Guide ascétique, tome 2

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GUIDE ASCÉTIQUE Tome II P. GIOVANNI BATISTA SCARAMELLI DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS PARIS. – IMPRIMERIE V VE P. LAROUSSE ET C IE 19, RUE MONTPARNASSE, 19

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GUIDE ASCÉTIQUETome II

P. GIOVANNI BATISTASCARAMELLI

DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS

PARIS. – IMPRIMERIE VVE P. LAROUSSE ET CIE

19, RUE MONTPARNASSE, 19

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GUIDE ASCÉTIQUEou

CONDUITE DE L’ÂME

PAR LES VOIES ORDINAIRES DE LA GRACEÀ LA PERFECTION CHRÉTIENNE

À L'USAGE DES DIRECTEURS SPIRITUELS

Par le P. SCARAMELLI,de la Compagnie de Jésus

1687-1752suivi de

LA SYNTHÈSE PARÉNÉTIQUE OU PLAN DE DEUX SERMONSPOUR TOUS LES DIMANCHES ET FÊTES DE L'ANNÉE

Extraits du Guide Ascétique, par TANGL, Supérieur duSéminaire de Brixen

TRADUITS SUR LES TEXTES ORIGINAUX, L'UN DE

L'ITALIEN, L'AUTRE DU LATIN

Par l'abbé J.-B.-E. PASCAL

SEPTIÈME ÉDITIONTOME DEUXIÈME

ParisLouis vivès, libraire-éditeur

13. Rue delambre, 131882

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TRAITÉ II.

Des obstacles qui s’opposent à l’acquisition de la perfectionchrétienne et des moyens qu’on doit employer pour lessurmonter.

INTRODUCTION AU TRAITÉ.

1. – Après avoir exposé dans le Traitéprécédent les moyens que doit prendre lapersonne spirituelle pour acquérir la perfectionchrétienne, nous allons en ce moment examinerquels sont les obstacles qu’il est possible devaincre par l’emploi de certains moyens pourarriver heureusement à cette perfection.Lorsqu’un général veut s’emparer d’une placeenvironnée de fortes murailles, il commence parse procurer tous les moyens nécessaires pourvenir à bout de son dessein. Il réunit un corps devaillants soldats, se pourvoit d’armes, d’artillerie,de vivres pour mettre en bon état ses troupes.Après avoir fait ces préparatifs, il s’occupe de lesmettre en œuvre pour vaincre les obstacles qu’onlui oppose et qui pourraient, s’ils n’étaientsurmontés, faire avorter ses plans. Et comme cesobstacles sont un résultat des efforts que font lesennemis pour arrêter ses progrès par la force deleurs armes ; comme ils lui sont opposés par lagarnison chargée de défendre courageusement laplace, ainsi que par les fortifications extérieures etintérieures, ce général emploie toutes les forcesdont il peut disposer, il lance ses combattants, il

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fait jouer son artillerie, il fait usage de sesmunitions de réserve, il s’efforce en un mot desurmonter tous les obstacles, tantôt en dissipantles bataillons ennemis, tantôt en [2] renversant lesouvrages avances, tantôt en escaladant lesremparts, tantôt en faisant un massacreimpitoyable des soldats de la garnison. Puis,quand tous les obstacles sont vaincus, il entretriomphant dans la place et s'en rend possesseur.C'est aussi de cette manière que toute personnequi veut acquérir une charité parfaite envers Dieuet envers le prochain, en laquelle consiste, commenous l’avons déjà prouvé par l’autorité de saintThomas, la perfection à laquelle nous aspirons,cette personne, disons- nous, doit faire toute sonétude des moyens qui conduisent à cette fin. Elledoit armer son cœur de saints désirs, se choisir linguide fidèle, s’adonner à l’exercice desméditations, des oraisons, à la fréquentation desSacrements, et à d’autres pratiques de mêmenature, dont nous avons méthodiquement parlédans le Traité précédent, et à l’aide de ces moyenselle doit faire tous ses efforts pour triompher detous les obstacles que la concupiscence, le mondeet le démon lui opposent pour l’empêcher deparvenir à la fin si sainte et si glorieuse qui estl’objet de ses désirs.

2. – Mais afin que le lecteur saisisse bien leplan de ce Traité, il ne doit pas ignorer que parmiles empêchements qui nous barrent le chemin de

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la perfection, les uns sont en nous et les antreshors de nous. Ces empêchements ou obstaclesqui sont en nous tirent leur origine, en partie denos sens extérieurs qui, de leur nature, sontportés à la licence, et en partie de nos sensintérieurs, je veux dire de nos passionsdésordonnées qui ont leur siège dans l’appétitsensitif. Les sens extérieurs mettent obstacle àl’œuvre de notre perfection, parce qu’entrainant lavolonté vers certaines délectations qui leur sontpropres, ils nous éloignent de Dieu. Les sensintérieurs viennent aussi se mettre à la traverse,parce que secouant le joug de la raison, par leursmouvements déréglés, ils éloignent aussi de Dieuet de son saint amour. Les obstacles qui sont horsde nous proviennent encore de deux sources,parce que les uns retardent notre marche dans lavoie de la perfection, en nous retenant par leurscharmes trompeurs, et les autres en nous livrantde rudes assauts. Nous sommes retardés danscette marche par des attraits séducteurspremièrement, parles biens terrestres et l'amourdes richesses ; [3] deuxièmement, par leshonneurs et les dignités ; troisièmement, par lesobjets flatteurs qui dissipent notre esprit ; car, ennous inspirant l’amour de nous-mêmes, ils nousdétachent de l’amour que nous devons à Dieu.Nous sommes retardés encore par les assauts quenous livrent les démons qui nous circonviennentde leurs perfides suggestions et qui, parvenant

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quelquefois à nous vaincre, nous empêchent defaire la conquête du divin amour à laquelle nousaspirions. À tous ces obstacles vient s'enjoindreun autre qui a sa racine quelquefois en nous, etd’autres fois hors de nous : ce sont les scrupulesqui peuvent tirer leur origine de notre naturelmélancolique, sombre, étrangement timide et troppensif, et puis aussi des démons jaloux de nosprogrès spirituels. Ces obstacles nuisent beaucoupà l’œuvre de notre perfection, parce que, plaçantnotre âme dans un état d’insubordination, notreesprit dans le trouble, ils nous ravissent cette paixintérieure dont nous avons un si grand besoinpour rester unis avec Dieu par le doux lien de lacharité. Ces prémisses ainsi établies, nousexposerons en détail, dans le présent Traité, tousces empêchements, en suivant l’ordre que nousvenons de leur assigner, et nous proposerons lesmoyens les plus utiles pour en triompher, afinque l’âme, victorieuse de tous ces obstacles,parvienne enfin à goûter le repos dans le sein deDieu, et à s’unir étroitement avec lui par le saintamour : Qui adhæret Domino, unus spiritus est,comme dit l’Apôtre (1, Ad. Corinth., c. 6. 17).

3. – Il faut observer que le Traité précédents’adresse à toutes les personnes spirituelles, enquelque état qu’elles se trouvent, parce que lesmoyens dont on y parle doivent être mis enpratique, non-seulement par les commençants etpar ceux qui marchent déjà dans la voie de la

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perfection, mais encore par ceux qui se mettenten devoir d’entrer dans la même voie. Le présentTraité s’adresse principalement et d’une manièrespéciale à ceux qui débutent, parce que, selon laremarque de saint Thomas, étiez eux les obstaclessont beaucoup plus considérables et plus difficilesà vaincre. Dans ceux-ci les sens ont moins deretenue, les passions sont plus ardentes etrebelles. Dans ces personnes l’attachement auxbiens terrestres, aux [4] honneurs et aux autresobjets séduisants a plus d’empire. Les démonsfont ordinairement à ces personnes une guerreacharnée par les tentations qu’ils leur suggèrent,et, comme par le passé, l'esprit impur les avaittenues courbées sous sa puissance, il use detoutes sortes de perfidies pour les reconquérir etles enlacer de nouveau dans les pièges qu'il tendsous leurs pas. Dans ces âmes enfin, de mêmequ’on le voit dans une terre qui est longtempsrestée inculte, comme le prouve l’expérience, sereproduisent et pullulent les épines des scrupuleset les troubles fâcheux qu’y fait naître unepusillanimité déplorable. Je ne veux pourtant pasque l’on vienne conclure de mes paroles que lescommençants et les parfaits ne rencontrentaucune difficulté dans leur progrès spirituel ; bienloin de là, ils ont à surmonter encore bien desobstacles. Tant que nous vivons sur cettemisérable terre, nous sommes comme dans unchamp de bataille, entourés de toutes parts

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d’ennemis, et tous, par conséquent, nous devons,pour ainsi dire, avoir continuellement l’épée à lamain pour nous tenir prêts au combat. Militia estvita hominis super terram (Job., cap. VII, 1). Il n’estpersonne, en ce pèlerinage de notre malheureusevie, qui ne rencontre sur sa route plusieurs pierresd’achoppement qui l’arrêtent et retardent samarche vers la perfection. Je me borne à dire queces obstacles sont moins sérieux dans ceux quicommencent, et se réduisent à peu de chose dansles parfaits. C’est pourquoi donc je n’ai pointprétendu dire que ce Traité regarde exclusivementles commençants, mais j’ai voulu dire, au plus,qu’il leur est principalement adressé.

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ARTICLE PREMIER.

Obstacles qu’apporte à la perfection chrétienne le sens dutoucher, quand il n’est pas surveillé, et remède contre lesempêchements qui en résultent.

CHAPITRE I. DOMMAGES TRÈS-GRAVES QUE L’ÂME PEUT ÉPROUVER DU SENS DU TOUCHER.

4. – Tous les obstacles qui se rencontrent,non-seulement pour arriver à la perfectionchrétienne, mais encore pour opérer son salutéternel, tirent leur origine des sens extérieurs quisont : La vue, l'ouïe, le goût, le toucher etl’odorat. Cela vient de ce qu'en communiquant ànotre âme les idées dont les sens trompeurs luiprocurent la connaissance, c’est aussi de ces idéesque notre âme exprime, en quelque sorte, ledangereux poison de leurs penchants dépravés.La raison en est de la dernière évidence. Nos sensextérieurs offrant aux regards de notre âme uneimage de tous ces objets accessibles à sonintelligence, les lui font considérer sous un aspectbien différent de ce que ces objets sont en eux-mêmes. Ils lui représentent ces objets commedignes de son estime, tandis qu’ils ne méritentréellement que son mépris. Ils les lui montrentsous un point le vue enchanteur et commeméritant toute son affection, quand ils neméritent que sa haine et son dédain. Il s'ensuitque la pauvre âme illusionnée s'en éprend, lesrecherche avec empressement, tantôt au prix de

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son salut éternel, tantôt au préjudice de saperfection. En outre, nos sens extérieurs, demême que ce qui a lieu chez les animaux, nereconnaissent d’autres délices que les plaisirssensibles qui les flattent d’autant mieux qu’ils sonten harmonie avec les appétits naturels, et d’autresmoins dociles ordinairement aux préceptes de laraison et aux lois de l'esprit. C’est donc ainsi queles sens entraînent la volonté pour la subjuguersous l'empire des voluptés, en la dégoûtant de lavertu et en l’éloignant de Dieu. Donc, la [6] causede tous les obstacles que nous rencontrons sousnos pas, quand il s’agit non-seulement d’avancerdans la perfection, mais encore de travailler ànotre salut, n’est autre que le charme des sens quinous trompent par de fausses apparences et leursdélectations matérielles. Il est donc fort à proposd’en parler d’abord, et d’indiquer les remèdespropres à les retenir dans de justes bornes, pourqu’ils n’exercent pas leur empire sur la raison, necaptivent pas la volonté et restent constammentsubordonnés à l’une et à l’autre. Or, comme detous les sens extérieurs le toucher est celui quicause les plus grands dommages à notre âme,selon mon avis, je veux en parler dans ce premierarticle, et dans ce présent chapitre je veuxmontrer sommairement les préjudices notablesqu’il porte à notre âme, en tant qu'il nuit à sonbien spirituel, soit sous le rapport de son salut,soit sous celui de sa perfection.

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5. – Il faut pourtant d’abord remarquer avecsaint Augustin, que les délectations sensuellespeuvent être licites comme elles peuvent êtreillicites. Ainsi il est bien permis de considérer lebrillant azur du firmament où scintillentd’éclatantes étoiles, et puiser dans cetteconsidération un plaisir qui récrée le sens de lavue. Mais aussi on peut porter ses regards sur desspectacles profanes et licencieux, ainsi que surd’autres objets mauvais et pernicieux, et goûterdans cette vue un plaisir illicite. On peut écouterune musique religieuse, et puis prêter l’oreille àune chanson déshonnête, où respire une passiontrop tendre. L’une de ces choses est permise,l’autre ne l’est pas. Le même Saint en dit autantdu sens du toucher où l’on peut goûter unedélectation : Delectant enim, ut dixi, oculos etspectacula ista naturæ, sed delectant etiam oculosspectacula theatrorum : hæc licita, illa illicita. Psalmussacer suaviter cantatus delectat auditum : sed delectantetiam auditum cantica histrionum : hoc licite, illudillicite... Delectant conjugales amplexus : delectant etiammeretricum : hoc illicite, illud licite. Videtis ergo,carissimi, etiam in istis corporis sensibus licitas esse, etillicitas delectationes. (Serm. 17 de Verb. Apost. c. 2).

6. – Mais il se dérobe aux yeux cet écueilcontre lequel viennent échouer tant d’âmes peuvigilantes, à qui ne suffit pas un plaisir honnête etmodéré qu’on se procure pour un motif honnêteet juste, et qu’elles pourraient goûter licitement

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par l’intermédiaire des sens. Elles vont aucontraire à la recherche [7] de plaisirs défendus etpernicieux où la candeur des mœurs reçoit degraves atteintes. Elles vérifient ainsi les paroles duprophète Jérémie, quand il dit : que la mort dupéché s’introduit dans notre âme comme par desfenêtres imprudemment ouvertes pour y immolerles âmes. C’est la remarque faite par saintAugustin (Lib. L. Homiliar. Homil. 35). Quidquidenim pulchrescit in visu, quidquid dulcescit gustu,quidquid blanditur auditu, quidquid lenocinatur odoratu,quidquid mollescit tactu, in his omnibus, si incautifuerimus, surripientibus concupiscentiis malis, animævirginitatem corrumpi permittimus ; et impletur illud quodver prophetam dictum est : intravit mors per fenestrasnostras. En tout ce qui est flatteur pour les yeux,dit ce Saint, en tout ce qui est doux pour le palaisde la bouche, en tout ce qui est d’un suaveparfum pour l’odorat, en tout ce qui est moelleuxpour le toucher, si nous n’y prenons garde, ensavourant illicitement ces plaisirs non permis, eten nous livrant à ces délectations pour satisfaireune passion mauvaise, nous souillons la pureté denotre âme et nous vérifions les paroles duprophète lorsqu’il nous dit que la mort du péché apénétré par les fenêtres de nos sens pour y porterla désolation. Le saint Docteur est parfaitementfondé à parler de la sorte, car de tellesdélectations goûtées indûment par les organes ducorps sont, ou des péchés mortels qui donnent la

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mort à l’âme, ou des péchés véniels qui ouvrent laporte à de graves fautes et causent encore ainsi lamort de l’âme. On voit donc toujours se justifiercette maxime que les sens mal surveillés sont cesouvertures par lesquelles s’introduit dans notreâme la mort du péché, quand on n’exerce pas unesévère vigilance.

7. – Mais si la licence qu’on laisse prendre auxsens, n’importe lequel, est si préjudiciable à la viespirituelle, on sera bien forcé de convenir quecelle qu’on accorde au sens du toucher dont nousparlons en ce moment, non-seulement estpernicieuse, mais qu’encore elle est la cause de laruine, de la perte totale, de la perdition complètede notre âme. Et d’abord cela vient de ce que letoucher n’est pas un sens qui réside dans uneseule partie du corps, mais qu’il s’étend au corpstout entier. C’est ce qui lui donne une plus grandeénergie pour subjuguer la volonté et pour la fairetomber dans le péché, par un certain genre dedélectation qui lui est propre. La vue se borne auxyeux, l’ouïe aux oreilles, l’odorat aux narines, legoût à [8] la langue et au palais, mais le toucherest répandu sur toute la surface du corps, danstous les membres il tend des pièges à la volonté,et sur tous les points il répand un certain plaisirqui l’empoisonne. En somme, ce sens est commeun ennemi redoutable qui, déterminé à forcer uneplace, ne se borne pas à attaquer une tranchée ouun bastion, mais la bloque de toutes parts,

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l’assaille de tous les côtés, et déploie contre elletoutes ses forces pour s’en rendre maître, necessant le combat que quand il a vaincu. Ensecond lieu, comme c’est un sens vil, brutal, il secomplaît dans les délectations les plus criminellesqu’il soit possible de dire, je veux faire entendrequ'il se repaît des plaisirs impurs et grossiers quidonnent toujours la mort à l’âme et la conduisentconstamment à la damnation éternelle.

8. – Je ne veux point ici décrire la honteusebrutalité et toute la laideur des délectations de cesens qui en est si avide, parce qu’en m’entretenantavec des personnes spirituelles qui sont siéloignées de ces détestables voluptés et en ont laplus grande horreur, je craindrais que mes parolesne blessassent leur chasteté. Je veux seulementpour leur inspirer une soigneuse vigilance sur cesens et les mettre en garde contre ses dangereusesinstigations, leur exposer cette importante vérité,que la plus légère condescendance auxdélectations empoisonnées du sens du touchersuffit pour arracher de leur âme tous les germesries vertus qu’elles ont pu acquérir durant tout lecours de leur vie spirituelle. C’est ce qu’enseignesaint Grégoire (Lib. XXI. Moral. cap. 9.) Beatus.Jobcrimen luxuriæ definiens ait : Ignis est usque adconsummationem devorans ; quia nimirum reatus hujusfacinoris, non alum usque ad inquinationem maculat, sedusque ad perditionem devorat ; et quia quantalibet aliafuerint bona opera, si luxuriæ scelus non abluitur,

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immanitate hujus criminis obruuntur, secutus adjunxit :Et omnia eradicans genimina. Les plaisirs que fontéprouver les autres péchés peuvent être comparésau fer qui coupe tantôt une branche, tantôt uneautre de l’arbre des Vertus et le fait dessécher ;mais l'acte par lequel ou donne satisfaction auxexigences de ce sens, dit saint Grégoires’appuyant sur l’autorité de Job, est un feu qui,pénétrant dans le cœur des personnes pieuses,dévore toutes les vertus, les réduit toutes encendres, les fait périr, les anéantit totalement :usque ad perditionem devorat. C’est à tel Joint que sicette âme fut d'abord un beau parterre orné des[9] fleurs de plusieurs vertus, ce parterre sechange en un désert affreux, et qui ne sauraitdésormais produire rien de bon dans l’ordrespirituel ; car cette délectation coupable étouffetoutes les bonnes œuvres, les dessèche toutes, etmême en extirpe jusqu’aux plus profondesracines, à tel point qu’il ne reste plus d’espérancede floraison, omnia eradicans genimina.

9. – Saint Thomas donne la raison de tous cesravages en disant que la volupté pestilentielle dece sens effréné offusque la lumière de la raison,aveugle l’intelligence, pervertit la volonté et metdans le plus grand désordre toutes les facultés del’âme. Il n’est pas ensuite étonnant que cette âmesi fort à plaindre, quoiqu’elle fût douée defécondité pour produire des bonnes œuvres,devienne enfin inhabile à toute sorte de bien. Per

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vitium luxuriæ maxime appetitus concupiscibilisvehementer intendit suo objecto delectabili, proptervehementiam passionis, et delectationis. Et ideo consequensest, quod per luxuriam maxime superiores viresdeordinentur, scilicet ratio, et voluntas. (2. 2. Qu. 153. a5).

10. – Pour se convaincre de cette vérité, ilsuffit de se rappeler l’exemple de Salomon surlequel on ne saurait verser trop de larmes. Quiignore que ce prince fut dans sa jeunesse plein descience, de sagesse, de prudence, de justice, depiété, de religion et très-zélé pour le culte duTrès-Haut ? Mais à quoi lui servit tout cela, siétant arrivé à la vieillesse il donna un libre cours àses passions brutales, afin de se procurer uneliberté complète de les satisfaire ; et puis enfin sitotalement perverti par cette licence effrénée, ils’abandonna à de telles folies qu’il édifia destemples aux idoles et leur offrit d’abominablessacrifices ? Cette réflexion est de saint Basile(Epist. ad Chilonem Anachor.). Salomoni quid attulitcommodos frugis exuberans adeo opulentia infusæsapientiæ et quæ vix dum adolescenti cœlitus de Deocognitio indulta est ; quando is demum per mulierculæ,quam ad insaniam usque deperibat, illicitos complexus, excordatissimo adolescente, per ætatem in seniumdevergentem, vecors factus, et in idololatriam prolapsusconcidit ?

