Guillaume Apollinaire, un poète moderne à la recherche du...

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Guillaume Apollinaire, un poète moderne à la recherche du passé L’oeuvre de Guillaume Apollinaire pourrait plutôt paraître éloignée du thème de notre université. En effet, la présentation du poète comme étant un personnage résolument moderne est le passage obligé de toute étude sur son oeuvre, passage auquel nous n’échapperons pas. Mais force est de constater que cette présentation d’un poète rompant avec le passé est devenue quelque peu un cliché sur lequel nous reviendrons : Apollinaire « passerait-il » pour avancer dans son art « sur ce qu’il [aurait] détruit », à savoir ses prédécesseurs telle la caravane de Lamartine, métaphore de l’humanité ? S’il est vrai qu’Apollinaire demeure un avant-gardiste, il reste néanmoins très attaché au passé, ce que nous allons tenter d’exposer ici en insistant sur l’approche originale qu’il nous en propose. Certes, Apollinaire est un homme et un poète moderne. Homme moderne tout d’abord par son goût pour la ville nouvelle, pour l’architecture nouvelle. Rappelons-nous ses calligrammes sur la Tour Eiffel, et même sa critique inattendue de la campagne dans Poèmes retrouvés. Il manifeste également un profond intérêt pour la peinture cubiste. Dans son ouvrage Les Peintres cubistes – Méditations esthétiques (1913), il développe notamment l’idée de cette quatrième dimension figurant selon ses propres mots, l’ « immensité de l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé ». N’est-il pas aussi l’auteur de cette fameuse formule humoristique : « Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre » ? Et puis l’on sait que le Manifeste de l’antitradition futuriste (1915) le fera passer pour le destructeur des valeurs anciennes. Participant à des cercles artistiques d’avant-garde, il crée lui-même sa propre revue, Le Festin d’Esope (1904), où il traite notamment de Picasso, Jacob, Derain. Il est également l’inventeur, bien sûr, du mot « surréalisme » qu’il met en oeuvre dans Les Mamelles de Tirésias, drame surréaliste en deux actes. Par ce terme, l’auteur cherche à s’opposer à une « esthétique du trompe-l’oeil », à l’ « imitation photographique du réel ». Autre formule célèbre qu’il nous propose : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir ». Sa vie est en outre affranchie de la morale traditionnelle. Ses multiples aventures sentimentales lui inspireront l’écriture de romans érotiques qui contribueront à assurer son existence matérielle : la « faim » justifie peut-être les moyens… Mais Apollinaire est aussi un auteur moderne en quête d’un « lyrisme neuf et humaniste en même temps » (« Lettre à Toussaint-Luca », 11 mai 1908). Effectivement, ses goûts artistiques ne sont pas sans conséquences sur son oeuvre écrite. Le cubisme a fortement influencé l’écriture d’Alcools notamment car le poète cherche à transformer le lecteur qu’il trouve plutôt passif habituellement en créateur actif. Sa pensée procède par association d’idées. Refusant une perspective unique, il prône une structure caractérisée par la multiplicité des points de vue dont il faut, nous dit-il, « découvrir les lois avant d’en établir le sens ». Pour ce faire, il recourt, comme on le sait, à l’absence de ponctuation, à l’usage répété d’une forme située à la frontière entre l’écriture et la peinture, le « calligramme » qu’il qualifie

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Guillaume Apollinaire, un poète moderne à la recherche du passé

L’œuvre de Guillaume Apollinaire pourrait plutôt paraître éloignée du thème de notre université. En effet, la présentation du poète comme étant un personnage résolument moderne est le passage obligé de toute étude sur son œuvre, passage auquel nous n’échapperons pas. Mais force est de constater que cette présentation d’un poète rompant avec le passé est devenue quelque peu un cliché sur lequel nous reviendrons : Apollinaire « passerait-il » pour avancer dans son art « sur ce qu’il [aurait] détruit », à savoir ses prédécesseurs telle la caravane de Lamartine, métaphore de l’humanité ? S’il est vrai qu’Apollinaire demeure un avant-gardiste, il reste néanmoins très attaché au passé, ce que nous allons tenter d’exposer ici en insistant sur l’approche originale qu’il nous en propose.

