours de l'histoire.

(5) A l'égard de la théorie, les scientifiques adoptent les positions les plus diverses, ils l'acceptent ou la rejettent, la recherchent et s'en rapproche'.'t, entre autres cas de figures possibles. Une théone de la rationalité qui ne s'intéresserait ~u'a.ux méc~smes d'acceptation et de rejet se trouveraI! VIte démurne f~ce au vaste éventail de situations qui s'offre aux sCIentifi­ques.

(6) Étant donné les difficultés notoires que l'on

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éprouve avec les diverses notions de « vérité approxi­mative », au niveau sémantique comme au niveau épistémologique, il est improbable que ceux qui font de l'évolution vers un plus grand semblant de vérité l'ob­jectif ultime de la science permettront que l'on repré­sente la science comme une activité rationnelle.

(7) La coexistence de théories rivales est la règle plutôt que l'exception, ainsi évaluer une théorie est d'abord affaire de comparaison (3). Pour Laudan, la rationalité scientifique c'est surtout le pouvoir qu'a la science de résoudre des problèmes. La théorie T doit être préférée à la théorie T si la théorie T résout plus de problèmes que la théorie T. Ne nous préoccupons pas de savoir si T est plus proche de la vérité que T (point 6). On ne peut évaluer une théorie qu'en compa­rant sa capacité de résolution des problèmes avec celle d'autres théories (point 7). Il ne suffit pas d'entrer en contact avec les faits de l'expérience, il faut aussi s'attaquer à la résolution des problèmes d'ordre concep­tuel (point 3). Il peut être raisonnable de poursuivre des recherches fondées sur des idées qui ne cadrent pas avec l'information disponible, car la valeur de la recher­che provient du processus continu de résolution des problèmes dans lequel elle est engagée (point 2).

Il n'est pas nécessaire de souscrire à l'ensemble des propositions de Laudan. Je doute, et d'autres avec moi, que la capacité de résolution des problèmes puisse faire l'objet de comparaisons. Pour moi, de toutes les propo­sitions de Laudan, la cinquième est la plus importante: accepter et rejeter une théorie n'est qu'une infime partie du travail scientifique. C'est même quelque chose que l'on ne fait pratiquement jamais. Mais j'en tire une conclusion opposée à celle de Laudan : la question de

3. L. Laudan, «A problem solving approach to scientific progress », in 1. Hacking (dir.) Scientific Revolutions. 1981, pp. 144 sq.

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,~.i1 ' ,I~l!

la rationalité a peu d'importance pour la science. Le philosophe du langage, Gilbert Ryle, a fait remarquer, il y a déjà longtemps, que ce n'est pas le mot « ration­nel » qui est opératoire mais plutôt le mot " irration­nel ». Je ne dis jamais de ma bonne tante Patricia qu'elle est rationnelle (elle est plutôt sensible, sage, pleine d'imagination, perspicace). Je dis bien, par contre, de ce fou d'oncle Patrick qu'il est parfois irrationnel (tout en étant aussi fainéant, imprudent, confus et imprévisible). Aristote enseignait que les humains sont des animaux rationnels, par quoi il entendait qu'ils sont capables de raisonner. A cela nous pouvons souscrire sans avoir à donner au mot « rationnel» une valeur évaluative. Le mot « irrationnel» seul, dans l'état actuel du langage, est évaluatif et il peut signifier : loufoque, dément, évasif, peu sûr, manquant de connaissance de soi et bien d'autres choses encore. J'éprouve pour la « ratio­nalité » des philosophes des sciences aussi peu d'attrait que Feyerabend. La réalité est plus plaisante, même si le mot de « réalité» n'est pas non plus très réussi. La réalité ... quel concept!

Ainsi nous sommes vraiment devenus historicistes. Laudan tire ses conclusions des « preuves histnriques disponibles». Depuis Kuhn, le discours de la philoso­phie des sciences a bien changé. Il ne nous arrivera plus de déshistoriser la science pour lui prouver notre respect, comme nous le reprochait Nietzsche.

Rationalité et réalisme scientifique

Autant de thèmes introductifs classiques qui ne seront pas ici autrement abordés. Mais, bien sûr, raison et rationalité ne peuvent être aisément séparées. Cha­que fois que j'en viendrai par la suite à aborder le détail des questions qui font l'objet de cette introduction, ce sera toujours pour mettre l'accent sur le réalisme. Le chapitre 5 ·traite de l'incommensurabilité, mais seule-

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ment parce que cette notion contient les germes de l'irréalisme. Le chapitre 8 concerne Lakatos, souvent considéré comme le champion de la rationalité. Il intervient ici parce qu'il indique une façon d'être réaliste sans avoir pour autant recours à une théorie de la vérité comme correspondance.

Certains philosophes proposent une confrontation plus serrée entre raison et réalité. Laudan, par exemple, est un rationaliste qui s'en prend aux théories réalistes. C'est parce qu'il craint que certains n'utilisent le réa­lisme que pour jeter les bases d'une théorie de la rationalité, ce qu'il considère comme une terrible er­reur. Dans ce livre, j'en viens moi-même à proposer une sorte de réalisme, mais je ne crains pas les foudres de Laudan car jamais je ne me servirai du réalisme comme fondement de la " rationalité».

A l'inverse, Hilary Putnam commence son livre, Raison, vérité et histoire (1982) en faisant remarquer qu' « il existe un rapport étroit entre les notions de vérité et de rationalité» (la vérité est une des rubriques sous lesquelles il est possible de déballre du réalisme scien­tifique). Il continue: « Pour dire les choses encore plus crument, le seul critère pour être un fait c'est d'être rationnellement acceptable» (p. 8). Que Putnam ait raison ou pas, il semble que la critique de Nietzsche soit une fois encore justifiée. Les livres de philosophie anglaise pouvaient, en 1936, s'appeler, comme le livre de A.J, Ayer, Langage, vérité et logique. En 1982, c'est Raison, vérité et histoire.

Mais ce n'est pas l'histoire que nous allons mainte" nant étudier. Nous nous servirons des exemples histori­ques pour prendre des leçons et considérerons comme acquis que le savoir lui-même est une entité qui évolue

1 au cours de l'histoire. Tant de choses qui pourraient nous amener à écrire une histoire des idées ou une histoire intellectuelle. Mais il existe de l'histoire une

_ conception plus simple, quoique un peu passée de /'

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J '-\ r-1;'

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modeft'histoire n'est pas ce que nous pe~sons mais ce que nous faisons. Ce n'est pas l'histoire des idées qui

( importe mais l'histoire tout cou!!! La distinction que ';1 j'étahlis entre la raison et la réalité est plus profonde que L celle de Laudan et de Putnam, parce que je considère

que la réalité dépend plus de ce que l'on fait que de ce que l'on pense. /_/

PARTIE A

REPRÉSENTER

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1. QU'EST-CE QUE LE RÉALISME SCIENTIFIQUE?

Pour le réalisme scientifique, les entités, états et processus décrits par les théories existent vraiment, pour peu que ces théories soient exactes. Protons, photons, champs de force et trollS noirs sont aussi réels qu'ongles d'orteils, turbines, tourbillons dans un cours d'eau ou volcans. Les interactions faibles que décrit la physique des particules élémentaires sont aussi réelles que le fait de tomber amoureux. Les théories qui concernent la structure des molécules portant les codes génétiques sont soit vraies, soit fausses et une théorie rigoureusement exacte doit être vraie.

Le réaliste soutient que les sciences sont souvent proches de la vérité, même si leurs recherches n'ont pas encore abouti. Notre objectif est de découvrir la consti­tution intrinsèque des choses et de connaître ce qui peuple les espaces les plus distants de l'univers. Certes il nous reste beaucoup à faire, mais ne soyons pas trop modestes, nos connaissances sont déjà loin d'être négligeables.

L'anti-réalisme, c'est la théorie inverse: un électron est une chose qui n'existe pas. Bien sûr, on ne peut nier

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l'existence de l'électricité ou de l'hérédité, mais les théories que nous échafaudons à propos des entités, des processus et des états les plus ténus ont pour seule fonction de prévoir et de produire les événements qui nous intéressent. L'électron est une fiction. Les théories qui le concernent ne sont que des outils destinés à favoriser la réflexion. Une théorie est adéquate, utile, justifiée ou applicable, mais quelle que soit l'admiration que l'on éprouve à l'égard des triomphes spéculatifs et technologiques de la science, il ne faut pas céder à la tentation de considérer comme vraies les théories qu'elle émet, même les plus probantes. Certains anti­réalistes soutiennent qu'une théorie n'est qu'un outil intellectuel qui ne peut être pris comme une description littérale du monde tel qu'il est. D'autres affirment que la théorie doit être littéralement comprise, on ne saurait la concevoir autrement. Mais, ajoutent ces anti-réalistes, aucune preuve ne peut nous contraindre à accepter une théorie, aussi utile soit-elle. Les anti-réalistes de toutes tendances s'accordent cependant pour refuser d'inclure les entités théoriques parmi les choses qui existent vraiment. Les turbines, oui, les photons, non.

Certes, nous avons maîtrisé nombre de phénomènes naturels, accordera l'anti-réaliste. Procéder à des mani­pulations génétiques est devenu aussi banal que de fabriquer de l'acier. Mais attention, les longues chaînes de molécules ne sont pas là à attendre qu'on veuille bien les raccorder. Il se peut que les biologistes se représen­tent plus clairement ce qu'est un acide aminé en construisant un modèle moléculaire avec du fil de fer et des boules colorées. Le modèle ainsi constitué peut effectivement nous aider à comprendre plus clairement le phénomène impliqué. Il peut même s'avérer fécond en micro-technologie, mais il ne saurait être question d'y voir une image littérale des choses telles qu'elles sont. Je pourrais construire un modèle de l'économie en me servant de poulies, de leviers, de roulèments à billes et

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de poids. Chaque réduction du poids M (la « masse monétaire») correspondrait à une réduction de l'angle 1 (le «taux d'inflation») et à une augmentation du nombre N de roulements à billes (le nombre de chô' meurs). Les données d'entrée et de sortie seraient correctes mais personne ne s'aviserait pour autant de suggérer que l'économie est vraiment comme ça.

Si on peut les projeter, alors ils sont réels

Je n'avais jamais vraiment réfléchi au réalisme scien­tifique jusqu'à ce qu'un ami me parle d'une expérience en cours visant à détecter l'existence de charges électri­ques fractionnelles . Ce que l'on appelle des quarks. En fait, ce ne sont pas les quarks qui m'ont converti au réalisme mais plutôt les électrons. Permettez que je vous raconte l'histoire. Elle n'est pas simple mais ne manque pas de réalisme, c'est-à-dire qu'elle a trait au quotidien de la recherche scientifique. Commençons par une expérience déjà ancienne sur les électrons.

On soupçonnait depuis longtemps que l'électron était l'unité fondamentale de la charge électrique. En 1908, J,A. Millikan conçut une très belle expérience pour mesurer cette charge. Une gouttelette d'huile portant un petit nombre de charges élémentaires est suspendue entre deux plaques métalliques horizontales qui sont susceptibles, elles aussi, d'être soumises à un champ électrique. On laisse d'abord tomber la gouttelette sans activer le champ électrique. Puis on applique ce champ pour qu'augmente la vitesse de chute de la gouttelette. On obtient ainsi deux vitesses limites qui sont propor­tionnelles à la force de viscosité, à la densité de l'air, à la densité de l'huile, à la pesanteur et au champ électrique. Ces valeurs étant connues, on peut ainsi calculer les charges des gouttelettes. En répétant l'expé­rience, Millikan s'aperçut que ces charges sont de petits multiples entiers d'une valeur déterminée. On admet

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qu'il s'agit là de la charge minimum, c'est-à-dire de la charge de l'électron. Comme toutes les expériences, celle-ci part d'hypcthèses approximatives, que les gout­telettes sont sphériques, par exemple. Au début, Millikan ne savait pas que les gouttelettes sont très petites par rapport au libre parcours moyen des molécu­les d'air et qu'elles sont ainsi un peu bousculées. Mais l'expérience est incontestable.

L'électron fut longtemps considéré comme l'unité de charge. Nous appelons e cette charge. Les recherches en physique des particules indiquent cependant qu'il doit exister une entité, le quark, dont la charge est 1/3 de e. Rien ne permet de penser que les quarks ont une existence indépendante, la théorie impliquant que, s'ils apparaissent, c'est pour entrer immédiatement en réac­tion et être ainsi avalés. Ces considérations ne dissuadè­rent pas Larue, Fairbank et Hebard, de l'université de Stanford, de mettre au point une ingénieuse expérience, inspirée de celle de Millikan, pour piéger les quarks « libres ».

Étant donné que les quarks sont probablement assez rares ou que leur vie est très brève, on utilise, pour avoir une chance d'en trouver, une gouttelette qui, bien qu'elle ne pèse que 1 0"" gramme, est cependant beau­coup, 10' fois, plus grosse que celle de Millikan. Dans cette expérience également, on remplace l'huile, qui tombe comme une pierre ou presque, par une sub­stance, le niobium, que l'on refroidit à 9"K, température qui est inférieure à la température de transition entre l'état normal et l'état supraconducteur du niobium. Une fois qu'elle est chargée, cette bille très froide le reste pour toujours. Ainsi peut-on la maintenir dans un champ magnétique et la déplacer par simple modifica­tion de l'état du champ. On peut également, à l'aide d'un magnétomètre, savoir exactement où se trouve la goutte et à quelle vitesse elle se déplace.

On modifie progressivement la charge initiale de la

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goutte et, en associant la technologie moderne aux idées de Millikan, on détermine si le passage d'une charge po­sitive à une charge négative se produit à 0 ou à ± 1/3 e. Dans ce dernier cas, on peut dire à coup sûr que l'on a trouvé un quark libre. Dans leur plus récente commu­nication, Fairbank et ses collaborateurs rapportent qu'ils ont découvert quatre charges fractionnelles égales à + 1/3 e, quatre égales à - 1/3 eet treize égales à zéro.

Mais comment altère-t-on la charge de la goutte de niobium? « Eh bien », me répondit l'ami à qui je posais la question, « on bombarde la goutte avec des positrons pour augmenter la charge ou avec des électrons pour la réduire. » Depuis ce jour, je suis un réaliste scientifique. En ce qui me concerne, si on peut les projeter, alors ils sont réels.

L'existence de charges fractionnelles de longue durée est controversée. Ce ne sont pas les quarks qui m'ont converti au réalisme. Et je n'aurais probablement pas été converti par les électrons en 1908. Tant de choses qui pouvaient alors servir d'argument au sceptique! Il y avait cette inquiétude persistante à propos des forces intermoléculaires agissant sur les gouttes d'huile. N'étaient-ce pas ces forces que Millikan mesurait en fait? Et ses chiffres alors ne prouvaient rien du tout à propos des prétendus électrons. Dans ce cas, Millikan n'avait en rien démontré l'existence des électrons. Se pourrait-il qu'il y ait des charges électriques minimum mais pa'l d'électrons? Avec les quarks, évoqués plus haut,- on se trouve face aux mêmes inquiétudes. Marinelli et Morpurgo suggèrent, dans une récente communication, que Fairbank et ses collaborateurs n'ont pas, en fait, mesuré des quarks mais un type nouveau de force électromagnétique. Ce ne sont pas les quarks qui m'ont converti au réalisme mais plutôt l'existence, aujourd'hui, d'émetteurs qui, conçus pour projeter des positrons et des électrons, font exactement ce qui leur est demandé. On comprend les effets, on

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comprend les causes et l'on s'en sert pour découvrir autre chose. Cela s'applique aussi, bien sûr, à la plupart des outils de ce genre, les dispositions permettant de maintenir la bille de niobium à très basse température et tous ces innombrables outils qui éprouvent le « théo· rique ».

Quel est l'enjeu ? Une personne de bon sens dirait: prenez en compte

les instruments qui vous servent. Si l'on veut projeter des électrons, alors ils sont réels. C'est une saine réaction mais, malheureusement, insuffisante pour emporter la conviction. L'anti-réalisme peut sembler stupide à celui qui se fie à la seule expérience, il n'en reste pas moins que le réalisme a été souvent critiqué au cours de l'histoire. Le sens des mots « vrai » et « réel» pose déjà de sérieux problèmes formels. Mais d'autres encore, plus substantiels, surgissent, notamment lors­que le réalisme est associé à d'autres courants philoso­phiques, le matérialisme, par exemple, qui, dans une de ses formes, affirme que tout ce qui existe se compose de petits blocs de matière. Le tenant de cette thèse peut fort bien être réaliste à propos des atomes et anti-réaliste à propos des champs de force «irnmatériaux». Le matérialisme dialectique de certains marxistes ortho­doxes a ainsi soumis à rude épreuve nombre d'entités théoriques que la science moderne venait de découvrir. Ainsi Lysenko rejeta-t-illa génétique mendeléienne en partie parce qu'il doutait de la réalité des « gènes» qui en étaient la base.

Le réalisme s'oppose aussi à certaines philosophies sur la question de la causalité. On investit souvent les entités théoriques d'un certain pouvoir de causalité: les électrons neutralisent les charges positives des billes de niobium. Les positivistes du XIX' siècle voulaient faire de la science sans jamais avoir à évoquer les « causes »,

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aussi tendaient-ils à rejeter les entités théoriques. Cette sorte d'anti-réalisme est aujourd'hui en pleine recrudes­cence.

L'anti-réalisme tire aussi profit de certaines concep­tions de la connaissance. Il est ainsi souvent associé à la doctrine selon laquelle on ne peut connaître avec certitude que ce qui est soumis à notre expérience sensorielle. Même les problèmes de la logique fonda­mentale se trouvent impliqués, une forme d'anti-réa­lisme consiste à remettre en cause les critères permet­tant de décider si urre théorie est vraie ou fausse.

Chacune des sciences peut également alimenter la controverse. En astronomie, beaucoup refusèrent d'en­visager avec réalisme les théories de Copernic. L'idée d'un « système solaire» aide sans doute à effectuer des calculs mais elle ne nous dit rien sur le monde tel qu'il est, car c'est la terre et non le soleil, soutenaient-ils avec insistance, qui est au centre de l'univers. De même, devrions-nous être réaliste à propos de la mécanique quantique? Est-il réaliste de dire que les particules ont une position et une vitesse précises quoique indécida­bles ? Ou, à l'autre extrême, devrions-nous considérer que 1'« étalement du paquet d'ondes» qui a lieu lors des mesures microphysiques est produit par une interven­tion de l'esprit humain?

Et ce n'est pas seulement dans le domaine des sciences exactes que le réalisme pose problème. Dans les sciences humaines, les possibilités de débat sont encore plus étendues. On peut ainsi douter de l'exis­tence de la libido, du surmoi ou du transfert évoqués par Freud. Se pourrait-il que l'on utilise la psychanalyse pour se comprendre soi-même et pour comprendre les autres tout en considérant cyniquement que rien ne fait écho au réseau des termes que la théorie nous offre? Que devrions-nous penser alors de l'hypothèse de Durkheim selon laquelle les processus sociaux sont réels, quoique indiscernables, qu'ils existent de plein

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drQit, au-dessus et au-delà des individus qui c.omp.osent une société, et qu'ils ont sur nous une action aussi inex.orable que la pesanteur? Peut-Qn, en t.oute CQhé­rence, être réaliste en sQciQl.ogie et anti-réaliste en physique .ou inversement?

Et puis il y a enCQre les questi.ons « métaphysiques». Le réalisme n.ous .offre un fQrt bel exemple de la futilité de la réflexi.on phil.os.ophique c.ourante. Ce ne s.ont pas les questi.ons, p.osées p.our la première f.ois s.ous l'Anti­quité, qui manquent en elles-mêmes de sérieux. Rien de mal à se demander, une f.ois : « Les at.omes s.ont-i1s réels? » Mais ensuite, c.ontinuer à en débattre sans fin ne saurait remplacer une réflexion sérieuse sur le mQnde physique.

Cette prQP.ositi.on peut être tenue p.our du cynisme antiphil.os.ophique. Il existe également une manière phil.osophique d'être CQntre la phil.osQphie. C'est de cQnsidérer l'ensemble des questi.ons sur le réalisme et l'anti-réalisme c.omme sans .objet, f.ondé sur un arché­type qui hante notre civilisation, une image du savoir c.omme devant « représenter» la réalité. L.orsque l'idée de c.orresp.ondance entre la pensée et le m.onde est mise à sa juste place, c'est-à-dire la t.ombe, n'est-il pas légi­time de se demander à quelle vitesse v.ont suivre al.ors le réalisme et l'anti-réalisme ?

Pas de doctrines, des mouvements T.oute définiti.on du « réalisme scientifique» ne peut

être qu'une sommaire indication. Car il s'agit plus d'une attitude que d'une doctrine clairement établie. C'est une faç.on d'évQquer le CQntenu des sciences de la nature. On trQuve aussi d'intéressants parallèles dans l'art et la littérature, car le mQt « réalisme » ne s'est pas cQntenté d'accumuler des cQnnQtatiQns dans le champ philQs.o­phique : il sert aussi à désigner plusieurs mQuvements artistiques. Au CQurs du XIX' siècle, de n.ombreux

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peintres essayèrent d'échapper aux cQnventiQns qui les cQntraignaient à peindre de grandes tQiles, très animées, dQnnant une visiQn idéalisée et rQmantique de thèmes religieux .ou hist.oriques. Ils décidèrent de reprQduire des scènes de la vie qUQtidienne, refusant la tentatiQn de l'esthétisme. Ils acceptaient d'utiliser les matériaux ordinaires, sans valeur, et refusaient de les idéaliser. de les sublimer, ils ne v.oulaient même pas que leurs peintures aient l'air peintes. Des écrivains firent leur cette attitude réaliste qui caractérise la grande traditiQn de la littérature française de F1aubert à ZQla et ses terribles descriptiQns de l'EurQpe industrielle. SelQn les tenues, assez hostiles, d'une ancienne définition: « Un réaliste est quelqu'un qui refuse de chQisir ses sujets dans le mQnde du beau .ou de l'harmQnieux et qui prend même un plaisir tQut particulier à décrire des chQses affreuses et à mettre en valeur les détails les plus scabreux. »

Ces mouvements artistiques ne manquaient pas cependant de d.octrines. De nQmbreux manifestes fu­rent publiés. TQUS apPQrtaient leur cQntributiQn aux divers CQurants philQsQphiques dQnt ils étaient impré­gnés. En littérature, on donna le nom de « positivisme» à une certaine fQrme de réalisme tardif. Mais, plus que les doctrines, ce sont les mouvements qui nous intéres­sent, le travail créatif qui surgit d'un ensemble de motivations communes et se définit en partie par son QPPQsitiQn à d'autres mQdes de pensée. Réalisme et anti-réalisme scientifiques sont aussi des mouvements. On peut bien entrer dans leurs débats armé de quelque définition tranchante, une fois à l'intérieur on n'en est pas moins confronté à un grouillement d'opinions divergentes .ou antagQnistes : la philQsQphie des sciences dans SQn présent état de surexcitatiQn.

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Vérité et existence réelle J'utiliserai, malgré sa trompeuse brièveté, l'expres­

sion d'« entité théorique» pour désigner tout le bric­à-brac de choses que les théories postulent sans que l'on ne puisse jamais les observer. Ce qui comprend, entre autres, les particules, les champs, les processus et les structures. Il existe deux sortes de réalisme scientifique, le premier concerne les théories, le second les entités. En ce qui concerne les théories, on se demande si elles sont vraies, vraies ou fausses, candidates à la vérité ou visant à l'atteindre.

En ce qui concerne les entités, on se demande si elles existent.

La plupart des philosophes contemporains se préoc­cupent d'abord de la vérité des théories. Il semble que croire en la vérité d'une théorie implique automatique­ment que l'on croie en l'existence des entités qu'elle emploie. Car, comment considérer qu'une théorie sur les quarks est vraie si l'on refuse d'admettre l'existence de ces derniers? Et pourtant, ce tour-là, Bertrand Russell nous l'a montré il y a déjà un certain temps. A l'époque, il ne se souciait pas de la vérité des théories mais de l'existence des entités invisibles. Il pensait que l'on devrait se servir de la logique pour réécrire les théories, de manière que les entités supposées y appa­raissent comme de simples constructions logiques. Le terme « quark» n'aurait pas les quarks pour référent lI)ais serait une expression abrégée, par la logique, d'une expression plus complexe ne faisant référence qu'aux seuls phénomènes observés. Russell était alors réaliste pour les théories mais anti-réaliste pour les entités.

Il est également possible d'être réaliste pour les entités et anti-réaliste pour les théories. Plusieurs Pères de l'Église en portent témoignage. Ils croyaient que Dieu existe mais aussi qu'il était impossible, par prin-

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cipe, de formuler une théorie vraiment claire et intelli­gible de Dieu. Au mieux, on pourrait dresser la liste de ce que Dieu n'est pas, non fini, non limité, etc. Dans sa version scientifique, cette thèse nous incite à croire en l'existence des électrons, même s'il est impossible d'en donner une explication un peu détaillée qui soit vraie. Nos théories sont constamment remises en cause. Selon le résultat que l'on veut obtenir, on utilise des modèles qui font apparaître des électrons différents et incompa­tibles. Personne ne considère que les modèles utilisés sont littéralement vrais mais cela n'empêche pas les électrons d'exister.

Deux réalismes Le réaliste à propos des entités affirme que bon

nombre d'entités théoriques existent vraiment. L'anti­réaliste s'oppose à ces entités qui ne sont pour lui que fictions, constructions logiques ou éléments d'un pro­cessus intellectuel d'appréhension du monde. Un anti­réaliste moins dogmatique dirait que nous n'avons pas, et ne pouvons avoir, de raison de supposer que ces entités ne sont pas des fictions. Peut-être existent-elles, mais le présupposer n'est pas nécessaire à notre com­préhension du monde.

Le réaliste à propos des théories dit que les théories sont soit vraies, soit fausses et ce indépendamment de ce que nous percevons : la science, elle au moins, vise à obtenir la vérité et la vérité est le monde tel qu'il est. L'anti-réaliste dit des théories qu'elles sont au mieux prouvées, adéquates, opératoires, acceptables - quoi­que incroyables, entre autres qualificatifs possibles.

Subdivisions Dans tout ce qui précède, je n'ai pas distingué les

thèses qui concernent la réalité des thèses qui concer­nent la connaissance. C'est que ma conception du

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réalisme inclut les deux. En ce qui concerne la réalité des entités, une entité théorique ne peut me satisfaire vraiment que dans la mesure où elle existe (il ne suffit pas qu'elle soit un outil intellectuel pratique). En ce qui concerne la connaissance, nouS connaissons vraiment, ou du moins nous avons de bonnes raisons de croire, en au moins un certain nombre des entités que la science moderne nous propose.

J'ai mené de front réalité et connaissance parce que l'ensemble du débat serait oiseux si l'on ne disposait pas maintenant d'entités qu'au moins un certain nombre de gens peuvent considérer comme existant vraiment. Je me retirerais du débat s'il n 'était question que d'une hypothétique et utopique science à venir. Il est d'ail­leurs facile de séparer les deux brins que j'ai tressés, comme le prouve W. Newton-Smith dans le texte qui va suivre (1). Il cOJlsidère que le réalisme scientifique est composé de trois ingrédients :

1. Un ingrédient ontologique: Les théories scientifi­ques sont soit vraies, soit fausses et une théorie est ce qu'est le monde.

2. Un ingrédient causal: Si une théorie est vraie, les termes qu'elle emploie font référence à des entités théoriques qui sont la cause du phénomène observable.

3. Un ingrédient épistémologique: On peut prouver l'existence (au moins en principe) des théories et entités auxquelles nous croyons.

Les ingrédients ontologique et épistémologique de Newton-Smith correspondent en gros à mon réalisme à propos des théories. Deux ingrédients, donc deux sorles d'anti-réalisme. Le premier rejette la proposition (1), l'autre la proposition (3).

On peut en effet refuser l'ingrédient ontologique, nier

1. W. Newton~Smith. « The underdetermination of Theory by data », Proceed.ings of the Aristotelian Society. Supplementary, volume 52 (1978), p. 72.

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que les théories doivent être prises littéralement, une théorie n'est pas 'soit vraie, soit fausse, elle est un outil intellectuel pour prévoir des phénomènes, elle donne des règles pour étudier ce qui se produit dans certains cas particuliers. Il existe de nombreuses versions de ce point de vue, souvent appelé « instrumentalisme »)

parce que la théorie y est considérée comme un simple instrument.

L'instrumentalisme refuse la proposition (1). Par ailleurs, on peut aussi refuser la proposition (3). Bas Van Fraassen, par exemple, dans son livre, The Scien­tifte Image* (1980), soutient que les théories doivent être comprises littéralemenlet qu'il est impossible de les comprendre autrement. Elles sont soit vraies, soit faus­ses et ce qu'elles sont dépend du monde et non de quelque effet de sémantique. Mais la science n'attend rien de nos preuves ou de nos croyances en certaines théories sur l'inobservable. Aussi Bas Van Fraassen réfute-t-il l'argument épistémologique.

Ma conception du réalisme à propos de la théorie est alors à peu près équivalente aux ingrédients (1) et (3), mais mon réalisme à propos des entités n'est pas exactement (2) et (3). L'ingrédient causal de Newton­Smith veut que, si une théorie est vraie, alors les termes qu'elle emploie se rapportent à des entités qui sont la cause de ce que l'on peut observer. En somme, croire en l'existence de ces entités, c'est croire en l'existence de la théorie qui les relie. Mais on peut croire en l'existence de certaines entités sans croire pour autant à aucune des théories qui les mentionnent. On peut même soutenir qu'aucune théorie générale à propos de ces entités n'a de chance d'être vraie car une vérité de ce genre n'existe pas. Nancy Cartwright développe ce point de vue dans son livre, How the laws of physies lie

* Bas Van Fraassen, trad. franç. : l'Image scientifique du monde, Christian Bourgois Éditeur, Paris (à paraître).

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(1983). Ce titre (Comment les lois de Jo physique mentent) est pour elle littéralement vrai. Les lois sont trompeuses. Seules les lois phénoménologiques ont quelque chance d'être vraies, ce qui ne nous empêche pas de connaître certaines entités théoriques ayant un effet causal. Il va de soi que toutes ces idées compli­quées devraient être plus amplement traitées. Van Fraassen est souvent mentionné, plus particulièrement au chapitre 3. Cartwright apparaît au chapitre 2 et au chapitre 12. Le mouvement général de ce livre nous entraîne loin du réalisme à propos des théories, en direction du réalisme à propos des entités, du moins celles qui sont utiles au travail expérimental. Un mouvement en somme qui nous éloigne de la représen­tation pour nous rapprocher de l'intervention.

Métaphysique et sciences exactes Il importe aussi de distinguer le réalisme-en-général

du réalisme-en-particulier. Pour reprendre un exemple de Nancy Cartwright, le

photon fait partie intégrante de notre compréhension de la lumière depuis les travaux d'Einstein sur l'effet photoélectrique. Et cependant, certains spécialistes de l'optique, comme Willis Lamb et ses collaborateurs, contestent l'existence des photons, argumentant qu'une théorie plus profonde montrerait qu'ils ne sont qu'un produit de nos présentes théories. Lamb ne prétend pas que la théorie actuelle de la lumière soit complètement fausse. Une théorie plus fondamentale confirmerait la plupart de nos croyances actuelles sur la lumière, mais elle montrerait aussi que les effets que nous associons aux photons proviennent en fait d'un autre aspect de la nature . Cette forme d'anti-réalisme local, ici appliqué aux photons, n'empêche pas que l'on soit un réaliste de principe.

Cet anti-réalisme concerne l'optique et non la philo-

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sophie. Cependant, N.R. Hanson a remarqué une caractéristique curieuse de la genèse des idées scientifi­ques. Une idée neuve est d'abord présentée comme un procédé de calcul plutôt que comme une représentation littérale du monde tel qu'il est. C'est seulement par la suite que la théorie et les entités qu'elle comprend sont abordées de manière de plus en plus réaliste (Lamb est, quant à lui, un sceptique qui procède en sens opposé). Souvent les auteurs de la nouvelle théorie sont partagés quant au statut à accorder aux nouvelles entités. Ainsi, James Clerk Maxwell, l'un des créateurs de la mécani· que statistique, était, au début de son travail, bien en peine de dire si un gaz est vraiment composé de petites sphères bondissantes produisant des effets de tempéra· ture. Il considéra d'abord que cette définition n'était qu'un simple modèle qui, heureusement, permettait de comprendre de~ plus en plus de phénomènes macrosco­piques. Puis, progressivement, il devint réaliste. Par la suite, on en vint à considérer la théorie cinétique comme un compte rendu satisfaisant des choses telles qu'elles sont. On constate ainsi qu'en science, il est assez courant que l'anti-réalisme à propos d'une théorie particulière, ou des entités qu'elle implique, laisse place au réalisme.

La prudence de Maxwell à propos des molécules de gaz s'inscrivait dans le contexte d'une méfiance générale à propos de l'atomisme. C'est seulement depuis le début du siècle que la communauté des physiciens et des chimistes en est venue à être intimement persuadée de la réalité des atomes. Michael Gardner a donné un bon résumé des divers épisodes qui composent cette his­toire (2). Elle s'achève, peut-être, lorsqu'on parvint à rendre compte du mouvement brownien en termes de trajectoires moléculaires. Cet accomplissement fut im-

2. L. Gardner, « Realism and instrumentalism in 19th century atomism », Philosophy of Sciences 46 (1979), pp. 1-34.

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portant, non seulement parce qu'il montrait en détail comment les molécules se heurtent aux grains de pollen pour créer un mouvement observable, mais surtout parce qu'il indiquait une nouvelle manière de détermi­ner le nombre d'Avogadro, à l'aide des analyses d'Ein­stein du mouvement brownien et des techniques expé­rimentales de Jean Perrin.

Il s'agissait, bien sûr, d'une découverte «'scientifi­que » et non « philosophique» . Cependant, le réalisme à propos des atomes et molécules est resté pendant longtemps la question centrale en philosophie des sciences. Il ne s'agissait pas d'un problème locai, n'impliquant qu'une sorte d'entités. Atomes et molécu­les étaient les principaux candidats au poste d'entité théorique réelle (ou fictive). Nombre de nos positions présentes sur le réalisme scientifique furent élaborées à ce moment, en rapport étroit avec ce débat. Le nom même de « réalisme scientifique» date de cette époque.

Il est ainsi nécessaire de distinguer le réalisme-en­général du réalisme-en-particulier, sans perdre de vue qu'un réalisme-en-particulier peut monopoliser le débat au point de déterminer le cours du réalisme-en-général. Une question issue du réalisme-en-particulier doit être réglée au sein même de la science où elle se pose. Finalement, le sceptique à propos des photons ou des trous noirs doit se rallier ou se taire. Le réalisme-en­général est imprégné de l'ancienne métaphysique et de la récente philosophie du langage. Il dépend beaucoup moins des phénomènes naturels que le réalisme-en­particulier. Cependant, ces deux formes de réalisme ne peuvent être entièrement distinguées, elles ont été souvent intimement associées au cours de l'histoire.

Représentation et interoention

La science, dit-on souvent, poursuit deux objectifs : un objectif théorique et un objectif expérimental. Les

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théories tentent de décrire le monde tel qu'il est. L'expérimentation et la technologie qui en découle visent à transformer le monde. Nous représentons et nous intervenons. Nous représentons pour intervenir et nous intervenons à la lumière de nos représentations. Aujourd'hui, l'essentiel du débat sur le réalisme scienti­fique s'exprime en tennes théoriques, en termes de représentation et de vérité. L'ensemble, aussi brillant soit-il, est loin d'emporter l'adhésion. Cela est dû en partie au fait que s'y mêlent des éléments irréductibles de métaphysique. Je soupçonne qu'il est impossible d'émettre un argUment décisif pour ou contre le réa­lisme au niveau de la représentation. Lorsque nous passons de la représentation à l'intervention, en bom­bardant des billes de niobium avec des positrons par exemple, l'anti-ré!Ùisme a moins d'emprise. Le chapitre suivant s'ouvre sur quelques considérations un peu archaïques concernant le réalisme à propos des entités. Nous en viendrons ensuite rapidement au grand courant des études modernes sur la vérité et la représentation, sur le réalisme et l'anti-réalisme à propos des théories. Seront enfin à nouveau évoquées les questions de l'intervention, de l'expérimentation et des entités.

En philosophie, le juge ultime n'est pas ce que nous pensons mais ce que nous faisons.

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2. CONSTRUCTION ET CAUSALITÉ

Le mot « réel» est-il d'une quelconque utilité pour les sciences de ' la nature? Sans nul doute. Certains comptes rendus d'expérience y font constamment réfé­rence. Donnons deux exemples réels. Le spécialiste de biologie moléculaire constate que l'on retrouve réguliè­rement eertains réseaux fibreux sur les micrographies de cellules préparées d'une certaine manière. Ces réseaux ressemblent à de la cbromatine, ce matériau du noyau de la cellule qui est saturé de protéines fonda­mentales. Il donne une coloration semblable à celle de la chromatine mais ce n'est pas réellement de la chroma­tine. Il ne s'agit que d'un artefact provenant de la fixation du suc nucléaire par la glutaraldehyde. On obtient bien un modèle de reproduction distinct, mais sans aucun rapport avec la cellule. Il s'agit d'un artefact de la préparation.

Pour passer de la biologie à la physique, certains critiques de la chasse au quark ne croient pas que Fairbank et ses collaborateurs aient vraiment isolé des charges fractionnelles de longue durée. Les résultats obtenus sont peut-être importants, mais les quarks libres n'en sont pas pour autant réels. En fait, ajoutent ces critiques, c'est quelque chose de tout à fait différent

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que l'on a découvert, une force électromagnétique jusqu'alors inconnue.

D'ailleurs, que veut dire « réel» ? J.L. Austin, qui domina la scène philosophique à Oxford avant d'y mourir en 1960 à l'âge de quarante-neuf ans, fournit sur ce mot quelques brèves et éclairantes remarques. JI éprouvait un profond respect pour le langage commun et critiquait les philosophes qui se laissent souvent aller à un trop grand ésotérisme et oublient la langue parlée. Au chapitre 7 du livre qui rassemble ses conférences, Sense and sensibilia, il parle de la réalité : « Nous ne devons pas rejeter comme méprisables des expressions humbles mais aussi familières que "pas une vraie crème" (real cream). » C'est sa première règle métho­dologique. La seconde étant qu'il ne faut pas chercher « un sens simple, déterminable et toujours identique ». JI nous met en garde contre les synonymes, tout en incitant à des recherches systématiques sur les régulari­tés qui apparaissent dans l'usage d'un mot.

Sur le mot « réel », il fait quatre remarques principa­les. Deux d'entre elles me semblent particulièrement importantes, même si elles sont exprimées avec un certain humour. Il fait remarquer d'abord que « réel» est un mot qui a faim de substantifs : faim de noms. Ensuite «réel» est ce qu'Austin appelle, avec un sexisme bon-enfant, un «mot qui porte la culotte» ( trouser-word).

Le mot « réel» a faim de noms parce que l'expres­sion « c'est réel» doit être accompagnée d'un nom pour être compréhensible: c'est de la vraie crème, un vrai boucher, un vrai Boucher (a real constable, a real Constable ).

C'est un mot qui porte la culotte parce qu'il ne peut être défini que de manière négative. De la crème rose est rose, de la même couleur que les flamants roses. Mais dire de quelque chose que « c'est de la vraie crème », c'est faire un autre type d'affirmation. De la

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vraie crème n'est pas, sans doute, une poudre chimique sans graisse animale. Du vrai cuir c'est de la peau, pas du Skaï, de vrais diamants ne sont pas pâteux, de vrais canards ne sont pas des appeaux et ainsi de suite. La force de « vrai S » est contenue dans l'énoncé négatif « vrai S, non (a) ». Avoir faim de noms et être un mot qui porte la culotte, ces deux caractéristiques sont fortement reliées. Pour savoir qui porte la culotte, il nous faut connaître le nom, ainsi nous saurons ce qu'il convient de dénier. Dans un certain contexte, de vrais téléphones ne sont pas des jouets, dans un autre, ils ne sont P,,:s des imitations ou pas seulement des objets décoratifs. Non que le mot soit ambigu, mais pour décIder SI quelque chose est un vrai N, il faut connaître le N en question. Le mot « réel» effectue régulièrement le même type de travail mais pour savoir quel travail est effectué il faut connaître N. La fonction du mot « réel» est comparable à celle d'un journalier dont la tâche serait clairement établie : ramasser la présente récolte. Mais qu'est-ce qui est ramassé? Où et comment? Cela dépend de la récolte, que ce soit de la laitue, du houblon, des cerises ou de l'herbe.

De ce point de vue, le mot « réel» n'est pas ambigu sous prétexte qu'il peut être indifféremment utilisé pour la chromatine, la charge ou la crème. Il est nécessaire d'établir ce point de grammaire pour se débarrasser de l'idée commune selon laquelle il doit exister différentes sortes' de réalité, puisqu'il existe différents usages du mot. Il se peut bien qu'il y ait diverses sortes de réalité. Je ne sais pas. En tout cas, résistons à l'envie de conclure hâtivement, à partir d'une conception un peu sommaire de la grammaire. Plus encore, il faudrait contraindre les philosophes à indiquer quelle opposi­tion Ils veulent indiquer quand, dans certains débats spécialisés, ils font usage du mot « réel ». Si les entités théoriques sont, ou ne sont pas, des entités réelles, à quOI les oppose-t-on pour en décider?

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Le matérialisme j.J.C. Smart relève le défi dans son livre, Philosophy

and scientific realism (1963). Oui, accorde Smart, le mot « réel» devrait marquer une opposition. Toutes les entités théoriques ne sont pas réelles. « Les lignes de force, contrairement aux électrons, sont des fictions théoriques. J'ai envie de pouvoir dire que cette table est composée d'électrons, entre autres éléments, comme je dis que ce mur est composé de briques » (p. 36). Un essaim d'abeilles est composé d'abeilles mais rien ne se compose de lignes de force. Il y a un nombre défini d'abeilles dans un essaim et d'électrons dans une bouteille mais il n'y a pas un nombre défini de lignes de force magnétiques dans un volume donné, seule une convention nous permet de les compter.

En pensant au physicien Max Born, Smart ajoute que, pour l'anti-réaliste, l'électron n'a pas sa p~ace dans la série : « Étoiles, planètes, montagnes, maIsons, ta­bles, veines de bois, cristaux microscopiques, micro­bes ». Au contraire, dit Smart, les cristaux sont hien composés de molécules, les molécules d'atomes et les atomes d'électrons, entre autres choses. Smart en conclut que l'anti-réaliste se trompe. On connaît au moins un certain nombre d'entités théoriques qui existent vraiment. Par ailleurs, le mot « réel » marque une opposition significative. D'après Smart, les lignes de force ne sont pas réelles.

Michael Faraday, qui le premier nous fit part de l'existence de lignes de force, n'aurait pas été d'accord avec Smart. Il commença par considérer que les lignes de force ne sont qu'un simple outil intellectuel, un procédé géométrique sans aucune correspondance physique. En 1852, alors qu'il avait plus de soixan~e ans, Faraday changea d'avis : « Je ne peux concevOir l'existence de lignes de force courbes sans penser qu'elles existent physiquement dans cet espace inter-

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médiaire (1). » Ayant réalisé qu'il était possible d'exer­cer une action sur les lignes de force, il en vint à la conclusion qu'elles devaient exister réellement. « Sans aucun doute », écrit son biographe, «Faraday était intimement convaincu que les lignes de force sont réelles ». Ce qui ne veut pas dire que Smart se trompe. Mais nous est ainsi rappelé que certaines conceptions de la réalité physique dépassent le niveau simpliste des briques assemblées.

Smart est matérialiste, lui-même préfère maintenant le label de physicaliste. Non qu'il insiste pour que l'on considère les électrons comme de la matière brute. Aujourd'hui, les anciennes conceptions de la matière ont été remplacées par des notions plus subtiles. Il continue, néanmoins, à penser que les choses matériel­les, les étoiles ou les tables, sont construites avec des électrons, entre autres matériaux. C'est précisément cette conception que rejetait l'antimatérialiste Berkeley quand il refusait les corpuscules de Robert Boyle et Isaac Newton. De fait, Smart s'oppose au phénoména­lisme, version moderne de l'immatérialisme de Berke­ley. Il est intéressant de constater que Faraday, lui, n'était pas matérialiste. Il appartenait à cette tradition qui, en physique, accorde plus d'importance aux champs de force et à l'énergie qu'à la matière. On peut même se demander si le matérialisme de Smart est empirique. Supposons que le modèle du monde physi­que de Leibniz, de Boscovic, du jeune Kant, de Faraday, des énergétistes du XIX' siècle s'avère plus fructueux que l'atomisme. Supposons que l'histoire des briques élémentaires s'effondre bientôt. Smart en conclurait-il que les entités fondamentales de la physi­que sont des fictions théoriques?

1. Toutes les citations de Faraday et toutes les remarques qui le concernent proviennent du livre de L. Pearee Williams, Michael Faraday, A biography, London and New York, 1965.

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Dans son dernier livre, Une incertaine réalité·, Bernard d'Espagnat, spécialiste de la théorie des quanta et philosophe, explique qu'il est possible d'être réaliste scientifique sans être pour autant matérialiste. Il s'ensuit que le mot «réel» doit pouvoir marquer d'autres oppositions que celles que Smart choisit. Il est à remar­quer aussi que la distinction opérée par Smart ne nous permet pas de décider si les entités théoriques des sciences sociales et psychologiques sont réelles. Bien sûr, il est possible de suivre le matérialisme jusqu'à un certain point. Ainsi, dans son livre, Rules and represen­tation (1980), le linguiste Noam Chomsky se fait l'avo· cat du réalisme dans le domaine de la psychologie de la connaissance. Il explique que les structures matérielles du cerveau peuvent, dans une certaine mesure, rendre compte du langage. Ce que veut dire Chomsky, ce n'est pas seulement que le cerveau est constitué de matière organisée. Il pense que ses structures sont la cause d'un certain nombre de phénomènes de la pensée. Les structures de chair et de sang que nous avons dans la tête provoquent certains types de pensée. Cette notion de « causalité» nous amène à un autre type de réalisme scientifique.

Le causalisme Smart est matérialiste. Par analogie, disons que celui

qui met l'accent sur le pouvoir de causalité de la réalité est causa liste. David Hume voulait analyser la causalité en termes d'association régulière entre cause et effet. Mais les disciples de Hume ont appris qu'il doit y avoir plus qu'une simple corrélation. Tous les jours, nous tombons dans la presse sur ce genre d'information :

L'Association des obstétriciens et gynécologues amé­ricains reconnaît qu'un rapport a été établi entre les

* Éd. Bord.s. Paris, 1985.

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empoisonnements observés et l'usage de certains tam­pons périodiques. Il faudrait cependant se garder d'en conclure qu'il existe une relation de cause à effet directe tant que nous n'aurons pas mieux compris les mécanis­mes qui sont à l'origine des états observés. (Coupure de presse, 7 octobre 1980.) Quelques jeunes femmes, après avoir utilisé une nouvelle marque de tampons périodiques (<< Le tampon dont vous avez toujours rêvé»), vomissent, ont de la diarrhée, une forte fièvre, des éruptions de boutons et meurent. Ce n'est pas seulement la crainte de poursuites judiciaires qui pousse l'Association à tenter de mieux comprendre les mécanismes du mal avant d'en venir à parler de « causes ». Il arrive aussi que l'on tente de nier toute relation causale entre des événements pourtant évi­demment associés. Ainsi, le 19 septembre 1980, un missile portant une charge nucléaire fut endommagé parce que quelqu'un avait laissé tomber une clé à molette dans le silo du missile. La charge n'explosa pas mais des gaz toxiques s'échappèrent du silo. Peu de temps après, le village voisin de Guy, dans l'Arkansas, fut recouvert d'un hrouillard rouge et, dans l'heure qui suivit, les gens commencèrent à éprouver divers malai­ses : lèvres brûlantes, souffle court, douleurs dans la poitrine et nausées. Les symptômes continuèrent à se manifester pendant des semaines et personne d'autre au monde ne les éprouvait. Cause et effet? « L'armée de l'air a affirmé qu'il est impossible d'établir la moindre corrélation entre ces événements» (coupure de presse, Il octobre 1980).

L'Association des obstétriciens et gynécologues in­siste sur le fait que l'on ne peut parler de « causes» tant que la nature de l'empoisonnement n'est pas mieux connue. L'armée de l'air, en revanche, ment effronté­ment. Pour le causaliste, il est important que de telles distinctions puissent être naturellement établies. Nous savons faire la différence entre le refus grotesque de

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toute corrélation et la présomption de corrélation. De même nous faisons la différence entre corrélation et cause: C'est cette différence que le philosophe C.D. Broad fait valoir contre Hume. En effet, on peut observer, dit-il, que tous les jours, à midi pile, une sirène d'usine siffle à Manchester et qu'au même moment les travailleurs d'une usine de Leeds font la pause p~ndant une heure. La ,concordance est pa;rai~e mais la sirène de Manchester n est pas la cause de 1 RITet de travail de Leeds.

Nancy Cartwright défend le causalisme. A son avis, dire de quelque chose que c'est une cause c'est émettre une affirmation qui nous engage très fortement. Il nous faut comprendre pourquoi un certain type d'événement produit régulièrement un. ce~n typ~ d'e!fet. .Et l'on peut affirmer aVOIr compns SIl on pal'Vlent ~ utihser des événements d'un certain type pour prodUIre des évé­nements d'un autre type. Positrons et électrons doivent être considérés comme réels, selon Cartwright, puisqu'il est possible, par exemple, de les projeter séparément sur une goutte de niobium et de modifier. ainsi la ~h,,:ge de cette dernière. Pourquoi cet effet SUIt la projection est parfaitement compris. Le disposi~f expérimental a été précisément conçu pour produITe cet effet. _On comprend et on utilise un grand nombre .de chames causales très différentes. Nous avons le drOIt de parler de la réalité des électrons, non parce qu'ils sont sembla­bles à des cubes élémentaires mais parce que nous savons qu'ils exercent un pouvoir de causalité tout à fait spécifique. .

Cette conception du réalisme nous permet de mIeUX comprendre Faraday. Comme .le dit son biograph~ :

Les lignes de force magnétiques sont Vlslbles SI (et quand) on répand de la limaill~ de fer autour d'un aimant. On suppose alors que les hgnes sont plus dens~s aux endroits où la limaille est la plus épatsse. Mats personne n'avait osé en déduire que les lignes magnéti-

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ques sont vraiment là, même quand on enlève la limaille de fer. Faraday a osé: il est possible d'interrompre ces lignes (avec le moteur électrique que Faraday avait Inventé, par exemple) et d'obtenir un effet réel, par conséquent ces lignes sont réelles. La vraie histoire est un peu plus coml'liquée. Faraday ne publia ses concep­bons sur la réahté des lignes magnétiques que long­temps après avoir inventé le moteur électrique. Au début, il se contentait de dire ceci: « Je vais maintenant, pour un temps, m'éloigner du strict raisonnement pour aborder quelques considérations sur le caractère physi­que des lignes magnétiques. » Mais quel que soit le cheminement exact de la pensée de Faraday, au moins nous fournit-il l'occasion d'opérer une claire distinction entre outil de calcul et conception de la cause et de l'effet. Après Smart, aucun matérialiste ne peut penser que les lignes magnétiques sont réelles. Faraday, lui, pétri d'immatérialisme et proche du causalisme, franchit le pas. Action fondrunentale dans l'histoire de la science. Vint ensuite l'électrodynrunique de Maxwell, enCore valide aujourd'hui.

Pas de théorie, des entités

J'ai distingué le réalisme à propos des entités du réalisme à propos des théories. Les causalistes, comme les matérialistes, se préoccupent plus des entités que des théories. Ni les uns ni les autres ne devraient se contraindre à imaginer une meilleure théorie sur les électrons. k:artwright va plus loin, elle nie que les lois ç de la physique établissent des faits. Elle nie que les modèles qui jouent un rôle si crucial en physique expérimentale soient des représentations littérales des "hoses telles qu'elles sont. Elle est anti-réaliste à propos des théories et réaliste à propos des entités. Smart pourrait, s'il le voulait, adopter un point de vue simi-laire. Il se peut que nous n'ayons pas de vraie théorie

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quant à la façon dont les électrons s'assemblent pour composer les atomes, puis les molécules, puis les cellules. Nous avons seulement des modèles et des esquisses de théorie. Cartwright souligoe que, dans plusieurs branches de la mécanique quantique, il est nonnal pour le chercheur d'utiliser toute une batterie de modèles du même phénomène. Personne ne pense que l'un de ces modèles représente la vérité dans sa totalité, ils peuvent même être totalemént incompatibles. Il s'agit d'outils intellectuels qui nous aident à comprendre le phénomène et à édifier morceau par morceau la techno­logie expérimentale. Ils nous permettent d'intervenir dans des processus et de créer des phénomènes nou­veaux, jusqu'alors inconnus. Mais les choses ne se produisent pas en vertu de l'ensemble des lois ou même des vraies lois. Aucune loi ne peut prétendre provoquer l'apparition de quelque chose. Ce sont les électrons et les diverses particules qui sont responsables des effets. Les électrons sont réels : ils produisent des effets.

,. - Étonnant changement de direction par rapport à la

l tradition empiriste remontant à Hume. Selon cette doctrine, seules les régularités sont réelles. Cartwright affirme que, dans la nature, aucune régularité n'est

. vraiment profonde et uniforme. Les régularités sont plutôt des traits caractérisant la façon dont nous construisons les théories afin de pouvoir penser les choses. Mais pour pouvoir évaluer vraiment une doc­trine aussi radicale, il faudrait étudier de beaucoup plus prés le livre de Cartwright, How the laws of physics lie. Un aspect de l'approche qu'elle propose est, néan­moins, plus amplement décrit au chapitre 12.

Un tel changement de direction a été possible, en grande partie, grâce à Hilary Putnam dont nous verrons aux chapitres 6 et 7 comment il a lui-même évolué. Ce qui importe, pour l'instant, est qu'il rejette la notion, plausible, selon laquelle les termes théoriques, tels

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qu' « électron », n'ont de sens que dans le contexte J d'une théorie particulière. ~ -

Il pense qu'il est possible de donner un nom aux choses qu'un esprit curieux et inventif déduit des phénomènes observés. Il peut arriver que ce que l'on nomme n'existe pas mais, souvent, on parvient à {onnu-1er la notion d'une chose que retiennent les successives élaborations de la théorie. Plus important encore, on peut commencer à agir sur et avec l'entité théorique ainsi nommée. On peut, d'abord, la mesurer puis ensuite la projeter. Nous obtiendrons sur cette entité toutes sortes de comptes rendus incompatibles, parce que chacun de ces comptes rendus n'est concerné que par l'un des aspects de l'entité. (Les idées de Putnam sont souvent accompagnées de considérations sur l'es­sence et la nécessité qui doivent beaucoup à Saul Kripke. Seul l'aspect pragmatique des propos de Put­nam sur la dénomination m'intéresse ici.)

Au-delà de la physique

Contrairement au matérialiste, le causaliste peut se demander si le surmoi ou le capitalisme tardif sont réels. L'évaluation doit être effectuée cas par cas : on peut décider que l'inconscient collectif de Jung n'est pas réel et que le conscient collectif de Durkheim l'est. Avons­nous une compréhension suffisante de ces objets ou de ces processus? Pouvons-nous les influencer ou les redistribuer? Mesurer ne suffit pas. Nous pouvons mesurer le Q.I. avec une douzaine de techniques différentes et prouyer qu'elles fournissent toutes le même résultat, nous n'en aurons pas pour autant la moindre compréhension causale du phénomène. Dans une récente polémique, Stephen Jay Gould parle de la « fausseté de la réification » dans l'histoire du Q.I. : Je suis d'accord.

Le causalisme n'est pas inconnu dans les sciences

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1 ------, sociales. Prenons, par exemple, , Max Weber : (1864-1920), l'un des pères fondateurs de ces sciences. Sa doctrine sur les idéaux types est célèbre. Il utilisait le terme d'« idéal » en pleine conscience de son histoire philosophique. Il l'oppose au « réel ». L'idéal est une conception de l'esprit, un instrUment de pensée (pas le pire d'ailleurs). Tout comme Cartwright aujourd'hui, il était « tout à fait opposé au préjugé naturaliste qui veut que l'objectif des sciences sociales soit de ramener la réalité à des "lois" ». Amené à parler de Marx, il fait cette prudente remarque: « Toutes les lois et construc­tions développementaJes spécifiquement marxistes, pour autant qu'elles soient théoriquement valides, relè­vent de la catégorie des idéaux types. Le rôle éminent, vraiment heuristique, de ces idéaux types est évident pour tous ceux qui ont déjà eu l'occasion d'employer les concepts et hypothèses marxistes pour évaluer la réalité, mais ceux-là savent également à quel point ces concepts et hypothèses sont pernicieux dès que l'on se mêle de les penser comme des "forces effectives", des "tendan­ces" empiriquement valides ou réelles (c'est-à-dire, au sens propre, métaphysiques) (2). »

Citer d'un même souffle Marx et Weber semble être une grossière invitation à la controverse. Mon propos est cependant plus modeste. De la citation ci-dessus, on peut tirer les leçons suivantes :

1. Un matérialiste comme Smart ne peut accorder aucune signification directe à la réalité des entités décrites par les sciences sociales.

2. Un causaliste peut le faire.

2. 1( Objectivity in social science and social policy », version allemande originale 1904, in Max Weber, The Methodology of the Social Sciences (E.A. Shil, et H.A. Fmch, éd. et trad.), New York, 1949, p. 103.

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3. Un causaliste peut en fait nier la réalité de toutes les entités jusqu'alors proposées par les théories des sciences sociales. Il peut être aussi sceptique qu'un matérialiste, même s'il lui est impossible de l'être plus que les pères fondateurs.

4. La doctrine de Weber sur les idéaux types est causaliste quant aux lois des sciences sociales. Mais ce causalisme se manifeste de manière négative. Weber soutient, par exemple, que les idéaux types de Marx ne sont pas réels précisément parce qu'ils n'ont pas de force causale.

5. Le causaliste dispose d'un critère lui permettant de distinguer certaines sciences sociales de certaines sciences physiques : ces dernières ont découvert diver­ses entités dont les propriétés causales sont clairement établies, alors que les premières s'en sont avérées incapables.

L'essentiel, ici, est de constater qu'au moins une certaine forme de réalisme scientifique est capable d'employer le mot «réel» de manière tout à fait comparable à celle qu'Austin donne comme normale. Le mot « réel » n'est pas particulièrement ambigu. Il n'est pas spécialement profond. C'est un mot qui porte la culotte et qui a faim de substantifs. Il marque une opposition. Cette opposition dépend du nom ou de l'expression N qu'il modifie, ou que l'on considère qu'il modifie. Les choses dépendent ensuite de la façon dont les divers candidats à N peuvent s'avérer ne pas être N. Si un philosophe veut promouvoir une nouvelle doc­trine, suggérer un nouveau contexte, il lui faudra alors expliquer pourquoi les lignes de force, par exemple, ne peuvent être considérées comme des entités réelles. Smart dit que les entités doivent être destinées à la construction. Cartwright, qu'elles doivent agir comme causes. L'un et l'autre refuseront d'accorder, pour des raisons différentes certes, que certaines entités sont

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vraiment réelles. L'un et l'autre sont réalistes scientifi­ques à propos de certaines entités mais leur réalisme n'a pas le même contenu car ils utilisent le mot « réel» pour marquer des oppositions différentes. Nous allons voir maintenant que la même chose peut arnver aux anti-réalistes.

3. LE POSITIVISME

Une certaine tradition anti-réaliste est depuis long­temps parmi nous. De prime abord elle ne semble pas se soucier de définir le mot « réel ». Elle se contente de déclarer qu'il n 'y a pas d'électron, pas plus qu'aucune autre entité théorique. Dans une version moins dogma­tique, elle affirme que nous n'avons aucune raison de supposer que ces entités existent, ou d'espérer prouver leur existence : L'inobservable ne peut être considéré comme réel.

Dans cette tradition peut figurer le Traité de la nature humaine (1739) de David Hume et sa plus récente et plus remarquable illustration est le livre de Bas Van Fraassen, The Scientific Image (1980). Au demeurant, cette tradition est bien antérieure à Hume et, sans nul doute, continuera-t-elle longtemps après Van Fraassen. Je l'appellerai « positivisme ». Rien de particulier dans ce nom si ce n'est son pouvoir évocateur. Hume à son époque n'était pas considéré comme un positiviste, le nom n'existait pas, mais comme un empiriste. Van Fraassen se dit « empiriste constructif». Il est certain que chaque génération de philosophes proche de la famille positiviste donne une nouvelle forme au courant souterrain des idées qui l'animent et choisit souvent une

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nouvelle appellation. Il me faut un label pratique pour faire référence à ces idées, aucun ne me convient mieux que celui de « positivisme ».

Six instincts positivistes Le positivisme peut se définir par quelques idées

forces. (1) L'importance accordée à la vérification (ou à une variante comme la falsification) : une proposition n'a de sens que si l'on peut, d'une quelconque manière, établir sa vérité ou sa fausseté. (2) La priorité accordée à l'observation: ce que nous pouvons voir, toucher ou sentir fournit, sauf pour les mathématiques, la matière ou le fondement le plus appréciable de la connaissance. (3) L'opposition à la cause: dans la nature, on ne trouve pas de causalité dépassant ou surpassant la constance avec laquelle des événénemenls d'un certain type sont suivis par des événements d'un autre type. (4) Le rôle mineur joué par l'explication : expliquer peut contri­buer à organiser des phénomènes mais le pourquoi reste sans réponse. On peut seulement remarquer que le phénomène se produit régulièrement de telle ou telle manière. (5) Opposition aux entités théoriques : les positivistes ont tendance à être non réalistes parce qu'ils limitent la réalité à ce qui est observable mais aussi parce qu'ils s'opposent à la causalité et se méfient des explications. Leur rejet de la causalité les fait douter de l'existence des électrons simplement parce que ces derniers ont une action causale. Ils soutiennent qu'il s'agit là seulement de régularités constantes entre phénomènes. (6) L'opposition à la métaphysique est finalement le dénominateur commun entre les points (1) à (5) ci-dessus. Propositions invérifiables, entités inob­servables, causes, explications profondes, tout cela, dit le positiviste, est objet de métaphysique et doit être abandonné. J'illustrerai plus loin chacune de ces six caractéristiques au fil de quatre épisodes historiques

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distincts: Hume (1739), Comte (1830-1842), le positi­visme logique (1920-1940) et Van Fraassen (1980).

Les positivistes avoués Le nom « positivisme» a été inventé par le philoso­

phe français Auguste Comte. Son Cours de philosophie positive fut publié en plusieurs épais volumes entre 1830 et 1842. Plus tard, il confia qu'il avait choisi le mot « positif» parce qu'il évoquait un certain nombre de valeurs qui avaient besoin à l'époque d'être soutenues. Il avait choisi ce mot à cause de ses heureuses connota­tions. Dans de nombreuses langues européennes ce mot évoque, entre autres qualités que Comte estimait, le réalisme, l'utilité, la certitude, la précision.

Aujourd'hui, lorsqu'un philosophe évoque le « posi­tivisme », il ne pense généralement pas à Comte mais plutôt aux positivistes logiques, célèbre groupe qui se constitua à Vienne dans les années vingt. De ce groupe, Mortitz Schlick, Rudolf Carnap et Otto Neurath étaient les figures les plus marquantes. Karl Popper, Kurt Gode! et Ludwig Wittgenstein se joignaient aussi parfois à leurs réunions. Le Cercle de Vienne entretenait des liens étroits avec un groupe de Berlin dont Hans Reichenbach était la figure centrale. Pendant la période nazie, ces philosophes émigrèrent en Angleterre ou aux États-Unis pour y former une nouvelle tradition philo­sophique. Il faudrait aussi citer, parmi les philosophes de ce groupe, Herbert Feigl et C.G. Hempel ainsi que le jeune Anglais A.J, Ayer qui séjourna à Vienne au début des années trente et qui, de retour en Angleterre, écrivit un merveilleux traité de positivisme logique, Language, Truth and Logic(1936). A la même époque, Willard V.O. Quine se rendit aussi à Vienne où il éprouva de premiers doutes quant à certaines thèses du positivisme logique. Ces doutes se confirmèrent par la suite, comme l'attestent ses célèbres critiques de la

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distinction analyse/synthèse et de la doctrine de l'indé­tennination de la traduction.

Une si large influence justifierait que l'on qualifie de « positivistes» les seuls positivistes logiques. Comte, ce prolixe auteur dont la vie fut si difficile, est aujourd'hui presque oublié. Mais je continuerai malgré tout à utiliser l'expression. positivisme logique» pour parler du Cercle de Vienne conservant au mot « positivisme» son sens strict. En plus des caractéristiques (1) à (6) énoncées ci-dessus, le positivisme logique a pour trait distinctif de s'intéresser particulièrement à la logique, au sens et à l'analyse du langage, thèmes qui étaient étrangers aux premiers positivistes. En fait, en ce qui concerne la philosophie des sciences, je préfère le premier positivisme simplement parce qu'il n'est pas obsédé par une quelconque théorie du sens.

L'habituelle réaction œdipienne s'est encore manifes­tée. En dépit de l'impact du positivisme logique sur la philosophie d'expression anglaise, personne aujour­d'hui ne veut plus être appelé • positiviste ». Les positivistes logiques eux-mêmes en vinrent à préférer l'étiquette d'. empirisme logique ». En Allemagne et en France, • positivisme» est, dans de nombreux milieux, un terme chargé d'opprobre révélant une obsession pour les sciences exactes et le refus têtu de toute voie alternative pour comprendre les sciences sociales. Par ailleurs, le positivisme est souvent associé, à tort, à diverses idéologies conservatrices ou réactionnaires.

Dans un ouvrage collectif dirigé par Théodore Adorno, De Vienne à Francfort, La querelle allemande des sciences sociales (Éditions Complexe, Bruxelles, 1979), nous voyons des professeurs de sociologie et leurs pairs philosophes, Adorno et Jürgens Habermas entre autres, faire front contre Karl Popper qu'ils traitent de • positiviste ». Lui-même refusait cette éti­quette parce qu'il s'était toujours tenu à distance du positivisme logique. De fait, Popper ne partage pas

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suffisamment les caractéristiques (1) à (6) ci-dessus pour que l'on puisse dire qu'il est positiviste. II est réaliste en ce qui concerne les entités théoriques et il affirme que la science tente de découvrir des explica­tions et des causes. II ne partage pas l'obsession positiviste pour l'observation et les données brutes des sens. Contrairement aux positivistes logiques, il pense qu'une théorie du sens est un désastre pour la philoso­phie des sciences. Certes, il définit bien la science comme un ensemble de propositions vérifiables mais, loin de s'opposer à la métaphysique, il considère que la spéculation métaphysique invérifiable est essentielle à la formation d'hypothèses nouvelles et plus vérifiables.

Pourquoi, alors, les professeurs de sociologie anti­positivistes ont-ils cru bon de soutenir que Popper était positiviste? Parce qu'il croit en l'unité de la méthode scientifique. Émettre des hypothèses, en déduire des conséquences, les vérifier, c'est la méthode que propose Popper pour rechercher et réfuter de nouvelles idées. II ne pense pas que les sciences sociales relèvent d'une technique particulière, d'un Verstehen qui différerait de celui qui prévaut dans les sciences de la nature. En cela, il est d'accord avec les positivistes logiques. Mais je tiens à conserver l'appellation de « positivisme» pour désigner la série d'idées anti-métaphysiques énumérées ci-dessus plutôt que le dogme de l'unité méthodologique de la science. Mais j'accorde que, si l'on nourrit peu d'enthousiasme pour la rigueur scientifique, on ne verra guère de différence entre Popper et les membres du Cercle de Vienne.

Contre la métaphysique, les positivistes ont toujours été de bons faiseurs de slogans. Hume donna le ton avec les phrases sonores qui concluent ses Essais sur l'en. tendement humain:

« Quand, persuadés de ces principes nous parcou­rons les bibliothèques, que nous faut-il détruire? Si nous prenons en main un volume de théologie ou de

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métaphysique scolastique, par exemple, demandons­nous : contient-il des raisonnements ahstraits expéri­mentaux sur des questions de fait et d'existence? Non. Alors mettez-le au feu car il ne contient que sophisme et illusion. » Dans l'introduction à son anthologie, Logi­cal Positivism, A.J. Ayer dit qu'il s'agit « d'un excellent exposé de la position des positivistes. En ce qui concerne les positivistes logiques, l'épithète "logique" fut ajoutée parce qu'ils voulaient s'approprier les dé­couvertes de la logique moderne ». Hume est ainsi le premier a avoir parlé du critère de vérifiahilité permet­tant de distinguer le non-sens (la métaphysique) du discours sensé (la science principalement). Ayer com­mence son livre, Language, Truth and Logic par un très énergique chapitre sur 1'« élimination de la méta­physique ». Les positivistes logiques associaient à leur mépris pour la vaine métaphysique une doctrine orien­tée vers la recherche du sens qu'ils appelaient le « principe de vérification». Schlick annonça que la méthode de vérification d'un énoncé en constitue le sens. Pour résumer, un énoncé n'est considéré comme signifiant, ou comme ayant un « sens cognitif»! que dans la seule mesure où il est vérifiahle. On peut constater, non sans surprise, que personne n'a jamais pu définir la vérifiahilité de manière à exclure tout débat de mauvaise métaphysique et à inclure tout bon dis­cours scientifique.

C'est en grande partie un accident de l'histoire si préjugés anti-métaphysiques et théorie de la vérification se sont retrouvés associés. Comte était certainement un grand anti-métaphysicien mais il ne portait aucun intérêt à l'étude du «sens ». De nos jours, Van Fraassen s'oppose avec la même vigueur à la métaphysique. Une philosophie du langage est, à mon avis et sans présumer de l'intérêt qu'elle peut présenter par ailleurs, d'un assez faible secours pour comprendre la science. Au début de The Scientific Image, Van Fraassen écrit :

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« De mon point de vue, l'empirisme est justifié mais il ne peut survivre sous la forme linguistique que lui ont donnée les positivistes (logiques) » (p. 3).

Comte

Auguste Comte est le pur produit de cette première moitié du XIX' siècle qui avait foi en l'histoire. C'est­à-dire que, loin de réduire l'empirisme au moule linguis­tique, il croyait fermement au progrès et à l'inexorahilité des lois historiques. On pense souvent que positivisme ct historicisme sont opposés, pour Comte, au contraire, ce sont deux aspects complémentaires d'une même idée. En fait, il n'y a pas plus de raison de séparer histoire et positivisme que de relier positivisme et théorie du sens.

Comte avait puisé son inspiration dans un livre passionné, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, que l'aristocrate Condorcet (1743-1794) avait laissé en héritage à l'humanité en marche. Ce texte, Condorcet l'avait rédigé peu de temps avant de se suicider dans sa cellule, la veille du jour où il devait être guillotiné. Même la Terreur ne pouvait venir à bout de la foi qu'inspirait le progrès. Comte hérita de Condorcet une conception de l'évolution de l'esprit dont sa « loi des trois états» rend compte. L'humanité a d'abord connu l'état théologique, caracté­risé par la recherche des causes premières et la fiction des divinités. Puis nous avons traversé l'état métaphysi­que, plus ambigu, où l'on remplace progressivement les divinités par les entités théoriques des sciences en gestation. Et nous nous acheminons maintenant vers le troisième état, celui de la science positive.

Une science positive reconnaît une proposition comme vraie-ou-fausse à la seule condition qu'il soit possible d'établir sa véritable valeur. Le Cours de philosophie positive de Comte est une grande histoire

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épistémologique du développement des sciences. Plus nombreux sont les modes de raisonnement scientifique et plus s'étend le domaine de la connaissance positive. Une proposition ne peut être « positive », candidate au vrai-ou-faux, sans qu'un certain mode de raisonnement se porte garant de sa valeur et permette, en principe, de la déterminer. Comte, qui fut l'inventeur du mot même de « sociologie », essaya de trouver une nouvelle méthode, un nouveau mode de raisonnement, pour l'étude de la société et des sciences morales. Sa concep­tion de la sociologie était certes erronée mais sa démar­che, sa « méta-conception », allait dans le bon sens : créer un nouveau style de raisonnement pour qu'un nouveau domaine du discours soit à son tour rendu positif, soumis à la question du vrai et du faux.

Théologie et métaphysique, disait Comte, sont des états primitifs du développement de l'homme, il faut les abandonner comme un enfant abandonne ses jouets au fur et à mesure qu'il grandit. Il n'est pas pour autant souhaitable d'habiter un monde qui soit dénué de toute valeur. Comte, dans la dernière partie de sa vie, fonda une Église positiviste dont le but était de promouvoir les valeurs humanistes. Cette Église n'a pas complètement disparu. A Paris, certains bâtiments demeurent encore un peu défraîchis, et l'on m'a assuré que le mouvement conserve quelques places fortes au Brésil. Vestiges d'une école autrefois florissante qui, en association avec d 'autres sociétés humanistes, était présente dans le monde entier. Ainsi, le positivisme fut-il à la fois un monument à la gloire du scientisme et une nouvelle religion humaniste.

Contre la cause

On sait que, ' pour Hume, la cause n'était qu'une conjonction persistante. Dire de A qu'il est la cause de B ne signifie pas que A, par quelque pouvoir ou

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caractère qui lui soit propre, a provoqué B. C'est faire seulement le constat que des choses du type A sont régulièrement suivies de choses du type B. Le raison­nement suivi par Hume est analysé en détail dans des centaines de livres de philosophie. Cependant, pour comprendre Hume, il est nécessaire de le lire dans son contexte historique.

A l'époque de Hume, la conception de la causalité comme simple conjonction de phénomènes était très répandue. Il n'en est donc pas l'auteur. La responsabi­lité d'Isaac Newton serait beaucoup plus engagée, mais sans préméditation. On considérait, à l'époque de Hume, que la théorie newtonienne de la gravitation était le grand triomphe de l'esprit humain. La position de Newton sur les arrière-plans métaphysiques de la gravi­tation était si ambiguë que les spécialistes en débattront sans doute jusqu'à la fin des temps. Immédiatement avant Newton, les meilleurs esprits scientifiques consi­déraient que le monde devait être compris en termes de poussées et de tractions mécaniques. Mais la gravitation ne semblait pas «mécanique» car il s'agissait d'une action à distance. C'est pour cette raison que le seul rival de Newton, Leibniz, avait rejeté la gravitation : Il s'agissait d'un retour aux forces occultes et inexplica­bles. L'esprit positiviste s'était emparé de Leibniz. Nous avons appris à considérer que les lois de la gravitation sont des régularités qui décrivent ce qui se passe dans le monde. Et nous en avons déduit que toutes les lois causales ne sont que de simples régularités!

Après Newton, les empiristes se donnèrent pour principe de ne chercher dans la nature que des régula­rités, et non des causes. Nous ne devrions pas penser que les lois de la nature révèlent ce qui doit se passer dans l'univers mais ce qui s'y passe vraiment. L'homme de science cherche à découvrir les énoncés universels, les théories et les lois dont tout phénomène n'est qu'un cas particulier. Affirmer que l'on a trouvé l'explication

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d'un fait, c'est seulement dire que l'on peut déduire ce fait d'une certaioe régularité générale.

Les énoncés classiques de cette idée abondent. Nous allons voir maintenant celui que nous propose Thomas Reid dans son livre de 1788, Essays on the Active Powers of the Human Mind. Reid est le fondateur de ce que l'on appelle souvent 1'« École écossaise de la philosophie du sens commu~ ». qui, exporlée, de,"Ï~t la plus importante école améncame de phllosop~le JUS­

qu'à l'arrivée du pragmatisme à la fin du XIX' sIècle. Les philosophes qui pensent avec précision le monde

physique donnent aussi un sens précis aux termes qU'Ils utilisent dans l'exercice de leur science et, lorsqu'Ils affirment avoir trouvé la cause d'un phénomène naturel, il faut entendre qu'ils ont trouvé une loi de la nature dont ce phénomène est la nécessaire conséquence.

Tout l'objet de la philosophie naturelle, comme Newton l'a dit avec insistance, est réductible à ces deux pôles: Découvrir les lo~s de la nature p~r ju.s~e inductio.n de l'expérience et de 1 observation pUIS utihser ces lOIS pour comprendre les phénomènes naturels. Le grand philosophe ne s'assignait pas d'autres buts, il ne pensait pas non plus que l'on puisse s'en assigner d'autres. (1. VÜ. 6.)

Comte, dans son Cours de philosophie positive, voit un peu les choses de la même manière. Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lms naturelles invariables, dont la découverle précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforls, en considérant comme absolum~nt inaccessible et vide de sens la recherche de ce que 1 on appelle les causes, soit premières, soit fi~ales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un pnnClpe devenu maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que, dans nos explications positi-

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ves, même les plus parfaites, nous n'avons nullement la prétention d'exposer les causes génératrices des phé­nomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude.

. Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous dIsons que les phénomènes généraux de l'univers sont expliqués, autant qu'ils puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous divers points de vue : la tendance constante du mouvement de toutes les molécules les unes vers les autres en raison directe de leur masse, et en raison inverse des carrés de leurs distances . tandis que, d'un autre côté, ce fait général nous est p~ésenté comme une simple extension d'un phénomène qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, quelles qu'en soient les causes, ce sont des questions que nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à l'imagination des théolo­giens, ou aux subtilités des métaphysiciens (Paris, 1830, p. 11).

Le positivisme logique devait aussi accepter l'hypo­thèse de la conjonction persistante de Hume. Les lois naturelles, selon la maxime de Morlitz Schlick, décri­vent les événements mais ne les prescrivent pas. Elles ne sont que de simples constats de régularités. La position du positivisme logique Sur l'explication aboutit finalement au modèle d'explication « déductivo-nomo­logique» de C.G. Hempel. Expliquer un événement

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l' . " ,

dont le développement est décrit par la phrase S revient à exposer certaines lois naturelles (i.e. certaines régula­rités) L, certains faits particuliers F et à montrer que la phrase S peut être déduite des phrases établissant L et F. Van Fraassen, qui pourtant parle de l'explication de manière plus sophistiquée, partage la traditionnelle hostilité positiviste à l'égard des causes. Dans son livre, il se moque de « l'envol de l'imagination» (car, à ses yeux, la cause est pire encore que l'explication).

Contre les entités théoriques L'opposition aux entités non observables est un

complément de l'opposition aux causes. Comme tou­jours, Hume explique en une prose ironique le dédain qu'il éprouve pour les sciences de son époque, qui postulaient des entités. Il admire le chimiste du XVI" siè­cle Robert Boyle pour ses expériences et son mode de raisonnement mais pas pour sa philosophie mécanique et corpusculaire qui imagine le monde comme composé de petites billes rebondissantes. Au chapitre LXII de sa grande Histoire de l'Angleterre, il nous dit : « Boyle était un grand partisan de la philosophie mécanique, une théorie qui, en dévoilant certains des secrets de la nature et en nous donnant à imaginer les autres, est très agréable à la vanité et à la curiosité naturelles de l'homme. » Isaac Newton, « le plus rare et le plus grand des génies qui jamais ne naquit pour l'illustration et l'instruction des espèces », est meilleur maître que Boyle, « Newton donnait l'impression de dévoiler cer­tains mystères de la nature mais en même temps il montrait les imperfections de la philosophie mécanique, reléguant à nouveau dans l'obscurité les secrets ultimes. De cette obscurité, ils n'étaient jamais vraiment sortis et jamais ils ne sortiront plus ».

Que le monde soit mené par des forces secrètes et obscures, Hume prend rarement la peine de le nier. Ce

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qu'il nie, par contre, c'est que cela nous concerne. La vanité et la curiosité qui caractérisent notre espèce peuvent bien nous pousser à la recherche des particules fondamentales , ce n'est pas pour autant que la physique y arrivera. Les causes premières nous sont à jamais cachées.

Dans le positivisme, l'opposition aux entités théori­ques est centrale. Comte admettait que l'on ne peut se contenter de généraliser à partir des données de l'ob­servation mais que l'on doit aussi procéder par hypothè­ses. Hypothèses qu'il faut s'empresser de considérer comme telles et dont il faut savoir que plus elles postulent et plus elles s'éloignent de la science positive. En termes pratiques, Comte s'oppose à la conception newtonienne d'un éther, bientôt éther électromagnéti­que, qui emplirait tout l'espace. Il s'oppose de même à l'hypothèse atomique. Dans le premier cas il a gagné, dans le second il a perdu.

Les positivistes logiques se méfiaient, à des degrés divers, des entités théoriques. La stratégie générale étant d'employer la logique et le langage. Ils empruntè­rent une page du carnet de notes de Bertrand Russell. Ce dernier considérait qu'il fallait remplacer les préten­dues entités par des constructions logiques. Ce qui signifie qu'un énoncé comprenant une entité dont l'existence n'est pas clairement établie par les données, doit remplacer cette entité par une formule logique équivalente. En général, les données sont étroitement liées à l'observation. Ainsi vint l'époque, pour les positivistes logiques, du grand programme réduction­niste, ils espéraient que tous les énoncés impliquant des entités théoriques seraient, grâce à la logique, «ré­duits» à des énoncés ne faisant aucune référence à ces entités. L'échec de ce projet fut plus total encore que celui de la définition du principe de vérification.

Van Fraassen hérite de l'antipathie positiviste pour les entités théoriques. Parler d'« entités théoriques »

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JI

d.

nous est interdit : c'est « entités inobservables» que nous voulons dire. On ne peut les voir, il faut donc les postuler. La stratégie de Van Fraassen consiste à bloquer toute inférence quant à la vérité de nos théories et à l'existence de leurs entités.

Croyance

Hume ne croyait pas aux invisibles petites billes ou aux atomes de la philosophie mécanique de Robert Boyle. Newton nous a montré que nous ne devrions nous préoccuper que des seules lois naturelles qui relient les phénomènes. Ne laissons pas notre vanité naturelle nous pousser à imaginer que les causes premières sont à notre portée.

Comte ne croyait pas non plus aux atomes et à l'éther de la science -de son temps. Les hypothèses sont nécessaires pour nous guider dans notre étude de la nature mais seule la connaissance des phénomènes dont nous devons déterminer les lois avec précision peut être vraiment considérée comme positive. Comte n'en est pas pour autant ignorant de la science. Il avait été à l'école des plus grands mathématiciens et physiciens français. Il croyait en leurs lois et se méfiait de toute tentative visant à postuler de nouvelles entités.

Le positivisme logique ne disposait pas d'un aussi vaste choix. Les membres du Cercle de Vienne croyaient en la physique de leur temps, certains y avaient même contribué. Atomisme et électromagné­tisme étaient depuis longtemps établis, le succès de la relativité se confirmait et la théorie des quanta avançait rapidement. De là surgit la doctrine du réductionnisme, version extrême du positivisme logique. On y suggère que doivent exister des transformations linguistiques et logiques opérant sur les énoncés des théories pour les réduire à des énoncés sur les phénomènes. Peut-être ne faudrait-il pas croire littéralement en l'existence des

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1

1

atomes, des courants et des charges électriques car les phrases que nous employons peuvent être ramenées à des phrases sur les phénomènes. Les logiciens firent quelques recherches. F.P. Ramsey a montré comment exclure les noms des entités théoriques en les rempla­çant par un système de quantificateurs. William Craig a prouvé qu'à toute théorie axiomatisable mettant en œuvre des termes provenant de l'observation et de la théorie, correspond une théorie axiomatisable n'impli­quant que les seuls termes de l'observation. Mais ces résultats n'étaient pas à la hauteur des exigences du positivisme logique, aucune véritable science n'accep­tait de se prêter à la réduction logique. Terrible revers, après les succès, partiels mais remarquables, des pro­cessus de réduction des théories superficielles en théo­ries plus profondes. Ainsi, la chimie analytique se fonde-t-elle ' sur la chimie quantique et la biologie moléculaire sur la théorie du gène. Les tentatives de réduction de la science, consistant à ramener une théorie empirique à une théorie plus profonde, ont remporté d'innombrables succès partiels, mais les tenta­tives de réduction linguistique n'ont rien donné.

Acceptation

Hume et Comte, en ce qui concerne les particules fondamentales, disaient : nous n'y croyons pas. Les positivistes logiques, eux, y croyaient mais en s'oppo­sant quand même à une compréhension trop littérale de nos théories. Il n'existe aucune autre alternative pour le positiviste d'aujourd'hui car les programmes de réduc­tion linguistique ont échoué au moment où il devenait de plus en plus difficile de rejeter l'ensemble de la science théorique moderne. Van Fraassen réussit à se sortir de l'impasse en distinguant la croyance de l'accep­tation.

A l'encontre des positivistes logiques, Van Fraassen

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affirme, lui, que les théories doivent être littéralement comprises. Impossible de les comprendre autrement. En désaccord avec le réaliste, il affirme qu'il n'est pas nécessaire de croire en la vérité des théories. Il nous propose d'utiliser plutôt d'autres concepts : l'accepta­tion et l'adéquation empirique. Il définit le réalisme scientifique comme la doctrine qui soutient que «la science a pour objectif de nous fournir, dans ses théo­ries, une histoire littéralement vraie du monde tel qu'il est, et l'acceptation d'une théorie scientifique implique de croire en sa vérité» (p. 8). Il soutient au contraire que, selon sa propre vision de l'empirisme constrnctij. « la science vise à nous donner des théories empiri­quement adéquates et accepter une théorie ne contraint pas à croire au-delà de ce qui est empiriquement adéquat» (p. 12). « Il n'est pas nécessaire », écrit-il encore, « de croire en la vérité des bonnes théories, pas plus qu'il n'est nécessaire de croire ipso facto que les entités qu'elles postulent sont vraies ». Le « ipso facto» nous rappelle que Van Fraassen ne fait pas heaucoup de différence entre réalisme à propos des théories et réalisme à propos des entités. A mon avis, on pourrait croire en la réalité des entités non pas « en vertu du fait )) que la théorie est vraie mais pour d'autres raisons.

Un peu plus loin, Van Fraassen explique que : « accepter une théorie, c'est pour nous croire qu'elle est empiriquement adéquate, que ce que la théorie dit à propos de l'obseroable, par nous, est vrai » (p. 18). Une théorie est un instrument intellectuel pour la prévision, le contrôle, la recherche et pour le simple plaisir. Accepter c'est, entre autres, s'engager. Accepter une théorie dans le ehamp de recherche qui me concerne, c'est m'engager à faire progresser le programme d'étude qu'elle suggère. Je peux même accepter certaines explications. Mais il me faut rejeter tout ce qui pourrait passer pour une inférence en faveur de la meilleure

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explication: accepter une théorie parce qu'elle clarifie les choses ne revient pas à l'accepter littéralement.

La philosophie de Van Fraassen est aujourd'hui la version la plus cohérente du positivisme. Elle présente les six caractéristiques symptomatiques du positivisme, partagées par Hume, Comte et les positivistes logiques. LUI manquent naturellement la psychologie de Hume, l'historicisme de Comte et les théories sur le sens des positivistes logiques, mais ces éléments ne sont en rien essentiels à l'esprit positiviste. Van Fraassen s'oppose à la métaphysique avec la même force que ses prédéces­seurs : « L'assertion d'adéquation empirique est beau­coup plus faible que l'assertion de vérité et refuser cette dernière nous délivre de la métaphysique» (p. 69). Il est pour l'obseroation et contre la cause. II n'accorde qu'une importance mineure à l'explication, il ne pense pas que les explications puissent mener à la vérité. En fait, tout comme Hume et Comte, il cite l'exemple claSSIque de Newton dont l'incapacité à expliquer la gravité est donnée comme preuve que la science n'est pas essentiellement une question d'explication (p. 94). Il est certainement contre les entités théoriques. Ainsi, souscrit-il à cinq des six règles de la doctrine positiviste. Seule la vérification ne semble guère le concerner. Van Fraassen n'adhère pas à la théorie de la vérifiahilité du sens des positivistes logiques. Comte n'y aurait pas non plus adhéré. Pas plus que Hume, je pense, même si Hume disposait bien d'une théorie de l'invérifiahilité pour brôler les livres. L'enthousiasme positiviste pour la vérifiahilité ne fut que temporairement relié à la question du sens, à l'époque du positivisme logique. Il surgissait plutôt d'une aspiration générale à la science positive, à la connaissance qui peut être fondée en vérité et dont les faits sont déterminés avec précision. L'empi­risme constructif de Van Fraassen partage cet enthou­Siasme.