11. – Je pense qu’un des motifs les pluspuissants qui puissent influencer une âme

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véritablement pieuse et la porter à traitersévèrement ce sens rebelle, ainsi que pour le tenircaptif et abattu par les rigueurs de lamortification, c’est de réfléchir qu’une légèrecondescendance envers ce sens, une [10]complaisance minime pour lui suffit pourrenverser l’édifice spirituel auquel on a travaillépendant de longues années d’une vie adonnée à lapiété. Possédez toute la sagesse de Salomon, toutela vertu contemplative de Moïse, toute la. foid’Abraham, toute l’obéissance d’Isaac, toute ladouceur de David, toute la patience de Job, soyezarrivé au comble de toutes les vertus, si ce sensdésordonné commence à se familiariser avecvous, s’il entreprend de vous subjuguer, tout estperdu. Un riche négociant qui apprendrait oumême seulement qui soupçonnerait qu’il y a danssa maison une personne qui se tient enembuscade pour s’emparer de ses trésors, avecquel soin ne veillerait-il pas sur son domicile ?avec quelle exactitude n’en fermerait-il pasl’accès ? avec quelle jalouse vigilance tiendrait-ill’œil sur ses coffres où son numéraire est placé ?Ce possesseur veille la nuit, ou bien s’il se livre ausommeil, il veille, pour ainsi dire, en dormant, carau moindre bruit, il tend l’oreille, il se redresse, lesommeil fuit de ses paupières, il lève la tête, ilporte ses regards autour de lui, il observe, il épie,car il appréhende de perdre en une nuit ce qu’ilest venu à bout d'acquérir par tant de fatigues et

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durant plusieurs années. Il eu est ainsi d’unepersonne spirituelle qui, en se livrant à la pratiquedes vertus et des prières, à l’exercice de lapénitence et de la mortification, a pu acquérir unecertaine somme de mérites pour gagner le Ciel,quand cette personne sait parfaitement qu’elle adans sa maison, et bien mieux encore au dedansd’elle-même, un sens perfide qui en guettant savolonté et en lui livrant assaut, par certainesillusions enchanteresses qu’il fait luire à ses yeux,peut la dépouiller de tous ses trésors spirituels ; jele demande, quelle ne devra pas être sa jalousasollicitude pour en surveiller la possession ? Avecquelle intrépidité ne devra-t-elle pas réprimertoute attaque ? Avec quelle inflexible rigueur nedevra-t-elle pas tenir ce sens assujetti et commeabattu sous ses pieds ? Nous allons le voir danschapitres suivants. [11]

CHAPITRE II. PREMIER REMÈDE À EMPLOYER CONTRE LA RÉBELLION DU TOUCHER. ET PRÉCAUTIONS À PRENDRE DANS L’USAGE QU’ON

FAIT DE CE SENS.

12. – Le premier préservatif contre lestendances perverses du toucher, c’est une extrêmeréserve à n’avoir de contact sensible avec qui quece soit, et principalement avec les personnes d’unsexe différent. Un chrétien ne doit pas se laisseraller à cet acte sous un prétexte quelconqued’affabilité, de politesse, de jeu, de folâtrerie,

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d’urbanité, parce que de telles libertés prises sansmauvaise intention occasionnent desmouvements déréglés dans le sens du toucher,par lui-même si irritable, et nuisent toujours àl’âme. A-t-on jamais vu quelqu’un qui s’amuseavec le feu, qui joue avec les flammes quand ellespétillent avec intensité ? Tout le monde saitparfaitement bien qu’il suffît de toucher le feu etles flammes pour causer à la main unedouloureuse sensation. Pourquoi donc ne segarderait-on pas de certains attouchements oupeu modestes ou peu prudents, et toujours tropdangereux puisqu’il s’y cache un poison flatteurqui plonge l’âme dans une fatale léthargie et qu’ilen provient un feu qui la consume ? Ad ignempotius ardentem, dit saint Nil (Orat. 2. advers. vitia)quam ad mulierem juvenem, juvenis, appropinqua : namsi ad ignem accesseris, dolore affectus, resilies : at si feminæverbis incensus fueris, haud ita facile recedes. Jeunehomme, dit ce Saint, mettez- vous en contactimmédiat avec le feu plutôt qu’avec, unepersonne d’un autre sexe, surtout si elle est jeune ;parce qu’en touchant le feu vous retirez aussitôtla main qui éprouve une vive douleur, tandisqu’en vous approchant de cette personne etcédant à la séduction de ses paroles, vous nepourrez plus vous en éloigner.

13. – Le lecteur devra réfléchir sur ce queraconte saint Grégoire dans ses dialogues (Lib.IV, cap. 11), et puis il verra si j’ai raison de

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m’exprimer comme je l’ai fait. Dans la provincede Nursie (Marche d’Ancone) vivait un saintprêtre dont il ne fait pas connaître le nom. Il étaittellement éloigné de lier la moindre familiaritéavec les personnes de l’autre sexe, [12] qu’il nepermettait même pas à celle qui le servait des’approcher de lui. Eamquc sibimet propinquare nullaoccasione permittens, ab ea sibi communionem funditusfamiliaritatis absciderat. Au bout de quarante ansque ce grand serviteur de Dieu eut saintementexercé les fonctions de son saint ministère, il futattaqué d’une violente fièvre qui le réduisitbientôt à la dernière extrémité et le conduisit auterme de la vie. Il avait déjà fermé les yeux et nefaisait plus aucun mouvement, il semblait mêmene plus respirer, à tel point que les assistantscroyaient qu’il avait rendu l’âme. En ce momentsa gouvernante (Sacerdotessa) se baissa sur lui etappliqua ses oreilles sur la figure du moribondpour s’assurer s’il avait totalement rendu ledernier soupir. Le saint vieillard s’en aperçut etrecueillant le peu de forces vitales qui lui restaient,il s’écria : Recede a me, mulier, adhuc igniculus vivit,paleam tolle. Femme retirez-vous, car il y a encoreen moi une étincelle de vie. Vous êtes la paille etmoi je suis le feu. Éloignez-vous, car cetteétincelle pourrait se raviver en moi et meconsumer. Recede a me, mulier, paleam tolle.Quelques instants après apparurent à ses yeux lessaints apôtres Pierre et Paul. Ravi de cette vision,

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le saint prêtre se mit à dire : Bene veniant Dominimei ; bene veniant Domini mei. Quid ad tantillumservulum vestrum estis dignati convenire. Venio, venio,gratias ago, gratias ago. Qu’ils soient bienvenus,bienvenus soient-ils mes protecteurs. Commentavez-vous daigné rendre visite à votre si petitserviteur ? Je vous rends grâces, je vous remercie,me voici prêt à vous rejoindre. En disant cesparoles il rendit doucement son âme dans les brasdes deux saints apôtres.

14. – Qu’elles viennent donc nous dire cespersonnes adonnées à la piété et quelquefoismême consacrées à Dieu, qui ne se font aucunscrupule de leurs familiarités avec des personnesd’un sexe différent et de leur permettre à leur loindes intimités peu convenables, qu’elles viennentnous dire que dans tout cela il n’y a point de mal,mais que tout se passe dans la plus parfaiteinnocence ! Quoi ? leur dirai-je, un saint prêtrequi put mériter à l’heure de sa mort la visite despremiers habitants du céleste séjour, parvenu audéclin de l’âge, près de rendre le dernier soupir,presque éteint, plus qu'à demi-mort, trembleencore, est saisi de crainte, lorsqu'une [13] femmepieuse s’approche de lui sans le moindre contactavec lui, mais uniquement pour s’assurer s’il luireste un souffle de vie, il lui crie qu’elle ait às’éloigner ! que faut-il penser d’un homme, d’unefemme, chez qui le sang bout encore dans lesveines, qui croient pouvoir familièrement

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s’accoster, sinon d’une manière criminelle, dumoins sans respecter les convenances, et tout celasans qu’il y ait le moindre danger ? Je suissingulièrement étonné d’une semblableprésomption. Les hommes et les femmes, commele disait ce saint prêtre expirant, sont l’un pourl’autre comme la paille et le feu qui au premiercontact s’enflamment, et si, après tout, ils nebrûlent pas l’un et l’autre des feux de l’impureté,je regarde cela comme un miracle fortextraordinaire. Que ces personnesdangereusement illusionnées réfléchissent sur untrait que raconte saint Grégoire de Tours au sujetde l’évêque Nizier (Nicetus), et que cela leurinspire une salutaire confusion sur leur peu dechaste réserve (in vitis Patrum). Il nous dit que cesaint prélat, non-seulement s’abstenait avec unesévère circonspection de toute familiarité avec lesfemmes, mais qu’encore il ne s’exposait pasmême à toucher les corps des plus petits enfants,et qu’obligé pourtant de le faire pour remplir lesdiverses fonctions de son. ministère, il ne le faisaitjamais que sur leurs vêtements. Ainsi agira avecprudence en surveillant le sens du toucherquiconque voudra maintenir intacte la candeur desa chasteté.

15. – Les motifs pour lesquels les Saintsmontrèrent tant de retenue, et comme une saintejalousie en ce qui regarde le sens du toucher, sontde deux sortes. Le premier, c’est que le sens du

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toucher est si hardi, que si on lui passe quelqueliberté, il livre assaut à la volonté et la subjugueavec l’arme du plaisir qui est la plus forte detoutes, parce qu’elle est la plus douce. Le second,parce que les autres sens se résument, dit saintThomas, dans le sens du toucher. Omnes autem aliisensus fundantur supra tactum. (1 part. Qu. 76 a 5). Demême que quand les fondements d’une maisonviennent à se ruiner, les murs s’écroulent, lesplanchers craquent, les voûtes se disloquent, toutce qu’ils soutenaient s’abîme avec fracas, demême si le sens du toucher s’ébranle etsuccombe, tous les autres sens qui avaient sur luileur appui tombent dans une déplorable ruine. Ilse fait aussitôt un ébranlement général dansl’homme, dans sa nature spirituelle, et si l’édificede sa perfection était déjà [14] bien avancé, il estnécessairement renversé. C’est ce qui fait dire siéloquemment par saint Basile : Tactum vero, utomnium sensuum perniciosissimum, et sævissimeblandientem, sensusqne reliquos in suas pellicentemillecebras, immaculatum quam maxima poterit curaservabit (Lib. de vera Virginit.). Toute personne quifait grand cas de sa pureté, doit s’attacher àsurveiller le sens du toucher avec le plus grandsoin qu’il lui sera possible, parce que cc sens est leplus dangereux de tous, qu’il en est le plusséduisant, et qu’avec ses doux enchantements ilattire à lui les autres en les entraînant avec luidans l'abîme du péché et de la perdition. Telle est

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aussi en substance la doctrine du Docteurangélique.

16. – Comme néanmoins l’autorité etl’exemple des Saints pourraient bien ne pas faireune forte impression sur les imprudents quipenseraient, Dieu les en préserve, que de siminutieuses précautions dont on raconte que lesSaints ont eu soin de se servir, n’avaient point desolide fondement, si ce n’est une craintepusillanime, je veux leur opposer une autoritéqu’on ne saurait décliner, celle du Saint des Saints,je veux dire de Dieu lui-même. Oui, Dieu lui-même a voulu faire comprendre plusieurs fois,par des moyens extraordinaires et des voiesmiraculeuses, combien ces attouchements luidéplaisaient, quoique faits avec des motifs qu’onne peut accuser de mauvaise intention. (Chronic.Hirsangien. Jo. Trithem. ad ann. Domini 1091.)L’abbé Gebhard fut éprouvé de Dieu par unelongue et douloureuse infirmité qui mit tous sesmembres dans un état d’engourdissementcomplet, et le réduisit à une position si fâcheusequ’il ne pouvait absolument faire le moindremouvement, pas même remuer une main pourprendre quelque nourriture. Au bout d'une annéepassée en ce triste état, il y eut pourtant unecertaine amélioration qui permit de pouvoir letirer du lit et de le porter sur un siège ; mais là,semblable à une statue placée dans sa niche, il nepouvait remuer ni les mains, ni les pieds, ni aucun

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membre. En ce temps-là Guillaume, abbé d’unegrande renommée de sainteté, vint visiter notreinfirme, et, touché de compassion en le voyantdans un état si affligeant, il l’engagea à prier Dieude lui rendre au moins l’usage de la main droite,pour qu’il lui fût possible d’en tirer quelqueservice. Non, répondit le bon Gebhard, qu’il nem’arrive jamais de demander à Dieu ma guérison !Je suis bien aise [15] que le Seigneur me tiennecloué à ce supplice, afin que, bien purifié de mespéchés, je sois rendu digne de lui ressembler.Malgré ce refus, Guillaume, ne pouvant retenir unsentiment de commisération pour le triste état decet infirme, dont il voulait abréger les souffrances,lui prit la main droite, la bénit, et, en présence desassistants, lui en rendit instantanément l'usage. Aubout de quelques jours, la belle-sœur de Gebhardvint le visiter avec sa famille, et l'abbé, par unjuste sentiment de convenance, se fit transportersur le siège où il était toujours gisant à la porte dumonastère pour recevoir ses proches. Au milieude la conversation, Gebhard raconta la guérisonmiraculeuse de sa main que Dieu avait daignéaccorder aux mérites et aux prières de l'abbéGuillaume. La belle-sœur, en apprenant ceprodige, saisit la main de Gebhard et la baisacomme un objet digne de sa vénération. Si cettehistoire est mise sous les yeux des gens du mondepeu scrupuleux, ils n'y verront pas même l’ombred'un mal, bien mieux, ils approuveront l’action de

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cette dame comme un effet de sa tendre piété. Ehbien ! pourtant, à ce toucher, à ce baiser, la mainde l'abbé retomba en état de paralysie et restaaussi immobile qu’un dur caillou. Sur cesentrefaites, l’abbé Guillaume eut une vision quilui apprit ce qui s’était passé, et, étant retournépour visiter Gebhard dans sa cellule, il commençapar le réprimander d’avoir eu la témérité de selaisser baiser cette main par sa parente, puis il seremit à bénir encore la main, et, par un nouveaumiracle, lui rendit le mouvement. On peutréfléchir d’abord sur le miracle de cette guérisonopérée en un instant sur la main de Gebhard, parl’abbé Guillaume, mais on ne doit pas moinsporter ses réflexions sur le miraculeuxengourdissement dont cette main fut frappéeaprès le baiser qu’y avait imprimé cette dame,Lors donc que Dieu a puni par un tel miracle,avec tant de sévérité, un de ses grands serviteurs,c’est bien une preuve irrécusable que de telsattouchements lui déplaisent, quoiqu’ils aient lieusans mauvaise intention ; parce qu’en réalité desactions de ce genre sont toujours indécentes,toujours inconvenantes et constammentdangereuses.

17. – Telle fut l’improbation que Dieu fitconnaître à sa servante, la bienheureuse Maried’Oignies, pour un contact réciproque de mains,sans la moindre idée de malice. Le cardinal deVitry, qui a écrit la vie de la Sainte, le raconte ainsi

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[16] (Lib. II, cap. 5) : Un ami de cette servante deDim, n’écoutant que son affection spirituelle, laprit un jour par la main et la lui serra aveceffusion. Pendant cet acte, la Sainte entendit lavoix de son divin Époux qui, intérieurement, luiadressait ces paroles : NoIi me tangere. Elle necomprit pas le sens de ces paroles latines, maiscomme elle se comportait avec une saintesimplicité vis-à-vis de cet ami, elle le pria de luirendre ces paroles qu’elle lui redisait en languevulgaire. Celui-ci comprit très-bien la significationde ces mots, et il ne se méprit pas davantage surle reproche que Dieu lui faisait par la bouche desa servante : (Ne me touchez pas). Cet ami put y voirl’avertissement qui lui était adressé, de se garderde ces familiarités qui, malgré toute absence demauvaise intention, sont néanmoins peu décenteset assez nuisibles. Il ressort de ce qu’on vient devoir que de telles attentions de prudence nedoivent point être envisagées comme desscrupules mal fondés, ainsi que se l’imaginentcertaines personnes, mais qu’on doit enreconnaître l'impérieuse nécessité, afin de réfrénerce sens du toucher qui, semblable à un coursierindompté, si on cesse de le retenir par le mors, neconnaît plus la main qui le dirigeait, et peut allernous précipiter dans l’abîme du péché mortel.

18. – Ces mêmes précautions doivent êtreobservées par les personnes spirituelles sur elles-mêmes. Je ne. veux point m’étendre sur un point

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aussi délicat. Je me contenterai de dire que lepieux lecteur doit bien songer qu’il porte en lui-même un grand traitre qui, au moment où l'on s’yattend le moins, monte à l’assaut de notre cœur,et trop fréquemment, s’en rend le maître. Or, demême que chacun évite un traitre et agit enverslui, quand il y est contraint, avec une extrêmecirconspection, pour ne pas tomber dans sespièges, de même l’homme qui craint Dieu doit sepréserver de tout attouchement que le besoin nerend pas nécessaire ; et quand il y a nécessitéabsolue, il faut agir avec une extrême prudence.J’ai connu une sainte personne douée de toutesles vertus à un degré très-élevé de perfection,mais surtout d’une pureté angélique. Pendant toutle cours de sa vie, qui se prolongea longtemps,elle ne conçut jamais la moindre pensée, nin’éprouva le plus petit mouvement qui fussentcontraires à cette belle vertu. Elle vint à boutd’acquérir une vertu si rare et presquemiraculeuse pour quiconque vit dans un corpsfragile, par le moyen des précautions les plus [17]minutieuses qu’elle prenait sur elle-même. Elle nes’exposait jamais à regarder et à toucher aucunepartie de son corps, quelqu'honnête que fût cettepartie, pas même quand le soin de sa santél’exigeait, et en ce cas elle en demandait lapermission à son confesseur. Comme elle dutrester couchée longtemps dans son lit, à cause desgraves infirmités qu’elle éprouvait, cette personne

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demanda plus d’une fois à ses directeurs lapermission de garder ses bas, parce qu’il luisemblait indécent qu’un pied nu touchât l’autre.Je vois bien qu’aux yeux de plusieurs cette exactesurveillance sur le toucher paraîtra excessive etpresque scrupuleuse, mais pourtant Dieu l’exigede plusieurs de ses élus, afin que nous apprenionspar leur exemple à employer au moins laprudence qui est nécessaire.

CHAPITRE III. DEUXIÈME REMÈDE CONTRE LA RÉBELLION DU SENS DU TOUCHER QUE L’ON RÉPRIME PAR LES RIGUEURS DE LA PÉNITENCE.

19. – Saint Grégoire dit que Dieu veut bien secomporter, en ce qui regarde la guérison desâmes, de la même manière que les médecins pourcelle des corps, et de même que ceux-ci guérissentles maladies par des remèdes qui leur sontcontraires et qu’aux maux occasionnés par unexcès de chaleur, ils remédient par desmédicaments rafraîchissants ; tandis qu’à ceux quiproviennent d’un excès de froid, ils opposent desremèdes chauds, de même aussi Dieu guérit lesmaladies de notre âme avec des remèdescontraires à ces maux. Cœlestis medicus singulisquibusque vitiis obstantia adhibet medicamenta. Namsicut arte medicinæ calida frigidis et frigida calidiscurantur ; ita Dominus noster contraria opposuitmedicamenta peccatis. (Homil. 32, in Evangel.)Marchant donc sur les traces de notre céleste

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Médecin, examinons attentivement la nature decette perverse sensation que nous fait éprouver letoucher, pour indiquer un remède propre à saguérison.

20. – Ce sens grossier rechercheexclusivement, comme nous l’avons déjà faitobserver, la mollesse, les délectations, les plaisirs,quoiqu’ils soient défendus. Il préfère surtout cesderniers par un penchant qui lui est naturel ets’alimente de ces [18] voluptés comme un animalimmonde. C’est à ces dernières que saint Paulveut faire allusion, quand il confesse de lui-même : Video aliam legem in membris meisrepugnantem legi mentis meæ. (Ad Rom., c. 7, 53.) Maisquelle est cette loi qui, dans l’Apôtre, se mettaiten opposition à la loi de l’esprit et de la raison, sice n’est le penchant déréglé de ce sens pour lesplaisirs ? N’est-ce pas lui qui refuse de sesoumettre à l’empire de la raison qui les luidéfend ? C’est bien ce que veut exprimer cemême Apôtre, quand il dit que la chair a desexigences contraires à l’esprit, et que l’esprit a desinclinations opposées à celles de la chair, ce quiétablit entre eux une guerre implacable. Caro enimconcupiscit adversus spiritum, spiritus autem, adversuscarnem : hæc enim sibi invicem adversantur. (Ad Gal.,cap. 5, 17). Et quelles sont ces inclinations siaudacieuses par lesquelles la chair se révoltecontre l’esprit et refuse de lui obéir, sinon lesentraînements de la chair vers le plaisir, ces

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attraits qui sont enracinés profondément en elleet qui la rendent si rebelle envers l’esprit, ennemimortel de ces délectations ? Ainsi, notreconcupiscence intérieure n’a d’autre but, par sesmauvais désirs et ses inclinations dépravées, quecelui de satisfaire ce sens effréné en lui accordantles plaisirs défendus qu’il convoite. Il n’est doncpoint possible qu’une âme puisse commencer etpoursuivre longtemps un genre de vie spirituelleet pieuse, si elle ne mortifie ce sens indocile.

21. – Mais par quel moyen pourra-t-on ledompter afin que dans sou arrogance il ne sesoulève pas contre l’esprit pour le faire dévier dela route de la perfection, et ce qui est pire de celledu salut éternel ? Il n’y a qu’un seul moyen, etc’est celui-là même qui est indiqué par saintGrégoire, c’est l’emploi des remèdes opposés. Cesens aime la mollesse, qu’on lui opposel’austérité ; il aime les plaisirs, qu’on lui oppose lesdouleurs ; il se complaît aux voluptés, qu’on lerassasie de souffrances ; en un mot il faut lesubjuguer par l’exercice d’une incessantepénitence. C’est ainsi qu’on pourra le tenir sousles pieds et alors il laissera vivre en paix notreesprit en lui permettant de se livrer saintement àses exercices pieux.

22. – C’est bien ce que faisait saint Paul, qui,après avoir révélé cette rébellion de ses sens, faitconnaître le remède qu’il employait pour laréprimer : Castigo corpus meum, et in servitutem redigo.

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(1, ad Corinth. c. 9, 17). Je châtie, dit-il, ma [19]chair et j’en fais mon esclave. Puis exposant lamanière dont il usait pour la tenir sous le joug, ilnous apprend que c’était par les nombreusesfatigues, les longues veilles, les pénibles jeûnes : inlabore, in vigiliis, in jejuniis. (2, ad Corinth. cap. 12).Saint Augustin méditant sur ces paroles nous dit :Vide illum jumentum suum domantem. In fame, inquit etsiti, in jejuniis castigo corpus meum, et in servitutemredigo. Ita ergo tu, qui ambulare desideras, doma carnemtuam, et ambula. Ambulas enim, si domas : non enim adDeum passibus, sed affectibus venimus. (Tract. de divers.cap. c. 4). Remarquez, dit ce Saint, commentl’apôtre des nations traitait son corps comme ontraite un coursier ; il le domptait par la faim, lasoif, les jeûnes ; il le gouvernait comme un esclavesous le joug de l’esprit. Faites donc de la sorte,vous qui désirez marcher vers Dieu dans la voiede la perfection, et apprenez de lui comment onpeut dompter son corps, afin qu’on n’éprouvepas de retard dans sa route, mais qu’on puisse entoute liberté marcher vers lui, non point par despas que mesurent nos pieds, mais par desaffections qui animent nos cœurs.

