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Le Livre de Poche remercie les éditions AU DIABLE VERTpour la parution de cet extrait

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© Éditions Au diable vauvert, 2016.ISBN : 978-2-253-06995-9 – 1re publication LGF

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PARTIE I

« Convertir la mélancolie en fantaisie, ne pas passer à la gravité, sans méconnaître

pour autant ce que l’existence peut offrir de douloureux… »

Antoine Blondin : Œuvres complètes

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Entre deux âges

L’âge adulte, c’est ce club à la mode où tout le monde arrive à rentrer sauf toi.

Pour être honnête, la première fois qu’on t’a refoulé c’était plutôt un soulagement. Tu étais venu sans trop y croire, pour faire plaisir à tes parents, la société, tout en ayant la conviction que le bonheur, s’il existait, ne se trouvait certainement pas dans ce genre de lieux communs.

Les années ont passé. La pression s’est faite plus

forte. La curiosité aussi. À tous ceux qui te deman-daient ce que tu attendais pour te joindre à la fête, tu répondais patience. C’est vrai, ça n’est pas parce qu’on ne vivait qu’une fois qu’il fallait précipiter les choses.

Et puis, tu as retenté ta chance.Une fois en passant.Une fois par semaine.Jusqu’à t’y employer de façon quotidienne.

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Mais se trouvait toujours un physio, un vigile,

pour t’annoncer, d’un air soi-disant désolé :— Monsieur, ça ne va pas être possible. Revenez

une autre fois. Les motifs d’exclusion variaient selon les saisons :

il fallait être accompagné, mieux habillé, rasé de près, payer un droit d’entrée, avoir une mutuelle, ne pas mettre de baskets, enlever les écouteurs, laisser les consoles portables au vestiaire, éviter les chaus-settes fantaisie, savoir bricoler, connaître la filmogra-phie de François Truffaut par cœur, ne plus rire aux blagues de pets…

Bref.Au bout d’un moment, tu as laissé tomber.On ne pouvait pas forcer sa nature.Puisqu’on ne voulait pas de toi là-bas, ainsi soit-il,

tu resterais en enfance. Voilà comment tu t’es rangé sur le côté, libéré du

poids que constitue l’angoisse d’être à la hauteur ou sur le droit chemin.

Quel soulagement de ne plus avoir à se soucier d’être dans les temps !

À se demander pourquoi tout le monde ne se met-tait pas en suspens.

La vie suivait son cours.Tu as perdu des amis.Tu t’en es fait d’autres.

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Ensemble, vous tourniez en rond tels des person-nages de jeu vidéo refusant de passer au niveau supé-rieur. Le système avait une faille. Il aurait fallu être stupide pour ne pas en profiter.

Pendant ce temps, la foule continuait de se presser

aux portes de l’âge adulte.Pourquoi si peu de monde empruntait des che-

mins détournés ?Vous l’ignoriez.D’autant plus que des gens que tu connaissais jadis

ont commencé à réapparaître, virés à coup de pied au cul de l’âge adulte. Broyés par la vie de famille. Écra-sés par les responsabilités. Vieillis, ratatinés, aigris, au bord du gouffre, des regrets plein les yeux.

Forts de leur expérience, ils te félicitaient d’être resté en retrait, s’accordant néanmoins sur le fait que ces efforts étaient vains…

Vous étiez condamnés – tous.Toi aussi. Quoi que tu fasses.Tu finirais par y passer. Depuis, tu vis sur tes gardes.Peut-être que tu as tout à perdre.Peut-être que tu passes à côté de ta vie.Peut-être as-tu l’air d’un jeune homme à l’enve-

loppe usée.Qu’importe.Personne ne te dira quand ni comment prendre

de l’âge.

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Ménage à froid

La colocation, c’est comme une pizza.Sur le papier ça s’annonce délicieux.Dans les faits, c’est une autre histoire.Pas d’avatar derrière lequel se cacher.Pas d’algorithme pour générer de meilleurs résul-

tats.Il faut s’en remettre aux fruits du hasard. Quand elle est bonne, c’est jour de fête.Quand par malheur elle a le goût de vieille chaus-

sette et qu’on a rien d’autre à se mettre sous la dent, il faut faire avec.

Résister à l’envie de s’en servir comme frisbee.Ravaler sa fierté.Fermer les yeux.Se répéter qu’on n’a pas le choix.Se mordre les lèvres pour éviter de laisser paraître

la grimace de dégoût qui vous déforme le visage.

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Et manger sa part, en silence, dans l’espoir que tout ça ne vous reste pas sur l’estomac.

Car c’est un plat qui se mange froid, la colocation.Il y a des hauts, il y a des bas.Il faut se plier en deux. En quatre. Encaisser.

Concéder. S’adapter.Ça pose problème. C’est un bras de fer, c’est un

casse-tête.Surtout quand l’équation se résume à : deux gar-

çons, une fille, zéro possibilité.

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Chacun cherche son squat

Vous voilà assis tous les trois par terre.Devant vous : une bière et un paquet de chips.Il y a La Fille cool, petite brune au regard espiègle

dont chaque apparition fait naître une chanson des Beach Boys au coin des lèvres. Il y a ce drôle de type dont l’allure taciturne et le nom de famille évoquent l’image d’un mérou. Et puis il y a toi.

Vous vous êtes rencontrés sur un site d’annonces

immobilières où la crainte de voir le ciel vous tomber sur la tête vous avait mis en relation. Pas grand-chose en commun si ce n’est le manque d’argent, un avenir un peu flou et le besoin d’un toit.