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Contre les explications Pour la plupart, les thèses positivistes avaient plus

d'attrait à l'époque de Comte qu'aujourd'hui. En 1840, les entités théoriques sont entièrement hypothétiques et se méfier de ce qui est seulement postulé est alors le point de départ de philosophies très estimables. Mais nouS nous sommes habitués à voir ce qui n'était aupara­vant que simple hypothèse : les microbes, les gènes et même les molécules. Nous avons aussi appris à nous servir de nombreuses entités théoriques pour agir dans divers domaines. Ces éléments favorables au réalisme à propos des entités sont examinés plus en détail aux chapitres 10 et 16 ci-après. Un thème positiviste reste assez solide cependant: la prudence en ce qui concerne les explications.

L'idée d'« inférence en faveur de la meilleure expli­cation» est assez ancienne. C.S. Peirce (1839-1914) l'appelait la « méthode de l'hypothèse ou de l'abduc­tion ». L'idée en étant que si l'on trouve une explication rendant compte, avec quelque vraisemblance, de ce qui est autrement inexplicable, alors il faudra en conclure que l'explication est probablement vraie. Au début de sa carrière, Peirce pensait qu'il existait trois modes fondamentaux d'inférence scientifique : la déduction, l'induction et l'hypothèse. Par la suite, il se mit à douter de plus en plus du troisième et, à la fin de sa vie, il n'attachait plus aucune importance à l'idée d'inférence en faveur de la meilleure explication.

Peirce eut-il raison d'abjurer? Je le pense, mais il n'est pas nécessaire d'en décider maintenant. L'infé­rence en faveur de la meilleure explication ne nous concerne qu'en tant qu'argument pour le réalisme. C'est H. Helmholtz (1821-1894) qui en avait énoncé l'idée de base après avoir contribué au développement de la psychologie, de l'optique, de l'électrodynamique et d'autres sciences encore. Helmholtz était aussi un

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philosophe, disant du réalisme qu'il était « une hypo­thèse admirablement utile et précise » (1). Il semble que nous soyons maintenant confrontés à trois argu­ments distincts, disons, l'argument d'inférence simple, l'argument de l'accident cosmique et l'argument du succès de la science.

Tous les trois me laissent sceptique. Disons d'abord que l'explication joue un rôle moins central dans le raisonnement scientifique que certains philosophes ne l'im,,?inent. L'explication d'un phénomène ne peut être conSIdérée comme faisant partie des composants de la nature comme si le Créateur de l'Univers avait établi une liste d~ toutes les entités, phénomènes, quantités, qualIlés, lOIS et constantes numériques et qu'il y avait inclus aussi les explications des événements. L'explica­tion est dépendante des centres d'intérêt de chacun. Je ne nie pas qu'il nous arnve, dans notre vie intellectuelle d'avoir recours à l'explication pour « sentir la clé tour: ner dans le verrou », suivant l'expression de Peirce. Il s'agit en grande partie d'un trait propre aux circonstan­ces historiques ou psychologiques du moment. Vient le moment où il est profitable de comprendre en lançant de nouvelles hypothèses exploratoires. Mais cela n'in­dique pas que l'hypothèse est vraie. Van Fraassen et Cartwright font valoir qu'une explication ne suffit pas pour qu~ 1'011 croie. Je suis moins exigeant qu'eux. Il mc se.mble, commc. à Peirce, que c'est quand même une faIble présomptIon. En 1905, Einstein expliqua l'effet photoélectrIque grâce à sa théorie des photons. Il rendit ams~ attrayante la notion de faisceaux quantifiés de lumIère. MalS le succès de cette théorie est plus dû à ses prévisions qu'à ses explications. Sentir la clé tourner

J. «On the aim and progress of physical science» (Original allemand, 1871), in H. von Helmholtz, Popular lectures and Addres.~es on Scientific Subjects (D. Atkinson, Trad.) London, 1873. p. 247.

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1 i'i 1

dans le verrou peut bien ouvrir de nouvelles et exaltan­tes perspectives, cela ne suffit pas pour décider qu'elles sont vraies, cette décision venant à l'étape suivante.

Simple inférence L'argument de simple inférence consiste à dire qu'il

serait vraiment miraculeux que l'effet photoélectrique, par exemple, se manifeste sans l'existence de photons. L'explication de la persistance de ce phénomène, celui par lequel l'information télévisée, les images, sont converties en impulsions électriques, à leur tour trans­formées en ondes électromagnétiques qui sont finale­ment captées par la récepteur domestique, cette explica­tion ne peut être comprise que si l'on admet que les photons existent. Comme le dit J-J.C. Smart : «Il faudrait supposer qu'advient un nombre incalculable d'événements heureux dans le comportement men­tionné par les données de l'observation, accidents qui agissent par ailleurs comme s'ils étaient provoqués par ces choses non existantes dont le vocabulaire théorique fait ostensiblement mention (2).» Le réaliste infère alors que les photons sont réels parce que nous ne pourrions comprendre autrement comment des images peuvent être transformées en messages électroniques.

Même si, contrairement à ce que j'ai dit, l'explication pouvait servir de base à la croyance, je n'ai pas pour autant l'impression d'avoir ici affaire à une inférence en faveur de la meilleure explication. Cela parce que la réalité des photons ne fait pas partie de l'explication. On ne pourrait, après Einstein, fournir quelque explication complémentaire du type : « ... et les photons sont réels » ou « ... donc les photons existent» . Faisant écho

2. J.J.C. Smart, , Dilliculties ror realism in the philosophy or science » in Logie. MethodQlogy and Philosophy of Science VI, Proceedings of the 6th International Congress of Logic. Methodo­/ogy and Phi/osophy of Science, Hannaver, 1979, pp. 363-375.

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à Kant, je dirais que l'existence n'est qu'un simple prédicat logique qui n'ajoute rien au sujet. Ajouter, après Einstein, « ... et les photons sont réels », n'enri­chit en rien notre compréhension. L'explication ne s'en trouve pas valorisée. Si celui qui donne l'explication proteste, en faisant valoir qu'Einstein lui-même a re­connu l'existence des photons, alors c'est qu'il émet une pétition de principe. Car le débat entre réaliste et anti-réaliste est précisément de savoir si, pour être adéquate, la thèse d'Einstein doit nécessairement ad­mettre que les photons sont réels.

Accidents cosmiques

L'argument de la simple inférence ne tient compte que d'une théorie, d'un phénomène et d'une sorte d'entité. L'argument de l'accident cosmique consiste à faire remarquer qu'une honne théorie fait souvent progresser la connaissance en expliquant divers phé­nomènes qui n'avaient pas jusqu'alors été associés. Inversement, des modes de raisonnement radicalement différents nous amèneront souvent à découvrir les mêmes entités fondamentales. Hans Reichenbach appe­lait cela l'argument de la cause commune, comme le fit par la suite Wesley Salmon (3). Son exemple favori n'est pas l'effet photoélectrique mais un autre des triomphes d'Einstein. En 1905, Einstein donna une explication du mouvement brownien, la façon dont les particules de pollen sont bousculées au hasard par les molécules en mouvement. Les calculs d'Einstein, asso­ciés aux résultats d'expérimentateurs prudents, nous permettent, par exemple, d'obtenir le nombre d'Avoga­dro, c'est-à-dire le nombre de molécules contenues dans un gaz quelconque, le volume, la température et la

3. Wesley Salmon, "Why ask, Why ?'" « An lnquiry Conceming Scientific Explanation », Proceeding and Addresses of The Ameri­con Phi/osophirol Association 51 (1978), pp. 683·705.

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pression étant donnés. Ce nombre, on l'obtient depuis 1815 des manières les plus diverses. Ce qui est remar­quable, c'est que l'on obtient toujours à peu près le même nombre en partant de chemins très différents. Une seule explication est alors possible : les molécules existent vraiment, de fait, quelque 6023 x 10" molécu­les par mol-gramme d'un gaz quelconque.

Cela semble, à mon avis, réactiver la querelle des réalistes et des anti-réalistes. L'anti-réaliste accorde que l'explication, celle d'Einstein notamment, du trajet moyen des molécules est un triomphe. Il est empiri­quement adéquat, presque à la perfection. Le réaliste demande pourquoi. Ne serait-ce pas justement parce que les molécules existent? L'anti-réaliste réplique qu'une explication ne peut garantir la vérité et que, selon toutes les données acquises, on ne dispose que d'une adéquation empirique. En bref, le débat tourne en rond (comme, il faut l'admettre, tous les débats menés à ce niveau de généralité).

L 'histoire à succès

Les précédentes considérations portaient surtout sur J'existence des entités, nous allons maintenant accorder notre attention à la vérité des théories. Nous n'allons pas réfléchir sur un fragment de science mais sur La Science, cette science qui, selon Hilary Putnam, est un Succès. Nombreux sont ceux qui, comme W. Newlon­Smith dans son livre, Rationality (1982), partagent cette conception : la Science est en marche vers la vérité. Pourquoi la Science remporte-t-elle un si grand Succès? Cela doit être parce que nous sommes en marche vers la vérité. Cette question ayant fait l'objet de nombreux débats, je conseille au lecteur de se reporter

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aux textes (4). La certitude affichée par beaucoup, que l'on tient là un «argument », un vrai, m'amène à formuler les quelques mises en garde suivantes :

1. Le phénomène de croissance correspond au mieux à une augmentation monotonique des connais­sances, non à une convergence. Cette observation, pour triviale qu'elle soit, est néanmoins importante, car parler de « convergence» implique, d'une ffil!nière ou d'une autre, que l'on se dirige vers un seul objectif alors que la notion d'« accroissement») ne présente pas de telles implications. Les connaissances peuvent bien progresser, ce n'est pas pour autant qu'existe une science unique à laquelle ces connaissances contribue­raient. La compréhension des choses peut devenir plus profonde et les généralisations plus englobantes sans que nous soyons pour autant contraints à parler de convergence. La physique du xx' siècle en est le vivant exemple.

2. La croissance du savoir peut trouver de nombreu­ses explications sociologiques, sans implications réalis­tes. Certaines de ces explications considèrent même que la « croissance du savoir» est une prétention creuse. D'après les analyses de Kuhn, dans la Structure des révolutions scientifiques, la science, lorsqu'elle marche bien, résout les énigmes qu'elle a créées de toutes pièces et ainsi s'opère ce que l'on appelle la croissance. Après une période de révolution, l'histoire est réécrite pour que les succès précédents soient considérés comme

4. Parmi les nombreux arguments en faveur de "idée de convergence, voir H.N. Boyd, « Scientific realism and naturalistic epistemology )J, in P.D. Asquith et R. Giere, PSA 1980, Volume 2, Philosophy of Science Assn., East Lansing, Mich., pp. 613-662 et W.H. Newton-Smith, The Rationality of Science, London, 1981. Une très convaincante rérutation de ce point de vue est donnée par L. Laudan, « A confutation of convergent realism )J, Philosophyof Science 48 (1981), pp. 19-49.

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({ inintéressants }), tandis que }' « intéressant» devient précisément ce que la science d'après le cataclysme est capable de résoudre. Ainsi, la croissance miraculeuse­ment uniforme de la science n'est qu'un leurre destiné aux manuels scolaires.

3. Ce n'est pas particulièrement le corps de la théorie (presque vraie) qui croît. Les philosophes enclins à la théorie sont fascinés par l'accumulation du savoir théo­rique, mais cette accumulation est pour le moins douteuse. Il est vrai, cependant, que de nombreuses choses s'accumulent. (a) Les phénomènes s'accumu· lent. Willis Lamb, par exemple, essaye de faire de l'optique sans photons. Lamb peut faire disparaître les photons, l'effet photoélectrique n'en demeurera pas moins. (b) Les compétences techniques et pratiques s'accumulent, l'effet photoélectrique va continuer à ouvrir les portes des supermarchés. (c) Plus intéressant pour les philosophes, les styles de raisonnement scienti­fique tendent aussi à s'accumuler. Nous avons peu à peu collectionné toute une horde de méthodes: Géomé­trique, postulationnelle, statistique, hypothético-déduc­tive, génétique, évolutionniste et peut-être même histo­ricienne. Il y a certainement croissance des types (a), (b) et (c), mais aucune implication ne peut en être tirée quant à la réalité des entités théoriques ou quant à la vérité des théories.

4. Reste, peut-être, une bonne idée dont j'attribuerai la paternité à Imre Lakatos, même si elle provient plutôt de Peirce et du pragmatisme, bientôt étudiés plus en détail. Il s'agit d'un chemin ouvert par les post-kantiens et les post-hégéliens ayant tourné le dos à la théorie de la vérité conçue comme correspondance. On considère la croissance du savoir comme une donnée acquise et l'on essaye de caractériser la vérité selon les termes de cette donnée. Il ne s'agit pas d'une explication présup-

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posant l'existence d'une certaine réalité, mais d'une définition de la réalité comme : « Ce vers quoi notre croissance nous mène }}. Cet argument peut bien être erroné, au moins ne manque-t-il pas d'une certaine force. On en trouve le détail au chapitre 8 ci-après.

5. Qui plus est, d'authentiques inférences conjectu­rales peuvent être tirées de la notion de croissance du savoir. Selon Peirce, encore, notre capacité à prévoir à peu près correctement les événements peut être expli­quée par la théorie de l'évolution. Nous serions tous morts si nous formulions régulièrement des hypothèses fausses. Mais nous disposons, semble-t-i1, d'un don surprenant pour produire des structures qui expliquent et permettent de prévoir aussi bien la contexture intrin­sèque des choses que les royaumes les plus distants de la cosmologie. De quel bénéfice nous serait-il autre­ment, en termes de survie, d'avoir un cerveau si bien équipé pour la compréhension de l'infiniment grand comme de l'infiniment petit? Peut-être, après tout, sommes-nous bien des animaux rationnels vivant dans un monde rationnel. Peirce propose une réponse sinon plus plausible, du moins plus instructive. Il affirme que matérialisme et nécessitarisme strict se trompent. Le monde dans son ensemble possède un « esprit casa­nier», il se crée des habitudes. Les inférences que nous avons pris l'habitude de former à propos du monde sont identiques aux habitudes que le monde s'est données au fur et à mesure qu'il acquérait un plus grand spectre de régularité. Bizarre et fascinante spéculation métaphysi­que qui pourrait être une manière d'expliquer le succès de la science.

Au moins, l'imagination de Peirce contraste-t-elle avec la banale et vide «histoire à Succès » ou avec l'argument de la convergence que se donne le réalisme! Popper, à mon avis, se fait l'avocat d'un réalisme plus

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sage lorsqu'il écrit qu'il n'est jamais bon de demander une explication de nos succès. Nous pouvons seulement prier pour que cela continue. Si vous tenez absolument à expliquer le succès de la science, alors dites, avec Aristote, que nous sommes des animaux rationnels dans un univers rationnel.

4. LE PRAGMATISME

Le pragmatisme est cette philosophie américaine qui fut créée par Charles Sanders Peirce (1839-1914) et popularisée par William James (1842-1910). Peirce était un génie acariâtre qui fut d'abord employé, grâce à son père, à l'observatoire de Harvard puis au bureau d'étude géodésique de la côte des États-Unis avant de devenir l'un des quelques rares bons mathématiciens de ce pays. A une époque où un philosophe se devait aussi d'enseigner, James lui obtint un poste à la John Hopkins University. Son comportement faisant scandale (il avait, un jour, lancé une brique sur une amie qui passait dans la rue), le président de l'université licencia l'ensemble du département de philosophie, en créa un nouveau puis réintégra tout le monde, à l'exception de Peirce. Peirce n'aimait pas la façon dont James popularisait le pragmatisme, aussi inventa-t-il un nouveau nom pour définir ses idées, le « pragmaticisme », un nom suffi­samment affreux, pensait-il sans doute, pour que per­sonne n'ait l'idée de le lui voler. Le rapport entre pragmatisme et réalité est clairement établi dans un de ses essais les plus réimprimés, Sorne consequences of four incapacities (1868) .

Et qu'entendons-nous par ({ réel» ? C'est une notion

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qui a dû nous venir d'abord quand nous avons décou­vert qu'il y a du non-réel, de l'illusion; c'est-à-dire, quand nous avons commencé à nous corriger nous­mêmes... Le réel, alors, est ce à quoi aboutiraient finalemen~ tôt ou tard, l'information et le raisonne­ment, et qui est donc indépendant de nos fantaisies à vous ou à moi. Ainsi, l'origine même de notre concep­tion de la réalité montre que cette conception enveloppe de manière essentielle la notion d'une COMMUNAlITÉ,

sans limite définie, et capable d'accroître son savoir de façon significative. Et ainsi ces deux séries de connais­sances - réelles et non réelles - sont formées de ces connaissances que la communauté, à une époque suffi­samment éloignée, continuera à réaffirmer, et de celles qui, dans les mêmes conditions, seront toujours reje­tées. Or, une proposition dont la fausseté ne peut jamais être découverte, et dont le caractère erroné est absolu­ment inconnaissable, ne recèle, d'après notre principe, absolument aucune erreur. Par conséquent, ce qui est pensé dans ces connaissances c'est le réel, tel qu'il est réellement. Il n'y a rien, dès lors, qui nous empêche de connaître les choses extérieures comme elles sont réellement, et il est extrêmement probable que nous les connaissons ainsi dans un nombre incalculable de cas, quoique nous ne puissions jamais être absolument certains d'y parvenir dans aucun cas particulier donné (The Philosophy of Peirce, J. Buchler (éd.), pp. 247 sq.). C'est exactement la même notion que reprend aujourd'hui Putnam, dont le réalisme interne fait l'objet du chapitre 7.

Le chemin qui mène à Peirce

De tous les philosophes du siècle dernier, Peirce et Nietzsche sont les deux plus remarquables. Ils sont tous les deux les héritiers de Kant et de Hegel. Ils représen­tent, chacun à sa manière, une façon de répondre à ces

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deux philosophes. L'un et l'autre considèrent comme acquis ce que Kant avait montré, que la vérité ne peut simplement «correspondre» à la réalité extérieure. L'un et l'autre considèrent comme acquis que dévelop­pement et progrès sont des attributs essentiels du savoir. Cela, ils le tenaient de Hegel.

Nietzsche rappelle superbement comment le monde vrai devint une fable. Un aphorisme de son livre, le Crépuscule des idoles, nous mène du monde «vrai, accessible à l'homme sage, pieux, vertueux» de Platon au monde « sublime, diaphane, nordique, koeningsber­gien » de Kant. Vient ensuite l'étrange pseudo-subjecti­visme de Zarathoustra. Ce n'est pas la seule voie post-kantienne. Peirce tente de remplacer la vérité par la méthode. La vérité c'est tout ce qu'acquiert une communauté de chercheurs poursuivant un certain objectif d'une certaine manière. Ainsi Peirce a-t-il trouvé un substitut objectif à l'idée de la vérité comme correspondant à une réalité indépendante de l'esprit. Il qualifie parrois lui-même sa philosophie d'« idéalisme objectif». Il est très impressionné par le besoin généra­lement manifesté d'un ensemble stable de croyances. Dans un célèbre essai sur l'enracinement des croyances, il propose avec grand sérieux que l'on se réfère à une autorité ou que l'on décide de croire en la première chose qui nous passe par la tête et que l'on s'y tienne. Les lecteurs modernes ont souvent quelques difficultés avec cet essai car ils n'arrivent pas, ne fût-ce que pour un moment, à croire vraiment que Peirce leur propose d'adhérer à une Église établie (et donc puissante) pour donner de la force à leurs croyances. Et s'il n'y a rien à quoi l'on puisse rattacher une croyance vraie, pour­quoi ne pas demander à une Église de la cautionner? Il peut être très réconfortant de penser que l'on est du parti de la vérité. Mais Peirce rejette celte possibilité parce qu'il considère que la dissidence est inhérente à la nature humaine (et r.on à la vérité pré-humaine).

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Aussi souhaiterait-on trouver une manière d'ancrer nos croyances qui tienne compte de ce trait de la nature humaine. Si l'on pouvait découvrir une méthode qui fonctionne selon ses propres critères, qui soit « auto­stabilisante », qui reconnaisse notre permanente faillibi­lité tout en la limitant, alors on aurait trouvé une meilleure méthode pour enraciner les croyances.

Des mesures comme modèle de raisonnement Peirce est peut-être le seul philosophe expérimenta­

teur des temps modernes. Il effectua de nombreuses mesures et détermina notamment une façon de mesurer la constante gravitationnelle. Il écrivit de longs textes sur la théorie de l'erreur. Aussi était-il accoutumé à la façon dont une série de mesures peut aboutir à une valeur fondamentale unique. Les mesures, selon son expérience, convergent, et ce vers quoi elles convergent est par définition correct. Il considérait que toute croyance devrait relever du même principe. Une étude, pour peu qu'elle soit menée suffisamment longtemps, doit aboutir à une opinion stable quelle que soit. la question abordée. Peirce ne pensait pas que la vérité soit du domaine de la correspondance avec les faits: les vérités sont des conclusions stables auxquelles parvient la COMMUNAUTÉ sans fin des chercheurs.

Cette méthode alternative pour accéder à la vérité, qui garantit encore l'objectivité scientifique, est tout d'un coup redevenue populaire. Je pense qu'elle est au cœur de la méthodologie des programmes de recherche proposée par Imre Lakatos et plus amplement abordée au chapitre 8 ci-après. Contrairement à Peirce, lInre Lakatos se préoccupe de l'ensemble de la mosaïque scientifique. Il ne partage donc pas la simpliste image d'un savoir s'établissant par la répétition mécanique de la méthode des approximations successives. Plus ré­cemment, Hilary Putnam est devenu peircien. Il ne

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pense pas que la façon dont Peirce envisage l'étude soit le dernier mot en la matière, doutant d'ailleurs qu'un tel « dernier mot» existe vraiment. Il croit, cependant, en une forme évolutive de l'étude rationnelle et que la vérité est la somme des résultats auxquels pourrait mener cette étude. Pulnam nous propose un double processus de détermination du vrai. Une méthode d'étude d'abord, fondée sur la déduction, l'induction et, dans une moindre mesure, sur l'inférence en faveur de la meilleure eXplication. La vérité est alors ce sur quoi s'accordent hypothèses, inductions et expériences. Mais, pour Pulnam, les méthodes d'étude peuvent elles-mêmes progresser et de nouveaux modes de raisonnement peuvent s'édifier sur d'autres plus an­ciens. Il espère qu'il ya quelque processus d'accumula­tion plutôt qu'une brutale mise au rehut d'un mode de raisonnement au profit d'un autre. On a bien ainsi deux processus de détermination du vrai : un processus où l'on s'accorde sur une rationalité, composée des modes de pensée accumulés, et un processus où l'on s'accorde sur les faits que la raison confirme au cours de son évolution.

Vision

Peirce composait sur toute la gamme des sujets philosophiques. De nombreuses coteries rivales s'étaient formées autour de lui. Certains le considèrent comme un prédécesseur de Karl Popper car nulle part ailleurs nous ne trouvons une vision aussi tranchante de la méthode autocorrective de la science. Les logiciens découvrent qu'il avait de nombreuses prémonitions quant à l'évolution de la logique moderne. Les spécialis­tes des probabilités et de l'induction constatent que Peirce avait pour l'époque une compréhension très profonde du raisonnement probabiliste. Il nous a laissé un grand nombre de textes, aussi obscurs que fasci-

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nants, sur les signes et toute une discipline, la sémioti­que, le considère avec vénération comme un père fondateur. Je pense, quant à moi, qu'il est important parce qu'il fut le premier à donner quelque cohérence à l'idée selon laquelle nous vivons dans un univers livré au hasard, hasard qui est à la fois indéterminable et fondateur, de par les lois de la probabilité, de notre croyance en des lois régulières qui gouvernent la nature. L'index, à la fin de ce livre, signale un certain nombre d'autres choses que Peirce nous apprend. Il a été victime de lecteurs à la vision étroite qui ne font, chez lui, l'éloge que du logicien rigoureux ou du sémiologue impénétrable. Je préfère le considérer comme un homme de passion, un homme qui fut l'un des rares à comprendre les événements philosophiques de son siècle et qui tenta d'y imprimer sa marque. Il n'y réussit guère. Ayant presque tout commencé, il n'acheva presque rien.

Les diverses filiations Peirce mettait l'accent sur l'importance d'une mé­

thode rationnelle et d'une communauté de chercheurs qui, petit à petit, s'accorderait sur une certaine croyance. La vérité étant le résultat final quel qu'il soit. Les deux autres grands pragmatistes, William James et John Dewey, étaient d'un tempérament fort différent. Ils vivaient, sinon pour le présent, du moins pOUf le très proche futur. Ils se posaient à peine la question de savoir ce qui pourrait bien advenir à la fin, si fin il y avait jamais. La vérité est ce qui répond à nos besoins présents ou, tout du moins, à ceux d'entre eux qu'il nous est possible de satisfaire. Ces besoins peuvent être profonds et variés, comme en témoigne le fort intéres­sant recueil de conférences de James, The Varieties of Religious Experience. A Dewey, nous devons l'idée que la vérité est ce qui est acceptable et prouvé. Il considère

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le langage comme un instrument que nous utilisons pour donner forme à nos expériences selon nos objec­tifs. Ainsi le monde et la représentation que nous nous en faisons, ne semblent être, aux yeux de Dewey, que simples constructions sociales. Dewey détestait tous les dualismes, esprit/matière, théorie/pratique, pensée/ac­tion, fait/valeur. Il se moque de ceux qu'il appelle les « spectateurs de la connaissance », cette classe oisive qui pense et écrit la philosophie et qu'il oppose à une classe laborieuse d'entrepreneurs et de travailleurs qui ne peuvent se contenter de regarder. Mon propre point de vue, le réalisme consiste plutôt à intervenir dans le monde qu'à le représenter verbalement, doit beaucoup à Dewey.

James et Dewey opposent cependant une totale indifférence à la conception peircienne de l'étude. Ils se soucient peu des croyances sur lesquelles nous pour­rions, à long terme, nous accorder. Que les croyances de l'homme puissent finalement se stabiliser leur appa­raît comme une chimère. Ce qui explique en partie pourquoi Peirce s'oppose à la version du pragmatisme donnée par James. La scène de leur désaccord se répète aujourd'hui. Hilary Putnam est peircien. Richard Rorty, dans son livre Philosophy and the mirror of nature (1979), joue quelques-uns des rôles autrefois tenus par James et Dewey. Il explique sans détour que la philoso­phie américaine .s'est, dans sa phase récente, trompée de cible. Peirce ne mérite pas de louanges excessives. (On a vu au paragraphe précédent que j'étais d'un autre avis). Dewey et James sont les vrais maîtres et Dewey est, avec Heidegger et Wittgenstein, l'un des trois grands du xx' siècle. Cependant Rorty n'écrit pas seulement pour admirer. Contrairement à Peirce et Putnam, il ne s'intéresse ni au long tenne ni à d'hypo­thétiques canons de la rationalité. A long terme, rien n'est plus raisonnable que quoi que ce soit d'autre. Avec James, il pense que la raison est ce qui entre dans le

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débat du jour et cela suffit. Ce qui n'empêche pas le sublime, car ce processus est source d'inspiration entre nous, parmi nous. Il n'y a rien qui rende une conversa­tion intrinsèquement plus rationnelle qu'une autre. La rationalité est extrinsèque : elle est ce sur quoi nous nous mettons d'accord. Que les théories littéraires se démodent plus vite que les théories chimiques est une question qui intéresse les sociologues. Mais cela ne veut pas dire que la chimie a une meilleure méthode ou qu'elle est plus près de la vérité.

Ainsi peut-on établir la généalogie du pragmatisme : il y a d'une part Peirce et Putnam et d'autre part James, Dewey et Rorly. Tous sont anti-réalistes mais de manière assez différente. Peirce et Putnam parient avec optimisme que tôt ou tard information et raisonnement donneront un résultat. C'est cela, pour eux, le réel et le vrai. Il est utile, pour Peirce et Putnam, de définir le réel et de savoir ce qui, à l'intérieur de notre conception des choses, se révélera réel. Tout cela ne présente pas grand attrait pour l'autre famille du pragmatisme. Comment vivre et parler est ce qui compte dans ce camp-là. Ni la vérité ni les prétendus canons de la rationalité ne sont extrinsèques ou même évolutifs. La version du pragma­tisme de Rorly est l'une de ces philosophies fondées sur le langage où toute notre vie est considérée comme un sujet de conversation. Dewey méprisait à juste titre les théories des spectateurs de la connaissance. Qu'aurait-il pensé de la science comme conversation ? A mon avis, la bonne piste chez Dewey est sa tentative de détruire cette conception qui fait du savoir et de la réalité une question de pensée et de représentation. Ce qui aurait dû orienter ses disciples vers la science expérimentale, mais ils semblent préférer, aujourd'hui, faire l'apologie de la parole.

Dewey donnait à sa philosophie le nom d'instrumen­talisme pour la distinguer de celles des premiers

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pragmatistes. Il voulait également signaler qu'à son avis, les choses que nous fabriquons (y compris tous les outils et le langage comme outil) sont des instruments qui interviennent lorsque nous transformons DOS expérien­ces en pensées et actions qui servent nos desseins. Mais vite, « instrumentalisme» en vint à désigner une philo­sophie des sciences. Le philosophe instrumentaliste, pour la plupart des philosophes modernes, est une espèce particulière d'anti-réaliste à propos de la science, c'est-à-dire un philosophe qui soutient que les théories sont des outils ou des moyens de calcul destinés à organiser les descriptions des phénomènes et à produire des inférences du passé vers le futur. Théories et lois ne sont pas vraies en elles-mêmes. Elles ne sont que des instruments qu'il ne faut pas prendre comme des affirmations littérales. Les termes qui semblent désigner des entités invisibles ne peuvent prétendre faire office de référents. Ainsi l'instrumentalisme rappelle-t-il les vues de Van Franssen qui, certes, soutient que les expressions théoriques doivent être comprises littéra­lement, mais sans y croire, en les acceptant et en les utilisant simplement.

Quelle est la différence entre positivisme et pragmatisme?

Elle apparatt dès l'origine. Le pragmatisme est une doctrine hégélienne qui fait entièrement confiance au processus de connaissance. Le positivisme résulte de la conception selon laquelle voir c'est croire. Le pragma­tiste ne cherche pas querelle au sens commun: sans nul doute, chaises et électrons sont également réels, en admettant que l'on puisse jamais en venir à douter de leur valeur pour nous. Le positiviste soutient qu'il est impossible de croire en l'électron parce qu'il est impos-

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sible de le voir, c'est là le thème central de toute la litanie positiviste. Alors que le positiviste rejette causes et explications, le pragmatiste, au moins dans la tradi­tion peircienne, les accueille avec joie pour peu qu'elles soient utiles et qu'elles résistent à l'examen critique.

5. L'INCOMMENSURABILITÉ

Comment un sujet aussi rebattu que le réalisme scientifique peut-il encore à ce point prédominer en philosophie des sciences? Le réalisme a livré une grande bataille lorsque étaient en question les visions du monde copernicienne et ptoléméenne. Vers la fin du xrxe siècle, les interrogations concernant l'atome contri­buèrent fortement à propager l'anti-réalisme parmi les philosophes des sciences. Existe-t-il aujourd'hui une question scientifique jouant le même rôle? Peut-être. On peut ainsi comprendre la mécanique quantique en suivant une démarche idéaliste. Certains soutiennent que le fait d'observer doit être considéré comme partie intégrante du système physique en cours d'observation au point que le seul fait de mesurer ce système provo­que sa transformation. Ce n'est pas un hasard si les débats sur le « problème de la mesure dans la mécani­que quantique» et 1'« étalement du paquet d'ondes» de la mécanique quantique ont si fortement inspiré les écrits philosophiques les plus originaux produits dans le cadre du débat sur le réalisme. Certaines des idées émises par Hilary Putnam, Bas Van Fraassen ou Nancy Cartwright semblent résulter du fait qu'ils considèrent la

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mécanique quantique comme le modèle de toute science.

Suivant le chemin inverse, de nombreux physiciens se tournent vers la plùlosophie. Ainsi Bernard d'Espa­gnat dont la contribution à une nouvelle form~ de réalisme est l'une des plus importantes de ces dernIères années. Il est en partie motivé par la disparition, dans certains secteurs de la physique moderne, des anciens concepts réalistes, tels que ceux de matière. ou d'entité. Il est particulièrement influencé par certams résultats récents, portant le nom général d'inégalité de Bell et qui: pense-t-on, remettent en cause des domames aUSSI

éloignés que la logique, l'ordre de causalité temporelle ou l'a~tion à distance. Il en vient à défendre un réalisme qui diffère de tous ceux qui sont exposés dans ce livre.

Certains problèmes, propres à telle ou telle SCIence, alimentent aussi les débats sur le réalisme. Mais les problèmes d'une science particulière ne peuvent jamais totalement expliquer l'histoire d'un conflit se déroulant au sein de la philosophie_ On sait que le débat Ptolé­mée/Copernic, qui aboutit à la condamnation de Gali­lée, avait ses racines dans la religion. Car c'était la place de l'homme dans l'univers qui était remise en cause : sommes-nous au centre ou à la périphérie? Anti-réa­lisme et anti-atomisme faisaient l'un et l'autre partie du positivisme de la fin du XIX' siècle. Aujourd'hui, de même, les travaux Iùstorico-philosophiques de Kuhn ont largement contribué à rouvrir le débat sur le réalisme. Il ne s'agit pas pour autant de dIre que Kuhn a procédé, à lui tout seul, à une transformation de l'histoire et de la philosophie des sciences. Lorsqu'en 1962, parut son livre, la Structure des révolutions scientifiques, le sujet intéressait déjà de nombreux chercheurs. Plus encore, une nouvelle discipline, l'his­toire des sciences, était alors en train de naître. En 1950 sews quelques clairvoyants amateurs s'intéres­saient à cette lointaine province. En 1980, il s'agissait

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d'une industrie. Le jeune Kuhn, alors qu'il étudiait la physique, fut attiré par l'histoire au moment même où de nombreuses personnes regardaient dans la même direction. Comme je l'ai dit dans l'introduction, une transformation fondamentale de la perspective philoso­phique s'opéra lorsque la science fut reconnue comme un phénomène historique.

Cette révolution a eu deux effets conjoints sur les philosophes. Elle a provoqué la crise de la rationalité dont j'ai déjà parlé, mais elle a aussi été à l'origine d'une grande vague de doute à propos du réalisme scientifi­que. Kuhn fait remarquer qu'à chaque changement de paradigme notre conception du monde change elle aussi. Peut-être même vivons-nous dans un monde différent. Et nous ne nous dirigeons pas vers une image vraie du monde, car une telle image n'existe pas. Il n'y a pas progrès vers la vérité mais seulement accroisse­ment technologique et peut-être progrès, mais seule­ment dans la mesure où nous nous éloignons d'idées qui plus jamais ne nous tenteront. Existe-t-il donc vraiment un monde réel ?

Au sein de cette famille d'idées, un mot a connu une fortune particulière, ce mot, c'est « incommensurabi­lité ». On a déjà dit que des théories se succédant et entrant en compétition dans le même domaine « parlent des langages différents». Elles ne peuvent être stricte­ment comparées ou traduites en termes réciproques. Les langages des différentes théories sont les manifesta­tions linguistiques des divers mondes dans lesquels nous pouvons habiter. Passer d'un monde à tm autre est possible par un renversement visuel, comme dans la théorie du Gestalt, mais non par un processus de compréhension.

Le réaliste à propos des théories ne peut accepter une telle conception car s'y évanouit l'objectif de découverte de la vérité sur le monde. Le réaliste à propos des entités n'est pas satisfait non plus, car toutes les entités

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théoriques lui semblent totalement dépendantes de la théorie. Il se peut que les électrons existent dans le cadre de nos présentes théories, mais cela n'a aucun sens d'affirmer que ce sont bien là des électrons, indépendants de tout ce que nous pouvons en penser. De nombreux scientifiques éminents ont proposé des théories sur l'électron : R.A. Millikan, H.A. Lorentz et Niels Bohr avaient là-dessus des idées très différentes. L'incommensurabiliste prétend même que par « élec­tron » chacun de ces savants entendait quelque chose de très différent. Le réaliste à propos des entités pense, lui, qu'ils parlaient d'électrons.

Ainsi, l'incommensurabilité s'oppose-t-elle au réa­lisme scientifique, même si le point de vue qu'elle défend est important dans les débats sur la rationalité. Avec un peu d'attention, cependant, il est possible de ne pas en faire le monstre qu'elle semble être parfois.

Diverses sortes d'incommensurabilité Le nouvel emploi philosophique du mot « incom­

mensurabilité » est le produit de conversations entre Paul Feyerabend et Thomas Kuhn sur la Telegraph Avenue de Berkeley aux environs de 1960. Que signi­fiait ce mot avant que ces deux hommes ne le remodè­lent? Son origine remonte à l'Antiquité grecque où il signifiait, en mathématiques, «pas de mesure com­mune ». Deux longueurs ont une mesure commune s'il est possible de faire exactement correspondre m de la première longueur avec n de la seconde et de mesurer ainsi l'un par l'autre. Toutes les longueurs ne sont pas commensurables. La diagonale d'un carré n'a pas de commune mesure avec la longueur des côtés ou, comme nous l'exprimons maintenant, y'2"n'est pas une fraction rationnelle, min.

Les philosophes n'ont rien d'aussi précis à l'esprit lorsqu'ils ont recours à la métaphore de l'incommensu-

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rabilité. Leur intention est de comparer des théories scientifiques, mais, naturellement, on ne peut établir aucune mesure exacte qui permette de parvenir à cette fin . Après vingt ans de débats animés, le mot même d'« incommensurabilité» semble évoluer dans trois directions différentes. Je les appellerai l'incommensu­rabilité de sujet, la dissociation et l'incommensurabilité de sens. Les deux premières semblent assez évidentes, la troisième moins.

Accumulation et subsumation

Le livre d'Ernest Nagel, The Structure of Science (1961), est assez représentatif du grand courant de la philosophie des sciences d'expression anglaise de l'épo­que (les titres en disent long. En 1962, le grand succès est The Structure of Scientific Revolutions). Nagel parle de structures stables et de continuité. Il considère comme acquis que le savoir tend à s'accumuler. De temps en temps, une théorie T est remplacée par une Théorie 1". Quand est-il rationnel de changer de théo­rie ? Nagel pense que la nouvelle théorie 1" doit être capable d'expliquer les phénomènes que T explique et qu'elle doit aussi prendre en charge toutes les prévisions effectuées par T et qui se sont avérées satisfaisantes. Elle devrait enfin procéder à la réfutation des éléments erronés de T, ou bien s'étendre à une gamme plus large de phénomènes et de prévisions. L'idéal étant qu'elle soit capable des deux. Dans ce cas, l'on dit que 1" subsumeT.

Quand 1" subsume T, il y a, en quelque sorte, une commune mesure permettant de comparer l'une et l'autre théorie ou l'on peut dire au moins que la partie de T qui reste valide est incluse dans 1". T et 1" sont ainsi, métaphoriquement, commensurables. C'est cette même commensurabilité qui sert de base à la comparai­son rationnelle des théories.

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L'incommensurabilité de sujet Feyerahend et Kuhn ont clairement montré que

Nagel était loin d'avoir épuisé toutes les possibilités de changement de théorie. Une nouvelle théorie peut, par exemple, aborder des problèmes totalement nouveaux, utiüser de nouveaux concepts et trouver des appüca­tions différentes de celles de la théorie précédente. Elle peut aussi purement et simplement oublier les succès antérieurs. La façon dont elle reconnaît, classe et, par-dessus tout, produit les phénomènes peut très bien ne pas correspondre à la précédente. Par exemple, la théorie faisant de l'oxygène la cause de la combustion et de la décoloration ne put d'abord s'appüquer à l'ensem­ble des phénomènes que la théorie du phlogistique expüquait si bien. Dans ce cas, dire que la nouvelle théorie subsume l'ancienne est une contrevérité.

Selon Nagel, T devrait étudier les mêmes sujets que T et ce au moins aussi bien que T, T devrait aussi aborder des sujets neufs. Un tel processus de partage et d'extension est la « commensurabilité » entre T et T. Kuhn et Feyerahend soutiennent que le changement de sujet est souvent si radical qu'il est impossible de dire de T qu'elle fait un travail plus satisfaisant que T parce qu'elles ne font pas, en fait, le même travail. L'itinéraire que Kuhn décrit, de la science normale à la science normale en passant par la crise et la révolution, rend plausible cette thèse de l'incommensurabilité de sujet. T entre en crise lorsqu'un ensemble de contre-exemples s'accumule au point d'attirer l'attention générale et qu'il n'est plus possible de procéder à une nouvelle révision de T pour intégrer ces contre-exemples. Une révolution advient alors qui décrit en termes originaux les contre­exemples et produit une théorie qui explique des phénomènes jusqu'alors rebelles. Cette révolution est un succès si les nouveaux concepts permettent de résoudre certains problèmes anciens, engendrent de

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nouvelles approches, ouvrent de nouveaux champs d'investigation. La science normale qui en résulte peut ignorer nombre des triomphes de la science normale précédente. Donc, même si T et T' se recoupent en certains points, il n'y a probablement rien qui Corres­ponde à la subsumation proposée par Nagel. Plus encore, là où des recoupements peuvent être opérés, la description des phénomènes proposée par T' va sans doute différer à tel point de celle de T que l'on aura le sentiment que, de l'une à l'autre, c'est la compréhension même des phénomènes qui change.

En 1960, alors que la plupart des philosophes d'expression anglaise étaient d'un avis proche de celui de Nagel, Kuhn et Feyerabend provoquèrent un choc considérable. Mais aujourd'hui, l'incommensurabilité de sujet est assez généralement admise. Savoir si la théorie de l'oxygène s'est avant tout imposée à une problématique qui n'était pas celle du phlogiston est une question d'ordre historique. On pourrait sans nul doute trouver toute une série d'exemples historiques, allant de la pure subsumation nagéüenne jusqu'à l'extrême op· posé, où il serait possible de prouver que la nouvelle théorie T' a totalement remplacé les sujets, les problè­mes et les concepts de T. Les étudiants d'une autre génération, familiarisés avec T', risquent alors de dé­couvrir que T leur est absolument étrangère tant qu'ils ne se métamorphosent pas en historiens et interprètes, réapprenant T à partir de zéro.

La dissociation

Le temps qui passe ou une suite de changements r~dlc8ux peuvent rendre inintelligibles au public scien­tifIque les travaux d'autrefois. Ici, il importe d'opérer une distinction. Une ancienne théorie peut être oubliée mais encore intelligible au lecteur moderne prêt à consacrer le temps nécessaire à son apprentissage.

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D'aulres théories, par contre, ont subi un changement si radical qu'un simple apprentissage ne suffit pas. Deux exemples permettront de comprendre la différence existant entre ces deux cas.

Laplace écrivit vers 1800 un grand livre de physique newtonienne en cinq volumes, la Mécanique céleste. L'étudiant moderne en mathématiques appliquées peut comprendre ce livre. Et cela est vrai même à la fin de l'ouvrage quand Laplace parle du calorique. Le calori­que est une substance, la substance de la chaleur dont on supposait qu'elle se composait de petites particules ayant une force répulsive et qui se désintègrent très rapidement avec la distance. Laplace est fier de résou­dre certains problèmes importants avec son modèle calorique. Il est capable de fournir la première dériva­tion de la vitesse du son dans l'air. Il obtient à peu près la vitesse observée alors que les dérivations de Newton donnaient une réponse assez éloignée de la vérité. Aujourd'hui, nous ne croyons plus en l'existence d'une substance telle que le calorique et nous avons entière­ment remplacé la théorie de la chaleur de Laplace. Mais, au moins, pouvons-nous étudier et comprendre cette théorie.

Examinons maintenant l'œuvre de Paracelse, mort en 1541. Cet auteur est la parfaite illustration de cette tradition de la Renaissance de l'Europe du Nord où l'intérêt se portait sur toutes sortes de sciences herméti­ques : médecine, physiologie, alchimie, remèdes galéni­ques, astrologie, divination ... Tout cela faisait naturel­lement partie, pour lui, comme pour la majorité des • docteurs» de l'époque, d'un seul et même art. L'historien peut trouver chez Paracelse des passages qui sont dans le droit fIl de la chimie et de la médecine à venir. L'herboriste peut aussi trouver chez lui certains secrets oubliés. Mais, si vous tentez de le lire, vous découvrirez quelqu'un de très différent de nous.

Non que nous ne puissions comprendre les mots qu'il

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emploie, les uns après les autres. Il écrivait en un mélange de latin de cuisine et de proto-allemand, mais ce n'est pas vraiment le problème. Il est maintenant traduit en allemand moderne et quelques-uns de ses livres sont disponibles en anglais. Le ton général de son œuvre apparaît clairement dans certains passages tels que celui-ci : « Le travail de la nature s'effectue par d'autres voies, les images, les pierres, les herbes, les mots ou bien la création de comètes, de mirages, de halos et autres produits des cieux qui ne sont pas naturels. » C'est la mise en ordre de la pensée qui ici nous échappe, car elle se fonde sur tout un système de catégories qui nous est à peine intelligible. Nous som­mes dans le brouillard, même si les mots sont parfaite­ment clairs. De nombreux écrivains de la Renaissance, d'un sérieux et d'une intelligence remarquables, font les déclarations les plus extraordinaires quant à l'origine des canards, des oies ou des cygnes. Les oies sont engendrées par des troncs flottants pourrissant dans la baie de Naples. Les canards par des bernacles. Les gens d'alors connaissaient tous des canards et des oies: ils en avaient dans leur basse-cour. Les cygnes étaient main­tenus en semi-liberté par les classes dirigeantes. Quel pouvoir peuvent bien avoir ces déclarations absurdes à propos des bernacles et des troncs? Ce ne sont pour­tant pas les phrases expliquant ces propositions qui font défaut. Des définitions de mots, par exemple, telles que celle-ci que l'on trouve dans le Dictionnaire de Johnson (1755) comme dans le Oxford English Dictionary : « Anatife : produisant des canards ou des oies, i.e . produisant des bernacles, dont on croyait naguère qu'elles poussaient sur les arbres et se laissaient tomber dans l'eau pour se transformer en oies arboricoles. » La définition est assez claire, mais où veut-on en venir ?

Paracelse n'est pas totalement incompréhensible. On peut apprendre à le lire. On peut même l'imiter. Nombreux furent ceux qui, à son époque, s'y essayè-

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rent. On les connaît aujourd'hui sous le nom collectif de Pseudo-Paracelse. On peut envisager de pénétrer suffi­samment loin dans le mode de pensée de l'époque pour fabriquer un autre volume de Pseudo-Paracelse. Mais pour ce faire, il faudrait recréer un monde qui nous est étranger, dont la mémoire nous parvient à peine, et ce dans un domaine aussi restreint que la médecine homéopathique, par exemple. Le problème n'est pas tant que Paracelse ait fait fausse route, mais plutôt que l'on ne puisse relier ni vérité ni erreur à grand nombre de ses propositions. Son mode de raisonnement nous est étranger. La syphilis doit être traitée par application d'un onguent au mercure et par administration interne du même métal parce que le métal « mercure » est le signe de la planète Mercure qui, à son tour, symbolise la place du marché et la syphilis se contractant sur la place du mar~hé . .. Comprendre cette proposition et comprendre la théorie du calorique de Laplace sont deux exercices qui diffèrent totalement.

Le discours de Paracelse est incommensurable au nôtre parce qu'il est impossible de trouver un dénomi­nateur commun entre son discours et le nôtre. Nous pouvons le traduire en anglais, mais nous ne pouvons ni approuver ni refuser ce qu'il dit. Le mieux serait, si l'on voulait parler comme lui, de pouvoir se dissocier totalement de la pensée de notre temps. Aussi dirai-je que la différence entre nous et Paracelse est de l'ordre de la dissociation.

.Nous n'exagérerons pas en disant que Paracelse vivait dans un autre monde que le nôtre. La dissociation s'accompagne de deux importants corollaires linguisti­ques. Le premier étant que les nombreuses déclarations paracelsiennes ne sont pas candidates à l'épreuve du vrai-et-du-faux. Le second que des styles oubliés de raisonnement sont au centre de sa pensée. Je soutiens ailleurs que ces deux aspects sont étroitement reliés. Une proposition intéressante n'est en général vraie-ou-

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fausse que dans la mesure où elle propose un mode de raisonnement permettant d'établir sa vraie valeur (1). Quine, notamment, parlait de « schémas conceptuels », par quoi il entendait un ensemble de phrases tenues pour vraies. C'est, à mon avis, une caractérisation erronée. Un schéma conceptuel est un réseau de possibilités dont la formulation linguistique est une catégorie de phrases prête à subir l'épreuve du vrai et du faux. Pour Paracelse, le monde était pris dans un réseau de possibilités, imbriqué dans des modes de raisonnement différents des nôtres, c'est pour cela que nous sommes dissociés de lui.

Même si, dans Contre la méthode (Aguinst method), Paul Feyerabend évoque souvent l'incommensurabilité, c'est à ce que j'appelle la dissociation qu'il a réservé ses plus intéressantes réflexions. Son terrain de prédilection est la période transitoire entre la Grèce archaïque et la Grèce classique. S'appuyant principalement sur la poésie épique et les urnes peintes, il prétend que les Grecs d'Homère voyaient, littéralement, les choses différemment des Athéniens. Qu'elle soit exacte ou pas, cette déclaration paraît beaucoup moins surprenante que celle qui consiste à dire, par exemple, que les physiciens ne sont pas d'accord sur l'électron parce qu'ils parlent, en fait, de choses différentes.

On pourrait trouver de nombreux exemples entre ces deux pôles extrêmes que sont Laplace et Paracelse. L'historien découvre vite que les textes anciens nous cachent constamment à quel point ils sont dissociés de nos modes de pensée. Kuhn explique, par exemple, que la physique d'Aristote repose sur une conception du mouvement qui est dissociée de la nôtre, on ne peut le comprendre qu'en entreprenant l'eXploration du réseau

l. Voir 1. Hacking, c Language. truth and reason l , dans M. HoUis et S. Lukes. Rationality and Relativism, Oxiord, 1982, pp. 48·66.

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de mots qu'il met en œuvre. Kuhn est un de ces nombreux historiens qui préconisent que les travaux de nos prédécesseurs soient réévalués en se servant, pour les étudier, de leurs propres termes et non des nôtres.

L'incommensurabilité de sens La troisième sorte d'incommensurabilité n'est pas

historique mais philosophique. Elle commence dès que l'on se préoccupe du sens des termes qui désignent les entités théoriques, inobservables. D'où le nom d'une entité théorique tire-t-il sa signification? On peut penser qu'un enfant comprend l'usage de mots com~e « main >~, « tri;;te » ou « horrible» parce qu'on lm a montré les choses auxquelles s'appliquent ces mots (y compris ses propres mains, sa propre tristesse). Quelle que soit notre théorie de l'acquisition du langage, la présence ou l'absence manifeste des mains ou de la tristesse doit aider à comprendre ce que ces mots . signifient. Mais les termes théoriques se rapportent, presque par définition, à ce qui ne peut être observé. Comment peut-on alors leur assigner un sens?

Certains sens peuvent être donnés par définition. Mais dans le cas d'une théorie fondamentale, la défini­tion elle-même implique d'autres termes théoriques . D'où l'idée, ancienne, que le sens des termes est donné par un chapelet de mots provenant de la théorie elle-même. Le sens d'un terme particulier de la théone est indiqué par sa position à l'intérieur de la structure de la théorie tout entière.

De ces considérations sur le sens, on pourrait déduire que la {( masse» de la théorie newtonienne n'a pas le même sens que la {( masse )> de la mécanique relativiste. Ou qu'une « planète » n'est pas la même chose pour Copernic et pour Ptolémée et, de fait, le soleil est une planète pour Ptolémée mais pas p?ur Copernic. De telles conclusions ne sont pas nécessrurement probléma-

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tiques. Le soleil lui-même n'en est-il pas venu à prendre une signification différente après que Copernic l'eut placé au centre de notre système de planètes? Quelle importance que « planète» ou {( masse» acquièrent des sens différents au fur et à mesure que se développe la réflexion à leur propos? Pourquoi faire tant d'histoi­res sur le changement de sens? Parce que cela semble avoir de l'importance dès que l'on commence à compa­rer les théories.

Admettons que s soit une phrase, concernant la masse, admise par la mécanique quantique et refusée par la mécanique newtonienne. Si l'on admet que le mot « masse» n'a de sens qu'en fonction de la place qu'il occupe dans la théorie, alors il signifiera quelque chose de différent selon qu'il est utilisé par l'une ou l'autre mécanique. Donc la phrase s admise par Einstein doit avoir un sens différent de la phrase s refusée par Newton. Admettons maintenant que r soit une autre phrase uti1isant le mot « masse» mais qui, contraire­ment à s, soit acceptée à la fois par Newton et par Einstein. On ne pourra dire alors que la phrase r, acceptée par la théorie newtonienne, est suhsumée par la théorie relativiste. Car le mot « masse» n'aura pas le même sens selon qu'il est employé dans l'un ou l'autre contexte. Ainsi n'y aura-t-il pas une seule proposition, pas une seule acception de r qui sera partagée à la fois par Newton et par Einstein.

Voilà de l'incommensurabilité, s'il en est. Il n'y a pas de commune mesure entre deux théories utilisant des termes théoriques car, par principe, elles ne peuvent jamais débattre des mêmes questions. Une théorie ne peut partager aucune proposition théorique avec la théorie qui lui succède. La doctrine de la subsumation de Nagel devient alors logiquement impossible, sim­plement parce que ce qu'affirme T ne peut être ni affirmé ni réfuté par T'. Telles sont les remarquables conséquences de l'incommensurabilité de sens. On

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peut, d'ailleurs, commencer à se demander s'il est possible de mener une expérience vraiment décisive. Si une expérience doit permettre de trancher entre deux théories, ne faudrait-il pas que l'on dispose d'une phrase confirmant ce que prévoit une théorie au détriment de l'autre? Une telle phrase est-elle possible?

La doctrine de l'incommensurabilité de sens provo­qua un immense tollé. L'idée même fut déclarée inco­hérente. Personne, par exemple, ne songerait à nier qu'astronomie et génétique sont incommensurables. Elles ne traitent pas des mêmes domaines. Mais la doctrine de l'incommensurabilité de sens prétend que même les théories qui se concurrencent ou se succèdent sont incommensurables. Comment alors peut-on dire qu'elles se concurrencent ou se succèdent si l'on ne reconnaît pas qu'elles concernent le même sujet, si l'on n'établit pas, en somme, des comparaisons entre elles? L'incommensurabilité de sens a suscité ainsi bon nom­bre de réfutations superficielles. Mais quelques-unes aussi qui ne manquent pas de profondeur. La meilleure est, sans doute, celle de Donald Davidson. L'idée d'incommensurabilité, soutient Davidson, n'a pas de sens parce qu'elle implique qu'existent des schémas conceptuels différents et incomparables. Or, ajoute-t-il, l'idée même d'un « schéma conceptuel» est incohé­rente (2).

De manière plus directe, Dudley Shapere s'est exercé à montrer qu'il y a une suffisante identité de sens entre deux théories qui se succèdent pour que l'on puisse établir une comparaison entre elles (3). Shapere fait

2. D. Davidson. « On the very idea of a conceptual scheme », Proceedings and Addresses of the American Philosophical Associa­tion 57 (1974), pp. 5-20.

3. D. Shapere, 1( Meaning and scientific change », in R. Co­lodny, Mind and Cosmos: Essars in Contemporary Science and Philosophy. Pittsbu'gh. 1966, pp. 41·85.

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partie de ceux qui considèrent, comme Feyerabend aujourd'hui, qu'il vaut mieux, pour débattre de tels problèmes, ne pas introduire du tout la question du sens. Je suis d'accord. Mais n'oublions pas qu'à l'origine de l'incommensurabilité de sens se trouve une interro­gation sur la façon dont les termes désignant des entités théoriques obtiennent leur sens. Ce qui implique que l'on ait une conception du sens, aussi sommaire soit­elle. La question ayant été soulevée et ayant provoqué la tempête que l'on sait, nous nous trouvons maintenant dans l'obligation de produire une meilleure définition du sens. Hilary Pulnam a, pour sa part, honoré cette obligation et nous allons maintenant étudier sa théorie de la référence qui nous permettra, plus ou moins, d'échapper aux débats sur l'incommensurabilité de sens. 1

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6. LA RÉFÉRENCE

Nous n'aurions pas besoin de doctrine de l'incom­mensurabilité de sens (meaning incommensurability) si seulement les philosophes des sciences avaient bien voulu ne jamais se préoccuper du sens (meaning). Mais, en l'état actuel des choses, nous avons besoin d'une définition du sens qui autorise les théories nouvelles à parler de la même chose que les théories qu'elles visent à remplacer ou à concurrencer. La définition la plus pertinente est celle que propose Hilary Pulnam (1). Elle était à l'origine destinée à soutenir sa version du réalisme scientifique. Depuis, Putnam est devenu de plus en plus anti-réaliste, mais c'est une histoire que je réserve pour le chapitre suivant. Pour l'instant, contentons-nous d'examiner le sens qu'il donne au mot « sens ».

1. Dans ce chapitre, toutes les références à Hilary Putnan1 proviennent de «The meaning of "meaning"» et autres essais réédités dans le volume 2 de ses Philosophical Papers. Mind. Language and Realit)'. Cambridge, 1979.

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Sens (sense)' et référence Le mot « sens» (meaning) a de nombreux emplois

dont plusieurs suggèrent plus qu'ils ne précisent. Même si nous nous en tenons au sens commun des mots, en excluant leur sens poétique, il existe au moins deux sortes de sens. Ils ont été distingués par Gottlob Frege dans son célèbre article de 1892, «Sens et réfé­rence »". Considérons deux sortes de réponses diffé­rentes à la question : « Quel est le sens de vos paro­les? » Admettons, par exemple, que je viens de vous dire que le glyptodon amené par Richard Owen de Buenos Aires est maintenant restauré. La plupart des gens ne connaissent pas le sens (meaning) du mot « glyptodon» et peuvent donc demander : « Que voulez-vous dire? »

Si l'on se trouve dans le musée qui l'abrite, je peux simplement montrer du doigt un grand squelette à la forme incongrue. C'est cela que désigne le mot « glyp. todon ». Selon Frege, ce squelette est la référence de mon énoncé, « Le glyptodon apporté par Richard Owen de Buenos Aires».

Par ailleurs, étant donné que vous ne savez proba­blement pas ce qu'est un glyptodon, je peux vous dire qu'un glyptodon est un énorme mammüère sud-améri-

• Il serait tentant, ici, de distinguer sense et meaningen parlant, par exemple. de « sens» et de « signification », respectivement. Mais, s'il nous est imposé de traduire sense par 1( sens », meaning ne correspond pas, en général et dans ce paragraphe en particulier, à la notion de « signification », mais bien, aussi, à celle de « sens • . Toute autre solution étant exclue, nous nous sommes résigné à indiquer le mot anglais entre parenthèses chaque fois que le texte passe du sense au meaning et réciproquement. (Nd. T.)

** Sinn und Bedeutung. que j'anglais traduit par : On sense and reference et qu'il est d'usage de traduire en français par Sens et dénotation. Nous conservons cependant le mot de Il référence » par souci du contexte (la référence de Putnam et la dénotation de J.S. Mill). (Nd. T.)

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cain, aujourd'hui disparu, de la même famiUe que le tatou, mais avec des dents cannelées. Avec cette défini­tion, j'indique ce que Frege aurait appelé le sens (sense) du mot « glyptodon ».

JI est naturel de penser qu'une phrase a un sens. Elle doit nous permettre de comprendre quelque chose, de trouver la référence qui convient, s'il en existe une. Connaissant la définition du mot K glyptodon », je peux me rendre à un musée pour y voir un squelette, s'il y en a un, et le découvrir par moi-même sans avoir à consulter l'étiquette explicative au pied du spécimen. Frege pensait qu'un mot a un sens standard et que c'est ce sens qui rend possible une tradition scientifique. Le sens est ce que partagent tous les locuteurs d'une même langue et qui peut être transmis d'une génération d'étudiants à une autre ..

Sens frégéen (sense) et incommensurabilité de sens (meaning)

Frege aurait tenu l'inconunensurabilité de sens en piètre estime, mais sa façon de considérer les choses a contribué à nous faire tomber dans le piège. Il ensei­gnait qu'une expression doit avoir un sens (sense) fixe et précis, que l'on puisse appréhender et qui nous permette de trouver la référence qui convient. Ajoutons maintenant à cela l'idée, non frégéenne, que le sens d'un terme théorique ne peut être saisi que si l'on tient compte de la place de ce terme dans le réseau des propositions théoriques auxquelles il appartient. Il devrait normalement s'ensuivre que le sens d'un tel terme doit changer au fur et à mesure que la théorie change elle-même.

Mais nous pouvons échapper à cette conclusion de plusieurs manières. L'une consiste à éviter de réduire le sens (meaning) à deux seuls éléments, le sens frégéen (sense) et la référence, tout le travail étant d'ailleurs

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effectué par le sens frégéen, abstrait et objectif. Après tout, la notion de sens (meaning) ne nous est pas livrée par la nature sous forme de deux paquets bien emballés, étiquetés: « sens frégéen» (sense) et « référence ». Triage et emballage sont le travail des logiciens et des linguistes. 1.S. Mill opère une distinction quelque peu différente (connotation et dénotation). Les grammai­riens scolastiques aussi (comprébension et extension). Les auteurs français, à la suite du linguiste Ferdinand de Saussure, procèdent à un~ différenciation qui se dé­marque sensiblement des autres (signifiant et signifié). Dénouons donc les ficelles frégéennes et recomposons les paquets. Nous avons, pour ce faire, de nombreuses possibilités. Hilary Putnam nous est particulièrement utile en ce que, contrairement aux autres, sa conception du « sens Il (meaning) ne se limite pas à deux éléments.

Le sens du mot < sens» selon Putnam

Les dictionnaires sont de vraies mines d'information. Ils ne se contentent pas de nous donner le sens abstrait, frégéen, d'un mot en omettant tous les faits empiriques, non linguistiques. Ouvrez un dictionnaire au hasard et vous apprendrez, disons, que le louis d'or, une pièce de monnaie française, commença à être produit en 1640 et avait encore cours sous la Révolution. Vous apprendrez qu'un lis d'eau, le lotus, est souvent représenté dans les anciens arts religieux de l'Inde et de l'Égypte et que le fruit du mythique lotus est censé provoquer une douce euphorie. Un article de dictionnaire commence par la prononciation et un peu de grammaire, viennent ensuite l'étyniologie et un certain nombre d'informations puis, en conclusion, quelques exemples des divers emplois du mot. A l'article «ça », mon dictionnaire abrégé conclut par l'exemple suivant : « Ça, c'est un travail pénible, mettre de la viande en boîte. »

C'est à partir d'un ensemble analogue de composants

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que Putnam constitue sa propre version du sens. A croire qu'il s'est mis à la tête d'un mouvement-pour-Ie­retour-au-dictionnaire. Prenons, comme exemples, deux mots. Un mot choisi par Putnam lui-même, le mot « eau» et l'autre, notre mot, « glyptodon ».

Le premier élément de sens proposé par Putnam est grammatical. Il l'appelle un repère syntaxique. « Glyp­todon » est un nom qui inaugure une série numérique alors que « eau» désigne une masse. C'est important pour la formation des pluriels, par exemple. Nous disons qu'il y a de l'eau dans le puits, mais pour glyptodon, c'est l'un ou l'autre, il y a soit un glyptodon dans le puits, soit des glyptodons dans le puits. La grammaire varie d'un mot à un autre. Les repères syntaxiques devraient indiquer aussi, selon Putnam, que les deux mots sont concrets (et non abstraits).

Le second élément proposé par Putnam est le repère sémantique. En ce qui concerne nos exemples, iJ indiquera à quelles catégories de choses s'appliquent les mots choisis. Les mots « eau» et « glyptodon » sont l'un et l'autre des noms de choses que l'on trouve dans la nature. Le repère sémantique, pour ces deux mots, sera alors : «Terme désignant un objet naturel. » Ensuite, pour « eau », Putnam indique: « liquide », et pour « glyptodon » il mettrait : « mammifère».

Stéréotypes

Le troisième élément, le stéréotype, est la contribu­tion la plus originale de Putnam. Le stéréotype, c'est l'idée conventionnelle, peut-être inexacte, traditionnel­lement associée au mot. Pour reprendre l'exemple de Putnam, comprendre le mot « tigre », dans notre corn· munauté, c'est savoir que l'on considère généralement que les tigres sont rayés. Les illustrations des livres d'enfants mettent en évidence les rayures du tigre, c'est important pour que l'on comprenne qu'il s'agit bien de

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l'image d'un tigre. Même si l'on considère que pour un tigre, être rayé est en quelque sorte accidentel et que, s'adaptant rapidement à la destruction de son environ­nement forestier, il deviendra bientôt d'une couleur uniforme, plus adaptée au désert, il n'en reste pas moins vrai que nos tigres sont rayés. Disposer de ces informa­tions est nécessaire pour parler un tant soit peu du tigre. Noter, cependant, qu'il n'est pas contradictoire de parler d'un tigre qui aurait perdu ses raies. On connaît l'existence d'au moins un tigre entièrement blanc. De même, selon le stéréotype, un chien doit avoir quatre pattes, même si mon chien Bear n'en a que trois.

Comme éléments du stéréotype de l'eau, Pulnam nous indique: sans couleur, transparent, sans saveur, étanchant la soif, etc. Pour « glyptodon », nous pour­rions avoir : énonne, disparu, sud-américain, de la famille du tatou, possédant des dents cannelées.

Remarquez que certains de ces éléments peuvent être erronés. Le mot « glyptodon» signifie, selon son étymologie grecque, «dent cannelée». Il fut "in­venté» par Richard Owen, le paléontologue qui, le premier, découvrit les restes d'un glyptodon en 1839. Mais, peut-être, les dents cannelées éponymes ne caractérisent-elles que certains glyptodons. Chacun des éléments de la définition peut ainsi être remis en cause. Peut-être découvrirons-nous de petits glyptodons. Ou bien qu'il y avait aussi des glyptodons en Amérique du Nord. Peut-être l'espèce n'est-elle pas éteinte mais survit, au cœur de l'Amazone ou des Andes. Peut-être Owen s'est-il trompé sur la généalogie et notre animal n'a-t-il rien à voir avec le tatou.

Il est également possible d'enrichir le stéréotype. Le glyptodon vivait à l'ère pléistocène. Sa queue ressem­blait à une masse d'arme, hérissée de pointes avec des protubérances en son extrémité. Il mangeait tout ce qui tombait sous sa dent cannelée. J'ai remarqué qu'il y a soixante-dix ans, les livres qui parlaient du glyptodon

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faisaient valoir des traits caractéristiques qUl nouS paraissent aujourd'hui secondaires.

La division du travail linguistique Les éléments des stéréotypes de Putnam ne peuvent

être considérés comme des critères permettant de décider de manière permanente de l'emploi d'un mot. On peut connaître le sens d'un mot, savoir comment l'utiliser dans de nombreuses situations, sans savoir pour autant quel est le critère qui convient pour sa présente application. Il se peut que je reconnaisse un squelette de glyptodon quand j'en vois un, sans pour autant être au courant du critère en vigueur chez les paléontologues. Putnam parle de la division du travail linguistique. Nous faisons confiance aux experts pour déterminer le meilleur critère et savoir comment l'ap­pliquer. C'est la connaissance du monde, et non celle du sens, qui supporte une telle expertise. Putnam suggère qu'il y a quelque chose de hiérarchique dans notre processus de compréhension. Leibniz [ait une proposi­tion semblable dans ses Méditations sur la connais­sance, la vérité et les idées (1684).

Au pis, il se peut que l'on ne sache simplement pas ce que signifie un mot. Ainsi, dans un de ses textes, Putnam soutient que «bruyère» est synonyme d'« ajonc». Innocent lapsus qui illustre de manière charmante les distinctions que Putnam a lui-même établies. Ajonc et bruyère sont deux plantes qui pous­sent, notamment en Ecosse. mais l'ajonc est un grand arbrisseau épineux, aux fleurs jaune vif, alors que la bruyère est basse, sans épines, avec de petites fleurs violettes en forme de cloche. Putnam a oublié ou ignore jusqu'aux stéréotypes de ces arbrisseaux. Mais le lapsus reste : il aurait dû dire que « landier» (June) est synonyme d'" ajonc » (gorse) . Fowler, dans son livre, Modem English Usage, dit que ces deux mots consti-

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tuent la plus rare des paires : des synonymes parfaits, utilisés indifféremment dans les mêmes régions, par les mêmes locuteurs, sans l'ombre d'une différence de sens.

Ensuite, on peut connaître le sens d'un mot sans savoir pour autant comment l'appliquer correctement. Pulnam, continuant sa candide confession botanique, nous avoue qu'il est incapable de distinguer un hêtre d'un orme. Leibniz dirait qu'il a une idée obscure du hêtre. Ce par quoi il entendait: « L'idée vague que j'ai d'une plante ou d'un animal que je n'ai vu qu'une seule fois et que je ne saurai reconnaître. »

Ensuite, il se peut que l'on puisse distinguer un hêtre d'un orme, de l'or fin d'une quelconque imitation sans pour autant connaître les critères en vigueur ou com­ment les appliquer. C'est ce que Leibniz appelle une idée claire. Et l'on a une idée distincte lorsqu'on connaît les critères et que l'on sait comment les appliquer. Pulnam se sert du même exemple que Leibniz : Un essayeur est un expert qui connaît l'or et sait comment l'authentifier. L'essayeur a une idée distincte de l'or.

Seuls quelques experts ont des idées distinctes, connaissent les critères qui conviennent à un domaine précis. Mais, en général, nous connaissons tous le sens de mots comme « or » ou « hêtre» même si les critères précis nous échappent. Mais ces mots n'auraient sans doute pas toute leur valeur si les experts n'étaient pas là. Pulnam soutient que la division du travail linguisti­que joue un rôle important dans toute communauté linguistique. Noter aussi que les critères d'expertise peuvent changer. Les techniques des essayeurs ont changé depuis Leibniz. Il est habituel aussi que la première tentative de définition d'une espèce se solde par un échec. Les stéréotypes ont été reconnus, mais on n'en sait pas assez sur la chose pour distinguer ceux qui importent vraiment. Qu'y a-t-il alors de constant dans le sens? Pulnam axe tout sur la référence et l'extension.

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Référence et extension La référence d'un terme désignant une espèce natu­

relle est cette espèce elle-même. La référence du mot « eau» est une certaine espèce de chose, à savoir H20. L'extension d'un terme est l'ensemble des énoncés exacts le concernant. Ainsi, l'extension du mot « glyp­todon » est l'ensemble de tous les glyptodons, passés, présents et à venir. Que se passerait-il s'il s'avérait que le mot « glyptodon » ne désigne pas une espèce natu­relle '( Imaginons que les paléontologues ont fait une terrible erreur et que la dent cannelée n'appartient pas au même animal que la carapace, semblable à celle d'un tatou. Il n'y a jamais eu de glyptodon. « Glyptodon» n'est pas alors un terme désignant une espèce naturelle et la question de son extension ne se pose plus. Si jamais elle devait se poser, alors son extension serait l'ensemble vide.

Le compte rendu putnamien du sens diffère des précédents en ce qu'il considère l'extension, la réfé­rence ou les deux comme partie intégrante du sens. C'est cela, et non le « sens» frégéen, qui est tenu pour constant de génération en génération .

Le sens du mot « sens» Quel est le sens du mot « glyptodon » ? Putnam

donne sa réponse sous forme d'un vecteur à quatre composantes : repère syntaxique, repère sémantique, stéréotype et extension. En pratique, alors, nous de­vrions avoir : « Glyptodon : (Nom énumératif concret). (Désigne une espèce naturelle, un mammifère). (Dis­paru, se trouvait surtout en Amérique du Sud, énorme, apparenté au tatou, doté d'une gigantesque et solide carapace qui mesurait près d'un mètre soixante-dix de long sans aucun anneau ou partie mobile, vivait au pléistocène, omnivore). ( ... ).

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peuvent être remplies, nous n'avons rien obtenu d'au­tre, ici, qu'une entrée de dictionnaire enlaidie. Il n'est pas possible de faire tenir tous les glyptodons dans une page de dictionnaire. Pas plus que ne pourrait y figurer l'espèce naturelle. Les dictionnaires illustrés font de leur mieux lorsqu'ils proposent une photo d'un vrai squelette de glyptodon ou un dessin reproduisant le glyptodon tel qu'il devait être. Appelons la dernière entrée, ( ... ), les points d·extension.

Référence et incommensurabilité

Les stéréotypes changent au fur et à mesure que l'on fait un certain nombre de découvertes sur certaines choses ou substances. Mais, même si les stéréotypes, les opinions concernant l'espèce changent, la référence du tenne, elle, ne changera pas si l'on dispose d'un terme désignant une véritable espèce naturelle. Ainsi, le principe fondamental d'identité d'un terme passe du sens frégéen à la référence putnamienne.

Putnam s'est toujours opposé à l'incommensurabilité de sens. Soutenir l'incommensurabilité de sens c'est affinner, contre toute vraisemblance, que nous cessons de parler de la même chose dès qu'une théorie change. Avec réalisme, Putnam soutient que cette thèse est absurde. Bien sûr, d'une théorie à l'autre, c'est toujours de la même chose que l'on parle, à savoir l'extension stable du terme.

Putnam était encore partisan du réalisme scientifique quand il développa sa théorie de la référence. L'in­commensurabilité de sens est mauvaise pour le réalisme scientifique, aussi incombait-il à Putnam de développer une théorie du sens qui évite les pièges de l'incommen­surabilité. Mais à ce résultat négatif s'ajoute un élément positif. Van Fraassen est, par exemple, un anti-réaliste qui pense, comme je le pense moi-même, que la philosophie des sciences ne devrait accorder qu'une

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place très réduite à la théorie du sens, Cependant, il taquine le réaliste qui est sûr que les électrons existent: « Quel électron Millikan a·t-il observé, celui de Lo­rentz, de Rutherford, de Bohr, de Schrodinger ? » (The Scientific Image, p. 214). Avec la référence, Putnam offre au réaliste une réponse évidente : Millikan a mesuré la charge de l'électron. Lorentz, Rutherford, Bohr, Schrodinger et Millikan parlaient tous de l'élec­tron. Ils avaient des théories différentes sur l'électron. Divers stéréotypes d'électron ont été en vogue, mais c'est la référence qui garantit l'identité de ce dont on parle.

Ces dernières considérations nous font franchir un seuil dangereux. « Eau» et « glyptodon» peuvent être facilement reliés au monde. Au moins pouvons-nous montrer du doigt un peu de cette matière, l'eau, montrer une photo ou une reconstitution du squelette d'un membre de l'espè,ce glyptodon. On ne peut montrer un électron. Il nous reste à expliquer comment la théorie de Putnam peut fonctionner pour les entités théoriques.

Je décris dans les pages suivantes quelques cas réels de dénomination. Les plus extraordinaires récits de science-fiction paraissent plats et dénués d'imagination par rapport aux bizarreries qui peuplent la science. C'est un défaut des essais de Putnam qu'ils favorisent la fiction au détriment des faits. Les faits révèlent quelques impe'rfeetions dans le trop sommaire sens du mot « sens » de Putnam. Reconnaissons-lui quand même le mérite de nous avoir soulagé du pseudo-problème de l'incommensurabilité de sens. Nous n'avons besoin d'aucune théorie sur la dénomination pour pouvoir donner un nom à l'électron. J'ai, d'ailleurs, en tant que philosophe, la conviction que, par principe, il ne peut y avoir aucune théorie complète et générale du sens ou de la dénomination. Tout ce dont nous avons besoin, e' est d'être assuré qu'une théorie évidemment fausse ne sera pas la seule possible. Putnam nous garantit au

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moins cela. Il faut aussi se méfier de quelques appendi­ces optionnels qui sont parfois reliés à la théorie de Putnam. Les idées de Putnam commencèrent à évoluer au moment où, de son côté, Sau! Kripke donnait une remarquable série de conférences, maintenant publiées sous le titre de Naming and Necessity" . Dans ces textes, Kripke soutient que, quand on parvient à nommer une espèce naturelle, une chose de cette espèce doit, de par sa nature, de par son essence même, la représenter tout entière. Cette conception est assez proche de l'essentia­lisme aristotélicien. Selon Kripke, si l'eau est en fait H,O, alors l'eau est nécessairement H,O, il ne peut en être autrement de par nécessité métaphysique. Bien sûr, nos connaissances étant limitées, cela pourrait être quelque chose d'autre, mais c'est là question d'épisté­mologie. Cet essentialisme n'est qu'accidentellement relié à la théorie du sens du mot « sens • de Putnam. Il n'est pas nécessaire que les « références )) qu'il propose soient des « essences •. D.H. Mellor a fourni de solides arguments pour que cette éventualité ne soit pas rete­nue, tout du moins dans le domaine de la philosophie des sciences (2). En dépit du grand intérêt qu'elles présentent pour l'étudiant en logique, les idées de Kripke ne viendront pas ici compléter ma version des thèses de Putnam (elles sont en fait un autre exemple de la nécessité qu'il y a pour les philosophes des sciences à être avare de théories du sens).

Le baptême de l'électron La découverte de nouveaux objets, tels que l'élec­

tron, est souvent le résultat de spéculations initiales qui

• Naming and Necessity (1980), trad. française: La Logique des noms propres. Paris, 1982, Éd. de Minuit.

2. D.H. Mellor, • Natural kinds . , British Journal for the Philosophy of Science 28 (1977), pp. 299·312.

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progressent graduellement sous forme de théories et d'expériences.

Putnam affirme qu'il n'est pas nécessaire de désigner un représentant d'une espèce naturelle pour avoir le droit de le choisir et de le nommer en tant que tel. Plus encore, désigner ne suffit jamais. On connaît cette remarque, souvent attribuée à Wittgenstein, selon la­quelle on peut bien montrer du doigt le représentant d'une espèce et l'appeler une pomme, il y aura toujours, après, de nombreuses, un nombre indéfini de façons d'appliquer le mot « pomme •. On peut bien donner toutes les définitions que l'on veut du mot « pomme », rien n'empêchera que la règle d'application de ce mot bourgeonne par la suite dans d'innombrables directions et ce, même si l'on ne tient pas compte des expressions métaphoriques les plus inattendues, comme cette partie du cou de l'homme que l'on appelle la «pomme d'Adam • ou comme la pomme de chêne, une grosse boule dure qui sert de nid à un parasite du chêne californien. Peu importent nos sentiments à l'égard de cette doctrine prétendument wittgensteinienne, au moins est-il clair que désigner ne suffit jamais. Désigner est utile en ce que cela nous permet d'établir une relation historique et causale entre notre mot « pomme» et un certain fruit que l'on appelle pomme. Mais il existe d'autres moyens d'établir cette relation, comme le prouve le développement des théories et des expériences autour du mot « électron »).

Putnam nous parle de Bohr et de l'électron. Bohr, selon Putnam, avait une théorie de l'électron. Pas une théorie vraiment juste, mais, au moins, avait·elle le mérite d'attirer notre attention sur cette espèce natu­relle. Nous devrions, ajoute Putnam, avoir recours à ce que l'on appelle le « principe de charité », et accorder à Bohr le bénéfice du doute ou, comme il ajoute plaisamment, le bénéfice du parrainage. Il se peut que nous éprouvions des doutes quant à ce que Bohr faisait

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mais, étant donné la place qu'il occupe dans l'histoire des sciences, admettons qu'il parlait vraiment des électrons, même si c'était dans le cadre d'une théorie inadéquate.

Mais, c'est une habitude, je préfère toujours la vérité à la science·fiction. Bohr, loin d'inventer le mot « élec· tron », n'a fait que reprendre l'usage en vigueur. Il a seulement émis de nouvelles hypothèses sur une parti. cule déjà bien connue. En ce qui concerne cette histoire, la vérité est que le mot « électron» fut suggéré en 1891 pour désigner l'unité naturelle de charge électrique. C'est Johnstone Stoney qui, étudiant une telle particule depuis 1874, la nomma « électron» en 1891. En 1897, J-J- Thomson montra que les rayons cathodiques se composent de ce qu'on appelait à l'épo­que des «particules ultra-atomiques» portant une charge négative très réduite. Ces particules furent long­temps appelées des « corpuscules » par Thomson qui pensait, à juste titre, avoir découvert là un des compo­sants ultimes. Il détermina leur masse. Au même moment, Lorentz échafaudait une théorie portant sur l'existence d'une particule à charge minimum qu'il appela rapidement «électron ». Vers 1908, Millikan mesura cette charge. La théorie de Lorentz, notam­ment, s'avéra être en accord avec les expériences menées.

A mon avis, Johnstone Stoney ne parlait de l'unité minimum de la charge électrique qu'à titre d'hypothèse. Laissons-lui le bénéfice du doute ou, plutôt, du parrai­nage car c'est lui qui a baptisé l'électron. Je vous accorde, si vous y tenez, qu'il parlait lui aussi de l'électron (est-ce vraiment important ?). Je n'ai aucun doute, en revanche, en ce qui concerne Thomson et Millikan. En déterminant expérimentalement la masse et la charge de ces particules ultra-atomiques, ils étaient très près de donner la preuve qui manquait. Certes Thomson avait de l'atome une image fausse, il se le

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représentait un peu comme un pudding. Selon lui, l'atome contenait des électrons comme un pudding contient des raisins secs. Mais, même pour un partisan de l'incommensurabilité, cela n'aurait aucun sens de dire que Thomson a mesuré la masse d'autre chose que l'électron, notre électron, l'électron de Millikan ou de Bohr.

L'électron fournit une heureuse illustration des thè­ses de Pulnam sur la référence. Nous en savons déjà beaucoup plus que Thomson sur les électrons. Nous avons régulièrement refait la preuve que, dans le cas des électrons, théorie et expérience s'accordaient bien. Au début des années vingt, une expérience menée par O. Stern et W. Gerlach suggéra que les électrons ont un moment magnétique et, peu après, en 1925, S.A. Goudsmit et G.E. Uhlenbeck découvrirent le spin de l'électron. Plus personne ne doute aujourd'hui que l'électron soit un objet de la plus grande importance. Mais on doute de plus en plus, en revanche, qu'il soit doté de la charge électrique minimum. Les quarks ont une charge hypothétique équivalente à 1/3 e, mais cela n'enlève rien à l'authenticité ou à la réalité des élec­trons. C'est seulement le signe qu'une partie de l'ancien stéréotype doit être révisée.

Acides : les espèces bifurquantes

L'un des premiers exemples donnés par Putnam concerne les acides. Le mot « acide» ne désigne pas une entité théorique mais une espèce naturelle, comme le mot « cau ». Un partisan de l'incommensurabilité soutiendrait que le mot acide n'a plus pour nous, aujourd'hui, le sens qu'il avait pour Lavoisier ou Dalton autour de 1800. Putnam, lui, nous dit que, même si la théorie de l'acide a considérablement évolué, nous n'en continuons pas moins à parler de la même chose que ces pionniers de la nouvelle chimie.

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Putnam a-t-il raison? Il est vrai que, pour les acides, le stéréotype professionnel forme un essaim dense de propriétés: les acides sont des substances qui, dans une solution d"eau, ont une saveur aigre et qui changent la couleur des indicateurs, comme le papier tournesol. Ils réagissent avec de nombreux métaux pour former de l'hydrogène et sur des bases pour donner des sels.

Lavoisier et Dalton seraient entièrement d'accord avec ce stéréotype. Il se trouve que la théorie de Lavoisier à propos de ces substances était fausse car il pensait que chaque acide comprenait de l'oxygène. Davy, en 1810, réfuta cette thèse en montrant que l'acide muriatique est seulement du HC1, oU de l'acide chlorhydrique, comme on dit maintenant. Mais on ne peut douter que Lavoisier et Davy parlaient de la même chose.

Putnam ne choisit pas très judicieusement ses exem­ples car les acides ne relèvent pas de la même histoire à succès que les électrons. Tout alla bien jusqu'en 1923. Cette année·là, lN. Bronsted en Norvège et T.M. Lo­wry en Angleterre fournirent une définition identique et nouvelle du mot « acide », au moment où G.N. Lewis, aux États-Unis, en donnait une autre. Aujourd'hui cohabitent deux espèces naturelles : les acides de Bronsted-Lowry et les acides de Lewis. Naturellement, ces deux espèces incluent l'une et l'autre tous les acides standards, mais certaines substances ne sont des acides que dans une seule des deux espèces.

L'acide Bronsted-Lowry a tendance à perdre un proton (alors que les bases ont tendance. à en gagner un). Un acide Lewis peut, lui, accepter une paire d'électrons d'une base et établir une liaison chimique avec cette base. Les deux définitions s'accordent sur les bases mais pas sur les acides, les acides de Lewis ne comprennent pas de proton alors que pour Bronsted­Lowry un acide doit, par définition, comprendre des protons. J'ai cru comprendre que beaucoup de chimis-

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tes préfèrent, dans la plupart des cas, la thèse de Bronsted-Lowry parce que de nombreux aspects de l'acidité y trouvent une plus juste place. Mais la théorie de Lewis est parfois utile, conçue qu'elle était pour rendre compte des anciennes caractéristiques pbéno­ménales des acides. Une autorité en la matière écrit : « Les mérites relatifs des définitions de Bronsted-Lowry et de Lewis concernant les acides et les bases ont fait l'objet de nombreux et âpres débats. Mais, pour l'essen­tiel, il ne s'agit que d'une différence de nomenclature ayant peu de contenu scientifique. » Mais le philosophe doit se demander si les acides de Lavoisier étaient ceux de Bronsted-Lowry ou ceux de Lewis. A l'évidence, il ne s'agit ni des uns ni des autres. Est-il alors nécessaire de choisir? Non ou seulement dans le cadre de recher­ches particulières. Je pense que cet exemple est assez conforme à l'approche du sens proposée par Putnam. Il faudrait cependant se garder de prendre trop littérale­ment cet exemple. Car il faudrait alors considérer que les points d'extension que comportait la définition du mot «acide» en 1920 sont remplis en 1923. Par Bronsted et Lowry? Ou par Lewis? Ces deux écoles cherchant l'une et l'autre à accroître la portée de la théorie des acides, nous poumons essayer : « Toutes les choses que l'on considérait comme étant des acides jusqu'en 1920, avant que la théorie ne gagne en portée. » Mais il ne s'agit certainement pas alors d'une espèce naturelle : nous pourrions essayer l'intersection des deux définitions, mais je doute, là aussi, que nous ayons affaire à une espèce naturelle. Cet exemple nous rappelle que la notion de sens est de peu d'intérêt en philosophie des sciences. Plutôt que les multiples manifestations du sens, ce sont les diverses espèces d'acides qui devraient nous occuper.