23. – Voyons maintenant quels moyensemployèrent d’autres Saints contre les révoltes dece sens, quand il s’insurgeait contre la raison parses appétits déréglés. Saint Jérôme dit en parlantde saint Hilarion (in vita.). Iratus sibi, et pectus pugnisverberans, quasi cogitationes percussione manus posset

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excutere. Ego, inquit, aselle, faciam ut non calcitres, nec tehordeo alam, sed paleis ; fame te conficiam, et siti ; gravionerabo pondere : per cestus agitabo, et frigora, ut cibumpotius, quam lasciviam cogites. Herbarum ergo succiq pertriduum, et quatriduum deficientem animam sublevabat ;orans frequenter, et psallens, et rastro humum fodiens, utjejuniorum laborem labor operis duplicaret. Saint Jérômedit que quand ce saint solitaire se sentait en butteaux assauts de ce sens rebelle et si avide deplaisirs, il se mettait à frapper sa poitrine à coupsredoublés, et irrité contre son corps ; il lui disait :Ah ! maudit corps, (aselle, en lat. asinello, texteital.). Je t’empêcherai bien de récalcitrer par tesimpures suggestions ; je te nourrirai non pointd’orge, mais de paille ; je te vaincrai par la faim etpar la soif ; je t’accablerai des plus exorbitantesfatigues ; je t’exposerai aux plus froides gelées dela mauvaise saison et aux chaleurs les plusintenses de l’été, afin que tu penses à vivre plutôtqu'à [20] t’émanciper en ne respirant que l’amourdes voluptés. Hilarion ne se bornait pas à desparoles, il en venait à l’exécution, car il n’accordaitquelque nourriture à son corps que tous les troisou quatre jours, et encore après ces intervalles ilne lui donnait qu’un peu de suc d’herbes et enquantité suffisante pour qu’il ne succombât pas àune extinction complète. Il fatiguait son corps àl’excès en remuant la terre tonte la journée, et enl’exposant à toutes les intempéries des saisons,mais par-dessus tout il employait les armes de la

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prière, en récitant des psaumes, en implorant sanscesse le secours de Dieu pour sortir victorieux deces combats de la chair. Voilà par quel moyen lesSaints triomphaient du sens du toucher lorsque cesens voulait se révolter contre l’esprit par sesexcitations déréglées à la volupté.

24. – Nous allons maintenant entendre ce quenous raconte saint Jérôme, au sujet de ce qu’ilfaisait lui-même. Au commencement de sa viecénobitique, comme il n’avait pas encore domptéce sens désordonné, il en éprouvait de terriblesrévoltes par mille pensées impures quil’obsédaient et qui mettaient en quel qui sorte lefeu dans son cœur. Il ne perdit pas néanmoinscourage, mais comme un généreux champion deJésus crucifié, il se revêtit d’armes puissantescontre lui-même, bien déterminé à remporter lavictoire. Nous allons donc ici transcrire une lettrequ’il écrivait à l’édifiante vierge Eustochium pourlui faire part des moyens qu’il avait mis en œuvrepour obtenir le succès dans la lutte : Oh ! quotiesego ipse in eremo constitutus, et in il ta solitudine, quæexusta solis ardoribus horrendum monachis pnrparathabitaculum, putabam me Romanis intéresse deliciis.Sedebam solus, quia amaritudine plenus eram. Hornbantsacco membra deformia, ct squalida cutis situm Ethiopiccecarnis obduxerat. Quotidie lacrymæ, quotidie gemitus, etsi repugnantem somnus imminens oppressisset, nuda humovix hærentia ossa collidebam. De cibis vero, et potu taceo :cum languentes monachi aqua frigida litantur, et coctum

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aliquid comedisse luxuriæ sit. Ille igitur ego, qui obgehennæ metum tali me carcere ipse damnaveramscorpionum tantum, socius, et ferarum, sæpe chorisintereram puellarum. Pallebant ora jejuniis, et antehominem sua jam carne prermortuum sola libidinumincendia bulliebant. Itaque, omni auxilio destitutus adJesu jacebam pedes, irrigabam lacrymis, crine tergebam, etrepugnantem carnem [21] hebdomadarum inediasubjugabam. Non erubesco confiteri infelicitatis meæmiseriam ; quin potius plango, me non esse quod fuerim.Memini me clamantem dies junxisse cum noctibus, necprius a pectoris cessasse verberibus, quam rediret, Dominoincrepante, tranquillitas. Ipsam quoque cellulam, quasimearum cogitationum consciam pertimescebam, etmihimetipsi iratus et rigidus, solus deserta penetrabam,sicubi concava vallium, aspera montium, rupiumpraerupta cernebam. Ibi meæ orationis locus ; ibi illudmiserrimae carnis ergastulum ; et ut ipso testis mihi estDominus, post multas lacrgmas, post coelo inhaerentesoculos, nonnunquam videbar mihi interesse agminibusangelorum, et lætus, gaudcnsqnc canebam : Post te inodorem unguentorum tuorum curremus. Si autem hocsustinent illi, qui exeso corpore, solis cogitationibusoppugnantur ; quid patitur puella quae deliciis fruitur ?Nempe illud apostoli : Vivens mortua est. (Epist. 22, adEustoch.).

25. – Le saint Docteur dit de lui-mêmequ’habitant une solitude brûlée des rayons dusoleil, isolé dans son ermitage, couvert de la têteaux pieds d’un sac grossier de pénitence, il lui

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semblait encore se trouver au milieu des délicesde Rome, en compagnie des jeunes personnes decette cité, et qu’il sentait briller devant ses yeux etdans son cœur les flammes de la volupté. Ils’armait donc, dit-il, contre ces dangereusesconvoitises d’un sens indompté, des armes d’unjeûne rigoureux, passant les semaines entières àne se procurer quelque aliment qu’avec desherbes crues en très-petite quantité, et un peud’eau froide. Il refusait à ses yeux le sommeil, etquand un impérieux besoin le forçait de prendrequelques instants de repos, il se couchait sur laterre nue, et pour macérer son corps, comme il ledit lui-même, son lit n’était composé que decailloux, sur lesquels il s’étendait. Il se prosternaiten poussant des gémissements aux pieds de Jésus-Christ, et les arrosait de ses larmes. Il se frappaitla poitrine à coups redoublés. Irrité contre soncorps rebelle et qui cherchait toujours à ledominer, il s’en allait solitaire errer au milieu desmontagnes escarpées, pénétrait dans deprofondes vallées, et là il poussait de grands criset versait un déluge de larmes, et unissant ses crisà ses larmes il y consumait les nuits et les joursentiers. Cette pénitence si rigoureuse avait brunisa peau à tel point qu’il ressemblait à unÉthiopien, son corps s’était horriblement [22]amaigri et ce n’était plus qu’un fantôme. Voilà lesremèdes que les Saints employaient pour réfrénerla rébellion du sens dont nous parlons, et

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réellement par le moyen d’une rigueur de cettenature, ils parvenaient à triompher de ce sens demanière à trouver enfin un doux repos, et il leursemblait qu’ils n’étaient plus sur cette terre maisan milieu des chœurs angéliques : Videbar mihiinteresse agminibus angelorum.

26. – Qui pourrait cependant le croire ?Plusieurs grands serviteurs de Dieu se sont vusforcés de recourir à des moyens encore plusviolents que ceux dont on vient d’entendre lerécit, pour venir à bout de triompher des assautsque leur livrait ce sens brutal, tant il se porte àd’incroyables excès pour satisfaire ses appétitsdéréglés. Il est célèbre dans l’histoire des Pères dudésert l’acte héroïque de ce solitaire d’Égypte, qui,par l’aspérité de ses macérations, acquit une sihaute renommée de sainteté. (Ex lib. doctor. PP. defornic. c. 15). Une femme de mauvaise vie qui avaitsecoué toute espèce de pudeur, tournant enridicule la rare vertu de cet anachorète, dit àquelques jeunes libertins : Combien voulez-vousme donner si je réussis à faire tomber cepersonnage si vertueux dans le péché ? Enentendant ces paroles, nos jeunes libertinsdéhontés, dans l’intention de faire grand bruit dela chute à laquelle ils s’attendaient, promirent àcette femme une somme assez considérable, sielle pouvait avoir la chance de renverser cettecolonne de sainteté. Après qu’on eut été d’accordsur le prix attaché à cette infâme tentative, cette

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femme partit de la ville et sur le déclin du jour ellese présenta devant la cellule de l’anachorète.Feignant de s’être égarée dans ce désert et d'êtresaisie d’une grande frayeur, à cause des bêtesféroces qu’elle pouvait rencontrer, elle luidemanda l'hospitalité. Le serviteur de Dieu setroubla à la proposition qui lui était faite et pleind’incertitude il ne savait quel parti prendre.Repoussera-t-il cette demande ? Mais la charitéenvers le prochain le lui détend. Consentira-t-il àla recevoir ? Mais le danger auquel il s’exposaitétait pour lui de la dernière évidence, Enfin, aprèsêtre resté quelque temps en suspens, il prit le partide la recevoir dans la première pièce de sonermitage, de se retirer lui-même dans la pièce quiétait au fond, et de fermer sous clef cettedernière. C’est ce qu’il fit. Mais cette femmeperfide au milieu de la nuit, par une feintediabolique, se mit à soupirer, à crier et à se [23]plaindre, en disant : Serviteur de Dieu, ouvrez-moi, car j’entends autour de l’ermitage leshurlements des ours, et les rugissements des lions.Les voici, les voici qui viennent pour me dévorer.Ouvrez-moi, je vous prie, pour l’amour de Jésus.Ne me laissez pas ici exposée à la voracité de cesbêtes. L’anachorète, cette fois, se rendant à unmotif de charité, ouvre sa cellule, y fait entrercette femme, mais, fermant la porte, il resta dansla première pièce qu’avait déjà occupée cettefemme- Cependant au lieu de goûter le repos, les

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sens lui firent une si terrible guerre qu’il netrouvait ni le calme du corps, ni la paix de l’âme.Or, pendant qu’il s’occupait de combattrevigoureusement cet ennemi domestique, il sesouvint que pour triompher des sens il fallait userdes remèdes contraires aux plaisirs qu’ils nouspromettent, et que contre un sens si rebelle quisoupire si ardemment pour la volupté, il n’y avaitpas de meilleur remède à lui opposer que ladouleur. Que fit-il donc ? Il alluma sa lampe etmit sur la flamme un doigt, puis un autre, puisencore un autre, et persévérant avec intrépiditédans ce martyre tout le reste de la nuit, il finit parbrûler la main toute entière, et ainsi, à force dedouleur, il finit par vaincre l’appétit du sens quil’excitait au péché.

27. – Je veux déduire de ces faits deuxvérités : La première, c’est que le sens du toucherest doué d’une force extraordinaire d’attraction,pour nous entraîner vers les plaisirs illicites par lescharmes empoisonnés qui sont dans sa nature, etpour faire à notre volonté des violences moinesafin de l’exciter à condescendre à ses impuresconvoitises. Cela se démontre par l’exemple desgrands serviteurs de Dieu, qui se sont vus forcésd’employer les remèdes les plus énergiques et dela plus excessive rigueur pour s’en rendrevictorieux. La seconde, est que nous sommesindispensablement obligés de recourir à lapénitence corporelle, pour enlever à cet ennemi si

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audacieux les forces dont il peut user, car il résidecontinuellement en nous. Ce sens lire sa vigueuret sa puissance de la vivacité des esprits vitaux etde la chaleur du sang. Nous avons donc tousbesoin, presque sans exception, de comprimercette pétulance immodérée par des macérationsde la chair, et d’enlever à notre sang cet excès dechaleur par les abstinences et les austérités, afinque par ce moyen cet ennemi domestique ne soitplus si ardent à nous attaquer et à nous perdre.[24]

28. – Ce qui vient d’être dit regarde encoreplus spécialement ceux qui font les premiers pasdans la vie spirituelle, parce que d’abord dans cespersonnes le sens du toucher est encore peumortifié et qu’il arrive plus d’une lois que ce sensmal discipliné les fait retomber dans les libertésqu’elles lui avaient données avant d’entrer dans lavoie parfaite. Ensuite, parce que ces personnesétant en quelque sorte elles-mêmes le champ debataille où se livrent ces combats, elles nepourraient goûter ce calme si nécessaire pour faireattentivement leurs oraisons et vaquer aux autresexercices spirituels sans lesquels il n’est paspossible de faire les progrès qui doivent enrésulter. Enfin, les commençants ne sont pasencore entièrement quittes envers Dieu en ce quiest de leurs égarements antérieurs, sinon quant àla coulpe, du moins quant au paiement de ladette. C’est ce qui fait qu’ils doivent à Dieu une

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satisfaction proportionnée, dont ils ne peuvents’acquitter que par une pénitence sincère. Ainsidonc s’ils ont éprouvé un vrai repentir de leursfautes passées, ce même repentir qui les aramenés à Dieu doit les porter à la pratique d’unemortification singulièrement généreuse. C’estpourquoi je veux maintenant exposer les diversespratiques de pénitence dont les Saints ont usépour dompter leur chair, afin que chacun puissechoisir celles de ces pratiques qu’il estimera lesplus propres à remplir ce but, ou pour mieux dire,celles que son Directeur jugera le plusconvenablement adaptées à chacun.

CHAPITRE IV. ON Y EXPOSE DIVERS GENRES DE PÉNITENCE QUI ONT ÉTÉ PRATIQUÉS PAR LES SAINTS.

29. – Avant de commencer ce chapitre, jedois avertir que si en parlant des mortificationscorporelles, et principalement de celle du toucheret des moyens qu’il faut prendre pour réprimer cesens, je poursuis le but principal que je me suisproposé, néanmoins ce n’est point là le seul effetsalutaire produit par la vertu de pénitence. C’estbien sans doute un des plus importants, mais iln’est pas l’unique, car la pénitence peut aussi bienmortifier les autres sens qui, comme ou l’a déjàvu, [25] se résument tous et ont leur fondementdans le toucher. La pénitence affaiblit le corpspour qu’il ne se révolte pas contre, l’esprit ; elle

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abat l’amour de soi afin qu’il ne vienne mettreaucun obstacle aux pieux mouvements de l’âme.C’est ce qui fait qu’après avoir écarté tous cesempêchements l’on devient plus résolu, plusfortement déterminé, et plus prompt à s’avancerdans le chemin de la perfection. En outre, par cesmortifications corporelles on satisfait à Dieu,comme il a été dit : pour les péchés commis, onobtient la rémission des restes de ces mêmespéchés et l’âme se rend mieux apte à recevoir deDieu une plus grande abondance de grâces pourfaire des progrès dans la vertu. Et dans le faitl’expérience nous prouve que quand l’hommes’est livré à l’exercice de la mortification, ildevient plus recueilli, plus pieux et plus courageuxpour l’accomplissement des actes que son état despiritualité exige de lui pour arriver à laperfection. Je veux donc conclure de cela que si ledésir de dompter et d’abattre le sens pernicieuxdu toucher, peut fournir un motif suffisant pours’adonner à l’exercice de la pénitence corporelle,le lecteur devra ne pas perdre de vue les autresmotifs pour s’y livrer avec une ardeur encore plusgrande, dont son âme éprouvera la salutaireimpression.

30. – Nous disons donc qu’une despénitences corporelles que les Saints ont le mieuxapprouvée est, sans aucun doute, le jeune, et sanscontredit aussi c’est bien un des moyens les plusefficaces pour énerver le sens du tact, parce qu’en

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enlevant au corps sa nourriture, on enlève à cesens le foyer de ses révoltes. Mais comme je mepropose de parler du jeûne dans l’article suivant,où j’aurai à traiter du sens du goût, qui a pourobjet la saveur des aliments, je veux en cemoment parler des autres œuvres de pénitence.

31. – Le cilice est très-propre à dompter lesens du toucher, parce qu’au moyen de sespointes piquantes et douloureuses, il émousse lestitillations déréglées de la chair qui a uneperpétuelle tendance aux sensations voluptueuses,et c’est pourquoi les Saints ont toujours fait usagedu cilice. Le texte sacré nous apprend que lacélèbre Judith portait constamment autour desreins un cilice : Et habens super lumbos suos cilicium,jejunabat omnibus diebus vitæ suæ præter sabbata,(Judith. c. 8, 6). Le saint roi David, vrai modèledes pénitents, quoique revêtu de la pourpre, nedédaignait pas de porter sous sa chlamyde uncilice, [26] et il en fait lui-même l’aveu avecsimplicité : Cum mihi molesti essent induebar cilicio.(Ps. 31. 13). Et dans un autre endroit nous lisons :Posui vestimentum meum cilicium (Ps. 68. 12). On litpareillement dans le livre des Paralipomènesqu'aux temps où la peste exerçait les plus cruelsravages dans les maisons des Israélites et que lenombre des morts était effrayant, le roi David etles anciens du peuple revêtus de cilices seprosternaient le visage contre terre : et ceciderunttum ipse, quam majores nata, vestiti ciliciis, proni in

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terram. (1. Paralip. cap. 21. 16). Et quoique l’onentende quelquefois par ce terme un habit depénitence en forme de sac, dans les livres saints, ilveut pourtant aussi désigner un instrumentafflictif destiné à macérer la chair, comme celuidont Judith se ceignait.

32. – Nous lisons dans les divines écritures unfait bien extraordinaire qui se passa dans la villede Samarie, lorsqu’elle était assiégée par Benadad.Le peuple s’y vit en proie à une si terrible famine,que plusieurs personnes en vinrent à se nourrir dechair humaine. Il y est rapporté qu’une mères’étant présentée devant le roi Joram, qui veillait àla défense de la cité en parcourant les remparts, semit à pousser de grands cris et à demander justicecontre une autre mère avec laquelle elle avaitmangé de concert l’enfant de celle-ci, parcequ’elle ne voulait pas, selon les conventionspassées entre les deux femmes, dévorer sonpropre fils, d'après l'accord déjà conclu. Le roi enentendant le récit de cette barbarie déchira sesvêtements, et tout le peuple put voir qu’il portaitsur sa chair même un cilice : Quod rum audisset rex,scidit vestimenta sua, et transibat per murum. Viditqueomnis populus cilicium, quo vestitus erat ad carnemintrinsecus. (4. Reg. cap. 6, 30).

33. – Le lecteur ne doit pas s’étonner enVoyant le roi de Samarie revêtu d’un cilice,pendant que sur les remparts de sa ville assiégée ilprésidait aux exercices militaires ; car ce peuple

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élu avait coutume de se livrer à la pratique de lapénitence, dans des temps de calamité, pourapaiser la colère de Dieu. C’est ainsi qu’on litpareillement dans les livres saints, qu’Holopherneayant assiégé la ville de Béthulie avec unepuissante armée, les prêtres se revêtirent decilices : Et induerunt se sacerdotes ciliciis. (Judith, cap. 4,9). Ainsi encore, dans des temps de guerresacharnées, les Machabées imploraient lamiséricorde de Dieu, en se couvrant la tête decendres, et ceignant leurs [27] reins de cilices.Caput terra aspergentes, lumbosque ciliciis præcincti. (2.Machab. cap. 10, 25). Les prophètes eux-mêmes enprêchant aux peuples la pénitence, avaientcoutume de leur conseiller l’usage du cilice,comme l’instrument le plus propre à fléchir lacolère du Très-Haut. Accingite, disait le prophèteJérémie, vos ciliciis, plangite et ululate. (Jerem. 4, 8).Ceignez vos reins de cilices, et par desgémissements et des cris, demandez à Dieu lepardon de vos péchés.

34. – Dans la loi nouvelle, la coutumed'employer le cilice comme instrument depénitence prit de plus grands accroissements. Lepremier qui fit usage de ce louable moyen demacération, après la venue de Jésus-Christ, futcelui qui prêcha au peuple la pénitence pour ledisposer à recevoir les bienfaits de cet avènement.Je veux parler de l’illustre précurseur Jean-Baptiste qui, d’après ce que nous en dit saint

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Matthieu, n’avait pour tout vêtement qu’unetunique tissue de poils de chameau et unegrossière ceinture de peau autour des reins. Ipseautem Joannes habebat vestimentum de pilis camelorum, etzonam pelliceam circa lumbos suos. (Matth. cap. 3, 4).Depuis saint Jean-Baptiste, l’usage du cilice estdevenu si commun et si familier dans la sainteÉglise, que nous trouvons à peine quelque Saintqui n’ait pas employé pour lui-même ce moyen depénitence. Il suffit de dire que l’ordre si vénérabledes Chartreux impose pour règle à ses membreset comme une loi sans exception, l’usagecontinuel du cilice comme devant êtrel’inséparable complément des grandesmortifications qu’ils pratiquent. Tant il est vraique, sous l’ancienne et la nouvelle loi, on aconstamment considéré le cilice commel’instrument le plus propre à mortifier la chair, àapaiser la colère de Dieu, à obtenir le pardon despéchés et principalement à dompter par larudesse de son contact les sensationsvoluptueuses du toucher qui, par son penchantdéterminé à la délectation charnelle, entraine un sigrand nombre d’âmes à leur perte éternelle.

35. – Nous devons maintenant faire observerque les cilices dont nous parlons sont de plusieurssortes. Les uns sont tissus de soies de porc ou decrin de cheval, et dans les temps les plus reculésl’usage en a été connu. Il en est qui sont formésde fil de fer ou de laiton, ayant la forme de petites

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chaînes ou de ceinturons, que la piété des fidèlesa inventés dans des temps [28] plus rapprochés denous. Les premiers cilices sont plus gênants àcause de leurs aspérités, les seconds font plussouffrir par leurs pointes acérées. Ceux-làpourraient être nuisibles aux personnes d’unefaible complexion si on les employaitindiscrètement, parce qu’en causant desinflammations à l’épiderme, ils enlèvent àl’estomac sa chaleur vitale et l’affaiblissent. Lesderniers sont ordinairement moins nuisibles à lasanté, surtout si on les porte autour des jambesou des bras, ou même des poignets. J’entre dansces détails afin que chacun puisse, d’après l’avisde son Père spirituel, choisir celui de ces cilicesqu’on regarde comme moins préjudiciable à lasanté du corps et plus utile aux progrès de l’âmedans le sentier de la perfection.