Certes, Apollinaire est un homme et un poète moderne. Homme moderne tout d’abord

par son goût pour la ville nouvelle, pour l’architecture nouvelle. Rappelons-nous ses calligrammes sur la Tour Eiffel, et même sa critique inattendue de la campagne dans Poèmes retrouvés. Il manifeste également un profond intérêt pour la peinture cubiste. Dans son ouvrage Les Peintres cubistes – Méditations esthétiques (1913), il développe notamment l’idée de cette quatrième dimension figurant selon ses propres mots, l’ « immensité de l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé ». N’est-il pas aussi l’auteur de cette fameuse formule humoristique :

« Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre » ?

Et puis l’on sait que le Manifeste de l’antitradition futuriste (1915) le fera passer pour le destructeur des valeurs anciennes. Participant à des cercles artistiques d’avant-garde, il crée lui-même sa propre revue, Le Festin d’Esope (1904), où il traite notamment de Picasso, Jacob, Derain. Il est également l’inventeur, bien sûr, du mot « surréalisme » qu’il met en œuvre dans Les Mamelles de Tirésias, drame surréaliste en deux actes. Par ce terme, l’auteur cherche à s’opposer à une « esthétique du trompe-l’œil », à l’ « imitation photographique du réel ». Autre formule célèbre qu’il nous propose :

« Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir ». Sa vie est en outre affranchie de la morale traditionnelle. Ses multiples aventures

sentimentales lui inspireront l’écriture de romans érotiques qui contribueront à assurer son existence matérielle : la « faim » justifie peut-être les moyens…

Mais Apollinaire est aussi un auteur moderne en quête d’un « lyrisme neuf et

humaniste en même temps » (« Lettre à Toussaint-Luca », 11 mai 1908). Effectivement, ses goûts artistiques ne sont pas sans conséquences sur son œuvre écrite. Le cubisme a fortement influencé l’écriture d’Alcools notamment car le poète cherche à transformer le lecteur qu’il trouve plutôt passif habituellement en créateur actif. Sa pensée procède par association d’idées. Refusant une perspective unique, il prône une structure caractérisée par la multiplicité des points de vue dont il faut, nous dit-il, « découvrir les lois avant d’en établir le sens ». Pour ce faire, il recourt, comme on le sait, à l’absence de ponctuation, à l’usage répété d’une forme située à la frontière entre l’écriture et la peinture, le « calligramme » qu’il qualifie

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d’ « idéogramme lyrique ». Il joue également sur les sonorités, l’homophonie, et pratique les calambours dont le fameux :

« Ah tombe neige Tombe et que n’ai-je Ma bien-aimée entre mes bras » (Alcools)

Rappelons aussi que le sens notamment des vers du Pont Mirabeau peut se colorer de multiples nuances selon l’intonation qu’on leur donne, en détachant ou non d’une pause le deuxième par exemple : « Sur le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours, Faut-il qu’il m’en souvienne ? » Le poète innove également dans le choix du vocabulaire, le mélange des registres, les thèmes abordés. Il développe entre autres les métaphores érotiques, les thèmes du voyage, de la modernité, de l’eau, du passage. Tout cela est vrai, Apollinaire est moderne, mais l’on ne saurait le réduire à ce constat de manière si parcellaire, voire « cubiste » en refusant de montrer l’autre côté de son profil. En effet, malgré les apparences, Apollinaire reste très attaché au passé. Il demeure ce poète paradoxal qui s’oppose dans son style à tout le courant révolutionnaire de son temps. Il se situerait à la frontière de la jungle et du jardin à la française, dans une sorte de jardin à l’anglaise unique en son genre. Il reconnaît d’ailleurs être lettré de manière fortement inspirée :

« (…) Je ne suis pas un grand liseur (…) et si je suis lettré, ce que je crois, c’est plutôt par goût naturel qui me fait bien saisir l’intensité de vie et de perfection d’un ouvrage (…) que par l’étude. » (« Lettre à Henri Martineau », 19 juillet 1913). Force est de constater que son œuvre est en effet imprégnée de culture classique. L’on

ne compte pas le nombre de poèmes consacrés à l’Antiquité qu’il régénère d’une certaine manière en fonction de l’époque contemporaine. Les thèmes bibliques l’inspirent également. Dans L’Hérésiarque et compagnie, il est question d’un texte ancien racontant la punition des meurtriers de saint Jean-Baptiste, dont Salomé qui demeurera à jamais figée dans la glace. Apollinaire recourt aussi constamment à la littérature du Moyen Age française ou internationale : amour et aventures de chevalerie, légendes telles que celle de Merlin notamment traitée dans le récit en prose qu’est L’Enchanteur pourrissant, forme de ses poèmes rappelant les antiennes traditionnelles avec l’usage du refrain, l’emploi du décasyllabe. Il s’inscrit aussi dans la tradition des poètes lyriques du XVIème siècles tels que notre Ronsard immortel, par l’omniprésence de la femme dans son œuvre. Il la loue ainsi sous la forme du blason renouvelée par des métaphores nouvelles, et sait exprimer aussi son sentiment amoureux, sentiment proche parfois de celui d’une pensée néo-platonicienne, sans oublier d’évoquer la fuite du temps :