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Une non-entité, le calorique

Le phlogistique est souvent donné comme exemple d'une substance naturelle qui n'existe pas, Mais le calorique est plus intéressant. Lavoisier ayant réfuté la théorie du phlogistique, il lui incombait de trouver une nouvelle explication de la chaleur, C'est la tâche qu'il assigna au calorique, De même que pour le mot « électron », nous savons exactement quand le nom de « calorique» fut attribué pour la première fois , Le hasard n'y est pour rien, En 1785, une commission française spécialement constituée décida de l'attribution d'un certain nombre de noms dans le domaine de la chimie. Des termes que nous connaissons aujourd'hui, nombreux sont ceux qui datent de cette époque, « Calorique}) est l'un d'entre eux, Son rôle devait être d'une part de remplacer l'une des acceptions précises du mot «chaleur» et, d'autre part, de désigner la chaleur dans son ensemble, Le calorique était censé ne pas avoir de masse (ou une masse impondérable), Tout le monde n'accepta pas la définition français~ officielle, Les scientifiques anglais parlèrent avec ironie de ce que : « Les Français persistent à appeler le calorique alors qu'il y a déjà un mot qui fait parfaitement l'affaire: le feu}) , Pour certains, le calorique et ses équivalents ne sont que de simples inepties, Ils se trompent. Comme je l'ai fait remarquer au chapitre 5, cette notion joue un grand rôle, qui n'est pas celui du feu, dans le dernier volume du Traité de mécanique céleste, le grand livre de Laplace, Laplace était un grand newtonien et, dans l'Optique, Newton avait émis l'hypothèse que l'univers se composait, à son niveau le plus subtil, de particules dotées de forces d'attraction et de répulsion, Les vitesses de décroissance de ces forces étaient censées varier d'un cas à l'autre (la vitesse de décroissance de la force gravitationnelle est en raison du carré de la distance), Laplace postula diverses vitesses de décrois-

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sance pour l'attraction et pour la répulsion du calorique dirigé vers d'autres particules, De là, il entreprit de résoudre l'un des problèmes les plus importants de son époque, La physique newtonienne s'était jusqu'alors avérée incapable d'expliquer la vitesse de propagation du son dans l'air, A partir de ses hypothèses sur le calorique, Laplace obtint des chiffres très corrects, très proches des déterminations expérimentales disponibles, Laplace était, à bon droit, fier de son succès, Cepen­dant, avant même qu'il ne publie ses résultats, Rumford commençait à convaincre certains que le calorique n'existait pas,

Le calorique ne pose, à première vue, aucun pro­blème pour la théorie du sens du mot «sens » de Putnam. Il s'agit même de l'une de ces rares occasions où les points d'extension peuvent être remplis. L!exten­sion est l'ensemble vide, Mais c'est trop facile, Rappe­lons que Putnam essaye d'expliquer comment Lavoisier et nous-mêmes pouvons parler d'acides. La réponse se trouve en grande partie dans les points d'extension, Qu'en est-il du calorique? Dans la communauté scien­tifique française de la période révolutionnaire, des hommes comme Berthollet, Lavoisier, Biot ou Laplace avaient tous leur théorie à propos du calorique, Cepen­dant, ils n'en demeuraient pas moins capables de communiquer et ce, me semble-t-i1, pour parler de la même chose. Certes, ironisera-t-on, de la même chose, c'est-à-dire de rien, Mais ces quatre remarquables savants ne parlaient pas de la même chose que leurs prédécesseurs qui eux parlaient du phlogistique, égale­ment d'extension zéro, Ils étaient très heureux de savoir que le calorique n'est pas le phlogistique, La théorie de Putnam ne permet pas d'expliquer comment le mot « calorique» pouvait avoir le même sens pour tous ces gens: un sens qui n'est pas celui du phlogistique, Les stéréotypes qu'ils associaient au calorique n'étaient certes pas ceux du phlogistique, mais pas tant que ça,

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Et, d'ailleurs, selon la théorie de Putnam, ce ne sont pas les stéréotypes qui fixent le sens, La leçon que nous pouvons en tirer est, je pense, que le jeu de langage qui consiste à nommer des entités hypothétiques peut, à l'occasion, fort hien marcher sans que rien de réel ne soit pourtant nommé.

Mésons et muons : comment les théories volent des noms expérimentaux

Les exemples anciens sont les plus faciles à manier parce qu'ils font partie des connaissances acquises par tous, mais la philosophie des sciences perd de sa richesse -In s'en tenant au passé. Aussi, en guise de conclusion, prendrai-je un exemple un peu plus récent et, Pttr conséquent, plus difficile à comprendre. Il est destiilé à illustrer une thèse en elle-même fort simple. Vous pouvez haptiser x d'un nouveau nom N puis décider que des choses complètement différentes, y, sont N. Il vous faudra trouver un autre nom pour x. Les noms n'adhèrent pas aux ohjets et peuvent donc être volés. Quiconque pense que la référence fonctionne en établissant une relation causale et historique avec la chose nommée devrait réfléchir un peu à l'exemple suivant.

Un méson est une particule de poids moyen, plus lourde qu'un électron, plus légère qu'un proton. Il existe de nombreuses sortes de méson. Le muon, lui, ressemble plutôt à l'électron mais il est 207 fois plus lourd. Les mésons sont très instables. Ils se désintègrent en mésons et muons plus légers puis en électrons, neutrinos et photons. Les muons se désintègrent en électrons et en deux types de neutrinos. La plupart des muons proviennent de la désintégration des mésons. Les muons doivent perdre leur charge en se désinté­grant. C'est ce qu'ils font par un processus d'ionisation, c'est-à-dire en expulsant les électrons de l'atome. La

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dépense d'énergie étant très réduite, les muons ont un très fort pouvoir de pénétration. Associés aux rayons cosmiques, ils peuvent pénétrer des kilomètres à l'inté­rieur de la terre, on les détecte dans les puits de mine les plus profonds.

A propos de ces deux espèces d'entités, le fait important concerne les forces et interactions. Il existe dans l'univers quatre forces fondamentales : l'électro­magnétisme, la gravitation, la force « faible» et la force « forte ». Ces deux dernières forces font l'objet de plus amples explications au chapitre 16. Prenons-les, pour l'instant, comme des noms simplement évocateurs. La force « forte» maintient protons et électrons dans l'atome la force « faible» se manifeste dans la radioac­tivité. i.es mésons sont associés à la force forte car on pensait, à l'origine, qu'ils expliquaient comment l'atome reste entier. Ils entrent en jeu dans les interactions fortes . Les muons, eux, sont associés aux interactions faibles.

De l'application de la mécanique quantique à l'élec­trodynamique naquit, autour des années trente, l'élec­trodynamique quantique. Cette théorie s'avéra être la meilleure que l'on ait jamais conçue à propos de l'uni­vers car elle rend compte de plus de phénomènes et d'entités qu'aucune autre (peut-être est-elle l'accomplis­sement du rêve de Newton tel qu'il l'exprime dans l'Optique). Au début, comme toujours en physique, on commence par émettre des hypothèses simplifiantes, que l'électron, par exemple, occupe un point On se doutait que certaines des équations présenteraIent des singularités (c'est-à-dire des quantités infinies, rendant impossible tout calcul) sans qu'aucun vrai problème ne soit résolu et que l'on remédierait à cela en ayant recours à diverses approximations ad hoc, en ajoutant, par exemple, un tenne supplémentaire à une équation. On pensa d'abord que l'électrodynamique quantique ne pourrait s'appliquer aux plus pénétrantes particules des

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rayons cosmiques. On pensait que ces particules étaient certainement des électrons à très grande énergie et que ~e tels ~Iectrons ne manqueraient pas de produire une smgulanté dans les équations. Personne ne s'en souciait vraiment.car l'une des tâches principales de la physique conslste Ju~te~ent à procéder à ce que l'on appelle la « renormalIsation» des équations.

En 1934, H .A. Bethe et W.H. Heitler découvrirent une conséquence importante de l'électrodynamique quantIque. C'est ce que l'on appelle la théorie des gerbes cascades, elle s'applique aux électrons. En 1936, deux groupes de chercheurs (C.D. Anderson et S.H .. Neddermeyer, J.C. Street et E.C. Stevenson) étudiant le rayonnement cosmique dans une chambre de Wilson, parvinrent à montrer que la composante dure du rayonnement cosmique n'obéit pas à la théorie des gerbes casc~de~ de Bethe-Heitler. Mais malgré tout, contrrurement a 1 attente, cela ne fit que renforcer l'électrodynamique quantique. Car les équations étaient cOJ;-ectes mais il y .avait une nouvelle particule jus­qu alors totalement 19norée. On l'appela le mésotron, parce que sa masse se situait entre celles de l'électron et du proton. Ce nom fut bientôt abrégé en méson.

Parallèlement, en 1935, H. Yukawa avait émis des hypothèses quant à la force garantissant l'intégrité de l'atome. II postula qu'il devait exister une nouvelle espèce d'objets, de masse intermédiaire entre l'électron e! le .pr?ton,' A.l'évidence le problème qui l'occupait n ~vrut n~n a VOIT avec le rayonnement cosmique et, de meme, nen ne nous permet de penser qu'Anderson, Neddermeyer, Street ou Stevenson avaient la moindre connaissance des problèmes de force forte. Hypothèse et expérie?ce furent rap!dement associées par des gens comme Nlels Bohr et 1 on supposa que la théorie de Yukawa s'appliquait aux mésons découverts par les expérimentateurs.

Nous savons exactement quand et comment eut lieu

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le baptême de la particule expérimentale. Millikan écrivit à ce propos à la Physical Review (3) : «Le professeur Bohr a suggéré, dans une adresse qu'il fit en septembre dernier à l'Association britannique, que le nom "yucon" soit adopté pour désigner la particule nouvellement découverte. Après avoir lu ce texte, je lui écrivis, mentionnant incidemment le fait qu'Anderson et Neddermeyer avaient fait savoir que le nom de "mésotron" lui semblait le plus approprié. Je viens de recevoir la réponse de Bohr à cette lettre, il dit: "J'ai le plaisir de vous annoncer qu'à Copenhague lors d'une petite conférence sur les rayons cosmiques à laquelle assistaient Auger, Blackett, Fermi, Heisenberg, Rossi et moi-même, nous nous trouvâmes en parfait accord avec la proposition d'Anderson d'utiliser le nom de mésotron pour désigner les particules les plus pénétrantes du rayonnement cosmique."

Robert A. Millikan Califomia Institute of Technology Pasadena, Califomia, 7 décembre 1938. " Noter que Bohr avait suggéré le nom « yucon » en

l'honneur de Yukawa mais que le nom choisi par les expérimentateurs l'emporta à l'unanimité.

En fait, on s'aperçut très vite que la particule de 1936 ne correspondait pas à celle de Yukawa, il y avait une différence très importante entre les vies moyennes calculée et réelle . Bien plus tard, en 1947, on découvrit une nouvelle particule dans le rayonnement cosmique, au moment où les accélérateurs nouvellement implantés commençaient à confirmer l'existence de toute une gRnlIDe de particules de même famille . Ce genre d'objet convenait mieux aux hypothèses de Yukawa, l'on en vint à les appeler des mésons n. La particule de 1936 devint le méson ~. Assez vite, on comprit qu'il s'agissait

3. Ce!!e le!!re fut publiée dans The Physical Revi= 55 (1939), p. 105.

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de deux choses totalement différentes, le méson 11 et le méson J.! étant aussi différents que deux entités naturel­les peuvent l'être. Le nom « méson )) resta associé à la particule de 1947 alors que la particule de 1936 devint un « muon ». Les histoires que j'on écrit maintenant sur le sujet laissent entendre qu'Anderson et al. cherchaient un objet qui confinnât les prévisions de Yukawa alors qu'ils n'en avaient jamais entendu parler!

Je reviendrai plus loin sur cette question : de la théorie et de l'expérience, laquelle vient en premier? Au chapitre 9, je donne d'autres exemples de la façon dont certains historiens obsédés par la théorie travestis­sent l'exploration expérimentale en investigation théo­rique alors que les expérimentateurs ignoraient tout de cette dernière (4). Intéressons-nous, pour l'instant, à la référence. L'histoire du méson et du muon s'adapte mal à la théorie du sens du mot « sens » de Putnam. Ce dernier voulait faire de la référence l'élément clé du sens. Un nom s'applique à une entité lorsqu'elle a reçu ce nom au cours d'une circonstance historique particu­lière, lors d'un baptême si l'on peut dire. Dans le cas qui nous occupe, un tel baptême a bien eu lieu en 1938 . Cependant, le nom même de « mésotron » ou « mé­son» en vint à signifier pour le théoricien: « tout ce qui remplit les conditions de l'hypothèse de Yukawa ». Le nom acquit en somme une sorte de sens frégéen. Et c'est ce sens qui fut adopté, baptême ou pas. Lorsqu'on réalisa que ce sens ne convenait pas à l'objet, le baptême fut annulé et l'objet reçut un autre nom.

4. Dans une leUre à C.W.F. Everitt sur notre projet commun : « De la théorie ou de l'expérience, qui vient en premier? », le prix Nobel de physique E. Purcell donne de nombreux exemples de la manière qu'ont les théories pour réécrire l'histoire des expériences.

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Sens La théorie du sens de Putnam marche bien pour les

histoires à succès, comme celle de l'électron. Mais elle ne convient guère aux autres. Elle ne peut nous satis­faire dans le cas des concepts bifurquants, comme l'acidité. Elle ne parvient pas à expliquer comment des gens ayant des théories différentes à propos d'une non-entité, comme le calorique, peuvent communiquer entre eux tout aussi bien que des gens ayant des théories différentes à propos d'entités réelles, comme l'électron par exemple. La théorie de Putnam repos.e en partie sur les dénominations historiques, le bénéftce du parrru­nage et une chaîne causale allant du premier baptême à l'emploi actuel d'un nom. Une communauté de chercheurs peut fort bien ne tenir aucun compte d'un baptême. Désonnais, ceux qui voudront échafauder une théorie du sens qui convienne aux tennes scientifi­ques devront faire mieux que Putnam .. Ils .vei!leront aussi à bien faire la différence entre la vraIe hIstOIre des sciences et celle que Putnam raconte. On doit à John Dupré une bonne évaluation de cette différence (5). Reste une exhortation : Lorsque les philosophes se tournent vers ce domaine, qu'à partir de maintenant on ne les laisse plus mettre la main sur les dénominations, les baptêmes et ce qui s'ensuit. Laissons-les chercher, comme Dupré, des exemples de taxinomie. Ne parlons pas dans l'abstrait mais retraçons plutôt les événements qui aboutirent à l'attribution de noms tels que « glypto­don », « calorique », « électron » et « méson ». A cha­cun de ces cas correspond une histoire vraie. Il existe une vraie lettre écrite par Millikan. Des Français se sont vraiment réunis pour attribuer des noms à certaines substances, y compris le calorique. Même Johnstone Stoney a vraiment existé. Les vérités concernant ces

5. «Natura1 kinds and biological taxa.... The Philosophical Review 90 (1981), pp. 66·90.

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événements sont de loin supérieures à toute fiction philosophique.

Mon objectif n'est pas, ici, de proposer une théorie philosophique du sens. Mon seul propos est de définir « par l'absurde» une théorie du sens qui puisse s'appli­qu~r à une gamme étendue de pratiques linguistiques et qUl ne provoque pas immédiatement un débat sur l'incommensurabilité. Seule une théorie de ce genre pe~t satisfaire le. réaliste scientifique à propos des entités. EUe devraIt présenter un attrait tout particulier pour celui que le réalisme à propos des théories laisse plutôt froid. Car si l'on ne demande pas à nos théories d'être strictement vraies, on ne leur demandera pas non plus de définir des entités de manière permanente. Ce qu'il nous faut, plutôt, c'est une notion de la référence où le référent ne soit pas trop strictement associé à une théorie particulière. Mais il est vrai que le compte rendu putnanuen de la référence ne contraint personne à être réaliste. Il nous faut maintenant comprendre pourquoi Putnam n'est plus partisan d'un réalisme absolu.

7. LE RÉALISME INTERNE

Ce chapitre a sans doute peu de rapport avec le réalisme scientifique, on peut donc passer au suivant sans perdre le fil de l'exposé. Il traite de l'important et nouveau «réalisme interne») de Putnam, une sorte d'idéalisme, semble-t-il (1). On pourrait croire que notre débat nécessite le passage du réalisme à l'idéa­lisme, ce n'est pas le cas. Putnam n'est plus engagé dans le débat entre réalistes scientifiques et anti-réalistes à propos de la science. Ce débat établit une distinction précise entre entités théoriques et entités observables. Tout ce que dit maintenant Putnam ignore cette distinc­tion. Tout du moins, ainsi devrait-il en être. Sa philoso­phie se fonde sur des réflexions concernant le langage et aucune philosophie de ce type ne peut enseigner quoi que ce soit de positif sur les sciences exactes.

Omettre les développements de Putnam serait ce­pendant nous priver de la connaissance de thèses qui sont à l'ordre du jour. Le fait qu'il trouve un prédéces­seur en Kant nous autorise, par ailleurs, à faire interve-

1. Dans ce chapitre, toutes les citations de Hilary Putnarn sont extraites de son livre, Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, Paris, 1984.

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nir les conceptions de ce dernier sur le réalisme et l'idéalisme. Kant est un utile faire-valoir pour Putnam. Si l'on prétend, pour simplifier, que Kant aussi est un réaliste interne (ou que Putnam est un «idéaliste transcendantal»), il est également possible d'imaginer un Kant qui, contrairement à Putnam, fait la différence entre entités observées et entités inférées. Il semble que Putnam soit réaliste scientifique à l'intérieur de son réalisme interne, tandis qu'il est possible d'inventer un Kant qui soit, dans un cadre semblable, anti-réaliste à propos des entités théoriques.

Réalisme interne et réalisme externe Putnam distingue deux points de vue philosophi­

ques. Le premier est le « réalisme métaphysique », doté d'une « perspective externaliste » sur les entités et la vérité : « Le monde est constitué d'un ensemble fixe d'objets indépendants de l'esprit. Il n'existe qu'une seule description vraie de "comment est fait le monde". La vérité est une sorte de relation de corres­pondance entre des mots ou des symboles de pensée et des choses ou des ensembles de choses extérieures» (p. 61).

Putnam propose plutôt une «perspective interna­liste» soutenant que la question : «De quels objets le monde est-il fait? » n'a de sens que dans une théorie ou une description ... La « vérité)} est pour l'interna­lisme une sorte d'acceptation rationnelle (idéalisée) -une sorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et avec nos expériences telles qu'elles sont repré­sentées dans notre système de croyance.

A ce niveau, internalisme et pragmatisme ont beau­coup en commun. La position de Putnam dépend aussi de certaines idées sur la référence. Il rejette le réalisme métaphysique parce qu'il n'y a jamais aucun lien, aucnne correspondance entre les mots que j'emploie et

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un ensemble particulier d'entités indépendantes de l'esprit. Les « objets» n'existent pas indépendamment des cadres conceptuels. « C'est nous qui découpons le monde en objets lorsque nous introduisons tel ou tel cadre descriptif. Puisque les objets et les signes sont tous deux internes au cadre descriptif, il est possible de dire ce qui correspond à quoi» (p. 64).

Putnam nouS fait part d'une autre différence entre réalisme interne et réalisme métaphysique. Selon l'in­ternaliste, la vérité d'une théorie est son adéquation optimale. Pour l'externaliste, la vérité est. .. la vérité.

Internalisme : Si nous possédions une théorie com­plète de tout ce qui nouS intéresse dans l'univers et que cette théorie soit totalement adéquate selon les normes actuelles d'acceptabilité, de rationalité ou selon toute autre norme, alors cette théorie serait par définition vraie.

Externalisme : Une telle théorie serait très proba­blement vraie. Mais on peut aussi concevoir que la prétendue adéquation soit, en fait, le produit de la chance ou du démon. La théorie peut très bien nous convenir et être néanmoins fausse en ce qui concerne l'univers.

Le réalisme métaphysique en question L'éventualité qu'une théorie complète de l'univers

puisse être à la fois entièrement adéquate et totalement fausse n'est pas prise en considération par l'intemalisme tel que Putnam le définit. Je suis externaliste et il m'est également impossible de prendre en compte cette éventualité, mais pour une tout autre raison. C'est, pour moi, l'idée d'une théorie complète de l'univers qui est incompréhensible. Et, a fortiori, je ne puis admettre l'idée qu'une telle théorie soit adéquate mais fausse. Je peux envisager l'idée d'une théorie complète pour ces

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misérables mondes que contemplent les logiciens, mais pour notre monde? Fadaises.

Sur un prospectus destiné à faire la publicité du numéro d'avril 1979 du Scientific American, figurait l'annonce des quatre articles suivants: Comment porter un coup de karaté à mains nues ?, l'borloge à enzymes, l'évolution des galaxies·disque, les os de divination des dynasties Shang et Chow. Comment pourrait-il y avoir une théorie complète de ces quatre sujets? Sans parler d'une théorie complète de tout (y compris ces quatre sujets).

Comment peut-on même prétendre fournir un compte rendu exhaustif ne serait-ce que d'une chose ou d'une personne? P .F. Strawson fait remarquer dans son livre, Individuals* : «L'idée d'une "description exhaustive" n'a pas grand sens en général» (p. 120). Strawson pensait alors à Leibniz. Ce dernier pourrait bien être, en effet, de tous les philosophes, celui qui se rapproche le plus du réalisme métaphysique. Leibniz considérait qu'un corps de vérité existe en dehors de nos propres croyances. Il pensait probablement aussi qu'existe une meilleure, divine, description de l'univers. Il croyait enfin en l'existence d'une totalité d'objets premiers qu'il appelait des « monades ». Sans doute ne concevait-il pas ces monades comme « indépendantes de l'esprit », car elles sont en fait plus ou moins des esprits. Mais Leibniz n'a jamais défini la vérité selon les termes d'une théorie de la correspondance. Ainsi, même Leibniz ne remplit pas les conditions imposées par Putnam. Pourrait-on citer un seul penseur sérieux qui soit, ou fût, vraiment un réaliste métaphysique? Peut-être est-ce sans importance. Putnam parle d'un certain mouvement d'idées plutôt qu'il ne décrit une théorie précise de la réalité. Il nous est facile d'y reconnaître la perspective externaliste. Mais, ici, il nous

* Trad. française: les lndividus, Le Seuil, Paris . 1973.

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faut être prudents. Certains exemples de cette perspec­tive, certaines figures du réalisme externe, pourraient être immunisés contre les objections de Putnam, parce qu'elles valent seulement pour le réalisme métaphysi­que tel qu'il l'a défini.

Prenons, par exemple, cette phrase de sa définition: « Ensemble fixe d'objets indépendants de l'esprit •. Pourquoi « fixe» ? Pourquoi un seul « ensemble» ? Considérons seulement l'exemple banal d'Eddington. Il y a deux tables, d'une part la table en bois sur laquelle j'écris et, d'autre part, un certain agglomérat d'atomes. Un réaliste à propos des entités peut fort bien soutenir que: (a) Des tables existent, indépendamment de l'esprit. (b) Des atomes existent, indépendamment de l'esprit. (c) Aucun ensemble d'atomes n'est identique à cette table en cet instant donné. Atomes et tables renvoient à des manières différentes de façonner le monde. Il n'existe pas d'ensemble fixe d'objets. Un cube de Rubik comprend un total de 27 cubes plus petits, mais il n'est pas nécessaire que chacun de ces cubes soit un ensemble d'atomes qui, associés, forme­raient l'ensemble du cube de Rubik.

Ne suis-je pas en train, alors, de donner raison à Putnam ? Introduire un cadre descriptif, c'est découper le monde en objets. Oui, j'admets cette proposition, métaphoriquement. Mais je n'admets pas la phrase qui la précède: « Les "objets" n'existent pas indépendam­ment des cadres conceptuels. » Il y a à la fois des atomes et des cubes de Rubik. Pour prendre un autre exemple, bien connu, on dit que les [nuit sont capables de distinguer de très nombreuses sortes de neige qui, pour nous, ont l'air tout à fait identiques. Ils découpent lellr Grand Nord gelé en introduisant un cadre descriptif. En aucun cas, il ne s'ensuit qu'il n'existe pas 22 sortes de neiges indépendantes de l'esprit, précisément celles que les Inuit ont distinguées. Pour ce que j'en sais, la neige poudreuse ou la neige béton dont parlent certains

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skieurs, ne recoupent ni ne sont recoupées par aucune des neiges Inuit. L'Inuit ne skie pas, peut-être même a-t-il toujours refusé de le faire. Et cependant, j'ai la conviction que la neige poudreuse existe toujours, en plus de toutes les sortes de neiges que décrivent les Inuit, et que toutes ces neiges correspondent à des distinctions réelles, dans un monde réel et indépendant de l'esprit. Ces remarques ne prouvent pas que la neige poudreuse existe, que quelqu'un soit en train d'y penser ou non. Mais le fait que nous découpions le monde en diverses catégories, peut-être incommensurables, n'im­plique pas, en lui-même, que toutes ces catégories dépendent de l'esprit.

Méfions-nous donc de la façon dont Putnam mène de front un certain nombre de thèses différentes, comme s'il y avait un lien logique entre elles .

Recherches sur le terrain métaphysique

J'ai dit de Putnam qu'il était un réaliste scientifique qui avait évolué vers l'anti-réalisme. A-t-il changé de camp? Non, mais, pour utiliser une analogie un peu forte, il a changé de guerre .

Le réalisme scientifique, contrairement à l'anti-réa­lisme à propos de la science, mène une guerre coloniale. Le réaliste scientifique prétend que mésons et muons sont aussi « nôtres » que les singes ou les boulettes de viande. Toutes ces choses existent. Nous le savons. Sur chaque sorte de choses nous détenons des vérités et pouvons en trouver d'autres. Ici, l'anti-réaliste désap­prouve. Dans la tradition positiviste, de Comte à Van Fraassen, on peut certes connaître le comportement phénoménal des singes et des boulettes de viande, mais les mUOnS sont, au mieux, une construction intellec­tuelle destinée à la prévision et au contrôle. Les anti­réalistes à propos des muons sont réalistes à propos des boulettes de viande. C'est ce que j'appelle une « guerre

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coloniaJe » parce que, d'un côté, l'on tente de coloniser de nouveaux royaumes alors que, de l'autre, on s'op­pose à un si chimérique impérialisme.

De manière analogue, il y a une guerre civile entre, disons, Locke et Berkeley. Le réaliste (Locke) soutient que de nombreuses entités familières ont une existence indépendante de toute activité mentale : il y aurait des singes même si la pensée humaine n'existait pas. L'idéaliste (Berkeley) affirme que tout cela est mental. J'appelle cela une guerre civile parce qu'elle se déroule sur le terrain familier de l'expérience quotidienne.

Une guerre civile peut aussi se dérouler en terre étrangère. Berkeley a également mené une guerre coloniale. Il détestait la philosophie corpusculaire et mécanique de Robert Boyle. Ce dernier soutenait, pour schématiser à l'extrême, que la matière se compose de corpuscules (les molécules, atomes et particules d'au­jourd'hui) qui rebondissent comme des ressorts. Berke­ley avait entrepris une guerre coloniale parce qu'il pensait en partie que, s'il gagnait, le gouvernement impérialiste de l'alliance réalisme/matérialisme s'effon­drerait. La matière serait alors vaincue par l'esprit.

Il y a, enfin, une guerre totale, qui est pour l'essentiel un produit des temps modernes. C'est peut-être Kant qui l'a déclarée. Il rejette les hypothèses de la guerre civile. Les événements matériels se produisent avec autanfde certitude que les événements de l'esprit. Mais il existe bien une différence entre eux. Les événements matériels se déroulent dans l'espace et le temps et sont « extérieurs », tandis que les événements du monde de l'esprit se produisent dans le temps mais pas dans l'espace et sont « intérieurs ». Mais le caractère spon­gieux de la boulette de viande dans mon assiette m'apparaît avec la même netteté que l'aspect confus de mes émotions. Il peut arriver, à l'occasion, que, de mon comportement, je déduise que je suis dans un état de confusion, mais les choses ne se passent généralement

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pas ainsi, pas plus que ce n'est à partir des données des sens que j'infère le caractère spongieux de la boulette.

Putnam, autrefois, défendait le réalisme scientifique en menant une guerre coloniale. Il occupe maintenant une position dans une guerre qui, dit-il, est comme celle de Kant, totale. Examinons plus en détailla position de Kant avant de revenir sur celle de Putnam.

Kant

Kant avait observé la guerre civile que se livraient ses prédécesseurs. Il y avait d'un côté la thèse de Locke. Kant lui a donné le nom de réalisme transcendantal: des objets existent vraiment à l'extérieur de nous et c'est à partir de notre expérience sensorielle que nous infé­rons leur existence et leurs propriétés. Et puis il y avait l'antithèse de Berkeley. Kant lui donne le nom d'idéa­lisme empirique. La matière n'existe pas, tout ce qui existe est mental.

Kant inventa une synthèse qui bouleversait ces catégories. Il inversa littéralement les étiquettes, en proposant qu'on le considère comme un réaliste empi­rique et un idéaliste transcendantal.

Sa stratégie est de ne pas parvenir directement à son objectif mais de l'approcher par l'intermédiaire d'une autre dualité. La notion d'espace est-elle relative comme le soutenait Leihniz et comme Einstein est censé l'avoir prouvé? Ou bien est-elle absolue comme dans la vision newtonienne? Selon la thèse de Newton, espace et temps sont réels. Les objets occupent des positions dans un espace et dans un temps prédéterminés. Selon l'antithèse de Leibniz, espace et temps ne sont pas réels. Ils sont idéaux, c'est-à-dire construits à partir des propriétés relationnelles des objets. Kant oscilla entre ces deux thèses la plus grande partie de sa vie puis il créa une synthèse. L'espace et le temps sont les condi­tions préalables pour que quelque chose soit perçu

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comme objet. Que les objets existent dans l'espace et le temps n'est pas un fait empirique même si les relations spatio-temporelles entre objets peuvent être détermi­nées expérimentalement à l'intérieur du cadre constitué par l'espace et le temps. Il s'agit d'un réalisme empiri­que qui accorde « la valeur objective de l'espace par rapport à tout ce qui peut se présenter à nous extérieu­rement comme un objet ». Mais c'est en même temps un idéalisme transcendantal qui affirme que l'espace « n'est rien dès que nous laissons de côté la condition de possibilité de toute expérience et que nous l'accep­tons comme quelque chose qui sert de fondement aux choses-en· soi ». Il fallut à Kant une autre décade pour que cette approche corresponde à toute la gamme des concepts philosophiques qui faisaient alors problème. Berkeley l'immatérialiste avait nié l'existence de la matière et l'extériorité des objets. Rien n'existe en dehors de l'esprit et de ses mouvements. La réponse de Kant : « Cette matière est une espèce de représentations (d'intuitions) qu'on appelle extérieures, non parce qu'elles se rapportent à des objets extérieurs en soi, mais parce qu'elles rapportent les perceptions à l'es­pace, où toutes choses existent les unes en dehors des autres. tandis que l'espace lui-même est en nous. »

Ainsi, l'espace lui-même est idéal. à l' {( intérieur de nous» , et la matière est à juste titre considérée comme extrinsèque parce qu'elle existe en tant que partie d'un système de représentations à l'intérieur de cet espace idéal. Pour atteindre la réalité des objets extérieurs, j'ai aussi peu besoin d'avoir recours à l'inférence que pour atteindre la réalité des objets qui sont à l'intérieur de moi, c'est-à-dire mes pensées. Car. dans les deux cas, les objets ne sont que des représentations dont la perception (conscience) immédiate est en même temps garante de leur réalité.

L'idéaliste transcendantal est par conséquent un réaliste empirique. Le point de vue de Kant exige que

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ce que nous appelons des «objets» soit constitué à l'intérieur d'un cadre et que tout notre savoir ne traite que des objets ainsi constitués. Notre savoir se compose de phénomènes et nos objets se trouvent dans un monde phénoménal. JI y a aussi des noumènes, ou choses en soi, mais nous ne pouvons en prendre connaissance. Nos concepts et catégories ne s'appli­quent pas aux choses en soi. Depuis Hegel, les philoso­phes se sont généralement tenus à l'écart des choses en soi de Kant. Putnam, séduit par Kant, exprime sa bienveillante sympathie pour l'idée.

La vérité

Selon Putnam, « bien que Kant ne s'exprime jamais dans ces termes, la meilleure interprétation de ses idées est de dire qu'il propose pour la première fois ce que j'ai appelé une conception ~internaliste" ou ~réaliste inter­naliste" de la vérité» (p. 72). Comme tant de philoso­phes contemporains, Putnam construit sa philosophie autour du thème de la vérité. De Kant il dit qu'« il n'y a pas de théorie de la vérité comme correspondance dans sa philosophie ». Rien d'étonnant à cela: il n'y a pas de théorie de la vérité dans la philosophie de Kant! Kant ne s'intéressait pas aux mêmes choses que Put­nam. En ce qui concerne le réalisme, il avait deux problèmes majeurs à résoudre :

L'espace et le temps sont-ils réels ou idéaux, newto­niens ou leibniziens ?

Les objets extérieurs sont-ils indépendants de l'esprit et lockiens ou tout est-il mental et berkéleyien ?

Le réalisme empirique et l'idéalisme transcendantal qu'il propose sont la synthèse de ces oppositions, synthèse que la vérité concerne peu. Cependant, Put­nam n'a pas tout à fait tort de vouloir greffer une théorie de la vérité sur Kant. Putnam attribue à Kant ces idées :

Kant ne croit pas que nous possédions effectivement

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un savoir objectif. L'emploi de termes comme «sa­voir» et « objectif» implique qu'il exisie encore un concept de vérité.

Un fragment du savoir (une « proposition vraie») est une proposition qu'un être rationnel aurait acceptée, étant donné une expérience suffisante du type dont peuvent disposer des êtres avec notre nature ration­nelle.

La vérité, c'est la meilleure adéquation qu'il est possible d'atteindre à la limite.

Peut-être Putnam voit-il juste, rien d'étonnant à cela car il tend lui-même vers la thèse pragmatiste selon laquelle la vérité est tout ce qu'une communauté ration­nelle trouvera cohérent et qui pourra entraîner son accord le moment venu. Kant écrivait :

« Tenir quelque chose pour vrai est un fait de notre entendement qui peut reposer sur des principes objec­tifs, mais qui suppose aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge. Quand cet acte est va~able pour chacun, pour quiconque du moms a de la raIson, le principe en est ohjectivement suffisant... Mais la vérité repose sur l'accord avec l'ohjet, et par consé­quent, par rapport à cet ohjet, les jugements de tous les entendements doivent être d'accord ... La pierre de touche servant à reconnaître si la croyance est une conviction ou une simple persuasion est donc exté­rieure : elle consiste dans la possihilité de la communi­quer et de la trouver valable pour la raison de chaque homme; car alors il est au moins présumable que la cause qui produit l'accord de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un principe commun, je veux dire sur l'objet, et que tous s'accordant ainsi avec l'objet, la vérité sera prouvée par là même. »

Jusqu'à quel point cela correspond-il aux thèses de Putnam ? J'en laisse l'appréciation au lecteur. Putnam pense que l'affirmation rationnelle certifiée et la vérité

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vont main dans la main. Kant écrit encore : « Je ne saurais affirmer, c'est-A-dire exprimer comme un juge­ment nécessairement valable pour chacun, que ce qui produit la conviction ».

Entités théoriques et choses en soi

Les spécialistes n'interprètent pas tous de la même manière le monde kantien des choses en soi, le monde nouménal. Pulnam nous donne sa lecture de Kant : Il nous était déjà impossible de décrire les choses-en-soi, mais «il n'est même pas possible d'envisager qu'à chaque chose-pour-nous corresponde une chose-en­soi ». Il n'y a pas de cheval-en-soi qui corresponde à ce cheval-dans-Ie-champ. Il y a seulement le monde nou­ménal qui dans son ensemble « donne naissance à » notre système de représentation .

Sur ce point, les interprétations ont toujours nota­blement divergé. L'une d'entre elles soutient que les entités théoriques sont les choses-en· soi de Kant. Ce point de vue fut d'abord exprimé par J.-M. Ampère (1775-1836), le fondateur de la théorie de l'électroma­gnétisme. Profondément influencé par Kant, il ne pouvait supporter que le monde soit impunément livré aux pulsions anti-réalistes. Postulons, disait-il, que les noumènes et les lois qui les unissent peuvent faire l'objet de vérifications expérimentales. Cette méthode postulationnelle et hypothético-déductive est, selon Ampère, une manière intelligente d'explorer le monde nouménal. De nos jours, le philosophe Wilfred Sellars défend un point de vue similaire.

Il se peut même que la connexion entre noumènes et entités théoriques ait joué un rôle important dans l'évolution de la pensée de Kant. En 1755, le jeune Kant écrivit un petit traité, la monadologie. On y trouve une remarquable anticipation de la théorie moderne des champs et des forces. Deux années plus tard, Boscovic

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reprit cette théorie, avec une beaucoup plus grande habileté mathématique, et révéla ainsi la théorie des champs. Kant, dans ses premiers travaux de physique, conçoit le monde comme composé de particules, les monades, séparées par des distances finies et produisant un champ de force. Les propriétés de la matière sont expliquées par la structure mathématique qui en ré­sulte. En 1755, les noumènes étaient pour Kant ces particules théoriques. Il resta longtemps fidèle à cette opinion avant de s'apercevoir que ses théories présen­taient une contradiction formelle. Pour la résoudre, il fallait supprimer les choses, les particules, pour ne laisser que les seuls champs de force. Il en résultait que, dans la structure sous-jacente de l'univers, il n'existe pas de choses, pas de noumènes. Puis vint l'habituelle synthèse kantienne de ces propositions conflictuelles: il n'existe pas de noumène connaissable.

Ainsi, il est tentant de suggérer que la doctrine de Kant sur les choses en soi doit autant à la physique qu'à la métaphysique. Kant ne fut pas un scientifique de grande valeur, mais il aurait été parfait comme membre d'un comité scientifique chargé de subventionner les projets de recherche les plus divers. Il avait un don pour dénicher les gagnants. Il y a ce que nouS appelons maintenant l'hypothèse de Kant.Laplace, concernant la formation du système solaire. Il fut dès le début du côté des thèses évolutionnistes en ce qui concerne l'origine de l'homme et des espèces animales. Il préféra la théorie des champs à l'approche atomiste. A l'époque de Kant, ce que l'on savait invitait plutôt à minimiser le rapport entre entités théoriques et choses en soi. Il est vrai que l'on connaissait l'existence de choses hypothétiques de diverses sortes, comme les fluides électriques de Fran· klin ou les pôles magnétiques de Coulomb. On parlait aussi énormément des particules et des forces newto­niennes, mais c'est seulement à la mort de Kant, juste après le début du XIX' siècle, qu'elles reprirent vraiment

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de l'importarce. Vis-à-vis de la chose-en-soi, Kant adopte une fittitude presque scientifique, conforme aux modifications apportées à son programme de 1755. Ampère, qui le premier fit valoir qu'il devait après tout y avoir des noumènes connaissables, à savoir les entités théoriques de la chimie et de la physique nouvelles, témoigne ainsi de la transformation qui s'opère alors en physique. O'ahord chimiste, il se fit l'avocat des nou­mènes connaissahles pratiquement aussitôt après avoir maîtrisé les nouvelles hypothèses concernant la struc­ture atomique des éléments.

Quelle position Kant aurait·il adoptée à l'égard de ces entités théoriques qui jouent vraiment un rôle actif? Qu'aurait-il fait en apprenant, comme nous l'avons appris au xxe siècle, que l'on peut manipuler et même projeter des électrons et des positrons? Son réalisme/ idéalisme concernait les objets familiers et observables. Il s'opposait à ce que l'on considère ces objets comme produits des données sensorielles. A l'inverse, les entités théoriques sont déduites de ces données. Kant aurait-il été réaliste empirique pour les chaises, qui ne demandent aucune inférence, tout en restant anti-réa­liste empirique pour les électrons? Il semble que l'on puisse répondre positivement à cette question.

La référence

C'est dans le domaine de la référence, plutôt que dans celui de la vérité, que Putnam a apporté la contribution la plus originale. Le sens qu'il dorme au mot « sens », dont il est question au chapitre précédent, contient les germes de sa propre destruction. Ces germes sont faciles à déceler car ils ne sont rien d'autre que ce que j'ai appelé les « points d'extension ». Le sens d'un terme désignant une espèce naturelle est composé d'une chaîne d'éléments s'achevant par les points d'extension qui, eux, ne peuvent être décrits.

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Putnam pensa d'abord que, contrairement au sens frégéen, la référence ne poserait pas de problème. On peut donner la référence du mot «glyptodon» en montrant du doigt un squelette et en indiquant quelques traits distinctifs du stéréotype. Si les glyptodons forment une espèce naturelle, alors la nature fera le reste en déterminant l'extension. Les entités théoriques ne peuvent être montrées du doigt, mais pour en re~dre compte il suffit de raconter comment les termes qUI les dénotent ont été introduits et y ajouter quelques princi. pes charitahles relevant du bénéfice du doute.

Puis Pulnam devint sceptique. Le malaise que l'on éprouve à l'égard du sens en général et du sens .frégéen en particulier doit beaucoup à la doctrme de W.V.O. Quine sur l'indétermination de la traduction. On trouve aussi chez Quine une thèse parallèle sur la référence : l'inscrutabilité de la référence. Selon cette idée, sommairement résumée, on ne peut jamais dire avec certitude quel est le contenu des propos de quelqu'un et cela n'a guère d'importance. Quine illus­trait cette démonstration de modestes exemples: quand je parle de lapins, vous pouvez comprendre qu'il s'agit de tranches spatio-temporelles de lapin en soi. Pulnam y ajoute une réelle inscrutabilité. Quand vo,:,s parlez de chats et de souris, il se peut que ce à quOi vous vous référez soit ce à quoi je me réfère quand je parle de cerises et d'arbres sans que la différence de référence n'apparaisse parce que tout ce dont je suis sûr (il y a un chat sur le tapis) est exprimé en une phrase qui, selon votre interprétation, représente une chose qui vous paraît également assurée (il y a une cerise sur un arbre).

Voilà qui est extraordinaire. Nous sommes confron­tés à deux difficultés. Il nous faut, d'une part, rendre plausible cette thèse bizarre et, d'autre part, compren­dre quelle place elle occupe dans l'argumentation que l'on oppose au réalisme externe ou métaphysique. Aussi avons-nous besoin d'un argument local pour rendre

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compte de la conclusion sur le chat et la cerise et d'un argument global montrant comment cela mène à une position antimétaphysique.

Des chats et des cèrises

« Aucune approche qui fixe seulement la valeur de vérité des phrases ne peut fixer la référence, même en spécifiant la valeur de vérité des phrases dans tous les mondes possibles» (p. 44):

Nous expliquerons plus loin ce théorème de Putnam. II nous est monnayé en termes de chats et de cerises. Chaque fois que vous parlez de cerises vous pourriez faire référence à ce que j'appelle des chats et récipro­quement. Vous manifestez votre accord chaque fois que j'affirme sérieusement qu'il y a un chat sur le tapis parce que vous êtes sûr que j'affirme qu'il y a une cerise sur un arbre. Nous pouvons parvenir à un accord sur les événements de ce monde, c'est-à-dire sur les phrases que nous tenons pour vraies sans qu'il apparaisse jamais que quand je parle de chats vous parlez de ce que moi j'appelle des cerises. Plus encore, votre système de référence pourrait différer du mien à tel point que la différence entre nous n'apparaîtrait jamais, quelle que soit la vérité sur les chats et les cerises.

Cette étonnante conclusion est conforme à un résultat bien connu en logique mathématique, résultat que l'on appelle le théorème de Skolem-Lowenheim. Ce théo­rème est le produit du travail effectué par L. Lowen­heim en 1915 et repris parTh. Skolem en 1920. A cette époque, il semblait possible d'essayer de caractériser les objets mathématiques, tels que les ensembles, au moyen d'axiomes. Un objet choisi, un ensemble par exemple, est quelque chose qui correspond à certains postulats qui permettent, à leur tour, de définir la classe des objets choisis. On espérait parvenir à ce résultat dans la seule branche de la logique qui soit bien comprise, la

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logique fonctionnelle du premier ordre, celle des locu­tions conjonctives (<< et », « pas », « ou », etc.) et des quantificateurs de la logique de premier ordre (<< tout »,

« quelque»). Les logiciens pensaient à l'époque qu'une théorie des

ensembles pourrait servir de base à de nombreuses, voire à toutes les branches de la mathématique. Georg Cantor obtint un résultat célèbre. Ayant d'abord clarifié l'idée selon laquelle certains ensembles infinis sont plus grands que d'autres, il montra que l'ensemble des sous-ensembles des nombres naturels est plus grand que l'ensemble des nombres naturels. Dans un autre texte, il prouva que l'ensemble des nombres réels ou de tous les nombres à expression décimale est plus grand que l'ensemble des nombres naturels. Une fois ce fait digéré et accepté par les logiciens classiques,' Lowe~­heim et Skolem prouvèrent quelque chose qw semblrut de prime abord paradoxal. Vous formulez certains postulats en espérant qu'ils captureront l'essence même des ensembles constitués à partir des ensembles de nombres naturels. Dans le cadre de ces postulats, vous prouvez le théorème de Cantor disant que l'ensemble des sous-ensembles des nombres naturels n'est pas dénombrable, c'est-à-dire qu'il ne peut coïncider avec les nombres naturels et qu'il est donc plus grand que l'ensemble des nombres naturels lui-même. Jusque-là tout va bien. Selon la façon dont vous souhaitez que vos postulats soient compris, vous parlez d'ensembles can­toriens. Lowenheim et Skolem prouvèrent cependant que toute théorie exprimée dans la logique du premier ordre et qui est vraie pour certains domaines d'objets es~ aussi vraie pour un domaine dénombrable. AinSI aviez-vous l'intention que vos postulats soient vrais pour les ensembles cantoriens. Le théorème de Cantor nous a d'emblée convaincu qu'il y a plus d'ensembles canto riens qu'il n'y a de nombres naturels. Mais ces mêmes postulats peuvent être réinterprétés comme

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étant vrais pour un domaine beaucoup plus restreint. Supposons que P soit dans votre théorie le symbole qui dénote l'ensemble de tous les sous-ensembles de l'en­semble des nombres naturels. Votre théorie peut être réinterprétée de manière que P dénote aussi autre chose, un ensemble qui n'est pas plus grand que l'ensemble des nombres naturels.

Le théorème de Skolem-Liiwenbeim sembla d'abord paradoxal, mais il est maintenant bien assimilé. La plupart des étudiants de logique le trouvent assez évident, naturel et inévitable. Ils constatent que « dans une formule du premier ordre, il doit y avoir des modèles hors normes ».

Pulnam renvoie le théorème à son apparent para­doxe. La généralisation qu'il effectue est correcte. Elle peut s'appliquer à tout ensemble d'individus, des chats et des cerises par exemple. Admettons que sont compri­ses dans les axiomes toutes les vérités concernant ces deux domaines, toutes les vérités que je prononcerai ou que des gens prononceront dans l'avenir ou simplement toutes les vérités authentiques exprimables selon les termes de la logique du premier ordre. Quel que soit le domaine que vous choisissiez, des interprétations non prévues surgiront toujours, plus encore, quand nous choisissons deux sortes d'objets, des chats et des cerises, en ayant recours à une courte liste de vérités les concernant, il peut arriver que l'interprétation inten­tionnelle concernant les chats recouvre une interpréta­tion non intentionnelle sur les cerises. Pulnam fournit le détail de l'exemple particulier ainsi que de l'ensemble du théorème.

Les implications pour le réalisme scientifique

Pulnam suppose que ces résultats particuliers sont mauvais pour le rèalisme scientifique. Pourquoi ? En grande partie parce qu'il pense que le réalisme scienti-

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fique repose, en fin de compte, sur une théorie de la vérité comme copie ou comme correspondance. Nos théories sont vraies parce qu'elles représentent le monde et elles n'ont de prise sur le monde que dans la mesure où elles font référence aux objets. Cette réfé­rence, Putnam la considère maintenant comme n'ayant de sens qu'à l'intérieur d'un système de croyances.

Cette position est dans l'ensemble bien connue. Les théories de la correspondance sont depuis longtemps la cible d'une objection : Les phrases sont supposées correspondre aux faits, mais il est impossible de distin­guer les faits sans construire des phrases auxquelles ils correspondent. G.E. Moore n'était pas particulièrement anti-réaliste, mais voici comment, il y a quatre~vingts ans, il exprimait l'idée dans un article sur « la vérité» publié dans le Dictionary of Philosophy de Baldwin :

«On suppose généralement que la vérité d'une proposition tient en quelque relation entre cette propo­sition et la réalité et que sa fausseté est due à l'absence de cette relation. Cette relation, on l'appelle générale­ment une "correspondance" ou un "accord" et il semble qu'elle soit souvent conçue ' comme une relation de partielle similitude. Mais il faut noter qu'une proposi­tion ne peut être considérée comme vraie qu'en vertu de sa partielle similitude avec quelque chose d'autre et que, en conséquence, il est essentiel à la théorie qu'une vérité diffère quelque peu de la réalité alors même que son caractère de vérité dépend du rapport qu'elle entretient avec la réalité et ce dans tous les cas, à l'exception du cas où la réalité est elle-même la propo­sition. La théorie de la correspondance trouve sa réfutation dans l'impossibilité qu'il y a à trouver une telle différence entre une vérité et la réalité à laquelle elle est censée correspondre. »

On a fait remarquer, J.L. Austin par exemple, que les théories de la correspondance ont un certain mérite parce que, contrairement à ce que pense Moore, elles

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offrent la possibilité de choisir les faits de manière indépendante. On peut d'abord choisir de manière indépendante les choses et les qualités dont nous parlons, en les montrant du doigt par exemple. Puis nous procédons à des affirmations en associant les expressions et les noms qui représentent les propriétés et les relations. Une proposition n'est vraie que dans la mesure où la propriété qu'elle décrit est bien possédée par l'objet de référence. -Putnam suppose sans doute que son recours à la théorie de Skolem-Lowenheim perturbe ce mouvement austinien en montrant une fois de plus qu'il est impossible de produire une référence indépendante (d'un système de croyance). Mais tout ce qu'il a réussi à montrer c'est qu'il ne peut y avoir de référence indépendante dans le cas 0,) l'on postule un ensemble de vérités en les exprimant dans la logique du premier ordre. En examinant à nouveau le théorème de Skolem-Lowenheim, il nous revient à l'esprit qu'il a des prémisses. Il est possible d'échapper à ces prémisses et de jeter ainsi le doute sur les conclusions de Putnam.

Les prémisses

1. Le théorème de Skolem-Lowenheim concerne les énoncés relevant de la logique du premier ordre. Personne n'a jamais réussi à prouver que le langage utilisé par les physiciens peut être ramené au format de la logique du premier ordre. Aussi l'argument ne s'applique-t-il pas, disons, à l'électrodynamique quanti­que et, par conséquent, pas au réalisme scientifique.

2. Il existe tout un important courant de pensée, devant son essor à feu Richard Montague, qui affirme que la langue anglaise ordinaire déploie d'abord des quantificateurs du second ordre. Le théorème de Skolem-Lowenheim ne peut être directement appliqué à de telles langues, aussi est-il hautement douteux que

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le travail de Putnam puisse être appliqué à l'anglais pré-scientifique normal.

3. Le discours ordinaire met en jeu nombre de ce que l'on a appelé les indexicaux. Ce sont les mots dont seul le contexte de l'énoncé permet de connaître le référent: ceci, cela, vous, moi, ici, maintenant (et tous les temps des verbes). Un beau matin, alors que je sortais de chez moi, j'entendis sans le vouloir la conver­sation suivante : «Hé, vous, arrêtez de cueillir mes cerises et venez ici tout de suite! » Il faudrait une certaine dose de dogmatisme pour affirmer que cette phrase ordinaire est exprimable selon la logique du premier ordre.

4. Les indexicaux ne nous font faire qu'une partie du chemin. Ils nous servent d'indicateurs mais ils sont encore de nature linguistique. Le langage n'est que l'un des très nombreux moyens dont nous disposons pour agir sur le monde. Putnam, bizarrement, cite Wittgen­stein, rappelant l'argument de ce dernier sur l'impossibi­lité de rendre compte exhaustivement du sens par des règles. Mais Wittgenstein ne veut pas dire qu'il y a quelque chose d'intrinsèquement indéterminé et ouvert à la réinterprétation dans notre pratique linguistique, mais seulement que le langage outrepasse le simple échange verbal. Nous ne nous attarderons pas plus sur ces vues, mais les cerises sont faites pour être mangées, les chats, peut-être, pour être caressés. Une fois la parole imbriquée dans l'action, il semble scolastique d'évoquer Skolem et Lowenheim. Ce qu'ils disaient était entièrement juste du point de vue des objets mathématiques. Mais ils s'abstenaient sagement de parler de chats. On ne peut rien faire avec les très grands nombres, si ce n'est en parler. Avec les chats, nos rapports ne sont pas seulement fondés sur la parole.

5 . Putnam soutient que, quelle que soit la théorie de la référence et de la dénotation que nous proposions, des mots tels que « dénoter» ou « rèférer » pourront

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toujours eux-mêmes être réinterprétés. Supposons que j'affirme que le mot « chat» dénote un animal comme celui qui est sur mes genoux. Putnam demande : Comment sais-je que « dénote» dénote l"acte de déno­ter? Mais, normalement, je n'utilise jamais le mot « dénoter» pour expliquer l'emploi d'un terme. Cette fonction peut être remplie par une expression du type : « C'est un squelette de glyptodon. )} C'est ainsi que j'explique ce qu'est un glyptodon. Pour faire référence, je n'ai pas besoin d'une théorie de la référence et il est pour le moins défendable d'affirmer, suivant sans doute en cela Wittgenstein, qu'il ne peut y avoir de théorie générale de la référence.

6. Putnam écrit sur l"anti-réalisme non scientifique, aussi est-illégitime de débattre de chats et de cerises. Ne nous lui accorderions-nous pas qu'il a raison pour les entités théoriques des sciences? Donner un nom à une entité, n'est-ce pas là un acte qui se situe entièrement au niveau du langage? Eh bien non, c'est très rarement le cas. Considérez la communication de 1936 d'Anderson et Neddermeyer, mentionnée au précédent chapitre. Elle comprend les données qui ont permis à la commu­nauté scientifique de nommer le mésotron ou méson, plus tard muon. Cette communication est bourrée d'illustrations. Non pas des photos des muons eux­mêmes, mais de leurs traces. Ces photos servent à mesurer les angles entre les traces produites par la collision de ceci ou de cela. Nous utilisons bien des indexicaux aussi brefs que {( ceci » ou « cela» pour montrer les plus théoriques des entités, non en les montrant directement, mais en montrant leurs traces. Et nous ne nous arrêtons pas là. Comme je l"ai expliqué au chapitre précédent, les chercheurs étaient d'abord assez incertains quant à l'existence de ces choses que l'on en vint à appeler des «muons)}. Mais maintenant, par exemple, nous savons que la masse du muon est 206,768 fois supérieure à celle de l"électron. Cette

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dernière information pourrait sembler apporter de l'eau au moulin de Putnam. Car c'est précisément le genre de vérité qui peut figurer en tant qu'axiome dans un compte rendu sur les muons. N'est-il pas possible, alors, de la soumettre à la réinterprétation de Skolem-Lowen­heim ? Je ne crois pas, car comment avons-nous obtenu ce joli chiffre à trois décimales? Par un calcul plutôt compliqué dans lequel sont détenninées de nombreuses quantités dont des choses aussi fantaisistes que le moment magnétique de l'électron libre ou les relations entre diverses constantes de la nature. S'il ne s'agissait là que d'un amas de phrases et si toute la physique mathématique pouvait être traitée en termes de logique du premier ordre, alors le théorème de Skolem-Lowen­heim pourrait être appliqué. Mais chacun des chiffres et des rapports est intimement relié à des déterminations expérimentales spécifiques. Qui sont toutes, à leur tour, reliées à des personnes, des lieux et par-dessus tout des actions. (Un exemple type : le groupe du laboratoire d'étude sur les radiations de l'université Washington­Lawrence, à savoir K.M. Crowe, J.F. Hague, J.E. Ro­therberg, A. Schenck, D.L. Williams, R.W. Williams et K.K. Young, Phys. Rev. D. 2145 [1972].) Et il ne s'agit pas d'un ensemble bien délimité d'actions mais d'une masse d'activités indépendantes et pourtant pas tout à fait diS$emblables, se déroulant à l'échelle mondiale.

ï. Putnam se demande effectivement si les humains pourront jamais utiliser son interprétation non inten­tionnelle du mot « chat)}. Il note une symétrie entre interprétation intentionnelle et non intentionnelle, tout ce que nous expliquons en tennes de chats, d'autres peuvent l'expliquer en termes de cerises. Il reprend un débat entamé par Nelson Goodman dans son livre Facl, Fiction and Forecast. Mais il ignore un fait important. Le théorème de Skolem-Lowenheim est non construc­tif. C'est-à-dire qu'il n'existe en principe aucun moyen

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humainement accessible d'engendrer une interprétation non intentionnelle.

8. Nous n'avons pas besoin d'exemples techniques pour mettre en doute les affirmations de Putnam. Putnam cite son collègue Robert Nozick qui suggère (selon Putnam) qu'il se pourrait que toutes les femmes parlent de chats quand elles parlent de cerises alors que nous, les hommes, parlons bien de cerises. Mais que faire alors des épithètes qui désignent une variété ou une espèce particulière, les cerises « cœur-de-pigeon »

ou les chats « persans» ? Il ne s'agit pas là d'un qualificatif ordinaire comme « sucré » car les cerises cœur-de-pigeon sucrées sont bien des fruits sucrés mais pas des « fruits cœur-de-pigeon ». Comment Putnam et Nozick poursuivraient-ils leur réinterprétation ? Leurs femmes imaginaires parleraient-elles de chats persans quand elles parlent de cerises «Queen Anne»? Autrement dit, une certaine variété de cerises corres­pondrait-elle à une certaine espèce de chat? Impossi­ble, car le nombre de variétés de cerises diffère du nombre d'espèces de chats, ainsi, aucune mise en correspondance ne pourra préserver la spécificité de ces espèces et variétés. Plus important encore, les cerises « Queen Anne» sont bonnes pour les conserves ou les tartes alors que les cœurs-de-pigeon doivent être mangées mûres sur l'arbre. Comment ces données pourraient-elles apparaître dans la structure des faits concernant les chats?

L'erreur de Putnam est peut-être l'une des plus graves que l'on puisse commettre en philosophie. Il dispose d'un théorème abstrait. Puis il explique son contenu en reprenant les termes d'une phrase que personne avant lui n'avait jamais prononcée et que personne, hormis les logiciens, ne prononcera plus jamais : «Une cerise quelconque est sur un arbre quelconque. » De là, il passe à l'affirmation que, de même que l'on peut réinterpréter le mot « cerise », on

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peut aussi réinterpréter le mot « dénote ». Tout le monde ordinaire, ce monde si florissant où l'on fait des tartes avec des cerises « Queen Anne », où l'on déter­mine le rapport entre les masses des muons et des électrons, tout cela est abandonné.

Tenons-nous-en là. Je voulais seulement faire remar­quer que: (a) Émettre des vérités ne suffit pas en soi à assurer une référence, entrer en contact avec le monde est également nécessaire. Et que : (b) Même au niveau du langage, le nombre des configurations possibles est de loin supérieur à ce qu'envisage Putnam, et ce qu'il s'agisse du domaine ésotérique de la physique mathé­matique ou des observations triviales sur les cœurs­de-pigeon.

Le nominalisme Les quelques réflexions ci-dessus ne signifient pas

qu'il est nécessaire de s'opposer à l'ensemble de la philosophie de Putnam. EUes tendent seulement à indiquer que ce qui semblait être un argument inatta­quable a, en fait, besoin d'être sérieusement repensé. Revenons-en à l'essentiel. J'ai suivi Putnam lorsqu'il compare ses idées à celles de Kant, mais il existe entre eux une différence notable. Kant se disait idéaliste transcendantal. Je dirai de Putnam qu'il est nominaliste transcendantal. Il s'agit de deux formes d'anti-réalisme. Avant Kant, être réaliste c'était être anti-nominaliste. Après Kant, c'était être anti-idéaliste.

L'idéalisme est une thèse sur l'existence. Dans sa force extrême, il affirme que tout ce qui existe est mental, un produit de l'esprit humain.

Le nominalisme se préoccupe de classification. Sa thèse est que seuls nos modes de pensée nous permet­tent de distinguer l'herbe de la paille, la chair du feuillage. Ce n'est pas par nécessité que le monde est ainsi partagé, il ne nous est pas livré ainsi découpé en

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espèces naturelles. A l'opposé, le réaliste aristotélicien (l'anti-nominaliste) affirme que le monde se manifeste d'emblée en un certain nombre d'espèces. C'est la nature et non l'homme qui est ainsi.

~'idéaliste n'a pas la moindre opinion sur la classifi· cation., Il peut accorder qu'il existe une vraie différence entre 1 herb~ et la raille. Mais il préfère dire qu'il n'y a pas de matiè~e, d herbe ou de paille, seulement des Idées, des entItés me~lIales. Il est bien possible, cepen­dant, ,';l''e les Idées ruent une véritable essence. ~ ] mve,Tse, le nominaliste ne nie pas qu'il existe une

vrrue matièr~, indépendante de l'esprit. Il conteste seulement qu elle se présente naturellement et intrinsè-9uement sous une forme quelconque et qui serait mdépendante d~ ce. que nous en pensons.

.En frut, .no~mallsme et idéalisme sont issus d'un meme esp.nt. C est une des raisons pour lesquelles le ?'~t « réalls~e » a été utilisé pour dénoter l'opposition a 1 ~ne ou.à 1 autre de ces doctrines. Elles n'en sont pas moms logiquement distinctes.

La lecture que je fais de Kant est peut-être extrême Kant !,ensait qu'espace et temps sont idéaux. Ils n'exis: tent littéralement pas. Bien qu'il y ait des 1 t' . . re a Ions empiriques déterminables à l'intérieur de l'espace et du t~m~s, ces relations, étant spatio-temporelles, n'ont pas d eXl~tence en dehors de l'esprit. Kant était vraiment un IdéalIste. transcendantal. Putnam, lui, est plutôt un nommallste transcendantal. ,. Le . réalisme interne de Putnam revient à ceci : A

1 mténeur de mon système de pensée, je fais référence à divers objets et je dis certaines choses sur ces objets les m;'es ,:aies,. les autres fausses. Cependant, je n~ peux Jam.rus sortir de mon système de pensée et conser­ver certains éléments de référence en dehors de mon p~opre sys.tème de classification et de dénomination. C e.st, préCisément, du réalisme empirique et du nomi­nalisme transcendantal.

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Le nominalisme révolutionnaire Certains considèrent que T.S. Kuhn est, lui aussi,

partisan de l'idéalisme. Mais je pense qu'il est plutôt un nominaliste transcendantal, comme Putnam. Il est même venu sur cette position philosophique avant Putnam. Mais alors que les réflexions de ce dernier sont fondées sur un théorème a priori et ce qui s'ensuit pour le langage, la position de Kuhn est plus en prise sur la

réalité. Une révolution scientifique, d'après Kuhn, trans-

forme notre rapport à certains aspects de la nature. Elle fournit des modèles, des lois hypothétiques, des classes d'entités, des causalités qui n'entrent pas dans le cadre des sciences précédentes. Il est possible d'affirmer, au-delà de toute controverse, que nouS vivons aujour­d'hui dans un monde qui n'a rien à voir avec le monde de la machine à vapeur du XIX' siècle, un monde où les avions sont partout et où les compagnies ferroviaires font faillite. Plus philosophiquement (peut-être), il s'agit d'un monde différent en ce qu'il se donne d'autres catégories, se pense comme rempli de nouvelles poten­tialités, de nouvelles causes et de nouveaux effets. Mais cette nouveauté n'est pas due à l'apparition de nouvelles entités dlllls l'esprit. Il s'agit plutôt de l'imposition de nouvelles catégories sur les phénomènes, Y compris les phénomènes nouvellement créés. C'est pourquoi je pense qu'il s'agit d'une [orme de nominalisme. Voici ce que dit Kuhn dans une récente communication :

«Ainsi, ce qui caractérise une révolution c'est la transformation que subissent de nombreuses catégories taxinomiques servant de préalable à la description et à la généralisation scientifiques. Et cette trllllsformation affecte, au·delà de la révision des critères ayant trait à la catégorisation, la façon dont des situations et des objets donnés sont répartis en un certain nombre de catégories préexistantes. Étant donné qu'une telle redis-

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tribution implique toujours plus d'une catégorie et que ces catégories se définissent les unes par rapport aux autres, ce type de transformation est nécessairement holistique (2). »

Kuhn n'est pas un nominaliste de l'ancienne école. Si c'était le cas, il affirmerait que toutes nos classifications sont le produit de l'esprit et non du monde, qu'elles représentent toutes des caractéristiques identiques et ahsolument stables de notre esprit. Sur ces deux points, il est en désaccord avec le nominalisme. A l'évidence, il est favorahle à l'idée de changement révolutionnaire et nous en donne de nombreux exemples. Mais il peut également affirmer que nombre de nos catégories pré-scientifiques sont bien des espèces naturelles, les gens et l'herbe, la chair et les chevaux. Quoi que l'on en pense, il y a bien de l'herbe et des chevaux sur la surface du globe et tout schéma conceptuel doit en rendre compte. On ne voit pas pourquoi l'histoire des sciences devrait refuser que le monde se présente de lui-même selon ces catégories. Et il n'y a guère de raison non plus, lorsqu'on mène une étude comparative des cultures, de soupçonner que d'autres peuples recon­naissent des catégories différentes. Le nominalisme de Kuhn, fondé qu'il est sur l'histoire, ne pouvait pas ne pas nous apprendre que certaines de nos catégories scientifiques doivent être débusquées. Des catégories depuis toujours reconnues, la substance et la force par exemple, semblent faire partie du lot. Le temps et l'espace même pourraient être sérieusement pris à partie. Kuhn enseigne bien un certain relativisme: Il n'y a pas de catégorisation absolument juste de la nature. L'idée que la nature présente certains aspects, définis de manière précise, est elle-même variahle. Les Grecs, dit-on, n'avaient aucune notion de l'électricité, Franklin

2 . . ~.S. K~hn, K What are scientific revolutions ? » Center for CognItive Scumce Occasional Paper 13, M.I.T., 1981, p. 25.

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aucun pressentiment du lien entre électricité et magné­tisme. Notre modernité elle-même a vu ainsi émerger, prévaloir et disparaître quelques-uns de ces p~éten~us « aspects de la nature ». Le nominahste révolutionnaIre en déduit que nous ne sommes pas encore arrivés à destination. Et d'ailleurs la notion même de « destina­tion », l'idée d'une science dernière, est difficile à appréhender.

Le nominaliste strict soutient que nos systèmes de classification sont le produit de l'esprit. Mais il ne lui vient pas à l'idée que ces systèmes pourraient subir de radicales transformations. Kuhn a changé tout cela. Les catégories ont été transformées et le seront sans doute encore. Il nouS est difficile de concevoir le monde hors des systèmes d'analyse, des catégories et problémati­ques, des méthodes technologiques et d'apprentissage qui sont aujourd'hui en vigueur. Nous sommes en frut des réalistes empiriques: Nous faisons comme si nous avions affaire à des espèces naturelles, des principes réels de catégorisation. Cependant, plus on se penche sur l'histoire et plus on s'aperçoit que même les études qui nous étaient le plus chères peuvent à leur tour être remplacées.

Reprenons l'idée en la résumant: Nous procédons bien à l'égard de la nature comme si elle était divisée en catégories et ce de la manière dont nos sciences nous l'indiquent aujourd'hui. Mais cela ne nous empêche pas de soutenir que ces catégories sont soumises à l'histoire. A disparu, en somme, la notion cl' une seule vraie et permanente représentation du monde.

Aussi séduisantes soient-elles, les idées de Putnam sont, au moins dans leur présente version, assez kan­tiennes. Putnam est devenu conservateur. Kant ne concevait pas que nouS puissions sortir de notre cadre conceptuel. Putnam non plus. Kuhn, lui, analyse dans le détail certaines altérations profondes qui se sont produites. Aussi son nominalisme est-il révolutionnaire

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et transcendantal alors que celui de Putnam est plus conservateur.

La rationalité

li y a, dans la position actuelle de Putnam, un autre élément qui nous rappelle Peirce. Il prétend que le vrai est ce sur quoi nous parvenons à nous entendre par des moyens rationnels et il reconnaît qu'il peut y avoir, au moins, évolution au fur et à mesure qu'apparaissent de nouveaux styles de raisonnement. Il m'a semblé naturel, pour expliquer ce dernier point, de faire appel à Imre Lakatos plutôt qu'à Putnam.

8. UN SUCCÉDANÉ DE VÉRITÉ

« C'est de la psychologie de masse » - telle est la façon dont Imre Lakatos (1922-1974) résume la vision kuhnienne de la science. « La conception de la méthode (ou de la "logique de la découverte") scientifique comme discipline d'évaluation rationnelle des théories, et des critères de progrès, scientifiques est en voie de disparition. Mais il est encore possible d'essayer d'ex­pliquer les changements de "paradigmes" en termes de psycbologie sociale. C'est ainsi. .. que Kuhn procède» (l, p. 31) (1). Lakatos s'oppose vigoureusement à ce qu'il appelle la tentative de Kuhn de réduire la philoso­phie des sciences à la sociologie. Il considère que cette tentative ne laisse plus aucune place aux sacro-saintes valeurs scientifiques de vérité, d'objectivité, de rationa­lité et de raison.

Même si ces critiques ne font que travestir les idées de Kuhn, elles n'en donnent pas moins des résultats intéressants. Les deux questions à l'ordre du jour en philosophie des sciences sont d'ordre épistémologique

1. Dans ce chapitre, toutes les citations d'Imre Lakatos pro­viennent de ses Philosophical papers, 2 volumes (J. Worrall et G. Currie). Cambridge, J 978.

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(la rationalité) et métaphysique (la vérité et la réalité). Lakatos donne l'impression de se préoccuper de la première. De fait, il est universellement connu pour avoir produit une nouvelle théorie de la méthode et de la raison et c'est à ce titre que les uns l'admirent et que les autres le critiquent. Si cette opinion est justifiée, alors la théorie de la rationalité de Lakatos est bizarre. Elle ne nous aide pas du tout à décider de ce qu'il serait raisonnable de croire ou de faire maintenant. Elle est entièrement tournée vers le passé. Elle peut nous indiquer quelles décisions scientifiques furent rationnel­les mais elle ne nous dit rien sur le futur. Tout ce qui porte sur ce sujet chez Lakatos est un mélange de platitudes et de préjugés. Ses textes n'en sont pas moins captivants. Je suggère alors que leur propos véritable n'est ni la méthode ni la rationalité. Lakatos est impor­tant précisément parce que ses préoccupations sont d'ordre métaphysique et non épistémologique. Il porte intérêt à la vérité ou plutôt à son absence. Il considère la science comme notre modèle d'objectivité. Une proposition scientifique doit dire les choses comme elles sont. Elle doit correspondre à la vérité. C'est ainsi qu'est garantie l'objectivité de la science. Pour Lakatos, fonné en Hongrie dans la tradition hégélienne et marxiste, la démolition post-kantienne, hégélienne, de la théorie de la correspondance va de soi. En cela il se rapproche de Peirce, également fonné dans la matrice hégélienne et qui, comme tant d'autres pragmatistes, n'avait que faire de ce que William James appelait la théorie de la vérité comme copie.

Au début du xx' siècle, les philosophes anglais puis les philosophes américains à leur suite entreprirent de critiquer Hegel pour donner une vie nouvelle aux théories de la vérité comme correspondance et aux thèses sur le sens comme référentiel. Ces questions sont encore au centre de la philosophie d'expression an­glaise. Ici Hilary Putnam nous est utile. Dans Raison,

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vérité et histoire, il mène sa propre tentative pour en finir avec les théories de la vérité comme correspon­dance. Considérant qu'il est lui-même d'une radicalité absolue, Puloam écrit: « Une théorie vieille de plus de deux mille ans est morte » (p. 86). Lakatos et Peirce pensent que l'acte de décès a été signé deux cents ans plus tôt. L'un et l'autre, cependant, souhaitent que soit dressée la liste des valeurs objectives de la science occidentale. Aussi s'efforcent-ils de trouver un succé­dané de vérité. Suivant la tradition hégélienne, ils affirment qu'il se trouve dans le procès, dans la nature même de la croissance du savoir.

Une histoire de méthodologies

Lakatos présente sa philosophie de, sciences comme le produit d'un certain courant philosophique. Courant dont les thèmes principaux sont la révolution, la rationa­lité et ce que j'ai déjà dit de Popper, de Carnap et de Kuhn dans l'introduction de ce livre. C'est cette histoire qu'il nous faut maintenant parcourir. Un certain nombre de ses assertions périphériques étaient en vogue parmi les philosophes des sciences en 1965. Il s'agit d'opi­nions simplistes de ce genre: Il n'y a pas, en principe, de différence entre l'énoncé d'une théorie et les rap­ports d'observation. Aucune expérience n'est cruciale, seul le recul nous pennet de dire qu'une expérience a été cruciale. Il est toujours possible de formuler des hypothèses auxiliaires pour préserver une théorie. Il n'est jamais bon d'abandonner une théorie que l'on ne peut remplacer par une meilleure. Jamais Lakatos ne fournit d'explication -satisfaisante ou même simplement détaillée de ces propositions. Elles sont pour la plupart issues d'une philosophie inféodée à la théorie, seule une réflexion sérieuse sur l'expérimentation peut permettre de les revoir ou de les réfuter. Je les passe en revue dans la partie B de ce livre qui porte sur l'intervention. En ce

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qui concerne les expériences cruciales et les hypothèses auxiliaires, voir le chapitre 15. Les différences entre l'observation et la théorie font l'objet du chapitre 10.

Le modèle euclidien et l'inductivisme A l'origine, dit Lakatos, la preuve mathématique était

le modèle de la ~Taie science. Les conclusions devaient être démontrées et rendues absolument certaines. Tout ce dont on ne pouvait entièrement s'assurer était consi­déré comme défectueux. La science était par définition infaillible.

Au XVII' siècle, la nouvelle méthode de raisonnement fondée sur l'expérience semble rendre impossible cet idéal. Et cependant l'histoire semble se répéter lorsque nous passons de la déduction à l'induction. Si nous ne pouvons être complètement sûrs de ce que nous savons, qu'au moins nous soyons assurés des fondements de ce savoir. Et de tels fondements devraient être fournis par l'observation correctement effectuée. On généralise à partir d'expériences solides, on établit des analogies puis on échafaude des conclusions scientifiques. Plus les observations qui confirment une conclusion sont nombreuses et variées et plus cette conclusion est probable. Peut-être n'avons-nous plus de certitudes, mais au moins nous reste-t·i1 de hautes probablhtés.

Voici au moins deux étapes sur la grande route menant à la méthodologie : preuve et probabilité. Hume, connaissant les échecs subis par la premiè~e, commença dès 1739 à douter de la seconde. Des fruts particuliers ne peuvent en aucun cas servir de « bonnes raisons» pour croire en des déclarations ou des énon­cés plus généraux concernant le futl!;" Popper est d'accord avec ces idées et Lakatos aussI.

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Les falsificationnismes Lakatos sous-estime certains aspects de la méthodo­

logie et s'étend trop sur d'autres. Il nous propose même trois Popper, Popper" Popper" Popper" chacun cor­respondant à une version plus sophistiquée de ce que Lakatos apprend de Popper. Tous les trois mettent l'accent sur l'essai et la falsification des hypothèses plutôt que sur leurs vérification et conrrrmation. Le plus simple serait de dire que « l'homme propose et la nature dispose ». Ce qui veut dire que nous élaborons des théories et que la nature les rejette si elle les juge fausses. Il y a ainsi une différence assez sensible entre théories faillibles et observations fondamentales de la nature. Ces dernières, une fois vérifiées, jouent un rôle comparable à celui d'une cour d'appel dont les juge­ments sont définitifs et irrévocables. Une théorie qui ne coïncide pas avec l'observation doit être abandonnée.

Cette histoire de conjecture et de réfutation évoque l'image plaisante d'une science objective et honnête. Mais cette image est fausse. Et d'abord parce que « toute théorie naît réfutée» et, si ce n'est pas le cas, il est du moins très courant qu'une théorie soit proposée même si l'on sait qu'elle ne cadre pas avec les faits connus. C'est l'argument de Kubn à propos de la science normale qui résout des énigmes. Par ailleurs, il n'y a pas (selon Lakatos) de frontière bien précise entre l'observation et la théorie. Et enfin, on peut faire remarquer, avec Pierre Duhem, le grand historien des sciences français, que les théories sont vérifiées par l'intermédiaire d'hypothèses auxiliaires. Pour reprendre son exemple, un astronome ayant prédit qu'un corps céleste devait se trouver à un certain endroit ne doit pas obligatoirement replonger dans ses livres s'il s'avère qu'il s'était trompé. Il peut revoir la théorie du télescope ou produire un compte rendu approprié de la façon dont le phénomène diffère de la réalité (Kepler), ou

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inventer une théorie des aberrations astronomiques (G.G. Stokes), ou encore suggérer que l'effet Doppler s'exerce différemment dans l'espace intersidéral. Ainsi une observation récalcitrante ne doit pas être considé­rée comme une réfutation automatique de la théorie. Duhem considère probablement que le fait qu'une théorie, ou l'une de ses hypothèses auxiliaires, soit revue n'est qu'une question de choix ou de convention. Duhem étant connu pour son anti-réalisme, il n'est pas étonnant qu'il en vienne à cette conclusion. Mais elle répugne au réalisme scientifique instinctif de Popper ou de Lakatos.

Aussi le falsificationruste ajoute-t-il deux propositions supplémentaires. Aucune théorie, d'abord, ne peut être rejetée ou abandonnée si l'on ne dispose d'une meil­leure théorie pour la remplacer. Ensuite, une théorie est meilleure qu'une autre si elle effectue plus de prévisions nouvelles. Les théories devaient, traditionnellement, être en accord avec les données expérimentales. Le falsificationniste, dit Lakatos, n'exige pas de la théorie qu'elle soit en accord avec l'expérience mais plutôt qu'elle la précède.

Noter que ce dernier point a fait l'objet de nombreu­ses controverses. La plupart des inductivistes pensent que si les données sont en accord avec l'expérience, alors elles la supportent, que la théorie soit antérieure aux données ou que les données soient antérieures à la théorie. Ceux qui se sentent plus proches du rationa­lisme et du déductivisme insisteront sur ce que Lakatos appelle : «La recommandation de Leibniz-Whewell­Popper selon laquelle l'édification, consciencieuse, de la ruche doit aller beaucoup plus vite que l'enregistre­ment des faits qui sont censés y trouver un abri » (l, p. 100).

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1 Progmmmes de recherche

Prenant avantage de la double orthographe du mot", nous aurons recours à l'orthographe américaine pour désigner ce que les chercheurs appellent habituellement un « programme de recherche », à savoir l'abord d'un problème précis au moyen d'une combinaison claire­ment définie d'idées théoriques et expérimentales. Un programme de recherche est un programme qu'un ou plusieurs chercheurs peuvent entreprendre, pour lequel ils rechercheront des fonds ou des appuis et ainsi de suite. Ce que Lakatos appelle un «programme de recherche » (research programme) n'est pas tout à fait la même chose. Chez lui, c'est plus abstrait, plus historique. Il s'agit de la façon dont des théories peuvent se succéder et se développer sur des périodes couvrant parfois plusieurs siècles, pour ensuite sombrer dans l'oubli pendant quatre-vingts ans et être finalement réanimées par un apport de faits et d'idées totalement nouveau.

Il est assez facile de reconnaître un cas particulier de continuum théorique en développement. Il est moins facile d'en produire une caractérisation générale. Pour y parvenir, Lakatos a introduit le concept d'« heuristi­que ». Le mot « heuristique » est un adjectif servant à décrire une méthode ou un processus qui permet de guider la rècherche. Au début des recherches sur l'intelligence artificielle, dans les années cinquante, on parlait des procédures heuristiques qui pourraient aider les machines à résoudre des problèmes. Dans How to solve it et certains autres de ses merveilleux livres, le mathématicien Georg Polya, compatriote et mentor de Lakatos, jette les bases de l'heuristique mathématique. Les travaux de Lakatos sur la philosophie des mathéma­tiques doivent heaucoup à Polya. Il adapta ensuite le

• Lakatos écrit « Research programme ~I l'américain écrit « Research program ".

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concept d'heuristique pour en faire le critère permettant d'identifier les programmes de recherche. Un pro­gramme de recherche, dit-il, est défini en termes d'heuristigues négative et positive. L'heuristique néga­tive dit: Eloignez-vous, il n'y a rien ici qui mérite d'être considéré. L'heuristique positive, elle, dit: Voici, classé par ordre d'importance, un ensemble de domaines qui fait problème, ne vous souciez que de ceux qui appa­raissent en tête de liste.

Noyaux et ceintures de protection

L'heuristique négative est le «noyau» d'un pro­gramme, un corps de principes fondamentaux qui ne doit jamais être remis en cause. Ces principes sont tenus pour irréfutables. Ainsi, dans le programme newtonien, le noyau est-il constitué des trois lois de la dynamique et de la loi de la gravitation. Si les planètes se compor­tent mal, un newtonien ne tentera pas de réviser la loi de la gravitation, mais essayera d'expliquer l'anomalie en postulant l'existence d'une planète invisible, une planète qui, si besoin est, peut être détectée par les seules perturbations qu'elle produit sur le système solaire.

L'beuristique positive est un agenda déterminant sur quel problème il est maintenant nécessaire de travailler. Lakatos imagine un programme de recherche en pleine santé: Livré à une tempête d'anomalies, il n'en est pas moins d'une grande vigueur. Selon lui, dans la concep­tion kuhnienne de la science normale, c'est presque un hasard si les anomalies en viennent à tomber sous l'œil d'un processus de résolution d'énigme. Au contraire, prétend Lakatos, les problèmes sont soumis à hiérarchi­sation. Quelques-uns seulement font l'objet de recher­ches systématiques. Ce choix crée une « ceinture de protection» autour de la théorie, car l'on n'aborde qu'un ensemble de problèmes déterminé à l'avance.

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D'autres éventuelles réfutations sont simplement igno­rées. Lakatos se sert de ce fait pour expliquer pourquoi, n'en déplaise à Popper, la vérification semble si impor­tante en science. On décide de travailler sur certains problèmes et ce choix paraît justifié si l'on trouve une solution. Les réfutations, par contre, peuvent fort bien être sans intérêt.

Progrès et dégénérescence

Qu'est-ce qui fait qu'un programme de recherche est bon ou mauvais? Les bons progressent et les mauvais dégénèrent. Un programme se compose d'une succes­sion de théories: Tl' T" T3 ••• Chaque théorie doit être au moins autant en accord avec les faits connus que la théorie précédente. La succession est théoriquement progressive si chaque théorie prévoit à son tour quelque fait nouveau, qui n'avait pas été envisagé par la théorie précédente. Elle est empiriquement progressive si certaines de ses prévisions se vérifient. Un programme est dit simplement progressif s'il est à la fois théorique­ment et empiriquement progressif. Autrement, il est en dégénérescence.

Un programme en dégénérescence se referme petit à petit sur lui-même. En voici un exemple (2). L'une des plus célèbres «histoires à succès » est certainement celle de Pasteur. Son travail sur les microbes lui permit de sauver les industries françaises de la bière, du vin et de la soie qui étaient menacées par divers organismes microscopiques. Par la suite, on pasteurisa aussi le lait. Pasteur identifia également les micro-organismes qui le menèrent à la découverte des vaccins contre la rage et l'anthrax. De ces découvertes surgit un programme de recherche dont la proposition centrale était que tous les

2. K. Cadell Carter, «The germ theory, Beri·beri, and the deficiency theory of disease Il, Medical History 21 (1977), pp. 119·136.

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problèmes organiques que l'on n'avait pas réussi à expliquer en termes de parasites ou d'organes défec­tueux devaient être expliqués en termes de micro­organismes_ Lorsqu'on s'aperçut que de nombreuses maladies ne pouvaient être provoquées par des bacté­ries, l'heuristique positive dirigea les recherches vers quelque chose de plus petit, le virus_ Ce programme de recherche en progrès présentait aussi des sous-pro­grammes en dégénérescence_ L'enthousiasme pour les microbes était tel que l'on considéra que ce que nous appelons maintenant des maladies carentielles était dû à des insectes. Dans les premières années de ce siècle, le plus grand spécialiste des maladies tropicales, Patrick Manson, soutenait que le béribéri, entre autres maladies carentielles, était provoqué par contagion bactérienne. L'épidémie de béribéri était due, en fait, au nouveau procédé de polissage du riz à la vapeur, qui, importé d'Europe, tua des millions de Chinois et d'Indonésiens dont le riz était la nourriture de base. La vitamine B, contenue dans l'enveloppe du riz, était détruite par le polissage. C'est surtout grâce aux expériences de diété­tique menées par la marine japonaise que l'on réalisa que ce n'était pas la présence de microbes, mais l'ab­sence de quelque chose dans le riz glacé qui était la cause du problème. Confronté à cette thèse, Manson affirma qu'il existe des bactéries qui vivent et qui meurent dans le riz glacé, mais pas dans le riz complet et qui sont la cause du nouveau fléau. Cette position était en dégénérescence théorique parce que Manson modifiait toujours sa théorie après de nouvelles décou­vertes, jamais avant. Elle était aussi en dégénérescence empirique parce qu'on ne devait découvrir aucun organisme propre au riz glacé.

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Prémonition

C'est seulement après coup que l'on peut dire d'un programme de recherche qu'il a progressé. Voyez à quel point le programme de Pasteur a bouleversé les don­nées en remplaçant les bactéries par les virus pour expliquer la plupart des maladies qui persistaient dans le monde développé. On émit l'hypothèse, dans les années soixante, que les cancers - carcinomes et lymphomes - sont dus à des virus. Cette hypothèse n'a connu que quelques succès extrêmement rares_ Par exemple, un lymphome tropical étrange et horrible (le lymphone de Burkitt) qui provoque des tumeurs impor­tantes sur les membres et que l'on a repéré chez certaines peuplades qui vivent sur l'équateur au-dessus de 1 500 mètres est presque certainement lié à un virus. Mais qu'en est-il du programme général de recherche sur le lien entre cancer et virus? Lakatos nous dit: • Il faut parfois des dizaines d'années pour qu'un pro­gramme décolle et commence à progresser empirique­ment» (l, p. 6). Fort bien, mais même le fait qu'qn programme comme celui de Pasteur ait autrefois pro­gressé ne nous apprend strictement rien si ce n'est qu'il faut garder l'esprit en éveil et ne pas hésiter à s'embar­quer dans de multiples recherches si l'on se trouve dans une impasse. Cela ne nous aide pas beaucoup à choisir des programmes vraiment nouveaux, c'est-à-dire sans aucun antécédent, mais ce n'est pas tout. On connaît peu de programmes plus progressifs que celui de Pasteur, même si certains de ses échecs sont évidents comme par exemple dans le domaine des maladies carentielles. Les recherches sur le virus du cancer sont-elles signe de progrès ou de dégénérescence? Nous le saurons plus tard. Lakatos ne serait d'aucun secours s'il fallait décider quelle proportion des fonds engagés dans une « guerre du cancer» doit être allouée

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à la biologie moléculaire et quelle autre aux recherches sur le virus.

Objectivité et subjectivisme

Où Lakatos veut-il donc en venir? Le titre de ce paragraphe est une indication sur l'hypothèse que je formule. Il veut trouver un substitut à l'idée de vérité. Un peu comme Putnam suggérant que la théorie de la vérité comme correspondance est erronée et que la vérité est tout ce qu'il est rationnel de croire. Mais Lakatos est plus radical que Putnam. Lakatos n'est pas un pragmatiste de la dernière heure. C'est la vérité qu'il affronte et non une quelconque théorie de la vérité. Il ne souhaite pas remplacer la théorie de la correspon­dance, c'est la vérité elle-même qu'il veut remplacer. Putnam doit se battre pour s'extraire des théories de la vérité comme correspondance tant elles restent populai­res chez les philosophes anglais et américains, en dépit des assauts du pragmatisme d'autrefois. Lakatos, formé dans la tradition hégélienne, ne se préoccupe guère de la théorie de la correspondance, Cependant, comme Peirce, il donne à l'objectivité une place dans la science que Hegel est loin de lui accorder. Putnam honore cette valeur, en espérant, comme Peirce, qu'il existe une méthode scientifique sur laquelle nous pourrons nous accorder et qui nous mènera ainsi à une croyance rationnelle et sûre. Putnam est simplement peircien même si, contrairement à Peirce, il doute que nous soyons vraiment sur la dernière ligne droite. La rationa­lité regarde de l'avant. Lakatos franchit une étape supplémentaire. La rationalité ne regarde pas de l'avant mais nous pouvons appréhender l'objectivité de nos présentes croyances en retraçant les pas qui nous y ont mené. Où commence-t-on? Avec la croissance du savoir lui-même.