36. – Ce sont là les cilices les plus usitéshabituellement et qui peuvent être employés partoutes sortes de personnes sans aucun danger,pourvu que la discrétion y ait sa part dans unejuste mesure. Si nous voulons ensuite parler descilices dont plusieurs Saints ont fait usage, nousreconnaîtrons que leur rudesse et leur aspéritéfurent telles que la pensée seule en fait frémird’horreur. On a vu des Saints qui portaient autourdes reins une ceinture de fer garnie de centpointes aiguës. Il en est qui ont portéhabituellement sur la chair une cuirasse de fer ;

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d’autres se sont revêtus sur l’épiderme d’unechemise tissue de mailles de fer ; chez d’autres cevêtement immédiat se composait de fer-blanccriblé de trous dont les rebords aigus touchaientla peau ; chez d’autres encore c’était ce mêmevêtement dont le tissu était entrelacé d’épines. Lebienheureux Henri Suzon porta la ferveur de sapénitence à un tel point qu’il soutenaitperpétuellement sur ses épaules une croix qui yétait fixée et des bas dont le tissu se hérissait ongrande partie de pointes d’aiguilles qui luidéchiraient la chair jusqu'au vif, et qu’on voyait aumilieu de ces chairs en lambeaux fourmiller desvers qui le dévoraient tout vivant. Mais ce qui doitencore étonner davantage, pendant la nuit ilenfermait ses poignets dans des menottes de fer,afin qu’il ne lui fût pas possible de porter lesmains sur les parties du corps où il éprouvait dedouloureuses démangeaisons occasionnées parcette vermine. Sainte Rose de Lima, comme nousle dit la légende de son office, portait un longcilice tout parsemé de fines aiguilles afind’éprouver une douleur d’autant plus vive que lespointes de ces aiguilles étaient plus piquantes :Oblongo, asperrimoque cilicio passim [29] minusculosacus immiscuit. (In festo S. Rosæ). J’ai vu moi-mêmeune portion de la camisole de la vénérable sœurVéronique, capucine de la ville de Castello, àlaquelle cette sainte religieuse avait cousu desépines qui croissent à la tige des rosiers, et ce

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vêtement de rude mortification était par elle-même appelé son habit brodé ; c'est comme sielle eût dit qu’à ses yeux ces épines étaient despierres précieuses dont elle était satisfaite de voirparé son habit de pénitence. On doit bien sansdoute admirer dans ceux qui en ont fait usage cesdiverses formes de cilices si rudes dont l’emploiest très-fort au-dessus de notre faible nature, maison ne doit pas mettre en pratique de pareillesmortifications si l’on n’en a reçu de Dieu uneinspiration particulière. Quoi qu’il en soit, tousces exemples doivent en général nous exciterpuissamment à nous livrer à quelque exercice depénitence afflictive. Nous devons aussi tous ypuiser cette preuve incontestable que notrepénitence ne consiste pas uniquement dans lerepentir du cœur, et c’est pourtant là ce que sefigurent mal à propos un très-grand nombre dechrétiens idolâtres de leur corps. Car enfin, si tantde Saints torturaient d’une manière si cruelle leursmembres innocents, comment devons-noustraiter les nôtres qui sont si coupables ? Et si cesmêmes Saints domptaient par de si excessivesrigueurs le sens du toucher qui pourtant en euxne se montrait pas obstiné dans ses révoltes, quedevrons-nous faire nous qui avons à éprouver sesrébellions et qui trop fréquemment faisons uneexpérience toute à notre détriment ?

37. – Les pénitences propres à mortifier avecsuccès le sens du toucher sont les veilles par

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lesquelles on enlève au corps en tout ou en partiecette vigueur qu’il retrouve dans le sommeil. Cegenre de mortification corporelle futanciennement très-fréquent chez les serviteurs deDieu. De nos temps même il n’a pas été rare devoir des Saints qui se sont particulièrementsignalés dans cette pratique de pénitence. Lecardinal Lauria nous fait connaître unemerveilleuse industrie dont sainte Rose de Limafaisait usage pour passer la nuit à veiller. Elleattachait sa chevelure à un clou fiché dans le murafin que quand sa tête se baissait pour dormir, ellefut contrainte de s’éveiller par la douleur qu’elleéprouvait : Funiculo ex clavo pendente capillos de nocteligabat, ut si quando gravatum pro somno caput deorsumdeclinaret, præ dolore excitaretur. [30] (Lib. III. Sentent.tom. 12. art. 6). Saint Pierre d’Alcantara, selon cequ’on lit dans la bulle de sa canonisation, nedormit pas pendant plus d’une demi-heure parjour durant quarante ans de sa vie : Per quadragintaannorum decursum sesquihoram tantum somno concessit.Et pour que le sommeil ne le trahit pas en leretenant plus longtemps assoupi, il tenait endormant sa tête appuyée contre le mur.

38. – On doit cependant réfléchir que desveilles si rigoureuses ne peuvent et ne doivent passe pratiquer sans une grâce spéciale de Dieu,parce que le corps humain, sans une assistancespéciale, ne pourrait vivre longuement, ni remplirsa destination, sans se réparer suffisamment par le

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sommeil. Il faut donc en ceci procéder selon lesrègles de la discrétion qui donne à toutes lesbonnes œuvres le complément et le lustre qui leurappartiennent. Il est une règle qui peut conveniren général et recevoir son application, c’est queles personnes adonnées à la vie spirituelle nedoivent pas accorder aux yeux tout le sommeilqu'ils désirent, afin de ne pas se rendre semblablesaux brutes qui ne refusent à leur corps rien de cequ’il réclame. Il faut mortifier ses yeux en leurrefusant une partie du sommeil qu’ils demandent,mais ne pas leur en enlever outre mesure souspeine de se rendre elles-mêmes impropres oumoins aptes à leurs occupations journalières. Jedis ceci, parce que j’ai connu un homme douéd’une vertu ordinaire qui vivait dans de grandesmortifications, ne dormait pas durant la nuit, maisse livrait au sommeil pendant le jour presque toutentier et se voyait forcé d’interrompre sesoccupations par ce besoin de sommeil. Je ne croispas qu’on puisse approuver une telle conduite, carDieu veut bien la mortification du corps, mais ilne veut pas que ce soit aux dépens de la régularitédes actions qu’on doit faire. En effet, quand saintCharles Borromée se vit exposé à succomber ausommeil, au milieu de ses fonctions publiques oùil cédait à ce besoin, sans s’en apercevoir, il jugeaqu’il valait mieux accorder à son corps un peuplus de repos pendant la nuit, afin d’être plusdispos à remplir ses devoirs de pasteur pendant le

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jour. On doit donc se mortifier par la diminutiondu sommeil, mais on doit en même temps faire ensorte que cela ne nuise pas à la santé et àl’accomplissement des devoirs que l’on doitremplir.

39. – À ce genre de mortification on doitrapporter la [31] pratique de dormir d’unemanière incommode ou même on se condamnantà quelque austérité, comme cela s’est pratiqué parplusieurs Saints. C’est, par exemple, de dormir surune paille grossière, sur des planches, sur la terrenue. Il en est qui mettaient dans leur lit de lasciure de bois, des bâtons, de petits cailloux ; c’estce que faisait saint Louis de Gonzague quitrouvait moyen de se mortifier même sur des litsde plume, lorsqu’il avait occasion d’y dormir.Mais ce qu’on raconte de sainte Rose de Limajette dans le plus profond étonnement. L’auteurde sa vie nous apprend que le lit de cette jeunevierge, d’une complexion délicate, se composaitde pièces de bois toutes remplies de nœuds, ?t lesintervalles qui séparaient ces pièces étaientcomblés par des cailloux ou des tessons devaisselle plus propres à déchirer le corps qu’àréparer ses forces. Son oreiller n’était qu’unmonceau d’éclats de bois. Un lit de ce genrepouvait bien mieux s'appeler une couche detorture que de repos. In lectulo extra cellulam, dit lecardinal Lauria, ex lignis, saxis et testulis constructo, etcervicali ex lignorum quisquiliis referto cubabat. La

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légende de son office dit la même chose :Lectulum sibi e truncis nodosis composuit, horumquevacuas commissuras fragminibus testarum implevit. Jesais bien que vous ne pourriez pas voussoumettre à de semblables austérités, qui sont au-dessus de vos forces, mais du moins abstenez-vous de fomenter ce sens trompeur du toucher enlui procurant tant de délicatesse et une mollesse sirecherchée dans la couche où vous reposez, vousrappelant bien que ce sens plein de perfidie et deruse a coutume d’ourdir ses trames et de tendreses pièges au milieu des ombres de la nuit.

40. – Voici encore une pénitence très-propreà mater le sens du toucher qui aime tant ses aises,c’est de souffrir courageusement lesincommodités des saisons, le chaud, le froid, lagelée, et mieux encore de ne pas prendre deprécautions contre les intempéries du climat.C’est ce que faisait saint Louis de Gonzague, qui,même durant l’hiver où le temps est rigoureux, nes’approchait pas du feu, bien que les doigts de samain se couvrissent d’engelures, et ou ne putjamais le déterminer à protéger ses mains contrel’âpreté du froid en usant de gants. L’esprit depénitence fut encore plus héroïque dans saintPierre d’Alcantara, qui mettait à profitl’inclémence des saisons pour mortifier son corps.Il n’avait sur lui qu’une seule tunique, et [32]quand il la lavait il n’attendait pas qu’elle fûtséchée pour la remettra sur le dos. Il allait

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toujours pieds nus sur les cailloux, sur les ronces,sur la neige, sur la glace, la tête toujoursdécouverte, exposée aux vents, aux pluies, auxneiges, aux brouillards, et quand le soleil dardaitsur lui ses brûlants rayons il ne garantissait pasdavantage sa tête par un chapeau on avec soncapuce. Au milieu de la rude saison, au plus fortdes vents glacés de bise, il ouvrait la fenêtre et laporte de sa petite cellule et restait intrépidementexposé au souffle de ce courant. Et comme sitout cela était encore peu de chose, il allait seplonger souvent dans beau des étangs gelés, afinque les aiguillons du froid le pénétrassent encoreplus jusqu'aux os, jusqu’à la moelle des os. Aumilieu de ces diverses mortifications d’une aussiétrange rigueur, ce Saint paraissait n’être pas faitde chair, selon l’expression de sainte Thérèse,mais formé de racine d’arbre, tant son visage étaitdécharné, tant ses yeux étaient enfoncés, tant sesmembres étaient desséchés. Aussi ressemblait-ilmoins à un homme qu’à un squelette animé depénitence. Tout ce que nous disons est rapportépar la bulle de sa canonisation. Itinera quamvislongissima, atque asperrima, capite semper detecto,nudisque pedibus, per æstus, et frigora suscipiens, ita utcum caput imbribus exponeret, interdum capilli geludeciderent, et æstate præfervida, exurentibus solis radiisvehementissime cruciaretur, respondere solitusinterrogantibus, cur detecto capite semper incederet, nefasesse coram Deo. tecto capite ambulare. Cum vetus suum et

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vile saccum abluebat, madidum corpori aptabat. Quinetiam in gelidam aquam, rigente hyeme, sese plerumqueinjiciebat. Præter hæc familiare illi erat, hyeme summa,urgente nivis frigore, deposito pallio, fenestram, et januamreserare, ut frigidissimo recepto aere, et gelu acriustorqueretur caro mox exurenda diris cruciatibus, cumfenestram clausisset, et januam. Eo devenit ob sævammacerationem membrorum, ut ex narratione sanctæTheresiæ, horrido, et exangui corpore radicum arborisspeciem exhibuerit. Oculis autem in cavum recedentibus, etsulcatis perpetuo lacrymarum imbre genis, miserabilepœnitentiæ simulacrum rideretur, etc. Je ne prétendspoint par ce récit très-authentique obliger le.lecteur à mettre à contribution l’air, le vent, lechaud, le froid, la gelée, le soleil, le ciel et la terre,pour s’en faire tout autant de bourreaux, pourcauser à son corps d’aussi tristes altérations [33]et presque pour le déterminer à l’exemple de cegrand pénitent. Je sais que tous les tempéramentsne peuvent pas s’accommoder de si rudesexercices de pénitence, et Dieu certainement nel’exige pas. Je désire seulement que tout chrétiencherche d’une manière discrète à mortifier soncorps, non point en bravant les intempéries dessaisons, mais du moins en ne lui procurant pastoutes ses aises avec tant d’empressement, aumoins aussi en acceptant avec résignation, pourmortifier le sens du toucher et en même tempspour expier ses péchés, les épreuves pénibles de

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la vie auxquelles on ne saurait se soustraire malgrétous les moyens qu’on pourrait prendre.

CHAPITRE V. ON Y PARLE D’UNE AUTRE MANIÈRE DE SE MORTIFIER QUI EST PRATIQUÉE PAR LES SAINTS, C’EST-À-DIRE LES FLAGELLATIONS VOLONTAIRES.

41. – La pratique de la flagellation de sespropres mains, qu’on nomme communément ladiscipline, ne fut pas anciennement en usage. Onne trouve dans les écrits des SS. Pères, aucunemention de ces flagellations spontanées. On y litpourtant que les pénitents se faisaient quelquefoisflageller par leurs confesseurs en expiation deleurs péchés, et nous savons que dans lesmonastères les plus anciens c’était un point de larègle que le religieux reçût une correctionmanuelle lorsqu’il avait commis quelque faute.

42. – Ce qui doit être pour nous un grandsujet d’édification, c’est ce que raconte, au sujetde ce qui vient d’être dit, l’auteur de la vie de saintLouis, roi de France. Guillaume de Nangis yrapporte que ce prince, après qu’il avait terminésa confession, recevait toujours des mains de sondirecteur une sévère correction par l’emploi de ladiscipline : Post confessionem vero suam, semperdisciplinam recipiebat a confessore suo. (In vita). Ce quele même historien ajoute ensuite à ce premierrécit, est non-seulement un exemple d’édificationdans ce grand monarque, mais encore un trait qui

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mérite toute notre admiration. Il nous dit qu’unconfesseur peu discret lui administrait cettediscipline avec tant de rigueur, et si longuement,que le corps délicat de [34] ce monarque portaitpendant plusieurs jours les cicatrices de cette rudeflagellation. Et pourtant le Saint endurait tout celaavec la plus parfaite humilité et une rare patience,sans pousser le moindre cri de douleur.Seulement après la mort de ce confesseur, saintLouis révéla à celui qui avait succédé au premierla sévérité dont il avait été l’objet, comme pour enrire et avec beaucoup de douceur. Necprætermittendum existimo de quodam confessorio, quemhabuit ante fratrem Gaufredum de Belloloco de ordinePrædicatorum, qui solitus sibi erat dare disciplinas nimisimmoderatas, et duras, sub quibus caro ejus tenera nonmodicum gravabatur. Quod gravamen munquarn illiconfessorio, quamdiu viveret, voluit revelare. Sed postmortem dicti confessoris, quasi jocando, et ridendo, hocalteri confessori suo humiliter revelavit.

43. – Le premier qui inventa, ou du moins quipropagea cette louable coutume de se donner soi-même la discipline, fut certainement saint PierreDamien, selon ce qu’en rapporte le cardinalBaronius (in Annal, anno 1056. Num. 7). Eodemquoque tempore, etsi non eodem auctore Petro, tamen certepropagatore, atque adversus impugnantes propugnatore,introductus est in Ecclesia ille laudabilis usus, utpœnitentiæ causa, fideles verberibus se ipsos afficerent,flagellis ad hoc paratis idoneis, exemplo B. Dominici

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Loricati, sibi subditi sanctissimi eremitæ. Cette saintepratique fut ensuite adoptée universellement parles chrétiens pieux qui s’attachaient à mortifierleur corps, et puis elle a été pareillement adoptéepar tous les religieux de l’un et de l’autre sexe.Elle est en vigueur dans les instituts monastiquesau temps présent, et saint François de Sales enfait un grand éloge en la considérant comme undes moyens les plus propres à mortifier la chair età réveiller de son sommeil la piété attiédie.

44. – Il est bien vrai que le pape Clément VIIfit une bulle contre les Flagellants, à cause desgraves désordres, des abus, des erreurs et desindécences dont ces flagellations, pleines devanité, étaient ordinairement accompagnées. Maiscela ne saurait prouver que la coutume de sedonner la discipline en particulier et même enpublic, quand cela se fait selon les règles del’honnêteté, ait été condamnée et même ne soitpas digue des plus grands éloges. La secte desFlagellants était une multitude désordonnéed’hommes et de femmes qui avaient [35] émigréde la Hongrie, et s'étaient répandus dansl'Allemagne, dans la Pologne, dans la Flandre, etdans quelques autres contrées. Ces misérables seflagellaient jusqu'au sang deux lois par jour, plutôten vrais comédiens et en imitateurs des anciennesbacchanales qu'en sincères pénitents ; et, sous cesapparences de mortifications chrétiennes, ilscachaient quarante-quatre erreurs dogmatiques

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dont ils étaient infectés. Mais ce que nous disonsde cette secte, comme on voit, n'est pas uneraison pour s'autoriser à improuver lesflagellations particulières et même publiques,quand cela se fait avec l'assentiment dessupérieurs, en un temps et d'une manièreconvenables, et avec des sentiments decomponction. C'est ainsi que s'accomplissait cetteœuvre de mortification, lorsque saint VincentFerrier faisait ses missions si célèbres, et commecela se pratique encore en certains jours del'année, ou en des temps de calamité, ou pendantle temps des missions ; car c'est à ces époquesspéciales de pénitence qu'il convient d'apaiser lacolère de Dieu, soit à cause de nos proprespéchés, soit à cause des iniquités des autres. C'estce que fait très à propos remarquer JacquesGretser, en parlant de la condamnation de la sectedes Flagellants : Qui non damnati fuerunt propterflagella (neque enim ignoraverant illius temporis orthodoxisanctorum consuetudinem, qui flagellis sæpius in seanimadverterent) ; sed propter modum flagellationis, etcircumstantias, crassosque errores, quibus incondita illamultitudo infecta erat (Nam quadraginta quatuorarticulos contra Ecclesiam Romanam ab illis traditos,defensosque fuisse testatur etiam, hæreticus Munsterius)rejecti, damnatique fuere Flagellantes. (De Spont. discipl.,lib. II, c. 4.)

45. – Pour revenir à la question desflagellations privées, nous disons que, parmi les

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Saints de nos derniers temps, il n'en est point quine les aient fréquemment pratiquées avecbeaucoup de rigueur pour mortifier leur corps etle sens du toucher, qui est le foyer de toutes lesrévoltes de la chair contre la raison. On lit dans lavie de saint François de Sales, qu'il se donnait ladiscipline jusqu'à l’effusion du sang, et quesouvent il remettait à son confesseur cetinstrument tout ensanglanté pour qu'il voulûtbien le lui réparer. Nec ob eminentem episcopalemdignitatem indulgebat sibi, ut plerique solent ; quinimojejunium observabat rigidissime, scuticaque carnemmacerabat suam usque ad sanguinem ; sanguinolentamenim scuticam suam [36] sæpius confessorio suo, virointegerrimo, reficiendam dedit. (In vita Scrip. ab ejusnepote, lib. V, p. 230). Le haut tribunal de la Roteromaine consigne ce fait sur saint Louis Bertrand,qu'il se donnait la discipline d’une manière siimpitoyable, que non-seulement cet instrumentétait couvert de sang, mais qu’encore les murseux-mêmes en étaient rougis. Beatus Ludovicus adeoflagellis cædebal corpus suum, ut non solum ejusdisciplina, sed etiam parietes conspersi sanguine viderentur.(In causa B. Ludovici Bertrandi, tit. de temperantia). Lecardinal Lauria rapporte, au sujet de sainte Rosede Lima, qu’elle se déchirait la peau si cruellementqu’il en coulait des rivières de sang, et son dos enétait ensuite couvert de plaies. Disciplinis adsanguinem tam dire se excarnificabat, ut dorsum lacerumsemper et plagatum restaret. (Lib. III, t. 2, disp. 32, art.

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6). Mais si je voulais raconter ici toutes les rudespénitences par lesquelles tant de Saints ontmacéré leur corps, depuis que la pieuse etsalutaire coutume des disciplines s’est introduitedans l’Église, je n’en finirais pas, puisqu’à peineon trouverait un serviteur de Dieu qui, de sa mainarmée d’instruments de pénitence, n’aitcruellement déchiré sa chair innocente. Je ne puispoint cependant m’empêcher de rapporter lademande que fit à son supérieur saint Louis deGonzague au moment de sa mort, car si nousn’avions pas d’autres exemples de grands Saints àciter, celui-ci suffirait tout seul pour montrercombien l’esprit de Dieu se complaît dans cessortes de mortifications.

46. – Ce Saint, se voyant donc sur la fin de savie, qui s’était écoulée dans une si parfaiteinnocence, demanda le saint Viatique, et puisconjura le Père provincial, qui lui avait renduvisite, de faire enlever la couverture de son lit etde lui permettre de se donner la discipline selontoute la rigueur qui lui plairait ; ou bien, si sonbras trop faible ne lui permettait pas de se porterd’assez rudes coups, que le provincial voulût bienordonner à quelqu’un des Frères servants de lebattre à coups de discipline, sans miséricorde, dela tête aux pieds. Le tribunal de la Rote romainenous a conservé ce récit : (Titul. de felici ejus obitu.)A patre rectore petiit, ut sibi Viaticum daret. Interimdum hæc agerentur, cum pater Joannes Baptista

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Carminata provincialis Aloysium inviseret, rogavit illumpræclarus adolescens, ut storeas supra lectum positasamoveri juberet, veniamque sibi daret, ut posset severberibus afficere, aut saltem ut [37] aliquis sese a verticead pedes flagellis cæderet, permitteretque se humi suospiritum reddere creatori. C'est ainsi que cet angéliquejeune homme brûlait du désir de mortifier sachair innocente au lit même de la mort, cettechair qui ne s'était jamais révoltée mêmelégèrement contre l'esprit, durant le cours de savie. Que celui-là donc qui est revêtu d’une chair sicoupable de tant de péchés et si audacieusementencore même plein de perverses inclinations,réfléchisse comment il devrait traiter ce corps,pour expier les crimes dont il s'est autrefoissouillé et pour se préserver à l'avenir de retomberdans les mêmes prévarications.