« Les poètes vont chantant Noël sur les chemins Célébrant la justice et l’attendant demain

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Les fleurs d’antan se sont fanées et l’on n’y pense plus Et la fleur d’aujourd’hui demain aura vécu Mais sur nos cœurs des fleurs séchées, fleurs de jadis Sont toujours là (…) » (Poèmes retrouvés, « Les poètes »). « Le corps ne va pas sans l’âme Et Comment pourrais-je espérer rejoindre ton corps de naguère puisque ton âme était si éloignée de moi (…) Pour ton attentive beauté mes chants plus purs que toutes les paroles monteraient plus libres encore que les flots (…) Je donne à mon espoir mon cœur en ex-voto Je donne à mon espoir tout l’avenir qui tremble comme une petite lueur au loin dans la forêt » (Poèmes à Lou, « L’amour, le dédain et l’espérance »). Ici, le sentiment d’amour devient sentiment divin par le désir d’élévation de l’âme.

L’on pourra également trouver que le poète s’inspire fortement du XVIIIème dans l’érotisme de sa poésie. En effet, celui-ci ne détruit pas la raison, ne se réduit pas, semble-t-il, à une sorte de pulsion comme chez certains surréalistes, mais il reste très classique, construit, réfléchi comme on peut le retrouver chez Choderlos de Laclos. Enfin, ses récents prédécesseurs ne le laissent pas indifférents non plus. On sait que le « Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud est à l’origine du titre de son recueil Alcools. Certains vers d’Apollinaire rappellent Albert Samain ou, en un style gentiment parodique, Verlaine :

« Votre âme est une infante à l’ombre souveraine Des cyprès à l’instant où les rois vont passer, Votre âme est une infante et qui deviendra reine, Votre âme est une enfant que je voudrais bercer. » (Il y a, « Tierce rime pour votre âme ») « Il flotte dans mes bottes Comme il pleut sur la ville Au diable cette flotte Qui pénètre mes bottes » (Poèmes retrouvés, extrait de « Réclame pour la maison Walk over »)

Sur le plan politique, social et philosophique, on peut affirmer qu’il n’a pas des positions aussi catégoriques que celles de certains surréalistes de la décade suivante. D’une part, il est fortement patriote et se rapproche plus d’un Charles Péguy quand il écrit son amour de la France :

« Vous êtes le soldat de toutes les bontés A vous voir la douleur tremble fuit et s’étonne Voyez votre départ attriste cet automne Et l’hiver viendra quand vous nous aurez quittés

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La guerre continue au rythme monotone Des grand canons jetant leurs tragiques clartés Mais quand vous serez loin quelquefois écoutez Un chant plus doux que n’est la berceuse bretonne Et plus doux que ne sont les cœurs napolitains Les chants des barcarols glissant sur la lagune Qu’un ronron d’avion volant au clair de lune Que la voix de Memnon dans les tendres matins C’est la chanson d’amour et de reconnaissance Qu’élèveront vers vous tant de blessés de France » (Le Guetteur mélancolique) D’autre part, quand il parle des pauvres, c’est avec un sentiment de pitié mais sans

idée de révolte des classes laborieuses, de « lutte des classes ». Les jeunes filles démunies n’aspirent qu’au luxe de la bourgeoisie. Le peuple est présenté comme une victime qui recherche aussi à intégrer la bourgeoisie et ses « alcôves divines ». Cette attitude contraste donc avec celle des surréalistes se réclamant des mouvements d’extrême-gauche.