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La croissance du savoir Le seul point stable dans la tentative de Lakatos est

le simple fait que la croissance du savoir est bien réelle. A partir de là, il tente de construire sa philosophie sans représentation, en commençant par le fait que l'.on peut constater que le savoir croît quelle que SOIt notre opinion sur la « vérité » ou la « réalité». Cette appro­che peut être comprise de trois manières.

D'abord, on peut voir par examen direct que le savoir croît. Et cette leçon n'est pas enseignée par la philoso­phie générale ou l'histoire mais par la lecture détaillée d'un ensemble de textes portant sur un domame particulier. Nul doute que l'on en sache plus aujour­d'hui que ce que même les génies du temps passé pouvaient appréhender. Pour reprendre l'exemple de Lakatos, il est manifeste qu'après les travaux de Ruther­ford et Soddy et la découverte des isotopes, on en savait beaucoup plus sur les masses atomiques que tous les chercheurs assidus qui, pendant un siècle, avaient travaillé sur l'hypothèse de Prout. Ce dernier en 1815, soutenait que l'hydrogène est l'élément fondamental de l'univers et que les masses atomiques sont des multiples intégraux de la masse de l'hydrogène. Je reprends cet exemple pour que l'on se souvienne que le pomt de départ de Lakatos est à la fois profond et élémentaire. L'important n'est pas qu'il y ait du savoir mais qu'il y ait de la croissance. Nous en savons plus sur les masses atomiques qu'autrefois, même si l'on peut prévoir que dans le futur nous serons confrontés à de nouvelles et plus larges reconceptualisations.

Ensuite, il est inutile d'argumenter en insistant sur le fait que certains événements historiques fournissent bien la preuve de la croissance du savoir. Il nous faut plutôt analyser en quoi consiste la croissance. Qu'est-ce qui appartient et qu'est-ce qui n'appartient p~s à c~ processus de croissance que nous appelons la SCIence .

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Peut-être y a-t-il des sots qui pensent que la découverte des isotopes ne contribue pas à la croissance du savoir réel. Lakatos ne cherche pas à les contredire. Il pré­sume que ces gens n'ont probablement jamais lu les textes, ne se sont jamais mêlés des résultats expérimen­taux qui marquent cette croissance. Inutile de débattre avec de tels ignorants. Quand ils auront appris comment utiliser les isotopes ou simplement comment lire les textes, ils découvriront alors qu'il y a bien croissance du savoir.

Cette dernière remarque nous mène au troisième point. La croissance du savoir scientifique, pourvu qu'elle soit intelligemment analysée, pourrait fournir le critère de distinction entre activités rationnelles et irrationnelles. C'est ainsi que Lakatos exprime les choses, mais il mélange un peu tout. Rien ne s'est accru avec plus de persistance, année après année, que les commentaires sur le Talmud. ,s'agit-il là d'une activité rationnelle? Mais nous voyons tout de suite à quel point le mot « rationnel» est creux quand il est utilisé pour fournir une évaluation positive. De tous les grands ensembles de textes que nous connaissons, les com­mentaires du Talmud sont, sans nul doute, les plus raisonnés, beaucoup plus en tout cas que la littérature scientifique. Les philosophes posent souvent la fasti­dieuse question de savoir pourquoi l'astrologie occiden­tale du xx' siècle n'est pas considérée comme une science. Mais ce n'est pas à ce niveau que se pose"le vrai problème de la distinction. Popper voit plus juste lorsqu'il conteste le droit de la psychanalyse ou de l'historiographie marxiste à se prétendre « science ». La lourde machine des programmes de recherche, des noyaux et des ceintures de protection, du progrès et de la dégénérescence doit, si elle a quelque valeur, effec­tuer une distinction non pas entre le rationnel et le raisonnement d'une part et l'irrationnel et le non-rai­sonnement d'autre part, mais plutôt entre ces raisonne-

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ments qui mènent à ce que Popper et Lakatos appellent le savoir objectif et ceux qui poursuivent d'autres objectifs et suivent d'autres démarches intellectuelles.

Évaluation des théories scientifiques Ainsi Lakatos n'a-t-il aucune perspective à offrir aux

théories scientifiques qui se font maintenant concur­rence. Avec les critères qu'il nous donne, on peut au mieux regarder en arrière et dire pourquoi tel pro­gramme de recherche a progressé et tel autre a dégé­néré. En ce qui concerne le futur, la « méthodologie »

de Lakatos ne nous fournit que fort peu de points de repère. Il nous conseille de n'accorder qu'une foi modérée dans nos propres projets parce qu'il se pour­rait fort bien que les programmes rivaux aient le dernier mot. L'entêtement n'est autorisé que dans les moments où le programme que l'on défend est dans une mauvaise passe. Les devises devraient être : prolifération des théories, prudence dans l'évaluation, suivi honnête des résultats pour savoir quel programme est fécond et se montre à la hauteur des nouveaux défis. Plutôt que d'une vraie méthodologie, il s'agit là d'une liste des prétendues « valeurs» de la science suppo~ée libr~ de toute idéologie. Si l'évaluation des théones était la principale occupation de Lak~tos, alors il ~e faudrait être d'accord avec son plus pIttoresque cntique, Paul Feyerabend. Le plus rude des coups qu'il porte, sou­vent avec discernement, à Lakatos, c'est de montrer (dans le chapitre 17 de Contre la méthode) que la méthodologie proposée par ce dernier n'est pas de bon conseil pour les travaux scientifiques d'aujourd'hui. Certes, mais ce n'est pas l'objectif de Lakatos qUI est, à mon avis, plus radical. Lakatos avait la langue bien aiguisée, de solides opinions et beaucoup d'assurance. Il faisait de très distrayantes remarques sur tel ou tel projet de recherche, mais ces aspects de son personnage

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sont secondaires et indépendants de la philosophie que je lui attribue.

Est-ce un défaut de la méthodologie de Lakatos qu'elle soit seulement rétroactive? Je ne crois pas. Il n'existe aucune loi générale permettant de dire ce qui, dans un présent domaine de recherche, est de bon présage pour l'avenir. Ce domaine est, par excellence, celui du truisme. Un groupe de chercheurs qui vient d'avoir une bonne idée peut souvent l'appliquer fruc­tueusement pendant quelques années. De tels groupes obtiennent, comme il se doit, d'importantes sommes d'argent provenant des entreprises privées, du gouver­nement ou d'une quelconque fondation. D'autres conséquences sociologiques mineures peuvent être in­duites, ainsi, lorsqu'un groupe est de plus en plus occupé à se défendre contre les critiques, au point qu'il n'ose plus s'aventurer sur un autre terrain, il est rare alors que les nouvelles recherches qu'il entreprend soient intéressantes. Le principal problème pratique est peut-être assez peu connu des philosophes de la rationa­lité. Comment s'y prendre pour cesser de supporter un programme que l'on soutient financièrement depuis cinq, dix ou quinze ans - un programme auquel de nombreux jeunes chercheurs ont dédié leur carrière et qui s'avère très peu productif? Cette crise, grandeur nature, concerne peu la philosophie.

Une mode, que Lakatos aurait pu appeler le « nou­veau justificationnisme », prévaut actuellement chez certains philosophes des sciences. Il s'agit de prouver, par volumes entiers, qu'un système d'évaluation des théories peut être créé par la seule méthode empirique. On suggère même que le gouvernement devrait financer certains travaux de philosophie des sciences destinés à lui apprendre comment financer des projets' scientifi­ques. Il ne faudrait pas confondre ces produits pure­ment bureaucratiques avec les tentatives de Lakatos pour analyser le jugement objectif.

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Histoires interne et externe Pour comprendre l'objectivité, Lakatos se donne

comme outil quelque chose qu'il appelle l'histoire. Les historiens des sciences, même ceux que les envols de l'imagination spéculative n'effrayent pas, ne trouvent chez Lakatos qu'une «parodie de l'histoire dont la lecture fait se dresser les cheveux sur la tête », selon les termes de Gerald HoIton dans son livre, The Scientijic Imagination". Nombre de ses collègues sont d'accord.

Lakatos commence par une nouvelle démarcation non orthodoxe entre histoire «interne» et histoire « externe» (l., p. 102), mais on ne comprend pas vraiment ce qui est en jeu. L'histoire « externe» traite communément des facteurs économiques, sociaux et technologiques qui n'ont pas directement trait au contenu de la science, mais que l'on considère comme influençant ou expliquant certains événements de l'his­toire du savoir. L'histoire externe peut inclure des événements, comme ]a mise en orbite du premier satellite soviétique - Spoutnik - et l'investissement immédiat d'importantes sommes d'argent dans l'éduca­tion scientifique qui s'ensuivit aux États-Unis. L'histoire interne est habituellement l'histoire des idées se rappor­tant à la science, elle concerne les motivations des chercheurs, leurs modes de communication et leur filiation intellectuelle, qui a appris quoi de qui.

L'histoire interne de Lakatos se trouve à une extré­mité de ce spectre. Elle exclut tout ce qui concerne le domaine subjectif ou personnel. Ce que les gens croient est sans importance : cette histoire est celle d'une certaine sorte d'abstraction. L'histoire, en somme, d'un savoir aliéné, hégélien, l'histoire de programmes de recherche anonymes et autonomes.

Cette conception de la croissance du savoir comme

* The Scientific Imagination (1978), Trad. l'Imagination scientifique, Éditions Gallimard, Paris, 1981.

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quelque chose de non humain, d'objectif, était déjà en germe dans le premier ouvrage important de Imre Lakatos, Preuves et réfutations'. A la page lB 7 de ce merveilleux dialogue sur la nature des mathématiques, on trouve ceci : «L'activité mathématique est une activité humaine. Certains de ses aspects, comme de toute activité humaine, peuvent être étudiés par la psychologie, d'autres par l'histoire. L'heuristique initia­lement ne s'intéresse pas à ces aspects, mais l'activité mathématique produit des mathématiques et les ma­thématiques, ce produit de l'activité humaine, "s'aliè­nent" l'activité humaine qui les a produites; elles développent leurs propres lois de croissance, leur propre dialectique. »

Tels sont les ferments de la redéfinition de 1'« histoire interne» proposée par Lakatos, la doctrine qui sous­tend ses « reconstructions rationnelles ». Une des le­çons de Preuves et réfutations est que les mathémati­ques peuvent être à la fois dépendantes de l'activité humaine et autonomes, avec leurs propres critères internes d'objectivité. Objectivité qui peut être analysée en fonction de la croissance même du savoir mathéma­tique. Popper avait suggéré qu'un tel savoir objectif pourrait être un «troisième monde» de réalité et Lakatos a joué avec cette idée.

La métaphore de Popper sur le troisième monde est une énigme. Selon la définition de Lakatos : «Le "premier monde" est le monde physique, le "deuxième monde" est le monde de la conscience, les divers états du mental et, plus particulièrement, des croyances. Le "troisième monde" est le monde platonicien de l'esprit objectif, le monde des idées» (11, p. lOB). Je préfère, quant à moi, ces textes de Popper où il dit que le troisième monde est un monde de livres et de rapports

• ProoJ' and Refutations (1976), Trad. ,Preuve, et réJutations, Éditions Hermann, Paris. 1984.

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stockés dans des bibliothèques, un monde de diagram­mes, de tables et de mémoires d'ordinateur. Ces choses extra-humaines, ces phrases émises sont bien plus réelles que tous les discours de Platon ne pourraient le suggérer.

Sous forme d'énumération, cet exposé sur les trois mondes est assez énigmatique. Il l'est beaucoup moins si l'on considère qu'il s'agit de trois sortes d'entités émergeant chacune à son tour avec ses propres lois. Il y eut d'abord le monde physique. Puis, quand de ce monde physique émergèrent des êtres doués de sensibi­lité et de raison, apparut un second monde dont la description ne peut être en aucune manière réduite à une description du monde physique. Le troisième monde de Popper est plus hypothétique. Il existe, selon lui, un domaine du savoir humain (phrases, épreuves, bandes magnétiques) qui ne peut être décrit que selon ses propres termes et lois et qui n'est pas plus réductible aux événements du second monde (type par type) que les événements du second monde ne le sont à ceux du premier. Lakatos persiste à exprimer métaphorique­ment cette idée : « Les produits du savoir humain; les propositions, les théories, les systèmes de théories, les problèmes, les changements de problèmes, les pro­grammes de recherche vivent et grandissent dans le troisième monde. Les producteurs du savoir vivent dans le premier et le deuxième monde» (II., p. 108). Il n'est pas utile d'être aussi métaphorique. Plus diffi­cile, mais plus direct, serait de se demander s'il existe un corps de description authentique et cohérent du savoir humain autonome et « aliéné » qui ne puisse être réduit à des histoires et des psychologies relevant de la croyance subjective. Une version concentrée de la théorie du troisième monde fournit le domaine qui convient précisément au contenu des mathématiques. Il y est admis que les mathématiques sont un produit de l'esprit humain qui est, en même temps, indépendant de

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toute psychologie. La conception de Lakatos d'une histoire interne « non psychologique » est une exten­sion de ce thème.

Il faudra que l'histoire interne soit une reconstruction ratio.DneIle de ce qui s'est vraiment passé où l'on explIque pourquoi ce qui s'est passé dans les épisodes I~~ plus n~tables de l'histoire des sciences est digne d etre consIdéré comme « rationnel» ou «objectif ».

L,akatos a une maxime qui sonne bien, une parodie d une des phrases si noblement tournées de Kant : « Sans bistoire des sciences, la philosophie des sciences est vide. Sans philosophie des sciences l'histoire des sciences est aveugle. » Certes, mais K~nt parlait de quelque chose d'autre. Tout ce qu'il est nécessaire de dIre sur le caractère irréfléchi de l'histoire des sciences a été dit, sans détour, par Kant lui-même dans sa Logique: « Livrée à elle-même, l'histoire est érudition de cyclope. Il lui manque un œil, l'œil de la philoso­phIe. » Lakatos veut réécrire l'histoire des sciences de manière que ses « meilleurs » épisodes soient conçus comme des exemples de prograntmes de recherche progressifs.

Reconstruction rationnelle

Lakatos veut caractériser la croissance du savoir selon ~es critères internes, en analysant des exemples de crOIssance. Une hypothèse nous invite à considérer que le prograntme de recherche (défini comme noyau dur, cemture de protection, heuristique) est l'unité de crOIssance, que ces programmes de recherche progres­sent ou dégénèrent et que, finalement, la croissance du savoir dépe~d du triomphe des programmes progressifs sur ceux qUI dégénèrent. Pour vérifier cette hypothèse, Il nous faut trouver un exemple de découverte scientifi­que qui soit reconnue par les scientifiques ou ceux qui réfléchissent Sur le domaine concerné. Non que nous

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nous inclinions devant l'orthodoxie, mais il faut recon­naître que les spécialistes sont toujours mieux placés pour évaluer leur domaine. Feyerabend considère que cette attitude est élitiste. Est-ce vraiment le cas? Lakatos nous demande ensuite de lire tous les textes sur lesquels nous pouvons mettre la main, portant sur l'ensemble de l'époque marquée par le programme de recherche et comprenant tous les chercheurs impliqués. C'est bien ici de l'élitisme car peu nombreux sont ceux qui peuvent consacrer le temps nécessaire à une si vaste lecture. Mais cette requête s'accompagne d'une pré­misse intellectuelle non élitiste (par opposition à une prémisse économique élitiste), à savoir que, dans la mesure où les textes sont disponibles, tout le monde peut les lire.

De ces lectures, nous devons extraire la classe de phrases qui exprime le mieux ce que les chercheurs du programme étudié essayaient de découvrir et comment ils s'y prenaient pour le faire. Il faudra par contre considérer comme négligeable ce que les gens en pensaient, leurs moments d'inspiration et même leurs motivations et leurs idéaux. Une fois que l'on a ainsi fait le point sur la composante « interne» "des données, on peut tenter d'en organiser les résultats en une histoire des programmes de recherche au sens où l'entend Lakatos.

Comme dans la plupart des enquêtes, on ne peut s'attendre à ce qu'il y ait immédiatement cohérence entre l'hypothèse de départ et les données disponibles. Trois sortes de révision peuvent renforcer le lien entre l'hypothèse et les données. On peut d'abord revoir l'analyse des données, puis ensuite réviser l'hypothèse pour, enfin, si toutes ces tentatives échouent, en venu à la conclusion que le cas type choisi n'est pas un exemple de croissance du savoir. Étudions dans l'ordre ces trois types de révision possibles.

Quand je parle de revoir l'analyse des données, je ne

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veux pas dire qu'il faut mentir. Dans son texte sur la « falsification », Lakatos fait une blague un peu dou­teuse. Il donne un fait comme historique dans le corps du texte puis se rétracte dans la note en bas de page, nous incitant à ne considérer ce fait qu'avec la plus grande prudence (l, p. 55). Le lecteur intéressé par l'histoire est tout à fait irrité que l'on se moque ainsi de lui sans la moindre raison. Car la petite plaisanterie de Lakatos ne sert à rien, elle ne vient même pas servir une reconstruction rationnelle, quoi qu'en dise Lakatos. Il n'y a aUCun mal à tenter de réanalyser les données, toute enquête le fait. Mais cela ne signifie pas qu'il faut mentir. Simplement, peut-être, qu'il faut reconsidérer les faits, les choisir ou les arranger différemment, ou bien encore que le moment est venu d'imposer un nouveau programme de recherche pour décrypter les faits historiques Connus.

Si données et hypothèse semblent irréconciliables, il ne reste que deux options. Le cas étudié peut d'abord être considéré comme étranger à la croissance du savoir. Une telle manœuvre pourrait bien être un barrage efficace contre les aberrations, mais c'est alors que nous rencontrons les contraintes de l'histoire. Lakatos peut toujours prétendre qu'un épisode particu­lier de l'histoire des sciences ne correspond pas à son modèle parce qu'il est « irrationnel », mais il lui faut alors en apporter les preuves. Les éléments irrationnels peuvent être de diverses natures : pression politique, corruption des valeurs ou même sImple stupidité. Les histoires de Lakatos sont normatives en ce qu'il s'auto­rise à conclure qu'un élément donné de la recherche « n'aurait pas dû » prendre la direction qu'il a prise, et qu'il ne l'a prise que par interférence avec des facteurs extérieurs non reliés au programme. Conclure qu'un cas choisi n'est pas rationnel permet d'aller contre le cou­rant de ce qui est actuellement admis en science. Lakatos en est capable, mais il se sent quand même

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obligé de tenir compte du respec~ gén~~. qu'inspirent les travaux des scientifiques. Il m est diffICIle de conc?-

. Lakatos puisse volontairement soutemr VOIr que . arti qu'Einstein, Bohr, Lavoisier ou même ~opemlC P .­cipaient à un programme irrationn~l. « C est u?e p";'"Üe trop importante de l'histoire des SCIences» quI deVIen­drait alors «irrationnelle» (l, p. 172). D~ns le pro,­gramme de Lakatos, nous ne pouvons frur? appel a aucune norme autre que l'histoire du savOIr. en .son présent état. Déclarer qu'elle est globalement Irration­nelle revient à abandonner la rationalité. ~o~s compre:­nons mieux pourquoi Feyerabend ~ar~rut d. élItisme a propos de Lakatos. La rationalité dOIt etre slmple~ent définie par ce qu'une présente communauté consld~re comme positif et rien ne peut contrebalancer le pOIds considérable d'un Einstein.

C'est alors le caractère progressif d'un progrrunme de recherche qui. permet à Lakatos d~ ?éfinir l'obje~tivité et la rationalité. Un événement de 1 hIstOIre des sCIences est rationnel et objectif si son histoire interne peut être écrite sous forme d'une succession évolutive de chan­gements de problèmes.

Cataclysmes dans le raisonnement

Peirce définit la vérité comme l'objectif idéal que se donne l'enquête scientifique. Il pense que la m~th~do­log;e doit avoir pour tâche de caractéri~er les prrnClpes de l'enquête. Reste un problème éVIdent : Que. se passe-t-il si l'enquête converge sur nen? PeJrc~ n'ignore pas le thème de la révolution scientifi.qu~ et il est persuadé que les « cataclysmes» .(comme Il dIt) ?e se renouvelleront plus dans le domrune de la connaIs­sance et qu'ils sont preuve de la capaci~é de l'étude scientifique à se corriger elle-m~me. L~ pomt de vue de Lakatos est comparable à celm de PeIrce. Il est déter­miné à réfuter la doctrine, qu'il attribue à Kuhn, selon

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laquelle le savoir change par « conversions » irration­nelles d'un paradigme à un autre,

Comme je l'ai dit dans l'introduction, je ne pense pas qu'à lire correctement Kuhn, on ait cette impression apocalyptique de relativisme culturel que Lakatos y trouve, Mais l'antipathie de Lakatos pour les travaux de Kuhn cache un profond souci qu'il ne faudrait pas prendre à la légère, Ce souci n'est pas sans rapport avec une importante remarque de Feyerahend : La version de la rationalité scientifique fournie par Lakatos convient, au mieux, aux principales réalisations de ces « deux cents dernières années»,

Un corps de savoir peut rompre avec le passé de deux manières distinctes, Nous sommes tous, mainte­nant, familiarisés avec l'idée que de nouvelles théories peuvent complètement remplacer l'organisation concep­tuelle mise en place par les théories précédentes, L'histoire de Lakatos sur les programmes en progrès et en dégénérescence lui permet d'éviter la question de savoir quand de tels remplacements sont « rationnels ». Mais tout le raisonnement de Lakatos prend appui sur ce qu'on pourrait appeler le modèle hypothético-déduc­tif de raisonnement. En dépit de toutes les révisions qu'il a apportées à Popper, il continue à tenir pour acquis que les hypothèses sont effectuées et vérifiées dans le cadre de problèmes choisis par la ceinture de protection. Mais la rupture qui intervient dans le savoir lorsqu'un nouveau style de raisonnement apparaît est heaucoup plus radicale. La force du mot de Feyerahend sur ces « deux cents dernières années» provient de ce que l'analyse de Lakatos ne s'applique ni à la raison en général ni au savoir en général mais à un savoir partic.ulier produit par un style de raisonnement particu­lier. Ce savoir et ce style ont une origine distincte.' On peut alors reformuler la crainte peircéienne du cata­clysme : n'y aurait-il pas d'autres types de raisonnement qui pourraient produire d'autres types de savoir? Le

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succédané de vérité proposé par Lakatos n'est-il pas un phénomène local et récent?

C'est plutôt un souci qu'un argument dont je fais ici état. Feyerahend fait des déclarations aussi sensation­nelles que difficiles à admettre sur la différence des modes de raisonnement et même de vision des temps archaïques. De manière plus sobre, dans mon livre, The Emergence of Probability (1975), je soutiens qu'une partie de notre présente conception de la preuve induc­tive date seulement de la fin de la Renaissance. Dans son livre, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition (1983), l'historien A.C . Crombie, à qui j'ai emprunté le mot« style », distingue six styles düférents. J'ai déjà évoqué la thèse de Crombie dans un autre ouvrage. Il ne s'ensuit pas, pOUT autant, que l'émergence d'un nouveau style soit un cataclysme. De fait, nous pouvons ajouter style après style sans qu'il n'y ait autre cbose qu'un corps cumulatif d'outils conceptuels. C'est précisément ce qu'enseigne Crombie. Il est clair que Putnam et Laudan s'attendaient aussi à ce résultat. Mais ces questions n'ont été que récemment ahordées et sont encore très mal comprises. Cela devrait nous rendre méfiant à l'égard de toute conception de la réalité et de l'objectivité s'intéressant d'abord à la croissance du savoir car l'on s'aperçoit que cette croissance concerne avant tout un certain type de savoir, acquis par un certain type de raisonnement.

Plus encore, je soupçonne qu'un style de raisonne­ment détermine la nature même du savoir qu'il produit. La méthode postulationnelle des Grecs a donné une géométrie qui leur a longtemps servi de modèle de savoir. Lakatos nous met en garde contre la domination du modèle euclidien . Quel futur Lakatos opposera au mode hypothético-déductif et à la théorie des program­mes de recherche qui en est issue? L'une des plus notables caractéristiques de ce mode est qu'il postule l'existence d'entités théoriques qui, tout en se manües-

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tant dans les lois les plus générales, ont cependant des conséquences expérimentales. Cette caractéristique de la science à succès ne devint endémique qu'à la fin du XVIll' siècle. Est-il seulement possible que les questions sur l'objectivité, posées par Kant à notre temps, soient précisément celles que ce nouveau savoir pose? S'il en est ainsi, alors il est tout à fait normal que Lakatos tente d'y répondre selon les termes du savoir de ces deux cents dernières années. Mais nous aurions tort de croire que nous pouvons passer de ce type particulier de croissance à une théorie de la vérité et de la réalité. Prendre au sérieux le titre du livre que Lakatos s'apprê­tait à écrire avant de mourir, « la changeante logique des découvertes scientifiques », c'est prendre au sérieux la possibilité que Lakatos ait, comme les Grecs, fait dépendre les vérités éternelles d'un simple épisode de l'histoire du sa voir humain.

Mais cette préoccupation peut aussi se traduire de manière plus optimiste. Lakatos essaye de caractériser certaines valeurs objectives de la science occidentale sans avoir recours aux théories de la vérité comme copie. Ces valeurs objectives sont peut-être suffisam­ment récentes pour que la limite de deux ou trois siècles décidée par Lakatos soit exactement justifiée. Nous n'avons pas le moindre outil qui nous permette d'éva­luer nos propres traditions de l'extérieur, mais aussi pourquoi nous en faudrait-il ?

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INTERMÈDE

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RÉELS ET REPRÉSENTATIONS

Incommensurabilité, nominalisme transcendantal, succédané de vérité et styles de raisonnement, autant d'expressions qui relèvent. du jargon philosophique. Elles surgissent de la contemplation du lien existant entre la théorie et le monde. Elles mènent toutes à un cul-de-sac idéaliste. Aucune n'invite à une conception saine de la réalité. A vrai dire, une grande partie de la philosophie des sciences contemporaine est comparable à l'épistémologie du XVII' siècle. Étant donné que dans le savoir c'est surtout la représentation de la nature qui nous préoccupe, on se demande quand nous pourrons jamais échapper aux représentations pour avoir enfin prise sur le monde. Cette impasse idéaliste, dont Berkeley est le porte-parole, John Dewey l'évoque avec ironie lorsqu'il parle de la théorie du savoir comme spectacle, obsession de la philosophie occidentale. Si nous ne sommes que des spectateurs au théâtre de la vie, comment distinguerons-nous jamais, en fonction des critères propres à ce mouvant spectacle, ce qui appartient à la représentation donnée par les acteurs de ce qui est réel ? Si seulement existait une distinction précise entre théorie et observation alors peut-être pourrions-nous, en confiance, tenir pour réel ce qui est

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observé et pour idéal ce qui est simplement représenté par la théorie. Mais quand les philosophes commencent à enseigner que toute observation est imprégnée de théorie, il semble alors que nous soyons complètement enfermés dans la représentation et donc dans l'idéa­lisme, sous une quelconque de ses formes.

Voyez, par exemple, ce pauvre Hilary Putnam. Tout d'abord le plus réaliste des philosophes, il tente ensuite de s'extraire de la représentation en plaçant la « réfé­rence » à la fin de la liste des éléments qui constituent le sens d'un mot. Tout se passe comme si la référence était un puissant harpon descendu du ciel pour permet­tre à notre langage de s'approprier un morceau du matériau même auquel il se réfère. Dépassant cette position, Putnam n'en échoua pas moins sur l'écueil du « réalisme interne », hanté par le doute transcendantal et prêchant quelque forme d'idéalisme ou de nomina­lisme.

Je suis d 'accord avec Dewey, surtout quand il rejette la fausse dichotomie entre action et pensée, source de l'idéalisme. Toutes les philosophies de la science ici décrites pourraient Sans doute être comprises dans le cadre d'une grande théorie du savoir comme spectacle. Je ne pense pas, cependant, que la conception du savoir comme représentation du monde soit en elle-même la source du mal. Les dégâts proviennent plutôt d'une obsession mono maniaque pour la représentation, la pensée et la théorie aux dépens de l'intervention, de l'action et de l'expérience. C'est pourquoi, dans la partie suivante de ce livre, j'étudie la science expérimentale pour trouver en elle la base assurée d'un réalisme sans équivoque. Mais avant d'abandonner la théorie au profit de l'expérience, réfléchissons encore un peu aux notions de représentation et de réalité.

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L 'origine des idées

Quelle est l'origine de ces deux idées, la représenta­tion et la réalité? Locke aurait posé cette question dans le cadre d'une enquête psychologique, cherchant à montrer comment "esprit humain forme, articule ou constitue ses idées. Il existe une science, tout à fait légitime, qui étudie les processus de maturation des capacités intellectuelles de l'homme, mais examiner l'origine des idées est pour les philosophes un jeu fort différent. Ils racontent des fables sous prétexte de donner des leçons de philosophie. Locke lui-même usait d'une parabole lorsqu'il prétendait pratiquer une histoire naturelle de l'esprit. En dépit des nombreux dispositifs expérimentaux qu'elles déploient, nos psy­chologies modernes ont appris à moins s'illusionner. Cependant, la distance qui les sépare des fabulations lockiennes est moins grande qu'elles ne le croient. En tant que philosophes, nous nous devons d'accueillir favorablement les produits de l'imagination. Il se pour­rait bien que dans les fables il Y ait a priori plus de vérité sur l'esprit humain que dans les observations et les modèles mathématiques prétendument désintéressés de la science cognitive.

Anthropologie philosophique

Imaginons un texte philosophique écrit autour de 1850 : « La réalité est une création anthropomorphique au même titre que Dieu. » Phrase qu'il faut se garder d'énoncer solennellement comme si l'on disait: « Dieu est mort et la réalité avec. » Non, cette déclaration est plus pratique et plus spécifique: La réalité n'est qu'un sous-produit d'un fait anthropologique. Plus modeste­ment, le concept de réalité est le sous-produit d'un fait concernant l'être humain.

Par « anthropologie » je ne veux pas dire ethnogra­phie ou ethnologie, les études pratiquées aujourd'hui

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dans les départements d'anthropologie et qui compren­nent un important travail de terrain. Par « anthropolo­gie », j'entends évoquer cette prétendue science de 1'« homme» du XIXe siècle. A un moment, Kant posait trois questions philosophiques. Que pouvons-nous sa­voir? Que devrions-nous faire? Que nous est-il permis d'espérer? Plus tard, vers la fin de sa vie, il ajouta une quatrième question : Qu'est-ce que l'homme? Ainsi inaugura-t-il la (philosophische) Anthropologie et il écrivit même un livre auquel il donna le nom d'Anthro­pologie. Le réalisme ne doit pas être considéré comme faisant partie de la raison pure, pas plus que du juge­ment, de la métaphysique morale ou même de la métaphysique des sciences de la nature. Si nous devions classer le réalisme en fonction des catégories que les titres des livres de Kant nous indiquent, il faudrait alors, sans nul doute, l'intégrer à son Anthropologie.

Une Science Pure de l'Être Humain présente des risques certains. Lorsque Aristote proposa de considé­rer l'Homme comme un animal qui vit dans les Cités et que la polis fait donc partie intégrante de sa nature, son élève Alexandre trouva bon de le contredire en réinven­tant l'Empire. De l'homme on nous dit tour à tour qu'il est producteur d'outils, qu'il se tient droit ou qu'il est doté d'un pouce. Mais on nous dit aussi que ces traits sont fortuits et qu'il est par conséquent difficile de les considérer comme définissant l'espèce humaine. Dans un cas comme dans l'autre. on a souvent du mal à comprendre sur quoi se fondent de telles déclarations. Si l'on définit l'être humain comme rationnel d'une part et comme producteur d'outil d'autre part, qu'est-ce qui nous prouve que ces deux définitions sont coextensi­ves?

Les spéculations sur la nature essentielle de l'homme sont prétexte à nombre de propos du même genre. Le fait que les humains soient doués de parole fascine les philosophes depuis Descartes. On a fait remarquer que,

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de par nature, la rationalité suppose le langage, ainsi les humains en tant qu'animaux rationnels sont-ils coexten­sifs des humains en tant que locuteurs.

Voilà un théorème fondamental qui est de nature à satisfaire les faibles exigences d'une anthropologie de fantaisie. Cependant, en dépit de la profondeur mani­feste de cette conclusion, une conclusion qui a alimenté de puissants ouvrages, je me permets de proposer une autre fable. Les êtres humains sont des représentateurs. Non pas homo Jaber, dis-je, mais homo depictor. Les humains produisent des représentations.

Limiter la métaphore

Les humains créent des simulacres. Ils peignent des tableaw{, imitent le caquetage de la poule, modèlent l'argile, sculptent la pierre et façonnent le cuivre. Telles sont quelques-unes des représentations qui, dès l'ori­gine, caractérisent les êtres humains.

Le mot « représentation» a un lourd passé philoso­phique. On s'en est servi pour traduire le Vorstellung kantien, une chose que l'on place devant l'esprit, un mot qui désigne à la fois des images et des pensées abstrai­tes. Kant avait besoin d'un terme pour remplacer la notion d'« idée» des empiristes anglais et français. Ce que j'entends par «représentation» est exactement l'inverse de l'acception kantienne. Tout ce que j'appelle une représentation est public. On ne peut pas toucher une idée lockienne, mais seul un gardien de musée peut nous empêcher de toucher quelques-unes des premiè­res représentations produites par nos ancêtres. Je ne prétends pas que toutes les représentations peuvent être touchées, mais, au moins, toutes sont publiques. Selon Kant, un jugement est la représentation d'une représen­tation, la mise devant l'esprit d'une mise devant l'esprit. doublement privé. C'est donc doublement ce que je n'appelle pas une représentation. Mais, pour moi, sont

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a~ssi .des représentations certains événements qui n ImplIquent ~ourtant que le verbe. Je ne fais pas ici allusIOn aux Simples phrases déclaratives, qui ne sont sûrement pas des représentations, mais plutôt aux spéculations compliquées qui tentent de fournir une représentation de notre monde.

Quand je parle de représentation, c'est d'abord aux ohjets phy~iques que je pense : Les figurines, les sta~es, les !mages, I~s gravures, tous les objets qui sont destinés à etre exanunés, pris en considération. De ces objets nous en trouvons dès l'origine de l'homme. De temps à autre on découvre même des fragments de bois ou de paille promis au pourrissement si quelque évé­~ement f?rtuit ne ~es avait préservés. Une représenta­~on dOIt etre exténeure et publique, qu'il s'agisse d'un Simple graffiti sur un mur ou, en assouplissant le sens du mot « représentation », la théorie la plus sophisti­'l':'ée sur les forces électromagnétique, gravitationnelle, fmble ou forte. Les anciennes représentations qui nous sont parvenues sont le plus souvent visuelles et tactiles. Mais j~ ne veux rien exclure de ce qui est publiquement ~ccesslble a~ autres sens. Les appeaux et certains mstrmnents a vent peuvent également être considérés comme produisant des simulacres·, même si nous préférons parler d'imitation à leur propos. Je suis sûr qu'une espèce aussi intelligente que l'espèce humaine, même si elle avait été irrévocablement aveugle, se serait tout de même débrouillée avec les représentations tactiles et auditives, car représenter fait partie de notre nature profonde. Mais nous avons des yeux, les premiè­res représentations furent donc visuelles, cependant la représentation n'est pas a priori liée à la vue.

Les représentations sont plus ou moins conçues pour être des simulacres publics. J'exclus le Vorstellung

• . Pour l'anglais likeness, à entendre au sens étymologique de , copie • . (N.d.T.)

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kantien et les idées internes de Locke qui représentent le monde extérieur devant l'œil de l'esprit. J'exclus également les phrases publiques ordinaires. Willirun James se moquait de ce qu'il appelait la théorie de la vérité comme copie, parfois plus dignement appelée théorie de la vérité comme correspondance. Selon cette théorie, une théorie est vraie si elle copie ce qui la rend vraie, quelle qu'en soit la nature. Le Trac/alus de Wittgenstein présente une théorie de la vérité comme image : Une phrase est vraie quand elle donne une image précise des faits. Wittgenstein se trompe. Les phrases simples ne sont ni des images, ni des copies, ni des représentations. Parler de représentation en philo­sophie invite immanquablement à évoquer les Siilze de Wittgenstein. Oublions-les. La phrase: « Le chat est sur la natte» n'est pas une représentation de la réalité. Comme Wittgenstein nous l'a lui-même appris, cette phrase peut être utilisée pour toutes sortes de propos dont aucun n'est destiné à faire le portrait du monde tel qu'il est. Mais les théories électromagnétiques de Maxwell avaient bien pour objectif de représenter le monde, de le décrire tel qu'il est. Les théories, et non les phrases individuelles, sont des représentations.

Certains philosophes, réalisant que les phrases ne sont pas des représentations, en concluent que l'idée même de représentation est sans valeur pour la philoso­phie. C'est une erreur. Pour représenter, on peut se servir d'un ensemble de phrases imbriquées. C'est ainsi que fonctionne la langue anglaise ordinaire. Un avocat peut représenter son client et se représenter que la police a mal fait son travail en établissant son rapport. Une phrase ne peut, en général, à elle seule représenter. Une représentation peut être seulement verbale, mais elle utilisera alors abondrunment le verbe .

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Des humains comme locuteurs

La première proposition de mon anthropologie philosophique est que les êtres humains sont des créateurs d'image. Si un ethnographe me disait qu'il existe une race qui ne produit pas d'image (non parce que ce serait tabou mais parce que personne n'y aurait jamais pensé), je devrais alors dire que les représentants de cette race ne sont pas humains, qu'ils ne sont pas de la famille de l' Iwmo depietor. Si, persuadé que des humains (et non certains de leurs prédécesseurs) vi­vuient dans la vallée d'Olduvai il y a trois millions d'années, on ne trouve cependant rien de probant, si ce n'est quelques crânes et empreintes, je préférerais alors postuler que les représentations de ces ancêtres afri­cains ont été effacées par le sable plutôt que de soutenir qu'ils n'avaient pas encore commencé à représenter.

Comment ma fable paléolithique a priori peut-elle s'accorder avec cette ancienne notion selon laquelle les êtres humains sont essentiellement rationnels et que la rationalité est essentiellement linguistique? Dois-je affIrmer que la description ne peut se passer du langage ou que l'humanité peut se dispenser d'être rationnelle? Si le langage doit absolument être associé à la rationa­lité, j'en conclurais avec plaisir que les humains peuvent devenir des animaux rationnels. Car l'homo depictorn'a pas toujours mérité le label de rationalité décerné par Aristote, il l'a acquis au fur et à mesure des progrès de notre intelligence et de notre capacité à parler. Es­sayons, maintenant, d'imaginer comment les créateurs d'image ont pu passer du simulacre à la parole.

Les débuts du langage Les spéculations sur l'origine du langage ont ten­

dance à être un peu méprisantes et pour le moins dépourvues d'imagination. Le langage, entend-on dire, a dû être inventé comme auxiliaire, pour les questions

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pratiques comme la chasse ou les acti,:,ités agric~les. « Combien précieuse est la parole », dit la rengrune, « combien plus efficaces deviennent ces hommes ac­quérant la parole. Elle renforce considérablement les capacités de survie du chasseur et du fermier».

Ceux qui défendent de telles âneries n'ont, à l'évi­dence, jamais labouré un champ ou traqué le gibier, activités où le silence, et non le bavardage, est de rigueur. On ne parle pas, en général, lorsqu'on arrache la mauvaise herbe. On parle seulement pendant la pause. Dans les plaines d'Afrique de l'Est, c'est le chien sauvage qui est le chasseur le plus efficace et, cepen­dant, même un universitaire vieillissant et fatigué, pourvu qu'il se contraigne à ne pas parler, à n'émettre aucun signal, sera beaucoup plus efficace encore pour attraper la gazelle et le gnou que le meiUeur des chiens sauvages. Le lion rugissant et le chien aboyant mOUITont de faim si un nombre suffIsant d'êtres humains se décident à chasser avec leurs mains nues pour seules armes.

Le langage n'est pas fait pour les affaires pratiques. Jonathan Bennett nous raconte que le langage a été inventé par des « primitifs» voulant avertir qu'une noix de coco était en train de tomber sur la tête de l'un des leurs (1)- Uri premier indigène mime, en forçant le trait, le choc de la noix de coco sur la tête puis, par la suite, améliorant le système il émet un avertissement et inaugure ainsi Je langage. Je suis prêt à parier qu'aucune noix de coco n'est jamais tombée sur la tête d'un primitif, si ce n'est dans les bandes dessinées racistes, et toute l'histoire paraît pour le moins douteuse. Je préfère la suggestion attribuée à la famille Leakey qui effectuait les fouilles dans la vallée d'Olduvai : C'est par ennui que l'homme inventa le langage. Une fois inventé le feu,

1. J. Bennett, « The meaning-nominaJist strategy _, Founda­tions of Language 10 (1973). pp. 141·168.

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restait en effet à meubler de longues soirées, on com­mença alors à raconter des histoires drôles. Cette fable sur les origines du langage a le grand mérite de tenir la parole pour quelque chose d'humain. Plutôt que des primitifs sous les tropiques, ce sont des êtres normaux qu'elle évoque.

Imaginons l' homo depictor essayant pour la première fois, en voulant parler d'une figurine en argile ou d'un barbouillage sur le mur, de mettre en forme certains sons que l'on pourrait approximativement traduire par « réel» ou « c'est comme ça ». Imaginons encore qu'il continue son discours: « Ce réel-ci puis ce réel-là » ou, plus idiomatiquement : « Si ceci est comme ça, alors cela aussi est comme ça. » Étant donné que les humains sont friands de débat, on en vient bientôt à émettre d'autres sons signifiant : « Non, pas ceci, mais plutôt cela, là-bas, est réel. »

Avec cette fable, nous ne commençons pas par des noms ou des descriptions ou par le sens et la référence chers aux philosophes. Nous commençons plutôt par les indexicaux, les constantes logiques et divers jeux de recherche et de découverte. Le langage descriptif vient ensuite, non pas comme succédané de l'image, mais plutôt au fur et à mesure qu'on lui découvre d'autres fonctions.

Le langage commence donc avec l'énoncé «c'est réel» émis à propos d'une représentation. Cet énoncé, c'est l'avantage de cette version de l'origine du langage, n'est pas du tout comparable à la déclaration : « Moi Tarzan, toi Jane» car « c'est réel » est la formulation d'une pensée complexe, c'est-à-dire caractéristiquement humaine, à savoir que cette gravure sur bois contient un élément qui correspond à la réalité de ce qu'elle repré­sente.

Cette fable est destinée à servir d'antidote au carac­tère dépréciatif de la citation du début de ce chapitre : La réalité est une création anlhropomorphique. La

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réalité peut bien être création humaine, eUe n'en est pas pour autant un jouet. Au contraire, elle est la deuxième création de l'homme. La première étant la représenta­tion. Une fois acquise la pratique de la représentation, un concept de second ordre en découle. C'est le concept de réalité, un concept qui n'a de contenu que s'il est précédé par des représentations du premier ordre.

On protestera que la réalité, ou le monde, était là avant toute représentation, tout langage humain. Bien sûr. Mais la conceptualiser en tant que réalité est autre chose. D'abord il y a cette chose humaine, faire des représentations. Puis vint le jugement porté sur ces représentations, réelles ou irréelles, vraies ou fausses, fidèles ou infidèles. Le monde suivit, non en première mais en seconde, troisième ou quatrième place. En disant que la réalité est un parasite de la représentation, je ne m'associe pas à ceux qui s'exclament, comme Nelson Goodman ou Richard Rorty : «Nous avons perdu le monde!» Le monde a sa place, elle est excellente, même si ce n'est pas la première. On l'a découverte en faisant du réel un attribut de la représen­tation.

Ai-je la moindre preuve empirique pour soutenir mon histoire sur les origines du langage? Non. Mais mon ambition se limite à indiquer d'où vient le vent. Je dis seulement que la représentation est un phénOmène étrangement humain. Disons, si vous voulez, qu'if est caractéristique de l'espèce. Pour nous en persuader, nous n'avons qu'à remonter notre arbre généalogique. Droguez un babouin, maquillez-le et présentez-lui un miroir. Il ne remarque rien de particulier. Procédez de même avec un chimpanzé. Il est bouleversé, voit bien qu'il a de la peinture sur le visage et essaye de s'en débarrasser. L'être humain, lui, aime les miroirs où il peut étudier son grimage. Les babouins ne dessineront jamais. Un linguiste, David Premack, a appris à des chimpanzés une sorte de langage qui se compose

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d'images. Dès l'origine, l' homo depictorfaisait mieux. Il fait mieux aujourd'hui encore.

Simulacres

La représentation est le premier de tous les simula­cres. Affirmation qui semble aller à l'encontre des truismes philosophiques. Nous savons tous qu'il n'y a pas de représentation sans style. Pour représenter quoi que ce soit, même les cultures les plus simples ont besoin d'un système de représentation. Aussi peut-on argumenter qu'au début il ne pouvait y avoir simple­ment représentation, création de simulacre. Un style de représentation devait précéder la représentation.

Je n'ai rien à objecter à cette doctrine, pour autant que l'on admette que les styles ne précèdent pas les représentations. Ils se développent ensemble, au fur et à mesure que s'accroît le nombre des matériaux travail­lés et que s'affine la sensibilité au contact des objets produits par les artisans.

Un problème plus philosophique nous attend ici. Les choses, dit-on, doivent se ressembler sous un aspect ou un autre, mais ne peuvent être simplement semblables comme ça. Il doit exister quelque concept qui permette d'exprimer en quoi consiste la ressemblance. Deux personnes ont la même démarche, ou le même compor­tement, ou le même nez, ou les mêmes parents, ou le même caractère. Mais deux personnes ne peuvent être simplement «semblables» l'une à l'autre. Je suis également d'accord avec cette remarque, mais je sou­tiens, à titre d'hypothèse, que cela n'empêche pas la simple similitude.

Je suis trop imprégné de philosophie pour affirmer que les choses peuvent être semblables « en général », simplement et sans qualificatif. Elles doivent être sem­blables ou dissemblables sous l'un ou l'autre de leurs aspects. Il existe néanmoins une certaine espèce de

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choses qui peut être inqualifiablement considérée comme semblable à ce qu'elle veut représenter, et c'est précisément la représentation produite par l'homme. La notion habituelle que nous avons du simulacre est, comme l'idée que nous nous faisons de la réalité, un parasite de nos pratiques de représentation. Il doit bien y avoir quelque première approche où les représenta­tions sont semblables à ce qu'elles représentent. On sait immédiatement, en voyant certains objets très anciens et très exotiques, que l'on · est en présence de simula­cres, même si l'on ne peut vraiment dire ce qu'ils prétendent représenter. Ces tableaux, ces gravures, ces incrustations d'or, ces cuivres martelés, ces masques d'argile, ces monumentales pierres taillées, ces modèles réduits de barques destinés aux cérémonies funèbres, toute cette quincaillerie artistique que nous trouvons là où les gens habitèrent autrefois est de l'ordre du simulacre. Il se peut que je ne sache pas de quoi ces objets sont le simulacre, ni même à quoi ils servent. Je comprends mal les systèmes de représentation, mais je n'en suis pas moins assuré qu'il s'agit bien de représen­tations. A Delphes, on me montre une statuette en ivoire représentant peut-être un homme, peut-être un dieu et réalisée dans le style formel, sans expression. Je regarde les jambières et le manteau d'or qui habillent la statuette. Y sont gravés, avec un grand sens du détail et un étonnant souci de réalisme, une scène où figurent un taureau et un lion. Je regarde maintenant un très ancien conducteur de chariot en bronze, ses yeux en pierre semi-précieuse, profondément enfoncés, lui donnent un air vivant. Ces objets, qu'ils soient réalistes ou formels, proviennent tous de la même époque, nous disent les archéologues. Je ne sais pas à quoi ils servent les uns et les autres. Ce que je sais, en revanche, c'est qu'il s'agit de simulacres. Comment des artisans attachés à repro­duire des fonnes sans vie ont-ils pu travailler avec d'autres artisans qui, eux, donnaient vie à leurs créa-

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tions ? Parce que des techniques différentes, appliquées à des matériaux différents, évoluent à des vitesses différentes? Pour un ensemble oublié de raisons in­connues? De si délicates questions ne peuvent se poser que sur fond de ce que nous considérons comme acquis. Au moins savons-nous ceci: ces objets manufac­turés sont des représentations.

Nous savons quand nous avons affaire à des simula­cres et des représentations, même si nous n'avons pas la moindre idée de ce qui est représenté. Pensez aux étranges petites figurines d'argile aux vêtements peints et qui ont, à la place de la tête, une petite dépression en forme de saucière, peut-être pour y mettre de l'huile. De ces objets, hauts comme un doigt, on en trouve partout à Mycènes. Ils ne représentent probablement rien de particulier. Pour moi, ils évoquent surtout ce jeu qu'affectionnent les enfants qui s'étendent dans la neige pour y imprimer, en battant des bras et des jambes, l'image d'un ange avec petites ailes et jupette. C'est par plaisir que les enfants produisent ces images. Nous ne savons pas vraiment ce que les citoyens de Cnossos faisaient de leurs figurines. Mais nous savons que dans les deux cas nous avons affaire à des simulacres. Les ailes et la jupe ressemblent aux ailes et jupes que nous connaissons, même si l'ange, lui, ne ressemble à rien d'existant sur terre.

Les représentations ne sont pas, en général, destinées à dire les choses telles qu'elles sont. Elles peuvent, par contre, avoir pour objet de décrire ou de plaire. Il est bon maintenant, après la récente obsession pour les mots, de réfléchir sur les tableaux et les gravures. Les philosophes du langage sont souvent pris par l'urgente nécessité d'affirmer que le langage a pour fonction première de dire la vérité. L'image ne devrait pas provoquer de telles compulsions. Argumenter à propos de deux dessins de bisons que « si celui-ci est comme ça, alors celtù-Ià aussi est comme ça », c'est opérer de

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manière tout à fait inhabituelle. Les tableaux sont rarement, les sculptures presque jamais, destinés à dire les choses telles qu'elles sont. En même temps, il y a quelque chose au cœur de la représentation qui permet à des archéologues, ramassant, des milliers d'années après, certains objets dans les ruines d'un site ancien, de les identifier comme des simulacres. Sans doute le mot de « simulacre» n'est-il pas celui qui convient parce que ces objets d'« art» comprendront certainement quelques produits de l'imagination, des beaux et ?es laids, conçus par plaisir ou par vengeance, pour s'attirer prospérité ou compréhension, pour faire la cour ou terroriser. Mais tous comprendront des éléments de représentation et donc de simulacre. Le simulacre tient sur ses propres jambes. Il n'entre pas en relation, il crée les termes de la relation. Il y a d'abord le simulacre puis le simulacre de ceci ou de cela. Il y a d'abord la représentation puis le réel. Il y a d'abord représentation puis, beaucoup plus tard, énonciation de concepts nous permettant de décrire tel ou tel aspect en termes de similitude. Mais le simulacre se passe d'être évalué selon certains concepts x, y et z, comme si l'on pouvait dire qu'il y a similitude en z mais pas en x ou y. Il n'est pas absurde de considérer qu'une première notion de simulacre surgit avec la fabrication de représentations et que cette notion, au fur et à mes~re que rho~me devient plus habile dans le travail des maténaux, engendre diverses façons de remarquer en qUOi, dans les détails, il y a similitude.

Le réalisme sans problème

Si la réalité n'était qu'un attribut de la représentation et si nous n'avions pas développé divers styles de représentations, alors le réalis~~ n~ poserait pasylus de problèmes au philosophe qu a 1 esthète. MaIS nous avons de très nombreux styles de représentations. Tout

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cela explique le présent intérêt philosophique pour le réalisme scientifique. Les précédentes crises du réa­lisme furent généralement provoquées par la science. La compétition entre les systèmes de Ptolémée et le Copernic exigeait que soit tranché le débat entre cosmo­logies inslrumentaliste et réaliste. Les discussions sur l'atomisme, à la fin du XIX' siècle, finirent par faire douter de l'existence de l'atome. Notre présent débat sur le réalisme scientifique ne trouve aucun écho comparable dans les sciences expérimentales. D'où cela vient-il ? De ce que Kuhn, entre autres, suggère que la croissance du savoir pourrait, de révolution en révolu­tion, nous projeter dans des mondes différents. De nouvelles théories sont de nouvelles représentations. La représentation prend d'autres chemins et d'autres réali­tés apparaissent. Tout cela n'étant qu'une conséquence du fait que l'on considère la réalité comme simple attribut de la représentation. Les représentations doi­vent être différenciées pour que le mot « réel » soit sans équivoque. Et cela ne fut vraiment le cas qu'à l'origine du langage, du moins si l'on admet la version que j'en donne ci-dessus. Mais une fois les représentations entrées en compétition, nous dûmes nous demander ce qui était réel. L'anti-réalisme n'a pas de sens si l'on ne dispose que d'une seule sorte de représentation. C'est par la suite qu'il devient possible. Nous avons considéré qu'il s'agissait là d'une des conséquences du livre de

. Kuhn, la Structure des révolutions scientifiques. Mais ce thème est assez ancien en philosophie, comme le prouvent suffisamment les premiers atomistes.

Le rêve démocritéen

Une fois la représentation acquise, la réalité ne pouvait pas être bien loin . Pour une espèce douée d'ingéniosité, c'est une notion qu'il est assez naturel de cultiver. Nous ne pouvons connaître la préhistoire de

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notre culture que par diverses sortes de représentations, mais il ne nous en reste que quelques petits objets, des pots décorés, du matériel de cuisine, des incrustations, de l'ivoire, du bois, de petits outils funéraires , des parois peintes, des galets éclatés. L'anthropologie ne peut prétendre dépasser le stade des fables que j'ai racontées que si des mots nous restent, épopées, incantations, chronologies ou spéculations. Les fragments pré-socra­tiques ne seraient que du charabia si l'on ne pouvait les relier à ce que nous appelons maintenant calmement la « science ». Le réaliste scientifique se préoccupe essen­tiellement de ce que l'on appelait autrefois la constitu­tion interne des choses. Aussi ne suivrai-je qu'un fil de l'écheveau pré-socratique, celui qui nous mène à l'ato­misme. Malgré Leucippe et d'autres prédécesseurs oubliés, cette dernière doctrine est naturellement asso­ciée à Démocrite qui était à peine un peu plus vieux que Socrate. A son époque, les sciences les plus évoluées étaient l'astronomie et la géométrie. Les atomistes connaissaient mal l'une et l'autre mais ils étaient doués d'un extraordinaire sens de l'intuition. Les choses, supposaient-ils, ont une constitution interne, une consti­tution sur laquelle on peut spéculer et qui peut même sans doute être dévoilée. Au moins pouvaient-ils devi­ner cela : les atomes et le vide sont tout ce qui existe, et ce que "nous voyons, touchons et entendons n'est que modification de ces éléments.

L'atomisme n'est pas essentiel à ce rêve de savoir. Ce qui importe, c'est l'organisation intelligible qui se trouve derrière ce que nous apportent les sens. En dépit du rôle central de la cosmologie, de la preuve euclidienne, de la médecine et de la métallurgie dans la formation de la culture occidentale, nos problèmes actuels à propos du réalisme scientifique sont pour l'essentiel issus du rêve démocritéen dont l'objectif était de produire une nouvelle forme de représentation. C'est donc encore le simulacre qui était visé. Cette pierre, aurait pu dire

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Démocrite, n'est pas teUe que l'œil la montre. Elle est comme ceci, et là dans le sable ou sur sa tablette, dont il sait qu'ils sont eux-mêmes du vide, il trace une succession de points. Ces points sont en mouvement continu et uniforme, ajouterait-il, commençant à racon­ter une histoire de particules que ses héritiers doteront de formes bizarres : spirales, forces ou champs, toutes choses trop petites ou trop grandes pour être vues, senties ou entendues autrement que sous forme d'agré­gat. Mais l'agrégat, continuerait Démocrite, n'est rien d'autre que cette pierre, ce bras, cette terre, cet univers.

S'ensuivent des réflexions philosophiques qui nous sont familières. le scepticisme est inévitable, car si atomes et vide sont tout ce qui existe, comment pour­rons-nous jamais accéder à la connaissance de cela ? Comme Platon le fait remarquer dans le Gorgias, ce scepticisme est tricéphale, comme toute manifestation de scepticisme depuis la formulation démocritéenne de l'atomisme. On peut d'abord douter qu'il soit jamais possible de vérifier une version quelconque du rêve démocritéen. Si, comme le fit ensuite Lucrèce, on ajoute des crochets aux atomes, comment savoir alors qui a raison ? Ensuite, il y a la crainte que ce rêve ne soit qu'un rêve : il n'y a pas d'atome, pas de vide, seulement des pierres. Certes, à partir de ces pierres nous pouvons construire, pour diverses raisons, un certain nombre de modèles, mais le seul élément stable, la seule base de comparaison, la seule réalité reste la pierre elle-même. Il y a ce doute, enfin, que, même si nous ne pouvons croire en Démocrite, le seul fait que son histoire soit possible prouve que nous ne pouvons accorder un crédit absolu à ce que nous voyons et qu'ainsi, peut-être, plutôt que de tendre vers le savoir, aurions-nous mieux fait de nous contenter d'une contemplative ignorance.

La philosophie dépend des connaissances, aussi sommaire que soit l'image du connu. On qualifie de

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, naïf» le sceptique qui demande : « Suis-je bien sûr que c'est une main que j'ai là devant moi? », alors que l'épithète de , dégénéré» lui conviendrait mieux. Le sceptique sérieux ne se préoccupe pas de savoir si c'est une main plutôt qu'une chèvre ou une hallucination qu'il a devant lui, mais, plutôt, de façon plus stimulante, s'il ne serait pas plus approprié de représenter cette main de chair et d'os sous forme d'atomes et de vide. Le scepticisme est le produit de l'atomisme et du savoir naissant. C'est vrai aussi de la dichotomie entre appa­rence et réalité. Selon le rêve démocritéen, les atomes doivent être comme la constitution interne de la pierre. Si le « réel» est attribut de la création d'images, alors, quand il parle de sa doctrine, Démocrite peut seulement dire que son image des particules est une image de la réalité. Qu'en est-il alors de la pierre brune, revêtue d'incrustations, aux arêtes vives, tenant dans la main? Tout cela, dit l'atomiste, doit être apparence.

Contrairement à la réalité, l'apparence, son contraire, est un concept entièrement philosophique. Il vient comme une conséquence des deux autres membres de la triade que sont la représentation et la réalité. De nombreux philosophes se trompent sur l'ordre d'appari­tion de ces trois concepts. Locke pensait qu'il y a d'abord l'apparence puis les représentations mentales que nous nous formons et enfin la réalité que nous cherchons à atteindre. Mais c'est l'inverse, nous produi­sons des représentations publiques puis le concept de réalité et enfin, avec la multiplication des systèmes de représentation, nous devenons sceptique et formulons l'idée de la simple apparence.

Il ne viendrait à l'idée de personne d'associer Démo­crite au réalisme scientifique, « atomisme» et « maté­rialisme » sont les seuls «-ismes » qui lui conviennent. Je considère que l'atomisme est une étape naturelle entre l'âge de pierre et le réalisme scientifique parce qu'il instaure la notion de «constitution interne des

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choses ». Cette expression, qui date du XVII' siècle, suppose l'existence d'une constitution à laquelle on puisse penser et qu'avec un peu de chance, on puisse mettre au jour. Mais pendant longtemps personne ne découvrit quoi que ce soit sur les atomes. C'est un rêve et non un savoir que transmit Démocrite. Les concepts complexes ont besoin de critères d'appréciation. C'est ce qui manquait à Démocrite. Au·delà de ses spécula­tions, il n'en savait pas assez pour s'assurer qu'était vraie son image de la réalité. Son premier mouvement fut de crier « réel » et de réduire l'évidence des choses à une simple apparence. Le réalisme ou l'anti-réalisme scientifique ne deviennent des doctrines possibles qu'à partir du moment où l'on dispose de critères permettant de juger si la constitution interne des choses est bien telle que représentée.

Les critères de rèalité

Démocrite nous a donné une représentation : Le monde se compose d'atomes. Des observateurs moins portés sur l'occulte nous en ont transmis une autre. Ils peignaient les galets ramassés sur la plage, sculptaient des figurines et contaient des légendes. Le mot « réel» indiqua d'abord, à mon avis, une similitude qui ne s'encombrait d'aucun qualificatif. Mais par la suite les plus habiles imposèrent, dans de nombreux domaines, l'idée de similitude hypothétique. « Réel » devint un terme équivoque. La métaphysique se constitue dès que la physique spéculative, comme on dirait aujourd'hui, nous donne des images alternatives de la réalité. Les critères de réalité sont le propos central de la métaphy­sique. La métaphysique a pour vocation de départager les bons systèmes de représentation des mauvais. La métaphysique est mise en place pour départager les représentations quand les seuls critères de représenta­tion sont censés être à l'intérieur des représentations

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elles-mêmes. Telle est l'histoire des anciennes métaphy. siques et de l'origine du problème du réalisme. La nouvelle ère scientifique semble devoir nous épargner tout cela. En dépit de quelques philosophes récalci· trants comme Berkeley, la nouvelle science du XVII' siè· cie a pu aisément supplanter la religion organisée et affirmer qu'elle détenait la vraie représentation du monde. On pouvait bien à l'occasion faire fausse route, mais le fait que les idées fausses soient régulièrement démenties ne pouvait que nous confirmer le bien-fondé de la voie que nous suivions. Ainsi, la révolution chimique de Lavoisier [ut-elle perçue comme une vraie révolution. Sur quelques points, Lavoisier faisait fausse route, j'ai déjà par deux fois signalé qu'il avait la conviction que tous les acides contenaient de l'oxygène.

ous dûmes mettre cette conception à l'écart. En 1816, un nouveau professeur de chimie de l'université de Harvard racontant l'histoire de la chimie dans son cours inaugural et prenant note des révolutions du passé récent, affirma que l'on était désormais sur la bonne voie. A partir de maintenant, disait-il, nous n'aurons plus qu'à apporter des corrections mineures. Tout alla parfaitement bien jusqu'à ce que l'on réalise que le même fait peut être représenté de plusieurs manières différentes. Je ne sais quand cette idée a vu pour la première fois le jour. Elle est déjà manifeste dans l'important livre posthume d'Heinrich Hertz, Princip les of mechanics, publié en 18S4. 11 s'agit là d'un travail remarquable dont on dit souvent qu'il a mené Wittgens­tein à sa théorie du sens comme image, le cœur de son Tractatus Logico-Philosophicus de 1918. Pour la pre­mière fois dans ce livre, ou peut-être est-ce dans la traduction anglaise de 1899, on parle clairement d'« image » scientifique, notion aujourd'hui immortali­sée par la première phrase du livre de Kuhn, la Structure des révolutions scientifiques et, à la suite de WiUred Sellars, utilisée comme titre par Van Fraassen

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pour son livre anti-réaliste. Hertz présente trois « ima­ges de la mécanique», trois façons différentes de représenter les connaissances que l'on avait alors des corps en mouvement. Là, pour la première fois sans doute, nous sont exposés trois systèmes de représenta­tion différents. Leurs mérites respectifs sont évalués et Hertz déclare en préférer un. Ainsi, même dans la mieux connue des sciences expérimentales, la mécani­que, Hertz avait-il besoin de critères pour choisir entre diverses représentations. Ce" ne sont pas seulement les artistes des années 1870 et 1880 qui nous donnent de nouveaux systèmes de représentation, postimpression­niste ou autre. La science elle-même doit produire les critères pour distinguer ce qui est « semblable », ee qui restera comme la meilleure représentation. Alors que l'art tolère que cohabitent les modes de représentation les plus divers, Hertz, lui, tente vaillamment de trouver le seul quj convienne pour la mécanique. Aucune des valeurs traditionnelles. de celles qui ont encore cours aujourd'hui comme la prévision, l'explication, la simpli­cité, la fécondité et ainsi de suite, aucune de ces valeurs ne fait tout à fait l'affaire. L'ennui est, comme Hertz le reconnaît lui-même, que chacune de ces façons de représenter la mécanique a ses mérites, plus ou moins grands selon les domaines. Quelle est alors la vérité sur les mouvements des corps? Hertz entraîne la nouvelle génération de positivistes, y compris Pierre Duhem, à dire qu'il n'y a pas de vérité en la matière, n'existent que des systèmes de représentation plus ou moins bons et l'on pourraît même concevoir qu'existent des images incompatibles mais également satisfaisantes de la méca­mque.

Les travaux de Hertz sont publiés en 1894, ceux de Duhem en 1906. Entre ces deux dates, la physique subit des houleversements majeurs. De plus en plus nombreux sont ceux qui, ignorant tout de la physique, propagent le bruit que tout est relatif à la culture, mais

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une fois encore les physiciens sont sûrs de se trouver sur le seul chemin qui mène à la vérité. Ils n'ont aucun doute quant à la représentation correcte de la réalité. Nous n'avons, disent-ils, qu'un moyen d'évaluer la similitude : la méthode hypothético-déductive. Nous proposons des hypothèses, en déduisons des consé­quences et vérifions si elles sont vraies. Les remarques de Hertz, sur le fait que plusieurs représentations du même phénomène peuvent coexister, passèrent inaper­çues.' Les positivistes logiques, les hypothético-déducti­vistes, les falsification ni stes à la Popper, tous furent profondément touchés par la nouvelle science de 1905 et se réclamèrent comme un seul homme du réalisme scientifique, même si leur philosophie aurait dû les porter vers l'anti-réalisme. Kuhn mit toute l'histoire en doute à un moment où le cours de la physique était redevenu assez calme. La science n'est pas hypothé­tico-déductive. Certes, elle émet des hypothèses, elle procède bien par déduction, elle vérifie effectivement les conjectures, mais aucune de ces activités ne déter­mine le mouvement de la théorie. Selon Kuhn il n'existe, à la limite, aucun critère permettant de dire quelle représentation de la réalité est la meilleure. Ce sont les pressions sociales qui imposent les représenta­tions. Ce qui n'était pour Hertz qu'une possibilité trop effrayante pour être abordée devient chez Kuhn une donnée fondamentale.

Récapitulation anthropologique

L'être humain représente. Représenter est un élé­ment constitutif de la personne. A l'origine, représenter revenait à produire un objet semblable à quelque chose de connu. La similitude ne posait aucun problème. Puis différentes sortes de représentations devinrent possi­bles. Qu'est-ce qui était « comme le réel? )} et quel réel? Les sciences et la philosophie des sciences

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connurent ce problème dès l'origine, comme le prou­vent Démocrite et ses atomes_ Quand la science devint l'orthodoxie du monde moderne, nous pûmes, pendant une périodt:, nous imaginer qu'existait une vérité vers laquelle nous tendions_ La vraie représentation du monde. Mais déjà germaient les graines de représenta­tions alternatives. C'est Hertz qui en fut l'initiateur, avant même la nouvelle vague de la science révolution­naire qui marqua le début de notre siècle. Kubn prit la révolution comme point de départ de son anti-réalisme implicite. Il nous faudrait apprendre ceci : lorsque existe une vérité définitive à propos d'une question d,mnée, par exemple, cette vérité, qu'il ya une machine à écrire sur ma table, alors ce que nous disons est soit vrai, soit faux. Ce n'est pas une question de représenta­tion. Wittgenstein, dans son Tractatus, dit exactement le contraire et il SI' trompe. Un atome de phrase simple et ordinaire ne « représente» rien du tout. Wittgenstein faisait fausse route s'il s'inspirait de Hertz pour sa théorie du sens comme image. Mais Hertz, lui, avait raison en ce qui concerne la représentation. En physi­que, comme dans tout propos un peu substantiel, nous construisons bien des représentations, des images en mots si vous voulez. En physique, cette construction est opérée par des systèmes élaborés de modélisation, de structuration, de théorisation, de calcul ou d'approxima­tion. Il s'agit là de représentations réelles, articulées, du monde tel qu'il est. En physique, les représentations diffèrent entièrement des simples affirmations non représentationnelles concernant l'emplacement de ma machine à écrire. En physique, il n 'existe pas de vérité ultime, seulement un barrage de représentations plus ou moins instructives.

Ici, je n'ai fait que reprendre et développer les aphorismes de l'ascète suisse italien du début du siècle, Danilo Domodosola : « Quand existe une vérité ultime sur une question donnée, alors ce que nous avons à en

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dire est bref et c'est soit vrai, soit faux. Ce n'est pas une question de représentation. Quand, comme en physi­que, nous proposons une représentation du monde, c'est qu'il ne saurait y avoir de vérité ultime en la matière. » L'absence de vérité ultime en physique ne devrait pas nous préoccuper, bien au contraire. Hegel, dans sa préface à la Phénoménologie de l'esprit, nous donne une image correcte de ce que doit être une enquête vivante: « Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n'y a aucun membre qui ne soit ivre; et puisque ce délire résout en lui immédiatement chaque moment qui tend à se séparer du tout - ce délire est aussi bien le repos translucide et simple. » Réalisme et anti-réa­lisme se hâtent en tous sens, essayant chacun d'accro­cher quelque chose dans la nature de la représentation qui mettra l'autre en déroute. II n'y a rien à attendre de ce domaine, aussi me tournerai-je de la représentation vers l'intervention.

Faire

Permettez-moi, en guise d'introduction à la partie de ce livre qui est consacrée à J'expérimentation, de citer, non sans une légère ironie, le philosophe le plus préoccupé de théorie, à savoir Karl Popper : « Je suppose que l'emploi le plus central du terme "réel" convient auX choses matérielles de taille ordinaire, des choses qu'un bébé peut manipuler et (de préférence) mettre dans sa bouche. Ensuite, l'emploi du terme "réel" s'étendit à des choses plus volumineuses, des choses trop volumineuses pour que l'on puisse les manipuler, des trains, des maisons, des montagnes, la terre et les étoiles, et aussi à des choses plus petites, des ~hoses comme un grain de poussière, une miette. Il s'étendit aussi bien sûr aux liquides, à l'air, aux gaz, aux molécules et aux atomes.

« Quel est le principe qui gouverne cette extension ?

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Il consiste, à mon avis, en ce que les entités dont nous supposons la réalité devraient être capables d'exercer un effet causal sur les choses réelles prima facie, c'est-à-dire sur les choses matérielles de taille ordinaire: Que nous puissions expliquer les changements interve­nant dans le monde des choses matérielles ordinaires par l'effet causal d'entités supposées réelles (2). »

C'est ainsi que Karl Popper caractérise notre usage du mot « réel». Noter la traditionnelle fable lockienne en guise d'introduction. La notion de « réel » nous vient des choses qu'enfants, nous pouvions nous mettre dans la bouche. Charmante et délicate image. Son absurdité n'a d'égale que celle de mon ébouriffante histoire de réels et représentations. Mais Popper nous indique la bonne direction. La réalité a quelque chose à voir avec la cause et les notions que nous avons de la réalité proviennent de notre capacité à changer le monde.

Peut-être y a-t-il deux origines mythiques distinctes de l'idée de « réalité ». L'une concerne la réalité de la représentation, l'autre est reliée à l'idée de ce qui nous affecte et de ce que nous pouvons affecter. C'est souvent au nom de la représentation que l'on parle du réalisme scientifique. Parlons-en maintenant au nom de l'inter­vention. Ma conclusion est évidente, banale même. Nous devrions compter comme réel tout ce que nous pouvons utiliser pour intervenir dans le monde de manière à affecter quelque chose d'autre, ou tout ce que le monde peut utiliser pour nous affecter. Avant la science moderne, la réalité en tant qu'intervention n'avait pas le moindre contact avec la réalité en tant que représentation. Toute l'aventure des sciences expéri­mentales depuis le XvII' siècle réside en ce dialogue entre représentation et intervention. La philosophie a trois siècles de retard, il serait temps qu'elle les rattrape.

2. Karl Popper et John Eccles, The Self and its Broin, Berlin, New York et London, 1977, p. 9.

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9. L'EXPÉRIMENTATION

Les philosophes des sciences débattent constamment des théories et représentations de la réalité mais ne disent presque rien de l'expérimentation, de la techno­logie ou du savoir comme outil de transformation du monde. C'est d'autant plus étrange que «méthode expérimentale» a pendant longtemps été synonyme de «méthode scientifique». Le scientifique se devait alors, selon l'image populaire, de porter la blouse blanche et de travailler dans un laboratoire. Bien sûr, la science a précédé les laboratoires. A l'expérimentation, les aristotéliciens préféraient la déduction à partir des premiers principes. Mais la révolution scientifique du XVII' siècle changea tout cela à jamais. On déclara officiellement que l'expérimentation était la voie royale vers le savoir et l'on se moqua des étudiants qui argumentaient à partir des seules connaissances livres­ques plutôt qu'en observant le monde autour d'eux. Francis Bacon (1561-1626) fut le philosophe de cette époque révolutionnaire. Il enseignait qu'il faut observer la nature dans son état brut, mais aussi qu'il faut « tordre la queue du lion», intervenir dans le monde pour apprendre ses secrets.

Avec la révolution scientifique, de nouvelles institu-

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tions virent le jour. La Société Royale, fondée à Londres autour de 1660, fut l'une des premières. Elle servit de modèle aux académies nationales fondées à Paris, Saint-Pétersbourg et Berlin. On inventa une nouvelle forme de communication: le journal scientifi­que. Mais les premières pages des Philosophical Tran­sactions of the Royal Society avaient une allure surpre­nante. Certes, ce bulletin imprimé, composé des diver­ses communications adressées à la Société, offre son lot de mathématiques et de théorie, mais il fait aussi la chronique des faits, des observations, des expériences et des déductions opérées à partir de l'expérience. Des rapports sur les monstres marins ou sur le climat des îles Hébrides y côtoient les travaux mémorables de gens comme Robert Boyle ou Robert Hooke. Et ni Boyle ni Hooke ne pouvaient concevoir de s'adresser à la Société sans faire démonstration, devant leurs pairs assemblés, de quelque appareil ou phénomène expérimental nou­veau. Les temps ont changé. L'histoire des sciences de la nature est maintenant presque toujours écrite comme si elle se résumait en une histoire de la théorie. La philosophie des sciences est à ce point devenue une philosophie de la théorie que l'existence même d'obser­vations ou d'expériences préthéoriques a été déniée. Je souhaite que les chapitres suivants soient à l'origine d'un « retour à Bacon» où l'on se préoccupera plus sérieusement des sciences expérimentales. L'expéri­mentation a, en effet, sa vie propre.

Classe et caste

Les philosophes ont la réputation, peut-être justifiée, d'être plus à l'aise dans un fauteuil que face à un établi. Il n'est pas si étonnant que nous ayons tout misé sur la théorie aux dépens de l'expérimentation. Cependant, nous n'avons pas toujours été aussi partiaux. Certains considèrent que Leibniz est le plus grand esprit que le

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monde ait connu. Il pensait à tout. Il inventa même un système d'extraction de l'argent commandé par moulin à vent qui connut, il est vrai, un succès moins grand que le calcul différentiel dont il fut le coinventeur. Et cependant, les remarques de cet hyper-intellectuel sur le rôle de l'expérience sont sans nul doute plus fidèles à l'esprit scientifique, d'hier ou d'aujourd'hui, que la plupart des réflexions que l'on trouve à ce propos dans les manuels de philosophie moderne. Des philosophes tels que Bacon et Leibniz montrent bien que nous n'avons pas à être contre l'expérience.

Avant d'en venir à la philosophie de l'expérimenta­tion, il nous faut prendre note d'une certaine différence de classe ou de caste entre le théoricien et l'expérimen­tateur. Cette différence a peu de chose à voir avec la philosophie. Les préjugés favorables à la théorie sont aussi vieux que la science institutionnelle. A Athènes, Platon et Aristote fréquentaient l'Académie qui donnait sur l'Agora, la place du marché. L'Académie est aussi éloignée que possible, ou peu s'en faut, de l'Hercula­neum, le temple de la déesse du feu, patronne des métallurgistes, qui se trouve, lui, de « l'autre côté des voies». Fidèles à cette distinction de classe, nous possédons tous quelques rudiments de géométrie et de philosophie grecques, mais qui se souvient de la métallurgie grecque ? Cependant, il se peut que les dieux nous parlent à leur manière. De tous les bâtiments qui autrefois entouraient l'Agora, un seul demeure tel qu'il était, épargné par le temps et les restaurations. C'est le temple des métallurgistes. L'Académie, elle, s'était depuis longtemps écroulée, quand elle a été reconstruite, en partie grâce à l'argent provenant des hauts fourneaux de Pittsburgh.

Même la science nouvelle maintint le préjugé favora­ble au théoricien en dépit de l'intérêt qu'elle portait à l'expérience. Je suis sûr, par exemple, qu'en tant qu'homme de science, Robert Boyle (1627-1691) est

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plus connu que Robert Hooke (1635-1703). Hooke l'expérimentateur, qui faisait aussi de la théorie, est presque oublié alors que Boyle le théoricien, qui aussi expérimentait, figure encore dans les manuels scolaires.

Pour Boyle, le monde se compose de petites billes se déplaçant selon diverses trajectoires. Cette thèse faisait de lui le porte-parole de la philosophie corpusculaire et mécanique, comme on l'appelait alors. On se souvient moins bien de ses importantes expériences chimiques. Hooke, lui, a toujours été considéré comme un simple expérimentateur et ses travaux théoriques, pourtant novateurs, sont ignorés. Chargé du département expé­rimental de la Société Royale, il était d'un tempérament bourru et irascible, en partie à cause de son statut inférieur d'expérimentateur. Et cependant, il mérite sans nul doute une place au panthéon de la science. C'est lui qui construisit le dispositif qui permit à Boyle de mener à bien ses expériences sur l'expansion de l'air (loi de Boyle). Il découvrit les lois de l'élasticité (loi de Hooke) qu'il appliqua, par exemple, à la fabrication de ressorts hélicoïdaux pour montres. Son modèle de ressorts entre les atomes fut repris par Newton. Il construisit un télescope à réflexion d'un genre tout à fait nouveau qui lui permit de découvrir de nouvelles étoiles. Il fut le premier à réaliser que la planète Jupiter tourne autour de son axe. Ses travaux au microscope furent de tout premier ordre et on lui doit l'invention même du mot «cellule». Ses études des fossiles microscopiques en ont fait un des pères fondateurs de la théorie de l'évolution. Il savait se servir d'un pendule pour mesurer la force de la gravité. Il codécouvrit la diffraction de la lumière (elle contourne les objets à angle vif, d'où le caractère flou des ombres. Plus important, elle se sépare dans les ombres en bandes alternativement sombres et brillantes). Il utilisa ces découvertes pour jeter les bases d'une théorie ondula­toire de la lumière. Il découvrit que la gravitation agit en

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raison inverse du carré de la distance, découverte qu'il fit avant Newton, même si la forme qu'il lui donna est moins parfaite. Et ainsi de suite. Cet homme nous a appris énormément de choses sur le monde dans lequel nous vivons. Qu'il ne soit aujourd'hui connu que d'une poignée de spécialistes est une des conséquences du préjugé favorable dont jouit la théorie au détriment de l'expérience. Mais cela s'explique aussi parce que Boyle était un aristocrate alors que Hooke était pauvre et s'était formé lui-même. La différence de statut entre théorie et expérience reproduit la différence de rang social.

Un tel préjugé n'appartient pas seulement au passé. Un collègue, C.W.F. Everitt, a écrit pour le Dietionary of Seientifie Biographyun texte sur deux frères qui tous les deux contribuèrent de manière fondamentale à notre compréhension de la supraconductivité. Fritz London (1900-1953) était un remarquable théoricien, spécia­liste de la physique des basses températures. Dans le même domaine, Heinz London (1907-1970) se consa­crait surtout à l'expérimentation. Ensemble, les deux frères formaient une équipe remarquable. La biogra­phie de Fritz fut favorablement accueillie dans le Die­tionary, mais celle de Heinz dut être abrégée. Le responsable de la publication (Kuhn en l'occurrence) fit ainsi preuve de l'habituel préjugé en faveur de la théorie, au détriment de l'expérience.

Induction et déduction

En quoi consiste la méthode scientifique? Se ré­duit-elle à la méthode expérimentale? La question est mal posée. Pourquoi devrait-il n'y avoir qu'une seule méthode scientifique? Il n'y a pas une seule manière de construire une maison, pas même une seule manière de faire pousser des tomates. Nous ne devrions pas nous attendre à ce qu'une chose aussi complexe que la

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croissance du savoir soit liée à une méthodologie particulière.

Commençons par deux méthodologies. Elles sem· blent assigner des fonctions radicalement différentes à l'expérience. En guise d'exemple, prenons deux textes de deux grands chimistes du siècle dernier. Ce qui les séparait les séparerait encore, car c'est e.xa~t~m.ent ce qui distingue Carnap de Popper. Comme Je 1 8.1 dIt dan.s l'introduction, Carnap essayait de développer une lOgI­que de l'induction alors que Popper affirme q~~ la déduction est le seul raisonnement valable. VOICI le texte sur la méthode inductive que je préfère :

« Les fondements de la philosophie chimique sont l'observation, l'expérimentation et l'analogie. P.ar l'ob­servation les faits sont distinctement et précIsément imprimés dans l'esprit. Par l'analogie les faits similaires sont reliés. Par l'expérimentation des faIts nouveaux sont découverts et, dans la progression du savoir, l'observation guidée par l'analogie conduit à l'expéri­mentation puis l'analogie confirmée par l'expérimenta­tion devient vérité scientifique.

«Donnons un exemple : Quiconque considérera avec attention les minces filaments végétaux ( Conferoa rivularis) que l'on trouve en été dans presque tous les torrents lacs et mares, sous diverses conditions d'om­bre et de lumière, découvrira des bulles d'air sur les filaments qui sont à l'ombre. Il s'aperc~vra que l'effet est dO à la lumière. C'est une obseroatwn ; malS elle ne donne pas d'information quant à la nature de l'air. Plaçons un verre rempli d'eau sur la conferva, l'air montera pour se rassembler dans la partie supérieure du verre, une fois qu'il est plein d'air, bouchons-le de la paume et remettons-le à l'endroit. Si l'on place ensuite une mèche enflammée dans le verre, on consta­tera qu'elle brOIe avec plus d'intensité qu'à l'air libre. C'est une expérience. Si l'enquête raisonne sur ces phénomènes et se demande si tous les végétaux de ce

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type, dans l'eau douce comme dans l'eau salée, ne produiraient pas tous le même air dans des circonstan­ces comparables, il est alors guidé par l'analogie. Et lorsque, enfin, on s'est assuré du fait, après avoir procédé à de nouveaux essais, une vérité scientifique générale est établie, à savoir que toutes les confervae produisent au soleil une sorte d'air qui soutient la flamme à un degré supérieur, ce que diverses études précises ont prouvé. »

C'est ainsi que Humphry Davy (1778-1829) com­mence son manuel de chimie, Elements of Chemical Philosophy(1812, pp. 2-3). Il fut l'un des chimistes les plus doués de son temps, mais il est surtout connu pour avoir inventé la lampe de sécurité qui permit à de nombreux mineurs d'éviter une mort affreuse. Il contri­bua au savoir en découvrant l'analyse chimique par électrolyse, technique qui lui permit de déterminer quelles substances sont des éléments simples (le chlore, par exemple) et quelles substances sont des composés. Davy avait une conception inductiviste de la science que tous les chimistes ne partageaient pas. Voici ce qu'en pense Justus von Liebig (1803-1873), le grand pionnier de la chimie organique qui révolutionna l'agri­culture en découvrant les fertilisants à l'azote.

« En toute enquête, Bacon accorde la plus grande importance à l'expérience. Mais sa signification lui échappe tout à fait. Il pense qu'il s'agit d'une sorte de mécanisme qui, une fois mis en mouvement, produit un résultat particulier. Mais en science [oute enquête est déductive ou a priori. L'expérience aide seulement à penser, comme le calcul : La pensée doit toujours et nécessairement la précéder pour qu'elle ait un sens quelconque. Il n'existe pas de mode empirique de recherche au sens où on l'entend d'habitude. Une expérience qui n'est pas devancée par la théorie, c'est-à-dire par une idée, a autant de rapport avec la recherche scientifique qu'un râteau d'enfant avec la

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musique. » (Über Francis Bacon von Verulam und die Methode der Naturforschung, 1863, p. 49.)

Quelle est la profondeur de l'opposition entre ces deux citations? Liebig prétend que l'expérience doit être devancée par la théorie, c'est-à-dire par une idée. Mais cette déclaration est ambiguë. Elle présente une version faible et une version forte. La première revient seulement à dire que l'on doit avoir quelques idées sur la nature et sur le dispositif utilisé avant de mener à bien une expérience. Une interaction complètement incons­ciente avec la nature, sans moyen de comprendre ou d'interpréter le résultat, n'apprendrait pratiquement rien. Cette version faible ne saurait rencontrer d'opposi­tion. Davy a certainement une idée quand il fait ses expériences sur les algues. Il soupçonne que les bulles de gaz au-dessus des filaments verts sont d'un genre particulier. La première chose qui vient à l'esprit est de vérifier si le gaz favorise ou au contraire empêche la combustion. Davy constate que la mèche brûle bien (d'où il infère que le gaz est inhabituellement riche en oxygène ?). Sans cette compréhension minimum l'ex­périence n'aurait aucun sens. Constater que la mèche brûle bien serait alors au mieux une observation dépourvue de signification. Et, vraisemblablement, elle passerait complètement inaperçue. Une expérience dépourvue de ce genre d'idées n'est même pas une expérience. Mais il existe aussi une version forte du texte de Liebig. Selon cette version, l'expérience n'a de sens que dans la mesure où elle permet de vérifier une théorie concernant les phénomènes examinés. Ainsi, par exemple, l'expérience de Davy n'a de sens que si ce demier s'attendait à ce que la mèche s'éteigne (ou brûle mieux). Cette version est fausse à mon avis. On peut mener une expérience par simple curiosité, pour voir ce qui va se passer. Naturellement, dans la plupart des cas, nous avons des hypothèses plus spécifiques en tête. Ainsi Davy se demandait si toutes les algues de la même

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espèce, dans l'eau douce comme dans l'eau salée, produisent de ce gaz dont il devine sans aucun doute qu'il s'agit de l'oxygène. Il procède alors à de nouveaux essais qui le mènent à une « vérité scientifique géné­rale ».

Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas de savoir si Davy effectue vraiment une inférence inductive, comme l'au­rait dit Carnap, ou s'il suit implicitement la méthodolo­gie de Popper en procédant par hypothèses et réfuta­tions. Peu importe que l'exemple choisi par Davy ne soit pas, contrairement à ce qu'il pensait, une vérité scienti­fique. La reclassification des algues opérée après Davy montre que les confervae ne sont même pas une espèce naturelle! Une telle espèce ou un tel genre n'existe pas.

M'intéresse seulement la question soulevée par la version forte : Une expérience n'a-t-elle de sens que dans la mesure où elle contribue à vérifier une hypo­thèse? Ce n'est pas mon avis. En fait, même la version faible n'est pas totalement assurée. Le physicien George Darwin disait que de temps en temps on devrait mener une expérience complètement folle, comme par exem­ple jouer de la trompette tous les matins pendant un mois devant un parterre de tulipes. Il ne se passerait probablement rien, mais s'il se passait quelque chose, alors la découverte serait extraordinaire.

De la théorie ou de l'expérience, qu'est-ce qui vient en premier?

Il ne faudrait pas sous-estimer l'écart de génération entre Davy et Liebig. Cinquante ans séparent nos deux citations et, dans ce laps de temps, la relation, en chimie, entre la théorie et la pratique n'a pas manqué d'évoluer. A l'époque où Davy écrivait, la théorie atomique de Dalton et autres venait à peine d'être émise et l'on commençait tout juste à se servir de modèles hypothétiques pour explorer les structures chimiques.