47. – Pour compléter ces deux chapitres jeveux mettre sous les yeux du pieux lecteur ladescription d'une prison de pénitents telle quenous l'a laissée saint Jean Climaque, après l’avoirvue de ses propres yeux, et j’espère que celaproduira deux effets. Le premier sera unsentiment de confusion en voyant combien leschrétiens de nos jours sont éloignés de ces grandsserviteurs de Dieu dont la pénitence y est écrite.Le second, sera un désir de les imiter au moins enquelque partie, si minime qu'elle soit, dansl’exercice de cette vertu. Vidi, dit saint JeanClimaque, quosdam ex illis innocentibus reis totas

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noctes, usque ad mane sub diu immotis pedibus stantes, eimiserabiliter cum somno et natura luctantes, vique hujuspœnæ fractos, dum nullam sibi penitus quietemindulgerent, immo seipsos graviter objurgarent, et conviciissemper, et contumeliis excitarent ; alios cœlum intuentes, etillinc opem cum lacrymabili voce plerumque implorantes ;alios item, qui in precibus perseverabant, manus post tergasceleratorum ritu revincti, vultus alto mœrore, confusoshumi defigebant, ut qui se indignos judicarent, qui cœlumv

aspicerent, etc. Sedebant alii humi in pavimento supercineres, et saccum qui genibus vultum tegebant, frontibushumum ferientes. Alii assidue pectus tundebant ; animæsuæ statum primum vitamque pristinam, quam cumvirtute traduxerant, revocantes. Ex his ergo aliipavimentum lacrymis inundabant, alii lacrymarum fontedestituti seipsos diverberabant ; alii tanquam in funereanimas suas lamentabantur : nec magnitudinem dolorispectore poterant continere, et alii hujus modi. Le mêmeauteur continue ainsi : Videre erat in illis linguasardentes, et pro ritu canum ex ore promissas : alii in gravisolis æstu se cruciabant ; alii frigore se torquebant ; aliicum modicum quid aquæ [38] libassent, desierunt,tantum ut ne siti necarentur ; alii, cum panem gustassentdumtaxat, illum rursus procul a se rejiciebant, se indignosdictitantes qui cibum humanum sumerent, qui bestiarumopera exercuissent, etc. Erat enim videre in illis genua,quæ ex assidua geniculationum consuetudine callumobduxerant ; oculos exesos, et debiles, aliosque in sinuscapitis recedentes : genas habentes saucias, et ardoreferventium lacrymarum adustas, vultusque patientes, et

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emaciatas facies, nihil a mortuis, si conferres, differentes ;pectora plagarum ictibus liventia ; et ex crebris pugnorumverberibus cruenta sanguinis expectore rejecta sputa : Ubiillic lectus quieti positus ? ibi mundities, et adversusfrigora munimentum ? Il conclut par ces mots : Vidiet feliciores existimavi, qui post lapsum ita lugent, quamqui nunquam lapsi sunt et seipsos non sic deflent.

48. – Saint Jean Climaque, parlant donc deces moines pénitents, dit qu'il en vit plusieurs quise tenaient immobiles durant la nuit, en plein air,jusqu’au point du jour, luttant avec le sommeil etla nature qui demandait à se réparer, et s'excitantles uns les autres par des injures et des reprochesà se tenir fermes. Il en vit d’autrespresqu’entièrement inanimés par l’excès de leurslongues veilles ; d’autres tenaient les yeux élevésau ciel, demandant pardon à Dieu, en poussantdes gémissements et avec des cris entrecoupés delarmes ; d’autres, ayant les mains liées derrière ledos comme des criminels, tenaient la tête courbéeet les yeux baissés, dans une douloureuseconfusion, et s’estimant indignes de regarder leciel ; d’autres étaient assis par terre sur un lit decendres, tenant la tête entre les genoux etfrappant la terre de leur front ; d’autres sefrappaient continuellement la poitrine à coupsredoublés ; d’autres arrosaient le pavé de leurslarmes ; d’autres. ne pouvant trouver des larmes,se frappaient sans pitié ; d’autres, ne pouvantcontenir l’excès de la douleur dont leur cœur était

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navré, se livraient à des lamentationsaccompagnées d’abondantes larmes, comme on lefait ordinairement quand on déplore la perte deses amis ou de ses plus chers parents ; d’autres setorturaient, en s’exposant tantôt aux ardeursbrûlantes du soleil, tantôt aux rudes atteintes dufroid ; d’autres buvaient quelques gouttes d’eau, etpuis repoussaient le vase, car il leur suffisait de nepas mourir de soit ; d’autres prenaient unebouchée de pain et puis jetaient le reste, disantqu’ils n’étaient pas dignes de [39] toucher à lanourriture ordinaire des hommes, eux qui avaientagi comme des animaux sans raison. C’était(continue notre Saint) un spectacle singulièrementémouvant de voir certains de ces pénitents dontla langue était hors de la bouche comme cellesdes chiens altérés ; d’autres dont les genouxétaient devenus calleux, par suite de leursnombreuses génuflexions ; d’autres dont les jouesétaient brûlées et sillonnées par le continueldéluge de larmes qu’ils répandaient ; d’autres dontles yeux étaient horriblement cernés et enfoncésdans leurs cavités ; d’autres dont la poitrine étaitcouverte de plaies saignantes dont les coups lesavaient couverts ; d’autres avaient la bouchepleine de sang qui provenait des coups fréquentsdont ils avaient frappé leur poitrine. Tous avaientle visage pâle, la face décharnée, tellementqu’entre eux et les cadavres il y avait cette seuledifférence qu’ils respiraient encore. Il termine

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cette narration en disant qu’il regardait commeplus heureux ceux qui, après leur chute, serelevaient avec une pénitence si héroïque, queceux-là même qui, sans être jamais tombés, nes’adonnaient à aucun exercice de mortification.Qu’il se mette devant les yeux ces admirablesscènes de pénitence quiconque, pour dompter sachair et pour expier ses anciennes prévarications,appréhende de tenir en main une discipline, de seceindre les reins d’un cilice, de pratiquer un jeûnequi n’est pas de précepte, de priver ses yeux d’uneheure de sommeil ou de les mortifier par la vuede quelque objet désagréable, et qu’à l’aspectd’une pénitence si rigoureuse, il reste confondude son extrême délicatesse et de son excessivetiédeur.

CHAPITRE VI. ON Y EXPOSE CERTAINES RÈGLES DE DISCRÈTE MODÉRATION À L'ÉGARD DES MORTIFICATIONS DU SENS DU TOUCHER.

49. – Le lecteur voudra bien ne pas croirequ’en lui mettant sous les yeux un spectacle silugubre de pénitence, j’ai voulu prétendre qu’ildoit imiter de tels exemples, les yeux bandés, etfaire de son corps une immolation cruelle. Ilvoudra bien moins encore se persuader que jeveux ainsi engager les [40] directeurs à conseillerce genre de mortification à leurs pénitents. Je suissi éloigné d’avoir une telle pensée, que j’ai dit, enmême temps, au sujet de plusieurs de ces

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exemples, qu’ils étaient beaucoup plus faciles àadmirer qu’à imiter. Quand Dieu exige cespratiques si extraordinaires de quelques-uns deses serviteurs, il leur fait connaître sa volonté parcertaines impulsions particulières, et leur donnedes grâces surnaturelles pour s’y montrer fidèleset pour n’en éprouver aucun dommage corporelen vivant longuement, malgré d’aussi rudesaustérités, et même plus longuement que tantd’autres an milieu du luxe, des divertissements,des délices et d’une délicatesse ratinée. Cela est sivrai, qu’avec ces mortifications si extraordinaires,on a vu de ces grands pénitents dépasser lacentième année de leur vie ; tels sont les Paul, lesRomuald et d’autres. J'ai prétendu seulement faireavec mes lecteurs ce que fait un marchand avecles acheteurs qui viennent faire des emplettesdans son magasin. Ce commerçant leur ouvre sescases, leur montre ses étoffes d’or et d’argent, sessoieries si artistement tissues et brochées, et sesautres marchandises de prix, mais il ne prétendpas qu’ils lui achètent toutes les belles choses qu’ila étalées sous leurs yeux ; il veut uniquement parcette exhibition les mettre en mesure d’acquérirles objets dont ils peuvent avoir besoin. C’estainsi que j’ai étalé à leurs regards un grandnombre d’exemples de pénitence, dont plusieurssont extraordinaires et insolites, non pas pourqu’ils aient à les pratiquer tous sans exception,mais afin que ces exemples fournis par des Saints

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fassent naitre dans le cœur quelques désirs depénitence, mais seulement d’une pénitenceraisonnable, discrète et proportionnée aux forcesdu corps et de l’âme. C’est justement là ce dontmes lecteurs ont le plus grand besoin pourdompter ce sens rebelle dont nous parlons, afinqu’il ne sème pas des obstacles sous leurs pasdans le chemin de la perfection.

50. – Obsecro vos, dit l’Apôtre (Ad Rom., cap. 12,1) ut exhibeatis corpora vestra hostiam viventem, sanctam,Deo placentem. Je vous conjure, dit-il, d'offrir àDieu vos corps en sacrifice de mortification et depénitence, de telle manière qu’un sacrifice de cegenre soit saint et agréable à ses yeux. Mais afinqu’il en résulte l’effet dont il parle, l’Apôtreajoute : Rationabile obsequium vestrum. Il veut direque ce sacrifice expiatoire de mortification doitêtre raisonnable, accompli avec discrétion et sans[41] excès qui sont toujours condamnables ; et lesinterprètes expliquent ces paroles dans le mêmesens : Sit cum discretione, ne quid nimis. Théodoretremarque fort à propos, et comme je l’entendsmoi même, que saint Paul nous exhorte à offrir àDieu en sacrifice notre corps, non pas commeune victime morte, mais comme une hostievivante, hostiam viventem, parce qu’il ne veut pasque nous abattions et détruisions notre corps parla pénitence, mais bien que nous amortissions sesvices par ce moyen, que nous opposions unebarrière aux inclinations perverses des sens qui

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nous excitent au péché. Voici ses paroles :Hortatur ut nostra corpora fiant hostia, et appellathostiam viventem ; non enim jubet ut mactentur corpora,sed ut sint peccato mortua.

51. – Mais pour que cette pénitence soitpratiquée avec un sage et raisonnablediscernement, telle que l’apôtre en donne leconseil, elle doit avoir deux conditions, selon lesrègles que les SS. Pères ont prescrites pour lamettre en usage. Premièrement, elle doit mortifierle corps, sans nuire à la santé. Secondement, ellene doit pas être un obstacle aux occupations quitiennent à la position de la personne adonnée à lapratique de la mortification. En ce qui regarde lapremière de ses conditions, saint Basile parle très-clairement dans ses constitutions. Il dit qu’on doitse livrer à cette pénitence dans la juste mesure desforces du corps.In amplectenda a nobis continentia est,sous ce nom de continence le Docteur entendparler de la pénitence corporelle, ut eam cum viribuscorporis commetiamur. (Cap, 5). Il faut imiter ici ladiscrétion du chameau qui s’agenouille pourrecevoir sa charge, mais quand il sent qu’il a unecharge en proportion avec ses forces, il se relèveet refuse tout surcroît. Car, dit saint Bernard, ilfaut affliger le corps par la pénitence autant qu’ilpeut y suffire, afin qu’il ne se révolte pas contrel’esprit, mais il ne faut pas l’accabler et lesurcharger de telle manière qu’il ne puisse pass’exercer aux vertus intérieures qui sont d’une

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plus grande utilité. Affigendum est corpus aliquando,sed non conterendum, nam exercitatio corporalis admodicum quidem valet, et pietas ad omnia utilis est. (AdFratr. de Monte Dei). Saint Grégoire enseigne lamême doctrine en disant que dans l’usage de lamortification il convient d’user d’une modérationtelle qu’il n’en résulte pas la mort corporelle, maisseulement celle de ses passions déréglées, et il faitconcorder ces [42] paroles avec celles deTbéodoret : Sic necesse est ut arcem quisque continentiæteneat, quatenus non carnem, sed vitia carnis occidat.(Moral, lib. XXX, cap. 14).

52. – Saint Thomas explique cela avec saprofonde science théologique. Il établit fortrationnellement une différence entre les moyenset la fin, et il dit qu’on peut désirer la fin sansmettre aucune borne à ce désir, tandis que lesmoyens pour y arriver doivent se contenir dansde justes limites. C’est ainsi que le médecin appeléà soigner un malade lui souhaite la plus parfaitesanté dont on puisse jouir, mais ne lui prescrit paspour cela tous les remèdes possibles ; dans l’usagequ’il fait de ceux-ci, il procède avec prudence,puisque les médicaments sont les moyens et quela santé est la fin que se propose son art. Le grandDocteur, faisant ensuite application de cettesimilitude, lait observer que la fin ou le but de lavie spirituelle est l’amour de Dieu dans lequelconsiste toute l’essence de la perfection, tandisque les mortifications sont les moyens par

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lesquels on réprime la concupiscence, et onenlève les obstacles que nous opposait la chairpour nous unir à Dieu par les liens du saintamour. Nous pouvons donc avec rectitude etpiété aspirer sans limites à un amour plus parfaitpour Dieu, et il nous est totalement permis dedésirer de nous voir enflammés du feu de lacharité, comme les séraphins, tandis qu’il ne nousest pas licite de pratiquer sans mesure lesmortifications de la pénitence. Nous pouvonsseulement aspirer à pratiquer celles qui suffisentpour réprimer la fougue des passions, pourenchaîner les appétits déréglés des sens, mais nonpoint à franchir ces bornes en voulant altérernotre tempérament, accabler la nature et détruirela santé. Aliter est judicandum de fine ; aliter de his,quæsunt ad finem. Illud enim quod quæritur, tanquamfinis, absque mensura quærentium est ; in his autem quæsunt ad finem, est adhibenda mensura secundumproportionem ad finem ; sicut medicus, qui sanitatem, quæest finis ejus, faciat quantumcumque potest majorem ; sedadhibet medicinam, secundum quod convenit ad sanitatemfaciendum. Et si ergo considerandum, quod in spiritualivita dilectio Dei est sicut finis ; jejunia autem et vigiliæ, etalia exercitia corporalia non quæruntur tanquam finis :quia sicut dicitur (ad Romanos, 14) : Non est regnumDei esca et potus, sed adhibentur tanquam necessaria adfinem, primo ad domandas concupiscentias carnis,secundum illud Apostoli, [43] (I, ad Corinth., 9) :Castigo corpus meum, et in servitutem redigo... Et ideo

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hujus modi sunt adhibenda, cum quadam mensurarationis, ut scilicet concupiscentia dometur, et natura nonextinguatur juxta illud Apostoli (Rom., 12) : Exhibeatiscorpora vestra hostiam viventem... et postea subdit :Rationabile obsequium vestrum. (Quod lib. V, art. 18).Et en vérité, y a-t-il quelque part un voiturierassez peu sensé pour écraser d’une charge troplourde sa monture, à un tel point qu’ellesuccombe sous ce poids trop considérable etqu’elle reste estropiée au milieu du chemin sanspouvoir arriver au terme ? Existe-t-il un marinieraussi mal avisé qu’il charge de marchandises sabarque, à tel point qu’elle soit submergée avantd’arriver au port ? Pourquoi donc l’hommespirituel s’accablerait-il de tant de mortificationscorporelles qui n’aboutiraient qu’à le rendreinfirme et incapable de se livrer à une occupation,ce qui l’empêcherait de poursuivre sa marchedans le chemin de la perfection qu’il avait déjà siheureusement commencé de parcourir ?

53. – Le Docteur angélique va plus loin ets’avance jusqu’à soutenir que la macérationcorporelle, pratiquée sans une discrètemodération, ne peut plaire à Dieu, et il en donneune raison bien solide et bien juste. Il dit qu’afinque nos actes soient agréables à Dieu, ils doiventêtre le résultat de la vertu ; or on ne peut accorderun mérite de vertu à une pénitence que ne règlepas la discrétion ; il faut une pénitence qui, enmortifiant la chair et domptant la concupiscence,

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n’exténue pas le corps et n’en altère pas lesorganes. Moderatio proprii corporis, puta per vigilias etjejunia, non est Deo accepta, nisi in quantum est opusvirtutis. Quod quidem est, in quantum cum debitadiscretione, fit, ut scilicet concupiscentia refrenetur, etnatura non nimis gravetur. (2. 2 Qu. 83, art. 2. ad 3).La raison de ceci se trouve dans une comparaisontoute simple, c’est que la discrétion dans lapratique de la vertu est comme le sel dans lesviandes, c’est-à-dire que cette discrétion estl’assaisonnement de la vertu qui, par ce moyen,acquiert une saveur convenable et en devient ainsiagréable aux yeux de Dieu. Or comme un metsest insipide quand le sel ne s’y fait pas sentir, demême est insipide une vertu qui est privée dediscrétion et ne saurait jamais être pleinementagréable aux yeux de Dieu. Donc en mortifiantson corps sans modération et en le fatiguant pourl’exténuer, c’est s’exposer à souffrir pour ne riengagner. [44]

54. – La deuxième condition de la pénitencepour qu’elle soit discrète et méritoire, c’est qu’ellene soit pas un obstacle aux occupationsintérieures et extérieures auxquelles chacun estobligé de se livrer dans la position où laProvidence l'a placé. Il n’est personne qui n’ait àremplir une tâche qui occupe son existence. Il enest qui vaquent à l’oraison, d’autres à l’étude,d’autres sont chargés de prêcher, d’enseigner,d’autres de confesser. Plusieurs sont livrés aux

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travaux manuels, d’autres à ceux du ménage, dutrafic, des arts mécaniques, du barreau, desfonctions publiques. Or, il arrive souvent, ditsaint Grégoire, que certaines personnes, voulantpar une ferveur indiscrète éteindre l’incendie despassions et les révoltes de la chair, se livrent à unepénitence excessive qui affaiblit leur corps, lerend incapable de remplir les devoirs qui lui sontpropres ou du moins qui diminue plus ou moinsleur aptitude à l’accomplissement de ces devoirs.Ces personnes ne réfléchissent pas que si leurcorps est l’ennemi de leur sanctification en lesexcitant au péché, il est néanmoins en mêmetemps le compagnon inséparable de. leurs bonnesœuvres et que sans lui elles ne pourraient yvaquer. Elles ne songent pas que leur corps, toutméprisable qu’il est et digne de haine, commeétant l’ennemi de leur perfection, méritenéanmoins aussi, d’autre part, d’être considéré,pour ainsi parler, comme un collègue et unconcitoyen qui leur est associé pour opérer lebien. Plerumque cum plus justo caro restringitur, etiamab exercitatione boni operis enervatur. ut adorationemquoque vel prædicationem non sufficiat, dum incentivavitiorum in se funditus suffocare festinat. Adjutoremquippe habemus intentionis internæ hunc hominem, quemexterius gestamus : et ipsi insunt motus lasciviæ, ipsieffectus suppetunt operationis bonæ. Sæpe vero dum in illohostem insequimur, etiam civem, quem diligimus,trucidamus. (Moral lib. XXX, cap. 14).

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55. – Celui qui agit de la sorte, dit le Docteurangélique, ne saurait être exempt de péché, parceque si chacun est obligé de remplir les obligationsde son état, il est par cela même tenu de ne pas serendre impropre à l’exercice de ses devoirs. Etcertes, dit ce Docteur, il se rendrait bien coupableun prédicateur qui, par des mortificationsimmodérées, se réduirait à un tel état de faiblessequ'il serait incapable d’annoncer au peuple laparole de Dieu ; il serait pareillement coupable undocteur qui, [45] par l’austérité de sa vie, mettraitsou corps dans un tel état de débilité qu’il nepourrait ni se livrer à l’étude ni enseigner sesdisciples. On peut raisonner de même sur tous lesautres devoirs de la vie humaine. Si vero aliquis intantum vires natures debilitaret per jejunia et vigilias, etalia hujus modi, ut non sufficiat debita opera exequi, putaprædicator prædicare, doctor docere, cantor cantare, et sicde aliis, absque dubio peccat ; sicut peccat vir, qui nimiaabstinentia se impotentem redderet ad debitum uxorireddendum. Unde Hieronymus dicit : De rapinaholocaustum offert, qui vel ciborum nimia egestate, velsomni penuria immoderate corpus affligit (Quod lib. V.art. 15).