Ce n’est pas non plus un poète qui s’inscrit dans le courant de pensée progressiste d’un Victor Hugo : Apollinaire est orienté vers le passé pour discerner dans celui-ci ce qui est utile pour le présent. Ainsi redoute-t-il un avenir sombre même après la guerre :

« Maintenant tout est énorme Et il me semble que la paix Sera aussi monstrueuse que la guerre. O temps de la tyrannie Démocratique Beau temps où il faudra s’aimer les uns les autres Et n’être aimé de personne Ne rien laisser derrière soi Et préparer le plaisir de tout le monde Ni trop sublime ni trop infime » (Poèmes retrouvés) Enfin, il se moque du mouvement féministe, en un style proche de celui d’Alfred

Jarry, dans Les Mamelles de Tirésias : le personnage de Thérèse, refusant sa condition féminine, devient Tirésias, laissant son mari seul procréer 400050 enfants, avant d’accepter de nouveau sa condition féminine.

Sur le plan spirituel, c’est un être assez paradoxal, mais il n’en demeure pas moins qu’il reste attaché dans plusieurs de ses poèmes à l’Eglise, à la religion catholique, à la liturgie, à la différence d’un Rimbaud iconoclaste tel qu’on peut le rencontrer dans son sonnet intitulé « Le Mal » -sonnet où Rimbaud se révolte contre de pauvres femmes priant dans une église un Dieu selon lui cynique et intéressé. Citons pour exemple quelques extraits :

« O Notre-Dame très réelle et nécessaire Mets au bord des chemins des rosiers tout fleuris Pour que de leurs mains les cueilleurs de roses prient Quand les routes en mai deviendront des rosaires » (Le Guetteur mélancolique, « Le printemps »)

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« (…)Nous reviendrons, nous livres et tableaux, Nous autels, nous joyaux, et nous L’AGNEAU MYSTIQUE, Nous châsse de Memlinc, cet éternel cantique, Et nous ces fins d’été qui saignent dans les flots. (…) » (Poèmes retrouvés, « souvenir des Flandres ») «O temps ô seul chemin d’un point à un autre Si on me laissait faire j’aurais vite changé Le cœur des hommes et partout il n’y aurait plus Que de belles choses Au lieu des fronts courbés au lieu de pénitences Au lieu de désespoir et des prières il y aurait partout Les reliquaires les ciboires les ostensoirs Etincelant au fond des rêveries comme ces Divinités antiques dont le rôle poétique Est près d’être terminé Si on me laissait faire j’achèterais Les oiseaux captifs pour leur rendre la liberté Je les verrais avec une joie sans mélange Prendre leur vol et n’avoir même pas l’idée D’une vertu nommée reconnaissance A moins que ce ne soit gratitude ». (Poèmes retrouvés)

Dans le poème liminaire d’Alcools, « Zone », il proclame la modernité de la religion :

« Seul en Europe tu n’es pas antique ô christianisme L’Européen le plus moderne c’est vous pape Pie X ». Nous pouvons penser qu’il cherche dans le modernisme la trace de Dieu. Donc Apollinaire a bien une attitude spirituelle mais il lui manque sans doute la ferveur quotidienne :

« Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin ».

Voici également une prière révélatrice de sa personnalité : « Quand j’étais un petit enfant Ma mère ne m’habillait que de bleu et de blanc O Sainte Vierge M’aimez-vous encore Moi je sais bien que je vous aimerai Jusqu’à ma mort Et cependant c’est bien fini Je ne crois plus au ciel ni à l’enfer Je ne crois plus je ne crois plus Le matelot qui fut sauvé

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Pour n’avoir jamais oublié De dire chaque jour un Ave Me ressemblait me ressemblait ». Le rythme de ses poèmes rappelle aussi souvent celui des litanies. Comme ce colloque a lieu à Hérisson, village auquel est particulièrement attaché Jacques Gaulme, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse sur l’attachement de ce dernier pour le poète. Dans son œuvre autobiographique, Ma Bohème au demi-siècle (1957), nous pouvons remarquer combien le personnage de Berjane nous fait songer à Apollinaire arpentant le pont Mirabeau un livre à la main. Le peintre et le poète avaient en effet tous deux la même sensibilité religieuse mais on peut noter que cette sensibilité était plus moderniste chez le peintre qui semble éprouver un profond malaise devant les manifestations culturelles de la religion. Cependant, pour Apollinaire et Jacques Gaulme, l’homme a tendance à devenir le centre de la religion. C’est ainsi que le poète met l’accent sur la part de divinité que l’homme porte en lui : « Dieu

Je veux vivre inhumain, puissant et orgueilleux Puisque je fus créé à l’image de Dieu Mais comme un dieu je suis très soumis au destin Qui me laisse un regret des antiques instincts Et prédit dans ma race un dieu juste et certain. Voyez de l’animal un homme vous est né Et le dieu qui sera en moi s’est incarné ».