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A l'époque de Liebig, il n'était plus possible de prati­quer la chimie en dissociant électriquement des compo­sés ou en identifiant un gaz de par sa résistance à la combustion_ Seul un esprit inspiré par un modèle théorique pouvait espérer résoudre les mystères de la chimie organique.

Nous allons voir que les rapports entre théorie et expérience varient selon le niveau de développement atteint et que toutes les sciences de la nature ne sont pas soumises aux mêmes cycles. Aussi évidente que pa­raisse cette proposition, certains, comme Karl Popper, trouvent bon de s'y opposer. Naturellement, on n'est pas étonné que Popper soit l'un de ceux qui se pronon­cent le plus nettement en faveur de la théorie au détriment de l'expérience. Voici ce qu'il dit dans la Logique de la découverte scientifique" :

« Le théoricien pose certaines questions déterminées à l'expérimentateur et ce dernier essaie, par ses expé­riences, d'obtenir une réponse décisive à ces ques­tions-là et non à d'autres. li essaie obstinément d'élimi­ner toutes les autres questions ... Mais il est faux de supposer que l'expérimentateur (vise) à "éclaircir la tâche du théoricien", ou .. . à lui fournir une base à des généralisations inductives. Au contraire, c'est bien avant l'expérience que le théoricien doit avoir fait son travail ou du moins ce qui en constitue la part la plus impor­tante : il doit avoir formulé sa question avec autant de précision que possible. Aussi est-ce lui qui montre la voie à l'expérimentateur. Mais ce dernier lui-même n'a pas pour tâche principale de faire des observations précises; son travail à lui aussi est pour une large part d'espèce théorique. La théorie commande le travail expérimental de sa conception aux derniers manie­ments en laboratoire. »

Telles étaient les conceptions de Popper dans l'édi-

• Payo~ Paris, 1972.

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tion de 1934 de son livre. Dans l'édition de 1959, beaucoup plus volumineuse, il ajoute en note qu'il aurait dû aussi mettre en relief « la conception selon laquelle des observations et plus encore des énoncés d'observation et des énoncés de résultats d'observations sont toujours des interprétations de faits observés; ce sont des interprétations faites à la lumière de théo­ries ». Pour fournir un bref aperçu initial des diverses relations entre la théorie et l'expérience, on serait donc bien inspiré de commencer par des exemples qui contredisent à l'évidence Popper. Davy remarquant la présence de bulles d'air sur les algues nous en fournit un. Dans son cas, il ne s'agit pas d'une « interprétation faite à la lumière de théories », car Davy n'avait à l'origine aucune théorie. Et constater que la mèche brûle n'est pas non plus une interprétation. Peut-être, s'il avait ajouté : «Ab! alors c'est de l'oxygène », aurait-il fait une interprétation, mais ce ne fut pas le cas.

Observations notables (E)

Les premiers développements de l'optique, entre 1600 et 1800, dépendirent beaucoup de simples re­marques effectuées sur des phénomènes surprenants. Le plus fructueux fut peut-être la découverte de la biréfringence du spath d'Islande ou calcite. Erasmus Bartholin (1625-1698) commença par examiner quel­ques très beàux cristaux ramenés d'Islande. Si, par exemple, on plaçait un de ces cristaux sur cette page, tous les caractères d'imprimerie nous apparaîtraient en double. La réfraction ordinaire était déjà bien connue et les lunettes, le télescope et le microscope étaient des instruments familiers lorsque, en 1689, Bartholin fit sa découverte. Dans ce contexte, le spath d'Islande était remarquable à deux égards. Aujourd'hui encore on peut être surpris et enchanté par ces cristaux. Mais une surprise attendait le physicien d'alors qui, connaissant

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les lois de la réfraction, découvrait qu'en plus du rayon réfléchi ordinaire, il existe un rayon « extraordinaire» comme on l'appelle aujourd'hui encore.

Le spath d'Islande joue un rôle fondamental dans l'histoire de l'optique car il fut le premier producteur connu de lwnière polarisée. Le phénomène avait été déjà très sommairement interprété par Huygens qui avait proposé que la surface d'onde du rayon était elliptique plutôt que sphérique. Cependant, pour en venir à notre présente compréhension du phénomène, il fallut attendre que soit réanimée la théorie ondulatoire de la lumière. Fesnel (1788-1827), le fondateur de la théorie ondulatoire moderne, donna une brillante ana­lyse du phénomène dans laquelle les deux rayons sont décrits par une seule équation où l'onde est une surface du quatrième degré. La polarisation s'est avérée être un sujet qui nous mène, à intervalles réguliers, vers une compréhension théorique de plus en plus profonde de la lumière.

TI existe toute une liste d'observations aussi « surpre­nantes ». Grimaldi (1613-1663) puis Hooke examinè­rent attentivement un phénomène dont nous sommes tous vaguement conscients, à savoir qu'il y a quelque clarté dans l'ombre d'un corps opaque. D'attentives observations révélèrent des bandes régulièrement dis­posées sur les contours de l'ombre. C'est ce que l'on appelle la diffraction, par quoi on entendait à l'origine que la lumière était « cassée en morceaux» dans ces bandes. De manière caractéristique, ces observations précédèrent la théorie. Il en fut de même pour les observations de Newton sur la dispersion de la lumière et pour les travaux de Hooke et Newton sur le chroma­tisme des lames minces. Ce qui mena par la suite à l'interprétation des phénomènes d'interférence appelés « anneaux de Newton». La première explication quan­titative de ce phénomène ne fut fournie qu'un siècle plus tard, en 1802, par Thomas Young (1773-1829).

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Bien sûr, Bartholin, Grimaldi, Hooke et Newton n'étaient pas des empiristes écervelés sans « idée» en tête. Ce qu'ils virent, ils le virent parce qu'ils étaient curieux, enclins à la recherche et à la réflexion. Ils essayaient bien de fonmùer des théories. Mais, dans tous les cas cités, il est clair que l'observation précéda toute fonuulation théorique.

La stimulation de la théorie (E)

Nous trouvons, à une époque ultérieure, des observa­tions également valables et stimulantes pour la théorie. En 1808, par exemple, on découvrit la polarisation par réflexion. Un colonel du corps des ingénieurs de Napoléon, E.L. Malus (1775-1812), faisait des expé­riences sur le spath d'Islande quand il remarqua les effets du soleil couchant que réfléchissaient les fenêtres du palais du Luxembourg tout proche. La lumière traversait le cristal s'il était maintenu à la verticale, et ne le traversait pas s'il était maintenu horizontalement. De même la fluorescence fut observée pour la première fois par John Herschel (1792-1871) quand, en 1845, il commença à s'intéresser à la Iwnière bleue émise par une solution de stÙfate de quinine éclairée d'une cer­taine manière.

De par sa nature même, une observation de valeur ne peut être que le début d'un processus. Est-ce qu'on ne pourrait cependant affirmer qu'il y a des observations qui précèdent la théorie, tout en accordant que toute expérience délibérée est dominée par la théorie, comme le dit Popper? Je ne le crois pas. Prenons le cas de David Brewster (1781-1868), un expérimentateur au­jourd'hui oublié, mais qui fut très prolifique. Brewster fut, entre 1810 et 1840, le chercheur le plus important dans le domaine de l'optique expérimentale. II déter­mina les lois de la réfraction et de la réflexion pour la lumière polarisée. II savait comment provoquer le

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phénomène de hiréfringence (i.e. induire des propriétés polarisantes) dans des corps sous tension. Il découvrit la douhle réfraction pour les cristaux biaxes et fit un premier pas vers les lois complexes de la réflexion des métaux. On parle maintenant des lois de Fresnel, les lois de la tangente et du sinus permettant de déterminer l'intensité de la lumière polarisée réfléchie, mais Brews­ter les avait publiées en 1818, cinq ans avant leur traitement par Fresnel, dans le cadre de la théorie ondulatoire. Ses conceptions théoriques se limitaient cependant à l'attachement sans nuance qu'il vouait à la théorie newtonienne, il croyait ainsi que les rayons de lumière se composent de corpuscules. Brewster ne cherchait ni à vérifier ni à comparer les théories. Il voulait découvrir comment se comporte la lumière.

Brewster fut un fervent partisan de la « mauvaise» théorie, mais il créa des phénomènes expérimentaux que seule la « bonne» théorie nous permet de com­prendre, cette théorie même qu'il rejeta avec véhé­mence. Il n'« interpréta » pas ses découvertes expéri­mentales à la lumière de la mauvaise théorie. Il produi­sit certains phénomènes dont toute théorie doit finale­ment tenir compte. Et le cas de Brewster n'est pas unique. R.W. Wood (1868-1955), un autre grand expérimentateur qui, entre 1900 et 1930, apporta une contribution fondamentale à l'optique quantique, était peu informé et tout à fait sceptique sur la mécanique quantique elle-même. Radiation de résonance, fluores­cence, spectre d'absorption, effet Raman, pOUT toutes ces choses il est nécessaire de comprendre la mécanique quantique, cependant la contribution de Wood ne provient pas de la théorie, mais, comme pour Brewster, d'une très grande habileté à induire dans la nature de nouveaux comportements.

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Phérwmènes sans signification

Je ne prétends pas qu'une observation valable se suffit à elle-même. De nombreux phénomènes soulè­vent un grand intérêt puis sont laissés en friche parce que personne ne peut comprendre leur signification, comment ils se relient à autre chose ou comment ils peuvent être utilisés. En 1827, un botaniste, Robert Brown, fit un rapport sur le mouvement irrégulier du pollen en suspension dans l'eau. Le «mouvement brownien» avait été observé par d'autres au moins soixante ans auparavant, certains pensaient qu'il était dû à l'action du pollen lui-même, comme s'il avait été vivant. Brown effectua de difficiles et longues observa­tions, mais sans résultat. C'est seulement au début de ce siècle que les travaux entrepris simultanément par des expérimentateurs, comme J. Perrin, et des théoriciens, comme Einstein, montrèrent que le pollen est agité en tous sens par des molécules. Ces résultats convertirent même les sceptiques les plus endurcis à la théorie cinétique des gaz.

On peut raconter une histoire similaire pour l'effet photoélectrique. En 1839, A.-C. Becquerel remarqua une chose très curieuse : Il avait une petite cellule électrovoltaïque, deux plaques métalliques plongées dans une solution d'acide dilué, et la tension de la cellule changeait quand il dirigeait une source lumi­neuse sur une des plaques. Cette découverte provoqua un grand intérêt, pendant à peu près deux ans. Puis d'autres phénomènes isolés attirèrent l'attention. Ainsi, on constata que la résistance du sélénium diminue quand on l'éclaire (1873). Une fois encore ce fut Einstein qui découvrit la solution. A cette découverte nous devons la théorie du photon et les innombrables applications pratiques qui s'ensuivent, Comme la télé­vision (les cellules photoélectriques convertissent la lumière réfléchie par un objet en courant électrique).

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Ainsi, je ne prétends pas que le travail expérimental pourrait exister sans la théorie. Cela reviendrait à travailler à l'aveuglette comme les « purs empiristes »

dont se moquait Bacon. Reste ce fait que, généralement, la plupart des recherches vraiment fondamentales précèdent toute entreprise théorique.

Heureuses rencontres

Certains travaux expérimentaux de grande portée proviennent intégralement de la théorie. Certaines théo­ries fondamentales doivent tout aux expériences qui les précèdent. Certaines théories stagnent par manque de prise sur le monde réel, alors que certains phénomènes expérimentaux restent sans emploi par manque de théorie. On rencontre aussi des « familles heureuses» où théories et expériences de divers horizons s'harmo­nisent. En voici un exemple qui nous montre comment le pur dévouement à un monstre eXpérimental amena à s'assurer d'un fait qui soudain entra en prise avec des théories provenant d'un domaine entièrement différent.

Les premières radiodiffusions transatlantiques pré­sentaient toujours un bruit de fond assez important. De nombreuses sources de parasites avaient été identifiées, mais s'en débarrasser était plus difficile. Certains de ces parasites étaient provoqués par des orages. Dans les années trente, déjà, Karl Jansky, dans les laboratoires de Bell Telephone, avait localisé un «sifflement» provenant du centre de la Voie lactée. Ainsi, il y avait dans l'espace des sources d'ondes radio qui s'ajoutaient aux parasites habituels.

En 1965, les radioastronomes Arno Penzias et R. W. Wilson adaptèrent un radiotélescope pour étudier ce phénomène. Ils espéraient trouver des sources d'énergie et ils en trouvèrent. Mais ils étaient aussi très obstinés. Ils découvrirent une petite quantité d'énergie qui semblait être présente partout, uniformément répar-

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tie dans tout l'espace. Il semblait que tout ce qui dans l'espace n'était pas source d'énergie était à une tempéra­ture d'environ 4 oK. Comme cela n'avait pas grand sens, ils firent tout leur possible pour découvrir des erreurs matérielles. Ils pensèrent, par exemple, qu'une partie des radiations pouvait provenir des pigeons qui ni­chaient sur leur télescope et ils passèrent quelques terribles moments à essayer de les chasser.

Mais, une fois éliminée toute source possible de bruit, ils constatèrent que demeurait une température uniforme de 3 OK. Ils hésitèrent à faire part de cette découverte parce que l'idée d'une radiation de fond complètement homogène leur semblait absurde. Heu­reusement, alors qu'ils venaient d'acquérir la conviction que ce phénomène absurde était hien réel, un groupe de théoriciens de Princeton fit circuler un texte suggérant, chiffres à l'appui, que si l'univers est issu du Big Bang, alors il doit y avoir une température uniforme partout présente dans l'espace, la température rési?uelle de l.a première explosion. Plus encore, la théone prévoy31t que cette énergie serait détectée sous forme de signaux radio. Le travail expérimental de Penzias et Wilson se trouvait merveilleusement en prise avec ce qui serait autrement resté pure spéculation. Penzias et Wilson avaient montré que la température de l'univers est à peu près partout supérieure de 3° au zéro absolu, et qu'il s'agissait de l'énergie résiduelle de la création. Ce fut la première preuve vraiment convaincante du Big Bang.

On dit parfois qu'en astronomie il n'y a pas d'expé­rience, seulement des observations. Il est vrai qu'il n'est guère possible d'intervenir dans des processus qui se déroulent si loin dans l'espace, mais l'habileté dont firent preuve Penzias et Wilson ne cédait en rien à celle des expérimentateurs de laboratoire. A la lumière de cette histoire, dirons-nous avec Popper qu'en général « ... c'est bien avant l'expérience que le théoricien doit avoir fait son travail ou du moins ce qui en constitue la

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part la plus importante: il doit avoir formulé sa question avec autant de précision que possible. Aussi est-ce lui qui montre la voie à l'expérimentateur» ? Ou bien dirons-nous que même si certaines théories précèdent certames expériences, certaines expériences et observa­tions précèdent les . théories et peuvent pendant long­temps mener leur VIe propre? La « famille heureuse» que j'ai décrite se trouve au confluent de la théorie et de l'observation habile. Penzias et Wilson font partie de ces quelques rares expérimentateurs qui ont reçu le prix Nobel de physique. Ils ne l'ont pas obtenu pour avoir réfuté quoi que ce soit, mais pour avoir exploré l'uni­vers.

Théorie-histoire

,. On peut a~oir l'impression que j'ai accordé trop d Importance a la façon dont une philosophie et une histoire des sciences dominées par la théorie sont parvenues à corrompre notre perception de l'expé­rience. Mais c'est le contraire qui est vrai. J'ai par exemple raconté l'histoire des trois degrés exactement comme le font Penzias et Wilson eux-mêmes dans leur film autobiographique, Three Degrees (1)_ Ils se li­vraient à des explorations et découvrirent le rayonne­ment résiduel avant que la moindre théorie sur le sujet ne fût émise. Mais voici ce que devint cette même expérience quand elle fut transformée en « histoire» :

Les théoriciens de l'astronomie avaient prédit que si une explosion avait bien eu lieu il y a des milliards d'années, alors l'univers devrait continuer à se refroidir depuis cet événément. Ce refroidissement aurait dû réduire la température initiale de peut-être un milliard de degrés à 3 'K, trois degrés au-dessus du zéro absolu_

Les radioastronomes avaient la conviction que s'ils

1. lnfonnation and Publication Division, Bell Lahoratories, 1979.

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pouvaient diriger un récepteur extrêmement sensible vers une partie vide du ciel, une région qui semblerait dépourvue d'étoile, il serait possible de déterminer si les théoriciens avaient raison ou non. CeUe expérience fut tentée au début des années soixante-dix.

Deux scientifiques des laboratoires de Bell Telephone (l'endroit même où Karl Jansky avait décou­vert les ondes radio d'origine cosmique) captèrent des signaux radio provenant de l'espace « vide ». Une fois tenu compte de toutes les causes connues, restait un signal de trois degrés que l'on ne pouvait expliquer_ D'autres expériences ont suivi cette première tentative, elles indiquent toujours le même résultat : un rayonne­ment de trois degrés_

L'espace n'est pas absolument froid_ La température de l'univers semble être de 3 'K. Et c'est la température exacte que l'univers devrait avoir si tout avait com­mencé il y a quelque treize milliards d'années par un Big Bang (2).

Au chapitre 6 , avec le cas du muon ou méson, nous avons vu un autre exemple de la façon dont l'histoire pouvait être ainsi réécrite. Deux équipes de chercheurs détectent le muon après étude des rayons cosmiques en chambre de Wilson et utilisation de la théorie des gerbes cascades de Betbe-Heitler. L'histoire voudrait maintenant qu'ils aient tenté de trouver le « méson» de Yukawa et pensaient à tort l'avoir trouvé, alors qu'en fait ils n'avaient jamais entendu parler de l'hypotbèse de Yukawa. Mon intention n'est pas de faire remarquer qu'un historien des sciences compétent est aussi capa­ble d'écrire des choses fausses, mais plutôt de montrer la dérive constante de l'histoire et du folklore popu­laires.

2. F.M. Bradley, The Electromagnetic Spectrum, New York., 1979. p. 100. c'est moi qui souligne.

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Ampère, théoricien

Je ne voudrais pas que l'on croie que, dans une science nouvelle, l'expérience et l'observation précè­dent la théorie même si, par la suite, la théorie est destinée à reprendre le pas sur l'observation. A.-M. Ampère (1775-1836) est un bon exemple d'un grand scientifique commençant à travailler sur des bases théoriques. Il avait d'abord fait des recbercbes en chimie et produit des modèles complexes d'atomes qu'il utilisait pour expliquer et développer ses expériences. Il ne rencontra pas un succès exceptionnel dans cette entreprise, même s'il fut l'un de ceux qui, de manière indépendante, aux environs de 1815, eurent l'intuition de ce que l'on appelle maintenant la loi d'Avogadro, à savoir que tous les gaz contiennent le même nombre de molécules, à températures, pressions et volumes égaux. Comme on l'a déjà vu au chapitre 7 ci-dessus, Ampère admirait beaucoup Kant et soutenait que la science théorique doit être l'étude des noumènes qui se trou­vent derrière les phénomènes. Nous formulons des théories sur les choses en soi, les noumènes, et sommes ainsi capables d'expliquer les phénomènes. Kant n'avait pas exactement les mêmes conceptions, mais peu im­porte. Les travaux d'Ampère connurent un véritable tournant après que ce dernier eut assisté, le Il septem­bre 1820, à une démonstration d'Oersted dans laquelle l'aiguille d'un compas est déviée par un courant électri­que. Commençant le 20 septembre, Ampère met en place, au cours de ses conférences hebdomadaires, les fondements de la théorie de l'électromagnétisme. Il semblait les découvrir au fur et à mesure de ses inves­tigations.

Ou c'est ainsi, du moins, que le veut l'histoire. C.W.F. Everitt fait remarquer qu'il doit y avoir plus que cela et qu'Ampère, n'étant pourvu d'aucune méthodo­logie post-kantienne qui lui appartienne en propre,

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mena ses travaux pour y remédier. Le grand théoricien expérimentateur de l'électromagnétisme, James C. Maxwell, dans un de ses textes, compare Ampère et l'élève de Humphry Davy, Michael Faraday, faisant aussi bien les louanges de 1'« inductiviste » Faraday que du « déductiviste » Ampère. Des travaux d'Ampère, il dit qu'il s'agit de « l'un des résultats les plus remarqua-bles de la science ... parfait dans la forme, d'une préci-sion inattaquable ... résumé en une formule à partir de laquelle tous les phénomènes peuvent être déduits ». Mais il ajoute ensuite qu'alors que les comptes rendus de Faraday révèlent avec candeur tous les méandres parcourus par son esprit, il nous est difficile de croire qu'Ampère a vraiment découvert la loi de l'interaction au moyen des expériences qu'il décrit. Nous en venons à suspecter, ce qu'en vérité il nous dit lui-même, qu'il découvrit la loi par quelque processus qu'il nous cache et qu'ensuite, après avoir construit une démonstration parfaite, il enleva toute trace de l'échafaudage.

Mary Hesse fait remarquer, dans son livre Structure of Scientific Inference (pp. 201 sq., 262) que Maxwell appelait Ampère le « Newton de l'électricité ». Elle fait ici allusion à une tradition alternative à propos de la nature de l'induction qui remonte à Newton. Ce dernier considérait la déduction à partir des phénomènes comme un processus inductif. Des phénomènes nous inférons les propositions qui les décrivent de manière générale, ce qui nous permet de créer des phénomènes nouveaux, des phénomènes jusqu'alors impensés. C'est bien ainsi que procédait Ampère. Il commençait en général ses conférences par l'étude d'un phénomène dont il faisait la démonstration devant l'assistance. Souvent l'expérience qui était à l'origine du phénomène n'existait pas à la fin de la conférence de la semaine précédente.

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Invention (E)

Une question posée en tennes de théorie et d'expé­rience est trompeuse parce qu'elle traite théorie et expérience comme deux entités relativement distinctes et unifonnes. Le chapitre 12 ci-après est consacré à l'étude de diverses sortes de théories. Nous avons déjà étudié diverses sortes d'expériences, il en existe d'au­tres qui sont aussi importantes. L'invention par exem­ple. L'histoire de la thennodynamique est l'histoire d'inventions pratiques qui mènent graduellement à l'analyse théorique. Le développement de technologies nouvelles peut passer par l'élaboration de théories et d'expériences qui sont ensuite appliquées à des pro­blèmes pratiques. Mais il existe une autre voie où l'invention procédant à son propre rythme, laisse la théorie s'essouffler sur le côté. L'exemple le plus évident est aussi le meilleur :la machine à vapeur.

Trois étapes et de nombreux concepts expérimen­taux furent nécessaires pour que cette invention prenne forme. La première de ces étapes fut la découverte de la machine atmosphérique par Newcomen (1709-1715) ; puis vinrent la machine à condenseur de Watt et la machine à haute pression de Trevithick (1798). Un concept, qui appartient aussi bien à l'éco­nomie qu'à la physique, joua un rôle important dans le développement de la machine à vapeur après la décou­verte initiale de Newcomen, ce concept c'est celui de « rendement». Il cOITespondait à la quantité de pieds­livres d'eau pompés par boisseau de charbon. On ne sait

. qui en eut le premier l'idée. On peut cependant avancer l'hypothèse qu'il s'agissait, plutôt que d'un chercheur, d'un directeur d'une mine de Cornouailles, obstiné et près de ses sous, qui remarqua que certaines de ses machines pompaient avec plus d'efficacité que d'autres et qui ne voyait pas pourquoi il aurait fallu les changer quand la mine voisine avait une capacité supérieure.

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L'avenir de la machine de Newcomen fut d'abord incertain parce que, sauf pour les mines les plus profondes, elle revenait à peine moins cher que les pompes actionnées par des chevaux. Watt, après dix­sept années de recherches, parvint à mettre au point une machine d'un rendement au moins quatre fois supérieur à celui de la meilleure machine de Newcomen (imaginez un moteur commercialisable ayant la même puissance que les moteurs déjà existants mais consom­mant deux litres aux cent au lieu de huit).

Watt commença par introduire un condenseur séparé puis conçut une machine à double effet, la vapeur entrait d'un côté du cylindre tandis qu'un vide se créait de l'autre côté, et finalement, en 1782, il introduisit le principe de la « marche à la détente» qui consiste à couper l'arrivée de vapeur dans le cylindre au début de la course du piston pour permettre à la vapeur de se détendre jusqu'en fin de course sous l'effet de sa propre pression. La marche à la détente provoque une certair.e perte de puissance, mais une augmentation du « ren­dement » par rapport à une machine de mêmes dimen­sions. De ces idées, la plus importante pour la science pure est celle de «marche à la détente ». James Southem, l'associé de Watt, conçut en 1790 un disposi­tif extrêmement pratique, l'indicateur graphique. Cet appareil était un enregistreur automatique qui pouvait être fixé sur la machine et indiquait sous forme de graphique la pression exercée sur le piston par rapport au volume de vapeur utilisé : la zone décrite par la courbe ainsi tracée donnait la mesure du travail effectué à chaque course du piston. Grâce à cet indicateur, il était possible de régler la machine de manière qu'elle fournisse des performances optimales. Ce même gra­phique devait par la suite être intégré au cycle de Carnot, principe fondamental de la thermodynamique théorique.

La contribution la plus importante de Trevithick, qui

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doit plus à son courage qu'à la théorie, fut de continuer à construire sa machine à haute pression en dépit des risques d'explosion. Le premier argument en faveur de la machine à haute pression était son caractère com­pact : à dimensions égales on peut obtenir plus de puissance d'une telle machine. Ainsi, en 1799, Trevi­thick construisit-il avec succès la première machine locomotive. Il obtint vite un autre résultat. Le rende­ment de la machine à haute pression était supérieur (et, par la suite, de très loin supérieur) à celui des meilleures machines de Watt si seulement l'on coupait la vapeur dès le début de la compression. Il fallut le génie de Sadi Carnot (1796-1832) pour comprendre ce phénomène et voir que la supériorité de la machine à haute pression ne résidait pas tant dans la plus grande pression qu'elle permettait que dans l'élévation, avec la pression, du seuil d'ébullition de l'eau. L'efficacité de la machine ne dépend pas de différences de pression, mais de diffé­rences de température entre la vapeur entrant dans le cylindre et la vapeur en détente s'échappant de ce même cylindre. Ainsi naquit le cycle de Carnot, le concept de rendement thermodynamique et, finale­ment, une fois les idées de Carnot associées au principe de conservation de l'énergie, la science de la thermody­nanuque.

Mais, au fait, qu'est-ce que la thermodynamique? Car ce n'est pas le mouvement de la chaleur, sa dynamique, qui est en jeu mais plutôt ce que l'on pourrait appeler le phénomène thermostatique. Le nom est-il alors inapproprié? Non. Kelvin créa l'expression de « machine thermo-dynamique » en 1850 pour dé­crire tout engin comparable à la machine à vapeur ou à la machine idéale de Carnot. On disait de ces machines qu'elles étaient « dynamiques » parce qu'eUes conver­tissaient la chaleur en travail. Ainsi le mot même de « thermodynamique » nous rappelle que cette science surgit de l'analyse profonde d'une série de remarqua-

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bles inventions. La mise au point de cette technique requit un nombre presque infini d'expériences, mais pas dans le sens poppérien, où l'expérience contribue seulement à vérifier la théorie, ni même dans le sens inductiviste cher à Davy. Ces expériences doivent être plutôt considérées comme autant de tentatives, issues d'esprits imaginatifs, pour parfaire la technique qui devait bientôt se trouver au cœur de la révolution industrielle.

Une multitude de lois expérimentales, en attente d'une théorie (E)

Dans leur livre Theory of the Properties of Metals and Al/oys (1936), un classique du genre, N.F. Mott et H. Jones, les distingués auteurs, parlent entre autres de la conductibilité électrique et thermique de diverses substances métalliques. Quels sont les domaines qu'une telle théorie doit décemment aborder? Mott et Jones prétendent qu'une théorie de la conduction doit pouvoir notamment expliquer les résultats expérimentaux sui­vants :

(1) La loi de Wiedemann-Franz qui établit que le rapport entre conductibilités thermique et électrique est égal à LT, où T est la température absolue et L une constante qui est la même pour tous les métaux.

(2) La parfaite conductibilité électrique d'un métal pur et le fait qu'elle dépende de la place du métal dans la table périodique, ainsi, par exemple, les métaux monovalents sont bons conducteurs et les métaux de transition mauvais conducteurs.

(3) Les augmentations relativement importantes de résistance provoquées par de petites quantités d'impu­retés dans une solution solide et la règle de Matthiessen qui établit que le changement de résistance provoqué par une petite quantité de métal dans une solution solide ne dépend pas de la température.

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(4) Le lien entre résistance, température et pression. (5) L'apparence du phénomène de supraconductibi­

lité. Mot! et Jones ajoutent qu'« à l'exception du point (5)

la théorie de la conductibilité issue de la mécanique quantique pennet au moins d'obtenir une compréhen­sion qualitative de tous ces résultats» (p. 27). (II fallut attendre 1957 pour que la supraconductibilité soit expliquée en tennes de mécanique quantique.)

Les résultats expérimentaux de la liste ci-dessus étaient acquis longtemps avant qu'une théorie ne per­mette de les assembler. La loi de Wiedemann-Franz (1) date de 1853, la règle de Matthiessen (3) de 1862, la relation entre conductibilité et position sur la table périodique (2) des années 1890 et la supraconductibi­lité (5) de 1911. Toutes les données étaient là, manquait une théorie qui les articule. Dans ce domaine, contrai­rement à ce qui s'est passé dans la thennodynamique ou l'optique, la théorie n'est pas venue directement des données mais plutôt d'intuitions beaucoup plus généra­les sur la structure atomique. La mécanique quantique fournit à la fois le problème et la réponse. Personne ne peut raisonnablement suggérer que l'organisation des lois phénoménologiques à l'intérieur d'une théorie générale est une simple question d'induction, d'analogie ou de généralisation. La théorie s'est finalement avérée décisive pour le savoir, la croissance du savoir et ses applications. Cela dit, évitons de prétendre que, pour être connues, les diverses lois phénoménologiques de la physique des solides avaient besoin de la première théorie venue. Nombreuses sont les voies de l'expéri­mentation.

Trop d 'exemples?

Après cette floraison baconienne d'exemples des divers types de relations existant entre l'expérience et la

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théorie, il peut sembler impossible de produire un énoncé général. C'est déjà un résultat parce que, comme le montrent les citations de Davy et Liebig, toute conception partielle de l'expérience ne peut être qu'er­ronée. Mais essayons maintenant d'obtenir un résultat plus positif. Qu'est-ce qu'une observation? Est-ce la réalité que l'on voit au microscope? Y a-t-il des expé­riences vraiment cruciales? Pourquoi être obsédé par certaines quantités dont la valeur, établie au moins trois chiffres après la décimale, n'a pas d'intérêt intrinsèque pour la théorie ou la technique? Est-ce dû à la nature de l'expérience si la plupart des expérimentateurs sont réalistes scientifiques? Commençons par le commen­cement. Qu'est-ce qu'une observation? Chaque obser­vation scientifique est-elle investie d'une charge théori­que?

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10. L'OBSERVATION

En ce qui concerne l'observation, même les faits les plus notoires semblent avoir été victimes de deux modes philosophiques distinctes. D'une part la vogue de ce que Quine appelle l' « ascendant sémantique » (ne parlez pas des choses, parlez de la façon dont nous parlons des choses). D'autre part, la domination exercée par la théorie sur l'expérience. La première nous invite à oublier l'observation pOUf nous consacrer aux seuls énoncés sur l'observation, les mots utilisés pour faire le rapport d'observation. La seconde nous dit que tout énoncé sur l'observation porte sa charge de théorie, l'observation ne saurait précéder la théorie. Il nous est donc recommandé de commencer par certaines éviden­ces non théoriques et non linguistiques.

1. L'observation, en tant que source première de données, a toujours été considérée comme faisant partie des sciences expérimentales, sans qu'on lui accorde pour autant un rôle vraiment important. Ici je parle de l'observation telle que les philosophes la voient : ils croient qu'un expérimentateur est quelqu'un qui passe sa vie à faire des observations avec pour objectif de fournir les données nécessaires à la vérification ou à l'édification de la théorie. Mais, dans la plupart des

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expériences, ce type d'observation joue un rôle relati­vement mineur. Certains grands expérimentateurs ont même été de mauvais observateurs, Le travail de l'expérimentateur, et la preuve de son ingéniosité, voire de sa grandeur, est moins d'observer et de faire un rapport que de se doter du matériel qui lui permette de produire le phénomène voulu de manière fiable,

2, Il existe un autre type d'observation plus impor­tant, moins remarqué et cependant essentiel à toute bonne expérimentation. Le bon expérimentateur est souvent celui qui, dans le cours de ses observations, sait noter le défaut révélateur ou l'issue inattendue du fonctionnement de telle ou telle partie du dispositif expérimental. Ce dernier est inutilisable si l'on n'est pas un tant SOIt peu observateur, Parfois même c'est préci­sément l'attention persistante consacrée à une anomalie, qu'un expérimentateur de moindre valeur aurait igno­rée, qui mène à un nouveau savoir. Mais il s'agit moins alors du sens philosophique du mot « observation», où il faut faire le rapport de ce que l'on voit, que du sens commun, celui que l'on utilise quand on dit de quel­qu'un qu'il est observateur ou de quelqu'un d'autre qu'il ne l'est pas,

3, Certaines observations de valeur, telles que celles qui sont décrites au chapitre précédent, ont parfois été essentielles pour le lancement d'une enquête, mais il est rare qu'elles influencent de manière prépondérante les travaux ultérieurs. L'expérience succède à l'observation pure,

4. Savoir observer est un don. Certains en font preuve plus que d'autres. Il est souvent possible d'amé­liorer ce don par l'entraînement et la pratique.

5. Il existe de nombreuses différences entre observa­tion et théorie. L'idée philosophique d'un pur « rapport d'observation» a été critiquée sous prétexte que tout compte rendu est forcément imprégné de théorie. Mais un très grand nombre de rapports d'observation précè-

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dent la théorie. Il est vrai, cependant, qu'ils apparaissent rarement dans les annales scientifiques.

6. L'observation contient l'idée de «voir à l'œil nu », mais les scientifiques la limitent rarement à cela. Nous nous servons généralement d'instruments pour observer objets et événements. Dans la science d'au­jourd'hui, il est rare que l'on ({ voie» sans raide d'instruments.

L 'obseroation a été surévaluée La plupart des débats sur l'observation, les rapports

d'observation et l'observabilité proviennent de notre héritage positiviste. Avant le positivisme, l'observation n'était pas tenue pour décisive. Francis Bacon est le précurseur des sciences inductives. On pourrait s'atten­dre à ce qu'il parle longuement de l'observation. Il semble, en fait, qu'il n'utilise même pas le mot. Le positivisme n'avait pas encore frappé. Pourtant, le mot « observation» était déjà d'usage courant à l'époque de Bacon. On « observait» surtout la distance des corps célestes, comme le soleil. Ainsi , dès l'origine, l'observa­tion fut associée à l'utilisation d'instruments. Mais Bacon lui préférait une expression plus générale, sou­vent traduite, bizarrement, par instances prérogatives. En 1620, il dressa la liste de vingt-sept de ces instances. En faisaient partie ce que nous appelons maintenant les expériences cruciales, qu'il appelait les instances de la croix ou, plus exactement, les instances de carrefour (instantiae crucis). De ces vingt-sept sortes d'instances, certaines sont des observations pré-théoriques notables, d'autres sont motivées par le désir de vérifier la théorie, d'autres encore sont effectuées grâce à certains disposi­tifs qui « aident l'action immédiate des sens». Ces dispositifs comprennent les nouveaux microscopes et la lunette de Galilée, mais aussi « les mires, les astrolabes et autres objets qui ne magnifient pas le sens de la vue

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mais le rectifient et le dirigent». Bacon parle ensuite de ces dispositifs qui permettent d'« évoquer» des événe­ments en « réduisant le non-sensible au sensible, c'est­à-dire en rendant manifestes des choses qui ne sont pas directement perceptibles au moyen d'autres qui le sont» (Novum Organum Secs ; xxi-Iii).

Bacon connaît ainsi la différence entre ce qui est directement perceptible et ces événements invisibles qui ne peuvent être qu'« évoqués ». Cependant, cette distinction est, pour Bacon, à la fois évidente et sans importance. Certains indices tendent à prouver qu'elle ne devient importante qu'après 1800, lorsque la conception même du « voir» subit une véritable trans­formation. Après 1800, «voir », c'est voir la surface opaque des choses et tout savoir doit dériver de ce processus. C'est le point de départ du positivisme comme de la phénoménologie. Seul le premier nous concerne ici. Nous devons au positivisme le besoin de distinguer précisément entre inférence et vision à l'œil nu (ou action de tout autre sens non assisté).

L'observation positiviste

Le positiviste, on s'en souvient, est contre les causes, contre les explications, contre les entités théoriques et contre la métaphysique. Le réel est réduit à l'observa­ble. Solidement arrimé à la réalité observable, le positiviste dispose comme il l'entend du reste.

Ce qu'il fait du reste dépend des circonstances. Les positivistes logiques caressaient l'idée d'utiliser la logi­que pour « réduire» les énoncés théoriques de manière que la théorie devienne une sténographie exprimant les faits et organisant les pensées concernant l'observable. Une certaine interprétation de cette thèse pourrait nous mener à un réalisme scientifique insipide : les théories sont peut-être vraies et les entités qu'elles mentionnent

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existent peut-être, mais ne prenons pas tout cela trop littéralement.

Selon une autre interprétation de la réduction logi­que, les termes se référant aux entités théoriques s'avéreraient, à l'analyse, ne pas présenter du tout la structure logique de termes de référence. Ainsi, ils ne font référence à rien et les entités théoriques ne sont pas réelles. Cet usage de la réduction mène à un anti­réalisme assez strict. Mais, de toute façon, ce débat est vide de sens car personne n'a jamais pu opérer la réduction logique d'une science digne de ce nom. Le positiviste doit alors prendre un autre chemin. Il peut dire, avec Comte ou Van Fraassen, que l'on doit comprendre littéralement les énoncés théoriques mais non les croire. Comme le dit Van Fraassen dans The Scientific Image: « Quand un scientifique propose une nouvelle théorie, le réaliste considère qu'il revendique la vérité de ce postulat. L'anti-réaliste, lui, considère seulement qu'il expose cette théorie, la rend publique, en l'état, et lui accorde certaines vertus» (p. 27). Une théorie peut être acceptée parce qu'elle rend compte de phénomènes et aide à la prédiction. On peut l'accepter pour sa valeur pratique sans croire pour autant qu'elle est littéralement vraie.

Des positivistes tels que Comte, Mach, Carnap ou Van Fraassen prennent tous les chemins ci-dessus pour affirmer avec insistance qu'il y a une différence entre la théorie et l'observation. C'est ainsi qu'ils protègent le monde des ravages de la métaphysique.

Refuser la distinction L'importance accordée à la distinction entre observa­

tion et théorie était telle qu'il était prévisible qu'elle serait un jour critiquée. Elle peut l'être sous deux aspects. Un aspect conservateur, de tendance réaliste, et un aspect plus romantique et radical, souvent idéaliste.

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C'est autour de 1960 que ces deux types de critique se déchaînèrent particulièrement. Grover Maxwell nous fournit une bonne illustration de la réaction réaliste. Dans un texte de 1962. il dit que la frontière est floue entre ce qui est observable et ce qui est simplement théorique. Pour des raisons qui ont trait aux techniques employées plutôt qu'à la constitution du monde (1). Et, continue-t-il, cette frontière n'a pas grande importance pour les sciences expérimentales. Elle ne peut être utilisée pour affirmer qu'une quelconque des entités théoriques existe vraiment.

Maxwell soutient en particulier qu'il existe un mouvement continu qui commence avec la vision dans le vide, passe par la vision dans l'atmosphère puis par la vision au microscope optique pour se prolonger aujourd'hui par la vision au microscope électronique. Ainsi les gènes qui ~taient autrefois purement théori­ques se sont transformés en entités observables. Nous pouvons maintenant voir de grosses molécules. Par conséquent, l'observabilité n'est pas un critère suffisant pour départager les objets des sciences en réels et non réels.

Le cas de Maxwell reste pendant. Dans le chapitre suivant, consacré aux microscopes, nous examinerons de plus près ces techniques que Maxwell prend pour argent comptant. Mais je suis d'accord avec sa tentative de réduire le rôle de la visibilité comme critère ontolo­gique. Dudley Shapere va dans le même sens quand il fait remarquer, dans un texte sur lequel nous revien­drons au cours de ce chapitre, que les physiciens parlent fréquemment d'observer et même de voir à l'aide d'instruments où ni l'œil ni un quelconque autre organe des sens ne joue un rôle direct. Ainsi, pour reprendre l'un de ses exemples, nous tentons d'obser·

1. G. Maxwell, « The ontologîcal status of theoretical entities », Minnesota Studies in the Philosophyof Science 3 (1962), pp. 3·27.

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ver l'intérieur du soleil avec les neutrinos émis par la fusion solaire. Une observation n'a de valeur, dit-il, que dans le contexte de la théorie en cours. Je reviendrai sur ce thème, mais auparavant il nouS faut exam~er l'as­pect le plus audacieux, le plus idéaliste, de la cntIque de la distinction entre théorie et observation. Maxwell dit que l'observabilité des entités n'a rien à voir avec ~eur statut ontologique. D'autres philosophes, au meme moment, disaient qu'il ne saurait y avoir de purs comptes rendus d'observation parce que ,.tou,8 ~on~ contaminés par la théorie. Je prétends qu 11 s agit la d'une tendance idéaliste, car alors le contenu des propos scientifiques, même les plus ?,odestes, est déterminé par notre façon de penser plutot que par une réalité indépendante de l'esprit. On peut schématIser ces différences de la manière suivante :

Réponse conservatrice (réaliste) : n n'existe aucune d~férence si­gnificative entre les entités ob· servables et inobservables.

Positivisme : (Importante diffé-J rence entre théorie et observa- \

tion). . ")

La charge théorique

Réponse radicale (Idéahste : Tout compte rendu d'observation porte une charge théorique.

C'est N.R. Hanson qui le premier, en 1959, utilisa, dans son très beau livre Patterns of Discovery, l'expres­sion de « charge théorique». L'idée étant que cha~ue tenne ou phrase de l'observation est les~é de théone.

Un fait concernant le langage tend a dommer ces parties de Patterns of Discoveryoù apraraît la « charge théorique» , Nous est rappelé que meme les mots les

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plus ordinaires sont soumis à des règles linguistiques très subtiles, le verbe « blesser» et le nom « blessure» par exemple. Seules quelques coupures ou lésions intervenant dans des conditions bien définies, peuvent être considérées comme des blessures. Si, d'une entaille dans la jambe de l'un de ses patients, un chirurgien dit qu'il s'agit d'une blessure, cela peut impliquer que l'homme a été atteint au cours d'une bagarre ou d'un combat. De telles implications sont constantes sans qu'il soit nécessaire, à mon avis, d'en faire des hypothèses théoriques. Certes, en ce qui concerne le langage ordinaire, cet aspect de la doctrine de la charge théori­que est important et irréfutable. Mais il n'implique en aucune manière que tous les rapports d'observation soient porteurs d'une charge de théorie scientifique.

Hanson signale également que nous avons tendance à ne remarquer les choses que dans la mesure où elles correspondent à notre attente, souvent théorique, qui les rend aussitôt intéressantes ou au moins significati­ves. C'est vrai, mais sans rapport non plus avec la doctrine de la charge théorique. J'y reviendrai dans un moment, mais d'abord examinons quelques affirma­tions plus douteuses.

Lakatos sur ['observation

Lakatos, par exemple, dit que le type le plus simple de falsificationnisme, du type que nous attribuons souvent à Popper, revient à considérer comme acquise la distinction entre théorie et observation et ne saurait par conséquent faire l'affaire. En ce qui concerne la théorie,.la règle simple qui veut que l'homme propose et que la nature dispose ne peut être acceptée. Car cette règle, dit Lakatos, repose sur deux hypothèses erro­nées. La première étant qu'il existe une frontière psychologique entre propositions spéculatives et obser­vationnelles et la deuxième, que les propositions obser-

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vationnelles peuvent être prouvées par les faits (en les regardant). Il y a quinze ans que ces hypothèses sont considérées comme caduques, mais il nous faut en débattre encore. Les arguments de Lakatos sont super­ficiels et inefficaces à l'extrême. Il prétend que « quel­ques exemples caractéristiques ont déjà sapé la pre­mière hypothèse». En fait, il ne donne qu'un seul exemple, celui de Galilée qui se sert de sa lunette pour voir les taches solaires, acte qui ne peut être purement observationnel. A-t-il vraiment l'intention de réfuter ou même d'entamer ainsi la distinction entre théorie et observation ?

En ce qui concerne la seconde hypothèse, à savoir qu'il suffit de regarder pour savoir si les phrases concernant l'observation sont vraies, Lakatos écrit en italique : « Aucune proposition concernant les faits ne peut être prouvée à l'expérience ... C'est une des règles de base de la logique élémentaire, mais, même aujour­d'hui, relativement peu nombreux sont ceux qui le comprennent» (l, p. 16). Qu'un penseur comme Laka­tos, qui m'a appris ce que «prouver» veut dire, en dispose ici avec une telle légèreté est particulièrement décourageant. C'est lui pourtant qui fait remarquer que ce verbe signifie, au sens propre, « vérifier» (c'est à l'œuvre que l'on juge l'artisan, la preuve d'un texte est dans ses «épreuves »), et que de telles vérifications permettent souvent d'établir des faits (l'œuvre est médiocre, les épreuves pleines de fautes d'impression).

Contenir des hypothèses théoriques Les essais de Paul Feyerabend, qui sont contempo­

rains du travail de Hanson, n'accordent pas non plus beaucoup d'importance à la distinction entre théorie et observation. Par la suite, Feyerabend s'est débarrassé de l'obsession philosophique pour le langage et le sens. Il a dénoncé la notion même de « charge théorique».

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~ais ce n'est pas parce qu'il pense qu'une partie de nos disco~s est libre ~e théorie. C'est même tout à rait le contr:ure. I?Ire d un énoncé qu'il porte une charge théonque, c est suggérer que l'observation est une sorte de .véhicule ~e l'on, charge d'un élément théorique. Mrus un tel véhICule n existe pas. La théorie est partout.

Dans son hvre le plus connu, Contre la méthode (19!7), Feyerabend affirme qu'il n'y a aucune raison de dIs~guer la théorie de l'observation. Curieusement en dépIt de son rejet de tout débat linguistique, il' se co~porte encore comme si la distinction théorie/obser­vatIon ne ?ev~t .concerner que les seules phrases. Il suggère q~ Ii s agit seulement de distinguer les phrases les plus éVidentes des phrases les moins évidentes ou les p?"ases longues des phrases courtes. « Personne ne mera que de telles distinctions peuvent être faites. Mais personne ne leur donnera un grand poids car elles ne Jouent a~tuellement aucun rôle décisif dans les affaires de la SCIence» (p. 168). Dans le même texte, nous tombons aus.sI sur des choses qui rappellent on ne peut p!us la do~trine de la charge théorique : « Les rapports ~ observation, les résultats expérimentaux, les "proposi­tions factuelles" ou bien contiennent des hyp thè thé '. 0 ses

on~es, ou bIen les affirment par la manière dont ils sont utihsé~ » (p. 31). Je ne suis pas d'accord avec le sens ex~li~Jte de ce passage, mais avant d'expliquer ~~)UrquOl., Je voudrais exprimer mon désaccord avec 1 ImpressIOn d0',lnée par ces remarques, à savoir que les résultats expénmentaux épUIsent le contenu d'une ~xpénence et que rapports d'observation ou « proposi­tions . factuelles» nous livrent le contenu, ou même conshtuent ces résultats. Je reviendrai sur ce t . , é " nusme q~ exp nmenter n est pas énoncer ou rapporter mais frure et frure avec autre chose que des mots.

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Énoncés. mémoires, résultats Observation et expérimentation ne sont pas une seule

et même chose, pas même les deux pôles d'une trajec­toire continue et sans heurts. A l'évidence, nombre d'observations intéressantes n'ont rien à voir avec l'expérience. Le livre de Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865), est la référence classique pour quinconque veut distinguer les concepts d'expérience et d'observation. Il met sa classi­fication à l'épreuve en donnant une foule d'exemples complexes issus de la médecine, domaine où expé­rience et observation s'entremêlent souvent. Voyez par exemple le D' Beauchrunp qui, pendant la guerre anglo-américaine de 1812, eut la chance d'observer, suffisrunment longtemps, le travail de l'appareil digestif sur un homme qui avait reçu une terrible blessure à l'estomac. Était-ce une expérience ou seulement une suite cl' observations heureuses dues à des circonstances uniques? Plutôt que de répondre directement à une telle question, je voudrais faire valoir un point qui est plus évident en physique qu'en médecine.

L'expérience de Michelson et Morley a le mérite d'être bien connue. Elle doit cette notoriété au fait qu'avec le recul, elle apparaît à certains historiens comme la première réfutation de l'ensemble de la théorie de l'éther électromagnétique, devançant dans le domaine de l'expérience la théorie de la relativité d'Einstein. Sur l'expérience de 1877, le plus important rapport publié fait seulement douze pages. Les observa­tions furent effectuées en deux heures réparties sur les 8,9, Il et 12 juillet. Les résultats de l'expérience firent l'objet d'une célèbre controverse. Michelson pensait que l'expérience avait pour résultat principal de réfuter les conceptions qui associaient le mouvement de la terre à l'éther. Comme expliqué dans le chapitre 15 ci-après, il considérait également que l'expérience discréditait la

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théorie qui pennettait jusqu'alors d'expliquer pourquoi les étoiles ne sont pas tout à fait là où on a l'impression qu'elles sont. Il fallut au moins un an pour fabriquer le matériel nécessaire à l'expérience, faire en sorte qu'il fonctionne et, par-dessus tout, acquérir la curieuse capacité de savoir quand il fonctionnait. On a pris l'habitude de rassembler sous le label d'« expérience de Michelson et Morley}} toute une série de travaux intennittents qui commence par le suceès initial de Michelson en 1881 (et même avant par quelques échecs) et qui va jusqu'aux travaux de Miller dans les années vingt. On pourrait dire que l'expérience a duré un demi-siècle alors que les observations n'ont pris peut-être qu'un jour et demi. Qui plus est, le principal résultat de l'expérience, même s'il n'est pas lui-même expérimental, fut de transfonner radicalement les pos­sibilités de mesure. C'est pour cela que Michelson reçut le Nobel et non pour l'impact que ses découvertes eurent sur les théories de l'éther.

En bref, les « propositions factuelles }}, les rapports d'observation et les résultats expérimentaux }} de Feye­rabend ne sont pas des choses du même ordre. Les associer, c'est pratiquement s'interdire de remarquer ce qui advient vraiment en science expérimentale. Et la distinction qu'établit Feyerabend entre phrases longues et phrases courtes ne pennet en rien d'évaluer leurs différences.

L'observation sans théorie

Feyerabend dit que les rapports d'observation, etc., contiennent ou impliquent toujours des hypothèses théoriques. Cette affinnation vaut à peine que l'on s'y arrête parce qu'elle est évidemment fausse, à moins que l'on n'atténue fortement le sens des mots, auquel cas elle devient vraie mais sans intérêt.

C'est de l'usage du mot « théorie }) que surgissent la

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plupart des querelles et l'on serait mieux avisé d~ le réserver pour désigner un ensemble spéculatif particu­lier ou des propositions concernant un sujet bIen ?éhm. Malheureusement le Feyerabend de notre CItation utilise le mot « théorie» pour évoquer toutes sortes de croyances incomplètes, implicites ou de seconde main. Je résume ici, sans en modifier le sens, un passage. de lui où il parle de certaines de nos croyances et habüu­des:

« Notre habitude de dire que la table est marron lorsqu'on la voit dans des circonstanc~s ordinai~es, ou de dire qu'elle semble marron lorsqu on la VOlt dans d'autres circonstances ... notre croyance que certrunes impressions sensorielles sont vérid:ques ,et ~'autres non ... que l'espace qui nouS sépare d .un objet n est pas défonnant... que l'entité physique qUI étabht le contact est porteuse d'une image vraie ... »

« Toutes ces choses sont censées être des hypothèses théoriques sous-jacentes à nos observations ordinair~s et « le matériel dont dispose le scientifique, y compns ses théories les plus sublimes et ses techniques les plus sophistiquées, est structuré exactement de la même manière ».

Prises littéralement, la plupart de ces réflexions sont, pour rester courtois, plutôt hâtives. Par exemple, quelle est cette «habitude de dire que la table est marron

d·· ? lorsqu'on la voit dans des circonstances or mrures )) . Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais dit au cours de mon existence : « la table est marron» ou « la table semble marron ». Je n'ai certes pas pour habitude de prononcer la première de ces phrases en regardant une table dans de bonnes conditions d'éclairage. Je n'al jamais rencontré qu'une seule pers?nne a~ant cette habitude, un Français un peu fou qUl répétaIt, chaqu~ fois qu'il voyait des excréments dans. de bonnes ~ondl­tions de visibilité, quand nouS répandIOns du funuer sur

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u~ champ par exemple: « C'est de la merde, ça •. » Ce n est pas pour autant que j'imputerai au pauvre Bou­boule une quelc.onque des hypothèses dont Feyerabend nous fournIt la lIste. Feyerabend nous indique comment ne pas parler de l'observation de la parole de la théo.rie, d:s habitudes ou des r~pports. '

BIen sur, la moindre de nos paroles trabit toutes sortes d'espé.rances; de !'réjugés, d'o?inions, d'hypothè­ses de travrul et d habItudes. Certains sont exprimés d'autres sont impliqués par le contexte. D'autres encor~ peuvent être imputés au locuteur par un bon connais­seur de l'esprit h~main. Certaines hypothèses qui, dans un contexte particulIer, pourraient être des hypothèses ou des ?résuppositions ne le sont pas dans le contexte de l'eXistence quotidienne. Ainsi puis-je concevoir l'hypothèse que l'air entre moi et la page imprimée ne déforme pas les mots que je suis en train de lire et peut-être puis-je en savoir plus long sur cette hypothèse. \Com~ent ?) Mais qu.~d je l!s à haute voix ou quand Je cornge cette page, J entre sImplement en interaction avec quelque chose qui m'intéresse et il est alors erroné de parler d'hypothèses. Il est encore plus particulière­ment erroné de. parler d'hypothèses théoriques. Je n'ai pas la momdre Idée de ce que pourrait être une théorie de la non-distorsion par l'air. Naturellement, rien ne vous empêche d'appeler « théorie» chaque croyance, chaque ?seu~o-croyance ou chaque croyance que vous pouvez unagmer. Mais il est inutile alors de parler de « charge théorique ».

L'hist?ire ?es sciences nous prouve que certaines observations Importantes ont pu être effectuées sans le concours de la théorie. Ainsi en est-il des observations no~les dont il est question au chapitre précédent. ':OlCI un ,autre exemple, plus récent, d'un rapport d observation sans mélange.

• En français dans le texte ... (N.d. T.).

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1 Herschel et la chaleur rayonnante

William Herschel fut un explorateur avisé et insatia­ble du ciel de minuit. Constructeur du plus grand télescope de son époque, il ajouta de très nombreuses pages à notre catalogue des cieux. En 1800, alors qu'il avait soixante et un ans, sa vie fut bouleversée par un événement fortuit. Comme on le raconte aujourd'hui, c'est cette année-là en effet qu'il découvrit la chaleur rayonnante. Sur ce sujet, il réalisa près de deux cents expériences et publia quatre communications importan­tes dont la dernière fait cent pages. Toutes peuvent être trouvées dans les Philosophical Transactions of the Royal Society de l'année 1800. Il commença par émettre ce que nous considérons désormais comme la bonne proposition à propos de la chaleur rayonnante, mais il s'engagea ensuite dans une impasse et finit par ne plus savoir où se trouvait la vérité.

Se servant de filtres colorés pour l'un de ses télescopes, il avait remarqué que ces filtres transmet­taient plus ou moins de chaleur selon leur couleur : « Certains me donnaient une très nette sensation de chaleur, même si la lumière était faible, alors que d'autres me donnaient beaucoup de lumière avec une sensation de chaleur à peine sensible. » On ne peut trouver, dans toutes les sciences physiques, de rapport qui fasse meilleure justice aux données sensorielles. En dépit de cette qualité, c'est surtout pour ce qui suivit que nous nous en souvenons. Et d'ailleurs, qu'est-ce qui poussa Herschel à poursuivre en ce sens? C'est d'abord parce qu'il voulait des filtres qui lui permettent de mieux observer le soleil. Très certainement, il avait aussi en tête certaines questions spéculatives qui com­mençaient alors à poindre.

Il se servait de thermomètres pour étudier les effets de chaleur des rayons de lumière séparés à l'aide d'un prisme. Cela lui donna un vrai motif pour continuer, car

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il découvrit que l'orange chauIfe plus que l'indigo, mais surtout il s'aperçut qu'existe un effet de chaleur percep­tible en dessous du spectre rouge visible. Sa première intuition à propos du phénomène fut à peu près conforme à ce que nous croyons maintenant. Il en déduisit que le soleil émet des rayons visibles et invisi­hies. Nos yeux ne sont sensibles qu'à une partie du spectre de rayonnement et ce spectre ne recoupe que partiellement le spectre de chaleur. Étant newtonien, Herschel croyait en la théorie corpusculaire de la lumière, il pensait que les rayons se composent de particules. Le sens de la vue est sensible aux corpuscu­les allant du violet au rouge et le sens de la chaleur aux corpuscules allant du jaune à l'infrarouge.

Il entreprit alors d'approfondir cette idée en vérifiant si les rayons de chaleur et de lumière du spectre visible ont les mêmes propriétés. Il comparait leurs capacités de réflexion, de réfraction ainsi que de réfrangibilité différentielle, leur tendance à être arrêtés par des corps diaphanes et à se disperser à partir de surfaces irréguliè­res.

A ce point de son travail, Herschel fit un grand nombre d'observations en modifiant, notamment, les angles d'émission et les proportions de lumière trans­mise. Il y avait certainement une idée à l'origine de ces expériences, mais une idée d'un genre plutôt nébuleux. La théorie de Herschel est entièrement newtonienne: il pensait que la lumière se compose de particules, mais cela n'avait qu'un impact limité sur le détail de sa recherche. Les difficultés qu'il éprouvait n'étaient pas d'ordre théorique mais expérimental. La photométrie, la pratique qui consiste à mesurer divers aspects de la lumière transmise, existait depuis déjà quarante ans, mais la calorimétrie était presque inexistante. Certains procédés permettaient de filtrer les rayons de lumière, mais comment filtrer les rayons de chaleur? Herschel continuait à sonder les phénomènes. Il fit, quant à la

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précision de ses mesures, de nombreuses revendica­tions qui, nous le savons maintenant, étaient toutes un peu abusives. Il mesura, au millième près, non seuJe­ment la propagation de la lumière mais aussi celle de la chaleur. Or cela lui était totalement impossible! Certes, il est difficile de reproduire ses expériences car tout lui tenait lieu de filtre, même une carafe pleine de brandy. Et son brandy, comme l'a fait remarquer un historien, était noir comme de la poix. Il nous est aujourd'hui impossible de reproduire une mesure effectuée à l'aide de cette substance de nature par trop incertaine.

Herschel montra que lumière et chaleur sont identi­ques en ce qui concerne la réflexion, la réfraction et la réfrangibilité différentielle. La propagation le troubla. Il s'imaginait qu'un objet translucide arrêtait une propor­tion définie des rayons d'un certain type, le rouge par exemple. A propos du rouge, il pensait que le rayon de chaleur qui se réfracte avec un certain coefficient de lumière rouge, est identique à la lumière rouge avec le même coefficient. Ainsi, si x % de la lumière traverse l'objet et si lumière et chaleur sont identiques dans cette partie du spectre, alors x % de la chaleur doit aussi traverser. Il se demandait: « Est-ce que la chaleur, qui a la réfrangibilité des rayons rouges, est provoquée par la lumière de ces rayons? » et découvrit que ce n'était pas le cas. Un certain morceau de verre, qui transmettait presque toute la lumière rouge, arrêtait 96,2 % de la chaleur. Ainsi la chaleur ne pouvait être identique à la lumière.

Herschel, ayant abandonné son hypothèse première, ne savait plus trop quoi penser. Ainsi, à la fin de l'année 1800, après deux cents expériences et quatre publica­tions importantes, II abandonna. L'année suivante, Thomas Young, dont les travaux sur l'interférence inaugurèrent (ou ravivèrent) la théorie ondulatoire de la lumière, donna une conférence bakérienne dans la­quelle il se déclara en faveur de l'hypothèse originale de

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Herschel. Ainsi, il était plutôt indifférent au dilemme expérimental de ce dernier. Peut-être la théorie ondula­toire se prêtait-elle mieux à l'accueil de la chaleur rayonnante que la théorie newtonienne de rayons composés de particules de lumière. Mais en fait le scepticisme sur la chaleur rayonnante persista long­temps après le déclin de la théorie newtonienne. Il fallut attendre que Macedonio Melloni (1798-1854) invente un nouvel appareil pour qu'il soit définitivement levé. Dès qu'il eut inventé le thermocouple (1830), Melloni réalisa qu'il disposait maintenant d'un instrument lui permettant de mesurer la capacité de propagation de diverses substances. C'est un des innombrables exem­ples d'une invention qui permet à un expérimentateur d'entreprendre une autre étude qui, à son tour, ouvre la route au théoricien.

Les problèmes expérimentaux de Herschel étaient plus pri~itifs. Qu.'~bservait-il ? C'était la question que lUI posruent ses cnbques. En 180 1, il fut même défié de manière assez brutale. Ses résultats expérimentaux furent contestés. Un an plus tard, on les reproduisait plus ou moins fidèlement. De nombreux problème~ expénmentaux se présentèrent qui semblaient à la fois simples et difficiles. Par exemple, un spectre lumineux ne s'achève pas nettement sur le rouge. Un peu de lumière ambiante vient s'y ajouter sous forme d'un pâle halo de lumIère blanche. Ne pourrait-on concevoir alors que la chaleur «infrarouge» soit provoquée par ce halo? Une nouvelle idée expérimentale est ici intro­duite. Il n'y a pas de chaleur perceptible notable au-dessus du violet, mais ne se pourrait-il qu'il y ait encore des « radiations » ? On savait que le chlorure d'argent réagit quand il est exposé à l'extrémité violette du spectre (c'est l'origine de la photographie). Ritter l'exposa au-delà du violet et obtint une réaction nous disons maintenant qu'il découvrit l'ultraviolet, en' 1802.

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Du fait de remarquer Herschel avait remarqué que la chaleur transmise par

la lumière diffère selon la couleur. Le rapport qu'il en fit se limite, à un point rare en physique, aux strictes données sensorielles. Je ne sous-estime pas les faits mentionnés par N .R. Hanson qui tendent à indiquer que ron ne peut voir ou remarquer un phénomène que si l'on dispose d'une théorie qui lui donne sens. Certes, dans le cas de Herschel, c'est l'absence de théorie qui l'a amené à faire ses remarques, mais il est vrai que c'est souvent l'inverse. Le livre de Hanson, The Positron (1965), même si l'on peut contester certaines de ses thèses sur la découverte, en est une constante illustra­tion. Hanson soutient que c'est seulement après la théorie que les chercheurs ont pu voir des traces de positron, même si, à leur suite, le moindre étudiant a pu les voir. Ainsi, selon cette conception, le fait de remar­quer est chargé de théorie.

Sans nul doute, on tend à remarquer les choses qui sont intéressantes ou surprenantes et ces sentiments d'intérêt ou de surprise subissent l'influence des théo­ries que l'on soutient. Mais il ne faut pas pour autant négliger la possibilité qu'émerge un pur observateur de talent, ni inférer trop facilement d'histoires comme celle du positron, que regarder une plaque photographique et dire « c'est un positron », c'est forcément impliquer ou soutenir toute une somme théorique. On peut appren­dre à un assistant à reconnaître ces traces sans qu'il soit pour autant au courant de la théorie. En Angleterre, il n'est pas encore si rare de rencontrer de jeunes techni­ciens ayant arrêté leurs études à seize ou dix-sept ans et qui manient avec une extrême habileté le matériel expérimental, ou qui sont les premiers à remarquer la présence d'une anomalie sur les plaques photographi­ques qu'ils ont préparées pour le microscope électroni­que.

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Mais, peut-on demander, l'essence de la théorie sur les positrons ne fait-elle pas partie des conditions ou des présuppositions nécessaires pour qu'un propos comme « c'est un positron» soit vrai? C'est possible, mais j'en doute. La théorie peut être ahandonnée ou remplacée par une théorie totalement différente sans qu'en soit affecté ce qui, dès lors, devient la classe des phrases d'observation représentée par « c'est un positron ». Bien sûr, la théorie en Cours peut être envoyée par le fond de manière tout à fait différente. Il peut s'avérer que les prétendues traces de positron ne soient qu'un artefact du dispositif expérimental. Mais la probahilité en faveur de cet argument est à peine supérieure à celle où l'on découvre que tous les moutons ne sont en fait que des loups en costume de laine. Et si cela devait se produire, il est tout à fait probahle que l'on en parlerait autrement! Certes, la phrase « c'est un positron », pas plus que la phrase « c'est un mouton », ne peut être considérée hors contexte. Je veux dire seulement que, pour avoir un sens, il n'est pas nécessaire qu'elle soit reliée à une théorie particulière, comme si chaque fois que l'on disait « c'est un positron» on se faisait d'une certaine manière l'avocat de cette théorie.

De l'observation comme talent

Un exemple, comparable à celui de Hanson, fait la preuve que savoir observer et remarquer sont des talents. Caroline Herschel (la sœur de William) est sans doute la personne qui dans l'histoire a découvert le plus ·de comètes. Elle en vit huit en une seule année. Plusieurs facteurs contribuent à expliquer ces résultats. Caroline Herschel était infatigahle. Par temps clair, elle se trouvait chaque nuit à son poste. Son frère était également un bon astronome. Elle utilisait un appareil, reconstitué en 1980 par Michael Hoskin, avec lequel, cbaque nuit, elle scrutait à l'œil nu toute la surface du

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ciel secteur par secteur, sans jamais en omettre un (2). Elle disposait aussi de bons télescopes dont elle se servait quand elle découvrait quelque chose de vrai­ment curieux. Mais, surtout, elle pouvait reconnaître instantanément une comète. Tout le monde, à l'excep­tion peut-être de son frère William, devait d'ahord suivre la trajectoire de la supposée comète avant de se faire une opinion sur sa nature (les comètes ont des orbites elliptiques ou paraholiques).

Que Caroline Herschel ait été capahle de repérer une comète d'un simple coup d'œil ne signifie pas qu'elle était semblable à quelque automate. C'est même tout à fait l'inverse. Son sens de la cosmologie et son esprit spéculatif étaient certainement parmi les plus profonds de son époque. Elle était infatigahle. Non que la tâcbe fastidieuse de scruter les cieux lui plût particulièrement, mais J'univers l'intriguait.

La théorie de Herschel sur les comètes aurait fort bien pu s'avérer totalement fausse. Une autre l'aurait remplacée, si différente que certains diraient aujour­d'hui qu'elles sont incommensurahles. Mais elle aurait conservé intact son droit à la postérité, car lui resterait d'avoir découvert plus de comètes que quiconque. Il faudrait que notre nouvelle théorie réduise les comètes à néant, à une illusion d'optique à l'échelle cosmique, pour que sa découverte de huit comètes en une seule année provoque un sourire condescendant plutôt qu'un mouvement d'admiration. C'est loin d'être le cas.

Voir n'est pas dire

La tendance à remplacer les observations par des entités linguistiques (des phrases sur l'observation) est endémique dans toute la philosophie contemporaine.

2. M. Hoskin et B. Wamer, « Caroline Herschel's cornet sweepers », Jouf1Ul1 for the History of Astr01wmy 12 (1981), pp. 27-34.

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Ainsi, W.V.O. Quine propose, presque comme s'il s'agissait d'une nouveauté, qu'on «laisse tomber les discours sur l'observation pour parler plutôt des phrases sur l'observation, les phrases qui sont censées constituer le rapport d'observation» (The Roots of Reference, pp. 36-39).

Caroline Herschel nous permet de réfuter cette assertion qu'observer c'est seulement faire des phrases, mais elle nous amène aussi à questionner les bases mêmes de l'affirmation de Quine. En ce qui concerne l'observation, ce dernier s'oppose assez explicitement à la doctrine de la charge théorique. Il existe, dit-il, une classe de phrases sur l'observation qui peut être parfai­tement délimitée parce qu'« une observation est ce sur quoi des témoins se mettent spontanément d'accord ». Il nous assure qu'« une phrase est du domaine de l'observation pour autant que sa valeur de vérité puisse, en toute circonstance, être reconnue par tous, ou une majorité, des membres de la communauté des locuteurs ayant assisté à l'événement ». Et « l'appartenance à une communauté de locuteurs est reconnue par la simple capacité au dialogue courant».

Il est difficile d'imaginer approche plus mal orientée de l'observation dans les sciences expérimentales. On n'aurait trouvé personne, dans la «communauté de locuteurs» de Caroline Herschel, qui aurait pu, après une seule nuit d'observation, être d'accord ou pas d'accord avec elle à propos d'une comète récemment découverte. Elle était la seule, à l'exception peut-être de William, à disposer du talent nécessaire. Certes, nous ne dirions pas qu'elle avait du talent si d'autres chercheurs, à l'aide d'autres moyens, n'avaient finalement confirmé nombre de ses découvertes. Ses jugements n'atteignent leur pleine validité que dans le contexte de l'intense vie scientifique de l'époque. Mais l'accord « spontané» de Quine a peu à voir avec l'observation scientifique.

Pour avoir accès à l'ensemble de la vie scientifique,

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nous devons, à l'inverse exact de Quine, abandonner le discours sur les phrases d'observation pour parler plutôt de l'observation elle-même. Il nous faut aborder avec circonspection les rapports, les talents et les résultats expérimentaux. Nous devons, par exemple, nous inter­roger sur la nature d'une expérience qui marche suffi­samment bien pour que l'expérimentateur de talent sache que les données qu'elle fournit ont quelque signification. Comment rend-on une expérience convaincante? L'observation a peu à voir avec cette question.

Augmenter le pouvoir des sens L'œil, sans assistance, ne voit ni très loin ni très

profond. Certains d'entre nous ont besoin de lunettes pour ne pas être condamnés à la quasi-cécité. Des télescopes et des microscopes toujours plus imaginatifs nous permettent de repousser les limites des sens. Dans le chapitre suivant, j'aborderai la question de savoir si l'on voit avec un microscope Ge le crois, mais la question n'est pas si simple). Il existe de plus radicales extensions de la notion d'observation.

Il n'est pas rare, dans les sphères les plus éthérées des sciences expérimentales, d'entendre dire que l'on « oh­serve» ce que le commun des mortels croit inobserva­ble, pour autant du moins qu'« observable» indique ce qui peut être perçu par les cinq sens pratiquement sans assistance. Naturellement, si nous étions pré-positivis­tes, comme Bacon, nous dirions « et alors? ». Mais nous sommes les héritiers du positivisme, aussi la remarque de routine des physiciens nous étonne-t-elle. Les fefIlÙons, par exemple, ces particules fondamenta­les au moment cinétique caractéristique (1/2 ou 3/2) qui obéissent à la statistique de Fermi-Dirac. Ils compren­nent les électrons, les nuons, les neutrons, les protons et bien d'autres particules encore, dont les fameux

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quarks. On nous dit, à leur propos: « De ces lermions, seul le quark t n'a pas encore été vu. L'échec des tentatives d'observation, sur l'accélérateur PETRA, des états II' en désintégration e + e - reste une énigme (3). »

Pour avoir une idée du langage institutionnalisé par les physiciens des particules, on peut jeter un coup d'œil à la très lormelle table des mésons. Au début de la table d'avril 1982, on peut lire: « Les quantités indiquées en italique sont nouvelles ou sont le produit de plusieurs déviations par rapport à l'ancienne norme d'avril 1980 (4). » Nous ne savons même pas vraiment com· ment compter les divers types de mésons que nous connaissons, mais limitons·nous à une double page (pp. 28·29) présentant neul mésons classés selon six caractéristiques différentes. Nous intéressent le « mode de désintégration partielle» et les désintégrations qw ne sont indiquées quantitativement que si l'analyse statisti· que est fiable à 90 %. Pour les trente et une désintégra. tions associées aux neuf mésons, on nous donne onze quantités ou limites de majoration, une entrée porte la mention «grande », une «dominante »), une autre «' dominante.», huit « vue », six cr vue li et irois « peut être vue ». Dudley Shapere a récemment tenté d'analy. ser en détail ce genre d'énoncé (5).

Il prend comme exemple le fai,t que l'on parle d'observer l'intérieur du soleil ou d'une autre étoile, quand on se sert de neutrinos captés en grand nombre

3. C.Y. PreseoU, « Prospects for polarized electrons at high energies », Stanford Linear Accelerator, SLAC-PUB-2630, Oeto­ber 1980, p. 5 (ce rapport est lié à l'expérience décrite au chapi­tre 16 ci-,dessous).

, 4. Par/ide Proper/ies Data Booklet, April 1982, p. 24 (Dispo. mble au Lawrence Berkeley Lahoratory et au CERN. Cf. « Review of physical properties >, Physics Letiers IlIB (1982).

5. D. Shapere, «The concept of observation in science and philosophy " Philosophy of Science 49 (1982), pp. 231·267.

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pour déduire diverses propriétés du noyau solaire. Il est clair que cela implique plusieurs couches, d'une nature que Bacon n'aurait osé imaginer, de l'idée baconienne de «rendre manifestes des choses qui ne sont pas directement perceptibles au moyen d'autres qui le sont ». L'ennw est que les physiciens parlent encore d'« observation directe ». Shapere nous donne de nombreuses citations qui le prouvent, celle·ci par exemple : «Pour voir l'intérieur d'une étoile, on ne dispose que des seuls neutrinos. » « Les neutrinos », écrit un autre auteur, « sont les serus à permettre une observation directe» (du noyau stellaire en fusion),

Shapere en conclut que cet usage est valide et il en lait l'analyse suivante: « X est directement observé si, (1) l'information est reçue par un récepteur approprié et si (2) cette information est transmise directement, c'est·à·dire sans interférence, de l'entité X (qw est la source de l'information) au récepteur. » Je soupçonne que certains physiciens en font un usage encore plus libéral, comme le montre ma citation sur les quarks ci·dessus, mais Shapere nous indique tout à lait la bonne voie (6).

Observation à charge lhéorique massive (E) Shapere fait remarquer que la possibilité, ou l'impos·

sibilité, d'observer un objet dépend de l'état du savoir au moment où l'observation est effectuée. Le travail des récepteurs ou la transmission d'information par les neutrinos supposent que l'on dispose de quantités énormes de théorie. Aussi pourrions·nous penser que plus la théorie avance et plus nous étendons le royaume de ce que nous appelons l'observation. Mais il nous faut

6. Voir K.S. Shrader Frechette, « Quark quantum numbers and the problem of microphysical observation " Synthese 50 (1982), pp. 125·146.

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prendre garde à ne pas parler de théorie de manière trop générale.

Il existe, par exemple, une excellente raison de parler d'observation en ce qui concerne les neutrinos et le soleil. La théorie des neutrinos et de leurs interactions est presque complètement indépendante des spécula­tions sur le noyau solaire. C'est précisément le manque d'unité de la science qui nous permet d'observer (en déployant toute une armée d'hypothèses théoriques) un autre aspect de la nature (sur lequel nous avons un tas d'idées sans lien). Bien sûr, que les deux domaines soient reliés ou non implique aussi l'existence, non pas exactement d'une théorie, mais au moins d'un pressen· timent sur la nature de la nature. Pour illustrer ce point, prenons un autre exemple concernant le soleil.

Comment pourrions-nous vérifier l'hypothèse de Dicke selon laquelle l'intérieur du soleil tourne dix fois plus vite que sa surface? On a proposé trois méthodes: (1) Tenter d'observer l'aplatissement du soleil, (2) essayer de déterminer le moment d'inertie de masse quadripolaire du soleil à l'aide de la sonde Starprobe qui est en orbite à quatre rayons solaires du soleil, (3) mesurer la précession relativiste d'un gyroscope en orbite autour du soleil. Une de ces trois méthodes nous permettra-t-elle d'« observer» la rotation interne du soleil ?

La première a pour point de départ l'hypothèse que la forme optique est reliée à la forme de masse. De la forme du soleil nous pouvons tirer une inférence quant à la rotation de sa partie interne, mais il s'agit là d'une inférence fondée sur une proposition incertaine, elle­même dépendante de la question étudiée.

La seconde postule que la seule source de moment d'inertie de masse quadripolaire est la rotation interne, alors que ce moment pourrait fort bien être attribué aux champs magnétiques internes. Ainsi, une hypothèse sur ce qui se passe (ou ne se passe pas) dans le soleil

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lui-même nous est nécessaire pour en tirer une infé­rence sur sa rotation interne.

Par ailleurs, la précession relativiste du gyroscope est fondée sur une théorie qui n'a rien à voir avec le soleil et, dans le cadre de la présente théorie, seul le moment cinétique d'un objet (le soleil en l'occurrence) peut être conçu comme produisant telle ou telle précession relati­viste d'un gyroscope en orbite polaire autour du soleil.

L'important n'est pas que la théorie relativiste soit mieux établie que les théories impliquées dans les deux autres expériences envisagées. Il est même tout à fait possible'que la théorie de la précession relativiste soit la première abandonnée. L'important est que, dans le cadre de notre présente compréhension, le corps des hypothèses théoriques qui accompagne la thèse gyros­copique provient d'un horizon totalement différent de celui des propositions concernant le noyau solaire. Par ailleurs, les deux premières théories supposent que l'on admette des hypothèses qui elles-mêmes sont reliées à des croyances sur l'intérieur du soleil.

Pour l'expérimentateur, il est donc naturel de dire que le gyroscope en orbite polaire nous fournit l'occa­sion d'observer la rotation interne du soleil, alors que les deux autres modes d'investigation ne peuvent suggé­rer que des inférences. Gardons-nous cependant d'en conclure que la troisième expérience serait la meilleure car elle est beaucoup plus coûteuse et difficile à réaliser que les deux premières. J'ai pour seule intention d'indiquer, d'un point de vue philosophique, quelle expérience mène à l'observation et quelle expérience n'y mène pas.

Il se peut bien que cela ait un rapport avec le débat sur les observations à charge théorique qui ouvre ce chapitre. Les deux premières expériences contiennent peut-être des hypothèses théoriques liées au sujet examiné alors que la troisième n'inclut pas de telles hypothèses, même si sa charge théorique est réelle.

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Quand on parle de « voir des tables», nos déclarations ne contiennent pas non plus d'hypothèses théoriques sur les objets examinés. des tables en l'occurrence, même si (par une extension abusive des mots « théo­rie » et « contenir») elles contiennent bien des hypo­thèses théoriques sur la vision.

Indépendance

De ce point de vue, on peut considérer qu'il y a observation plutôt qu'inférence-quand sont satisfaits les critères minimaux de Shapere et quand le faisceau de théories sur lequel repose l'observation n'est pas trop intimement lié aux faits examinés. Le chapitre suivant sur les microscopes viendra confirmer la force de cette proposition. Mais je ne pense pas que la question soit vraiment importante. L'observation, au sens philoso­phique de production et d'enregistrement des données, n'est que l'un des aspects du travail expérimental. C'est d'une autre manière que l'expérimentateur doit être observateur, sensible et attentif. Seul celui qui sait observer peut mener à bien une expérience, détectant les problèmes embarrassants et les erreurs, prêt à remarquer tout événement inhabituel et à vérifier s'il s'agit d'un indice fourni par la nature ou d'un artefact provenant de la machine. De telles observations sont rarement mentionnées dans les rapports d'expérience. Pourtant elles sont au moins aussi importantes que tout ce qui y figure par ailleurs, mais rien de philosophique n'en dépend.

Shapere a une intention plus philosophique quand il analyse l'observation. Il soutient que l'ancienne concep­tion fondamentaliste du savoir se trouvait sur la bonne voie. Le savoir est, en fin de compte, fondé sur l'obser­vation. Une observation ne peut être considérée comme telle qu'en fonction de nos théories sur le monde et sur certains effets spéciaux. Ainsi, aucune phrase n'est

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absolument fondamentale ou purement observation­nelle. Mais le fait que l'observation dépende de la théorie n'a aucune des conséquences antirationnelles qu'a pu parfois présenter la ~èse sel.on.Ia~elle ~.oute observation a une charge théOrIque. AinsI, meme s Il est vrai que Shapere nous a donné la meilleure ~t la plus complète étude sur l'observation, il ne peut évIter de se mêler encore à la fin de son livre, de la question des fondements ~t de la rationalité des croyances théori­ques. Van Fraassen f~it .aussi rernar.quer, en, passant, que la théorie peut déhmlter les frontières de 1 observa­tion. Mais ses objectifs diffèrent encore. Le réel, po,;,r lui est observationnel, mais il accorde que la théOrIe ell~-même peut modifier nos croyances sur l'observa­tion et le réel. Mon propos dans ce chapitre est plus modeste. J'ai voulu mettre l'accent sur certains des aspects les plus ordinaires de l'observation. Une philo­sophie de. la science expérImentale ne. peut tolérer qu'une philosophie dominée par la théOrIe rende sus­pect le concept même d'observation.

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)

11. LES MICROSCOPES

En ce qui concerne les entités théoriques de taille moyenne, il existe un élément qui milite si fortement en faveur d'un réalisme scientifique de « taille moyenne» que les philosophes rougissent de l'évoquer: le micro­scope. D'abord nous postulons, par exemple, l'exis­tence de tel ou tel gène puis nous développons des instruments qui nous permettent de les voir. Le positi­viste lui-même ne devrait-il pas se rendre à l'évidence ? Eh bien non : pour le positiviste, seule la théorie nous donne le droit de supposer que l'enseignement de la lentille porte la marque du vrai. La réalité en laquelle nous croyons n'est qu'une photographie de ce que le microscope révèle et non une petite chose réelle et crédible.

Cette confrontation entre réalisme et anti-réalisme paraît bien pâle à côté de la métaphysique de certains chercheurs tout à fait sérieux. L'un de mes professeurs, un technicien du microscope, nous disait souvent: « La microscopie par diffraction de rayons X est maintenant la principale interface entre la structure atomique et l'esprit humain. » Les philosophes des sciences qui débattent du réalisme et de l'anti-réalisme devraient apprendre à connaître un peu mieux les instruments qui

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sont à l'origine d'une teUe éloquence. Même le micro­scope optique est la merveille des merveilles. Hormis les initiés, peu de gens savent comment il fonctionne. Mais pourquoi un philosophe devrait-il s'en soucier? Parce qu'il s'agit d'un moyen de découvrir le monde réel. La question est maintenant de savoir comment le microscope permet cette découverte. On s'aperçoit alors que le microscopiste dispose de trucs qui étonneraient le plus imaginatif des spécialistes de la philosophie de la perception. Nous devrions avoir quelque compréhen­sion de ces extraordinaires systèmes physiques « dont le pouvoir grossissant nous permet de voir plus que tout ce que l'on n'a jamais pu voir dans le monde aupara­vant» (1).

La grande chaîne des êtres

Les télescopes ont beaucoup inspiré les philosophes. Galilée lui-même invitait à philosopher quand il pro­clamait avoir vu les lunes de Jupiter, considérant impli­citement que les lois de la vision sont les mêmes dans la sphère céleste et sur terre. Paul Feyerabend utilise précisément cet exemple pour soutenir que la « grande science» procède au moins autant par propagande que par raison : Galilée était plutôt un idéologue qu'un expérimentateur.

Pierre Duhem se servit du télescope pour illustrer sa fameuse thèse tendant à établir qu'il n'est jamais néces­saire de rejeter une théorie car les phénomènes qui n'y trouvent pas leur place peuvent toujours être intégrés si l'on modifie les hypothèses auxiliaires (si les étoiles ne sont pas là où le prévoit la théorie, il faut s'en prendre au télescope et non aux cieux). En comparaison, le microscope n'a joué qu'un humble rôle, il fut rarement

1. Extrait d'« Éloge du microscope », un poème écrit en 1664 par Henry Powers et cité dans J'excellente étude historique de Saville Bradbury, The Microscope, Past and Present, Oxford, 1968.

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utilisé pour engendrer un paradoxe philosophique. Peut-être est-ce parce que tout le monde s'attendait à ce que l'on trouve ici sur terre des mondes dans les mondes. Shakespeare se fait ainsi le poète de cette grande chaîne des êtres quand il écrit, dans Roméo et Juliette, à propos de la reine Mab et de son minuscule carrosse « traîné par un attelage de petits atomes ... Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu'une petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d'une servante» *. On croyait en l'existence de petites créatures se trouvant en deçà de notre sellii de vision. Avec l'introduction des verres dioptriques, les lois de la vision et de la réfraction directes furent admises sans question. C'était une erreur. Avant Ernst Abbe (1840-1905), personne n'avait compris comment fonctionne un microscope. Et aussitôt après, un président de la Royal Microscopical Society, cité pendant des annés dans les nombreuses rééditions du Microscope de Gage - longtemps le manuel de référence de la microscopie américaine -, annonça qu'après tout, l'on ne voyait pas au micro­scope. La limite théorique de la résolution « (A) devient explicable par les recherches de Abbe. Il est démontré que la vision microscopique est sui generis. Il n'y a pas et il ne peut y avoir de comparaison entre les visions microscopique et macroscopique. Les images d'objets ordinaires ne sont pas produites microscopiquement par les lois ordinaires de la réfraction. Elles ne sont pas le produit de la dioptrique, mais dépendent entièrement des lois de la diffraction ».

Je considère que cette citation, que j'appellerai simplement (Al par la suite, signifie que l'on ne voit pas avec un microscope, et cela en aucune des acceptions ordinaires de ce mot.

* Traduction F.-V. Hugo, Garnier-Flammarion.

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Les philosophes du microscope

A peu près tous les vingt ans un philosophe redécou­vre l'existence du microscope. L'Amérique ayant été à son tour touchée par l'esprit du positivisme logique, Gustav Bergman crut bon de nous dire en termes philosophiques, que « les objets microscopi~ues ne sont pas physiques au sens littéral, mais seulement par la grâce du langage et de l'imagination .... Quand je regarde au IDIcroscope, je ne vois rien d'autre qu'une tache de couleur qui se glisse dans mon champ de vision comme une ombre sur le mur» (2). Par la suite, Gustav Bergman, niant qu'il y ait une différence fondamentale entre les entités que l'on peut observer et les entités théoriques, se fit l'avocat d'un processus continu de la vision : « Regarder au travers d'une vitre, regarder au travers de lunettes, regarder au travers de jumelles, regarder au travers d'un microscope à faible puissance, regarder au travers d'un microscope à grande puis­sance, etc. (3). » Certaines entités peuvent être invisi­bles et puis, grâce à une nouvelle découverte technolo­gique, elles deviennent soudain observables. La distinc­tion entre l'observable et le purement théorique est sans intérêt pour l'ontologie.

Grover Maxwell était partisan d'une certaine forme de.réalisme scientifique. Il rejetait tout anti-réalisme qui affITlIle que nous ne devons croire qu'en l'existence des entités observables proposées par la théorie. Van Fraassen, dans The Scientific Image, désapprouve fortement ce point de vue. Comme nous l'avons vu dans la première partie de ce livre, il donne à sa philosophie le nom d'« empirisme constructif}) et il soutient que

. 2. G. Be~man, « Outline of an empiricist philosophy of phy­SICS" Amencan Journal of Physics II (1943) pp. 248-258 335·342. "

3. G. Maxwell, 1( The ontologicaJ status of theoretical entities » in Minnesota Studies in the philosophy of science 3 (1962): pp. 3-27.