56. – Saint Bernard lui-même ne justifiait pasles excès de sa fervente pénitence qu’il regardaitcomme coupables, parce qu’il s’y était ruiné lasanté et qu’il ne pouvait plus accomplir lesobservances de la communauté ; et saint Thomasen fait l’observation (Loco citato). S. Bernardus

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confitebatur se peccasse in hoc, quod nimis corpus suumjejunio, et vigiliis debilitasset. Les cilices, les veilles, lesjeûnes extrêmement rigoureux que pratiquait cegrand Saint avaient tellement affaibli son estomacqu’il ne pouvait plus digérer, et la masse de seshumeurs en avait été altérée à tel point que,durant les offices du chœur, il rejetait par labouche des flegmes continuels qui inspiraient dudégoût aux autres moines. Dès le commencementil avait eu le soin de remédier à cet inconvénienten plaçant auprès de lui un crachoir pour s’ydécharger de cette pituite nauséabonde ; maiscomme, malgré cette précaution, il ne cessait pasd’incommoder ses voisins, il prit la résolution dene plus paraître au chœur pour épargner auxautres moines la vue de ces expectorations. Par lemême motif, il se vit contraint à renoncer àd’autres charges et devoirs de la vie decommunauté. Ce Saint, reconnaissant qu’une telleincapacité de se livrer aux exercices propres à sonétat, provenait de la ferveur immodérée de sesmortifications, il s’accusait de cette indiscrétiondans ses pratiques de pénitence, comme d’unsacrilège et c’est ainsi qu’il la nommait. C’est ceque rapporte l’auteur de sa vie qui ne peutl’excuser en cette circonstance, puisque le Saints’accusait lui-même : Et si nimietate forsitan excessit(quid eum excusare nitimur, in quo non confundituraccusare seipsum !) quod servituti Dei, et fratrum suorumabstulerit corpus suum, dum [46] indiscreto fervore

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imbecille illud reddiderit, et pene inutile (In Vita S. Bern.lib. I, cap. 8. )

57. – Pour compléter la doctrine qui vientd'être exposée, il tant observer avec le même saintBernard qui avait puisé sa prudente discrétiondans ses torts antérieurs, que le démon lui-mêmeinspire assez fréquemment aux personnes pieusescette ferveur excessive, surtout si elles ne sontqu'au début de la vie spirituelle. Le. démon lesexcite à prolonger leurs veilles, à multiplier leursjeûnes, à mettre en œuvre sans mesure les ciliceset les disciplines, à se livrer à des exercicesimmodérés, afin de les affaiblir et les rendreincapables de remplir les devoirs de leur état.Quoties suggessit Satanas anticipare vigilias ! Quotiesproduci jejunia, ut divinis obsequiis eo, inutilem redderet,quo imbecillem... ! Quoties ad opus manuum plus quamopus fuerat incitavit, et fractum viribus, ceteris regularibusexercitiis invalidum reddidit ! (Serm. in Cant. 33).L'ennemi mortel de notre salut use profondémentde ces moyens, parce qu'il sait qu'en entreprenantdes œuvres pénibles et au-dessus des forces de lanature, les personnes pieuses finissent par sedégoûter et s'aperçoivent qu’elles ne peuvent pasvenir à bout de supporter des exercices aussifatigants ; elles s'en laissent rebuter et finissentpar les abandonner. Encore même, quand celan'arrive pas, ces personnes perdent peu à peu lasanté ou du moins y portent de notables atteintes,et en ce cas exclusivement occupées de leur

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rétablissement et du recouvrement de leursforces, elles négligent tout-à-fait leurs exercicesspirituels, se laissent aller aux recherches délicates,aux délices, à la mollesse. C’est ce que nous faitprincipalement observer saint Bernard (Loco cit.).Experti estis quomodo quidam, qui antea inhiberi nonpoterant (ita in spiritu vehementi ferebantur ad omnia)cum spiritu cœperint, nunc carne consummentur ; quamturpe nunc inire fœdus cum suis corporibus, quibus crudeleante indixerunt bellum. Votre expérience a pu vousapprendre, dit le Saint à ses moines, commentplusieurs de ceux qu’un ne pouvait placer sous lejoug de la modération, tant ils étaient ardents às’adonner aux macérations les plus dures, sont,par la suite, devenus imparfaits et charnels, etcombien ils ont contracté une alliance toutematérielle avec ce même corps auquel ils avaientauparavant déclaré une guerre [47] implacable. Ilest donc toujours plus expédient et préférable, ditsaint Basile, de conserver sa vigueur corporellepour le service de Dieu, que de l’énerver ; il estmieux de maintenir son corps dans un état qui luirende facile l’accomplissement de ses obligations,que de le rendre débile par une macération que nerègle pas la prudence. Et honestius, et utilius esseconformando corpori suggerere, quam adimere, vires ;idque strenuum reddere obeundæ bonæ actioni, quamultronea quapiam maceratione exoletum. (Const. Mon. c.5).

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58. – Le lecteur, et principalement le directeurdes âmes, doit donc comprendre combien il estnécessaire de garder un juste milieu dans lesexercices de pénitence pour s’attirer les regardsbienveillants de Dieu, pour les rendre méritoireset afin que ces exercices soient pour les personnesspirituelles un aiguillon pour aller en avant dans lavoie de la perfection et non point pour qu’elles ytrouvent une pierre d’achoppement. D’un côté, lapénitence est nécessaire pour dompter le sens dutoucher qui rend la chair esclave de laconcupiscence, qui la révolte contre la raison et ladétourne de l’exercice de toutes les vertus. Maisde l’autre côté, il est indispensable que cettepénitence se maintienne dans les bornes de ladiscrétion et soit de telle nature qu’il n’en résulteaucun dommage pour la santé corporelle, etn’affaiblisse pas les forces au point de mettre dansl’impossibilité de remplir les devoirs de son étatd’une manière exacte. En somme, la pénitencedoit se borner à mortifier le corps, mais elle nedoit pas l’immoler, ôter au corps l’excès de safougue, mais non pas l’ardeur de se livrer auxœuvres qui entrent dans la catégorie de sesdevoirs, et qu’il doit accomplir avec rectitude.Que devrons-nous donc faire pour nousrenfermer dans ces limites d’une sage modération,de telle manière qu’une excessive condescendancene nous fasse pas aimer outre mesure notre corps,et que trop de rigueur à son égard ne nous fasse

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pas tomber dans une indiscrète ferveur ? Levoici : Chacun doit régler sa conduite d’aprèsl’avis de son père spirituel, et ne pratiquer aucunemortification sans lui avoir demandé conseil.Telle est la règle que les Saints ont établie, et c’estla plus sûre, pour ne pas tomber dans l’erreur enmatière si délicate. Si sit, dit Cassien (Coll. 2, cap.10), qui necessario, vel jejunio, vel vigilia, vel alia quavisre opus esse arbitretur : rationem is, quare id sic æstimet,iis aperito, quibus credita est communis [48] disciplinæprocuratio ; et quod illi statuerint, id observato. Siquelqu’un, dit ce grand maître de la vie spirituelle,juge qu’il a besoin, pour l’avantage de son salut,de quelques jeûnes plus rigoureux, ou de pluslongues veilles, ou bien d’autres mortificationscorporelles, il exposera à ses supérieurs le motifqui le détermine à désirer de semblablesmacérations, et il devra exécuter en toute humilitéce qui sera décidé.

59. – Saint Bernard, dans le discours qu’il fitpour honorer la mémoire du jeune saintHumbert, fait de lui tout l’éloge que méritait savie si éminemment fervente, mais il ne jugea pas àpropos de le louer sur son extrême abstinencedans l’exercice de laquelle il n’avait pas suivi lesconseils de son saint abbé : Quia si quid triste sentit,quod minus nobii consensit de necessitate corporis. SaintJérôme, dans la vie de sainte Paule, fait milleéloges de ses grandes et héroïques vertus, mais iln’approuve pas une certaine obstination à ne pas

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accepter les conseils qui lui étaient donnés sur sesaustérités qu’elle avait voulu toujours continuer.Cette Sainte éprouva une fièvre mortelle dont ellese releva pourtant, mais les médecins jugèrentqu’elle devait mêler un peu de vin à l’eau dont ellefaisait sa boisson ordinaire. C’était pour lapréserver du danger de devenir hydropique, carelle était fortement menacée de ce mal. Elle nevoulut pas cependant écouter les médecins, nisaint Jérôme, ni l’évêque Epiphane, et n’apportaaucun adoucissement à son austérité accoutumée.Fateor, in hac re, pertinacior fuit, ut sibi non parceret, etnulli cederet admonenti, et un peu après, le mêmeSaint continue : Hæc refero, non quod inconsideranteret ultra vires sumpta opera probem. L’homme spiritueldoit donc faire part à son directeur de toutes lesmortifications dont il éprouve l’inspiration pourmortifier son corps, et il doit se régler pourl’exécution sur les conseils qui lui seront donnés.Il procédera ainsi avec droiture et à l’abri de toutdanger de se tromper dans les macérations qu’ils’imposera. Puis il recevra de Dieu la récompensede ces œuvres de pénitence qu’il aura accomplies,et puis encore des œuvres qu’il aura omises, par leconseil de son directeur, mais que pourtant ilavait le désir d’accomplir. [49]

CHAPITRE VII. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

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60. – PREMIER AVERTISSEMENT. Que ledirecteur se montre plein de prudence, enaccordant à ses disciples les pénitences afflictivesdes sens, mais aussi qu'il ne s'en déclare pasl'adversaire. Je dis ceci, car j’ai rencontréquelquefois des directeurs qui me semblaient seprononcer très-fort contre ces sortes despénitences. Dans un couvent de religieuses où lesrègles n'imposaient pas de pénitences bienaustères, à tel point qu'il ne fut pas possible de lespousser un peu plus loin, j’ai rencontré unconfesseur qui ne permettait à ses pénitentesaucune sorte de mortification corporelle. Cesreligieuses en étaient venues à ne plus rien luidemander, car elles n'ignoraient pas qu'on leurrefuserait tout ce qu'elles pourraient désirer sur cepoint. Je ne saurais m'expliquer pourquoi undirecteur peut, avec raison, éloigner les âmes qu'ilconduit d'un moyen de perfection si utile, qui aété mis en pratique par les Saints, et les priver detout le bien spirituel qui en résulte ordinairement,surtout quand ses pénitentes sont encore à lafleur de l'âge, et qu’à cause de leur pétulancenaturelle et de. la fougue de leurs esprits vitaux,elles ont un très-grand besoin d'un tel remède.Ces directeurs vous disent qu'ils agissent ainsipour ménager la santé. Je les loue sous ce rapport,mais cela prouve seulement qu'on doit refuser cesmortifications à celles qui sont faibles et délicatesde tempérament. Il n'en résulte point, par

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conséquent, qu'on doive refuser cette permission,toujours d'une manière prudente et discrète, àcelles qui jouissent d’une bonne santé. Cesdirecteurs prétendent que les mortificationscorporelles sont un obstacle aux vertus intérieureset à l'observance des règles ; et dans cetteobservance ils font consister toute la substance dela perfection religieuse, et qu'il leur importe peuque leurs pénitentes se livrent à ces pratiquesextérieures de mortification, sans lesquelles unereligieuse peut très-bien devenir sainte. Jeconviens que la perfection chrétienne et celle desreligieux ou religieuses d'une communauté,dépend principalement des vertus intérieures. Ilne faut pourtant pas prendre le change, car [50]pour arriver à cette perfection il faut, de toutenécessité, mortifier la chair et les sens extérieurs,puisque si le corps est insoumis, l’esprit ne pourrapas le dominer, et la personne spirituelle nepourra point pratiquer en paix les vertus dont ledirecteur fait avec raison le plus grand cas. Celaest d’autant mieux fondé, que par le moyen desafflictions corporelles on obtient de Dieu desgrâces abondantes et des secours efficaces pourpratiquer ces mêmes vertus intérieures, qui sontd’une si haute importance. Enfin, le directeur doitse rappeler ce que dit saint Grégoire de Nazianze,que le soin minutieux dont on use envers le corpsn’est autre chose que fournir un aliment au feuqui consume, que c’est tout simplement nourrir

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un animal indompté, pour le rendre encore plusfougueux et récalcitrant avec plus de violencecontre l’esprit, et qui, si on le ramène en arrière,n’en est que plus facile à céder. Sufficit corporimalitia sua. Quid flammæ ampliori materia opus est, autbelluæ copiosiori alimento, ut efferatior et violentiorreddatur ? (Orat. 44). Si le directeur désire doncvoir dans ses pénitents s’animer de plus en plusl’ardeur spirituelle, il ne doit pas s’opposer àcertaines mortifications modérées quicompriment la fougue de leur tempérament tropindocile.

61. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Pour quele directeur, en assignant des pénitencesafflictives, ne dépasse pas les bornes de lamodération que nous avons tracées dans leschapitres précédents, il doit considérer deuxchoses : d’abord, la qualité des personnes, ensuitela nature et la mesure des pénitences qu'il leurprescrit. Pour ce qui est des personnes, il est biencertain que celles qui sont encore dans un âgetendre, et que les vieillards qui sont plus ou moinsau déclin de l’âge, sont peu susceptibles depratiquer des pénitences afflictives, car cespersonnes doivent raffermir plutôt que débiliterleurs forces. Ces pénitences doivent êtreaccordées aux jeunes gens des deux sexes, commeun remède opportun à l’excès de la vivacité deleur caractère et de la chaleur de leur sang. À cespersonnes, ces pénitences doivent être accordées

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selon une plus grande extension qu’à celles quisont mariées. Le directeur doit se rappeler ici lesparoles déjà plus liant citées de saint Thomas, auchapitre 6, (num. 55), où il parle des personnesmariées. À l’égard des personnes qui vivent dansles communautés religieuses, le directeur devramontrer une plus grande facilité, [51] parce quecomme celles-ci sont plus obligées que d’autres àla perfection, elles sont, pour cette raison, tenuesd’employer les moyens qui y conduisent avec plusd’efficacité. À l’égard de toutes sortes depersonnes, le directeur doit tenir compte de leurcomplexion et de leur vigueur corporelle, et selonla force plus ou moins grande de leurtempérament, il doit se montrer plus ou moinsporté à leur accorder des macérations corporelles.

62. – En ce qui est de la nature de cespénitences afflictives, j’estime que l’emploi del’instrument de la discipline, appliqué avec unejuste modération, ne saurait être nuisible à lasanté, car la souffrance qu’on éprouve n’affecteque la surface de la peau et ne se fait plus sentirdès qu’on a cessé. Ce genre de pénitence estencore moins capable de nuire à la santé si on nefrappe point le dos, mais toute autre partie pluséloignée de la poitrine, parce que, en agissantainsi, il se fait une dissipation moindre des espritsanimaux nécessaires à la digestion des aliments.D’autre part, c’est une pénitence très-utile pourmortifier la chair par la sensation douloureuse

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qu’on éprouve, car c’est une opposition directe àla convoitise des plaisirs dont la chair est si avide,et en même temps elle est d’un très-grand secourspour ranimer la dévotion, comme je me plais à lerépéter avec saint François de Sales. C’estpourquoi le directeur peut se montrer plus facile àaccorder ce genre de pénitence. Je n’entends pascependant qu’il accorde aisément la permissiond’user de la discipline jusqu’au sang, je dis aucontraire qu’il doit se montrer difficile à enaccorder le fréquent exercice, et cela pour deuxmotifs : le premier, c’est que sans l’effusion dusang, qui rarement n’est pas nuisible à la santé, onpeut parvenir à se mortifier corporellement ; lesecond, pour éviter un sentiment de vanité dontcertaines personnes se laissent dominer, et qui à lasuite d’une flagellation jusqu’au sang, s’imaginentavoir fait quelque chose d’extraordinaire et sefigurent, pour ainsi dire, qu’elles ont touché le cielavec le doigt.

63. – Le cilice de fer qu’on nomme chaînette(en ital. catenella ) est ordinairement moins nuisibleque celui fait de poils, comme je l’ai déjà dit,parce que ce genre de cilice, en enlevant àl’estomac sa chaleur, affaiblit cet organe ; c’estpourquoi le directeur doit préférer à celui-ci lepremier, mais il ne doit pas permettre auxpersonnes d’une complexion faible de le porter[52] autour des reins ; il suffît qu'elles le portentautour des bras ou ailleurs. Pour ce qui regarde la

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longueur du temps ou la fréquence de cet usage,le directeur devra se régler sur la mesure desforces corporelles et sur la ferveur spirituelle deses pénitents. Il devra pourtant ne pas permettrequ’on porte le cilice pendant la nuit, pour ne pastroubler le sommeil, ni après les repas, afin de nepas nuire à la digestion des aliments. Le temps leplus opportun est celui du matin, pendant uncertain espace de temps, selon le tempérament dela personne.

64. – On peut accorder aux personnesrobustes la permission de dormir sur la planchedure, et si leur santé n'était pas assez forte, leuraccorder celle de reposer sur la paille ou de touteautre manière incommode. Encore faut-il ici avoirégard à la qualité des forces naturelles, ausommeil plus ou moins profond, plus ou moinsfacile qu'on peut prendre avec ces sortes demacérations. Il devra prendre soin qu'en dormantde cette manière les pénitents soient biencouverts, afin que la transpiration du corps n’aitpoint à en souffrir. Le directeur devra détendre dedormir sur la terre nue, parce que la froideur etl'humidité du sol peuvent nuire considérablementà la santé. Pour ce qui est des veilles, le directeurprendra de sages précautions, puisquel'expérience prouve que les personnes qui passentla nuit entière dans la veille, sont peu propres às’acquitter de leur travail journalier. Il est bien vraique plusieurs Saints passaient les nuits, sans

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fermer un instant les yeux, ou bien en n’accordantau sommeil que de très-courts instants, ainsiqu’on l’a vu dans le chapitre quatrième, mais celan'avait lieu que par une inspiration extraordinairede Dieu, qui, en en exigeant d'eux ces rudesaustérités, soutenait leur existence par d’autresmoyens que ceux du repos nocturne. On doit enoutre observer que Dieu donnait à ces Saints unecompensation du sommeil dont ils se privaientpar ces veilles, car il les tenait ordinairement toutela nuit dans un état de sublimes contemplationsqui, inondant leur âme des plus pures délices,contribuaient à réconforter leur corps et à lescontenir pour ne pas succomber abattus sous lepoids de ces austérités excessives. Mais ceux quine reçoivent pas de Dieu des faveurs de ce genreet ne peuvent se promettre des assistances aussipuissantes, doivent se contenter de donner à leurcorps, un repos suffisant, afin qu’en se rendantdispos aux occupations de la journée, le [53]corps puisse seconder les opérations de l’âme. Ilsuffit donc qu'on se mortifie par la soustractionde quelques moments de sommeil, ou pour diremieux, qu’on se prive du superflu de ce sommeilqui n’est point du tout nécessaire à l’existence etau travail auquel on doit se livrer, mais qui n’ad’autre but que de satisfaire les sens qui sontdésireux d’un plus long repos. En outre, cespersonnes doivent protester devant Dieu que cerepos limité et raisonnable qu’elles accordent à la

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nature, n’est pas goûté pour satisfaire lasensualité, mais seulement pour se conformer à sasainte volonté, qui l’exige d’elles, et pour serendre capables d’accomplir tout ce qui tient àson service. Je ne parle pas ici du jeûne, que jeréserve pour l’article suivant.

65. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. Les règlesqu'on vient d’établir concernent la directionordinaire des âmes, mais elles souffrent desexceptions dans les cas extraordinaires quipeuvent se rencontrer. Dans tous les siècles, Dieua voulu qu’il y eût dans son Église des personnesqui se distinguassent par la rigueur d’unepénitence extraordinaire ; il a voulu, en d’autrestermes, qu’elles se sanctifiassent par desmacérations qui surpassent les forces humaines,comme l’histoire ecclésiastique nous l’apprend etcomme nous en lisons le récit dans une multitudede monuments traditionnels. Il ne paraît pasvraisemblable que de nos jours encore on nerencontre pas des âmes que Dieu veut conduire àla perfection par ces voies peu fréquentées. Sidonc une de ces personnes venait se jeter auxpieds d’un directeur, il ne serait certainement paslibre de les détourner de cette voie par laquelleDieu les appelle à la perfection, puisque, commenous l’avons dit ailleurs, nous ne sommes pas,rigoureusement parlant, les guides des âmes, c’estDieu seul qui a ce droit. Nous sommesuniquement les ministres de cette direction

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souveraine dont nous devons suivre exactementles impulsions, afin que nos pénitents s’yconforment avec une constante fidélité.

66. – Mais, dira un directeur, c’est là queréside toute la difficulté. Il s’agit de connaître lavolonté de Dieu sur un point qui, d’une part, sortdes limites ordinaires, et de l’autre, présente ungrand danger de se méprendre, car on peut seplacer dans le cas de porter un préjudice notable àla santé du corps, et mettre des obstacles auxprogrès spirituels. Quoiqu’il en soit, le directeurne doit pas s’abandonner au découragement,parce [54] qu’en se laissant guider par la prudenceet par les lumières de la discrétion dont il devratoujours demander à Dieu l’aide propice, ilparviendra à connaître avec une certitude moralece que Dieu demande de lui en ces occurrences.Je lui propose deux règles de conduite : Lapremière, c’est d’examiner avec un grand soin si lapersonne reçoit souvent de fortes et véhémentesinspirations qui la portent à l’exercice de grandesaustérités ; mais cela ne suffit pas, car le démonpeut se transformer en ange de lumière et exciterde grands désirs de pénitence, afin d’accabler lecorps et de rendre l’esprit impropre à toutes lesœuvres de perfection. Il convient donc, en secondlieu, de sonder, pour ainsi parler, le gué, un piedaprès l’autre, et en accordant à ce pénitent pleinde ferveur certaines mortifications considérables,d’observer de quelle manière ce pénitent supporte

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le poids de ces macérations. S’il reconnaît que,sous cette charge, la santé n’éprouve aucundommage, mais se maintient dans sa vigueur,comme cela arriva à ces trois jeunes hommes deBabylone, qui, en se nourrissant de légumes et neprenant d’autre boisson que de l’eau pure,acquirent plus d’embonpoint, de vigueur etd’énergie que ceux qui mangeaient à la table duroi, et principalement si le directeur s’aperçoitqu’en ne se livrant pas à ces austérités, sonpénitent contracte, comme il arrive quelquefois,certaines infirmités ou quelques indispositionscorporelles, ce sera un signe que Dieu veutconduire cette personne par les voies de lamacération. Dieu, en effet, manifeste ainsi savolonté par des inspirations intérieures d'abord, etpuis ensuite autorise ces pénitencesextraordinaires par le concours spécial qu’il yprête, ainsi que par sa direction providentielle,afin que cette personne ne succombe pas sons celourd fardeau. Si ensuite Dieu faisait connaître savolonté par des voies miraculeuses, comme on levoit par l’exemple de sainte Madeleine de Pazzi,que Dieu voulait voir marcher pieds nus dans unmonastère où les autres religieuses étaientchaussées, et qui permettait que les pieds de cettesainte s’enflassent chaque lois qu’elle voulait seservir de chaussures, et qu’ils se désenflassentquand elle n’en usait pas ; comme il arriva encoreà la vénérable sœur Véronique, de la ville de

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Castello, de laquelle Dieu exigea que toute sanourriture ne fût que du pain et de l’eau, et quirejetait de son estomac tout autre aliment que lepain et l’eau ; si Dieu, dis-je, manifeste ainsi savolonté, le directeur [55] pourra, en ce cas, agiravec plus de sécurité et se montrer facile àconcéder à ses pénitents la faculté de se livrer àdes mortifica tinus auxquelles un mouvementintérieur du Saint- Esprit porte ces âmes. Il neleur permettra pas cependant, même en pareil cas,de pratiquer des mortifications selon leur gré etavant d’en avoir obtenu la permission, afin quel’esprit soit aussi bien soumis que le corps, et si,par la suite, le directeur reconnait dans sespénitents quelque relâchement ou quelqueatteinte à leur tempérament, il leur retirera lapermission accordée, afin que le mal n’augmentepas au point de les rendre incapables de remplirles devoirs de la vie spirituelle.