L’emménagement est terminé, ou presque.Échanges de regards. Mines perplexes.Impossible d’ignorer l’éléphant dans la pièce.La répartition des chambres soulève toujours une

multitude de questions – surtout quand il n’y en a

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pas pour tout le monde… Comment gérer l’affecta-tion des murs ? L’occupation de l’espace ? À qui la faute ? À qui la douche ?

Vous auriez pu régler ça à la courte paille, à chifoumi ou à « je te tiens tu me tiens par la bar-bichette » – et là c’est certain, tu aurais mis tout le monde d’accord. Mais vous vous connaissiez à peine.

Alors, au nom de la galanterie, Le Mérou et toi

finissez par vous sacrifier :« Prends la chambre, on se partagera le salon. » Quelques cris, embrassades et reconnaissances

de dettes plus tard, La Fille cool vous annonce, solennelle, que vous êtes les gars les plus géniaux du système solaire et que de toute manière, parole d’honneur, vous tournerez pour la chambre.

« À la bonne heure ! » Répondez-vous en chœur. Un peu plus tard, dans le salon, couchés à même

le sol entre les cartons empilés au mépris des lois de la pesanteur, Le Mérou et toi échangez les banalités d’usage – tu fais quoi, tu viens d’où, t’aimes le foot ? – avant d’aborder les vrais sujets.

— À ton avis c’est quoi cette histoire de tournante ?— Je sais pas.— Tu crois qu’elle nous a promis le grand soir ?— Peut-être qu’elle parlait juste de ping-pong…— Mais on n’a même pas de table !Dans le doute, vous avez eu du mal à vous endormir.

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Tête de truc

Tu es stagiaire. Encore. Toujours. Stagiaire.À ton âge, certains ont déjà dix ans de cotisation

retraite. À ton âge, Alexandre le Grand s’était mis le monde dans la poche. Rimbaud avait vécu plus d’une saison en enfer. Tupac s’était pris quatre balles dans la peau. Ta mère avait déjà deux enfants. À ton âge, tu devrais avoir honte. Mais, entre nous, est-ce que tu as le choix ?

Tu voudrais travailler dans les médias. Un milieu

aussi accessible que le carré VIP d’une soirée sur la lune. Pour y entrer, il faut du réseau. Pour avoir du réseau, il faut le bras long. Pour avoir le bras long, il faut coucher. Pour coucher, il faut vendre son cul. Mais ton cul, tout le monde s’assoit dessus. Sinon tu n’en serais pas là…

Relégué dans la salle d’attente de la vie active.

Voilà cinq ans que tu fais du porte-à-porte, ton CV

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entre les dents, enchaînant les stages avec le vent de précarité dans le dos comme d’autres collectionnent des tampons souvenirs sur leur passeport.

Pourquoi continuer à se faire du mal si personne ne veut de toi ? Peut-être parce qu’au fond tu aimes ça. Stagiaire, c’est une infantilisation du travail. Aucune responsabilité, aucune perspective. Encore un moyen de repousser l’âge adulte ? Peut-être.

L’argent, tu t’en fous.Tu n’en as pas, tu n’en as jamais eu, tu n’en auras

sans doute jamais.Et puis, peut-être que c’est ça, ta destinée : œuvrer

dans l’ombre pour le bien de l’humanité, gardien de la photocopieuse et des machines à café. Pourfen-deur des filtres encrassés. L’ennemi juré des bour-rages papier.

Qui sait ?Avec un bon costume de scène, tu pourrais te faire

un nom, rentrer dans l’histoire.Le super-héros de la précarité…À qui s’en prendre en cas de mauvais temps ?

Super-Stagiaire !À qui s’en prendre en cas d’embouteillage ?

Super-Stagiaire !Besoin d’une bonne âme pour aller faire les

courses ? Chercher le courrier ? Faire le taxi ? Garder des enfants ? Lécher des culs ? Récurer les chiottes ? Se débarrasser d’un cadavre ?

Super-Stagiaire !

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L’homme invisible qui se matérialise comme par miracle dès qu’il faut un coupable sur lequel rejeter la faute ou s’essuyer les pieds.

Un bonnet d’âne sur la tête.Un paillasson en guise de cape.Là, au moins, on ne pourra plus dire que tu

manques de présence.

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Dans la peau d’un autre

Tous les matins, tu te réveilles plein d’espoir.Est-ce enfin arrivé ? Ta seconde nature a-t-elle pris

le dessus ?Ventre à terre, tu te précipites à la salle de bains

pour observer le résultat.Le cœur battant, tu jettes un regard implorant.Mais chaque jour, c’est la même détresse, le même

nez, les mêmes traits que te renvoie le miroir.Visage pâle, cheveu triste ; il faut te rendre à l’évi-

dence : ce n’est pas encore aujourd’hui que tu te débarrasseras de la pénible condition d’être humain.

C’est d’autant plus dommage que dans le fond ça ne te ressemble pas.

Tout le monde le dit : tu es un parasite.La preuve en est tous ces gens qui veulent t’écra-

ser dans la rue, dans le métro, au travail.Ces mêmes gens qui te demandent au passage, à

quoi tu sers, pour qui tu te prends.Si seulement tu le savais…

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Aucune idée, les amis ! Mais dans ce cas pourquoi ton corps s’obstine à

vouloir jouer la comédie ?La voilà la vraie question.Est-ce trop demander que de vouloir changer

d’épiderme ?Tout ce que tu demandes c’est pouvoir apposer

l’épithète kafkaïenne à ton quotidien. Une petite métamorphose à la Grégoire Samsa.

Le temps d’une nuit. Prête à porter. De quoi justi-fier le regard des autres et disparaître en beauté.

C’est vrai, quoi.Tu rêverais d’être un autre.N’importe qui. N’importe quoi.Mais il faut se contenter d’être toi.C’est fatigant, à la fin.

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