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« la science vise à nous donner des théories empirique­ment adéquates et, pour accepter une théorie, il suffit de croire qu'elle est empiriquement adéquate» (p. 12). Six pages plus loin il propose cette glose : {( Accepter une théorie c'est (pour nous) croire qu'elle est empirique­ment adéquate, c'est-à-dire qu'est vrai ce qu'elle dit à propos de l'observable (pour nous). >1 A l'évidence, il est essentiel pour Van Fraassen de rétablir la distinction entre observable et inobservable. Mais seulement, cette distinction, il ne la situe pas tout à fait là où nous le ferions. Il accorde qu' ({ observable » est un tenne vague dont l'extension elle-même peut être déterminée par nos théories. En même temps, il voudrait que la fron­tière soit tracée à l'endroit qui est, pour lui, le plus facile à défendre. Ainsi, même s'il est un peu bousculé au cours d'un débat, il lui restera toujours un peu de terrain du côté {( inobservable» de la barrière. Il se méfie du continuum de Maxwell et essaye, dès qu'il le peut, d'arrêter la dérive des entités vues en direction des entités inférées. Il est plutôt hostile à l'idée d'un conti­nuum.

Selon Van Fraassen, la liste de Grover Maxwell comprend deux séries bien distinctes. Vous pouvez ouvrir la fenêtre et voir directement le sapin. On peut se diriger vers un certain nombre des objets vus à la jumelle pour les examiner à l'œil nu sous tous leurs aspects (à l'évidence, Van Fraassen ne s'intéresse pas aux oiseaux). Mais il est impossible de voir une pla­quette sanguine à l' œil nu. Passer d'un verre grossissant au plus si'mple des microscopes à faible puissance, c'est passer de ce qu'il est possible d'observer à l'œil nu à ce qu'il est impossible d'observer sans l'aide d'instruments. Van Fraassen en conclut que l'on ne voit pas au microscope. Et cependant on peut voir avec certains télescopes. Nous pourrions nous rendre sur Jupiter pour voir ses lunes, mais nous ne pourrons jamais nous rapetisser au point de pouvoir regarder une paramécie.

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Il compare également la trace de vapeur d'eau laissée par un avion à la trace d'ionisation d'un électron dans une chambre de Wilson. L'un ei l'autre proviennent de processus physiques comparables, mais vous pouvez repérer l'avion et le montrer du doigt à l'endroit où se forme le trait de vapeur ou, à défaut, vous pouvez attendre qu'il se pose, mais aussi longtemps que vous attendiez, jamais vous ne verrez un électron atterrir.

Examiner ne suffit pas : il faut interférer

Les philosophes ont tendance à considérer que les microscopes sont des boîtes noires avec une source lumineuse d'un côté et un trou pour voir de l'autre. Il existe, comme le dit Grover Maxwell, des microscopes à faible puissance et des microscopes à forte puissance, des choses de la même espèce en nombre toujours croissant. Mais ce point de vue est injuste, tout autant que celui qui affirme que les microscopes sont sewe­ment faits pour que l'on regarde dedans. En fait, un philosophe ne verra certainement pas au microscope tant qu'il n'aura pas appris à en utiliser plusieurs. Si on lui demande de dessiner ce qu'il voit il peut, comme James Thurber, dessiner le reflet de son oeil ou, comme Gustav Bergman, ne voir qu' « une tache de couleur qui se glisse dans mon champ de vision comme une ombre sur le mur» . Il ne sera certainement pas capable de faire la différence entre un grain de poussière et une glande salivaire de moucbe à fruits tant qu'il n'aura pas russéqué une de ces mouches sous un microscope à faible grossissement.

C'est la première leçon: pour apprendre à regarder au microscope, il ne faut pas seulement regarder mais faire. On trouve une conception similaire chez Berkeley qui, dans son livre de 1710, New Theory of Vision, nous rut que nous n'obtenons une vision tridimensionnelle qu'une fois que nous avons appris à nous déplacer et à

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intervenir dans le monde. Le sens du toucher est probablement associé à l'image rétinale bidimension­nelle et c'est le rapport entre les deux qui, une fois acquis, produit la perception trid~ensionnelle. De même pour un plongeur, il est nécessrure de nager po~ apprendre à voir en milîeu marin. Qu.e. Berk~ley . rut raison ou pas en ce qui concerne la VlSlOn pnrnrure, reste que l'acquisition après l'enfance de. nouveaux modes de vision implique d'apprendre en frusant et n?n en se contentant de regarder passivement. La conVlC­tion qu'une certaine partie de la cellule est bien là, telle qu'on se l'imagine, est P?ur le ~oms renforcée qu~d, à l'aide de moyens pbyslques bien concrets, on mlcro­injecte un fluide à un endroit précis de la cellul~. On voit la petite aiguille en verre, un outil que 1 on a soi-même fabriqué sous le microscope, perforer la paroi de la cellule. On voit le liquide s'écower doucement ~e la pointe de l'aiguill~ lorsqu'~n tourne dou,cement la ViS micrométrique du piston, qw est lUi tout a f~t macros­copique. Sacrebleu! Maladroit coml';w Je .SUlS Je Viens de crever la paroi de la cellwe et Je dOlS reprendre l'expérience avec un autre spécimen. Les sarcasmes de John Dewey, adressés aux {( spectateurs cl? savoir,»' valent également pour les spectatem:s de la nu~roscople.

Non que les microscopistes pratIquants SOIent pour autant libres de toute perplexité pbilosophique. Don­nons une autre citation (B), provenant du plus complet des manuels disponibles à l'intention des .biologistes, le livre de E.M. Slayter, Optical Methods m B,olof5Y :

(fi) Le microscopiste peut observer un .objet f~ilier au microscope à faible puissance et VOIT une Image légèrement agrandie « identique» à l'o.bjet. A~gmente~ le grossissement peut révéler des détails de 1 objet qw sont invisibles à l'oeil nu et il est naturel de supposer qu'eux aussi sont « identiques» à. l'objet (il ~st ici nécessaire de s'assurer que les détails en question ne sont pas en fait des dommages subis par le spécimen au

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cours de la préparation effectuée pour l'observation microscopique). Mais que veut-on dire vraiment quand on dit que « l'image est identique à l'objet» ? ~ l'évidence, l'image n'est qu'un pur effet d'optique ...

L'« Identité» entre l'objet et l'image impliquerait en fait que les interactions physiques avec le faisceau lumi­neux, .qui re?den~. l'objet visible à l'œil (ou qui le rendrale~t VIsible s il était assez gros), sont identiques à celles qUI concourent à la formation d'une image dans le microscope ...

Supposons cependant que le rayonnement utilisé pour former l'image soit un faisceau d'ultraviolets de rayons X ou d'électrons, Ou que le microscope soit ~uni de quelque dispositif convertissant les différences de phases en variations d'intensité. L'image ne peut alors en aucun cas être « identique» à l'objet, même dans le sens limité que l'on vient de définir! L'œil est incapable de percevoir les ultraviolets, les rayons X ou le rayon­nement électronique, ou encore de détecter des chan­gements de phase entre les rayons lumineux ...

Ce raisonnement .nous a~ène à considérer l'image COmme la carte des mteractlOns entre le spécimen et le rayonnement produisant l'image (pp. 261-263). L'au­teur dit ensuite que toutes les méthodes qu'elle a mentionnées et d'autres encore, « peuvent produire de "vraies" images qui sont, d'une certaine manière "comme" Je spécimen ». Elle fait aussi remarquer qu~ d~s une te?hniq~e comme le radioautogramme, « on obtient auss.' une image" du spécimen ... mais unique­ment du pomt de vue des atomes radioactifs. Ce genre ?'"image" est si spécialilsé qu'il ne peut être en général mterprété sans l'aide d'une image additionnelle une micrographie, à laquelle eUe est superposée». ' , Le microsco~iste, selon Slayter, accepte de dire que

1 on VOIt au mIcroscope seulement si les conditions d'interaction physique du spécimen et du rayon lumi­neux sont « identiques» à celles que l'on rencontre

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dans la vision normale. Ce point de vue est à opposer à celui de la citation (A) qui, émanant d'une autre génération, soutient que, puisque les microscopes opti­ques ordinaires opèrent par diffraction, ils ne peuvent être alors assimilés à la vision ordinaire et doivent donc être considérés comme sui generis. Les microscopistes (A) et (B), qui ne sont pas d'accord sur le plus simple microscope optique, peuvent-ils être sur la bonne voie philosophique en ce qui concerne l'acte de « voir» ? La prudence des propos sur 1'« image» et le «vrai» suggère plus d'ambivalence dans la conception de (B). On doit particulièrement se méfier du mot « image» en microscopie. Il dénote parfois une chose que l'on peut montrer du doigt, une forme portée sur un écran, une micrographie ou autre, mais parfois il semble directe­ment désigner les entrées qui se présentent à l'œil. C'est l'optique géométrique qui est à l'origine du conflit, car l'on y fait le diagra.nme d'un système en plaçant le spécimen sous uri certain plan focal et une « image» sous un autre, l'image servant à indiquer ce que l'on verra si l'on met l'œil au microscope. Je résiste cepen~ dant à une inférence que même la citation (B) pourrait nous a.nener à tirer. On dira que tout énoncé concer­nant ce qui est vu au microscope est imprégné de théorie : imprégné des théories de l'optique ou des théories concernant d'autres ondes. Ce n'est pas mon avis. On . a besoin de la théorie pour produire un microscope. On n'en a pas besoin pour l'utiliser. La théorie peut aider à comprendre pourquoi les objets perçus au microscope à interférence du contraste sont entourés de franges asymétriques, mais c'est assez empiriquement que l'on apprend à ne pas en tenir compte. Ce que savent les biologistes de l'optique ne suffirait guère à un physicien. La pratique - je veux dire de manière générale faire et non regarder - crée la faculté de distinguer entre un artefact visiblement produit par la préparation ou l'instrument et la structure

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réelle qui est vue au microscope. C'est cette faculté pratique qui engendre la conviction. Elle exige que l'on sache un peu de biologie, même s'il est vrai que l'on trouve des techniciens de premier ordre qui ne connais­sent rien à la biologie. Mais la physique ne joue strictement aucun rôle dans la compréhension de la réalité microscopique du biologiste. Les observations et manipulations de ce dernier sont rarement imprégnées de théorie physique et ce qu'il pourrait trouver dans ces théories n'a rien à voir avec les cellules de cristaux qu'il étudie.

Mauvais microscopes

Certains pensent que c'est Leeuwenhoek qui a in­venté le microscope et qu'ensuite diverses personnes se sont succédé pour nous en donner des versions sans cesse améliorées. C'est sur cette idée que je voudrais maintenant revenir.

Leeuwenhoek ne fut pas, tant s'en faut, le premier microscopiste. Mais il fut, sans nul doute, un technicien de génie. Ses microscopes ne comportaient qu'une seule lentille et il fabriquait une nouvelle lentille chaque fois qu'il examinait un nouveau spécimen. L'objet monté sur une aiguille était placé exactement à la bonne distance. Nous ne savons pas vraiment comment il parvenait à faire de ses spécimens des dessins aussi merveilleusement précis. La collection la plus représen­tative de ses lentilles et spécimens fut offerte à la Royal Society de Londres qui la perdit tout entière, environ un siècle après la donation, dans des circonstances qui restent pour le moins suspectes. De toute façon, la colle qui tenait ces spécimens avait perdu de sa force et les objets commençaient à tomber de leurs supports. Il est presque certain que Leeuwenhoek devait son succès à un secret d'éclairage plutôt qu'à un procédé original de fabrication de lentille, mais il n'a, semble-t-il, jamais

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divulgué son invention. C'est peut-être la lumière noire, plutôt que le microscope, que Leeuwenhoek a inventée. Cette hypothèse pourrait nous rappeler que nombre de nos principaux progrès en microscopie n'ont rien à voir avec l'optique. Nous avons eu besoin, en revanche, de microtomes pour couper plus finement les spécimens, de colorants azoïques, de sources de lumière pure et, à de plus modestes niveaux, de micromètres à vis, pour la mise au point, de fixatifs et de centrifuges.

Cependant, même s'il est vrai que les premiers microscopes provoquèrent l'engouement, parce qu'ils montraient des mondes dans des mondes, il convient de remarquer qu'après le microscope composé de Hooke, la technologie ne fit pas de progrès notables. Peu de connaissances nouvelles vinrent soutenir l'enthou­siasme des premières observations. Le microscope devint un jouet pour 1'« establishment» britannique. Jouet qui se composait, outre le microscope, d'une boîte contenant des montages de spécimens de diverses espèces animales et végétales. A noter qu'une boîte de lamelles préparées pouvait bien coûter plus cher que le microscope lui-même, On n'obtient rien d'observable si l'on se contente de mettre une goutte d'eau de mare sur un bout de verre. Mis à part les experts, tout le monde doit se servir d'une lamelle déjà préparée pour y voir quelque chose. De fait, si l'on tient compte des aberra­tions optiques, il est surprenant que quoi que ce soit nous apparaisse au microscope composé même si, en fait, comme toujours en science expérimentale, un technicien vraiment habile peut faire des miracles avec du très mauvais matériel.

Il existe environ huit aberrations principales dans la plus simple microscopie optique. Les aberrations sphé­riques et chromatiques sont parmi les plus importantes. La première provient du polissage aléatoire de la lentille qui donne, c'est démontré, une surface sphérique. Un rayon lumineux qui décrit un angle par rapport à l'axe

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ne convergera pas sur le même point qu'un rayon plus proche de l'axe. Pour les angles i où sin i diffère complètement de ~ nous n'avons pas de convergence des rayons lumineux et ainsi un point sur le spécimen ne pourra apparaître que comme une tache au micro­scope. Huygens avait bien compris cela et il savait comment y remédier en théorie, mais le problème de l'aberration sphérique ne fut résolu que longtemps après quand on parvint à produire des dispositifs associant lentilles concaves et convexes.

Les aberrations chromatiques proviennent des diffé­rences de longueur d'ondes de lumières de diverses couleurs. Ainsi, un rayonnement rouge et bleu, éma­nant du même point sur le spécimen, convergera sur des points différents. Une image rouge précise se superposera à une tache rouge et inversement. Quelle qu'ait été la passion éprouvée par les gens riches à l'égard de leur microscope domestique, il n'est pas surprenant que la science sérieuse se soit méfiée de cet instrument. Xavier Bichat est souvent considéré comme le créateur de l'histologie, l'étude des tissus vivants. En 1800, il n'aurait pas toléré la présence d'un microscope dans son laboratoire. Dans l'introduction à son Anato· mie générale, il écrit: « Quand on fait une observation dans l'obscurité, chacun voit à sa manière et selon la façon dont il est affecté. C'est par conséquent l'observa­tion des propriétés vitales qui doit nous guider» plutôt que les images troubles que donnait le meilleur des microscopes.

Parce que Newton avait affirmé que c'était impossi­ble, personne n'essaya vraiment sérieusement de faire un microscope achromatique avant la découverte du verre de plomb, dont les indices de réfraction diffèrent de ceux du verre ordinaire. On peut faire en sorte qu'un doublet de lentilles dont les indices de réfraction diffèrent supprime parfaitement l'aberration pour deux longueurs d'ondes rouge et bien données et, si le

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résultat est imparfait pour l'ensemble du spectre, o~ peut encore l'améli?.rer avec un triple.t?e lentilles. CelUI qui eut le premier 1 Idée de ce dispOSItif tenrut tellement à le garder secret qu'il commanda ses lentilles à deux fabricants distincts. Mais l'un et l'autre sous·traitèrent avec le même artisan qui eut l'astuce de deviner que les lentilles étaient destinées au même dispositif. Ainsi, en 1758, l'idée fut piratée. Un procès s'ensuivit dont.l'is.su~ fut favorable au pirate, John Dolland, qUI acqUIt amSI les droits industriels. Le juge de la Haute Cour déclara que « ce n'est pas à la personne, qui a enfe~mé l'inve,n­tion dans son secrétaire que dOIvent revemr les drOIts pour une telle invention, mais plutôt à celui qui: l'ayant exposée au grand jour, en a frut profIter le pubhc » (4). Le public n'en profita pas tant que ça. En 1860 encore, on se demandait sérieusement si certains globules vus au microscope n'étaient que des artefacts provenant de l'instrument ou des éléments d'un tissu vivant. (Dans ce cas, il s'agissait d'artefacts.) Mais les microscopes s'amé· liorèrent vraiment et la microscopie progressa rapIde­ment. Si l'on trace une courbe de développement, on obtient un premier sommet aux alentours de 1660 p~is un plateau à tendance légèrement ascendante Jusqu au grand bond intervenant vers 1870, ensuite une nouvelle période d'intense développement, da~s laquelle nous nous trouvons encore mamtenant et qUl commence vers 1945. Un historien a tracé ce graphisme avec une grande précision, en utilisant comme critère les limites de résolution des instruments de dIverses époques. On obtiendrait un graphique tout à fait semblable en procédant à une récapitulation subjective des plus importantes applications du microscope, si ce n'est que les périodes 1660 et 1870 se détacheraient plus nette­ment encore. Avant 1860, peu de faits vraiment dignes

4. Cité dans Bradbury, The Microscope, Past and Present, p. 130.

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de passer à la postérité furent découverts au micro­scope. Le bond effectué par la nouvelle microscopie est partiellement dû à Abbe, mais la cause de progrès la plus immédiate fut le recours aux colorants azoïques. La matière vivante est souvent transparente. Les nou­veaux colorants azoïques permirent de voir les micro­bes et bien d'autres cboses encore.

Abbe et la diffraction

Comment voit-on « normalement» ? Nous voyons surtout la lumière réfléchie. Mais si l'on utilise un verre grossissant pour regarder un spécimen éclairé par­derrière, alors c'est surtout la prop"1lation ou l'absorp­tion de la lumière que l'on voit. Ainsi, nous aboutissons à l'idée suivante : Voir quelque chose au microscope optique c'est voir les taches d'ombre et de lumière qui correspondent aux proportions de lumière transmises ou absorbées. Nous assistons à des changements d'am­plitude des rayons lumineux. Je pense que même Huygens savait qu'il y a quelque chose de faux dans cette conception, mais il fallut attendre 1873 pour qu'Abbe explique comment fonctionne un microscope.

Ernst Abbe nous fournit le plus heureux exemple d'une ascension sociale exemplaire. Fils d'un ouvrier des filatures, il apprit les mathématiques et reçut une bourse pour toutes ses études de lycée. Il fut chargé d'enseigner les mathématiques, la physique et l'astro­nomie. Ses travaux sur l'optique le firent remarquer de Karl Zeiss qui l'embaucha dans sa petite entreprise de Iéna. L'entreprise lui revint à la mort de Zeiss et il la dirigea jusqu'à sa retraite qu'il consacra à diverses activités philanthropiques. Ses innombrables innova­tions mathématiques et pratiques permirent aux entre­prises Zeiss de devenir la plus importante firme d'opti­que de l'époque. Je ne parlerai ici que d'une seule de ses découvertes.

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Abbe s'intéressait à la résolution. Le grossissement est sans valeur s'il transforme deux poinls distincts en une grosse tache. Il est nécessaire de résoudre les points en deux images distinctes. C'est une question de diffraction. Le caractère flou des ombres portées par des objets aux contours bien précis est l'exemple le plus connu de diffraction. C'est une conséquence du carac­tère ondulatoire de la lumière. Quand la lumière se déplace entre deux fentes étroites, une partie du rayon­nement va passer par les fentes, une autre partie va former un angle avec le rayon principal et une autre encore va s'écarter selon un angle plus important, on les appelle les rayons diffractés de premier ordre, de second ordre, etc.

Abbe partit du problème de la résolution (i.e. de la nette distinction) des lignes parallèles d'une diatomée (les petites créatures océaniques que les balein,es ava­Ient par milliards). Ces lignes sont très proches 1 une de l'autre, d'une même largeur et presque également équidistantes. Il disposa bientôt de réseaux artificiels encore plus réguliers. Son analyse est un exemple intéressant de la façon dont la science pure peut être appliquée ear, de la seule observati?n d'une diatomée ou d'un réseau, il inféra que toute 1 mftme complexIté de la physique était en jeu quand on observait un objet hétérogène au microscope.

La plus grande partie de la lumière qui touche un réseau n'est pas transmise mais diffractée. Elle est diffractée par le réseau selon des angles du premier, du second ou du troisième ordre et les angles des rayons diffractés sont, en partie, fonction des distances entre les lignes du réseau. Abbe réalisa que pour voir les rain~res du réseau on doit eapter non seulement la lumIère transmise mais aussi le rayon diffracté du premier ordre au moins. Ce que l'on voit est en fait une synthèse de Fourier de l'ensemble des rayons transmis et diffractés. Ainsi, selon Abbe, l'im''1le de l'objet est produite par

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l'intertérence des ondes lumineuses émises par l'image principale et par les images secondaires de la source lumineuse qui résultent de la diffraction.

Les applications pratiques abondent. A l'évidence, on captera plus de rayons diffractés avec une plus grande ouverture d'objectif, mais l'aberration sphérique est alors beaucoup plus importante. On peut aussi agir sur le milieu qui sépare le spécimen de la lentille. Avec un matériau plus dense que l'air, de l'huile par exemple, on peut, à ouverture égale, capter plus de rayons diffractés et augmenter ainsi la résolution du micro­scope.

En dépit de la qualité des premiers microscopes Abbe-Zeiss, la théorie rencontra des résistances pen­dant de nombreuses années, particulièrement en Angle­terre et aux États-Unis, pays qui dominaient le marché depuis un siècle. Jusqu'en 1910, les meilleurs micro­scopes anglais, fruits du pur empirisme et de quelques idées volées à Abbe, avaient une résolution aussi bonne et parfois meilleure que celle des appareils proposés par Zeiss. Ce n'est pas un cas absolument unique. Alors que l'homme produit des bateaux à voile depuis toujours, ce n'est que récemment, entre 1870 et 1900, au moment où le bateau à vapeur les supplantait, qu'ils reçurent leurs plus notables améliorations. C'est à ce moment précis que l'art de la navigation à voile atteint son sommet. Il en fut de même avec le microscope, mais bien sûr les très créatifs et peu théoriques artisans anglais étaient condamnés au même titre que la naviga­tion à voile.

Cependant, les seules rivalités nationales ou com­merciales ne suffisent pas à expliquer que certains aient hésité à croire Abbe. J'ai dit ci-dessus que la citation (A) est extraite du livre de Gage, The Microscope. Dans la 9' édition de ce manuel (1901), l'auteur fait référence à la théorie alternative qui soutient que la vision micros­copique est identique à celle de « l'œil sans assistance,

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du télescope et de l'appareil photo ». Il ajoute: « C'est une conception originale que beaucoup préfèrent au­jourd'hui.» Dans la Il ' édition (1916) ce passage est modifié : «On a conçu certaines expérIences très frappantes pour prouver la véracité de la thèse de Abbe, mais comme beaucoup le font remarquer, ces expénen­ces demandent que soient mis en œuvre des moyens que la microscopie ordinaire ne requiert jamais. » C'est là un bon exemple de ce que Lakatos appelle un programme de recherche en dégén~rescen~e. Pour l'essentiel, ce passage ne sera pas modifié, m~me dans la 17' édition (1941). Il fallait que les réhcences à l'égard de la doctrine de Abbe soient .bien ancrées p,our que l'on soutienne, comme dans la cltahon (A), q~ « Il n'y a et ne peut y avoir de compar81S0n entre les VlSIOns microscopique et macroscopique ».

Si vous soutenez que ce que nous ,:oyons est p,o~r l'essentiel dû à certains processus phYSiques dans 1 œil (comme semble le faire encore la citation (B) pourtant plus moderne), alors tout le reste doit plutôt relever du domaine de l'illusion d'optique ou au mIeux de la cartographie. A ce compte-là, on peut bien dire que les systèmes de Leeuwenhoek et de Hooke pennettent de voir. Après Abbe, même le microscope optique conven­tionnel est pour l'essentiel un synthétiseur de Founer, des diffractions de premier ou même de second ordre. Ainsi on a le choix entre modifier sa conception de la visio~ ou soutenir que l'on ne voit jamais au micro­scope, aussi perfectionné soit-il. Avant d'en venir à une conclusion sur ce point, examinons plutôt quelques instruments plus récents.

Une pléthore de microscopes

Transportons-nous au lendem,,!n de I~ Seconde Guerre mondiale. La plupart des Idées qui vont être exposées dans ce paragraphe sont connues depuis

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l'entre-deux-guerres, mais c'est seulement après 1945 qu'elles dépassent le stade du prototype. Une seule de ces inventions est beaucoup plus ancienne, mais, pen­dant longtemps, elle ne fut pas correctement exploitée.

Le premier problème pratique qui se pose au spécia­liste de la biologie cellulaire est que la plupart des matériaux vivants n'apparaissent pas au microscope optique ordinaire parce qu'ils sont transparents, Pour voir le spécimen, il faut donc le colorer. La plupart des colorants azoïques sont des poisons violents, aussi ne permettent-ils de voir qu'une cellule tout.à fait morte et de plus très probablement endommagée, présentant de nombreuses structures qui ne sont que des artefacts de la préparation. On constate cependant que les proprié­tés biréfringentes (de polarisation) des matériaux vi­vants so~t variables. Ajoutons alors à notre microscope un polanseur et un analyseur. Le polariseur permet de ne transmettre au spécimen que de la lumière polarisée dotée de certaines propriétés. Dans le cas le plus simple, l'analyseur est placé perpendiculairement au polari.seur pour que la lumière de polarisation qu'il transmet s'oppose à celle du polariseur. Il en résulte une totale obscurité. Mais supposons que le spécimen soit lui­même biréfringent, il peut alors changer le plan de polarisation de la lumière incidente et l'analyseur forme alors une image visible. On peut, de cette manière, observer les fibres transparentes d'un muscle strié, sans aucun défaut, à partir de certaines propriétés de la lumière que l'on ne « voit» pas normalement.

La théorie de la diffraction de Abbe, avec le micro­scope polarisant, mène à quelque chose qui ressemble à une révolution conceptuelle. Pour percevoir les struc­tures d'un matériau vivant, il n'est pas utile d'avoir reCOurs à la physique « normale» de la vision. En fait, nous l'utilisons rarement. Même dans les cas les plus ordinaires, nous préférons voir le spécimen en synthéti­sant les rayons diffractés plutôt qu'en nous servant des

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principes de la physique de la VlSlon normale. Le microscope polarisant nous rappelle que la lumière ne se limite pas aux seuls phénomènes de réfraction, d'absorption et de diffraction. Toute propriété de la lumière entrant en interaction avec un spécimen peut convenir à l'étude de sa structure. En fait, on pourrait utiliser toutes les propriétés de toutes les sortes d'ondes.

Mais la lumière offre déjà un assez vaste domaine. La microscopie par ultraviolet double le pouvoir de résolu­tion, mais ce qui importe surtout c'est qu'elle permet d'étudier l'absorption d'ultraviolets qui caractérise cer­taines substances importantes en biologie. En micro­scopie par fluorescence, l'éclairage incident est sup­primé et l'on observe seulement la lumière qui est réémise sur diverses longueurs d'ondes par les phéno­mènes naturels ou induits de phosphorescence ou de fluorescence. En histologie, cette technique est d'une inestimable valeur pour l'étude de certaines sortes d'organismes vivants. Cependant, les jeux que permet la lumière elle-même sont plus intéressants que les modes de transmission ou d'émission inhabituels : le microscope à contraste de phase de Zemicke et le microscope à interférence de Nomarski.

Un spécimen transparent est uniforme du point de vue de l'absorption de la lumière. Mais il peut encore présenter, en divers endroits de sa structure, des différences d'indice de réfraction. Le microscope à contraste de phase les convertit en différences d'inten­sité visibles dans l'image du spécimen. Avec un micro­scope ordinaire, l'image est synthétisée à partir des ondes diffractées D et des ondes directement transmises U, Dans le microscope à contraste de phase, les ondes U et D sont physiquement séparées, par un principe très ingénieux. même s'il est fort simple, et l'une ou l'autre des ondes est alors soumise à un retard de phase standard qui produit des contrastes de phase conver-

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gents correspondant aux différences de l'indice de réfraction du spécimen.

Le microscope à interférence du contraste est peut­être plus facile à comprendre. La Source lumineuse est simplement divisée par un miroir semi-réfléchissant une moitié de la lumière traverse le spécimen et l'autr~ est conservée Comme onde de référence non affectée. Les de!,"" onde~ sont ensuite recomhinées pour pro­dUl~e lunage fmale. Les modifications du parcours optique provoquées par les différences d'indice de

. réfraction du spécimen produisent ainsi des effets d'interférence avec le rayon de référence. . Le. microscope à interférence produit des franges IllusOIres, mms il est particulièrement précieux en ce qu'il permet de déterminer quantitativement les indices de réfraction d'un spécimen. Naturellement, une fois que nous disposons de tels appareils, il est possible de ~eur trouver des variantes sans fin, microscopes à mterférence de polarisation, à interférence de rayons multiples, à interférence de phase modulée et ainsi de suite.

De la théorie et des raisons de croire

Il est bien sûr essentiel de connaître un peu la théorie de la lumière pour pouvoir construire un nouveau microscope ou même pour améliorer un modèle ancien. Les microscopes à interférence ou à contraste de phase auraient difficilement pu être inventés sans la théorie ondulatoire de la lumière. La théorie de la diffraction a aidé Abbe et Son entreprise à construire de meilleurs microscopes. Ne sous-estimons pas cependant le rôle pré-théorique de la curiosité et de l'inventivité. Pendant vingt ans, avec leurs méthodes archaïques, les anciens fabricants produisirent de meilleurs microscopes que ZeiSS. Le microscope électronique fut d'abord rejeté parce que les gens étaient convaincus, pour des raisons

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théoriques, que le spécimen serait quasi instantanément grillé, qu'il brûlerait sans laisser de trace. Le microscope à rayons X est théoriquement possible depuis des lustres, mais il ne fonctionnera vraiment que dans quelques années quand on disposera des rayons de haute qualité provenant d'un accélérateur linéaire. Le microscope acoustique, décrit plus loin, est également à l'étude depuis longtemps, mais c'est seulement ces dix dernières années que l'électronique s'est mise en mouvement pour produire un son haute fréquence et des scanners de qualité suffisante. La théorie ne joue qu'un rôle modeste dans la conception de ces ingénieux appareils. Et de plus elle se limite en général à ce que l'on apprend en première année d'université. C'est la technique qui compte.

On peut considérer que la théorie intervient à un autre niveau. Pourquoi croit-on aux images que l'on construit avec un microscope? Ne serait-ce pas parce que nous disposons d'une théorie selon laquelle l'image que nous produisons est vraie? N'aurions-nous pas là encore une autre illustration de la thèse de Shapere, à savoir que ce que l'on appelle « observation» est en fait déterminé par la théorie? Ce n'est qu'en partie exact. Malgré Bichat, ceux qui avant Abbe regardaient dans le microscope croyaient en l'existence de la plupart des choses qu'ils y voyaient, même s'ils ne disposaient pour soutenir cette croyance que d'une théorie très inadé­quate et assez rudimentaire (et qui de plus s'avéra fausse). Il est surprenant de constater à quel point les représentations visuelles supportent bien les change­ments de théorie. On produit une représentation puis on formule une théorie qui explique pourquoi le spéci­men présente telle ou telle configuration. Par la suite, la théorie sur le microscope peut bien changer complète­ment, on croit encore à la représentation. Nos certitudes sur la réalité des choses que l'on voit peuvent-elles vraiment se fonder sur la théorie?

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L?rs d'un échange de correspondance, Heinz Post m~ fIt savoir qu'il avait longtemps auparavant parlé du mIcroscope à émission de champ pour donner un exemple de J'importance que revêt la production de représentations visuelles des grosses molécules (son ~xemple concernai.t. les ::nneaux anthracéniques). A 1 époque, le dIsposItif était supposé confirmer ce que F.A.. Kekule (1829-1896) avait postulé en 1865, à savOIr que les molécules de benzine sont des anneaux comp.osés de s~ atomes de carbone. A J'origine, la théone sur le mICroscope à émission de champ donnait à penser que l'on ne voyait, pour l'essentiel, que les ombres des molécules, c'est-à-dire que J'on assistait à un phénomène d'absorption. Post apprit beaucoup plus tard que cette théorie avait été détrônée. C'étaient des phénomè.nes de diffraction que l'on observait en fait. Cela ne fIt pas la moindre différence. On n'en continua pas moins à considérer les micrographies de molécules comme des représentations authentiques. Tout cela ne serait-il que tours de passe-passe et charlatanisme? Seule une philosophie dominée par la théorie pourrait le suggérer. En tant qu'activité eXpérimentale la mi­croscopie utilise la non-théorie pour distinguer I:artefact de la chose réelle. Voyons comment elle procède.

La vérité en microscopie

La technique différentielle à interférence du contraste présente les caractéristiques suivantes : Les contours (bords) de l'objet comme les structures conti­nues .(rainures) sont clairement visibles et l'image pro~U1te présente la vraie configuration de l'objet.

C est le catalogue Carl Zeiss que j'ai sous les yeux qui nous le dit. Qu'est-ce qui pennet au vendeur enthou­SI.aste de supposer que les images produites par ces dIvers systèmes optiques sont vraies? Bien sûr les Images ne sont « vraies» que si J'on apprend à ne pas

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tenir compte des distorsions. Bien des raisons nous poussent à croire que l'élément de structure perçu est vrai ou réel. La plus naturelle de ces raisons est aussi la plus importante. Permettez-moi d'en prendre pour preuve la première expérience que je fis en laboratoire. La microscopie électronique à faible puissance révèle de petites taches sur les plaquettes sanguines. On les appelle des corps denses, ce qui veut dire simplement qu'ils sont chargés d'électrons et apparaissent au microscope électronique sans aucune préparation ni coloration. Sur la base de leurs mouvements et de leur densité à divers stades de la croissance ou de la maladie de la cellule, on en est venu à considérer que ces corps jouent un rôle important dans la biologie du sang. Mais il se peut aussi qu'il s'agisse seulement d'artefacts produits par le microscope électronique. Un test semble s'imposer: Peut-on voir ces mêmes corps si l'on utilise des techniques différentes? Dans J'affirmative, le pro­blème est assez facile à résoudre. Le microscope électronique à faible résolution a, ou peu s'en faut, la même puissance qu'un microscope optique à haute résolution. Les corps denses, résistant à la plupart des techniques, ne sont révélés que par fluorescence et observation subséquente au microscope à fluorescence.

Des frottis de plaquettes sanguines sont fixés sur une grille micrométrique de microscope. C'est littéralement une grille que l'on voit au microscope et l'on voit aussi une lettre majuscule dans chacun de ses compartiments. Les micrographies électroniques sont prises à partir des préparations montées sur ces grilles. Les spécimens qui présentent des configurations de corps denses particu­lièrement frappantes sont alors préparés pour la micros­copie à fluorescence. Finalement, on compare les micrographies électroniques aux micrographies fluores­centes. On est sûr que les deux micrographies montrent la même partie de la cellule à cause de la lettre majuscule, P par exemple, qui pennet de la repérer.

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Dans ces deux micrographies, fluorescente et électroni­que, la disposition de la grille, la Structure générale de la cellule et des « corps » sont exactement identiques. On en infère alors que les corps ne sont pas des artefacts produits par le microscope électronique. Deux proces­sus physiques, la transmission électronique et la rMmis­sion fluorescente, sont utilisés pour détecter les corps. Ces processus n'ont à peu près rien en commun. Ils concernent des domaines bien distincts de la physique. Ce serait une coïncidence absolument inouïe si deux processus physiques complètement différents produi­,aient de temps à autre des configurations visuelles identiques qui ne seraient pourtant que des artefacts issus de processus physiques plutôt que des structures appartenant réellement à la cellule.

Noter que, dans les faits, personne ne prend la peine de produire cet « argument de la coïncidence». On regarde simplement deux ensembles de micrographies (plus de préférence) provenant de systèmes physiques différents et l'on constate que les corps denses se trouvent exactement au même endroit dans chaque micrograpbie. La question est ainsi instantanément réglée. Richard Skaer, qui fut mon mentor, s'attendait en fait à prouver que les corps denses sont des artefacts. Cinq minutes après avoir examiné l'ensemble de ses micrographies expérimentales, il savait qu'il s'était trompé.

Noter également qu'aucune idée sur la nature de ces corps denses n'est vraiment nécessaire. Tout ce que nous savons c'est que la cellule présente certaines caractéristiques structurelles que plusieurs tecbniques rendent visibles. La microscopie elle-même ne pourra jamais tout révéler de ces corps (en admettant qu'il y ait quoi que ce soit d'important à en dire). Il faut appeler la biochimie à la rescousse. On peut maintenant obtenir aussi une analyse spectroscopique instantanée des éléments constitutifs d'un corps dense en associant un

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microscope électronique à un analyseur spectroscopi­que - appareil qui a d'ailleurs son exact correspondant en astronomie.

Coïncidence et explication

Cet argument de la coïncidence peut apparaître comme un cas particulier de l'argument de l'accid~nt cosmique mentionné à la fin du chapitre 3. Les théone.s pennettent d'expliquer diver.s phén.omènes et c~ ser~t un véritable accident cosmIque SI une théone était fausse tout en pennettant de prévoir corr~ctement les phénomènes. La théorie est vraie par « I~érence e~ faveur de la meilleure explication ». Les entités théon­ques postulées par la théorie doivent être la cause de l'ensemble des phénomènes. En tant qu'argument en faveur du réalisme scientifique, cette idée a engendré de nombreux débats.' Aussi pourrait-on croire que les propos que je tiens sur .la .coï~cidence .me jettent au cœur de la bataille. Mrus il n en est nen. Car mon argument est beaucoup plus local et se distingue des autres sous plusieurs aspects.

Et d'abord en ceci : Les partisans de l'accident cosmique s'expriment souvent en term:s observation­nels et théoriques (<< d'innombrables aCCIdents heureux provoq1.lcnt tel comportement, mentioo,?-é en t~nnes observationnels, et tout se passe comme sz ~es aCCidents étaient provoqués par ces choses non eXIstantes dont parle le vocabulaire théorique ~). Mais ,-,ous ne sommes pas concernés par le vocabulrure théonqu~ et obs~rva­tionne!. Il se peut bien qu'aucun vocabulaIre théonque ne convienne aux choses vues sous le mICroscope, un « corps dense» n'est rien d'autre qu'~ne chose dense, quelque chose qui appw:aît sous l~ mlCrosco!,e électro­nique sans coloration ru préparation. D.eW?èmement, nous ne nous intéressons pas aux explications. Nous voyons les mêmes constellations de points, que nous

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utilisions un microscope électronique ou une coloration fluorescente et ce n'est pas une explication de dire qu'une certaine sorte de chose (de nature encore incon­nu.e) est resl'?nsable des configurations persistantes de pomt~. TrOISIèmement, nous ne disposons d'aucune théone pennettant de rendre compte d'un vaste ensem­ble de phénomènes. La quatrième et dernière diffé­rence est peut-être la plus importante : Ce qui nous intéresse c'est de distinguer les artefacts des objets réels. Dans le débat métaphysique sur le réalisme on oppose « les entités réelles quoique inobservables» à « ce qui n'est pas une entité réelle mais plutôt un outil de pe?sée ». Avec le microscope nous savons qu'il y a des pomts Sur la micrographie. La question est alors : Ces points sont-ils des artefacts du système physique ou révèlent-ils une structure inhérente au spécimen lui­même? Mon argument consiste simplement à dire que ce seraIt une extraordinaire coïncidence si deux sortes d~ systèmes physiques totalement différents produi­sruent exactement les mêmes configurations de points sur les micrographies.

L'argument de la grille

Je vais maintenant me risquer à un aparté philoso­phique sur la question du réalisme scientifique. Van Fraassen affinne que l'on peut voir au télescope parce que, même si sur terre on ne peut se passer du télescope pour voir les lunes de Jupiter, on pourrait se rendre sur plac~ ~t les ,;oir à l'œil nu. ~e propos n'est pas aussi fantaISIste qu Ii semble de pnme abord car 11 paraîtrait que certains de nos contemporains sont capables d~ distinguer à l'œil nu les lunes de Jupiter. Pour ceux d'entre nous qui ne disposent pas d'une telle acuité vi~uelle ~el.a semble. être, pour le moment, de la pure s.Clence-fICtIOn. Le mICroscopiste se méfie des fables. Au heu de nous envoler vers Jupiter nous réduisons le

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monde visible. Prenez les grilles micrométriques qui servent à identifier les corps denses. Ces grilles en métal sont à peine visibles à l'œil nu. Pour les fabriquer, on commence par dessiner une très grande grille avec une plume et de l'encre. Les lettres sont tracées avec soin dans un coin de chacun des compartiments de la grille. Ensuite la grille est réduite photographiquement. Sur la micrographie qui en résulte on dépose alors du métal suivant une technique maintenant tout à fait commune. Les grilles sont vendues par paquets, ou plutôt par tubes de 100, 250 et 1 000 grilles. Les procédés de fabrication de ces grilles sont aujourd'hui parfaitement maîtrisés et aussi fiables que n'importe quel autre système de production de masse de haute qualité.

En bref, plutôt que de nous rendre sur Jupiter à bord d'un vaisseau spatial imaginaire, nous réduisons cou­ramment des grilles. Puis nous regardons le disque minuscule, avec pratiquement n'importe quel type de microscope, et nous voyons exactement les mêmes fonnes et lettres que celles qui ont été dessinées à l'origine à plus grande échelle. II est impossible de soutenir sérieusement que ce disque minuscule que je tiens avec des pincettes n'a pas réellement la structure d'une grille portant des lettres. Je sais que ce que je vois au microscope est véridique parce que c'est bien ainsi que la grille a été conçue. Je sais que le processus de fabrication est fiable parce que l'on peut en vérifier les résultats au microscope. Plus encore, cette vérification peut être effectuée avec n'importe quel type de micro­scope, un quelconque panni une douzaine de systèmes physiques sans lien permettant de produire une image. Peut-on croire encore qu'il ne s'agit que d'une gigantes­que coïncidence? Est-il faux de dire que le disque présente, à l'échelle microscopique, la fonne d'une grille portant des lettres? Peut-on vraiment croire que treize processus physiques absolument distincts se sont ligués en une gigantesque conspiration pour réduire une

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grille en une non-grille qui, de plus, lorsqu'on la regarde avec douze sortes de microscopes différents, ressemble encore à une grille? Pour être anti-réaliste à propos de la grille, il vous faudrait imaginer que quelque mauvais démon cartésien possède le microscope.

L'argument de la grille exige une saine reconnais­Sance du fait que la science une et indivisible n'existe pas, au moins au niveau phénoménal. Les microscopes optiques utilisent tous la lumière, mais l'interférence, la polarisation, le contraste de phase, la propagation directe, la fluorescence et ainsi de suite exploitent des aspects de la lumière qui ne sont pas reliés. Si toutes ces caractéristiques très différentes de la lumière permettent de . discerner la même structure, on ne peut alors séneusement continuer à soutenir que la structure n'est qu'un artefact de tous ces différents systèmes physiques. Et il faut insister sur le fait que tous ces systèmes physiques sont produits par l'homme. Nous purifions certains aspects de la nature en isolant, par exemple, la caractéristique d'interférence de phase de la lumière. Nous concevons un instrument dont le principe de fonctionnement nous est parfaitement connu puisque l'optique est une science que nous comprenons bien. Nous passons un certain nombre d'années à mettre au point divers prototypes pour obtenir finalement un instrument opérationnel qui nous permet de discerner une Structure particulière. Plusieurs autres instruments opérationnels, construits selon des principes entière­ment différents, révèlent la même structure. Hormis le sceptique cartésien, personne n'est plus alors en droit de douter que la structure, loin d'être produite par les instruments, est un phénomène inhérent au spécimen.

En 1800, il était possible et même parfaitement sensé de bannir le microscope des laboratoires d'histologie pour la bonne raison qu'il révélait plus les artefacts du système optique que la structure des fibres. Mais ce n'est plus le cas. Certes, en microscopie de pointe, on

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continue toujours à se demander si ce que l'on voit est réellement un élément du spécimen plutôt qu'un arte­fact de la préparation ou une illusion. d'optique. ~ais nous ne sommes plus en 1800, nous dIsposons mamte­nant de tout un arsenal de procédés qui nous permettent d'étayer solidement nos convictions. Et encore, je ne mets en avant que l'aspect visuel des choses et, mêm.e là, je simplifie. Je dis que si plusieurs système~ ~hysI­ques différents révèlent les mêmes caracténstiques fondamentales d'une structure, alors nous avons tout à fait le droit de dire: « C'est réel» plutôt que: « C'est un artefact », Certes, ce n'est pas un argument co~~lu­sif Mais la situation n'est pas différente pour la VISIOn ordinaire. Si l'on voit, par une chaude journée, des taches noires sur l'asphalte et si J'on continue à les voir toujours au même endroit en ch~ngeant d'angle d'o?­servation, on a alors toutes les rrusons de penser .qu il s'agit bien de flaques d'eau plutôt que du mITage familier. On peut encore se tromper. Et, de temps en temps, on se trompe en microscopie aussi. Mais le simple fait que les erreurs que l'on commet en macro­scopie comme en .microscopie soie~t auss~ sembl~bles incite à penser, sImplement, que Ion VOlt au mIcro-scope. 1 ..

Il me faut répéter que, tout com~e dans a VISIOn « grandeur nature», les images ou mIcrographIes. pro­duites ne sont qu'un des éléments qui nous condUIsent à ne pas douter de la réalité d'une cho.se. Lors d'une récente conférence, le spéCIalIste de la bIOlogIe molécu­laire G.S. Stent rappela que, vers la fin des années quarante, le magazine Life fit paraître un, numéro portant en couverture la photo en couleurs d un élec· tron légendée un peu hâtivement: « La premIère photo du gène » (17' mars 1947). Étant donné l'état, ou plutôt l'absence d'état, de la théorie du gène à cette époque, ce titre n'avait aucun sens, dit Sten!. Seule une meIlleure compréhension de ce qu'est un gène peut convaincre de

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ce qu~ montre la micrographie. Nous en venons à être convamcu de la réalité des chaînes de chromosomes non pas seulement parce que nous les voyons, mais parce que nous ~omprenons quel est leur rôle, à quoi e~l~s servent. MaIs là non plus pas de différences entre VISIOns macroscopique et microscopique. Un Lapon au Congo ne verra pas grand-chose dans ce nouvel envi­ron.nement bizarre tant qu'il n'aura pas acquis quelques notIons de ce qu'est une jungle.

.Ai',!si, je n~ prétends pas que l'argument de la comcldence ?Olt fo.nder à lui seul la conviction que nous avons de VOIr vrrument au microscope. C'est un élé­ment, un élément visuel irrésistible, qui recoupe divers modes de compréhension plus théoriques et divers autre~ ~avaux expérimentaux. Sans la pratique de la blOchlml.e, l~ ,mIcroscopie est en biologie aussi aveugle que les mtmtions de Kant le seraient en l'absence de tout concept pour les formuler.

Le microscope acoustique

, J'éviterai ici de parler du microscope électronique. Il n y a pas plus « un » mICroscope électronique qu'il n'y a « un }) mIcroscope optique : De nombreuses proprié­t~s du rayonnement électronique sont mises à contribu­tIon. Nous n'entrerons pas ici dans les détails mais au cas où les propriétés de la lumière sembleraie~t fournir u~ menu par trop frugal, considérons brièvement la plus dIsparate des ~adiations imaginables : le Son (5).

Le radar, mventé pour les besoins de la guerre aénenne e~ .Ie sonar, qui joue le même rôle pour la guer;e l',lantIme, nous rappellent que les fronts d'onde 10ngItudmaux et transversaux peuvent servir les mêmes objectifs. Un ultrason est un «Son» de très haute fréquence. L'examen par ultrason du fœtus dans le

.5. y~ir, par ~xemple, C.F. Quate, « The acoustic microscope », Se,entific Amencan 241 (oct. 1979), pp. 62-69.

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ventre de la mère a récemment été l'objet d'une publicité bien méritée. Des scientifi,~ues s,oviéti~ues eurent, il y a plus de quarante ans, 1 Idée d un mIcro­scope utilisant un son de fréquence mille fois supérieure à celle du bruit audible. Ce n'est que récemment que la technologie a rattrapé cette idée. Des prototypes utilisa­bles viennent à peine d'entrer en opération.

La partie acoustique du microscope est rela~vemeIIt simple. Les signaux électriques sont. convertis en s~­gnaux acoustiques puis, aprè~ interaction ~v~c l~ spéCi­men reconvertis en électricIté. La sophIstIcation est plutÔt dans l'électronique. que dans l'aco,:,stique des instruments actuels. Le mIcroscope acoustIque est un appareil de sondage. Il convertit Ies signaux en imag~s affichées sur un écran de téléVISIon, une nucrographle ou, si l'on étudie un grand nomhre de cellules, une bande vidéo.

Un nouveau type de microscope est toujours intéres­sant car il peut révéler de nouveaux aspects d'un spécimen. Les variations de l'indice de réfraction sont infiniment plus nombreuses pour le son que pour: la lumière. Plus encore, le son peut traverser des objets qui sont entièrement opaques. Aussi le microscope acoustique fut-il d'abord utilisé en métallurgie puis dans la détection des défauts des puces de slhcone. Pour le biologiste aussi les perspectives qu'il offre sont très vastes. Le microscope acoustique est sensible à la densité, à la viscosité et à la flexibilité des organismes vivants. Plus encore, les très courtes impulsions sonores envoyées par le scanner n'endommagent pas imm~dia­tement la cellule. Aussi peut-on étudIer la VIe dune cellule de manière assez littérale : On peut étudier les changements de viscosité et de flexibilité pendant que la cellule vaque à ses affaires. . .

La microscopie acoustique se développe SI rapIde­ment que l'on se demande jusqu'où elle va aller. Il y a deux ans, dans les rapports de recherche la concernant,

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on évitait avec soin toute comparaison avec les micros­copes électroniques et l'on était heureux de faire état d'une résolution proche de celle des microscopes optiques. Maintenant, en utilisant les propriétés du son dans des solides superfroids, on parvient à obtenir une résolution identique à celle des microscopes électroni­ques. Un progrès remarquable, même s'il n'est pas d'une grande aide pour celui qui étudie les tissus vivants!

Voit-on au microscope acoustique?

Regarder au microscope

La première étape technologique fut de regarder au travers d'une lentille. Puis l'on en vint à regarder au travers du tube du microscope composé, mais regarder « au travers » d'un instrument est un acte immatériel. Ce sont les photographies prises au microscope que nous étudions. Grâce à l'énorme profondeur de champ du microscope électronique, il est possible de voir l'image sur un grand écran plat, ainsi chacun peut se tenir autour et commenter l'image. Les microscopes à balayage composent nécessairement l'image Sur un écran ou une plaque. Toute image peut être digitalisée et retransmise sur écran vidéo par exemple. Qui plus est, la digitalisation fait des merveilles pour supprimer le bruit et même pour reconstituer l'information perdue. Aucune raison, cependant, de se sentir écrasé par la technologie. Dans l'étude des structures cristallines, une bonne façon de se débalTasser du bruit consiste à découper une micrographie, suivant une méthode précise, à la recoller puis à la rephotographier pour examen en interférence du contraste. Ainsi, en général, on ne voit pas au travers d'un microscope, on voit avec un microscope. Mais est-ce que l'on voit avec un microscope? Il serait stupide d'ouvrir ici un débat sur le sens ordinaire du mot « voir », particulièrement si

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l'on tient compte des usages cités à la fin du chapitre précédent, où l'on « voit}) la plup:rrt des fermIOns ~t où l'on « observe » le centre du soleIl avec des neutri~os. Prenez par exemple le dispositif qui équipe les ~Vlons supersoniques volant à basse alhtude, chargés d ar~es . nucléaires et faisant du rase-mottes à quelques dlzames de mètres de la surface du sol pour éviter la détection radar. Les échelles verticale et horizontale sont tout~s les deux intéressantes pour le pilote qui a besom de vOIr quelques centaines de mètres en ?essous et de~ kil~mè­tres devant lui. L'information Vlsuelle est dIgItalIsée, traitée et présentée sur un écran frontal qUI se trouve dans le cockpit. Les distances y sont sous-éval~ées par rapport à l'altitude. Le pilote voit-il le sol? OUI. Noter que dans ce cas le pilote ne POUlTait descendre, de l'avion pour vérifier si la réalIlé correspond bIen a ce qu'il a vu. Il est impo~sible ~e regarder une telle étendue de terrain sans 1 aIde d mstruments.

Considérons le microscope à diffraction d'électrons avec lequel on produit des images, de crista~, SOIt dans l'espace conventionnel, SOlt dans 1 espace réCIproque -aujourd'hui par simple pression sur un ~outon. Le~ points d'un schéma de diffraction électromque étant a l'inverse de la structure atomique du cristal l'espace réciproque est, à peu près, de l'espace co~ventionn.el retourné comme un gant. Le proche est lOIn et le lom est proche. Pour les cristallographes, il ~st souvent beaucoup plus naturel d'étudier les spéCImens dan~ l'espace réciproque. Les VOlent-ils dan.s cet espace . C'est ce qu'ils disent, remettant aInSI en cause la doctrine kantienne de l'unicité de l'espace de percep-

tion. d .. ? Jusqu'où peut-on pousser le concept e ~:lSlon ..

Imaginons qu'à l'aide d'un pmceau électromq.ue Je dessine sur un écran de télévision une image préCIse (a) d'une cellule préalablement étudiée à l.'aide, par exem­ple, d'une image digitalisée et reconstituée (b). Même

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e~ admettant qu'en (b) je « regarde la cellule» en (a) c est seuleme~t le dessin de la cellule que je r~garde. Quelle est la différence? Le critère important est ' (b) ·1 . t . di qu en

1 ~ a m eraction recte entre une source d' d un objet et une série d'événements physiques d::t el~ conclusIon est une image de l'obJ·et P . f . . our reverur une OIS encore à la citation (B), dans le cas (b) nous avons un~ carte des ~tera?tions entre le spécimen et les radIations prodUIsant lImage. Si la carte est bonne alors en (?) on voit au microscope.- '

C est san.s . nul doute une extension libérale de la notion de ".Islon. On voit avec un microscope acousti­q~e. On VOlt avec la télévision, bien Sûr. Mais nous ne d!sons ~as que nous avons assisté à une tentative d assassmat avec la télévision m·;s a· la télé . . C' . 1 .. ...... VISIOn. est un slmp: IdlO~e, hérité de l'expression : «Je l'ai entendu a I~ radIO. » Nous faisons la différence entre VOIr une émISSIOn en direct ou en différé No é d • d d·· . . us proc -o~s ~ es Ishncbons sans fin grâce à divers adverbes

adJecti!~ et même certaines propositions. Je ne pens~ pas q,u Il pU,Isse y avoir la moindre confusion si l'on dit que 1 on VOlt avec un microscope.

Réalisme scientifique

Lorsqu'une image est une carte des interactions entre le spécimen et l'image du rayonnement et que la carte est, bonne, ~ors nous voyons avec un microscope. Qu est-ce qu une bonne carte? Après s'être débarr é ou ap è . di é é 1 ass r s a':Olr g r es aberrations et les artefacts, la cart~ devrrut présenter quelque Structure inhérente au spéclm~n dans un ensemble de relations bi- o~ tri­dImensIOnnelles semblable, pour l'essentiel, à celui du spéCImen.

C~ fait a-t-il une influence sur le réalisme scientifi­que. II faut admettre que cette influence est très modeste. Imagmons un lecteur attiré de prime abord

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par les thèses de Van Fraassen et qui considère que les objets qui sont seulement visibles avec un microscope acoustique ne peuvent être tenus pour observables. Ce lecteur pourrait changer d'avis et admettre telle catégo­rie d'objets dans la classe des entités observables. Cela ne menacerait en rien les principaux bastions philoso­phiques de l'anti-réaliste Van Fraassen.

Mais si nous en venons à la conclusion que nous voyons avec un microscope optique, s'ensuit-il que les objets que nous déclarons voir sont réels? Non. J'ai seulement proposé que nous ne restions pas bloqués dans l'ornière positiviste et phénoménologique du XIX' siècle et que nous nous permettions de dire que nous voyons avec un microscope. Un tel conseil sup­pose que l'on milite lortement en laveur du réalisme en microscopie, mais il revient à émettre une pétition de principe. C'est évident dans la citation sur la physique des hautes énergies avec ses propos optimistes sur l'observation des neutrinos et ce qui s'ensuit. Le physi­cien aussi est réaliste, il n'hésite pas à se servir du verbe « voir », mais cela ne prouve pas que les choses qu'il voit sont vraies.

Alors la microscopie émet-elle une pétition de prin­cipe en ce qui concerne le réalisme? Non. Nous sommes convaincus de l'existence des structures que nous observons à l'aide de divers types de microscopes. Cette conviction provient en partie du lait que nous savons nous débarrasser, systématiquement, des aberra­tions et des artefaels. Ce n'était pas le cas en 1800. Bichat bannit le microscope de ses salles de dissection car l'existence des structures qu'il donnait à voir ne pOU"\lait être confirmée. Mais maintenant nous nouS sommes à peu près complètement débarrassés des aberrations, nous avons supprimé de nombreux arte­facts, appris à ne pas tenir compte de certains autres et sommes toujours prêts à en pourfendre de nouveaux. Nous avons la conviction de voir les structures parce

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que nous pouvons physiquement interférer avec elles, par micro-injection par exemple. Notre conviction provient de ce que des instruments reposant sur des principes physiques entièrement différents mènent à l'observation de structures pratiquement identiques dans le même spécimen. Elle provient aussi de ce que nous comprenons clairement la plupart des théories physiques utilisées pour construire les instruments qui nous permettent de voir. Mais cette conviction théori­que joue un rôle relativement réduit. Ce qui nous convainc surtout, ce sont les extraordinaires confirma­tions apportées par la biochimie, confirmations de ce que les structures que nous discernons avec le micro­scope sont également caractérisées par des propriétés chimiques distinctes. En ce qui concerne la cellule, notre conviction ne provient pas d'une théorie à haute puissance déductive, une telle théorie n'existe pas, mais d'un grand nombre de généralisations solidaires et de faible portée nous permettant de contrôler et de créer des phénomènes avec le microscope. En bref, nous apprenons à nous déplacer dans le monde microscopi­que. TI est bien possible que la « Nouvelle théorie de la vision » de Berkeley ne nous dise pas tout sur l'acquisi­tion de la vision tridimensionnelle, mais elle nous met certainement sur la bonne voie quand il s'agit d'entrer dans ces nouveaux mondes à l'intérieur des mondes que · le microscope nous révèle.

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12. SPÉCULATION, CALCUL, MODÈLES, APPROXIMATIONS

Je crois être maintenant parvenu à décourager cette idée qui voudrait que n'existe, sous le nom d'« observa­tion », qu'une seule et monolithique pratique. Il nous faut maintenant appliquer la même tactique à l'autre membre de l'antique duo: La théorie. Comme l'obser­vation, la théorie n'est pas d'un seul bloc. Un exemple, simple mais riche, viendra illustrer ce point.

L'effet Faraday

Michael Faraday (1791-1867) était apprenti relieur quand, à vingt et un ans, il devint l'assis~t de Humphry Davy. Par la suite, il contribua à flllre pro­gresser nos connaissances et à transfonner nos machI­nes. Ses deux découvertes les plus mémorables sont associées : L'invention du moteur électrique (et inver­sement de la dynamo) et la découverte du fait que des changements de courant produisent des changements d'intensité magnétique (et inversement la rotation dans un champ magnétique engendre du courant. Il y a également ce que l'on appelle l'eff:t Faraday ou l'.effet magnéto-optique. Faraday découvnt que le magnétisme

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peut affecter la lumière. C'est d'une énorme importance historique. Ce fait suggéra qu'électromagnétisme et lumière pouvaient être unifiés en une seule théorie. James Clerk Maxwell dl\couvrit cette théorie en 1861 il en fit une présentation systématique en 1873. L'effet Faraday a été expérimentalement démontré en 1845.

Faraday, qui était profondément religieux, avait la conv;ction que toutes les forces de la nature sont reliées. Jusqu'en 1800, l'espace que Newton avait créé permit l'unification de la science. Cette année-là, comme nous l'avons vu au chapitre 10, William Herschel introduisit le problème de la chaleur rayonnante. La même année, Guiseppe Volta fabriqua la première cellule voltaïque. On disposait pour la première fois d'une source stable de courant électrique, pouvant affecter l'aiguille d'un compas magnétique, comme le montra 0ersted peu après. En 180 l, Thomas Young énonça la théorie ondulatoire de la lumière, mettant ainsi fin à un siècle de suprématie de la théorie newtonienne de la lumière comme rayonnement. En bref, l'unité newtonienne de la science était en ruine. Plus encore, il n'existait aucun lien apparent entre électromagnétisme, grav;té et lu­mière. Michael Faraday se pencha sur cette question. Dav;d Brewster, le grand expérimentateur dont il est question au chapitre 9, avait montré, en 1819, que l'on pouvait obtenir de la lumière polarisée en soumettant à des déformations certains types de verre. Intuitivement, Faraday établit l'analogie, si soumettre un solide à une tension peut affecter la transmission de la lumière, alors l'électrifier doit avoir le même effet. Faraday fit plu­sieurs tentatives en ce sens, en 1822, 1834, 1844. Puis en 1845 il abandonna l'électrification pour tenter la magnétisation. Là aussi il échoua jusqu'à ce qu'il utilise un verre dense qu'il avait mis au point de nombreuses années auparavant pour un tout autre usage. Il décou­vrit que le plan de polarisation d'un rayon lumineux effectue une rotation parallèlement aux lignes de force

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magnétique en traversant ce verre dense au borosyli­cate. Le physicien français M.E. Verdet (1824-1896) appliqua par la suite cette propriété à diverses autres substances, prouvant ainsi qu'il s'agissait d'une caracté­ristique générale de la nature.

Explication de l'effet Faraday (E) Faraday n'avait pas la théorie de sa découverte.

L'année suivante, en 1846, G.B. Airy (1801-1892) montra comment lui donner une représentation analyti­que dans le cadre de la théorie ondulat?ire de la lumière. Les équations concernant la lumière conte­naient quelques dérivées secondes du déplacement par rapport au temps. Airy ajouta quelques termes ad hoc, des dérivées du premier ou du troisième ordre. C'est un procédé normal en physique. Pour que les équations aient meilleure prise sur le phénomène, on ajoute quelques termes nouveaux et assez courants, 8.ans d'ailleurs savoir pourquoi l'un ou l'autre conVIent

mieux. En 1865, Kelv;n proposa un modèle physique : Le

champ magnétique fait tourner les molécules du bloc de verre sur des axes parallèles aux lignes de force. Ces rotations moléculaires s'associent aux vibrations indui­tes par les ondes de lumière et provoquent ainsi la rotation du plan de polarisation.

Le modèle de Kelvin [ut adapté par Maxwell dans le cadre de sa théorie électromagnétique de la lumière. Cependant, il ne s'harmonisait pas bien avec Ies détails expérimentaux rapportés par Verdet. AUSSI Maxwell eut-il recours à l'argument de symétrie pour déterminer les termes additionnels dans le cadre des équations différentielles déjà utilisées pour décrire le champ électromagnétique. Finalement, en 1892, H.A. Lorentz associa les équations de Maxwell à sa théorie de l'élec­tron. Ce qui donna l'explication encore en v;gneur

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aujourd'hui. L'effet est expliqué physiquement - à la manière de Kelvin - COmme un mouvement local autour des lignes de force. Cependant, il ne s'agit pas d'une mystérieuse rotation moléculaire kelvinienne mais plutôt d'un mouvement d'électrons induit électro: magnétiquement.

Six niveaux « théoriques»

Notre histoire permet de concevoir au moins six niveaux théoriques distincts. Ces niveaux ne peuvent être simplement classés selon leur degré de généralité ou de capacité déductive, mais ils correspondent plutôt à des modèles spéculatifs distincts. C'est Faraday et Vernet à sa suite qui fournirent le travail eXpérimental de hase. Les idées « théoriques » sont comme suit, par ordre chronologique :

1. Pous~é Pm: Sa foi en l'unité de la science, Faraday spécule qu Il dmt y aVOIr quelque lien entre électroma­gnétisme et lumière.

2. J?e la découvert~ de Brewster, Faraday tire une ~nalogle : Sous certaines conditions, l'électromagné­tisme peut affecter les propriétés polarisantes.

3. Airy fournit une représentation mathématique ad hoc.

4. ~elvin découvre un modèle physique, une image mécanIque de molécules en rotation dans le verre.

5. Maxwell se sert de l'argument de symétrie pour fournir une analyse formelle dans le cadre de la nou­velle théorie électromagnétique.

6. Lorentz fournit une explication physique dans le cadre de la théorie de l'électron.

Je ne prétends pas que ces divers types d'hypothèses se mamfestent en toute recherche, ni qu'ils adviennent nécessairement dans cet ordre. Cette histoire, assez baconienne, commence par une idée plutôt générale et une analogie, elle reçoit sa substance de l'expérience

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puis se développe en formules théoriques de plus en plus satisfaisantes. Il arrive souvent bien sûr qu'une grande découverte d'ordre spéculatif (6) soit à l'origine du processus. Cet exemple nous permet seulement d'illustrer le fait, connu mais facilement oublié, que le mot « théorie » recouvre un grand nombre de produc­tions diverses. Un dictionnaire indique que le mot « théorie» provient d'un mot grec qui, dans l'une de ses acceptions, signifie « spéculation •. Arrêtons-nous sur cette dernière acception.

La spéculation

Plutôt qu'une simple dichotomie, C.W.F. Everitt et moi-même favorisons une répartition tripartite des activités. On a ainsi la spéculation, le calcul et l'expéri­mentation.

Le mot «spéculation» peut s'appliquer à toutes sortes d'opérations, boursières ou autres. Par « spécula­tion » j'entends ici la représentation intellectuelle de quelque chose qu'il est intéressant de connaître, un jeu et une remise en ordre des idées permettant de donner au moins une compréhension qualitative de certains aspects du monde.

Les spéculations sont-elles uniquement d'ordre quali­tatif? Non, bien sûr. La physique est une science quantitative. Cependant, la plupart des théories ont quelques paramètres libres que l'expérience vient rem­plir. La théorie sous-jacente est plus qualitative. On sait par exemple, depuis longtemps, que la distance parcou­rue par un corps soumis à l'attraction terrestre est en raison du carré du temps de la chute. On représente cela sous la forme 1/2 gt'. La valeur numérique de l'accélé­ration locale de la gravitation, g, ne fait pas partie de l'hypothèse initiale. Ce vide nous le remplissons par des mesures non théoriques. Dans l'état actuel des choses, toute théorie quantitative dit en fm de compte : « Les

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équations sont de telle et telle fonne avec certaines constantes naturelles qu'il faut remplir, empirique­ment ». Pendant longtemps, on a poursuivi le rêve lelbruzlen de se débarrasser par l'explication des cons~tes fondamentales, mais, si ce programme reste sédUIsant, force est. de constater qu'il est peu prodigue en r~sultats. AinsI, en dépIt de toute sa panoplie quantitative, la spéculation demeure qualitative pour l'essentiel.

Il existe au moins autant de modes de représentation que de types de spéculation. Il y a les modèles physi­ques, dont l'explication de l'effet Faraday par Kelvin est un exemple. Puis il y a les structures mathématiques. Ces deux approches ont mené à des découvertes re­marquables. En ce qui concerne la science du XIX' siè­cle, on a souvent prétendu, à tort, que les physiciens allemands fa~~risaient l'approche mathématique tandis que les phySICIens anglais se spécialisaient plutôt dans les modèles physiques. En fait les deux voies sont étroitement imbriquées et les chercheurs impliqués dans rune ou l'autre en viennent souvent à découvrir pratiquement les mêmes faits . Plus encore, la plupart des modèles physiques, dont celui de Maxwell, s'avè­rent à plus ample examen mettre en œuvre des structu­res abstraites. Ainsi, la mécanique statistique de ce dernier ne se composait pas de particules concrètes mais d'équations différentielles sans signification physi­que. immédiate. Inversement, en Allemagne, les mathé­matiques appliquées reposaient essentiellement sur la description de modèles physiques. Ces diverses facettes de l'esprit humain ne sont pas, en général, séparables elles continueront à s'influencer et à se transfonne; suivant des processus que nous ne pouvons prévoir.

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Le calcul

Kuhn fait remarquer que la science nonnale est question d'articulation. La théorie doit être articulée pour avoir meilleure prise sur le monde et s'ouvrir à la vérification eXpérimentale. Dans un premier temps, la plupart des spéculations ont beaucoup de mal à avoir prise sur le monde. Il y a deux raisons à cela. Il est rare d'abord que l'on puisse immédiatement déduire d'une Spéculation des conséquences qui soient, même en principe, vérifiables. Ensuite, il arrive souvent que l'on ne puisse vérifier une proposition, pourtant vérifiable en principe, simplement parce que personne ne sait comment procéder aux essais. De nouvelles idées expérimentales, de nouvelles technologies sont néces­saires. Dans l'exemple de Herschel et de la chaleur rayonnante, le thermocouple et les idées de Macedonio Melloni furent nécessaires pour que les spéculations initiales de Herschel puissent être approfondies.

Ainsi l'articulation de Kuhn recouvre deux opéra­tions distinctes: l'articulation de la théorie et l'articula­tion de l'expérience. La plus théorique de ces deux activités, je l'appellerai arbitrairement « calcul ». Et par « calcul» je n'entends pas un simple alignement de chiffres, mais l'altération mathématique d'une hypo­thèse donnée qui se trouve ainsi en résonance plus intime avec le monde.

Newton fut un grand spéculateur, il fut aussi un grand calculateur. Il inventa le calcul différentiel pour com­prendre la structure mathématique de ses spéculations sur le mouvement des planètes. Newton fut aussi un expérimentateur doué. Peu d'hommes de science ont fait preuve de talents aussi multiples. P.S. Laplace (1749-1827) est l'exemple même du calculateur de génie. Sa mécanique céleste fut une application sublime des théories de Newton sur le mouvement planétaire. Newton avait laissé de nombreuses questions en sus-

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pens. Une nouvelle mathématique était nécessaire pour répondre ou même parfois pour poser ces questions. Laplace regroupa toutes les données de manière remar­quable. Il est aussi connu pour la très importante contribution qu'il apporta à la théorie des probabilités. Au début d'une célèbre conférence inaugurale sur les probabilités, il donna une interprétation, désormais classique, du déterminisme. Il y a affirmait que, les équations gouvernant l'univers et un ensemble de conditions préliminaires étant donné, un esprit suprême pourrait prévoir la position et le mouvement de chaque particule pour tous les temps à venir. On a l'impression que Laplace concevait cet ttre suprême comme une version légèrement améliorée de lui-même, le Grand Calculateur. Laplace appliqua les idées newtoniennes d'attraction et de répulsion à la plupart des sujets, y compris la chaleur et la vitesse du son. Comme je l'ai déjà fait remarquer ci-dessus, au moment même où les puissants calculs de Laplace venaient couronner l' (IlU­

vre de Newton, de modestes expérimentateurs, avec leurs cellules voltaïques, leurs compas et leurs filtres optiques de différentes couleurs, étaient en train de saper les bases du programme newtonien.

Le schéma hypothético-déductif

La distinction que j'opère entre spéculation, calcul et expérimentation n'est pas en contradiction avec les vi~ions traditionnelles, hypothético-déductives, de la SCIence, comme celle de N.R. Campbell dans son livre Physics, the Elements (1920, réédité sous le titre d~ Foundations of science), telle qu'elle a été élaborée par R.B. Braithwaite dans son livre, Scientific Exp/ana/ion (1953). Campbell fait remarquer que même dans une théorie acbevée, les énoncés théoriques ne se raCCor­dent à rien de directement observable. Il est, par exemple, impossible de concevoir la moindre expé-

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rience à partir des propositions centrales de la physique classique. Partant de cette constatation, Campbell dis­tingue deux niveaux de propositions. Les hypothèses d'abord, c'est-à-dire « les énoncés concernant certains groupes d'idées qui caractérisent la théorie >. Un « dic­tionnaire » ensuite, que Braithwaite appelle le diction­naire campbellien, comprenant «les énoncés sur le rapport entre ces idées et quelques autres de nature différente ».

Du point de vue de la linguistique, je n'approuve pas la distinction ici effectuée, mais il faut admettre que l'idée a du vrai. Elle est plus proche de la réalité que l'image binaire opposant conjecture à réfutation. Camp­bell et Braithwaite donnent la réponse à une énigme. Si la spéculation tend à fournir une structure qualitative pour certains domaines et si, c'est ma thèse, l'expéri­mentation mène parfois sa vie propre, alors où se trouve la jonction entre les deux? Réponse: c'est au calcul que l'on doit cette structure hypothético-déductive plutôt serrée, caractéristique des manuels scolaires. Les calcu­lateurs rédigent le dictionnaire. Ils construisent un pont sémantique entre théorie et observation. Il n'est pas nécessaire, en général, que spéculation et expérience soient fortement reliées, car l'activité que je nomme « calcul» les rapproche sulfisamment pour que l'on puisse discerner une jonction quantitative entre les deux.

Je n'ai pas l'intention de proposer une classification exhaustive comprenant trois catégories bien distinctes. Je dis seulement que la meilleure version de l'histoire hypothético-déductive, en trois parties plutôt que deux, n'est encore qu'un instantané flou, même s'il n'est pas totalement inutile, de trois sortes de capacité qu'il est important de distinguer dans les sciences mathématisées qui sont arrivées à maturité.

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Modèles

La référence au schéma hypothético-déductif prouve que la division en spéculation, calcul et expérience est conservatrice. Les divers niveaux d'énoncé théorique illustrés par l'effet magnéto-optique ne nous sont pas si étrangers. Le livre de Nancy Cartwright, How the Laws of Physics Lie (1983), se distingue plus radicalement de la tradition. Jusqu'ici, j'ai fait comme si mettre en prise la théorie et les déterminations naturelles possibles n'était qu'une question d'articulation et de calcul. On commence par des spéculations auxquelles on donne graduellement forme et cette forme permet à son tour de concevoir des expériences. Mais les choses ne se déroulent pas ainsi, car il existe une activité intermé­diaire, que l'on pourrait appeler la « construction de modèles» et qui est d'énorme portée.

Chaque science a ses « modèles». Aux débuts de la biologie moléculaire, les modèles de molécules étaient semblables à ces modèles réduits d'avion qui occupent les loisirs des enfants. C'est-à-dire qu'ils se composaient de fil de fer, de bois, de plastique et de colle. J'ai vu des greniers pleins de modèles de biologie moléculaire, oubliés là, et qui se composaient de rondelles, d'ai­mants, d'une masse de papier argenté et de diverses autres choses du même genre. Certains physiciens du XIX' siècle fabriquaient aussi des modèles de « poche» des éléments constitutifs de la nature, des modèles composés de poulies, de ressorts, de cordes et de cire à cacheter. Mais, en général, un modèle est en physique quelque chose que l'on se représente avec l'esprit plutôt qu'avec les mains. Mais même ainsi, on découvre un étrange mélange d'images et de mathématiques. Pre­nons-en pour exemple un manuel de bon niveau, comme le livre de N. Mott et 1. Sneddon, Wave Mechanics. On y trouve des phrases de ce genre :

« Sous une forme idéalisée, le problème suivant est

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instructif même s'il n'a trait à aucun phénomène physi­que réel» (p. 49).

« Comportons-nous d'abord avec le noyau comme s'il était de masse infinie» (p. 54). « Considérons la molécule comme une tige rigide» (p. 60).

« Nous calculerons maintenant les niveaux d'énergie d'un électron dans un atome soumis à un champ magnétique sans tenir compte du spin» (p. 87).

« Cependant, pour les particules libres, nous pou­vons sans affecter le résultat prendre les potentiels avancés ou retardés, ou mettre les résultats sous forme symétrique» (p. 342).

Cette dernière citation apporte de l'eau au moulin de Cartwright. Trois modèles, dont un au moins pourrait (logiquement) correspondre vraiment au monde physi­que, étant dans cette citation indifféremment et permu­tablement appliqués à un problème particulier.

Le rôle des modèles Disons qu'il y a des théories, des modèles et des

phénomènes. Il serait normal de penser que les modèles sont doublement des modèles. Ils sont modèles pour les phénomènes et modèles pour la théorie. Les théories étant toujours trop complexes pour que l'on puisse discerner leurs conséquences, nous les simplifions sous forme de modèles mathématiques maniables. En même temps, ces modèles sont des représentations approxima­tives de l'univers. Selon cette image, il s'agit avec 1'« articulation» chère à Kuhn de construire un modèle pouvant être mis en œuvre par l'esprit et les techniques de calcul connues. Ce qui nouS mène aux propositions suivantes:

1. Les phénomènes sont réels, nous les voyons se produire.

2. Les théories sont vraies ou du moins visent à atteindre la vérité.

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3. Les modèles sont des intermédiaires triant quel­ques aspects des phénomènes réels et les reliant, en simplifiant les structures mathématiques, aux théories qui gouvernent les phénomènes.

Ainsi, selon cette image, les phénomènes sont réels et les théories visent à atteindre la vérité et s'en rappro­chent souvent beaucoup. Oui, il existe des exemples illustrant très exactement cette relation. Cartwright fait également remarquer que l'on pourrait donner des exemples de nombreux autres types de relation. Elle en décrit quelques-uns en détail. J'en mentionnerai seule­ment deux ici, sans reprendre ses exemples.

Réalisme à propos de quoi ? Le réalisme scientifique est ici tout particulièrement

concerné. Cartwright est pour l'essentiel anti-réaliste à propos des théories. Pour cela, elle s'appuie en partie sur les modèles. Elle fait remarquer que non seulement les modèles ne peuvent être déduits de la théorie qui les englobe, mais plus encore que les physiciens utilisent à leur gré divers modèles qui, sans pourtant se recouper, cohabitent tous au sein de la même théorie. Et cepen­dant,fces modèles sont les seules représentations formel­les disponibles des lois phénoménologiques que nous tenons pour vraies. Elle affirme que seules ces lois phénoménologiques nous permettent d'avancer. Toutes les modélisations de ces lois ne peuvent être vraies ensemble puisqu'elles ne sont pas compatibles. Et rien ne permet de penser qu'un modèle est supérieur à un autre. Aucun n'est vraiment justifié par la théorie qui le porte. Plus encore, les modèles ont tendance à résister aux cfiangements de théorie, c'est-à-dire que le modèle est conservé même si la théorie s'avère inadéquate. Il y a plus de vérité locale dans les modèles incompatibles que dans les théories, pourtant plus sophistiquées.

On peut dire qu'il s'agit là d'une remarque concer-

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nant l'état présent de la science. Le réaliste, argumente­t-on, évoque l'idéal, le futur. Peut-être se dirige-t·on vers un avenir où, par simplification des modèles, les théo­ries se relieront graduellement aux lois des phénomè­nes. C'est la vérité que nous cherchons à atteindre.

Je répondrai à ceci de manière inductive. Depuis 1840, on constate qu'en physique seulement, le nombre des modèles (incompatibles) utilisés avec succès croît d'année en année. L'idéal de la science n'est pas l'unité mais dans une abondance et diversité de plus en plus grandes.

Cette remarque n'empêche 'pas que l'on éprouve une admiration intense pour les projets qui tentent d'unifier la science. La découverte de l'effet magnéto-optique par Faraday est une leçon pour nous tous. Le grand cosmo­logiste Stephen Hawking avait choisi pour thème de sa conférence inaugurale de 1980, à l'université de Cam­bridge : «La fin est-eUe proche pour la physique théorique? ». A cette question, il répondit par l'affirma­tive. Nous aurons une "théorie unifiée. Il ajDuta : une théorie qui laissera intacte la plus grande partie de la physique, car il sera encore nécessaire de faire de la physique appliquée pour découvrir ce qu'il advient cas par cas.

Approximation

Les relations entre modèles, théories et phénomènes sont complexes et variées. L'approximation a l'air plus simple. Cartwright montre qu'il n'en est rien. Nous avons habituellement, de l'approximation, la notion suivante : on commence par quelque chose de vrai et, pour éviter la confusion, on écrit une équation qui est seulement approximativement vraie. Mais, même si de telles approximations nous éloignent parfois de la vérité, on en trouve beaucoup plus qui nous en rappro­chent. En physique mathématique, de nombreuses

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théories sont doublées d'une représentation structurelle comportant quelques équations à un niveau purement hypothétique, des équations qui sont déjà des simplifi­cations d'équations ne pouvant être résolues. Pour qu'elles s'adaptent à un quelconque niveau de la loi phén.oménologiqu~, il existe un nombre sans fin d'ap­proxunatIons possibles. Après de nombreuses tentati­ves, on s'aperçoit qu'une certaine approximation s'ac­corde bien au phénomène. Rien dans la théorie n'indi­que qu'il s'agit bien de l'approximation que nous allons utiliser. Rien dans la théorie ne nous permet de penser que l'on tient là la vérité. Mais c'est quand même la vérité, s'il en est. '(Cartwright fait remarquer que la

rth~orie elle-même ~'est pas porteu~e de vérité. Elle n'est qu une représentatIon qUi nous aIde à penser. S'il y a quelque vérité à notre portée, elle se trouve dans les ~pprOximations plutôt que dans la théorie sous-jacente. .

Le monde

. ~artwright conclut son essai général en reprenant la distinction opérée par Pierre Duhem, en 1906, entre deux sortes d'esprit, l'esprit profond mais étroit des Français et l'esprit large mais peu profond des Anglais (ne soyons pas chauvins et ne chicanons pas sur le fait qu'à l'époque de Duhem la physique mathématique la plus profonde était allemande et que le modèle du monde physique le plus englobant était d'origine écos­saise. Quant au Lagrange de la citation ci-dessous, il était fier d'être italien).

«L'esprit français [écrit-elle) voit les choses de manière élégante et unifiée. A partir des trois lois du mouvement et de la loi de la gravitation de Newton, il a produit les splendeurs abstraites des mathématiques lagrangiennes. L'esprit anglais, dit Duhem, est en exacte opposition. Il édifie par fragments, assemble des engre­nages et des poulies et fait en sorte que la corde ne

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s'emmêle pas. Il contrôle en simultané des milliers de détails différents sans imposer vraiment un ordre ou une organisation abstraite. Entre un réaliste et moi, la différence est presque théologique. Le réaliste pense que le créateur de l'univers a œuvré à peu près comme un mathématicien français. A mon avis, Dieu a plutôt l'esprit désordonné des Anglais» (p. 19).

Pour ma part, je préfère une fiction argentine. Dieu n'est pas l'auteur d'un Livre de la Nature comme les Européens se l'imaginaient autrefois. C'est une biblio­thèque borgésienne qu'il a plutôt composée et chacun de ses livres est aussi court que possible en même temps qu'incompatible avec les autres. Aucun de ses livres ne fait double emploi. Chacun correspond à un fragment humainement accessible de la Nature de sorte que, à l'exception de tout autre, il permet de comprendre, de prévoir et d'influencer les événements se déroulant dans ce domaine précis. Loin d'être désordonnée, cette conception est une sorte de leibnizianisme du Nouveau Monde. Leibniz disait que Dieu avait choisi de créer un monde où l'extrême variété des phénomènes était régie par les lois les plus simples. C'est exactement ça, mais le meilleur moyen d'obtenir le plus grand nombre de phénomènes avec le plus petit nombre de lois, c'est de faire en sorte que ces lois soient incompatibles les unes avec les autres et que chacune s'applique à ceci ou à cela plutôt qu'à l'ensemble.

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13. LA CRÉATION DES PHÉNOMÈNES

De tous les rôles joués par l'expérience, il en est un que l'on n'a même pas songé à dénommer tant il est négligé. Il s'agit de la création des phénomènes. Tradi­tionnellement, les scientifiques ont la réputation d'ex­pliquer les phénomènes qu'ils découvrent dans la nature. Je pense, quant A moi, qu'ils créent souvent les phénomènes qui deviennent alors les clés de voûte de la théorie.

Le mot « phénomène » a une longue histoire philo­sophique. Pendant la Renaissance, certains astronomes tentèrent de « sauver les phénomènes », c'est-A-dire de produire un système de calcul qui s'adapte aux régula­rités connues. Ces tentatives étaient loin de faire l'una­nimité. Comment être plus méprisant que Francis Bacon écrivant dans un essai de 1625, Superstition: « Ils sont comme les astronomes qui inventèrent les excentriques, les épicycles et toutes ces histoires d'orbes pour sauver les phénomènes alors même qu'ils savaient que de telles choses n'existent pas. » Cependant le grand historien et philosophe des sciences, l'éminent anti-réaliste français, Pierre Dubem, devait reprendre avec admiration la même formule pour un de ses livres, Sauver les phénomènes (1908). Bas Van Fraassen A son

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tour en fait le titre d'un chapitre de son livre, The Scientific Image. Ces divers auteurs enseignent qu'une théorie fournit le cadre fonnel nécessaire au regroupe­ment des phénomènes dans un ordre cohérent. Mais la théorie ne désigne rien de réel quand elle s'étend au-delà des phénomènes. Ils considèrent comme allant de soi que les phénomènes sont découverts par l'obser­vateur et l'expérimentateur. Comment puis-je soutenir alors qu'un des rôles essentiels de l'expérimentation est de créer les phénomènes? Suis-je en train de proposer quelque idéalisme ultime où nous fabriquerions les phénomènes, alors que même Duhem les considère comme «donnés»? Au contraire, la création des phénomènes milite plus fortement encore en faveur d'un réalisme scientifique radical.

Excursion philologique

Le mot « phénomène» a une longue généalogie philosophique. Il vient du verbe qui signifie « apparaî­tre » en grec et dénote une chose, un événement ou un processus qui peut être vu. Dès l'origine, il a été utilisé pour exprimer des pensées philosophiques sur l'appa­rence et la réalité. Ainsi ce mot est une véritable mine philosophique. Il a cependant un sens assez précis dans les textes scientifiques courants. Un phénomène est notable. Un phénomène est discernable. Un phéno­mène est, communément, un événement ou un proces­sus d'un certain type qui advient régulièrement dans des circonstances définies. Il peut également désigner un événement unique doté d'une importance particulière. Une fois connue la régularité présentée par un phéno­mène, nous l'exprimons sous fonne d'une généralisa­tion comparable à une loi. Parfois c'est la régularité elle-même que l'on appelle phénomène.

Mais pour les Anciens, les phénomènes étaient les objets changeants des sens, par opposition aux essen-

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ces, la réalité permanente. Ainsi, pour eux, les phéno­mènes étaient distincts de la réalité. Un positiviste contemporain, comme Van Fraassen, soutient lui que les phénomènes sont la seule réalité. Le mot « phéno­mène » reste neutre entre ces deux doctrines.

Les philosophes grecs opposaient les phénomènes aux noumènes, les choses telles qu'elles sont en soi. Kant adapta ces conceptions à la philosophie moderne et rendit le nouménal inconnaissable. Toute science de la nature devint science des pbénomènes. Puis vint le chant du coq positiviste. On peut ne pas tenir compte de l'inconnaissable, comme s'il n'existait pas. Le mot « phénomène » en vint à connoter, pour certains philo­sophes empiristes, les données des sens, le privé, le personnel ou les sensations. Le phénoménalisme est. la doctrine suivant laquelle, selon les termes de J.S. MIll, les choses ne sont que les possibilités pennanentes de la sensation et le monde extérieur se compose des données des sens présentes et virtuelles.