67. – QUATRIÈME AVERTISSEMENT. – Ledirecteur doit avoir surtout un grand soin que cesmortifications soient pratiquées avec un espritintérieur, sans cette disposition elles affligeraientbeaucoup le corps et seraient d’un faible secourspour l’âme ; et si on les pratiquait par vanité, aveccomplaisance et une estime déréglée de soi-même, elles seraient plus pernicieuses qu’utiles.Les Flagellants, dont j'ai parlé, se fouettaient deuxfois par jour jusqu'au sang, et malgré cetteexcessive rigueur qu’ils exerçaient sur eux-mêmes,

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c’étaient des scélérats, infectés de mille erreurs etcoupables des plus criminels excès. On voit aussichez les Turcs et chez les idolâtres indiensbeaucoup d’hommes pénitents qui vivent dans laplus grande austérité, et ce sont cependant deshommes pervers, parce que leur pénitence neprovient point d’une source pure. Que ledirecteur s’attache donc à ce que ses pénitentspratiquent des mortifications corporelles avec desintentions droites de componction et d’humilité,pour qu’il en résulte un grand profit spirituel etque Dieu daigne les regarder d’un œil favorable.Quant à la droiture d’intention, le pénitent ne doitse proposer d’autre fin que celle de soumettre lachair à l’esprit, de satisfaire à Dieu pour sespéchés, de plaire à Dieu, et d’en obtenir dessecours pour se corriger de ses imperfections etpour acquérir de solides vertus. Quant à lacomponction, avant de pratiquer la pénitence, ildoit se remettre sous les yeux les péchés présentset passés, en concevoir un vif regret et s’exciter àun véritable désir d’en payer à Dieu la dette parquelque mortification. Pour ce qui regardel’humilité, il doit unir les macérations de sa chairaux souffrances du divin Rédempteur et àl’effusion de son très-précieux sang, en sepersuadant [56] profondément que sa pénitencen’a par elle-même aucun mérite, mais qu’elle tiretout son prix des mérites infinis de Jésus-Christ,et qu’à son Dieu crucifié il doit en rapporter toute

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la gloire. C’est ainsi que les personnes pénitentesferont à Dieu un sacrifice parfait de leur corps surl’autel de la mortification des sens.

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ARTICLE II.

Obstacles qu’oppose à la perfection le sens du gout, etremèdes contre ces empêchements.

CHAPITRE I. ON Y EXPLIQUE EN QUOI CONSISTE LE SENS DU GOUT ET COMMENT IL S’ALLIE À LA GOURMANDISE ; DE COMBIEN DE MANIÈRES CE VICE NOUS FAIT TOMBER DANS LE PÉCHÉ ET PAR CONSÉQUENT RETARDE LA PERFECTION.

68. Par le sens du goût on distingue la saveurdes aliments et de la boisson, et, selon laremarque d’Aristote, le goût nous lait repousserce qui est nuisible et rechercher ce qui estsalutaire. Gustus salutarem cibum a pestifero itadiscernit, ut insuave et ingratum fugiat ; salutaregratumque appetat. (Lib. sens.). Ainsi, toutel’inclination du goût se dirige vers le plaisir queprocurent la nourriture et la boisson ; c’est unattrait tout animal, puisqu’il nous est communavec les êtres privés de raison. Ce sens, comme ledit Aristote, a son siège sur la langue, et enquelques animaux privés de langue le goût résideen quelque organe propre à cette sensation.Organum gustus. sive ipsius instrumentum est lingua, autquidquid linguæ proportione respondens in his qui linguacarent. Il s'ensuit que, quoique le sens du goût nesuit pas proprement le vice de la gourmandise.celui- ci doit exister dans l’appétit sensitif. Quoiqu’il en soit, le goût est intimement lié avec ce

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vice, le fomente, le nourrit, et se trouve ainsil’unique but de ses inclini’ions déréglées et de ses[57] mouvements désordonnés, puisque, commedit saint Thomas, le vice de la gourmandiseconsiste dans une convoitise immodérée pour leplaisir que procurent la nourriture et la boisson, etce plaisir est le seul objet que le sens du goûtconsidère comme sa fin. Gula proprie consistit circaimmoderatam delectationem quæ est in cibis, et potibus.(2, 2, Quæst. 188, art. 6). Puis donc que le sens dugoût est ce plaisir matériel qui alimente deuxsensations animales, savoir : Une qui est interne,en d'autres termes la gourmandise ; et une autreexterne, c'est-à-dire le goût, on arrive à mortifierl’une de ces sensations en lui soustrayant lanourriture, et, par une conséquence nécessaire, onmortifie l'autre en même temps. On satisfait doncaux exigences de l’une en lui concédant lesaliments qui la flattent, en même temps qu’onfavorise les inclinations de l'autre. Nous pouvonsdonc conclure de ces principes posés qu'il y atoute raison de les considérer séparément commedeux ennemis ligués contre l'œuvre de notreperfection et celle de notre salut éternel, s’ilsexercent une trop despotique tyrannie par leursinstincts pervers contre la raison qu'ils veulentsubjuguer.

69. – Saint Grégoire nous dit que le vice de lagourmandise nous fait la guerre de cinq manières,et que, par le même nombre d’attaques, il met

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obstacle aux progrès de notre perfection. (Moral.,lib. xxx, cap. 13). Quinque nos modis gulæ vitium tentat.Aliquando namque indigentiæ tempora prævenit.Aliquando vero tempus non prævenit, sed cibos lautioresquærit. Aliquando quælibet, quæ sumenda sint,præparari accuratius expetit. Aliquando autem etqualitati ciborum et tempori congruit ; sed in ipsaquantitate sumendi mensuram moderatae refectionisexcedit. Nonnunquam vero et abjectius est, quoddesiderat ; et tamen ipso æstu immensi desiderii deteriuspeccat. Le viee de la gourmandise nous fait laguerre, dit le Saint, quand pour la satisfaire nousdevançons le temps destiné à notre réfectioncorporelle ; ou bien, lorsqu'en ne devançant pasce temps, nous recherchons des mets délicats quipuissent flatter notre sensualité. D’autres fois,c’est quand, sans rechercher des viandes exquises,nous voulons que les mets ordinaires soientassaisonnés avec une délicatesse recherchée, afinde satisfaire notre goût. Quelquefois quand, sansexcéder la recherche de la qualité et même de ladélicatesse de l'assaisonnement, nous [58]excédons sur la quantité en mangeant des metscommuns au delà du nécessaire ; ou bien encorequand, en prenant des aliments très-communs, oumême grossiers, nous les mangeons avec tropd’avidité. Ce dernier défaut est pire que tous lesautres, car il est la preuve d’une inclination plusdéclarée à satisfaire le goût dont le palais est lesiège.

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70. – Le saint Docteur, après avoir énuméréles cinq inclinations de l’homme à satisfaire lesens du goût, et que saint Thomas nomme lescinq espèces du vice de la gourmandise (2, 2,Quæst. 148, art. 4), passe à la preuve de leurculpabilité respective, en citant des exemplespuisés dans nos livres saints. Pour ce qui regardel’anticipation du temps destiné à prendre desaliments, il cite la faute que commit Jonathas qui,en goûtant seulement un peu de miel sauvageavant que le jour n’eût fini de s’écouler, malgré lasévère défense qui avait été faite de ne prendreavant ce temps aucune nourriture, méritad’entendre sortir de la bouche de son père unesentence de mort : Mortis quippe sententiam patris oreJonathas meruit, quia in gustu mellis constitutum edenditempus antecessit. Contre la délicatesse des aliments,il cite la sensualité des Hébreux qui, dégoûtés dela manne, se mirent à regretter la nourriture del’Égypte, parce qu’ils la regardaient comme plusexquise, et c’est pour les punir que Dieu en fit unsi cruel massacre. Et ex Ægypto populus eductus incremo occubuit ; quia despecta manna, cibos carniumpetiit, quos lautiores putavit. En ce qui touche lasuperfluité des apprêts alimentaires, saintGrégoire rapporte l’exemple de la gloutonneriedes enfants du grand-prêtre Héli, qui voulaient sesaisir des viandes des sacrifices avant qu’ellesn’eussent été cuites, en violant ainsi l’anciennecoutume, pour avoir la faculté de les faire cuire et

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de les apprêter avec recherche. C’est ce qui leurattira de sévères châtiments de la part de Dieu,ainsi qu’à leur père. Et prima filiorum Heli culpasuborta est, quod ex eorum voto sacerdotis puer, nonantiquo more coctas vellet de sacrificio carnes accipere ; sedcrudas quæreret, quas accuratius exhiberet. Contrel’intempérance qui se commet par l’excès de lanourriture, il nous met sons les yeux ce que nousdit le prophète Ézéchiel, qui nous faitsuffisamment entendre que la ruine de Sodomeeut pour principale cause l’abandon à lagloutonnerie excessive dont se rendirentcoupables les habitants. Et cum ad Hierusalemdicitur :hæc fuit [59] iniquitas Sodomæ sororis tuæ,superbia, saturitas panis et abundantia, aperte ostenditur,quod idcirco salutem perdidit, quia non superbiæ vitiomensuram moderatæ refectionis excessit. Quant àl’avidité de manger des aliments, même vils etgrossiers, il rapporte le trait d’Ésaü, dont l’enviegloutonne de manger un plat de lentilles pouraussi copieux qu’il était, lui attira le reproche bienclairement formulé d’avoir vendu son droitd’aînesse pour une nourriture si commune. Lesregrets dont cette avidité furent pour lui la source,le prouvent incontestablement et sont connus detout le monde. Et primogenitorum gloriam Esauamisit, quia magno æstu desiderii vilem cibum, scilicetlenticulum concupivit, quam dum venditis etiamprimogenitis prætulit, quo in illam appetitu anhelaret,indicavit.

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71. – On doit, à ce sujet, observerattentivement que toute la sensualité animale deces cinq vices de la gourmandise se réduit ensomme à la recherche des voluptés qui flattent lesentiment du goût dont nous parlons en cemoment, et au désir de se procurer desdélectations dont il est le loyer. Le lecteur doitréfléchir sur chacune de ces espèces du vicecapital de la gourmandise, s’il veut se convaincrede la vérité. Pourquoi y a-t-il une imperfection àprévenir l’heure des repas quotidiens ? Cela nepeut naître que de l’impatience de satisfaire lesens du goût. Pourquoi y a-t-il quelque chose devicieux à rechercher des viandes délicates et desassaisonnements exquis ? Ce ne peut être quepour causer à la langue une délectation. Pourquoiest-ce un mal de manger avec avidité ? Ce nesaurait être que pour satisfaire le sens du goût.Cela est aussi certain que si l’on disait le contraire,c’est-à-dire que manger et boire avec satiété etpour le seul plaisir n’est pas un péché. Uneopinion de ce genre exposerait à reconnaîtrecomme légitime la proposition condamnée par lePape Innocent XI et à encourir l’anathème que cepontife lança contre quiconque oserait y adhérer.Comedere, et bibere usque ad satietatem ob solamvoluptatem, non est peccatum, modo non obsit valetudini ;quia licite potest appetitus naturalis suis actibus frui.(Propos. 8. inter damn. ab Innocentio XI) Laproposition condamnée dans les termes de son

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exposition est celle-ci : Manger et boire à satiétépour satisfaire uniquement le goût n’est point unpéché, pourvu qu’on ne nuise pas à la santé, parceque l’appétit naturel peut se satisfaire dans lesactes qui lui sont propres. [60]

72. – Qu'on veuille bien observer que jen’entends pas dire qu’il y ait quelque péché àgoûter un plaisir dans les aliments, parce qu’enmangeant il n’est pas possible que la languen’éprouve pas du plaisir, ne goûte pas unedélectation proportionnée à la qualité de lanourriture. Je me borne à dire que c’est chosemauvaise et singulièrement nuisible à laperfection de prendre des aliments dans l’uniquebut d’y trouver du plaisir, comme font lesanimaux qui mangent parce qu’ils trouvent leurplaisir à manger sans se proposer aucune finhonnête et raisonnable. Saint Grégoire démontrece que je viens de dire par un raisonnement très-solide. Quelquefois, dit-il, nous mangeons desmets exquis sans commettre aucune faute, etquelquefois nous mangeons des mets grossiers enpéchant par gourmandise ; parce que dans lespremiers, bien que délicats nous ne cherchons pasnotre goût, tandis que dans les seconds, quoiquemoins exquis, nous recherchons la sensualité.C’est ainsi qu’Ésaü perdit le droit d’aînesse enmangeant un mets grossier, et Elie n’éprouvaaucun dommage en mangeant de la viande dans ledésert, parce que celui-ci mangea sans aucune

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sensualité, tandis que l’autre rechercha dans seslentilles un plaisir sensuel. Neque enim cibus, sedappetitus in vitio est : unde lautiores cibos plerumque sineculpa sumimus, et abjectiores non sine reatu conscientiadegustamus. Hic quippe, quem diximus, Esau primatumper lenticulum perdidit ; et Helias in eremo virtutemspiritus edendo carnes servavit (loco supra cit.) Le saintDocteur confirme cela en disant que le démon,sachant très-bien que chez plusieurs personnes cen’est pas la nourriture mais l’attrait sensuel pourla nourriture qui cause la damnation, ne tenta pasAdam le premier homme, ni le Rédempteur quifut le second homme, en leur mettant sous lesyeux et sous l’odorat des viandes fumantes, maisqu’il tenta le premier homme par l’attrait d’unesimple pomme, et le second par celui d’un simplepain. Unde et antiquus hostis quia non cibum, sed cibiconcupiscentiam esse causam damnationis intelligit ; etprimum sibi hominem non carne, sed pomo subdidit, etsecundum non carne, sed pane tentavit. Nous devonsdonc conclure que le vice de la gourmandise seréduit à un penchant déréglé de l’homme à flatterle sentiment du goût et à rechercher la délectationqu'il éprouve dans le boire et dans le manger.Cette condescendance à satisfaire le sens du goûtoppose à notre perfection un obstacle [61]tellement sérieux qu’il nous est impossible d’yfaire quelque progrès en se montrant facile à enécouter les pernicieuses inspirations. Il faut doncse refuser des plaisirs de cette nature, les

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tempérer, ou bien se les accorder quand lescirconstances le veulent, mais ne le faire qu’enrectifiant ses intentions, et faire en sorte qu’il n’enrésulte aucun dommage spirituel, comme nous leverrons dans la suite du présent article.

73. Nous allons voir succinctement les gravesdommages que cause à l’âme cette inclinationdéréglée à satisfaire le sens animal du goût, etcombien elle est peu agréable aux yeux duSeigneur. Pour le moment, je vais me contenterde le prouver par certains faits que cite saintGrégoire (Dial. C. 1). Car ayant invoqué l’autoritéde ce grand Docteur pour baser solidement ceque j’expose dans le présent chapitre, je veuxterminer en m’appuyant sur la même autorité.Une religieuse ayant été se promener dans lejardin de son monastère aperçut une belle laitueet emportée par le désir de satisfaire sagourmandise elle la cueillit et la mangea avecavidité. Lactucam conspiciens concupivit. Mais cetaliment lui fut bien funeste, car un démon étaitcaché dans cette plante et aussitôt l’esprit infernalla jeta par terre et se mit à la tourmenter de millemanières. Les compagnes de cette religieuse,effrayées de ses convulsions, de ses hurlements,de ses cris, et des contorsions horribles où elle sedébattait, appelèrent sur le champ le saint abbéEquitius afin qu’il réfrénât par son autorité lesviolences de l’esprit infernal qui tournait sicruellement cette pauvre victime. Le saint homme

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accourut, et dès qu’il eut mis le pied dans le jardinle démon se mit à dire par la bouche de lareligieuse : Ego quid feci ? Ego quid feci ? Sedebamsuper lactucam, venit illa, et momordit me. Qu’ai-jedonc fait ? Qu’ai-je donc fait ? J’étais assis sur unelaitue quand cette religieuse étant arrivée auprèsde moi m’a mangé, et moi je m’en suis emparé.Cependant le serviteur de Dieu commanda audémon de partir sur le champ, et par la vertu deson commandement il le chassa d’une manièretellement efficace qu’il ne molesta plus cetteinfortunée. Pour une bouchée de laitue mangéepour satisfaire la gourmandise une personneconsacrée à Dieu tomba en la possession dudémon. Je conjure le lecteur de réfléchir surl’énormité de ce châtiment, et puis de bien seconvaincre combien déplaît à Dieu toutesatisfaction déréglée que l’on accorde au sens dugoût, [62] spécialement chez les personnesspirituelles et dévotes qui marchent dans les voiesde la perfection.

74. – Mais plus terrible encore fut lechâtiment infligé à cet autre religieux, selon cequ’en rapporte le même docteur, puisque ledragon infernal n’en fit pas sa proie seulementpendant quelques instants, mais à tout jamais. Cemoine vivait dans un monastère de la province deLicaonie et jouissait auprès des autres religieuxd’une très-haute estime et d’une grandevénération à cause de ses éminentes vertus et de

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sa scrupuleuse exactitude dans l’accomplissementde tous ses devoirs. Mais ce malheureux étaitsubjugué par le vice de la gourmandise. Pendantque les autres jeûnaient, il mangeait, lui, encachette. Sur ces entrefaites, il tomba dans unegrave maladie qui l’eut bientôt réduit à l’extrémité.Lorsque l’heure de son trépas approchait, tous lesmoines s’étaient réunis autour de son lit,persuadés que la mort d’un homme si saint nepouvait manquer d’être pour eux un grand sujetd’édification et d’encouragement à lapersévérance. Ils n’eurent à entendre que cesparoles : Mes chers frères, lorsque vous vouslivriez au jeûne, je mangeais à votre insu, c’estpourquoi j’ai été réduit sous la possession dudragon infernal qui a déjà étreint mes jambes desa queue et en a pareillement enchaîné-mesgenoux ; il place déjà sa tête dans ma bouche etm’arrache l’âme. Après avoir dit ces mots, iltomba en effet dans les mains du diable. Ecce addevorandum draconi datus sum, qui cauda sua genua meapedesque colligavit. Caput vero suum intra os meummittens, spiritum meum ebibens abstrahit. Quibus dictis,statim defunctus est (Dial. lib. IV, Cap. 38). Lespersonnes pieuses et celles qui vivent encommunauté et qui ont déjà surmonté lesobstacles qu’opposent à leur salut et à leurperfection le monde, leur famille et le démon,doivent apprendre par cet exemple ce que c’estque la sensualité, si elles n’ont pas su encore

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surmonter le sens du goût et de la gourmandise ;car en recherchant des mets délicats, bienassaisonnés, en désirant s’en repaitre avec avidité,elles y mettent toute leur attention, se plaignent siles apprêts de ces mets ne leur conviennent pas etfont preuve d’une excessive voracité en s’ennourrissant. Que ces personnes apprennent, dis-je, combien déplaît au Seigneur ce péché qu’ellesne craignent pas de commettre, puisque, dès ici-bas même. Dieu montre combien une telleconduite est digne de sa réprobation. [63]

CHAPITRE II. ON Y EXPOSE LES DÉPLORABLES

EFFETS ET LES DOMMAGES SPIRITUELS QUI RÉSULTENT D’UNE TROP FACILE CONDESCENDANCE AU SENS DU GOUT, QUAND ON SE LIVRE AU VICE DE LA GOURMANDISE.

75. – Selon le Docteur angélique, lagourmandise est la détestable mère de cinq fillesperverses, c’est-à-dire, comme il l’explique, il y acinq effets vicieux et souverainement nuisibles,non-seulement à la perfection, mais encore àl’essence même de la vie chrétienne, lesquels sontproduits par l’abandon immodéré aux plaisirs queprocurent les aliments dont on se nourrit. Illa viliainter filias gulæ computantur, quæ ex immoderatadelectatione cibi et potus consequuntur. (2, 2, Qu. 146,art. 6). Quatre de ces maudits enfantements,ajoute saint Thomas, sont l’œuvre de cette mèrebrutale dans nos âmes : le cinquième a lieu dans

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notre corps. Ces cinq filles sont toutes conjuréescontre notre âme pour la perdre et la ruiner. Quæquidem (scilicet filias gulæ) possunt accipi ex parte animæ,et ex parte corporis. Ex parte animæ quadrupliciter, etc.Or, nous parlerons dans ce chapitre de ces cinqfilles perverses, ou, pour nous exprimerclairement et sans métaphore, de ces cinq effetstrès-pernicieux qui sont toujours produits par unefuneste condescendance à ce qu’exige le sens dugoût ; nous en sonderons la malice, nousexaminerons les torts déplorables qu’ils causent àl’âme des personnes spirituelles qui n’ont pasencore dompté et enchaîné un vice si grossier.

76. – Le premier effet de la gourmandise, etqui est ainsi classé par saint Thomas, estsouverainement préjudiciable à notre avancementspirituel, parce qu’il aveugle l’âme par lasuperfluité des aliments et du vin, et la rendimpropre à l’oraison et à l’intelligence des chosesdivines. De même que, dans le sens opposé, iln’est rien qui dispose si bien à la contemplationdes choses surnaturelles et célestes quel’abstinence et le jeûne. Primo quidem quantum adrationem, cujus acies hebetatur ex immoderantia cibi, etpotus. Et quantum ad hoc ponitur filia gulæ hebetudosensus circa intelligentiam, propter fumositates ciborumperturbantes caput. Sicut e contrario abstinentia confert[64] ad sapientiæ perfectionem. C’est ainsi que Moïsese disposa pour s’entretenir avec Dieu seul, etface à face sur le mont Sinaï : Le jeûne ne fut-il

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point la préparation qu’il y apporta, en se livrant àcette macération pendant quarante jours ? Et dequelle manière Élie se disposa-t-il à jouir de laface de Dieu sur le mont Horeb ? Et vraiment, cene fut pas autrement que par une quarantaineentière passée dans la pratique d’un jeûnerigoureux. (3, Reg., cap. 29). Comment, à son tour,Daniel se rendit-il digne de la révélation qui luifut faite des secrets divins, comme nous l’apprendson histoire, si ce n’est par un jeune de troissemaines entières ? (Daniel, cap. 10). Et puis, àl’opposé de ce qui précède, quelle est la cause quidans le désert fit perdre au peuple Hébreu laconnaissance de Dieu, et même tout respect,toute soumission, tout culte envers lui ? Ne fut-cepas l’attrait dont il se laissa dominer poursatisfaire sa sensualité, eu mangeant et en buvantavec excès ? Sedit populus manducare et bibere. (Exodi,cap. 32, 6). Le texte sacré nous dit que lesHébreux, réunis au pied de la montagne de Sinaï,se livrèrent au plaisir de manger et de boire outremesure. Quelles furent les suites de cetteexcessive sensualité ? Les voici : La lumière divines’éclipsa pour eux, et ils fabriquèrent un veaud’or, et portèrent leur insolente folie jusqu’àl’adorer.