Il faut donc bien noter que cette influence du passé dans l’œuvre d’Apollinaire ne se traduit pas par un travail de simple imitateur servile :

« Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques »,

pourrait-il affirmer à la suite d’un André Chénier. Il faut bien insister sur le fait que le poète refuse le classicisme seulement quand celui-ci est conventionnel et tombe dans le conservatisme :

« Pour ce qui est de la poésie libre dans Alcools, il ne peut y avoir aujourd’hui de lyrisme authentique sans la liberté complète du poète et même s’il écrit en vers réguliers, c’est la liberté qui le convie à ce jeu ; hors de cette liberté, il ne saurait plus y avoir de poésie. » (« Lettre à sa marraine », 30 octobre 1915)

Dans son recueil Le Guetteur mélancolique, il met en relief un poète « guetteur » de sentiments, d’émotions particulières, qui reprend des thèmes classiques en les abordant différemment. Aux thèmes rebattus de la fuite du temps et des amours dans « Le pont Mirabeau » se greffe celui de la permanence de l’être, permanence du poète qui touche à l’éternité. Aussi pouvons-nous souligner combien Apollinaire est le poète du passage, passage entre le passé et le présent qu’il mêle constamment dans sa poésie. Il recherche une convergence entre l’antique et le moderne. C’est ce que nous constatons notamment dans son poème intitulé « Hélène », extrait de son recueil Le Guetteur mélancolique, où il traite le thème classique d’Hélène de Troie, personnage emblématique, en le renouvelant :

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« Sur toi souvent Hélène mon rêve rêva Tes beaux seins fléchissaient quand Pâris t’enleva Et savais-tu combien d’hommes avaient tes lèvres Baisé depuis Thésée jusqu’au gardeur de chèvres (…)

Tu étais belle encor toujours tu le seras (…) Quand te nomme un héros tous les hommes se lèvent Hélène ô liberté ô révolutions ».

Dans ces quelques extraits nous pouvons relever le tutoiement, la répétition de « rêve », « rêva », la sensualité moderne assez directe. La présentation d’Hélène en femme fatale qui ignore le nombre d’amants qu’elle a eus et semble réconcilier le classicisme et la révolution, souligne combien dans le mythe qu’elle incarne, il y a quelque chose de moderne, de continu. Ce pourrait être ici une sorte de bilan philosophique et esthétique du poète. Par conséquent, au terme de cette étude, nous pouvons souligner à quel point Guillaume Apollinaire reste un poète singulier. Il n’est pas celui de la rupture trop communément présenté, car il reste attaché à la tradition, notamment par l’aspect rationnel de son écriture, écriture qui cherche toujours à rester compréhensible :

« Je ne me suis jamais présenté comme destructeur mais comme bâtisseur […]. J’ai voulu seulement ajouter de nouveaux domaines aux arts et aux lettres en général, sans méconnaître aucunement les mérites des chefs-d’œuvre véritables du passé et du présent. » (« Lettre à André Billy », 29 juillet 19918)

Cela nous permet de mieux comprendre pourquoi les surréalistes ont pu être fascinés et souvent ulcérés par ce poète original, sorte de chimère classique moderniste. S’il fallait le caractériser brièvement, nous pourrions donc affirmer qu’il est le poète du passage entre le présent et le passé, le poète du souvenir, omniprésent dans sa poésie, d’une certaine nostalgie également. C’est aussi un voyageur dans le temps et dans l’espace, un « guetteur » insatisfait partagé entre l’attente et l’espérance, espérance qu’il trouve dans les mots comme nos grands poètes. Ecoutons-le encore :

« Je compose généralement en marchant » (« Lettre à Henri Martineau », 19 juillet 1913) « Chacun de mes poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie »(« Lettre à André Breton, 1916).

Il a transmis un héritage aux poètes de son temps pour qu’ils y puisent une nouveauté. En cela il rejoint Patrice de La Tour du Pin affirmant :

« Tous les pays qui n’ont plus de légende sont condamnés à mourir de froid… »(La Quête de la joie).

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Enfin méditons encore sur la fonction du poète que nous livre Stuart Merill, qui peut pleinement s’appliquer à Apollinaire :

« Le poète doit être celui qui rappelle aux hommes l’Idée éternelle de la beauté dissimulée sous les formes transitoires de la vie imparfaite ».

Marie-Fse Béal