Le mot « phénoménologie» fut introduit en 1764 par le physicien J.H. Lambert pour désigner la science des phénomènes, mais il a ~nsuite pris deux sens bien distincts. Les philosophes savent que la Phénoménolo­gie de l'esprit de Hegel est l'étude de la façon dont l'esprit se développe en passant par diverses étapes où il apprend à ' se connaître comme apparence pour finalement se saisir comme réalité. Au début du siècle, le mot « phénoménolgoie» fut adopté par l'école de philosophie allemande, dont Husserl était le membre le plus éminent. Pour ma part, j'étais tellement habitué à ce sens philosophique du mot que, donnant une confé­rence sur le sujet dans le cadre du colloque Perspective de l'Université Notre-Dame, je fus surpris d'apprendre qu'au département de physique de cette même univer­sité, on avait embauché un phénoménologue. La phé­noménologie est une partie importante de la physique des particules et des solides. Si l'idée vous a pris de

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vérifier mes propos sur les muons et les mésons, au chapitre 8, vous vous êtes probablement tournés vers quelque référence classique, comme le livre de H. Be­the Mesons and Fields. Là vous avez découvert que l'exposé sur les muons est suivi d'un long passage sur la phénoménologie. Je fais du mot « phénomène» le même usage que les physiciens. Il est nécessaire de le maintenir à rustance aussi grande que possible du phénoménalisme des philosophes, de la phénoménolo­gie et des données des sens flottantes et privées. Un phén?mène pour moi c'est quelque chose de public, de réguher, pouvant être comparable à une loi mais parfois aussi exceptionnel. '

Ainsi, j'utilise ce mot selon le modèle fourni par la physique et l'astronomie. Les veilleurs d'étoiles de la Renaissance ne faisaient pas la différence entre le mouvement régulier des sphères qu'ils observaient et les événements particuliers, tels que l'occultation de Mars, dont ils espéraient que l'on prouverait qu'ils provier:ment .de quelque structure céleste comparable à une .101. Mms les astronomes étaient des philosophes aUSSI, plus proches que nous de la vision grecque du monde. Les phénomènes étaient des «apparences». L'historien des sciences Nicholas Jardine me fit une fois remarquer que Kepler soutenait qu'il fallait imputer à un défaut de notre système solaire le fait que, au moment où nous levons la tête, nous apercevons des phénomènes, le mouvement apparent des planètes, plutôt que les vraies trajectoires et emplacements des corps célestes.

Résoudre les phénomènes

Le discours des anciens astronomes sur la nécessité de sauver les phénomènes était parfois tout à fait sérieux, mais je pense que souvent, longtemps avant Bacon, on en faisait un usage un peu plus ironique. Au

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cours du XVII' siècle, l'emploi scientifique du mot « phénomène» s'étenrut à tout ce que l'on appelait les « phénomènes de la nature». Ce qui comprenait à la fois les régularités semblables à des lois et ce que nos compagnies d'assurance modernes continuent d'appeler des « actes de Dieu » : des pures horreurs comme un tremblement de terre par exemple. Pour Daniel Defoe, le fait qu'une étoile soit visible à midi est un phéno­mène. Un phénomène pouvait bien être une anomalie plutôt qu'une régularité connue.

L'expression «sauver le phénomène» subit de nombreuses transformations. D'origine grecque, le mot « sauver» se rut salvare en latin. Ce qui donna au XVII' siècle non pas « sauver» (save) mais « résoudre » (solve). C'est ainsi, par exemple, que David Hume parle de la «solution du phénomène». Ce par quoi il entendait assez justement l'explication du phénomène, précisément l'opposé de ce que veut rure Dubem lorsqu'il parle de sauver le phénomène! Tous ceux qui souhaitent que la philologie donne quelques leçons à la philosophie doivent se sentir mortifiés. La généalogie du mot « phénomène» est-elle devenue folle au point que je n'ai aucune chance de rattacher au mot le sens qui m'intéresse? Pas du tout, l'emploi que je fais de ce mot est tout à fait valide et ce d'autant plus qu'il est aujourd'hui le sens dominant dans les sciences expéri­mentales. Au XVlll' siècle, l'emploi principal du mot « phénomène» correspondait tout à fait au mien. On pourrait penser que Berkeley est un parfait contre­exemple, on affirme aujourd'hui qu'il était phénoména­liste et cherchait à réduire le monde extérieur aux données des sens. C'est plutôt le contraire. Même dans Siris (1744) qu'il écrivit vers la fin de sa carrière, on trouve plus de quarante fois le mot « phénomène» . Ce livre est un merveilleux traité, quoique un peu dément, abordant tous les sujets, de la constipation à la croyance en Dieu en passant par la science. Il emploie l'expres-

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sion « les phénomènes de la nature », conformément à l'usage de son époque, pour dénoter des régularités connues. Berkeley considérait, il est vrai, que tous les phénomènes sont des apparences. Mais ce n'est pas p~ce qu'ils sont donnés par les sens! Dans les parties phIlosophiques de son livre, Berkeley critique les phIlosophes naturalistes anglais qui travaillent dans la tradition instaurée par Boyle et Newton. Sa version de la solution des phénomènes est tout à fait immatérialiste et plutôt anti·réaliste, mais ses remarques dérivent de ses théories sur la matière et la causalité et non de quelque sens particulier du mot « phénomène» où ce mot dénoterait une donnée des sens.

On ne peut ici accorder tout à fait foi au dictionnaire. L'Oxford English Dictionary, aussi riche soit-il en exemples, se trompe souvent sur les termes philosophi­ques parce qu'il reflète le style anachronique de la philosophie qui avait cours dans la ville où ce grand livre fut écrit. Ainsi il nous dit que le mot « phéno­mène» en est venu à signifier « le contenu direct de l'expérience des sens » avec la publication en 1788 du livre de Thomas Reid, Active Powers of the Human MimI. Cette interprétation ne rend même pas justice aux sources qu'eUe cite. Reid parle des phénomènes de la nature et, comme Berkeley, donne comme exemple type l'effet de l'aimant sur un compas. Cet effet n'est pas quelque «contenu direct de l'expérience des sens » comme le prétend le dictionnaire, mais une régularité observable de la nature. Reid défend la ligne newto­menne orthodoxe que Comte intégrera à son positi­visme : Apporter une solution aux phénomènes c'est fournir des lois descriptives et non discourir sur les causes efficientes.

C'est à la philosophie allemande que nous devons la résurgence du sens « philosophique » du mot « phé­nomène » tel qu'il est aujourd'hui codifié aussi bien par l'école phénoménaliste anglaise que par l'école de

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phénoménologie continentale. Paradoxalement, si les Anglais s'en étaient tenus à leurs maîtres, Berkeley ou Reid, ils ne seraient jamais tombés dans les excès d'empirisme qui les caractérisent.

Les effets Quand les physiciens mettaient la main et l'esprit sur

un phénomène vraiment instructif, ils l'appelaient un effet. Je ne sais pas vraiment de quand date cette pratique, mais elle était déjà commune vers 1880 : effet Faraday ou magnéto-optique, effet Compton, effet Zeeman, effet photoélectrique, effet Zeeman «anor­mal », effet Josephson. Everitt fait remarquer que Maxwell parle de l'effet Peltier dans sa Theory of Heat (1872), l'usage de ce mot trouve peut-être là son origine.

Les « effets » ont vraiment commencé à proliférer en physique vers le milieu des années 1880. Ce qui est sans doute symptomatique d'une nouvelle étape fran­chie par la physique. Qu'est-ce qu'un effet et pourquoi en vient-on à appeler quelque chose un «effet» ? Prenons comme exemple l'effet découvert par E.H. Hall en 1879 alors qu 'étudiant à l'université John Hopkins, il effectuait des recherches dans le laboratoire de physique nouvelle de Rowland. Rowland avait demandé à Hall d'enquêter sur une remarque faite incidemment par James Clerck Maxwell. Dans son livre, Treatise on Electricity and Magnetism, Maxwell prétendait en effet que lorsqu'un conducteur traversé par un courant est soumis à l'influence d'un champ magnétique, ce champ agit sur le conducteur mais pas sur le courant. Jed Z. Buchwald, dans une récente étude sur l'effet Hall, se sert de l'anecdote pour tenter de ressaisir en partie l'esprit de la théorie maxwellienne. Hall supposait que Maxwell voulait dire que la résis­tance du conducteur pouvait être affectée par le champ

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OU qu'un potentiel électrique pouvait être induit. Hall ne parvint pas à obtenir le premier effet mais localisa finalement le second. Il obtint une différence de poten­tiel de part et d'autre d'une feuille d'or, perpendiculai­rement au champ magnétique et au courant. Certaines des explications initiales de cette expérience s'avérèrent défectueuses parce que la différence de potentiel de certains conducteurs s'exerce en sens inverse de celle de l'or. Hall décrit lui-même l'effet comme un phéno­mène et à la rubrique « effet Hall » la plupart des grands dictionnaires de physique commencent par : «Le phénomène qui ... ». Dans son agenda, à la date du 1 0 novembre, Hall écrivit, après avoir décrit quelques expériences qui venaient de connaître un remarquable succès: « Même alors, il semblait peu prudent de croire qu'on avait découvert un nouveau phénorMne, mais maintenant, après avoir reproduit l'expérience pendant deux semaines sous diverses circonstances et souvent avec succès ... il n'est peut-être pas trop tôt pour déclarer que l'aimant a bien un effet sur le courant électrique, ou du moins un effet sur le circuit, qui n'avait jamais auparavant été expressément observé ou prouvé» (1).

Une seule remarque émanant de la perspective théorique de Maxwell avait suffi à attirer l'attention de Hall. Ce qu'il découvrit n'était certainement pas ce que Clerk Maxwell s'attendait à trouver. De son côté Hall ne vérifiait pas non plus une théorie. C'était de l'explora­tion, comme si Maxwell avait dit qu'il existait peut-être des îles dans un océan inconnu.

Phénomènes et effets sont du même type : des régularités discernables et dignes d'être remarquées. Les mots «phénomène» et «effet» sont souvent considérés comme synonymes, cependant ils indiquent des directions différentes. Le phénomène évoque, dans quelque gisement profond de la mémoire, l'image

1. Cité par Jed. Z. Buchwald, Centaurus 23 (1979), p. 80.

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d'événements qui peuvent être enregistrés par un observateur de talent regardant les étoiles sans interve­nir dans le monde. L'effet nous rappelle plutôt ces grandes expériences qui ont donné leur nom à nombre de ces effets : les hommes et les femmes, les Compton et les Curie, qui intervinrent dans le cours de la nature pour créer une régularité qui, au moins au début, ne pouvait être perçue comme régularité (ou comme anomalie) que sur fond d'une plus ample élaboration théorique.

Création

Hall n'a pas créé l'effet qui porte son nom. Il découvrit que si l'on fait passer un courant dans une feuille d'or soumise à un champ magnétique on obtient un potentiel perpendiculairement au champ et au courant. Par la suite, Hall et d'autres chercheurs explo­rèrent diverses variantes de cet effet. Qu'est-ce qui se passe par exemple si le conducteur n'est pas en Of, ou si l'on utilise des semi-conducteurs? Toutes ces recher­ches demandaient de l'ingéniosité. Le matériel était fabriqué artisanalement. Il fallait innover en de nom­breux domaines. Mais nous persistons à croire que les phénomènes révélés en laboratoire sont le fruit du divin labeur, qu'ils sont déjà là attendant d'être découverts.

Une telle attitude est naturelle du point de vue d'une philosophie dominée par la théorie. Nous énonçons des théories sur le monde. Nous nous risquons à proposer diverses lois de la nature. Les phénomènes sont des régularités, des conséquences de ces lois. Étant donné que nos théories visent à appréhender ce qui est depuis toujours la vérité de l'univers - Dieu en a écrit les lois dans Son Livre, avant le commencement - il s'ensuit que les phénomènes ont toujours été là, attendant que quelqu'un les découvre.

Je suggère au contraire que l'effet Hall n'existe pas en

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deh?rs de certains appareils. La technologie, fiable et famIlIère, est devenue l'équivalent moderne de ces appareils. L'effet, au moins à l'état pur, ne peut advenir sans ce matériel.

Cela semble paradoxal. N'e,oste-t-il pas, quelque part dans la nature, du courant passant par un conducteur pe~endiculairement à un champ magnétique, et pro: dwsant un potentiel? Oui et non. Si, quelque part dans la nature, l'on découvrait tous ces facteurs associés, sans cause artificielle, alors on pourrait dire que l'effet Hall s.e produit vraiment. Mais, hors laboratoire, les condi­bons ne sont jamais aussi parfaites. Certains événe­ments naturels résultent bien de l'effet Hall et d'un ~rand no~br~ d'autre~ effets. Mais ce mode d~ descrip­tion, pnvIléglant les mteractions et résultats de nom­breuses lois différentes, est orienté par la théorie. Il correspond à notre façon d'analyser les événements complexes. Mais nous ne devrions pas imaginer Dieu introduisant l'effet Hall d'une main et une loi quelcon­que de l'autre pour voir ensuite ce qu'il en résulte. Dans la nature, seule la comple,oté existe et nous sommes remarquabl~ment capables de l'analyser. Nous y parve­nons en défImssant, par opération de l'esprit, de nom­breuses lois différentes. Mais aussi en produisant en laboratoire des phénomènes purs et isolés.

Nous imaginons que diverses lois naturelles s'asso­cient pour donner une « résultante ». C'est une méta­phore que nous devons à la mécanique. Vous avez cette force-ci et cette force-là, ce vecteur-ci et ce vecteur-là et vous pouvez visualiser ce qui en résulte en dessinant de jolis diagrammes à l'aide d'une règle et d'un compas. JOh,n Stuart Mill avait fait remarquer, il y a longtemps déJa, que les faIts concernant la mécanique ne peuvent être généralisés. La plus grande partie de la science n'est pas mécanique.

A la Renaissance, le mot « phénomène» dénotait surtout les régularités et anomalies astronomiques et

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solaires. Ceux qui ne veulent pas partager ma fiction borgésienne peuvent toujours s'imaginer que Dieu, longtemps avant qu'il ne crée le soleil et la terre, avait quelque Théorie du Champ Universel en tête. Il fit les cieux et la terre et les soumit à la gravitation et autres principes de champ. Nous nous imaginons que les lois ont toujours été là. Mais les phénomènes, ce que les anciens astronomes appelaient les phénomènes, n'e:xis­taient pas avant la création de notre bout d'univers. De même, je suggère que l'effet Hall n'e,ostait pas avant que ce dernier, avec une grande habileté, comprenne comment l'isoler, le purifier et le recréer en laboratoire. Pour prendre un exemple plus récent, il n'y avait ni maser ni laser dans l'univers il y a vingt ans. Peut-être est-ce faux, peut-être y en avait-il un ou deux (on a récemment évoqué le maser à propos de certains phénomènes astronomiques). Et cependant l'univers est maintenant doté de dizaines de milliers de lasers dont certains se trouvent à quelques kilomètres de l'endroit d'où j'écris.

La rareté des phénomènes

Ce n'est pas un hasard si, à la Renaissance, le mot « phénomène» a d'abord été appliqué aux événements célestes. Plis un hasard non plus si, dans l'Antiquité, l'astronomie était la science empirique la plus respectée. On a de bonnes raisons de penser, sans preuve fonnelle cependant, qu'un bon nombre des gigantesques édifices que l'on trouve un peu partout dans le monde, les cercles de pierres, les Stonehenge, les temples mayas, furent édifiés, au prix d'efforts considérables, pour étudier les étoiles et les marées. Pourquoi est-ce que la science antique a, sur tous les continents, commencé par les étoiles? Parce que seuls les cieux déploient certains phénomènes, tout en offrant l'espoir que re­coupements et observations permettront d'en obtenir

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bien d'autres. Seuls les planètes et les corps célestes plus distants présentent ces configurations de régulari­tés complexes déployées sur fond de chaos.

En guise de phénomènes, Dieu ne fournirait-il à l'observation humaine rien d'autre que les cieux, les marées et quelques autres événements associés à la lune, comme la menstruation ? On protestera que le monde regorge de phénomènes manifestes. Toutes sortes de considérations bucoliques seront émises. Émanant principalement de philosophes des villes qui n'ont jamais ramassé du maïs ni trait une chèvre de leur vie (je dois un grand nombre de mes réflexions sur la rareté des phénomènes aux conversations que j'ai eues, pendant la traite du matin, avec ma chèvre, Médée. Des années d'étude quotidienne ne m'ont pas permis d'ef­fectuer de vraies généralisations quant à son comporte­ment si ce n'est peut-être: • EUe est cornue, souvent.). Quand je dis que le monde n'abonde pas en phénomè­nes, j'entends que l'on riposte avec le chœur des mères et des chasseurs, des marins et des cuisiniers. Cepen­dant, même les romantiques, qui nous conseillent la sagesse et le retour à la nature, ne nous disent pas de prêter attention aux phénomènes, mais plutôt de nous couler dans le rythme de cette nature. Plus encore, la plupart des choses que l'on dit • naturelles », la levure de boulanger par exemple, sont le produit d'une longue histoire technologique.

A part les planètes, les étoiles et les marées, il y a malheureusement peu de phénomènes naturels qui attendent d'être observés. Chaque espèce de plante ou d'~a1 a ses habitudes dont chacune, je suppose, est un phénomène. L'histoire naturelle est peut-être aussi pleine de phénomènes que le ciel nocturne. Chaque fois que je dis qu'il n'y a qu'un nombre limité de phénomè­nes, soixante par exemple, il se trouve quelqu'un pour me rappeler l'existence de quelques autres. Mais même ceux qui établissent les listes les plus longues convien-

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dront que la plupart des phénomènes de la physique moderne sont fabriqués. Les phénomènes qui concer­nent les espèces, le fait par exemple que chez les lions ce sont les femelles qui chassent et tuent la gazelle effrayée, tandis que les mâles restent au foyer en rugissant, ces phénomènes ne sont que des anecdotes. Mais les phénomènes de la pbysique, l'effet Faraday, l'effet Hall, l'effet Josephson, sont les clés qui nous permettent de déverrouiller l'univers. Ce sont les hommes qui ont créé les clés et peut-être aussi les verrous dans lesquels elles tournent.

L'effet Josephson On sait depuis longtemps qu'à environ quatre degrés

au-dessus du zéro absolu il se passe des choses bizarres. Les matériaux deviennent supraconducteurs de sorte que si, à l'aide d'un relais thermique, on induit un courant dans un circuit fermé, ce dernier continue à circuler indéfiniment. Que se passe-t-i1 si l'on sépare les supraconducteurs par une mince feuille isolante? Que se passe-t-il si l'on branche une batterie sur les deux supraconducteurs? Brian Josephson découvrit en 1962 qu'un courant passe entre deux supraconducteurs sépa­rés par un isolant. Et si l'on branche une batterie, on provoque des oscillations de très haute fréquence sans nette direction.

L'effet Josephson fut déduit d'une théorie de la supraconduction proposée cinq ans auparavant par J- Bardeen, J.N. Cooper et J-R. Schrieffer (la théorie BCS). La supraconduction est un mouvement de paires d'électrons, appelées paires de Cooper, qui ne rencon­trent pas d'opposition dans un corps froid. Pour que le courant s'arrête, il faudrait que toutes les paires de Cooper s'arrêtent en même temps. Ce qui arrive à peu près aussi souvent que de l'eau qui bout dans un réfrigérateur. Quand un corps superfroid se réchauffe,

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les électrons se séparent, s'intègrent à un atome et s'arrêtent. Josephson eut l'intuition que les paires de Cooper traverseraient l'isolant, constituant ce que l'on appelle désormais le courant Josephson. Cet effet étonnan.t n'aurait probablement pas été mis au jour sans la théone BCS. Mals une telle hypothèse pourrait bien être anachronique (issue de l'histoire récente) car l'idée de base de l'expérience est déjà présente dans la notion de quantification du flux dont il était beaucoup question alors. Par la suite, on a fait de la quantification du flux une conséquence « évidente» de la théorie BCS. Mais, quels que soient les faits, on voit apparaître quelque chose qUI ressemble à un spectre. Faraday découvrit ~'effet ~agnéto-op,tique parce qu'il espérait qu'il y avait mteraction entre 1 électromagnétisme et la lumière. Hall découvrit l'effet qui porte son nom parce que l'électro­dynamique maxwellienne suggérait qu'au moins une des deux ou trois interactions possibles devait exister. Josephson découvrit son effet en opérant une brillante déduction à partir des prémisses de la théorie. Hall n'est pas venu « confumer » la théorie maxwellienne même s'il a effectivement ajouté un fait maxwellien à 'la liste. Josephson a bien confirmé la nouvelle théorie de la supraconduction. Noter que ce n'est pas parce que la théorie foumit la meilleure explication possible du phénomène, mais parce que personne n'aurait jamais pensé à créer ce phénomène-là sans théorie préalable.

Je suis passé, dans le dernier paragraphe, de la découverte de l'effet à la création du phénomène. C'est délibéré. L'effet Josephson n'existait pas dans la nature avant que des gens ne se mettent à créer le matériel nécessaire à sa production. L'effet ne précédait pas la théorie. Les exemples de création de phénomène sont peut-être plus probants encore quand les phénomènes précèdent toute théorie articulée, mais ce n'est pas indispensable. De nombreux phénomènes ont été créés après la théorie.

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Les expériences ne réussissent pas Que les résultats expérimentaux doivent pouvoir être

reproduits est une des idées reçues les plus communes. A mon avis, il s'agit là d'une proposition tautologique. L'expérience est créée par les phénomènes, les phéno­mènes doivent présenter des régularités observables, donc une expérience qui ne peut être répétée est incapable de produire un phénomène.

Si on le leur demandait, les étudiants et les lycéens raconteraient une autre histoire. Les examens portant sur les travaux pratiques en laboratoire ne sont plus aujourd'hui discutés publiquement. C'est dommage car l'on prenait conscience alors de toutes ces expériences qui ne marchent pas, de ces chiffres qui doivent être sollicités, de ces réactions qui ne réagissent pas, de ces bactériophages qui refusent de croître. Le laboratoire aurait vraiment besoin d'être amélioré!

Et ce problème n'est pas propre aux seules années d'apprentissage. L'histoire qui suit en est la preuve. Mon université dispose d'un appareil X, très sophisti­qué, très cher, très rare. Et peut-être le seul de ce type qui fonctionne vraiment bien. Pour travailler deux jours sur ce genre d'appareil, il faut réserver un an à l'avance et soumettre son projet à d'innombrables commissions. Un jeune chercheur de l'université, A, obtient d'éton­nants résultats avec X. B, un savant de grande renom­mée, vient faire ses deux jours et en sort frustré. Il en vient à suggérer que l'on considère avec sévérité le travail de A. A a-t-il vraiment obtenu les résultats qu'il prétend? Ne triche-t-il pas? (Il s'agit d'une histoire vraie à laquelle j'ai déjà consacré un article paru dans une revue scientifique.)

Bien sûr, dans certains laboratoires les conditions de travail sont affreuses. Parfois le vieux B est un peu dépassé ou le jeune A a vraiment triché. Mais, pour généraliser de manière paradoxale, on peut dire que la

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plupart des expériences ne marchent pas. Ignorer ce fait, c'est oublier la nature du travail expérimental.

Expérimenter c'est créer, produire, affiner et stabili­ser les phénomènes. Il serait étonnant que les expérien­ces ne marchent pas si les phénomènes abondaient dans la nature comme les mûres en été, attendant seulement qu'on les ramasse. Mais il est difficile de produire des phénomènes stables. C'est pourquoi je parle de « créer» et non de « découvrir » les phénomènes. Il s'agit d'une tâche longue et difficile.

Disons plutôt d'une succession infinie de tâches différentes. Il faut concevoir une expérience qui ait de bonnes chances de réussir. Il faut apprendre à mener à bien l'expérience. Mais peut-être le vrai talent consiste­t-il à savoir quand l'expérience réussit vraiment. C'est une des raisons pour lesquelles l'observation, au sens que la philosophie des sciences donne à ce terme, joue un rôle si réduit dans les sciences expérimentales. Prendre des notes et faire des rapports sur les indica­tions fournies par les cadrans, l'expérience telle qu'on la considère à Oxford, cela n'est rien. C'est un autre type d'observation qui importe: cette habileté mystérieuse à saisir ce qui est étrange, faux, instructif ou tordu dans les singeries du dispositif expérimental. L'expérimenta­teur n'est pas 1'« observateur » de la philosophie des sciences traditionnelle, mais plutôt celui qui est attentif et sait observer. C'est seulement quand l'équipement fonctionne correctement que l'on est en mesure de faire et d'enregistrer des informations. Et c'est alors une simple promenade de santé.

Dans les travaux pratiques en laboratoire, ç'est surtout la 'faculté de savoir quand l'expérience marche qu'acquiert, ou n'acquiert pas, l'étudiant. On a pensé à tout, conception et mise en œuvre sont parfaites et cependant il manque encore quelque chose. Pour savoir quand marche une expérience, il faut, bien sûr, avoir une bonne compréhension de la façon dont fonctionne

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matériellement cet artifice. Des expériences qui toutes réussiraient seraient certes la preuve d'une bonne technologie, mais elles n'apprendraient rien sur l'expé­rience. A l'autre extrémité du cursus universitaire, il n'est pas étonnant que le jeune chercheur A obtienne des résultats alors que le distingué visiteur B n'en obtient pas. A a eu l'occasion de se familiariser avec l'appareil, il s'est en partie occupé de sa construction et a dû surmonter de nombreux obstacles. Toutes choses qui font partie intégrante du savoir nécessaire à la création d'un phénomène.

Répéter les expériences

Le folklore veut qu'une expérience puisse être répé­tée. Ce dogme a engendré un pseudo-problème philo­sophique. Il est clair cependant qu'en diversifiant les expériences on obtient un résultat plus probant que si l'on reproduit sans cesse le même événement. Mais les philosophes ont choisi soit de prouver que les répéti­tions ont autant de valeur que l'original, soit d'expli­'quer, en se servant du calcul des probabilités par exemple, pourquoi les répétitions ont moins de valeur. C'est un pseudo-problème parce que, pour parler bref, personne ne reproduit jamais une expérience. En généml, reproduire sérieusement une expérience c'est faire la même chose en mieux, fournir une version plus stable, moins « bruyante» du phénomène. Pour repro­duire une expérience, on change en principe d'équipe­ment. Il arrive de temps à autre que, doutant d'un résultat expérimental, on tente de le reproduire par pur scepticisme. Les quarks libres nous en fournissent l'exemple ainsi que les travaux effectués sur les ondes gravitationnelles. Il y a vingt ans, une découverte sensationnelle fut annoncée: D'abord on avait appris à une certaine espèce de vers à creuser des labyrinthes. Puis on fit en sorte qu'ils soient mangés par d'autres

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vers de la même espèce et l'on s'aperçut alors que les cannibales pouvaient à leur tour construire des labyrin­thes, en mieux. Cette expérience fut reproduite car personne ne voulait en admettre le résultat. A juste titre, semble-t-il.

Dans les écoles et les universités, les expériences sont reproduites ad nauseam L'objectif de ces exercices scolaires n'est jamais de vérifier ou de compléter la théorie. L'objectif est d'enseigner à des gens comment devenir des expérimentateurs et d'écarter ceux qui ne semblent pas faits pour la science expérimentale.

On pourrait croire qu'il existe au moins un domaine où reproduire les expériences est une nécessité : Celui où il s'agit de mesurer avec précision des constantes naturelles comme, par exemple, la vitesse de la lumière. Il semble en effet que dans ce cas la seule procédure possible soit d'effectuer de nombreuses mesures pour en faire ensuite la moyenne: Comment autrement pourrions-nous déterminer que la vitesse de la lumière est de 299 792,5 ± 0,4 kilomètres par seconde? Mais, même dans ce domaine, ce qui importe vraiment c'est que le matériel soit amélioré et non que l'on reprenne sur un matériel obsolète des expériences qui ne sont plus satisfaisantes. Dans leur étude, The Velocity of Light and Radio Waves, K.O. Froome et L. Essen écrivent:

«Formulons à nouveau notre philosophie de la mesure expérimentale. L'objectif le plus important devrait être d'accroître la précision de la mesure de manière que l'on puisse évaluer et supprimer les erreurs systématiques. L'expérience prouve que le calcul des moyennes ne permet pas de déceler les erreurs systéma­tiques qui se retrouvent ainsi invariablement dans les résultats. Nous ne voyons pas quel est l'intérêt d'effec­tuer de nombreuses mesures, comme on le faisait autrefois en optique et comme on l'a encore fait récem­ment pour certaines déterminations. Il est également

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peu prudent, à notre avis, de ne tenir compte que du seul écart de moyenne standard au détriment du résultat provenant d'une seule observation, car augmenter le nombre des mesures ne supprime pas les erreurs résiduelles systématiques. Du point de vue de la préci­sion, la détermination de Froome de 1958 est la seule à surpasser les déterminations de Essen (1950) et celles de Hansen et Bol (1950). »

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14. LA MESURE

Il semble que nous ayons toujours mesuré. Les arpenteurs babyloniens ne furent-ils pas les précurseurs de la géométrie? On sait que, depuis la plus haute Antiquité, sont effectuées des mesures astronomiques à la sixième décimale près. Certains historiens ont pré­tendu que Galilée était plutôt un platonicien qui aimait à se servir de l'intellect qu'un expérimentateur créant les choses de ses propres mains, mais depuis on a retrouvé un cabier où il consignait des observations numériques précises concernant l'accélération des corps sur un plan incliné. Nous avons vu qu'Herschel avait passé une année de sa vie à mesurer sans relâche des réfractions, des réflexions, des degrés de transmis­sion de la lumière ou de la chaleur. La découverte, par Hall, du potentiel électrique transversal impliqua de délicates mesures de courant. Des mesures reliées aux travaux de Bragg sur la diffraction des rayons X furent à l'origine de la biologie moléculaire.

Il est tellement admis que la mesure fait partie de la vie scientifique qu'un peu d'iconoclasme ne fera pas de mal. La mesure a-t-elle toujours joué le même rôle dans les sciences physiques? Comprenons-nous bien à quoi servirent les mesures les plus précises, les plus délica-

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tes, les plus admirées de l'histoire? Mesurer, cet acte fait-il partie intégrante de l'esprit scientifique ou équi­vaut-il à une prise de position philosophique? La mesure mesure-t-eUe quelque chose de réel dans la nature ou bien n'est-elle qu'un sous-produit de notre façon de théoriser ?

Bizarreries Une carte postale que je vis dans le musée des

sciences d'Oxford provoqua chez moi une inquiétude, sans doute des plus absurdes. Il s'agissait d'une copie d'une peinture du XVI' siècle, les Mesureurs. Le con­servateur pensait sans doute que ce tableau complétait bien sa beUe collection d'instruments en cuivre, tous contemporains du tableau. Une femme mesure du tissu. Un maçon mesure le gravier. Un sablier laisse s'écouler le temps. Des sextants, des astrolabes et des instruments de dessin sont posés un peu partout. Cependant, personne ne mesure rien. Dans un coffre le gravier s'accumule sans que les maçons y prennent garde. Le sable du sablier s'écoule dans l'indifférence. La femme tient bien son ruban sur le tissu, mais d'une main. Le ruban s'enroule à ses pieds, de sorte que l'indication qu'il fournit est bien supérieure à la longueur du tissu. Ce tableau est peut-être une parodie. Ou peut-être la femme vient-eUe seulement de commencer ses mesures. Quelqu'un va ramasser l'astrolabe. Les maçons vont soudain réaliser que le coffre déborde. On va bientôt consulter le sablier. Ou bien est-ce nous qui voulons à tout prix faire une lecture anachronique de ce tableau en le réduisant à deux explications : parodie et com­mencement figé? Comprenons-nous bien ce que les Anciens faisaient quand ils • mesuraient» ?

Herschel mesurait les proportions de lumière et de chaleur transmises par diverses substances avec une précision d'une partie pour mille. Nous doutons qu'il ait

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pu obtenir une telle précision pour la lwnière et som­mes sûrs que cela lui était impossible pour la chaleu~. Qu'est-ce qu'un prudent inductiviste newtoni~n pouvrut bien faire, en 1800, de ces sauvages exagérations? Ses nombres ne résultaient certainement pas de l'apphca­tion d'une quelconque théorie des erreurs. Et les historiens sont encore plus surpris quand ils découvrent le rapport qui existait dans l'Antiquité entre les. nombre.s relevés et les observations effectuées. Il est bIen POSSI­ble que Galilée ait été le premier à établir des moyennes et il fallut ensuite attendre fort longtemps avant que les expérimentateurs n'utilisent systémaüquement le.s moyennes arithmétiques. En 1807 déjà, Gauss avaIt fourni une théorie des erreurs dont les astronomes se servent depuis. Mais, même si pour toutes les mesures de la physique moderne il est exigé que la marge d'erreur soit précisée, les sciences physiques, à l'excep­tion de l'astronomie, n'en fournirent qu'à partir de 1890 (et même plus tard).

C'est seulement à la fin du XIX' siècle que notre conception des nombres et des mesures devint tout à fait claire et insoupçonnable. Dès le début de ce SIècle, on eut recours à des avalanches de chiffres, plus particulièrement dans le domaine des sciences humai­nes. Dans un texte essentiel sur «la fonction de la mesure dans les sciences physiques», Kuhn suggère qu'il y eut une seconde révolution scientifique au cours de laquelle un grand nombre de sciences physiques se trouvèrent. mathématisées» pour la première fois (1). Cette révolution se serait déroulée entre 1800 et 1850. Il suggère que c'est en 1840 que la mesure, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, commença à Jouer un rôle fondrunental.

1. «The function of measurement in modem physical science », in T.S. Kuhn, The Essential Tensio~ Chicago. 1979. pp. 178.224, particulièrement p. 220.

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Constantes physiques

Le tournant fut peut-être pris en 1832 avec la publication par Charles Babbage (l792-1871), l'inven­teur de l'ordinateur numérique, d'un court texte invitant à la publication de toutes les constantes connues dans les sciences et les arts. Toutes les constantes connues devaient être publiées. Babbage établit alors une liste de vingt catégories différentes comprenant, classiquement, les quantités astronomiques, les poids spécifiques, les masses atomiques et ainsi de suite. Mais on y trouve aussi des nombres concernant la biologie, la géographie, les sciences de l'homme : les longueurs des rivières, le nomhre ' de chênes qu'un homme peut abattre en une heure, le volume d'air que nous absorbons dans le même laps de temps, la longueur moyenne des os de nombreuses espèces, le nombre d'étudiants dans les universités et de livres dans les plus importantes bibliothèques.

Churchill Eisenhart, du bureau des normes améri­caines, me suggéra une fois que le texte de Babbage marque le début de l'idée moderne de «constante physique ». Non pas que l'on ignorât tout des constan­tes auparavant. Babbage lui-même fait état, pour telle ou telle mesure, de découvertes antérieures. Une constante fondamentale, la constante G de la gravitation newto­nienne, était connue au moins depuis 1798. Mais le fait est que Babbage vient couronner ces travaux et rend public ce qui était dans l'esprit de nombre de ses contemporains : Le monde peut être défini par un ensemble de nombres que l'on pourrait appeler des constantes.

Mesure précise

Peut-être n'est-il pas nécessaire d'expliquer ce qu'est la pratique ordinaire de la mesure. Sans les mesures, plutôt délicates, qu'il avait effectuées, Hall n'aurait pu

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voir l'effet du courant et du champ sur le potentiel. L'effet qualitatif lui aurait sans doute suf~i au .début, mais sans mesure préCIse ses successeurs n aur~lent. P:U remarquer les différences entre conducteurs, m défmIr le «paramètre de Hall» comme caractéristique de diverses substances. Reste cependant une autre catégo­rie de mesures, plus importantes, qui fait problème, elle comprend certaines des mesures les plus importantes de l'histoire.

Nous en sommes réduits à combler les lacunes des textes pour tenter d'en savoir .un peu I?lus sur ~a merveilleuse idée d'Aristarque qUI prétendrut découvnr le diamètre de la terre en regardant dans un puits à midi et en mesurant ses pas dans le désert. Mais par contre nous savons pourquoi et comment Cavendish « pesa la terre» en 1789. Le travail de Fizeau en 1847, sur la vitesse de la lumière, est un chef-d'œuvre de précision. La technique du réseau de diffraction qui lui succéd~ et que l'on doit à Michelson, permit d'augmenter.consldé­rablement les possibilités de mesure en optiq~e .. La mesure de la charge de l'électron, effectuée par MillIkan entre 1908 et 1913, constitue une autre étape impor­tante.

Quel intérêt présentent ces exceptionnelles expérien­ces? Elles sont admirables pour au moms deux rrusons. D'abord elles étaient d'une extrême précision. Nous , . . . n'avons apporté que des corrections mlmmes aux chiffres de ces pionniers. Ensuite, chacun de ces hommes est à l'origine d'une nouvelle et brillante technique. Ils ont tous eu le génie de concevoir une idée expérimentale originale, mais surtout le tal~nt né~es­saire à la matérialisation de cette idée, par l'mvention, souvent, de divers dispositifs auxiliaires et de techni-ques nouvelles. . .

Mais ces deux réponses simples pourrruent bIen ne pas suffire. A quoi bon être aussi p~écis ? A. quoi sert cette merveilleuse habileté à obtemr des chIffres très

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précis, mais d'une importance secondaire? Pour com­mencer, ne généralisons pas trop. Comme toujours lorsqu'on étudie l'expérimentation, la même réponse ne peut être universellement valide.

La première conséquence de l'expérience de Milli­kan est une confirmation qualitative: Il existe une unité minimum de la charge électrique. Il découvrit que les charges de ses gouttelettes d'huile étaient de petits multiples entiers d'un seul nombre. Il fut également inféré que cette charge minimum devait être la charge de l'électron. Millikan s'attendait à ce résultat, il n'en reste pes moins remarquable, surtout si l'on considère que l'électron venait alors à peine d'être découvert. Dans ce contexte, la valeur précise de e était de peu d'importance. Millikan nous dit lui-même qu'il avait pu « présenter une démonstration directe et tangihle du fait que toute charge électrique, quel que soit son mode de production, est un multiple exact d'une charge électri­que élémentaire précise ... ». Bien sûr, Millikan était fier aussi de pouvoir « déterminer exactement la valeur de la charge électrique élémentaire ... ». Je ne veux pas non plus contester le discours qui accompagna la remise de son prix Nobel où il fut dit que Millikan, « en évaluant exactement l'unité (de charge) a rendu à la physique un inestimable service, car nous pouvons maintenant cal­culer avec plus d'exactitude nombre des constantes pbysiques les plus importantes». Cependant, pour quelqu'un que les mesures précises rendent iconoclaste, la capacité d'une mesure à engendrer d'autres mesures n'est pas un argument vraiment probant.

Il était légitime, en 1908, de douter de l'existence d'une charge négative minimum e. Mais lorsque Caven­dish « pesa la terre }} en 1798, il ne se trouva personne pour douter que notre planète ait bien une masse spécifique. Le triomphe de Cavendish fut de mesurer cette quantité qui paraissait impossible à évaluer. Hormis le fait qu'elle satisfaisait la simple curiosité, cette

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découverte permit de donner une valeur à la constante gravitationnelle G. En fait, Newton avait toujours connu la réponse (Principia, Livre III, prop. x). Il avait aussi suggéré des expériences qui furent ensuite réalisées par une expédition française en Équateur aux environs de 1740. Cette expédition obtint des résultats assez satis­faisants en mesurant l'angle de déviation d'un fil à plomb par rapport à la verticale quand il est attiré par un objet naturel massif qui était dans ce cas le mont Chimborazo (6267 mètres). Ce qui importe vraiment dans le travail de Cavendish c'est qu'il parvint à déterminer G en mettant en pratique une nouvelle idée expérimentale (qui n'était pas de lui) où sont utilisés des poids artificiels.

Il existe certaines analogies entre le travail effectué par Cavendish et la mesure de la vitesse de la lumière effectuée en 1847 par Fizeau. Roemer, en 1675, avait estimé la vitesse de la lumière en observant les éclipses des lunes de Jupiter. Sa connaissance des distances interplanétaires étant limitée, il se trompa de 20 %, mais (l'analogie avec Millikan est évidente) il montra que la lumière a une vitesse définie, c, comme on l'appelle maintenant. A la fin du XVII' siècle, les connaissances astronomiques étaient suffisantes pour que Huygens fournisse une bonne approximation de c. En 1847, la vitesse de la lumière était connue, par la méthode de Roemer, et pouvait être assignée à toutes les tâches imaginables.

Alors, qu'y a-t-il d'important chez Fizeau ? Il est bien sûr intéressant de constater que des méthodes différen­tes mènent au même résultat. Si la réponse obtenue par Fizeau avait été radicalement différente de celle de Roemer, nous aurions été replongés dans l'astronomie pré-galiléenne où la lumière ne se déplace pas à la même vitesse sur terre et dans le système solaire. Plus important, Cavendish et Fizeau travaillaient unique­ment en laboratoire avec des instruments artificiels. On

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ne peut pas jouer avec les lunes de Jupiter ou le mont Chimborazo. Ce fait est relié à ce que j'appelle la création des phénomènes. On est capable de produire en lahoratoire un phénomène numérique stahle sur lequel il est possible d'exercer un contrôle presque complet.

Fizeau réalisa une autre expérience peu de temps aprés. Si l'on fait passer de la lumière dans un tube d'eau courante, en quoi sa vitesse sera-t-elle affectée? Sera-t-elle seulement la somme des vit~sses de la lu­mière et de l'eau? La théorie de l'éther, ahordée plus en détail au chapitre suivant, était à l'origine de ces préoccupations. Fizeau était loin de s'imaginer, en 1852, qu'il était en train d'effectuer un essai permettant de départager la théorie newtonienne classique de la théorie de la relativité. Einstein, dans son célèbre livre de 1916, Théorie de la relativité restreinte, parle des deux manières de faire la somme des vitesses et conti­nue : « Nous sommes renseignés â ce sujet par une expérience extrêmement importante faite, il y a plus d'un demi-siècle, par le physicien génial Fizeau et répétée depuis par quelques-uns des meilleurs expéri­mentateurs, de sorte que son résultat ne laisse place à aucun doute.» Puis Einstein fait remarquer qu'une théorie de ce phénomène a été donnée par H.A. Lo­rentz, mais il poursuit : « ... cette circonstance ne diminue en rien la force démonstrative de J'expérience comme expérience cruciale en faveur de la théorie de la relativité. Car l'électrodynamique de Maxwell-Lorentz, sur laquelle était basée la première théorie, n'est nullement en contradiction avec la théorie de la relati­vité'. » Remarquable déclaration: Une expérience faite cinquante ans auparavant est cruciale pour une toute nouvelle théorie! La remarque est étrange à double titre car la théorie traditionnelle de l'éther s'accommo­dait fort bien du résultat de Fizeau et, comme nous le verrons au prochain chapitre, Michelson et Morley, qui

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« répétèrent» l'expérience en 1886, pensaient qu'ils avaient ainsi confirmé l'existence de l'éther newtonien classique. Reste un superbe système de mesure, que chacun met au service de ses propres objectifs. Un de ces objectifs est la théorie qui vous convient. L'autre est le développement de techniques encore plus ingénieu­ses, le travail de Michelson en 1881 en est l'exemple le plus célèbre. Nous surprenons donc ici le théoricien suprême, Einstein, heureux de se comporter un mo­ment comme un parasite et tentant, sans discernement, de réanimer des expériences depuis longtemps mortes.

La , théorie par d'autres moyens »

Dans The Scientific Image, Van Fraassen nous dit que : « Pour le scientifique pratiquant, ce qui importe vraiment dans la théorie c'est qu'elle soit un moyen dans la conception des expériences» (p. 73). Il continue en évoquant Millikan et écrit, à propos des travaux de ce dernier, que « l'expérimentation, c'est la continua­tion de la théorie par d'autres moyens ». Ces deux remarques peuvent sembler contradictoires. Peut-être s'imagine-t-il que l'expérience se remarque elle-même, faisant de la théorie par d'autres moyens pour que l'on puisse faire plus d'expériences. Ce ne serait pas une mauvaise image en ce qui concerne Michelson car, avec la valeur de e, des expériences assez différentes devin­rent possibles.

L'aphorisme de la « théorie par d'autres moyens» est fondé sur l'idée suivante. La théorie suggère que l'élec­tron existe et que les électrons ont une charge définie. Mais il y a une lacune dans la théorie, aucune réflexion théorique ne parvient à inscrire la valeur de e. Nous faisons avancer la théorie « par d'autres moyens », en déterminant expérimentalement e.

La métaphore est plaisante, mais j'hésite à lui accor­der le moindre crédit. Cavendish a découvert la valeur

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de la constante gravitationnelle G, mais il n'a pas, que je sache, prolongé d'un iota la théorie newtonienne. De fait, nous pouvons considérer les choses de la manière suivante: la théorie newtonienne comprend un énoncé sur la force gravitationnelle F existant entre deux masses ml et m'l se trouvant à une distance d l'une de l'autre, ce qui nous donne:

F= G m, m, d'

Mais la valeur de la constante G ne fait simplement pas partie de la théorie. En découvrant la valeur de G, Cavendish n'a pas fait avancer la théorie. En fait G est une constante physique unique. Rappelons simplement que la plupart des constantes physiques sont reliées par des lois à d'autres constantes. C'est un fait important pour la détermination de chaque constante. Mais G n'est pas reliée à quoi que ce soit d'autre.

Naturellement, nous espérons que des liens existent et que nous les découvrirons. Il se peut qu'un jour la force gravitationnelle, la force électromagnétique, les forces faible et forte soient réunies dans le cadre d'une même théorie. Ou peut-être peut-on reprendre une idée émise il y a cinquante ans par P.A.M. Dirac. Supposons que l'univers ait 10" années, alors on peut s'attendre à ce que la force gravitationnelle, comparée à la force électromagnétique, diminue d'environ 10-" parties par an, une différence que la technologie d'aujourd'hui permet presque de mesurer. Une telle mesure nous apprendrait beaucoup de choses sur le monde, mais personne ne pourrait dire qu'elle prolonge la théorie newtonienne, ou toute autre théorie, par d'autres moyens.

Millikan fut plus important pour la théorie de l'élec­tron que Cavendish pour la théorie de la gravité, mais ce n'cst pas parce qu'il a rempli le blanc qui restait dans la théorie. Plutôt parce qu'il a confirmé l'existence d'une

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unité minimum de la charge de l'électron. Il doit être évident, au point où nous en sommes, que je partage la répugnance de Van Fraassen pour ce modèle de la science où les expérimentateurs attendent passivement qu'on leur dise de vérifier, de confirmer ou de réfuter les théories. Bien sûr, il arrive souvent aussi qu'ils confinnent les théories, même si, comme pour Millikan, ce n'est pas leur préoccupation première. Il me semble que le rapport de Millikan à la théorie tient à ce qu'il a confirmé tout un ensemble de spéculations en décou­vrant qu'existe une charge électrique négative mini­mum, vraisemblablement associée à une entité hypothé­tique, l'électron. Il découvrit aussi la valeur de cette charge minimum, mais ce nombre n'a pas grand-chose à voir avec la théorie. Son intérêt, comme le fait remarquer la citation du prix Nobel ci-dessus, c'est d 'avoir contribué à établir d'autres constantes avec plus de précision, mais ces constantes, à leur tour, n'ont guère influencé le cours de la théorie.

Existe-t-il des constantes exactes? C.S. Peirce, longtemps employé par le Bureau d'étu­

des géodésiques des États-Unis, puis par l'observatoire Lowell de Boston, fut le seul grand philosophe que la mesure n'effrayait pas. Pour déterminer G, il conçut de belles expériences avec le pendule. Contrairement à certains philosophes de salon, il n'avait que mépris pour le postulat selon lequel • certaines quantités continues ont des valeurs exactes ». En 1892, il écrivit, dans The doctrine of necessity reexamined, un essai qui ligure dans la plupart des anthologies peircéennes :

Pour quelqu'un qui se trouve dans les coulisses et qui sait que les comparaisons de masses, de longueurs et d'angles les plus raffinées - des mesures d'une préci­sion supérieure à toute autre - n'ont pas, cependant, l'exactitude d'un compte bancaire et que les détermina-

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tions ordinaires des constantes physiques - de celles que les journaux scientifiques suivent mois après mois - sont à peu près à égalité avec les mesures effectuées par un tapissier sur ses tapis et rideaux, pour celui-là l'idée d'exactitude mathématique démontrée en labora­toire apparaîtra tout simplement ridicule (The Philoso­phy of Peirce, J. Buchler [dir.], pp. 329 sq.).

Pierre Duhem défend une position similaire. Il considère les constantes physiques comme des artefacts de nos mathématiques. Nous produisons des théories qui présentent encore des lacunes, G par exemple. Mais la nature de G n'est pas un fait objectif à propos de notre univers. Celui-ci peut être représenté par certains modèles mathématiques, c'est un fait qualitatif et, de là, un autre surgit : Il existe quelque chose comme un nombre exact qui s'ajuste le mieux à nos mathémati­ques. Il s'agit là de la pierre de touche de l'anti-réalisme militant de Duhem exercé à l'encontre des théories et des constantes physiques.

Compensation par la méthode des moindres carrés La position de Duhem et de Peirce trabit-elle seule­

ment leur appartenance à une époque où les constantes étaient inexactes? Ce n'est pas vraiment cela. Exami­nons plutôt l'ensemble des constantes fondamentales les plus généralement acceptées au cours de ces dix dernières armées telles qu'elles sont compilées pour l'ensemble de la communauté scientifique par la Com­mission des Données scientifiques et technologi­ques (2). Les auteurs, Cohen et Taylor, présentent un très grand nombre de constantes fondamentales, éta­blies par les principaux laboratoires du monde entier. Les entrées sont réparties en plusieurs rubriques : « Données plus précises », « Données WQED moins

2. E.R. Cohen et B.N. Taylor, Journal of Physicol and Chemi­col Reference Dota 2 (1973), pp. 663-738.

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précises» et « Données QED moins précises •. QED est l'abréviation d'électrodynamique quantique, WQED désigne les mesures effectuées sans QED. Pour finir, on a quelques « Autres quantités moins précises». Et dans cette dernière rubrique nous retrouvons notre amie, la constante gravitationnelle. A son propos, il est dit qu'« il n'existe à l'heure actuelle aucune équation théorique vérifiée permettant de relier G à une quelconque autre constante physique. Aussi G ne peut-elle avoir aucune influence directe sur les valeurs finales que nous obtenons par ailleurs » (p. 698).

En ce qui concerne les autres constantes, l'important est surtout de les mettre en rapport. Ainsi l'effet Joseph­son, découvert en 1962 (voir chapitre 13), permit d'augmenter considérablement la précision des mesures grâce à la détermination, étonnamment facile, de e/h, le rapport entre la charge de l'électron et la constante de Planck. Depuis 1972, on connaît, à cinq décimales près, la valeur du rapport de masse entre l'électron et le muon et ce rapport est déterminé à partir d'autres rapports.

Nous nous retrouvons finalement avec un grand nombre d'évaluations numériques de constantes. Puis nous procédons à cette « compensation par la méthode des moindres carrés ». On postule qu'approximative­ment parlant, toutes les théories d'un certain groupe (QED ou WQED par exemple) sont vraies. Ainsi, nous disposons d'un grand nombre d'équations reliant un grand nombre de chiffres. Naturellement, de prime abord, tous les nombres ne s'ajustent pas parfaitement à toutes les équations. Puis nous découvrons un ensem­ble de nombres pour lequel toutes les équations sont vraies et qui réduit au minimum les erreurs qui enta­chaient encore nos meilleures estimations initiales des diverses constantes et de leurs rapports. L'affaire est naturellement plus complexe, car nous assignons divers niveaux de précision à nos mesures initiales. Cette « meilleure évaluation », accompagnée d'une estima-

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tion des erreurs particulières, lournit une conlinnation de toutes les constantes à l'exception de quelques solitaires telles que la «première» constante de la science, G.

La mise en facleur de l'effet Josephson altéra tout un ensemble d'estimations antérieures qui furent alors « corrigées». Ce processus est sans fin. Cependant, depuis la publication de la compensation de 1973, un certain nombre d'expériences nouvelles ont pennis d'améliorer certaines constantes... Mais les valeurs finales d'une compensation par méthode des moindres carrés sont reliées les unes aux autres de manière si complexe qu'une modification de la valeur mesurée d'une constante entraîne généralement des change­ments correspondants dans les valeurs compensées d'autres constantes, il importe alors d'être prudent lorsqu'on lait des calculs qui impliquent à la fois des valeurs finales issues de la compensation de 1973 et des resultats obtenus lors d'expériences plus récentes (3).

Il va sans dire qu'au moment où est publiée la nouvelle compensation par moindres carrés, toute la trame de la théorie et des nombres semble un moment plus satisfaisante. Un sceptique peut cependant soutenir que nous nous contentons de trouver l'ensemble de nombres qui convient le mieux pour ensuite le relier à nos constantes. Toute la procédure peut sans doute être comprise dans un cadre duhémien. Quoi qu'il en soit, il semble difficile de dire de cette fonne caractéristique de détennination de constante qu'elle «prolonge la théorie par d'autres moyens ».

3. Cette citation est extraite de la Bible de poche de la physique des hautes énergie., Partide Properties Data Book/e~ avril 1982, p. 3. Disponible auprès du Lawrence Berkeley Lahoratory et du CERN.

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1

. '

Tout mesurer Kuhn nous fait remarquer que la passion de la

mesure est assez récente. Il cite Kelvin : «Je dis souvent que quand vous pouvez mesurer ce dont vous parlez, alors vous en savez quelque chose; quand vous ne pouvez pas le mesurer ... ce que vous en savez est maigre et peu satisfaisant (4). » Kelvin aimait à répéter cette formule, aussi en trouve-t-on de nombreuses interprétations. Karl Pearson se souvient lui que « Lord Kelvin disait que tant que l'on n'a pas mesure et transfonné en nombres un phénomène, on n'en a qu'une appréhension réduite et vague » (5).

Ceux qui croient que l'enthousiasme pour la mesure n'est pas marqué par l'idéologie devraient considérer ces vers de mirliton extraits d'un long poème burlesque sur le laboratoire Ryerson de Chicago, où Michelson menait ses travaux :

Telle est maintenant la loi de Ryerson et tel est le prix de la paix,

Que les hommes apprennent à mesurer ou jamais ne cesseront leurs querelles.

Pearson, Kelvin et le laboratoire Ryerson, autant de produits de la fin du XIX' siècle. Un siècle qui avait commencé par une avalanche de nombres. On conçoit alors le monde de manière plus quatitative que jamais. Le monde est une' somme de valeurs numériques. Quel était l'effet du culte sur la mesure des nombres précis dans les sciences de la nature? Pour répondre, il nous faut revenir à l'essai de Kuhn, A function for measure­ment in modem physical science, repris dans The Essential Tension.

4. William Thompson (Lord Kelvin), • Elecbical units 01 measuremcn1 », Popular Lectures and Addresses, London, 1889, Volume l, p. 73.

5. K. Pearson, The History of Statistics in the J 7th and J 8th Centuries, London, p. 472.

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Page 194: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

La fonction de la mesure

Pourquoi mesurer? La dialecti ue d P conjecture et réf tati q e opper entre

_ L'ex é . . u on est une réponse possible . r vériffern~e':!.~tio?, d~ ce point de vue, est destinée à i Il . one. es meIlleures expériences sont ~ ce es qUI mettent le plus en dangerla thé . Ain' 1 mes ré . one. SI es

rien::s p clse~. sont sans doute les meilleures e~pé-parce qu II est probable que les nombres obte­

~~:e:i~~t entrer en conflit avec ceUJ< que l'on pensait

K « Le roi est nu », dit l'enfant du conte d'Andersen. r ill.'n est comparable à cet enfant. Malgré tout le . affll~ement de ses conjectllres et réflltations l'hi t . ~magméce pa~ Popper est de celles qui n'arrive~t pr:s 0q~: Jamrus. e n est pas po é 'f' 1 th . d

. ur v n 1er a éone que l'on f 't es mesures précIses C d ' h ' ru 1 th . . aven IS n a pas du tout vé Té

a éone de la gravitation : Il a déte . é C F' n 1 a téalé 1 nmn .Izeau

Ytilan IV u p us exactement la vitesse de la lumière' Il Isa a technolog' "1 . '

~~pi:,~~ ~é:1ier) .:,:~ 2~ld\ ~::ti:l~n~~: ,;~uI~::;~h:; vél ïé es VI ess,:~ ifférentes en fonction de la

OCI . pr~pre, au mlheu traversé. Soixante ans lus tar~, .t.mstem s ap~rçut soudain qu'il s'agissait là dtne « v n lcation crucIale ». Dans le cours ordinaire choses, les nombres détenninés en laboratoire ne s~~~ p~s. communément destinés à mettre la thé . dIffIculté. Comme Kuhn le fait à lon~ en reprises il . remarquer p USleurs récomp;nsé:n;~ s~uvflnt que le.s expériences soient nombres péan e es prodUIsent exactement les

l' vus. !, K La plupart des mesures font alors partie de I l uhn ' Il 1 . ce que <. b appe e a sCIence nonnale. Pour effectue d

onn~s me~ures, il faut un nouvel àpport technolo ir

e ce ~llmphque la résolution de nombreuses énl'g g qude, type expéri ta! L mes e 1 . men . . es mesures pennettent d'articuler es détails du maténau COnnu S'e 't '1 al . nsUl -lors que le

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1

~ 1 ,

fétichisme de la mesure, qui culmine avec Kelvin, a eu pour seul effet d'intensifier l'activité « nonnale » de la science? Pas du tout. Kuhn résume ainsi la fonction de la mesure : «Je pense qu'auXIXe siècle, les critères professionnels pour la résolution des problèmes se sont considérablement affinés sous l'effet de la mathématisa­tion de la physique et que, simultanément, l'efficacité des procédures de vérification professionnelles s'en trouva fortement accrue» (p. 220). Dans une note, il parle des «différences qualitatives ésotériques» qui intervinrent dans le choix de trois problèmes: L'effet photoélectrique, le rayonnement d'un corps noir et les chaleurs spécifiques. La mécanique quantique vint apporter une solution à ces trois prohlèmes. Kuhn remarque que la première version de la théorie quanti­que a été très rapidement acceptée par la « profession». Dans un livre incomparable sur le rayonnement noir, Black Body Theory and the Quantum Discontinuity 1894-1912, Kuhn explique que nous devons établir une distinction entre la fonction réelle de la mesure et les raisons que l'on se donne pour mesurer. Les expérimentateurs mesurent pour diverses raisons. Us sont récompensés lorsqu'ils conçoivent des systèmes de mesure ingénieux. Mais la pratique de la mesure a un sous-produit que ne soupçonnaient ni Kelvin, ni Pear­son, ni le laboratoire Ryerson. De temps en temps il arrive que, contrairement aux prévisions, on ne réus­sisse pas à intégrer certains ensembles de nombres expérimentaux. Il s'agit d'une anomalie aussi appelée parfois un « effet» . Plus le culte de la précision est grand et plus souvent rencontre-t-on de ces « différen­ces ésotériques ». En réalité, il s'en présente assez peu et ces quelques anomalies fascinantes sont l'objet de toute l'attention des professionnels. Quand quelqu'un propose une nouvelle théorie, il doit être capable d'expliquer les « différences ésotériques ». Il existe un certain nombre de tests rapides qu'une nouvelle théorie

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doit être capable de satisfaire. li s'agit des procédures de vérification efficaces dont parle Kuhn. EUes supportent en partie sa conception des révolutions scientifiques.

Mais que ces questions fonctionnelles ne nous occu­pent pas trop. Elles ne sont pas toute l'histoire. Bien sûr, de nombreuses expériences sont délibérément conçues pour vérifier la théorie. Des instruments sont spéciale­ment mis au point pour rendre la vérification plus convaincante. Et la philosophie non plus n'est pas sans engendrer ses propres « effets ». A l'époque de Kelvin, l'ancienne obsession positiviste pour les faits était encore endémique et l'on disait, pour justifier une expérience, que l'on essayait de trouver des faits concrets et chiffrables. Aujourd'hui, c'est la philosophie de Popper qui est endémique et l'on dit, pour rendre compte d'une expérience, que l'on tente de vérifier une théorie (c'est le seul moyen d'obtenir des crédits !). Ajoutons aussi que l'approche kuhnienne de la mesure ne diffère pas tant que cela de l'approche popperienne. La mesure précise révèle des phénomènes qu'aucune théorie ne peut intégrer et ainsi de nouvelles théories sont avancées. Mais alors que Popper considère qu'il s'agit là d'une intention explicite de l'expérimentateur, Kuhn n'y voit qu'un sous-produit. De fait, la version qu'il donne de cette « fonction» est très semblable à ce que, dans les sciences sociales, on appelle le fonctionna­lisme.

Le fonctionnalisme

On dit souvent de la philosophie de Kuhn qu'elle tourne à la sociologie. Si c'est à la sociologie empirique que l'on pense, alors on se trompe. Kuhn n'a jamais proposé de théoréme tel que celui-ci : « Soit un labora­toire comprenant un nombre de chercheurs supérieur à N, k est alors la proportion de jeunes chercheurs qui entrent dans le laboratoire pour y faire carrière et I-k la

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proportion de ceux qui le quittent pour travailler ailleurs. » Si Kuhn n'est pas un sociologue empirique, il est bien, jusqu'à un certain point, un sociologue spéculatif de l'ancienne école. Il se rapproche, notam­ment, des fonctionnalistes. Ceux-ci découvraient, par exemple, une pratique propre à une société ou à une sous-culture. Leur objectif n'était pas alors de savoir comment cette pratique s'était implantée, mais plutôt comment elle pouvait se maintenir. Ils supposaient qu'étant donné les diverses autres caractéristiques du groupe, cette pratique était douée de vertus qui contri­buaient à préserver la société dans son ensemble. C'est la fonction de cette pratique. Elle peut fort bien être ignorée des membres de cette société. Mais c'est quand même sa fonction qui nous permet de comprendre cette pratique.

De même, Kuhn constate que la mesure joue un rôle de plus en plus important en physique. Ce n'est qu'à partir de 1840, suggère-t-il, que la mathématisation se _" généralise. Il ne se demande pas comment cela est arrivé. Il se demande, par contre, pourquoi cela conti­nue. Les cyniques pourraient suggérer que mesurer occupe les scientifiques. Kuhn dit que les anomalies qui adviennent inévitablement dans un ensemble de mesu­res précises permettent de déterminer l'activité qui doit être entreprise, même si la science est alors en « crise ». Elles permettent également de vérifier le bien-fondé de la théorie qui prétend supplant~r la précédente. Ainsi, les mesures jouent un rôle important dans la chaine science nonnale-crise-révolution-nouvelle science nor­male que Kuhn propose.

Un point de vue officiel Kuhn est à la fois curieux et iconoclaste. Ceux qui ont

pour fonction de mesurer les constantes avec précision ne tiennent pas compte de son opinion, car la détermi-

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nation des constantes est devenue un monde en soi. Grâce à I"effet Josephson «Le Bureau des Normes Américaines a homologué 2e1h = 483593,420 GHzlV comme valeur exacte du volt légal aux États-Unis» (p. 667). Il existe au moins onze autres volts homolo­gués par les onze principaux laboratoires nationaux du Japon, du Canada, etc. Il n'est pas vraiment absurde d'avoir ainsi douze volts différents si I"on considère que, pour obtenir un volt, un expérimentateur doit se rendre au laboratoire le plus proche ou avoir recours aux « normes de transport de volt expédiable sous tempéra­ture constante }). Une philosophie de la mesure nous est donnée à la fin de l'étude de Cohen et Taylor, The 1973 Least-Square Adjustment, mentionnée ci-dessus : « Nous croyons qu'il y a encore beaucoup de bon travail à faire dans le domaine des constantes fondamentales et l'on devrait poursuivre avec passion la romance de la dernière décimale, non comme une fm en soi mais pour servir la nouvelle physique et pour approfondir notre compréhension de la nature qui se trouve maintenant cachée dans cette décimale» (p. 726).

15. SUJETS BACONlENS

Francis Bacon (1560-1626) fut le premier philosophe de la science expérimentale (1). Même s'il ne con.trib~~ en rien à l'accroissement des connaissances sCIentifl­ques, nombre de ses conceptions méthodologiques nOUS sont encore présentes. L'expression « expénence cru­ciale }) en est un exemple.

Bacon naquit pendant le long règne d'Elisabeth Ire (la reine lui demandant quel 14Ie il avait, il répondit avec beaucoup de discrétion, car il n'était enc?re qu'un adolescent, qu'il « était de deux ans plus Jeune que l'heureux règne de Sa Majesté») (2). Il fut un homme de cour et le plus important procureur de I"époque, poursuivant « de même le criminel et le c~pital ». (<< ~ leur égard il n'était jamais insultant ou d?mmateur, malS se comportait en homme de cœur, consldérant le cnme

1. Dans ce chapitre, toutes les citations de Bacon pro:iennent de J, Robertson (dir.), The Philosophical Works of FranClS Bacon, repnnted from the texts and translations with the notes and prefaces of R.L. Ellis and F. Spedding, London and New York, 1905. Cet ouvrage est une sélection des Philosoplûcal Wor~s ..

2. Ces éléments de biographie sont extraits du livre de WIllIam Rawley, Life of Bacon, 1670, intégré à l'ouvrage cité d8DS la note

ci-dessus.

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avec sévérité et le criminel avec pitié et compassion ».) ~I se Illlssa corrompre et fut pris (<< J'ai été le juge le plus Juste que l'Angleterre ait connu ces cinquante dernières années, mais ce fut le blâme le plus juste que le Parlement Illt prononcé ces deux cents dernières an­nées »).

Il constata que l'observation de la nature nous en apprend moins que l'expérience (<< LeE secrets de la nature se révèlent plus facilement sous la contrainte de l'art que lorsqu'on les laisse mener leur propre che­nun »). Il fut pragmatiste avant l'heure (<< Par consé­quent, vérité et utilité sont ici une seule et même chose et les travaux eux-mêmes valent plus en tant que serments de vérité qu'en tant qu'ils contribuent aux conforts de la vie »). Il nous invite à expérimenter pour « défaire les plis de la nature». Nous devons « tordre la queue du lion». Pas de sage qu'il ne cite plus que Salomon : « La gloire de Dieu est de cacher les choses la gloire du ~oi est de les découvrir. » Et il ajoutait qu~ le sens véntable de ce proverbe, c'est que chaque enquêteur est un roi.

La fourmi et l'abeille

Bacon n'éprouvait que mépris pour les tentatives scolastiques et livresques de faire dériver le savoir des premiers principes. Il nous faut plutôt créer des concepts et découvrir des vérités à un niveau de généralité inférieur. La science devrait être édiliée de bas en hau!. Bacon ne soupçonna pas la valeur de la spéculation, de l'hypothèse et de l'articulation mathrma­tique que nous avons depuis appris à utiliser bien en Illllont de tout système de vérification. Quand il fait part de son mépris pour les auteurs qui vont au-delà des faits, c'est à la scolastique et non à la science nouvelle qu:il pense. Mais il a été maltraité par de nombreux phIlosophes modernes, partisans de la domination de la

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théorie, qui le considèrent comme un inductiviste. Et cependant c'est Bacon qui a dit que « conclure sur une simple énumération de particularités (comme le font les logiciens) sans exemple contradictoire, c'est fournir une conclusion vicieuse». Il disait de l'induction par simple énumération qu'elle était puérile, enfantine.

En tant que philosophe de l'expérience, Bacon se prête mal aux dichotomies simplistes. dictées par l'in­ductivisme et le déductivisme. JI cherchlllt à explorer la nature pour le meilleur et pour le pire. « Ne soyons pas découragés ou confondus si les expériences que nouS tentons ne répondent pas à notre attente. Car, s'il est plus agréable de réussir ~ne expérience, il. es~ cepen­dant souvent plus instructif de la rater. » AinsI, Bacon connaissait déjà la valeur de l'apprentissage par la réfutation. JI comprit que la nouvelle science serait un mariage entre diverses compétences expérin;'en.tales et théoriques. A la manière de son époque, II tire une morale de la vie des insectes :

« L'expérimentateur est comparable à une fourmi, il se contente de ramasser et d'utiliser; le raisonneur ressemble à l'araignée qui tisse sa toile à partir de sa propre substance. Mais l'abeille choisit une voie mé­diane : Elle rassemble le matériau provenant des fleurs sauvages ou cultivées, mais c'est pour le digérer et le transformer par un pouvoir qui lui est propre. Assez comparable à cela est le vrai travail de la philosophie, car elle ne dépend pas uniquement ou principalement des pouvoirs de l'esprit, pas plus qu'elle ne prend le matériau provenant de l'histoire naturelle et des expé­riences de mécanique pour le déposer tel quel dans la mémoire, mais plutôt elle le dépose dans la compréhen­sion, digéré et transformé. »

«Par conséquent », continue-t-il, «de liens plus intimes et plus purs entre ces deux facultés, l'expéri­mentale et la rationnelle, on peut attendre beaucoup (et à un point qui n'a jlllllais encore été atteint). »

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Qu 'y a-t-il de si extraordiAaire à propos de la science?

L'alliance entre facultés expérimentale et rationnelle avait à peine commencé quand Bacon écrivait, si prophétiquement. Aujourd'hui, Paul Feyerabend se demande d'abord: « Qu'est-ce que la science? }) puis: «Qu'y a-t-il de si extraordinaire à propos de la science? » Je ne pense pas que la seconde question soit à ce point urgente, mais dans la mesure où il nous est donné de voir des choses assez grandioses dans les sciences de la nature, pourquoi ne pas se servir de Bacon pour en parler? La science est l'association de ces deux facultés, la rationnelle et l'expérimentale. Au chapitre 12, j'ai divisé ce que Bacon appelle la « faculté rationnelle» en deux, spéculation et calcul, soutenant qu'il s'agissait de deux aptitudes différentes. Ce qu'il y a de si extraordinaire à propos de la science c'est qu'elle est le fruit de la collaboration de plusieurs types de gens : ,les spéculateurs, les calculateurs et les expéri­mentateurs.

Bacon dénonçait les dogmatiques et les empiristes. Les dogmatiques servaient la pure théorie. Les dogma. tiques étaient sans doute plus enclins à la spéculation, certains empiristes devaient être des expérimentateurs d',m réel talent. Mais, réduite à elle-même, chaque catégorie produisait peu de connaissances. Qu'est-ce qtÙ caractérise la méthode scientifique? C'est sans doute qu'elle met ces deux aptitudes en contact au moyen d'une troisième, que j'ai appelée « articulation» et « calcul». Même la pure mathématique bénéficie de cette collaboration. Les mathématiques furent stériles après les Grecs, jusqu'à ce qu'elles « s'appliquent» à nouveau. Maintenant encore, en dépit du pouvoir des mathématiques pures, nombre de ceux qui apportèrent les idées les plus profondes, les plus «pures» -Lagrange ou Hilbert entre autres - furent précisément

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ceux qui étaient le plus proches des problèmes fonda­mentaux de la physique de leur temps.

Le fait remarquable à propos de la physique nouv~lle est qu'elle crée une nouvelle entité humame. collective en donnant libre cours à trois intérêts humams fonda­mentaux, la spéculation, le calcul et l'expérience. En engageant ces trois intérêts à co~laborer, elle leur apporte une richesse dont Ils aurruent été autrement

privés. De là nouS pouvons diagnostiquer les doutes que

certains d'entre nouS éprouvent à propos des sciences humaines. Elles sont encore dans le monde des dogma­tiques et des empiristes. Non par défaut d'« expérimen­tation », mais parce qu'elles ne sont pas parvenues à isoler le moindre phénomène stable. Il y a de la spéculation en abondance. Il y a même abondance d~ psychologie mathématique ?u ,d'économlC ~athémati­que, des sciences pures qUi n ont ~en à vo~r ,~vec la spéculation ou l'expérimenta~on. Lom de mm 1 Idée de foumr la moindre évaluatIOn de cet état de frut. Peut-être tous ces gens inaugurent-ils un nouveau typ~ d'activité humaine. Mais nous sommes nombreux a éprouver une sorte de nostalgie, un sentiment de . tris­tesse quand nous examinons les sciences humames. C'est peut-être que leur manque ce ~ui .est si, frappant quand on considère la physi~ue d ~uJour~ hm .. Les sociologues ne manquent pas d expéflmentatlOn~ Ils ~e manquent pas non plus de calcul ou. de spéculation, Ils manquent de la collaboration des trOIS. Et Je soupçonne qu'il n'y aura pas collaboration tant que n'apparaîtront pas de vraies entités théoriques sur lesquelles spéculer, non pas de simples « constructi?ns » et « ~~ncepts »)

postulés, mais des entités que 1 on peut ullhser, des entités qui font partie de la création déhbérée de nouveaux phénomènes stables.

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Les instances prérogatives Bacon, dans son Novum Organum, commencé en

1620 et resté inachevé, adopte une classification cu­rieuse de ce qu'il appelle les « instances prérogatives ». Elles comprennent les observations frappantes et nota­bles. Elles comprennent diverses sortes de mesures et l'utilisation des microscopes et des télescopes pour prolonger la vue. Elles comprennent les manières que ~o~s. avons de révéler quelque chose d'intrinsèquement InVISible au moyen de ses interactions avec ce que nous pouvons observer. Comme je l'ai fait remarquer au chapitre 10, Bacon ne parle pas d'« observation» et il ne ~ense pas non plus qu'il soit important de distinguer les Illstances où les choses sont simplement vues de celles qui sont des inférences tirées d'expériences délicates. De fait, les instances sont beaucoup plus proches du concept d'observation tel que l'utilisent les physiciens modernes que du concept d'observation produit par la philosophie positiviste.

Les expériences cruciales

Bacon a recours à l'expression d'instantiae crucis pour désigner les quatorze sortes d'instances qu'il reconnaît, cette expression fut par la suite traduite par « expérience cruciale». Plus littéralement et peut-être plus utilement, on pourrait la traduire par« instances de carrefour». Les premiers traducteurs disaient eux « instances de panneaux indicateurs », car Bac~n ti~ son e~pression « des panneaux indicateurs plantés aux endrOIts où les routes se séparent pour indiquer les diverses directions ».

Par la suite, la philosophie des sciences en vint à prendre en considération le rôle absolument décisif de ces expériences cruciales. Imaginons que deux théories se trouvent en compétition et qu'une simple vérification permette de se déclarer en faveur de l'une ou de l'autre.

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Même s'il est impossible de prouver que la théorie qui l'emporte est vraie, sa rivale au moins est mise hors de combat. Ce n'est pas ce que dit Bacon à propos des instances de poteaux indicateurs. Bacon est plus proche de la vérité que bien des idées plus récentes. Il dit que les instances de poteaux indicateurs « fournissent une très grande lumière et sont de haute autorité, le cours de l'interprétation finissant et se complétant parfois avec elles». J'insiste sur le mot « parfois». Bacon affirme seulement que les instances cruciales sont parfois décisives. Il est devenu récemment à la mode de dire que les expériences ne sont cruciales qu'avec le recul du temps, qu'elles ne permettent pas sur le moment de décider de quoi que ce soit. C'est exactement ce que dit Imre Lakatos. De là, a surgi une fausse confrontation. Si les philosophes en étaient restés au bon sens de Bacon, nous aurions pu éviter les oppositions suivan­tes : (a) Les expériences cruciales sont décisives et mènent immédiatement au rejet d'une théorie, (b) « Il n'y a jamais eu d'expérience cruciale en science» (Lakatos II, p. 211). A juste titre, Bacon est certaine­ment en désaccord avec Lakatos, mais il se distingue aussi de (a).

Les exemples de Bacon En guise d'exemples, Bacon nouS donne un peu de

tout. Parmi les instances de poteaux indicateurs il inclut des données qui sortent du champ expérimental. Ainsi, il considère que «les routes se séparent» en ce qui concerne les marées. Le modèle qui convient est-il celui de l'eau dans une cuvette, se soulevant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre suivant l'inclinaison donnée à la cu­vette ? Ou bien celui de l'eau qui se soulève à partir du fond, qui monte et descend comme quand elle est en ébullition ? Aussi demandons-nous aux habitants de Panama si l'océan monte et descend en même temps

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des deux côtés ~e l'isthme. Ce qui en résulte n'est pas, co~~e Ba~on s en aperçOIt lmmédiatement, un essai dé,ClSlf, car Il peut y avoir un facteur auxiliaire inconnu agIssant en faveur d'une théorie, une hypothèse fondée par ex.emple sur la rotation du globe terrestre. Il poursUIt alors avec d'autres considérations concernant la courbure des océans.

Bacon note que les instances les plus cruciales ne sont pas fournies par la nature : « Pour la plus grande part elles sont nouvelles, recberchées et appliquées e~pressément et à dessein et découvertes par la seule dilIgence sérieuse et active. » Son plus bel exemple concerne le problème du poids. « Ici la route se divise en deux comme suit : Il doit être que les corps lourds et pesants soit tendent de par leur propre nature vers le centre de la terre en raison de la configuration qui leur est propre, soi: sont attirés. par la masse et le corps de la terre elle-meme. » VOICI son expérience : Prendre une horloge à balancier, entraînée par des poids en plomb, et une horloge à ressort, les synchroniser au mveal:l du sol. Les emmener dans un clocher ou un endrOIt él~vé quelconque puis dans un profond puits de m~ne. SI 1 heure "!fichée par les horloges n'est plus la ~eme, cela dOIt etre dû à l'effet des poids et de la dlstan?e de la masse d'attraction de la terre. C'est une ~ervellleuse Idée, même si elle était impraticable à 1 époque de Bacon. Il n'aurait probablement obtenu aucun effet et se serait ainsi déclaré en faveur de la théorie ari.stot,élicienne du mouvement propre. Cepen­dant, le frut cl aVOIr pns .la ~a~vaise route n'aurait pas trop affecté Bacon car Il n a Jamais prétendu qu'une expérience cru.ciale doit mener l'interprétation à sa conclu~lOn défInItive. Il arrive que l'on prenne la mauvaise route et que l'on ait à revenir sur ses pas parce que les poteaux indicateurs sont trompeurs. '

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Les hypothèses auxilÙlires On peut supposer que même si l'expérience de

Bacon avait été sérieusement tentée en 1620, personne n'aurait détecté la moindre différence entre l'horloge à balancier et l'horloge à ressort. De toute façon, ces instruments n'indiquaient pas l'heure avec suffisam­ment de précision et, par ailleurs, on ne peut trouver dans une même région des puits de mine assez profonds et des clochers assez élevés pour que les instruments fassent la différence. Un partisan de la théorie de la gravitation pourrait fort bien rejeter le résultat expéri­mental, soutenant que des mesures plus précises sont nécessaires.

C'est la manière la plus simple de « sauver» une hypothèse quand le résultat d'une expérience cruciale est négatif. Une bypothèse, semble-t-il, peut toujours être sauvée de cette manière. Puis il y a la remarque plus générale émise par le philosophe et historien des sciences français, Pierre Duhem. Lors d'une vérifica­tion, on peut toujours sauver son hypothèse favorite en modifiant une des hypothèses auxiliaires associées à la méthode de vérification. Nous avons vu au chapitre 8 qu'Imre Lakatos pensait qu'il s'agissait là d'un outil pratique pour envoyer par le fond l'idée selon laquelle les hypothèses, peuvent être directement et simplement falsifiées par l'expérience. Comme il le dit: « Ce sont très exactement les théories scientifiques les plus admi­rées qui ne parviennent simplement pas à proscrire un état de fait observable » (l, p. 16). Pas de preuve pour soutenir cette affirmation, mais seulement «un cas imaginaire de mauvais comportement planétaire ». Ce qui confirme la thèse duhémienne, on peut facilement raccommoder une théorie en ajoutant des hypothèses auxiliaires; lorsqu'une des hypothèses est confinnée, c'est un triomphe pour la théorie, si elle ne l'est pas, il suffit d'essayer d'autres hypothèses auxiliaires. Ainsi,

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on peut prétendre que la théorie n'interdit rien car seules les hypothèses de terrain entrent en conflit avec l·observation. Voilà qui est fort mal argumenté et illustre à son tour une autre forme de laxisme. A partir du fait historique. que les hypothèses ont parfois été sauvées: on mfère qu'il en est toujours ainsi. Et l'illustration qui nous en est fournie semble être. plutôt que le fruit de l·imagination. le produit d'une distorsion fantaisiste d'un événement historique.

En 1814 et 1815. William Prout 'avança deux thèses remarquables. A cette époque. à la suite de Dalton notamment. il devint possible d'effectuer des détermina­tions précises des masses atomiques. Prout suggéra que toutes les masses atomiques étaient des multiples entiers de la masse de l'hydrogène. de sorte que. si l'on pose H = 1. toute autre subslance se verra attribuer un chiffre entier. par exemple. C = 12 ou 0 = 16. On considérera alors que tout écart entre les chiffres mesurés et les chiffres entiers est dû à des erreurs expérimentales. Ensuite. tous les atomes sont composés d'atomes d'hy­drogène. Ainsi. l'atome d'hydrogène est la brique fon­damentale de l·univers.

Prout était avant tout un médecin que la chimie intéressait. Il fut l'un de ces nombreux chercheurs qui. à peu près en même temps. eurent l'intuition de la loi d·Avogadro. Il découvrit que l'estomac contient de l'HC 1 et que ce dernier joue un rôle très important dans la digestion. Il fit quelques travaux utiles en chimie biologique. Pour défendre sa thèse sur l·hydrogène. il ne disposait d'aucun appui théorique. Plus encore. cette thèse semblait fausse à première vue puisque l'on savait que le chlore a une masse atomique de 35.5. Lakatos se sert de Prout pour montrer comment une hypothèse peut rester à flot alors qu'elle est soumise à une tempête d·anomalies. Il fait de Prout une figure exemplaire: Il savait que le chlore a une masse atomique de 35.5. mais propose tout de même que cette masse est « réelle-

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ment» de 36. Il aurait ensuite « corrigé» cette déclara­tion dans une note en bas de page. En fait. Prout sollicita un peu les chiffres pour don?er l'imp~ession qu'i1s étaient exacts. Mais Lakatos a rruson de dire que nombre de bons chimistes anglais décidèrent de s'en tenir à l'hypothèse de Prout. même si les chiffres n'avaient pas trop bonne mine. Prout fut beaucoup moins pris au sérieux en Europe continentale où l'ana­lyse chimique était pratiquée avec beaucoup plus de rigueur. . . . . .

Considérons maintenant ces VOles aUXlhrures qUl sont destinées à sauver une hypothèse. Lakatos soutient que l'on ne peut jamais réfuter Prout parce que l'on peut toujours continuer à prétendre que le chlore a été imparfaitement purifié. Ainsi. le vrai chlore a ~ne masse de 36 même si les échantillons mdlquent tOUjours une mass~ de 35.5. Lakatos nouS propose le fruit de son imagination : «Si 1 7 procédés de purification chimi­ques. Ph p, •... Pl7 sont appliqués à un gaz. ce qUl reste sera du chlore pur. » Présentée sous cette forme sché­matique. on voit immédiatement comment réfuter cet~e proposition : En exigeant que P18 SOIt ~pphqué. MalS dans la réalité. les choses ne se prodUlsent pas amSI. Inquiet du fait que les masses atomiques anglaises (entières) différaient de celles du continent. on procéda à la mise en place de divers comités et Edward Turr~er fut chargé d'étudier la chose en p~of~ndeur. Ll. ?btmt régulièrement 35 5 et fut alors 10bJet de crItiques. Prout. par exem~le. suggéra que le chlorure d'argent contenait peut-être de l'eau. Une méthode fut décou­verte qui permit de mettre fin à cette éventualité. Il devint bientôt évident aux yeux de la communauté scientifique anglaise que le chlore avait une masse atomique de 35.5. A Paris. des laboratOIres ,?~ux équipés reprirent toutes les recherches car la possibIlité que l'hydrogène soit le composant fondamental de l'univers continuait à intriguer et on était choqué d'avolr

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découvert que les anciennes détenuinations du carbone étaient fausses. Mais, après maintes recherches la possibilité ".ue le chlore ait une masse atomique d~ 36 fut rédUIte a néant. On ne pouvait plus sauver l'hypo· thè~e. e~ espé~ant. trouver un meilleur procédé de punflCation et 1 affaIre se tenuina ainsi.

Il s'avé~a par I~ suite qu~ l'hypothèse était très proche de la vénté, maIS II aurall fallu, pour l'atteindre, un programme de recherche assez différent et la notion de séparation physique des éléments. Au début du siècle Rutherford et Soddy montrèrent que les éléments n'ont pas u~~ masse at.omique unique mais qu'ils se compo­sent d Isotopes dIfférents, ainsi la masse de 35 5 n'est que la moyenne de diverses masses atomiques 'réelles. QUI plus est, la seconde hypothèse de Prout est très proche de la vérité. Si l'on remplace l'hydrogène par l'io~ d'hydrogène, ou le proton, alors les masses de tous les Isotopes sont essentiellement des multiples entiers de cette masse. L'ion d'hydrogène n'est sans doute pas le. se,:,1 maténau fondamental, mais il en est l'un des pnnclpaux.

Évitons de considérer que l'hypothèse de Prout a été «, s~uv.ée ~ par des hypothèses auxiliaires. Le processus d éhmmahon des erreurs analytiques est simplement arnvé à son tenue. La masse atomique du chlore est sur terre de 35,5 et rien ne pourra changer cela. Quant à la découverte des isotopes, il ne s'agit pas d'une nouvelle hypothèse auxiliaire destinée à protéger le prétendu « prograInme de recherche» proutien. C'est une hypo­thèse entièrement neuve. Prout fut seulement l'heureux précurseur de la physique dans le domaine de la chimie Ce qui diffère totalement de la thèse de Duhem. .

Crncial, mais seulement a fortiori

L'opposition de Lakatos aux expériences cruciales va à l'encontre de l'idée non baconienne qu'il peut y avoir

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des essais décisifs assurant le succès d'une théorie au détriment d'une autre. Ce n'est que rétrospectivement, dit-il, que les historiens en viennent à considérer une expérience comme décisive. C'est exactement ce que nous enseigne sa méthodologie des prograInmes de recherche. Si T est une théorie du programme P*, nouS pouvons concevoir une expérience qui permette de vérifier T par rapport à T*. Si T l'emporte, P* peut encore s'en remettre en proposant une nouvelle théorie qui à son tour envoie T au tapis. Seulement si , au bout d'un certain temps, P* est vaincu, nous pouvons alors décider que T* était cruciale.

En tenues plus modestes, Bacon soutient qu'il est possible de détecter sur-le-champ une expérience de carrefour. Si l'essai favorise T, alors disent les poteaux indicateurs, la vérité peut se trouver dans la direction P. On peut faire une lecture lakatosienne de Bacon, à la plus grande gêne probable des deux auteurs. hnaginons un réseau routier, une carte routière ordinaire. A une intersection, le poteau indicateur indique que la vérité se trouve dans une direction, la direction de T et P . Aussi n'empruntons-nous pas la route P*. Il se peut que cette route croise plus loin, une fois encore, la route P. P* avance une théorie révisée Tt. Une instance de poteaux indicateurs T et T~ peut maintenant nous inciter à suivre la route P*. C'est seulement quand la route P ne croise plus la route P* que l'on peut dire, a posteriori, que le premier carr~four était décisif.

Cela revient, cependant, à trop sous-estimer le rôle de l'expérience. Certains types de découvertes expéri­mentales servent de repère, énonçant des faits constants concernant les phénomènes que toute future théorie doit prendre en compte et qui, avec d'autres repères théoriques comparables, nous oriente presque constamment dans une direction.

Ce fait, l'expérience si controversée de Michelson et Morley nous pennet de le constater. On a considéré que

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cette expérience était un élément décisif dans le rejet de l'idée newtonienne d'un éther omniprésent. La relativité remplacera cette conception, Mais en fait, Einstein connaissait à peine l'expérience de Michelson et Morley et il n'a certainement jamais été question de {( comparer Newton et Einstein ». Lakatos se sert de ce fait comme d'un élément central dans sa charge contre les expé· riences cruciales. Il s'en sert également pour affirmer que toute expérience est soumise à la théorie.

En fait, l'expérience est un bon exemple de l'explora. tion baconienne de la nature. Elle a été et sera toujours l'objet de controverses, mais elle permet d'opposer à Lakatos une thèse expérimentaliste. Pour y parvenir, il est nécessaire que nous sortions d'abord l'éther de l'oubli.

L'éther omniprésent

Newton écrivait: « Tout l'espace est empli d'un agent élastique, l'étber, qui est capable de propager lés vibrations du son, mais avec une vitesse beaucoup plus grande ». Il ajoutait que la lumière n'est pas une onde dans l'éther, mais plutôt un « milieu » que les rayons lumineux traversent. L'optique newtonienne ne tint pratiquement aucun compte de la notion d'éther. Les leibniziens s'en moquaient, disant qu'il s'agissait d'une « substance occulte », de même ils considéraient la gravité comme une « puissance occulte».

Ondes: C'est la théorie ondulatoire qui a vraiment mis l'éther au premier plan. Ce fait est clairement établi par l'inventeur (ou le réinventeur) de la théorie ondula­toire, Thomas Young (1773-1829) : «(1) Un Ether luminifère, rare et élastique à un haut degré, emplit l'Univers. (II) Des-ondulations sont provoquées dans cet . Ether dès qu'un corps devient lumineux. (III) L'impres­sion de voir des couleurs différentes provient des

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différentes fréquences vibratoires, provoquées par la Lumière dans la Rétine » (3).

Vent d'éther: C'est à Augustin Fresnel (1788-182?) que nouS devons les mathématique~. ~e la théone ondulatoire. Il émit l'hypotbèse aUXIlunre que SI la lumière traversait un milieu, se déplaçant lui-même en sens opposé, il Y aurait alors un certain. effet de « :ve~t » et le mouvement apparent de la lumIère devrrut s en trouver réduit. Cela concordait vaguement avec la découverte faite par J. Doppler (1803-1853) en 1842. Si une source lumineuse se déplace par rapport à un observateur, alors la fréquence (couleur) de la lumière perçue subit une altérati~n. ,Ce comportement est tout à fait comparable à celUI d une on~e, comme I.e son nouS en fournit la preuve, avec les SIrènes de pohce et, à l'époque, avec le changement de tonalité des sifflets de train.

Aberrations astronomiques : Les étoiles ne sont !las tout à fait là où elles semblent être. Cette « aberration astronomique » reçut plusieurs explications. Fresnel en donna une avec le vent d'éther. En 1845, G.C. Stokes proposa l'idée inverse, à savoir que c'~st le corps en mouvement qui entraîne l'éther avec lm. {( Je suppose que la terre et les planètes emportent avec elles une partie de l'éther, de sorte que l'éther proche de .reur surface semble en repos par rapport à elles, mrus sa vitesse change au fur et à mesure que l'on s'en éloigoe jusqu'à ce que, à peu de distance, il soit en repos dans l'espace (4). » ••

Electromagnétisme : Jrunes Clerk Maxwell umfIa brillrunment les théories de la lumière et de l'électroma­gnétisme. Il n'éprouvait guère d'enthousiasme pour

3. Thomas Young « Bakerian Lecture », Philosophical Tran-sactions of the Royal society 92 (1801), pp. 14.21.. .

4. G.C. Stokes, «On the aberration of light », Phllosophteal Magazine. 3rd Ser., 27 (1845), pp. 9-10.

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l'éther, mais concluait: « Malgré les difficultés que nous éprouvons à nous former une idée cohérente de la constitution de l'éther, il ne peut y avoir de doute que les espaces interplanétaires et interstellaires, loin d'être vides, sont occupés par une substance ou un corps matériel... »(5). Malheureusement, aucun modèle d'éther ne convenait, c'est-A-dire qu'aucun n'était capa­ble de rendre compte des lois connues de la réflexion et de la double réfraction et ce quels que fussent les degrés de rigidité et d'élasticité envisagés.

Ondes radio: En 1873, Maxwell prédit que devaient exister des ondes électromagnétiques invisibles, sem­blables à des ondes lumineuses. La découverte des ondes radio par H.R. Hertz (1857-1894) vint confirmer ces prévisions. Hertz doutait plutôt de l'existence de l'éther, mais à sa mort en 1894 son maître, H. Helm­holtz, lui adressa l'éloge suivant: « Les études de Hertz ont ouvert à la physique de nouveaux et passionnants horizons. On ne peut plus douter du fait que les ondes lumineuses se composent de vibrations électriques­partout présentes dans l'éther et que ce dernier possède les propriétés d'un isolant et d'un transmetteur magné­tique (6). »

Expérimentation Ce qui va suivre est le résumé le plus bref possible

de l'état des choses à peu près au moment où Michelson commence ses désormais célèbres séries d'expériences. Mon propos est de comparer les descriptions de Lilitos à celles d'un expérimentateur. En 1878, dans un texte qui devait par la suite figurer à l'article

5. J. Clerk Maxwell, « Ether " Encyc/opedia Britannica, 9th ed., Volume 8 (1893), p. 572 (Première publication, 1878).

6. H: yon H~lmho1tz, Préface à H. Hertz, The Principle of Mechanocs (tradwt psr D.E. Jones et J,J. Wallis), Londres, 1894, p. XI.

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« Ether» de la neuvième édition de l'Encyclopaedia Britannica, Maxwell suggère l'idée de l'expérience de Michelson, tout en laissant entendre qu'il n'y a aucun espoir de la réaliser.

Si nouS pouvions détenniner la vitesse de la lumière en observant le temps qui lui est nécessaire pour se déplacer, sur la terre, d'un point de repère à un autre, nouS poumons, en comparant les vitesses observées dans les directions opposées, déterminer la vitesse de l'éther par rapport à ces repères. Cependant, toutes les méthodes qui permettraient de déterminer la vitesse de la lumière à partir d'expériences effectuées sur terre exigent que l'on calcul~ le temps nécessaire au d~pla­cement de la lumière d un pomt à un autre et réCipro­quement. L'accroissement de ce temps, dû à la vitesse relative de l'éther, égale à celle de la terre en orbite, ne serait que le millionième du temps total de propagation, ce qui est impossible à enregistrer (7). .

Idée expérimentale: «Toutes les méthodes », dt! Maxwell, «sont condamnées à l'échec ». Mais non. Michelson réalisa qu'il fallait diviser le rayon lumineux à l'aide d'une lame semi-réfléchissante pour envoyer un rayon dans le sens du mouvement de la terre et l'autre perpendiculairement au premier. Quand ces rayons sont à nouveau réfléchis, on vérifie s'il y a un déplace­ment du système de franges d'interférence dont l'origine serait alors une différence de temps de parcours entre les deux rayons lumineux. Pratiquement tout le monde pensait que cette expérience ne marcherait pas. Michel­son dut affronter certaines difficultés. Par exemple, des chevaux qui passaient à l'extérieur déréglèrent complè­tement le dispositif expérimental parce que en passant dans la rue ils avaient légèrement fait trembler l'immeu­bl~. Finalement, il se rendit à la campagne et effectua toute l'expérience dans un bain de mercure pour

7. Maxwell, « Ether J , p. 510.

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« amortir» le « bruit». Procédé bien caractéristique de l'art expérimental de se débarrasser des phénomènes indésirables.

Expérience pour vérifier la théorie : Lakatos écrit : « Michelson conçut son expérience avec comme objec­tif premier de vérifier les théories contradictoires de Fresnel et Stokes sur l'influence que pouvait avoir le mouvement de la terre sur l'éther. »

Ce n'est pas vrai. En tant qu'expérimentateur, Michelson voulait faire ce que Maxwell jugeait impossi­ble : mesurer le mouvement de la terre par rapport à l'éther sans tenir compte de la moindre théorie. C'est ce qu'il dit en tout cas dans une lettre à Simon Newcomb, envoyée de Berlin le 22 novembre 1880. Michelson avait étudié à Paris avec un élève de Fizeau et était prêt à effectuer ses propres recherches expérimentales. A son mentor, Alexander Graham Bell, il écrit le 17 avril 1881 : « Les expériences concernant le mouvement de la terre par rapport à l'éther viennent juste de s'achever avec succès. Le résultat est négatif (8). »

Un résultat négatif: Le résultat était négatif en effet. Un résultat positif aurait été vraiment sensationnel. Car il aurait permis de déterminer le mouvement absolu de la terre dans l'espace. Si seulement la nature avait bien voulu coopérer, cet événement serait entré dans l'his­toire comme le triomphe de siècles de spéculation. Nous aurions appris que l'espace est absolu et que la terre traverse l'espace à une vitesse absolue.

Résultat de l'expérience: Lakatos écrit: « Michelson affirmait que l'expérience de 1881 était une expérience cruciale (pour départager les explications de l'aberra­tion de Fresnel et Stokes) et qu'elle prouvait la théorie de Stokes. » Michelson n'avait rien dit de tel. Il avait

8. Cette lettre fut pour la première Cois publiée dans le livre de Nathan Reingold, Science in Nineteenth Cenlury America, Washington, 1971, pp. 288-290.

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écrit : « L'interprétation de ces résultats est qu'il n\ a pas de déplacement des franges d'interférence. AinsI, le résultat de l'hypothèse d'un éther immobile étant néga­tif il s'ensuit nécessairement que l'hypothèse est erro­née (9). » Il ne prétendait pas prouver que. Stokes avait raison mais tout au plus que Fresnel avrut tort.

Ab~rration : Michelson continue en disant que ses résultats «contredisent directement l'explication du phénomène d'aberration généralement acc~ptée », celle de Fresnel en l'occurrence. Il dit enfm qu « Il ne serrut peut-être pas déplacé d'ajouter un extrait» d'un texte de Stokes. Stokes disait que « les résultats expénmen­taux ne sauraient varier, que l'on adopte l'une ou l'autre théorie» (c'est-à-dire celle de Stokes lui-même ou celle de Fresnel). Stokes dit qu' « il aurait été satisfaisant de soumettre les deux théories à quelque expénence décisive». Michelson cite Stokes sans le moindre commentaire. Contrairement à ce que prétend Lakatos, il ne pense pas avoir fait la preuve que Stokes avait raison. Il ne dit pas de cette expérience <lll'ell~ est décisive. Il fait seulement implicitement valoIr le triom­phe de l'expérimentateur sur le théoricien: Maintenant je peux déterminer ce qui, jusqu'à présent, vous était inaccessible.

L'expérience de 1886: Michelson s'associa à Morley pour refaire l'expérience faite par Fizeau .en 1852, ,où un rayon lumineux est émIS en sens mvers~ cl ~ courant d'eau. Morley, qui était chimiste, savrut aussI fort bien souffler le verre, aussi fabriqua-t-il la verrerie nécessaire à la conduction de l'eau. Ils en vinrent à la conclusion que Fizeau avait raison pour l'esse~tiel, même s'ils réinterprétèrent quelque peu la théOrie de Fresnel. A ce propos, ils écrivirent: « Le résultat de ce

9. A.A. Michelson, Ir:; The relative motion of the earth and of the Iwniniferous ether J , American Journal of Science, 3rd Ser., 22 (1881), p. 128.

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!ravail est par conséquent que le résultat annoncé par Fizeau est correct pour l'essentiel et que l'éther lumini­Cère n'est absolument pas afCecté par le mouvement de la matière qu'il entoure (10). »Je n'ai pas souvenir que Lakatos mentionne cette expérience.

La. ~héorie interoient : H. Lorentz, l'un des grands théonclens du tournant du siècle dernier s'intéressait beaucoup à l'éther. Lakatos donne un peu trop d'impor­tance à l'affaire :

« Comme c'est souvent le . cas, Micbelson l'expéri­mentateur reçut une leçon d'un théoricien, Lorentz, le plus grand spécialiste de la pbysique théorique ... montra ... que les calculs de Michelson étaient faux La théorie de Fresnel prévoyait seulement la moitié de l'effet calcu.lé Pm: Mi?helson ... De fait, quand le physi­Clen françrus Poher Cl! remarquer à Michelson l'erreur qu'il avait commise en 1881, ce dernier décida de ne pas publier de rectificatif. »

C'est faux. Michelson publia une note en français dans Comptes Rendus 94 (1882), p . 520, avec, en bas de page, un renvoi citant Potier.

L'expérience de 1887 : C'est la plus célèbre des expériences de Michelson et Morley. Lakatos parle d'« une lettre de Rayleigh attirant l'attention sur les communications de Lorentz. Cette lettre est à l'origine de l'expérience de 1887 ». C'est faux. La lettre date du début de l'année 1887. L'expérience fut effectuée en juillet 1887. D'où la conclusion hâtive de Lakatos. En fait, l'expérience était prévue pour 1886 et tous les fonds nécessaires avaient été réunis. Les travaux com­mencèrent en octobre, mais le 27 octobre 1886 un incel;l{lie éclata réduisant tout en cendres, ce qui retarda consIdérablement l'expérience. Reste qu'elle avait

10. A.A: Michelson et E.W. Morley, « Influence of the motion of .the medium on the velocity of light », American Journal of Se"mee, 3rd Ser., 31 (1886).

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commencé longtemps avant la lettre qui l'a prétendu­ment déclenchée (il est possible par contre qu'elle ait été suscitée par les conférences données par Kelvin à Baltimore l'année précédente).

L'expérience de 1887 devait, sur certains points, se révéler moins fructueuse que ce que Michelson avait espéré. Avec un équipement plus pointu, les deux chercheurs n'obtinrent pas tout à fait un résultat nu\. Comme Michelson l'écrivit à Rayleigh en 1887, « si l'éther passe bien sur la terre, alors sa vitesse relative est inférieure à un sixième de celle de la terre» (11). II pensait qu'il serait nécessaire de renouveler l'~xpé­rience à divers moments de l'année et de vérifier si l'altitude avait une quelconque influence sur le courant étherique. Lakalos trouve surprenant que Michelson n'ait pas continué dans le sens qu'il indiquait lui-même. Était-ce parce qu'il se préoccupait de ce que faisait la théorie? Non. Michelson était un expérimentateur. II fi! paraître toute une série de textes sur son invention, l'interféromètre - entreprise qui le fascinait plus que la quête de l'éther. II captura l'imagination de l'Association Américaine pour le Progrès des Sciences (A.A.A.S.) avec son « Appel en faveur des ondes lumineuses »,

ondes qui, grâce à son invention, pouvaient fournir un nouveau procédé de définition du mètre-étalon.

Répétition de l'expérience: Il est vrai que Michelson revint par deux fois sur la question de l'éther. Laka!os écrit: « De 1881 à 1935, les longues séries d'expérien­ces que Michelson mena pour vérifier les versions successives du progrrunme de recherche sur l'éther, fournis sen! l'exemple fascinant d'un problème en dégé­nérescence. » Alors, de 1931 à 1935, c'est sur le plan astral que Michelson a dû faire ses expériences car il mourut en 1931. Les « longues séries d'expériences»

11. Cf. R.S. Shankland, «Michelson~Moriey experiment »,

Ameriean Journal of Physies 32 (1964), pp. 16-35.

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que Michelson est censé avoir menées de 1881 à 1935 se sont en fait déroulées en 1881, 1886, 1887, 1897 et 1925. Nombreux furent ceux qui tentèrent de modifier ou d'améliorer les résultats de Michelson mais il n'a lui~même, en aucun cas, mené de «lo~gues séries d'expériences ».

L'expérience de 1897 montra que l'altitude n'avait aucune influence sur les résultats. A cela Michelson fit f.emarquer .qu'~l p~uvait y avoir de nombreuses explica­hons dont II lrussrut aux théoriciens le lihre choix. Il se peut, disait-il, que l'ahnosphère de la terre soit plus épaisse qu'on ne le pense. L'idée de la Contraction de FitzGerald, qui était en vogue alors, est peut-être e~cte. Peu~-être Stokes a-t-il raison depuis le début. MIChelson 1 expénmentateur ne poursuivait aucun des programme~ dont parle Lakatos. Quant à l'expérience de 1925, Miller avrut affinné qu'il avait détecté un vent d'éther, at.~ssi Mich~lson, à soixante-quinze ans, reprit-il son e~pénence ~e Jeunesse pour s'assurer qu'il n'ava,it pas fat! une ternble erreur. Il n'en avait pas fait.

Les facultés expérimentales et rationnelles

Pour Popper il est clair que l'expérience de Michel­son et Morley fut une expérience cruciale sur le chemin de la relativité. En particulier parce qu'elle invite à penser que la vitesse de la lumière reste constante quelle que soit sa direction ou le milieu qu'elle traverse. Lakatos, ~lO~ment, soutient à bon droit que, du point de vue hlston~ue, ce~te expérience n'a qu'une impor­tance secondrure. Mrus Lakatos et Popper ne s'intéres­sent qu'à l'aspect rationnel. L'expérience de Michelson et M?rIey a suscité de nombreuses fantaisies et, quant à mo:, Je ne prét~nds certes pas que la brève esquisse ~u.e J er.' ?onne ICI mette un point final à' la question. Si Jal cho.,S! Lakatos pour illustrer mon propos, c'est que Je considère que sa philosophie est importante, Cepen-

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dant, quand il est amené à tirer des inférences théori­ques de situations réelles, comme il le fait avec Prout ou Michelson, il est ton jours beaucoup trop pressé. Une philosophie dominée par la théorie rend toujours aveu­gle à la réalité.

Michelson était un peu comme la fourmi de Bac,on, très doué pour monter des expériences, un peu faible sur la théorie, même si l'on ne peut dire qu'il ignorait tout à fait cette dernière. Lorentz, lui, était (à un moindre degré) un peu comme l'araignée de Bacon.

. Ces deux hommes se tenaient mutuellement en haute estime. Lorentz encourageait les travaux de Michelson tout en essayant de développer une mathématique qui permettrait d'expliquer l'éther de manière satisfaisante. Si l'on doit parler de programme en dégénérescence, c'est plutôt du côté de Lorentz qu'il faut alors se tourner. Mais il est plus intéressant d'étudier les interac­tions qui existaient entre ces deux sortes de talent. L'intérêt stupéfiant des théories de la relativité d'Eins­tein fait bien sûr, dans ce domaine, pencher la balance du côté du travail théorique, Mais, dans le domaine de la technique expérimentale, Michelson découvrit lui aussi de nouveaux mondes. La science, comme l'écri­vait Bacon, doit être semblable à l'abeille, réunissant les talents de la fourmi et de l'araignée, mais capable aussi de digérer et d'interpréter les expériences et la spécula­tion.

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16. EXPÉRIMENTATION ET RÉALISME SCIENTIF1QUE

Le travail expérimenW est le meilleur argument en faveur du réalisme scientifique. Ce n'est pas parce qu'il nous permet de vérifier si les entités théoriques existent bien. Mais plutôt parce que des entités qui ne peuvent en principe être « observ~es » sont couramment mani­pulées pour produire de nouveaux phénomènes et étudier de nouveaux aspects de la nature. Ces entités sont des outils, des instruments, non pour penser mais pour faire. L'électron est l'entité théorique que les philosophes préfèrent. Je montrerai comment les élec­trons sont devenus des entités expérimenWes, ou des entités d'expérimentateur. Quand on vient de découvrir une entité, on peut être tenté de vérifier si elle existe vraiment. Même cela n'est pas du travail de routine. Quand j.j. Thomson réalisa en 1897 que des « corpus­cules» s'échappaient d'une cathode chaude, il s'em­pressa de mesurer la masse de ces particules négative­ment chargées. Il estima approximativement e, la charge, et mesura e/m. Il estima aussi à peu près exactement m. Millikan reprit certaines des idées qui étaient étudiées au laboratoire Cavendish, le laboratoire

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de Thomson, et, dès 1908, il détennina la charge de l'électron, c'est-à-dire, probahlement, l'unité minimum de la charge électrique. Ainsi, dès l'origine, on se préoc~u'pe plus d:entrer en relation avec l'électron que de vénfler son eXIstence. Plus nous comprenons certai­nes propriétés causales de l'électron et plus nous sommes à même de construire des dispositifs produi­sant des effets déjà bien compris dans de nouveaux domaines de la nature. L'électron cesse d'être le produit des seules inférences et hypothèses quand nous com­mençons à pouvoir l'utiliser pour effectuer, de façon systématique, des manipulations dans d'autres domai­nes de la nature. Il cesse alors d'être théorique pour devenir expérimental.

Expérimentateurs et entités

En pbysique, les expérimentateurs sont pour la plupart réalistes à propos de certaines entités : celles qu'ils utilisent. J'affinne qu'il leur est impossible de faire autr.ement. Beaucoup sont aussi, sans aucun doute, réahstes à propos des théories, mais ce n'est pas vraiment ce qui les intéresse.

Les expérimentateurs sont souvent réalistes à propos des entités qu'ils étudient, mais ce n'est pas une règle absolue. Millikan avait probahlement peu de chose à dire sur la réalité des électrons au moment où il entreprit de mesurer leur charge. Mais il aurait pu être sceptique sur ce qu'il allait trouver avant de le trouver. Il aurait même pu le rester après. Peut-être existe-t-il urie unité minimum de la charge électrique. Mais il n'existe aucune particule, aucun objet présentant exac­tement cette charge. Faire des expériences sur une entité ne vous oblige pas à croire en son existence. Mais la manipuler, dans le cadre d 'une expérience par exemple, vous y contraint.

Mais même quand on utilise l'électron pour faire des

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1

l [

expériences, il est encore possible de douter de son existence. Comprenant certaines propriétés causales de l'électron, vous parvenez à construire un très ingénieux et très complexe dispositif qui vous permet d'aligner les électrons comme vous le souhaitez, afin de voir quel effet cela va produire sur quelque chose d'autre. Une fois que vous tenez l'idée expérimentale qui convient, vous savez à peu près comment construire le dispositif, parce que vous savez que c'est ainsi que vous parvien­drez à obtenir des électrons qu'ils se comportent de telle ou telle manière. Les électrons ne servent plus à organiser nos pensées ou à sauver les phénomènes observés. Ils servent à créer des phénomènes dans d'autres domaines de la nature. Les électrons sont des

outils. Il y a une importante différence expérimentale entre

le réalisme à propos des entités et le réalisme à propos des théories. Supposons que ce dernier corresponde à la croyance que la science a pour objectif de produire des théories vraies. Peu d'expérimentateurs conteste­ront cela. Seuls les philosophes en doutent. Cependant, vouloir atteindre la vérité est un objectif à très long terme. Diriger un faisct(au d'électrons, c'est se servir d'électrons qui sont dans le présent. Diriger un rayon laser finement réglé vers un atome particulier, afin d'en éjecter un certain électron pour produire un ion, c'est viser des électrons qui sont dans le présent. Il n'existe, par contre, aucun ensemble théorique présent auquel on soit obligé de croire. Si le réalisme à propos des théories est une doctrine concernant les objectifs de la science, alors eJle est imprégnée de certaines valeurs. Si le réalisme à propos des entités a pour objectif de viser des électrons la semaine prochaine, ou même de viser d'autres électrons la semaine d'après, alors on a affaire à une doctrine qui sait rester beaucoup plus neutre et que les valeurs affectent moins. Un expérimentateur

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n'est pas du tout réaliste à propos des entités de la même manière qu'il est réaliste à propos des théories.

Tout cela apparaît à l'évidence quand on passe des théories idéales aux théories présentes. On assigne, en toute confiance, diverses propriétés aux électrons. Mais nombre de ces propriétés émanent de théories ou de modèles très différents et pour lesquels un expérimenta­teur peut se montrer plutôt agnostique. Même des gens qui travaillent au sein d'une même équipe sur divers aspects d'une expérience complexe peuvent avoir des conceptions différentes et incompatibles de l'électron. Cela provient du fait que chaque aspect de l'expérience assigne une fonction différente à l'électron. Des modèles qui conviennent au calcul d'un aspect de l'électron ne conviendront pas à d'autres. Il arrive qu'une équipe de chercheurs soit contrainte de recruter quelqu'un qui n'a pas du tout la même perspective théorique, simplement pour avoir sous la main un spécialiste de certains problèmes expérimentaux. Vous pouvez choisir quel­qu'un qui a été formé à l'étranger et dont les propos' sont tout à fait incommensurables aux vôtres, simplement pour disposer d'une personne qui soit capable de produire les effets que vous voulez.

Mais ne pourrait-on concevoir qu'existe un noyau théorique, un point d'intersection commun à tous les gens du groupe, une théorie de l'électron, en somme, à laquelle tous les expérimentateurs pourraient souscrire avec réalisme? C'est possible, mais je dirais qu'il s'agit d'une culture commune plutôt que d'un noyau com­mun. L'électron est impliqué dans une foule de théories et de modèles, d'approximations, d'images ou de forma­lismes, mais rien ne nous permet de supposer qu'à leur intersection se trouve une théorie. Aucune raison de croire non plus qu'« à l'intersection de toutes les théo­ries auxquelles tel ou tel membre de l'équipe a appris à croire se trouve la théorie non triviale la plus puis­sante ». Même si de nombreuses croyances sont parta-

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1 gées, il n'y a aucune raison de supposer qu'elles consti­tuent ne serait-ce qu'un semblant de théorie. Naturelle­ment, les équipes tendent à se former au sein des communautés d'esprit d'un même instihlt, aUSSl trouve­t-on réellement une base théorique commune à leurs travaux. C'est un fait sociologique, non un argument f?n faveur du réalisme scientifique.

Je constate que plus d'un réalisme scientifique à propos des théories ne repose pas sur le présent mais sur ce qu'il serait possible de réaliser ou, peut-être, sur les idéaux que nous tentons d'atteindre. Dans ce cas, l'optimisme tient lieu de théorie. Le réalisme scientifi­que à propos des théories est alors contraint de sous­crire aux vertus peircéiennes de foi, d'espoir et de charité (1). Le réalisme scientifique à propos des entités n'a que faire de ces vertus. Car il provient de ce que nous pouvons faire maintenant. Pour comprendre ceci, il nous faut entrer un peu dans les détails des opérations nécessaires à la construction d'un dispositif contraignant les électrons à se comporter comme on l'entend.

Fabrication Que les expérimentateurs soient réalistes à propos

des entités ne suffit pas à prouver le bien-fondé de cette thèse. Peut-être est-ce une question de psychologie : Il se peut que les talents qui font la grandeur d'un expérimentateur n'aillent pa, sans cette tournure d'es­prit qui objectivise tout ce qu'elle touche. MaIS cela ne fait pas l'affaire. L'expérimentateur consldère avec

1. «Trois sentiments me semblent absolument requis par la logique: L'intérêt parlé à une communauté non dér~e. la recon­naissance de la possibilité que cet intérêt soit conSidéré ~~e suprême ct "espoir que l'activité intellectuelle ne sera jarDrus interrompue ... ces trois sentiments ressemblent beaucoup au célè· bre trio composé par la Charité, la Foi et l'Espérance ... » C. H~s. home et P. Weiss (dic.), The Collected Papers of CS. P.,rce, Volume 2, Section 665.

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plaisir les bosons neutres comme de simples entités hypothétiques alors que les électrons sont réels. Quelle est la différence ? . Il existe d'innombrables façons de fabriquer des mstruments reposant sur les propriétés causales des électrons pour produire certains effets voulus avec une précision inégalée. J'en donnerai plus loin quelques exemples. L'argument, on pourrait l'appeler l'argument expérimental en faveur du réalisme, ne tient pas en ce que nous déduisons de nos succès la réalité des élec­trons. On ne fabrique pas des instruments pour en déduire la réalité des électrons, comme si l'on soumet­tait une hypothèse à l'examen pour y croire ensuite si l'examen s'avère positif. Ce serait faire erreur de chro­n~logie. A l'heure actuelle, nous concevons des appa­reIls reposant sur un petit nombre de vérités simples à propos des électrons, afin de produire quelque autre phénomène que nous souhaitons étudier.

Il pourrait sembler que nous croyons en l'électron parce que nous pouvons prévoir comment va se com­porter notre appareil. Cela aussi est faux. Nous dispo­sons d'un certain nombre d'idées générales quant à la façon de préparer, disons, des électrons polarisés. Nous passons beaucoup de temps à construire des prototypes qui ne marchent pas. Nous nous débattons dans une forêt d'erreurs. Souvent il nous faut abandonner pour tenter une autre approche. Supprimer les anomalies ne revient pas à les expliquer ou les prévoir en termes théoriques. La question est plutôt, en partie, de se débarrasser du « bruit» présent dans l'appareil. Le mot « bruit », même s'il a aussi un sens précis, désigne souvent tous ces événements qu'aucune théorie ne permet de comprendre. L'instrument doit être capable d'isoler, physiquement, les propriétés de l'entité que nous souhaitons utiliser et de réduire tous les autres effets qui pourraient nous gêner. Ceux qui entrepren­nent régulièremen~ et souvent avec succès, la cons truc-

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r

tion de nouveaux dispositifs utilisant diverses propriétés causales bien connues des électrons pour intervenir dans des domaines plus hypothétiques de la nature, ceux-là sont complètement convaincus de la réalité des électrons. Cette proposition est difficile à comprendre sans un exemple. Les exemples historiques les plus familiers ont été, en général, fossilisés par de fausses philosophies ou de fausses histoires trop orientées vers la théorie. Aussi prendrai-je un exemple neul. Il S'agIt du canon à électrons de polarisation dont l'acronyme est PEGGY II. En 1978, il fut utilisé pour une expérience de recherche fondamentale qui attira l'attention géné­rale au point que même le New York Times en parla. Dans les prochains paragraphes, j'expliquerai ce qui est en jeu avec PEGGY II. Mais il me faut d'abord com­mencer par certaines notions de physique nouvelle. Vous pouvez omettre ce passage pour vous rendre directement aux paragraphes suivants concernant les techniques de conception. Cependant, il peut être intéressant de prendre rapidement connaissance de certains résultats expérimentaux essentiels, à savoir que (1) la parité n'est pas conservée lors de la dispersion des électrons polarisés provenant du deutérium, et (2) plus généralement, la parité est violée dans les interactions de force faible électriquement neutre (2).

Parité et interactions de force faible électriquement neutre

Il y a quatre forces fondamentales dans la nature, qui ne sont pas forcément distinctes. Gravité et électroma­gnétisme nouS sont familiers. Puis il y a les forces fruble et forte, l'accomplissement du programme de Newton

2. Le compte rendu du paragraphe su~vant est dû a~ .ren~ei­gnements que m'ont fournis divers expénmentateurs lUnSI qu au rapport de Bill Kirk, « Parity violation in polarized elcctron scatte­ring " SLAC Bearn Line n" 8, oct. 1978.

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qui enseignait, dans l'Optique, que toute la nature serait un jour comprise en termes d'interaction entre des particules et diverses forces exerçant des effets d'attrac­tion ou de répulsion à plus ou moins grande distance (i.e. avec divers taux d'extinction).

La force forte est cent fois plus forte que l'électroma­gnétisme mais n'agit que sur une très courte distance le diamètre d'un proton tout au plus. La force forte agit ~ur les hadrons, famille qui comprend les protons, les neutrons et des particules plus récentes encore, mais pas les électrons ou autres membres de la classe des particules appelées les leptons.

La force faible n'a que le 1/10000' de la force de l'électromagnétisme et agit sur une distance cent fois inférieure à celle de la force forte. Mais elle agit à la fois sur les hadrons et les leptons, y compris les électrons. La radioactivité est sans doute la force faible la plus connue.

L'électrodynamique quantique est à l'origine de 10u­tes ces spéculations. Elle connaît un succès considéra­ble, avec des estimations précises au millionième près, un miracle en physique expérimentale. Elle s'applique à des distances allant du diamètre de la terre au centième de celui du proton. Cette théorie implique que toutes les forces soient « portées» par quelque parti­cule. Ce sont les photons qui accomplissent cette tâche pour l'électromagnétisme. Et l'on a émis l'hypothèse que les gravitons jouent le même rôle pour la gravité.

Dans le cas des interactions impliquant la force faible, on a affaire à des champs de force chargés. Les particules associées à ces champs sont appelées des bosons, positif ou négatif, qui servent de messager à la force faible. Dans les années soixante-dix, survint la possibilité qu'il puisse y avoir des interactions faibles « ?eutres », dans lesquelles aucune charge n'est trans­mIse ou échangée. Par simple analogie avec les décou­vertes les plus assurées de l'électrodynamique quanti-

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que, on a postulé que des bosons neutres peuvent aussi être les messagers de la force faible.

La découverte la plus célèbre de la physique des hautes énergies récente est la non-conservation de la parité. Contrairement à l'attente de nombreux phYSI­ciens et philosophes, Kant compns, la nature flUt ~e différence profonde entre la droite .et la gauche. MaIS seulement, semble-t-il, dans le domame des mteractions faibles.

C'est par convention que l'on applique les notions de droite et de gauche à la nature. On a remarqu~ que les électrons avaient un spin. Imaginez votre mam drOIte enveloppée par une particule tournant en vrille, I~s doigts pointant dans le sens du spm (mouve~ent rotatif) de la particule. On dit alors que le pouce pomt~ dans la direction du vecteur de spin. Si de telles particules se déplacent en faisc~au, il faut prendre en compt~ le rapport entre le vecteur de spin et le falsc~au. SI le vecteur de spin de toutes les partIcules est onenté dans le même sens que le faisceau, on dit alo,rs que ~es particules sont dans un état. « droit », tandIS .que,SI le vecteur de spin est en dIrection opposée on dit qu elles sont dans un état ({ gauche».

La non-conservation de la parité fut découverte lorsqu'on s'aperçut qu'un produit de I~ ~ésintégration des particules, le neutnno du muon, n eXIste que dans un état « gauche» de spin et jrunais dans un état ({ droit ».

La non-conservation de la parité a été observée pour des interactions faibles chargées. Qu'en est-il de la force faible électriquement neutre? Stephen Weinberg en 1967 et Abdus Salam en 1968 présentèrent, indépen­damment le remarquable modèle, dit « Weinberg-Sa-lrun », qui unifie les quatre forces . Il impliqu~ une très légère brisure de symétrie en interactions flUbles neu­tres. En dépit de son caractère purement s~écula!tf, ce modèle a rencontré des succès extraordmlUres et pres-

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qu~ effrayants. Aussi semblait·il nécessaire de s'assurer q,:, Il Y a bIen défaut de parité pour les interactions faibles neutres. Nous pourrions ainsi en apprendre plus sur celte force faIble à SI courte action. . On prévoyait que parmi les électrons frappant une

cI,ble et se dIspersant, on trouverait légèrement plus d électrons « gauche» que d'électrons « droit ». Légè. rement plus! En fréquence relative, la différence entre les deux types de dispersion est de 1 pour 10 000 comparable à une différence de probabilité allant d~ 0,50005 à 0,49995. Supposons que l'on dispose de raccélérateur linéaire de Stanford, le SLAC, en opéra· tian depUIS le début des années soixante-dix et qui génère.120 impulsions par seconde, dont cha~une fait apparaltre. un électron. Toute la puissance du SLAC p~ndant vmgt-sept ans suffirait à peine à détecter une ~Ifférence de fréquence relative aussi minime. Si l'on tient compte du fait que le même rayon est utilisé par ~lverses expériences simultanées, chacune de ces expé­r;tences ~r~vaillant sur une fréquence d'impulsion dis­tmcte,. SI Ion tient également compte du fait qu'aucun mat~rIel ne peut reste; stable pl~s d'un mois, sans parler de Vln~t-sept ans, Il s enSUIt qu une telle expérience est ImpossIble. Po.ur qu'elle soit réalisable, il faudrait que c~aque ImpulsIO~ fournisse de 1 000 à 10 000 fois plus d électrons. On fIl la première tentative avec un instru­~ent ~aint~nant appelé PEGGY I. Il était doté pour 1 essentiel d une verSIOn très améliorée de la cathode chaude de J.J. Thomson. On chauffe du lithiUIll et des él~ctrons s'échappent. PEGGY II a recours à des pnnclpes assez différents.

PEGGY II

L'idée de base vint à C.Y. Prescolt le jour où il tomba (par « hasard» !) sur un article d'un journal d'optique parlant d'une substance cristalline, rarséniure de gal-

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[

lium. GaAs a une propriété curieuse. Quand il est alteint par une lumière polarisée rotatoire de la fré­quence appropriée, il émet des masses d'électrons à polarisation linéaire. La théorie quantique fournit une bonne interprétation de ce phénomène et explique bien pourquoi la moitié des électrons émis sont polarisés, les 3/4 dans une direction et le 1/4 restant dans une autre.

PEGGY 11 exploite celte caractéristique ainsi que rabondante émission d'électrons de GaAs due à cer­tains aspects de sa structure cristalline. Puis vient un peu de technique. Il n'est pas facile de libérer un électron d'une surface. Nous savons que celte opération est plus facile si ron peint la surface avec une substance appropriée. Dans le cas présent, une fine couche de césium et d'oxygène est appliquée sur le cristal. Moins la pression atmosphérique autour du cristal est forte et plus les électrons s'échappent facilement, pour un montant donné de travai!. Aussi le bombardement doit-il se dérouler dans le vide à la température du nitrogène liquide.

Il faut aussi une bonne source de lumière. Un laser à éclairs de lumière rouge (7 100 angstroms) est pointé sur le cristal. La lumière traverse d'abord un polariseur ordinaire, un prisme de calcile ou spath d'Islande qui a fait depuis longtemps ses preuves. Ce prisme donne une lumière polarisée linéaire. Or nous voulons que le cristal soit alteint par de la lumière polarisée rotatoire.

Le rayon laser polarisé passe donc maintenant par un astucieux dispositif appelé cellule de Pocke!. Il convertit électriquement des photons à polarisation linéaire en photons à polarisation rotatoire. Étant électrique, il agit comme un commutateur très rapide. Le sens de la polarisation rotatoire dépend du sens du courant dans la cellule. Ainsi le sens de polarisation peut être modilié de manière aléatoire. C'est important car nous sommes en train de chercher une asymétrie minuscule entre polarisation d'électrons « droit» et « gauche ». Procé-

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der aléatoirement nous immunise contre toute dérive ~ syst~mati'I':'e d~ l'instrument. Un dispositif de désinté­gration radioactive engendre le mouvement aléatoire et un ordinateur enregistre le sens de polarisation pour chaque impulsion.

.one impulsion à polarisation rotatoire atteint le cnstal GaAs, provoquant une impulsion d'électrons à P?~arisation linéaire. Un faisceau de ces électrons est diri~é par des aimants vers l'accélérateur pour la suite de 1 e."pé~ence. n passe par un dispositif qui vérifie, chemm frusant, un échantillon de polarisation. Le reste de l'expérience nécessite d'autres instruments d'une comparable ingéniosité, mais tenons-nous-en à PEGGY II.

Erreurs

Ce~ brève. ~escription donne une trop grande im­pressIOn de facilité, aussi est-il nécessaire de réfléchir un peu au processus d'élimination des erreurs. De nom­breuses erreurs ne sont jrunais comprises. Elles sont s~prnmées par approximations successives. On en distingue trois types : (1) Les limites techniques fonda­mentales que l'analyse d'erreurs doit intégrer en fin de calcul. (2) Les défauts mécaniques plus simples, ceux auxqu~ls personne n'avait pensé avant d'y être contrrunt. (3) Tous les soupçons imaginables sur tout ce qui pourrait aller mal. , 1. ~es rayo~s lase~ n.e sont pas aussi constants que

1 e,:,seIgDe la sCIe.nce-flction et il y a toujours des irrégu­lantés de fonctionnement après un certain laps de temps.

2. Les électrons du cristal GaAs sont refoulés et remontent le rayon ~aser qui frapp~ le cristal. La plupart so,:,t déVIés magnétiquement. Mrus certains sont réflé­chIS par .Ie .dispositif laser et retournent dans le système. Pour élimmer ces intrus, il suffit, par des moyens

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mécaniques simples, de les faire converger légèrement en dehors du cristal.

3. Les bons expérimentateurs se prémunissent contre l'absurde. Supposons que des particules de poussière soient posées à plat sur la surface d'expérimentation quand une impulsion polarisée les touche et qu'elles se redressent quand elles sont touchées par une impulsion polarisée de sens inverse? Cela pourrait-il avoir une influence systématique, étant donné que l'on cherche à détecter une minuscule asymétrie? Traversé en pleine nuit par ces pensées, un chercheur se mit dès le lendemain à vaporiser partout du liquide anti-poussière. Et il répéta l'opération pendant un mois. Au cas où.

Résultats Quelque 10 11 événements furent nécessaires pour

obtenir un résultat pouvant être considéré comme dénué de toute erreur systématique ou statistique. Bien que la notion d'erreur systématique offre d'intéressantes perspectives conceptuelles, il semble que les philoso­phes l'aient toujours ignorée. Dans la détection des électrons « gauche ) et « droit» interviennent quelques incertitudes systématiques, quelques irrégularités et divers problèmes concernant les parrunètres des deux types de faisceaux. Ces erreurs furent analysées et ajoutées linéairement aux erreurs statistiques. Ce type d'analyse, pour un étudiant en inférence statistique, est un vrai casse-tête chinois, sans marche à suivre précise. Quoi qu'il en soit, grâce à PEGGY II, le nombre des événements produits fut suffisrunment grand pour que le résultat satisfasse l'ensemble de la communauté des physiciens. Les électrons « gauche» étaient éjectés du deutérium légèrement plus souvent que les électrons « droit ». Ce fut le premier exemple convaincant de violation de la parité dans une interaction neutre faible.

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Commentaire

La construction de PEGGY II fut plutôt non théori­que. Personne n'avait prévu les propriétés polarisantes de GaAs, elles furent découvertes au hasard d'une rencontre avec une étude expérimentale spécifique. Quoique une version élémentaire de la théorie quanti­que suffise à expliquer l'effet de polarisation des cris­taux, elle n'explique pas les propriétés du cristal présen­tement utilisé. Personne n'a pu obtenir d'un vrai cristal qu'il polarise plus de 37 % des électrons, même si en principe il devrait en polariser 50 %.

De même, si l'on a une compréhension générale de la raison pour laquelle un revêtement en oxygène et en césium a une « affinité négative avec les électrons »,

c'est-à-dire favorise leur échappement, nous ne savons pas quantitativement pourquoi cela permet d'obtenir un taux de 37 %.

Rien ne garantissait non plus que les morceaux épars s'assembleraient. Pour prendre un exemple encore plus récent, de futurs travaux expérimentaux, brièvement décrits ci-dessous, pourraient requérir plus d'électrons que PEGGY II ne peut en donner. Lisant dans le New York Times un article sur l'expérience de la parité, un groupe de recherche des laboratoires Bell comprit inunédiatement de quoi il s'agissait. Ils avaient construit un treillis en cristal, pour un tout autre usage. Ce treillis était constitué de couches de GaAs et d'un composé aluminium en rapport. Sa structure était telle que l'on pouvait penser que pratiquement tous les électrons émis seraient polarisés. Ainsi, l'on pourrait doubler l'effica­cité de PEGGY II. Mais cette belle idée se trouve conIrontée à divers obstacles. Le treillis doit être enduit d'un · revêtement réduisant le travail du matériau. En effet, le composé césium-oxygène étant appliqué à haute température, l'aluminium tend à se mélanger avec la couche voisine de GaAs et ce très artificiel treillis

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'1'

1 devient un peu irrégulier, ce qui limite son énorme potentiel d'émission d'électrons p~larisés . Il est d?nc possible que ce système ne marche Jamrus. ~e son coté, Pre scott travaille sur une cathode thermlOmque runélio­rée qui, elle aussi, devrait permettre d'obtenir plus d'électrons. La théorie n'aurait jamais pu nouS appren­dre que PEGGY Il surpasserait un jour PEGGY I. Et elle ne peut pas nouS dire non plus si un futur PEGGY III surpassera un jour PEGGY Il.

A noter également que les chercheurs de chez Bell n'avaient pas besoin d'en savoir long sur la théorie des interactions faibles neutres pour comprendre que leur treillis prototype pouvait convenir. Il leur suffisait de lire le New York Times.

Moralité Il fut un temps où l'on pouvait à bon droit douter de

l'existence des électrons. Même après que Thomson avait mesuré la masse de ses corpuscules et Millikan leur charge, il était encore raisonnable de douter. Car il restait à être sûr que Millikan avait bien mesuré la même entité que Thomson. Une élaboration plus théo­rique était nécessaire. L'idée devait féconder bien d'autres phénomènes. La physique des soldes, l'atome, la supraconductivité, tout cela avait un rôle à jouer.

Il [ut un temps où la meilleure raison de penser que les électrons existent aurait pu être une Donne explica­tion. Nous avons vu au chapitre 12 comment Lorentz expliquait l'effet Faraday avec sa théorie de l'électron. J'ai déjà dit que l'habileté à expliquer est peu garante de vérité. Même à l'époque de 1.1. Thomson la mesure avait plus de poids que l'explication, qui n'en garde pas moins son utilité. Certains, sans doute, ont cru aux électrons parce que postuler leur existence permet d'expliquer tout un ensemble de phénomènes. Heureu­sement, nouS n'avons plus à prétendre que nous procé-

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dons par inférence à partir des succès remportés par l'explication (c'est-à-dire à partir de ce qui nous tran­quillise l'esprit). PrescoU et d'autres ne se servent pas des phénomènes pour expliquer les électrons. Ils savent comment les utiliser. Aucun individu sain d'esprit ne croit que les électrons décrivent réellement « de petites orbes qui pourraient, si nos mains étaient plus petites, envelopper les doigts, le pouce indiquant le sens du spin ». Ce qui existe en revanche c'est une famille de propriétés causales dont les termes servent aux expéri­mentateurs de talent à décrire et à déployer les électrons pour étudier quelque chose d'autre, les interactions faibles neutres et les bosons neutres par exemple. Nous en savons très long sur le comportement des électrons. Il est aussi important de savoir ce qui ne concerne pas les électrons. Ainsi, nous savons qu'infléchir un faisceau d'électrons polarisé pour le faire traverser des bobines magnétiques n'affecte pas sensiblement la polarisation. Nous avons des soupçons, trop forts pour être ignorés, mais trop triviaux pour être indépendamment vérifiés: que la poussière, par exemple, peut bouger quand on inverse la polarisation. Ces soupçons sont ancrés dans le sens durement acquis de ce que sont les électrons (il importe peu à ce soupçon que les électrons soient des nuages, des ondes ou des particules).

Quand les entités hypothétiques deviennent réelles Noter la complète opposition entre électrons et

bosons neutres. Je me suis laissé dire que personne ne sait encore comment manipuler un groupe de bosons neutres, s'ils existent. Même les interactions faibles neutres émergent encore à peine des brumes de l'hypo­thèse. Depuis 1980, on dispose d'un éventail d'expé­riences convaincantes suffisamment large pour qu'ils deviennent objets d'investigation. Quand perdront-ils leur statut d'hypothèse pour devenir une réalité com-

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1

munément admise, comme les électrons? Quand nous les utiliserons pour étudier autre chose.

On a vU que certains voulaient fabriquer un canon encore plus performant que PEGGY II. Pourquoi? Parce que nous savons maintenant que la parité est violée dans les interactions faibles neutres. Par une analyse statistique encore plus démesurée que celle qui est entreprise dans l'expérience sur la parité, nous pourrons, peut-être, isoler les seules interactions de la force faible. Car nous avons affaire à de nombreuses interactions, y compris, par exemple, des interactions électromagnétiques. Nous connaissons diverses maniè­res de les éliminer, mais nous pouvons aussi statisti­quement choisir une classe d'interactions faibles pour décider qu'il s'agit précisément de celles où la parité n'est pas conservée. Cela mènerait probablement à de profondes investigations sur la matière et l'antimatière. Pour obtenir des statistiques convenables, il faudrait beaucoup plus d'électrons par impulsion que ce que fournit PEGGY Il. Si ce projet était appelé à réussir, nous devrions commencer à pouvoir utiliser les interac­tions neutres de la force faible comme des outils se prêtant à l'étude d'autre chose. Une étape de plus en direction du réalisme à propos de ces interactions aura été franchie.

Le temps qui change Même si réalismes et anti-réalismes font partie de la

philosophie des sciences depuis la préhistoire grecque, , les versions présentes sont pour la plupart issues des débats sur l'atomisme qui marquèrent la fin du XIX' siè­cle. L'anti-réalisme à propos des atomes provenait en partie de la physique : Les énergéticiens considéraient que c'était l'énergie, et non de petits amas de matière, qui était à l'origine de toute chose. Cet anti-réalisme eut aussi partie liée avec le positivisme de Comte, Mach,

435

Page 217: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

Pearson et même J.S. Mill, comme le prouve de façon caractéristique le jeune associé de Mill, Alexander Bain, dans son livre Logic, Deductive and Inductive. En 1870, il semblait tout à fait convenable d'écrire que:

« Certaines hypothèses comportent des suppositions quant à la structure intime et au fonctionnement des corps. De par nature, ces suppositions ne peuvent jamais être directement prouvées. EUes doivent leur mérite à ce qu'eUes expriment convenablement les phénomènes. Ce sont des fictions représentatives. »

« Toute déclaration sur la structure ultime des parti­cules de la matière», continue Bain, «est et sera toujours hypothétique. » Il ajoute enfin que « la théorie cinétique de la chaleur a une importante fonction intellectuelle ». Mais il est difficile de soutenir qu'il s'agit d'une vraie description du monde. Il s'agit d'une Fiction Représentative.

Bain avait sûrement raison il y a un siècle. Les présomptions concernant la structure intime de la matière ne pouvaient alors être prouvées. La seule preuve ne pouvait être qu'indirecte, à savoir que les hypothèses semblaient fournir quelques explications et permettaient de faire des prédictions satisfaisantes. De telles inférences n'ont jamais convaincu les philosophes sympathisants de l'instrumentalisme ou de quelque autre forme d'idéalisme.

De fait, la situation est assez semblable à celle de l'épistémologie au XVII' siècle. A l'époque, était « sa­voir» ce qui représentait correctement. Mais alors il était impossible de sortir des représentations pour s'assurer qu'elles correspondaient bien au monde. Chaque vérification de représentation est aussi repré­sentation. «llien de plus proche d'une idée qu'une autre idée », disait l'évêque Berkeley. Essayer de défendre le réalisme scientifique au niveau de la théo­rie, de la vérification, de l'explication, des succès de prédiction, des convergences de théories et ainsi de

436

suite, c'est s'enfermer dans un monde de représen~~ tions. Pas étonnant que l'anti-réalisme scientifique SOIt si constamment d'actualité. Il n'est qu'une variante de la « théorie du savoir comme spectacle ».

Les scientifiques, contrairement aux philosophes, devinrent généralement réalistes à propos des atomes vers 1910. Les temps changeaient, mais malgré tout certaines variétés anti-réalistes de l'instrumentalisme ou du fictionnalisme continuaient à exercer un fort ascen· dant philosophique en 1910 et 1930. C'est ce que nous apprend l'histoire de la philosophie: La ~eçon est .alors : Pense à la pratique, pas à la théone. L anu-réahsme à propos des atomes était très présent quand Blain écrivait il y a un siècle. En fait, l'anti-réalisme à propos de toute entité inframicroscopique était de bon goût à

\ l'époque. Les choses ont changé. La preuve « directe» de l'existence des électrons, par exemple, est notre

1 capacité à les manipuler en utilisant certaines pr?priétés Lcausales bien comprises. Je ne prétends pas, b,en sûr, que la réalité se compose seulement de c~ qui est humainement accessible. Millikan a accompli quelque chose de très important pour la notion d'électron quand il en a déterminé la charge : Certainement plus, je

-~ pense, que Lorentz avec sa théorie de l'électron. Déterminer la charge d'une chose nous incite beaucoup plus à y croire que de postuler que cette chose -en explique une autre. Millikan découvre la charge de l'électron: c'est mieux encore. Uhlenbeck et Goudsmit, en 1925, assignent un spin à l'électron et découvre~t qu'il est qualifié par ses, moments cinétique et magnéti­que. Les électrons, depd;s lors, ont un spin. Pour ~es électrons, l'argument décisif fut de leur affecter un spm, les polariser et faire ensuite qu'ils se dispersent dans des proportions légèrement différentes. .

, /. 1\ existe certainement d'irmombrables enutés et ~ A ••

1 processus que les humains ne connaltront jamrus. , Peut-être existe-t-il une catégorie qu'il nouS est a priori

437

Page 218: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

/

impossible de connaître. La réalité est plus grande que nous. La meilleure preuve que l'on puisse fournir de la réalité d'une entitf' postulée ou inférée c'est de com­mencer à la mesurer ou de comprendre d'une quelcon­que manière ses pouvoirs de causalité.

En retour, la meilleure preuve que nous ayons de cette sorte de compréhension c'est que nous pouvons entreprendre de construire, à partir de rien, des machines suffisamment fiables en prenant avantage de telle ou telle relation causale. Ainsi, c'est la technique, et non la théorie, qui fournit la meilleure preuve du réalisme scientifique à propos des entités. L'attaque que je porte contre l'anti-réalisme scientifique est compara­ble à la lutte que Marx mena contre l'idéalisme de son temps. Dans les deux cas, l'essentiel n'est pas de comprendre le monde mais de le transformer. Sans doute, en théorie, existe-t-il certaines entités que seule la théorie nous permet de connaître (les trous noirs). Alors notre preuve est semblable à celle de Lorentz. Peut-être existe-t-il des entités que nous mesurerons et n'utiliserons pourtant jamais. L'argument eXpérimentai en faveur du réalisme ne dit pas que seuls les ohjets de l'expérimentateur existent.

1\ me faut maintenant confesser un certain scepti­cisme en ce qui concerne, par exemple, les trous noirs. Je soupçonne qu'existe une autre représentation de l'univers, également en accord avec les phénomènes, où les trous noirs sont exclus. J'ai hérité de Leibniz un certain dégoût pour les choses occultes. Se souvenir comme il fulminait contre 1'« occulte» gravité newto­nienne. Il fallut deux siècles pour prouver qu'il avait raison. L'éther de Newton était aussi tout à fait occulte. Il nous a pourtant beaucoup appris. C'est dans l'éther que Maxwell fit apparaître ses ondes électromagnéti­ques et Hertz confirma l'existence de l'éther avec sa • découverte des ondes radio. Michelson inventa un procédé pour entrer en interaction avec l'éther. Il

438

pensait que son expérience confIrmerait la théorie de l'entraînement de l'éther de Stokes, mais en fin de compte elle s'ajouta aux nombreux Cacteurs qui menè­rent à l'abandon de l'éther. Comme moi-même, le sceptique n'a qu'un maigre sens de l'induction. Les entités théoriques les plus durables, quand elles ne sont pas le Cruit de simples manipulations, s'avèrent souvent être de magnifiques erreurs (3).

3. A la page 434, ci-dessus, le boson neutre est donné comme exemple d'une entité hypothétique. En Janvier 1983, le CERN annonça la presence d'une telle particule, appelée W. dans la désintégration proton-antiproton à 540 GeV.

439

Page 219: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

AUTRES LECTURES

L'anthologie que j'ai consacrée à certaines philoso­phies post-kuhniennes comprend une bibliographie critique de 95 ouvrages.

(1) lan Hacking (dir.) Scientific Revolutions, Oxford, 1982.

Cette bibliographie n'est pas reprise ici. Ne figurent pas non plus les livres qui font déjà l'objet de nombreux commentaires dans le corps du texte. Pour les chapitres de la partie A, « Représenter », j'indique quelques classiques, quelques anthologies utiles et quelques écrits récents. Pour faciliter les recherches, certaines des anthologies sont numérotées. Les thèmes de la partie B, « Intervenir », n'ont été que rarement abordés, je me contente donc d'attirer l'attention sur quelques textes qui me semblent utiles en ce domaine.

INTRODUCTION, LA RATIONALITÉ

Il faut commencer, bien sûr, par: T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions,

Chicago, 1962, 2' édit., postface dans l'édition de 1969. (Thomas Kuhn, Structures des révolutions scientifi­

ques, Champs, Flammarion, 1987).

441

Page 220: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

Sur les divers sujets de l'introduction, on trouvera des textes de Kuhn dans :

The Essential Tension: Selected Studies in Scientific Thought and Change, Chicago, 1977.

«Commensurahility, comparahility, communicahi­lity », PSA 1982, Volume 2.

«What are scientific revolutions?» Occasional Paper No. 18, Center for Cognitive Science, Massachu­setts Institute of Technology.

Sur les textes traitant des idées de Kuhn, il existe une excellente anthologie;

(2) Gary Gutting (dir.), Paradigms and Paradoxes, Notre Dame, 1980.

Sur la rationalité en science, voici trois livres et un ouvrage collectif :

Larry Laudan, Progress and its problems, California, 1977 (trad. française: la Dynamique de la science, Ed. Mardaga, Bruxelles, 1987).

W. Newton-Smith, The Rationality of Science, Lon­don, 1981.

Husain Sarkar, A Theory of Method, California, 1983.

(3) Martin Hollis et Steven Lukes (dir.), RatitmlIlity and Relativisrn, Oxford, 1982.

En ce qui concerne le travail d'Imre Lakatos et les réactions qu'il a suscitées, voir plus loin au chapitre 8.

LB. Cohen, Revolution in Science : The History, Analysis and significance of a Concept and a Name, Cambridge, Mass., 1984, nous donne une étude com­plète de l'histoire de la notion de révolution scientifique.

1. QU'EST·CE QUE LE RÉALISME SCIENTIFIQUE ?

Pour une excellente initiation au déhat en cours, voir :

(4) Jarret Leplin (dir.), Essays on Scientific Realisrn, Notre Dame, 1983.

442

Les réalismes scientifiques ont fait l'objet de très nombreuses classifications, par exemple :

Paul Horwich, « Three Forms of realism », Synthese 52 (1982), pp. 181-201.

2. CONSTRUCTION ET CAUSALITÉ

Mis à part Sense and Sensibilia, cité dans le texte, on trouvera d'autres exemples de définitions austiniennes dans:

J.L. Austin, Philosophical Papers, 3rd ed., Oxford, 1979.

En dépit de l'influence initiale de cette œuvre, j'ai le regret de constater que ce genre de philosophie est aujourd'hui tombé presque complètement en désué­tude. Austin nous a aussi donné un programme plus spéculatif, qui fut adapté par quelque~ philosophes influents en Allemagne et, dans une momdre mesure, aux États-Unis :

How to do Things with Words, Oxford, 1963. (Trad. française : Quand dire, c'est faire, Ed, du Seuil, Pans, 1970.)

On trouve une critique sévère de ce qu'Austin dit du « réel » dans :

Jonathan Bennett, « Real », in K. Fann (dir.), IL. Austin, A Symposium, London, 1969. ,. .

Sur la philosophie de Smart, le manuel qu 11 a écnt lui-même:

J.J.C. Smart, Between Science and Philosophy : An Introduction ta the Philosophy of Science, New York, 1968.

Cartwright défend un causalisme qui ne se récl>=:e d'aucune tradition particulière, mais elle avoue deVOir beaucoup au classique de l'anti-réalisme :

Pierre Duhem, La théorie physique, son objet et sa structure (1906).

Dans une note non encore publiée qui vient juste de me tomber sous les yeux, Bas Van Fraassen soutient

443

Page 221: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

que le causalisme trouve ses racines dans la recherche des vera causa chère à Newton et dans la célèbre fonnule, hypotheses non fingo (Je ne fonnule pas ou je ne suis pas dépendant d'hypothèses).

3. LE POSITIVISME

Comme indiqué dans le corps du texte, nombreux sont ceux qui font remonter le positivisme à Hume ou même avant. Mais le mot appartient toujours à Comte. On trouve des traductions de Comte dans toutes les bibliothèques universitaires. Ernst Mach est l'une des figures que l'on associe le plus souvent au positivisme. Mais Paul Feyerabend, dans un long texte qui fait partie de l'ouvrage collectif dédié à la mémoire de Grover Maxwell (University of Minnesota Press, (984), sou­tient vigoureusement que Mach n'était pas positiviste. Une lecture de Mach peut for! bien commencer par :

Ernst Mach, The Anolysis of Sensations, Chicago, 1887, de nombreuses fois réédité avec quelques chan­gements de titre.

Personne, en revanche, ne conteste le positivisme du classique:

Karl Pearson, The Grammar of Science, London, de nombreuses fois revu et augmenté depuis sa publication originale en 1897.

La critique classique du positivisme à un moment donné de son évolution, où Pearson est donné comme le seul positiviste qui ne soit pas tombé dans les excès de ses pairs :

V.I. Lénine, Matérialisme et Empirio-criticisme, Sur le positivisme logique, la meilleure anthologie

est: A.J. Ayer (dir.), Logical Positivism, New York,

1959.

444

4. LE PRAGMATISME

La plus intéressante étude historique du pragma­tisme :

Bruce Kuklick, The Rise of American Philosophy, Cambridge, Massachusetts, 1860-1930, New Haven, 1977.

On trouve de nombreuses anthologies de Peirce, James et Dewey. Une nouvelle et plus satisfaisante édition des écrits de Peirce est en cours et l'accès à ses œuvres est facilité par la mise en place progressive d'au moins deux programmes informatisés les concernant. Cependant, sa philosophie a fait l'objet de nombreuses et bonnes anthQlogies qui suffiront à tous les non­spécialistes. Ses textes sont à la fois si simples et si profonds qu'ils gagnent à être régulièrement relus.

5. L'INCOMMENSURABILITÉ

Le débat sur l'incommensurabilité trouve aussi bien son origine chez Paul Feyerabend que chez Kuhn :

Paul Feyerabend, «On the meaning of scientific terms >, The Journal of Philosophy 62 (1965), pp. 266-274.

« Problems of empiricism », in R. Colodny (dir.), Beyond the Edge of Certainty, Englewood Cliffs, N.J., 1965.

Against Method, London, 1977. (Trad. française : Contre la méthode, Ed. du Seuil, Paris, 1979.)

Science in a Free Society, London, 1979. Parmi les très nombreux débats qu'a engendrés

l'incommensurabilité, on retiendra particulièrement : Dudley Shapere, « The structure of scientific revolu­

tions », The Philosophical Review 73 (1964), pp. 383-394. Réédité en (2).

« Meaning and scientific change », in R. Colodny (dir.), Mind and Cosmos : Essays in Contemporary Science and Philosophy, Pittsburgh, 1966, pp. 41-85. Réédité en (1).

445

Page 222: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

Hartrey Field, « Theory change and the indetenni­nacy of reference », The Journal of Philosophy 70 (1973), pp_ 462-48'-

G. Pearce et P. Maynards (dir.), Conceptual Change, Dordrecht, 1973.

Arthur Fine, « How to compare theories : reference and change », Noûs 9 (1975), pp. 17-32.

Michael Levine, « On theory-change and meaning­change », Philosophy of Science, 46 (1979).

6. LA RÉFÉRENCE ET 7. LE RÉALISME INTERNE

Le recueil (4) contient quelques études et informa­tions utiles sur Putnam, dont on sait que sa conception du réalisme a notablement évolué avec le temps, il est donc important de lire ses ouvrages dans l'ordre chrono­logique.

Hilary Putnam, Mimi, Language and Reality ; Phi­losophical Papers, Volume 2, Cambridge, 1979.

Meaning and the Moral Sciences, London, 1978. History, T ruth and Reason, Cambridge, 1981. (Trad.

française: Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, Paris, 1984.)

Certaines des thèses de Putnam sont depuis long­temps proposées par Nelson Goodman, il les résume dans:

Nelson Goodman, Ways of Worldmaking, Indiana­polis, 1978.

Putnam donne une présentation plus formelle de l'argument de Skolem-Lôwenbeim sur le réalisme dans,

« Models and Reality », The Journal of Symbolic Logic 45 (1980), pp. 464-482.

De nombreux débats ont été publiés sur cet argu­ment.

G.R. Merrill, « The model-theoretic argument against realism », Philosophy of Science 47 (1980), pp. 69-8'­

J.L. Koethe, « The stability of reference over time », Noûs 16 (1982), pp. 243-252.

446

M. Devitt, « Putnam on realism, a critical study of Hilary Putnam's, Meaning and the Moral Sciences »,

&k . David Lewis, « New work for a theory of umver­

sais », The Australian Journal of Philosophy.

8. UN SUCCÉDANÉ DE VÉRITÉ

Dans un dialogue original et captivant sur l'origine des mathématiques, Lakatos livre une esquisse de la plupart de ses conceptions.. .

Imre Lakatos, Proofs and RefutatIOns; The Logw of Mathematical Discovery, Cambridge, 1976. (Trad. française : Preuves et réfutations, Hermann, Pans, 1979.)

En 1965, il organisa une conférence à laquelle participèrent entre autres, Popper, Carnap et Kuhn. Les actes d~ cette conférence furent publiés en trois volumes dont le troisième, le plus animé, contient l'importante contribution à la philosophie des sciences qui fut délivrée par Lakatos lui-même.

I. Lakatos et A. Musgrave (dir.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge, 1970.

Deux volumes commémoratifs sur les travaux de Lakatos et leurs applications : ..

Colin Howson (dir.), Method and Appra .. al ln the Physical Sciences, Cambridge, 1976.

R.S. Cohen et al. (dir .), Essays in Memory of Imre Lakatos, Dordrecht, 1976.

INTERMÈDE, RÉELS ET REPRÉSENTATIONS

Aucune bibliographie ne correspondant aux. ques­tions débattues dans cet intermède, je veux proftter de l'occasion pour attirer l'attention sur deux écoles qui tirent des conclusions philosophiques intéressantes de l'étude des aspects sociologiques de la science . . A Edimbourg, on soutient que presque toute la réahté

447

Page 223: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

scientifique est construction sociale. Le texte, « Relati­vism, rationalism and the sociology of knowledge », qui fait partie du recueil (3) ci-dessus, fournit un grand nombre de sources. Les ouvrages les plus marquants de ce groupe sont :

Barry Barnes, Scientific Knowledge and Sociological Theory, London, 1974.

Interests and the growth of knowledge, London 1977. '

David Bloor, Knowledge and Social Imagery, Lon­don, 1976.

Ce groupe reçoit quelque soutien au deuxième chapitre d'un ensemhle de textes très novateurs,

Mary Hesse, Revolutions and Reconstructions in the Philosophy of Science, Brighton, 1980.

A Bath un autre groupe de chercheurs s'intéresse à l'approche sociologique de la science. Ses travaux sont en parfaite harmonie avec la seconde partie du présent hvre, « Inte;venir.», car ~ est à l'origine de nombreuses\ études sur 1 expérunentation, de la parapsychologie à la physique du laser.

H.M. Collins et T.J, Pin ch, Frames of Meaning : The Social Construction of Extraordinary Science, London 1981. '

H.M. Collins, « The TEA set : tacit knowledge and scientific networks », Science Studies 4 (1974), pp. 165-186.

H.M. Collins et T.G. Harrison, «Building a TEA laser : the caprices of communication», Social Studies of Science 5 (1975), pp. 441-450.

David Gooding, «A convergence of opinion on the divergence of the lines : Faraday and Thomson's discussion of diamagnetism », Notes and Records of the Royal Society of London 36 (1982), pp. 243-259 . .

H.M. Collins, «Son of seven sexes : the social destruction of a physical phenomenon », Social Studies of Science II (1981), pp. 33-62.

448

Ce dernier texte parle du rejet de certains résultats expérimentaux dans la recherche sur les ondes gravita­tionnelles.

9-16. INTERVENIR

Pour une analyse du travail de Millikan sur l'électron, voir:

G. Hollon, The Scientific Imagination, Camhridge, 1978, Chapitre 2. (Trad. française : L'imagination scientifique, Ed. Gallimard, Paris, 1979.)

Hollon soutient que Millikan fait un usage des données qui est fortement influencé par ses présuppo­sés théoriques. Une explication de cet aspect du travail de Hollon et d'autres qui y sont reliés, figure dans : « Thematic presuppositions and the direction of scienti­fic advance », in A.F. Heath (dir.), Scientific Explana­tion, Oxford, 1981, pp. 1-27.

Dans ce même volume, A. Salam (cf. p. 374, ci­dessus) énonce avec beaucoup de force le point de vue du théoricien : « The nature of the "ultimate" explana­tion in physics », ibid, pp. 28-35. Un exemple d'expé­rience cruciale, avec compte rendu détaillé et débat philosophique sur les « bonnes » expériences, nous est donné dans:

Allan Franklin et Howard Smokler, « Justification of a "crucial" experiment : parity nonconservation », Stu­dies in History and Philosophy of Science 10 (1979), pp. 201-257.

« What makes a good experiment ? » British Journal for the Philosophy of Science 32 (1981), pp. 367-374.

Peu de livres sont consacrés à l'étude des détails d'une histoire expérimentale. L'un des meilleurs traite de la découverte des isotopes par E. Rutherford et F. Soddy. Soddy est également auteur de deux textes intéressants sur deux voies erronées que la science peut suivre un moment.

449

Page 224: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

Thaddeus Trenn, The Self-Splitting Atom, London, 1975.

« Thoruranium (U-236) as the extinct natural parent of thorium : the premature falsification of an essentially correct theory », Annals of Science 35 (1978), pp. 581-597.

« The phenomenon of aggregate recoil : the prema­ture acceptance of an essentially incorrect theory» , Annals of Science 37 (1980), pp. 81-100.

Un compte rendu étape par étape de l'expérience de Michelson et Morley est donné dans :

Loyd S. Swenson, The Aetherial Aether : A History of the Michelson-Morley Experiment, Austin, Tex., 1972.

Sur les causes, les modèles et les approximations, voir:

R. Harré, Causal Powers : A Theory of Natural Necessity, Oxford, 1975.

M. Hesse, Models and Analogies in Science, Lon­don, 1963.

Outre les ouvrages de Hesse, cités pages 265 et 448 ci-dessus, deux autres livres de ces auteurs sont utiles :

R. Harré, The Philosophers of Science: An Introduc­tory Survey, Oxford, 1972.

M. Hesse, Forces and Fields: The Concept of Action at a Distance in the History of Physics, Westport, Conn., 1970.

Les textes dont il est question ci-dessous sont une intéressante contribution à l'histoire et à la philosophie des sciences expérimentales les plus récentes. Mon étude sur les muons et les mésons (pp. 152-158, ci-dessus) doit beaucoup au premier et celle sur les interactions neutres faibles (chapitre 16, ci-dessus) s'inspire beaucoup du second :

Peter Calison, « The discovery of the muon and the failed revolution against quantum electrodynamics », Centauros, April 1983.

450

« How the first neutral current experiments ended », Reviews of Modem Physics, April 1983.

« Einstein's experiment, the g-factor, and theoretical predispositions », Historical Studies in the Physical Sciences 12 (1982), pp. 285-323.

Page 225: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

"

INDEX

Abbe, E, , 305, 316-323 abduction : 98 aberration

astronomique : 194, 409 optique: 221-224

acceptation: 42,95, 112 acides, sortes d'· : 147-151 Adorno, t. : 84 Airy, G,B, ,341 Alexandre, 220 Ampère, A,-M, , 170, 264-265 anarcha-rationalisme : 40 anatifère : 125 Andersen, RC, , 390 Anderson, C.D. : 155, 180 anomalie: 31-32, 196 anthropologie, 219-220, 233 anti-ré8.lisme

définition de 1'- : 49 approximation : 351-352 Aristarque: 379 Aristote, 26, 44, 106, 127,220,

245, 247 aristotélicien: 184, 245, 402 arséniure de gallium: 428-433 atomisme: 63-71, 118, 233·236 Austin, j.L. : 68, 79, 177 Avogadro, loi d'· : 264, 404

nombre d'· : 64, 101 Ayer, A,j, , 45, 83, 86, 444

Babbage, C, , 378 Bacon, F, , 245, 246-247,

251-252,260,395-406,417 Bain, A, , 436 Bardeen, j, et al. , (thoorie BCS)

367-368 Bartholin, E, , 255, 257 Bear , 138 Becquerel, A,C. , 259 Bell, A,G, , 412 Bell, J,

inégalité de - : 118 Bennett, J. : 225 Bergman, G, , 306 hèrihèri, 197-198 Berkeley, G, ,71,165-168,217,

237,308-309,338, 359-360, 436

Bernard, C. , 283 Berthollet, C,L, , 151 Berzelius, J-J, : 34 Bethe, HA , 154, 263, 358 bibliothèque borgésienne : 353,

365 S;chat, X, ,314,323 Biot, J,B. , 151 Blackett, P,M,S, , 155 Bohr, N, , 120, 143, 145,

154-155, 211 Boscovic : 71

453

Page 226: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

boson, 424, 426, 434 Boyd, R. , 103 Boyle, R. , 246·247 Brndbu'l', S. , 315 Brndley, F.M. , 263 Bragg, W.L. , 375 Braithwaite, R.B. : 436 Broad, C.D. , 74 Broensted, J .M. : 148 brownien

mouvement· : 63, 101,259 Buchwald, J.Z. , 362 Burkitt

lymphome de - : 199

calcul , 344-345 calorique, 124, 150 Campbell, N.R. ,346·347 Cantor, G. : 175 Carnap, R. , 24·30, 83, 277,250,

253, 447 Carnot, S. , 268 Cartwright, N. , 61·62, 74-78,

348,351-352,443 causalisme: 72-75 cause

comme conjonction constante: 82, 88-91 et réalité, 82, 242

Cavendish, H. , 380·381, 419 chaleur, 124, 150 chats et cerises

argument des - : 174-176 Chimborazo, mont : 381 chimpanzés: 227 chlore

masse atomique du - : 33, 405·406 - comme élément: 33, 148

Chomsky, N. : 72 classification : 183 Cnossos: 230 Cohen, E.R. et Taylor, B.N.

386, 394 Cohen, I.J. , 33, 442 coïncidence

argument de la - : 327

454

Collins, H.M. : 448 Compton

effet-,361 Comte, A. , 83-84, 87·90, 93,

98,277,444 Condorcet. M.-j.A.-N. de : 87 connotation : 136 constantes de la nature : 112,

181, 366, 378 constructions logiques : 58, 77 Copernic, N. : 33, 55, 128, 129,

211,232 cosmique

argument de l'accident 101·102,327

Coulomb, c.A. : 171 ùaig, W. ,95 Crombie, A.C. : 213 Crowe, A.C. et al. : 181 Curie, M. : 363

Dada: 41 Dalton, J. , 147·148,253,404 Darwin, G. , 253 Davidson, D. : 130 Davy, H. ,34, 148,251,339 Defoe, D. , 359 Delphes, 229 démarcation: 202 Démocrite: 232-240 démon cartésien du microscope :

330 dénotation: 136 denses

co,!,s . , 325-326 Descartes, R. : 220 Devitt, M. : 447 Dewey, J. , 112·113,217,445 Dicke, R.H. , 298 diffraction : 221, 314-324 Dirac, P.A. : 384 Dolland, J. ,315 Domodosola, D. : 240 Doppler

effet· , 194, 409 Duhem, P. , 193, 238, 352·358,

386, 403, 443

Dupré, J. , 157 Durkheim : 55, 77

Eddington, A.S. , 163 « effets lt : 361, 392 Einstein, A. : 62, 64, 100~102,

129, 259, 382, 390, 450 Eisenhart, C. : 378 électron

charge de 1'- ,51-52,420,422 masse de l'~ : 419, 429 polarisation des ~s : 428-433 spin de 1'- : 147,437 dénomination de 1'- : 144-145, 147 projection de 1'- : 52-53

empirisme constructif : 76, 79, 96, 306-307 logique: 84

ensembles: 174-176 entités théoriques : 49~53, 58,

75·79,93·94,278 épistémologie : 21-22, 189,

232-233 Espagnat, B. d' , 72, 118 essentialisme : 144 éther électromagnétique : 93,

283, 409 Euclide , 192, 213, 233 Everitl, C.W.F. , 343, 361 expérimentations

cruciales: 39 , 130, 152, 192, 400, 410-411, 420-421 répétées, 371

explication : 82, 89~90, 327 inférence en faveur de la meilleure- :96-102, 111,327

extension : 136, 140-141 points d'· , 141, 173

Fairbank, W. : 52, 67 falsifiabilité : 25, 27, 194, 239 Faraday, M. ,70-71,74·75,265

effet - , 339-340, 344, 351, 368

Feigl, H. , 83

Fermi, E. , 155, 295 fennions : 295 Feyerabend, P. ,40-41,44, 120,

122,127,203,212,281,282, 398, 444, 445

Field, H. , 446 Fme, A. ,446 FitzGecaid

contraction de - : 416 F"eau, H. , 379, 390, 412 Flaubert, G. , 57 fonctionnalisme: 391 fo.-ce

ligne de ~ magnétique: 70, 74 - faible et forte , 153, 450

Fourier synthèse de - , 315, 317·319

FrnnkIin, A. , 449 Franklin, B. , 171, 186 Frege, G. , 134, 141, 173 Fresnel, A.J. , 256, 258, 409,

412-413 Freud, S. , 55 Froome, K.D. et Essen, L. :

372-373

Gage, S.H. , 305, 318 Galilée, G. , 118, 304, 375 Galison, P. : 450 Gardner, M. , 63 Gauss, C.F. : 377 gène

première photo du ~ : 331-332 Gerlach, W. : 147 Gestalt

renversement visuel de la théorie du - : 37, 119

glyptodon, 157, 173, 180 Godel, K. , 83 Gooding, D. , 448 Goodman, N. , 181,227,446 Goudsmit, S.A. : 437 Gould, S.J. , 77 grnvité , 89, 153, 196, 384

HaB, E.H. , 361, 379 Hanson, N.R. : 63, 279, 291

455

Page 227: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

Harré, R. , 450 Hawking, S. ,351 Hegel, G.W.F. , 104, 109, 115,

190-191 , 200,241,357 Heisenberg. W. : 155 Heitler, W.H. : 154 Helmholtz, H. , 98, 410 Hempe1, C.G. , 83, 91 Hernche1, C. , 292-293 Herschel, J. : 257 Herschel, W. , 287-291, 292,

340, 345, 375 Hesse, M. , 265, 448, 450 Hertz, H. , 237, 410, 438 heuristique : 195-196 Hilbert, D. , 398 histoire

interne et externe : 205 HoUon, G. , 205, 449 homo depictor : 224, 228 Hooke, R. , 246, 248-249, 319 Honvich, P. , 443 Hume, D. , 26, 72-74, 76, 81,

85, 92-95, 192, 359, 444 Husserl, E. : 357 Huygens, C. , 256, 381 hypothèses auxiliaires: 192, 193 hypothético-déductif , 169, 346

idéalisme, 166, 279, 434 objectif , 109 transcendantal : 166. 346

image de la science: 24 immatérialisme : 71 incommensurabilité : 117·121,

126-130, 217,445 indexicaux : 180, 226 induction: 27, 192, 251 infrarouge: 287-288 instrumentalisme : 114-128, 432 invention: 266-269

James, W. , 107, 223, 445 Jansky, K. , 260 Jardine, N. , 358 Jones, H. , 269

456

Josephson effet, 367-368, 387-388, 394

Jung, C. , 77 justification et découverte : 28

Kant, 1. , 33, 71, 101, 104, 159-160, 165-171,220,221, 264, 332, 357

Keku1e, F.A. , 324 Kelvin (W. Thomson) : 268,

341-344,389-391,415 Kepi"" J , 193, 358 Kripke , 77, 144 Kuhn, T.S. , 18, 27-34, 40-44,

103, 1I8-127, 185, 193, 211-212,232,237,345,349, 377, 389, 392, 445

Lagrange, J.L. , 352, 398 Lakatos, 1. , 41, 45, 189-190,

210-214,280,319, 401,403, 447

Lamb, W. , 62-63, 104 Lambert, J.H. , 357 langage

origine du - : 226 - et science : 41, 45

Laplace, P.S. , 124, 127, 171, 345

Laudan, L. , 42, 45, 46, 103 Lavoisier: 237 loi de la nature: 89-90 Leakey (famille -) , 225 Leeuwenhoek, A. : 312-313,

319 Leibniz, G.W. : 71, 89, 139,

162,246-247,353 Lénine. V. : 444 Leucippe : 233 Lewis, D. : 447 Lewis, G.N. , 148 Liebig, J. von: 251, 271 Locke, J , 165, 219, 223, 242 London, F. et H. : 249 Lorentz, H.A. , 120, 143, 146,

341,382,404,417,433,437

1

Lôwenheim-Skolem (théorème de -) , 174-181,446

Lowry, J.M. , 148 Lucrèce: 234 Lysenko. T.D. : 54

Mach, E. ,277,435,444 Malus, E.L. , 257 Manson, P. : 198 MW'X, K. , 54, 78-79, 438 Mathiessen

règle de - : 269 Maxwell, G. ,278,306-307,444 Maxwell, J.C. , 63, 223, 265,

341,361,368,409, 438 Médée , 366 mesures: 375-394,110 Melloni, M. , 290, 345 MeHor, D.H. : 144 méson, 152-156, 157,358,450 mésotron: 155, 180 métaphysique: 22, 78, 82-91,

97, 144, 189, 236 Michelson, A.A. , 283, 379, 382,

389 Michelson et Morley

expérience de - : 283, 382, 415-416, 449

Mill, J.s. , 134,357,436 Miller, D.C. , 284, 416 Millikan, J,A. ,51-53,120,143,

146, 155, 379-383, 419, 433, 437, 449

Montague. R. : 178 Moore, G.E. : 177 Morley, E.W. ,382,407,413 Mort, N. , 269, 438 muon, 152, 153, 156, 164, 180,

358, 450

Nagel, E. , 121-122 Neddermayer, S.H. : 154, 180 Neurath, O. : 83 neutres

interactions - de la force fai­ble , 425-433

neutrinos! 279, 296-297

Newcomb, S. : 412 Newcomen, T. : 266 Newton, I. : 71, 89, 248-249,

256,314,345,384, 408,444 newtonien: 128-129. 196, 278.

295, 339-340, 377, 380-381, 382-383, 389-390

Newton-Smith, W. : 60-61, 102, 442

Nietzsche, F. : 21, 44-45, 108-109

niobium: 54 nominalisme : 183-184, 217 noumène: 170-171,217 Nozick, R. : 182

objectivité ,39, 110, 160, 200 observation

et expérience: 273 notable, 255, 275 comme talent: 306 et lhéorie : 295-301 comptes rendus d'· : 282-288

Oersted, H.C. , 264, 340 Olduvai

gorge d'· : 225 Owen, R. : 138

Paracelse: 124-127 paradigme , 30-38, 1I5 parité, 427, 436 particules

recueil de données sur les propriétés des - : 388

Pascal, B. , 38 Pasteur, B. : 197 Pearson, K. ,383,391 , 436,444 PEGGY Il , 425-435 Peirce, C.S. : 98, 104, 107,

110-114, 188, 200,211,385, 423

Penzias, A. : 260 Perrin, J. , 64, 259 phénomène : 103, 168, 362,

368-369 phénoménologiques (lois ~) :

355, 361

457

Page 228: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

photoélectrique (effet -) : 104, 259, 391

photon: 99, 104, 259 Planck (constante de -) : 387 Platon: 26, 207, 234, 247 polarisation : 330

des électrons : 425-434 microscope: 320-321

Polya, G. : 195 Poppe', K. : 24-30, 84, 111,

193·194, 206, 212, 239-253, 390, 447

positivisme : 54, 81-89, 115, 276-279, 357, 444 -log;que : 82-84, 306

positrons: 53, 74, 292 Powers, H. : 304 pragmatisme! 107, 114 Premack, D. : 227 présocratiques: 233 Prout, W. : 201, 404-405, 417 Putnam, H. : 45-46, 76-77, 102,

110,113-117,133,176,185, 188-191,2218, 446

quantique (électrodynamique -) : 387, 425-439

qu .. ks : 51-53, 58 Quate, C.F. : 332 Quine, W.V. : 127,294 quotient intellectuel : 77

Ramsey, F.P. : 95 raisonnement scientifique (styles

de -) : 104, 126,212 rationalité: 37, 221, 224 Rayleigh, J.W.S. : 415 .-éel: 68, 79,107,226,235,241 réalisme scientifique

définition: 49, 56 entités et théories : 59, 79, 423 inteme et externe: 159, 446

.-éalité : 219-220 reconstruction rationnelle

208-211 réductionnisme : 93

458

.-éfrnction (double -) : 258 Reichenbach, H. : 28, 83 référence : 133 Reid, T. : 90, 360 réification : 77 Reingold, N. : 412 représentation : 217-242 recherche (programme de -) :

195 résolution du microscope : 317 révolutions scientifiques : 30-41,

122 Ritte" J.W. : 290 Roemer, O. : 381 Rorty, R. : 113 Rowland, H.A. : 361 Rubik (cube de -) : 163 Rutheriom, E. : 406, 449 Ryle, G. : 44

Salam, A. : 427, 449 Salmon, W.C. : 101 S .. ka., H. : 442 Saussure, F. de : 136 scepticisme ! 234 Schlick, M. : 83-86 Scbri;dinge" E. : 143 science

unité de la - : 28, 85, 102 - nonnate : 31-32, 63, 103, 123, 196 succès de la - : 99, 102-106

Sen ..... , W. : 170, 237 sémiotique : 112 sens dans la philosophie des

sciences : 24, 38, 68, 84-86, 128-131, 142, 149 - (l'égéen : 134

Shapere, D. : 278, 296, 323, 445 Shakespeare, W. : 305 simulacres: 228-231 Skae" R. : 326 Slayte" E.M. : 309 Smart, JJ.C. : 70-72, 78, 100,

443 Sneddon, J. : 348 Socrate : 233

Soddy, F. : 406, 449 son (vitesse du -) : 124 Southem, J. : 267 spath d'Islande : 255 spectacle (théorie du savoir

comme -) : 437 spéculation : 343 soleil

rotation intérieure du - : 296-299 température du noyau: 296

Stent, G. : 331 sté,éolype : 137, 141, 151 Stem, O. : 147 Stevenson, E.c. : 154 Stokes, G.G. : 194, 409, 412,

413,416,439 Stoney, J. : 146, 157 Strawson, P.F. : 162 Street, J.C. : 154 supraconductivité : 52, 368 Swenson, L.S. : 450

télescope: 304 Thalès: 33 thermocouple: 290 thermodynamique: 266-269 théologie: 87-91 théories (comparaison entre -) :

38 théorique (charge -) 271,

279-280 Thomson, J.J. : 146, 420, 426,

428, 433 Thu,be" J. : 308 traduction (indétermination de la

-) : 308 Trenn, T. : 450 Trevithick, R. : 266 troisième monde (Popper) : 206 Turner, E. : 405

Uhlenbeck, E. : 437 ultrason: 333 ultraviolet: 290

Van Fraassen, B. : 61, 81, 86,

95, 115, 277, 301, 306-307, 328, 337, 355, 383, 443

vapeur (machine à -) : 266 vérification: 25, 86 vérité

approximative : 43 comme correspondance ou copie : 168,214,223 comme image: 223 succédané de - : 109-111

vers cannibales: 371-372 Vemet, M.E. : 341 Volta, G. : 340

Watt, J. : 267 Weber, M. : 78 Weinberg, S. : 427 Wiedemann-Franz (1oi de -) : 269 Wilson, R.W. : 260 Wittgenstein, L. : 37, 83, 113,

145, 179, 223, 240-242 Wood, R.W. : 258

Young, T. : 256, 289, 340, 409 yucon : 155 Yukawa, H. : 154, 263

Zeeman (effet -) : 361 Zeiss, C. : 316, 322 Zola, E. : 57

Page 229: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

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Achevé d'imprimer

N' d'édition, 876 Dépôt légal, mai 1989,

Page 230: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

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cmcevOIr et .

expénmenter

Page 231: Hacking 1983 Concevoir Et Expérimenter

lANHACKING CONCEVOIR ET EXPERIMENTER

L'essai de lan Hacking se présente d'abord comme· une introduction à l'épistémologie des sciences naturelles. 'Dans la première partie, Hacking conduit une large revue critique des positions philosophiques concernant l'objectivité scientifique. Popper, Lakatos, Kuhn, Feyerabend, vaH Fraassen, Putnam sont ici discutés avec précision, sagacité, voire avec ironie. Dans la seconde, il propose une analyse extrêmement originale du processus expérimental. Pour lui, c'est dans l'expérimentation que se trouve le réel. Si l'on ne peut prouver le réalisme en termes purement théoriques, l'expéri­mentation fournit, elle, des objets scien­tifiques dont l'existence est évidente. lan Hacking est l'auteur de: _ Logic of Etatistical Inference ~ C. UP, (1965). _ Th e Emergence of Probability, (1975). _ Why Does Language Matter ta Philo­sophy? (1975).

Traduit de l'anglais par Bernard Ducrest

Collection "Epistémè Essais" dirigée pa-r Stéphane Deligeorges

Document de couverture: Kleine Zeichen (détail) par Kandinsky

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