77. – Saint Jean Chrysostôme explique celatrès-admirablement. Considérez, nous dit-il, unvaisseau qu’on a déchargé du poids qu’il portait,voyez comme il fend librement les flots ;

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comment, porté sur l’aile des vents, il acquiertune vitesse égale à celle du souffle qui le pousse ;comment il s’éloigne rapidement du port ets’avance en pleine mer en disparaissant aux yeuxde ceux qui l’observent. Au contraire, un vaisseaudont les flancs sont pleins de marchandises, semeut lentement et obéit assez peu à l’impulsiondu vent, parce que sa marche est retardée par lalourdeur des objets qu’il renferme, et quelquefoismême en raison de ce poids il est exposé à fairenaufrage. De même celui qui a l’estomac vide,libre d’aliments, éprouve dans lui-même uneaptitude, une facilité merveilleuse pour s’élever àla contemplation des choses du ciel ; mais s’il estrempli d’aliments, si son esprit est offusqué parles vapeurs qui sont produites par ces aliments etpar le vin, il ne peut s’élancer vers Dieu, toutappesanti qu’il est par les causes de sonintempérance. Quemadmodum leviores naves mariavelocius [65] transeunt, contra multo onere gravatæsubmerguntur ; ita jejunium leviorem reddens mentemefficit ut facilius hujus vitæ pelagus transmittat, ac ea quæin cœlis sunt, respiciat, et nihil faciat præsentia. (InGenes., Hom. 1). L’homme qui vit de la viespirituelle doit donc ne pas se flatter d’avancerdans la voie de l’oraison et dans la connaissancede Dieu, s’il ne met un frein à la sensualité, enprivant le sentiment du goût des satisfactions qu’ilrecherche avec tant d’ardeur.

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78. – Le second effet pernicieux de lagourmandise est une hilarité peu sensée, parceque l’intempérance dans le boire et dans lemanger obscurcit la raison, altère l’appétit sensitif,et qu’alors on est forcément entraîné à des actesextérieurs que signale une vivacité d’humeursassez désordonnée. Secundo, dit le saint Docteurprécité : Quantum ad appetitum, qui multipliciterdeordinatur per immoderantiam cibi, et potus, quasi sopitotabernaculo rationis : et quantum ad hoc ponitur ineptalætitia. C’est ce qui arriva aux Hébreux qui setenaient au pied du mont Sinaï. Pendant queMoïse, à jeun, était entré dans le mystique nuaged’une sublime contemplation, les Hébreux, à lasuite de l’intempérance, s’abandonnèrent à unegaîté immodérée. Sedit populus manducare et bibere, etsurrexerunt ludere. Quand ils eurent rempli deviandes leur estomac et troublé leur tête par decopieuses libations, ils se laissèrent aller à une joiequi ne connut plus de frein, à des bals, desdanses, des chants et des jeux, et surrexerunt ludere.J’ai déjà dit ceci ailleurs : À la suite de ces festins,ils prostituèrent leurs hommages devant le veaud’or qu’ils avaient fabriqué de leurs mains, et luioffrirent l’encens et des sacrifices abominables.Tels furent les effets de l’intempérance, unehilarité insensée qui, aveuglant leur raison, finitpar les faire tomber dans les plus graves excès,comme le remarque très-bien saint Jérôme, dansles réflexions qu’il fait sur ce déportement du

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peuple Hébreu : Moyses quadraginta diebus, etnoctibus jejunus in monte Sina... cum Domino loquitur,populus autem saturatur, idola fabricantur. Ille vacuovenire legem accipit scriptam digito Dei : iste manducans,et bibens, consurgensque ludere, aurum conflat in vitulum,(In Jovinianum). Que celui-là donc qui désire servirDieu ait le plus grand soin de ne pas accorder à sasensualité et à son goût toute la nourriture qu’ilsdésirent, parce qu’en perdant ainsi, parl’intempérance, la lumière intérieure qui [66] doitrégler leurs actions, et toute la retenue intérieureet extérieure qui doit briller dans la conduite d’unvrai chrétien, on s’abandonne à une joie folle etdésordonnée. Je ne veux pas dire pourtant qu’onen vienne à renier Dieu par une apostasiesemblable à celle des Hébreux, car je me gardebien de penser qu’on court le danger de tomberdans un péché si énorme, mais je dis qu’on peutoffenser Dieu de mille autres manières, ennégligeant de s’adonner à l’exercice des vertus etde se maintenir dans un pieux recueillement.

79. – Le troisième effet de la sensualité ougourmandise, est la loquacité. Tertio quantum adinordinatum verbum ; et sic ponitur multiloquium. Eneffet, si on prend trop de nourriture et deboisson, les vapeurs qui s’en exhalent montent àla tête et y font naître une foule d’idéesfantastiques dont l’explosion se fait jour par uneintarissable profusion de paroles ; mais cetteverbosité n’est rien moins que folle ou très-peu

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sensée et souvent coupable, comme on le voitfréquemment chez les personnes qui, à la suited’un excès dans le boire et dans le manger, selaissent aller à une gaité que la raison ne sauraitapprouver.

80. – Le mauvais riche, dont la vie s’étaitécoulée dans les festins, demandait seulementquelques gouttes d’eau pour rafraîchir sa languebrûlante. Mitte Lazarum, ut intingat extremum digitisui in aquam, et refrigeret linguam meam. (Lucæ, cap. 16,24). Mais pourquoi, observe saint Grégoire, cemalheureux cherche-t-il à rafraichir sa langueplutôt que les autres parties du corps, puisqu’ilétait environné, de la tête aux pieds, de flammesdévorantes ? Parce que, dit-il, par sa grandeverbosité, dont la sensualité des festins étaitl’origine, sa langue souffrait des tortures plusatroces. Le saint Docteur en tire la preuve que lespersonnes adonnées à la sensualité de lagourmandise sont habituellement d’une verbositéimmodérée. Nisi gulæ deditos immoderata loquacitasraperet, dives ille, qui epulatus quotidie splendide dicitur,in lingua gravius non arderet ? (Pastor, part. 3, admon.20). Afin donc que la langue ne se livre pas à uneloquacité excessive, inconvenante et désordonnée,il est nécessaire de la réfréner par une grandemodération dans les aliments et dans la boissonqu’elle convoite avec une inclination qui lui estnaturelle.

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81. – Le quatrième effet vicieux de lagourmandise est la [67] scurrilité, une absenced’honnête retenue dans les mouvements ducorps. Cela vient, comme le remarque avec raisonsaint Thomas, de ce que les lumières de la raisonse trouvant obscurcies par l’intempérance de lanourriture et de la boisson, et bien plus encore leslumières surnaturelles de la grâce, puis encore lesens intérieur s’étant, pour ainsi dire, émoussé,l’homme doit nécessairement s’épanouir au-dehors en paroles vaines, en gestes désordonnés,en postures peu décentes, et en bouffonneriespropres à exciter les rires des personnesprésentes. Quarto, quantum ad inordinatum motum.Et sic ponitur scurrilitas, id est jocularitas quædam,proveniens ex defectu rationis ; qua sicut non potestcohibere verba, ita non potest cohibere exteriores gestus.Chacun voit combien ces manières sontinconvenantes chez des personnes qui professentune vie pieuse.

82. – Le cinquième effet que produit lagourmandise, et qui est le plus funeste, estl’impudicité. Cet effet, dit saint Thomas, estpropre au corps : Ex parte autem corporis poniturimmunditia. Mais, plus que les autres effets de lasensualité, celui-ci porte une rude atteinte à l’âmeet lui donne la mort. C’est surtout cet effet sidigne de réprobation à cause duquel les SS. Pèresprofessaient une si grande horreur pourl’intempérance dans le manger et dans l’usage

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immodéré du vin ; c’est encore aussi ce quienflammait leur zèle pour inspirer la modérationdu sens du goût, en conseillant de le mortifier parla tempérance, par la pratique du jeûne et parl’abstinence des aliments chauds et substantiels.Esus carnium, dit saint Jérôme, et potus vini,ventrisque saturitas, seminarium libidinis est (inJovinian.). Les viandes, le vin et la plénitude del’estomac rassasié, sont un foyer d’incontinence.Il répète souvent la même chose dans les lettresqu’il adresse à tous ceux dont il s’occupe decultiver la spiritualité, et il leur impose à tous unesévère abstinence des viandes délicates et du vin,pour les empêcher de fournir un aliment à ce viceperfide de l’impureté. Saint Basile dit que toutepersonne qui veut se conserver dans un état devirginité, et cela s’entend d’une vie pure et sanstache, doit faire au sens du goût une sérieuseguerre, parce que c’est là que se trouve la sourceabondante de tous les plaisirs sensuels, c’est là unfoyer de toute sorte d’impudicités. Il le prouveencore par la raison, comme on peut le voir dansle passage suivant : Ante omnia adversus gustum virgotota intentione [68] pugnabit, fontesque voluptatumventris, et impudicitia fomitum inde manantium, aprincipio castitatis studio, et ardore siccabit... Ventre enimdistento epulis, necesse est ea quæ sub ipso sunt membra,ex humoris redundantia, ad propria, et naturalia officiamoveri (De vera Virginitate). Cassien affirme qu’iln’est pas possible qu’une personne qui s’est repue

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d’aliments jusqu’à satiété, se garantisse desrévoltes de la chair. Impossibile est saturum ventrempugnas interioris hominis non experiri. (Justit. lib. IX,cap. 13). Cassien conclut dans le chapitre suivant,que si l’intempérant ne sait pas mettre un frein àsa gourmandise, il sera bien moins capable deréprimer les excitations de la chair, qui sont bienplus violentes,

83. – Tels sont donc les cinq effets pernicieuxqui, selon le Docteur angélique, naissent de lacomplaisance qu’on a pour les inclinations dusens du goût, en se livrant à la gourmandise. Enemployant les paroles de saint Grégoire, nous lesrésumons, et voici les termes du saint Docteur :De ventris ingluvie inepta lætitia, immunditia,multiloquium, hebetudo mentis circa intelligentiampropagantur. De la gourmandise naissent lesténèbres de l’esprit à l'égard de l’intelligence deschoses divines, l’hilarité peu sensée, la scurrilité, laloquacité et l’impudicité. Ce dernier effet estcependant le plus déplorable de tous, et quandmême les autres effets vicieux n’en ressortiraientpas, il devrait suffire pour déterminer toutdisciple de Jésus-Christ à combattre sans pitié lagourmandise et le sens du goût ; car il ne peut pasignorer que ces deux ennemis sont ligués avecl’impudicité, non-seulement pour le fairedescendre d’un degré quelconque de laperfection, mais encore pour l’écarter de la voiedu salut éternel, puisqu’il n’y a pas de vice qui

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entraine avec plus de violence les âmes dansl’abîme de la perdition.

84. – Le lecteur ne doit donc pas s’étonner, sien lisant les écrits des Saints, il reconnaît qu’ilsexhortent les personnes pieuses qui se proposentde parvenir à la perfection, comme principalemaxime de spiritualité, à combattre le sens dugoût, à déraciner les basses inclinations de lagourmandise, à contenir dans de justes bornes cesens pervers, car il n’est point possible, commeon voit, de s’occuper de perfection quand ons’abandonne à des manquements si grossiers, simatériels, si honteux, tels que ceux dont la sourceest dans ce vice brutal. Mais peut-être les lecteursn’ont jamais eu dans les mains les [69] ouvragesdes Saints, où ce vice est flagellé vigoureusement ;en ce cas, je leur citerai ces paroles de saintGrégoire, à cet égard : Neque ad conflictum spiritualisagonis assumitur si non prius intra nosmetipsos hostispositus, gulæ videlicet appetitus edometur. (Moral, lib. III,cap. 13). Il ne saurait songer à entrer dans lacarrière de la vie spirituelle, celui qui n’aurait pasencore dompté le mortel ennemi qu’il recèle danslui-même, je veux dire l’attrait de la gourmandise.Et puis encore il se remet à dire que celui-là nesaurait espérer de remporter la victoire dans lescombats spirituels et parvenir par ce triomphe à laperfection, celui qui, d’abord, par la mortificationde ce sens qui nous invite à la gourmandise,n’aurait pas surmonté les perverses inclinations de

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la chair. Nullus palmam spiritualis certaminisapprehendit, qui non in semetipso prius, per afflictamventris concupiscentiam, carnis incentiva devicerit (ibid.cap. 26).

85. – Cassien nous présente un nouvelargument en faveur de la doctrine que nousexposons, quand il dit qu’on n’est pas en état decombattre les vices capitaux, quand on n’a pas puvaincre des défauts moins graves. Nunquamrobustioribus æmulis colluctari posse confidas eum, quemin leviori conflictu conspexeris ab inferioribus, parvisquesuperari. (Instit. lib. VI, cap. 11 ). Quiconque a étévaincu par un pygmée, ne pourra certainementpas vaincre un géant, et celui qu’une femme faiblea renversé ne peut pas se flatter de jeter à terre unvaillant guerrier. De même on ne peut pas espérerde surmonter de grands vices et des passionsviolentes dont notre cœur est l’esclave, et s’éleverà la gloire de la perfection, quand on n’a pas sutriompher des inclinations de la nature vers leplaisir du goût de la gourmandise, qui est un vicebien moindre et bien plus facile à surmonter. Jepourrais corroborer cette vérité par un grandnombre de faits, mais je me contenterai d’enrapporter un seul, qui se lit dans l’histoire del’ordre de Citeaux et dont saint Bernard futtémoin.

86. – Un jour saint Bernard, comme unpasteur plein de sollicitude, visita ses novices,selon sa coutume, à laquelle il était fréquemment

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fidèle, car le saint abbé veillait avec soin sur lesbrebis de son cher troupeau. Après leur avoirprocuré de douces consolations par sesexportations merveilleusement adaptées à leursbesoins spirituels, il appela en particulier Acard[70] et deux autres novices, puis indiquant dudoigt un autre novice qui était avec les premiers, ildit à ceux-ci que ce malheureux s’enfuiraitfurtivement du monastère dans le courant decette journée. Puis il leur ordonna de tenir l’œilsur lui, de le poursuivre et de l’arrêter dans safuite. Acard resta sur pied toute la nuit, pourobserver attentivement, et attendant avec, anxiétéque la prédiction du saint abbé se réalisât. Aumoment où il allait donner le signal du lever, pourse rendre au chœur, il vit entrer dans la celluledeux hommes d’une taille gigantesque, et dontl’aspect était horrible et le regard affreux. Ilsétaient vêtus d’un habit brun, et l’un d’eux portaitpiquée, à la pointe d’une sorte de lance, une poulerôtie, autour de laquelle s’enroulait un effroyableserpent. Celui-ci s’approcha du lit de l’infortunénovice et lui mit sous le nez ce mets fumant. Ilrevint plusieurs fois à cette manœuvre pourl’allécher par l’odeur de cette viande savoureuse.Le lecteur comprend déjà que Dieu, par cettevision, voulait faire entendre que le démon tentaitce malheureux par l’attrait de la gourmandise et lasaveur des mets. Le novice, cependant, s’éveilla,et s’étant habillé promptement, non sans regarder

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attentivement autour de lui, dans la crainte d’êtreépié dans ses mouvements, il se glissapromptement vers la porte du monastère, commeemporté par la frénésie, pour s’enfuir, ainsi quel’avait prédit saint Bernard. Aussitôt Acard, quiavait observé avec attention ce qui se passait,appela ses compagnons pour les prévenir elleslancer à la poursuite du fugitif. Tous ensemblecoururent après lui et enfin le joignirent etl’arrêtèrent. Toutefois ce fut en vain, car cemalheureux, dominé par le vice de lagourmandise, n’eut égard ni aux raisons, ni auxprières, ni aux menaces. Il persista résolument etpartit même avec une insigne impudence, sansavoir pris congé du saint abbé. Rentré dans lemonde, il y finit misérablement sa vie. Ce jeunehomme était entré plein de ferveur dans la voiede la perfection, et ce qui est encore plus digne deremarque c’est qu’il y avait fait les premiers pasdans le monastère le plus édifiant qu’il y eût alorsau monde, je veux dire dans celui de Clairvaux, etsous le maître le mieux expérimenté qu’il fûtpossible de rencontrer sur la terre, le grand saintBernard. À quoi lui servit cette généreuseentreprise ? Hélas ! le pauvre jeune homme n’enretira aucun fruit, parce qu’il ne sut pas modérerson penchant naturel au goût [71] des metsrecherchés. Tant il est vrai que les premiers pasque doit faire une âme dans la voie de laperfection, doivent se diriger vers la mortification

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du sens du goût, qu'elle doit triompher du vice dela gourmandise, qui n’a d’autre sollicitude quecelle de satisfaire son penchant en recherchantl’abondance, la qualité, l’assaisonnement etl’apprêt des aliments pour lesquels il estpassionné.

CHAPITRE III. ON Y EXPOSE LE PREMIER REMÈDE POUR MODÉRER LE SENS DU GOÛT ET LE VICE DE LA GOURMANDISE QUI EST ALLIÉ À CE SENS.

87. – Il n’est pas facile de se contenir dans lesbornes d’une juste modération avec le sens dugoût, qui a son siège dans le palais de la bouche,parce que, d’une part, il faut bien s’accorderautant de nourriture qu’il en faut pour soutenir lavie du corps et conserver sa santé, et que, d’autrepart, il n’est pas permis de dépasser les limites decette alimentation raisonnable, de telle sorte quece vice brutal de la gourmandise n’y puisse pastrouver de quoi se satisfaire. Mais combien il estdifficile de garder ce juste milieu sans tomberdans les deux extrêmes ! Saint Augustin avoue, enparlant avec candeur de lui-même, que chaquejour il avait un combat à livrer contre laconvoitise du manger et du boire, et qu’il nesavait pas rencontrer un milieu entre un excès demanger trop et un autre excès de manger troppeu. Cela vient, nous dit-il dans ses Confessions(Lib. X. cap. 31), de ce que ce vice n’est pas

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comme les autres auxquels on peut, pour ainsidire, trancher la tête d’un seul coup, en luienlevant tout ce qui peut l’entretenir, tout ce quipeut le fomenter, comme je l’ai fait avec meshabitudes criminelles, dès les premiers instants dema conversion. Je suis forcé de prendre desaliments, et pourtant il faut que je me retienne.Mais, d’autre part, ô mon Dieu ! quel est celui qui,en prenant sa réfection corporelle, ne dépasse pasquelque peu les bornes de la nécessité ? Siquelqu’un en est arrivé à ce point, [72] c’est àcoup sûr un grand homme. Qu’il vous en rendegrâces, ô mon Dieu ! car à vous seul il en estredevable. Pour moi, je ne saurais ressembler à unpareil homme, et je ne puis me flatter d’en faireautant, car je suis pécheur. Certo quotidie adversusconcupiscentiam manducandi et bibendi. Non est, quodsemel præcidere, et ulterius non attingere decernam ; sicutide concubitu posui. Itaque frena gutturis temperatarelaxatione, et constrictione tenenda sunt. Et quis est,Domine, qui non rapiatur aliquantulum extra metasnecessitatis ? Quisquis est, magnus est ; magnificet nomentuum. Ego autem non sum, quia peccator homo sum. Lelecteur verra, par cet exemple, combien il estdifficile d’accorder à notre corps les aliments quilui sont nécessaires, sans user de quelqueindulgence, envers le sens du goût, et en sepréservant de tout excès dont l’inclination à lasensualité est le mobile. Il faut donc que jepropose certains remèdes par la vertu desquels la

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personne spirituelle, autant au moins que cela sepeut, se mettra en mesure d’arriver à ce justemilieu dans lequel consiste la vertu de tempérancedans le manger.

88. – Le premier remède dont les Saints ontusé contre les charmes trompeurs du sens dugoût et contre la convoitise désordonnée de lagourmandise, a été le jeûne, parce qu’ensoustrayant par ce moyen au palais une partie dela nourriture, ils se garantissaient du danger desatisfaire ce sens au-delà des bornes. Quelquesserviteurs de Dieu montrèrent sur ce point unetelle sévérité, qu’on pourrait la traiter d’excessive,si l’assistance extraordinaire que Dieu leur prêtait,dans ces rigoureuses privations, ne les eûtpréservés d’y commettre quelque faute et mêmene les avait sanctifiés. Saint Jean-Baptistepratiquait un jeûne perpétuel en ne se nourrissantque de sauterelles et de miel sauvage, sans jamaistoucher à aucune viande animale, et moins encoreà toute espèce de volatiles, comme nous l’assuresaint Augustin : Joannes præcursor Domini locustis ineremo, et agresti melle nutritur ; non animalium carnibusnon voluerunt suavitatibus pascitur (Serm. de temp. 65).Saint Grégoire de Nazianze dit du prince desapôtres, saint Pierre. qu'il jeûnait continuellement,et qu’il n'avait pour nourriture que certaine plantelégumineuse qu’on nomme lupin et encore enpetite quantité, autant qu’il en fallait pour ne passe laisser mourir (De paup. amore). Saint Clément

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d'Alexandrie rapporte, au sujet [73] de saintMatthieu, qu’il ne mangeait d’aucune sorte deviande, mais qu’il vivait d’herbes (Lib. II, Præd.cap. 2.). Eusèbe en dit autant de saint Jacques quine mangeait d’aucune espèce de viande animale.(Lib. II, Hist. Eccl. cap. 2.)

89. – Mais est-il étonnant que ces grandsSaints, qui avaient été élus pour devenir lescolonnes fondamentales de la sainte église,pratiquassent des jeunes si rigoureux, quand nousvoyons que parmi les fidèles de ces premierssiècles si fervents du Christianisme, on avait assezgénéralement la coutume de ne toucher à aucuneviande, comme le rapporte saint Epiphane (In fineparæn.) et en particulier comme il nous le dit,parmi les chrétiens d’Alexandrie qui avaient étéinstruits par saint Marc l’évangéliste. C’est ce querapporte le juif Philon, à la gloire de notre saintereligion. La pratique du jeûne tous les mercrediset vendredis de l’année, outre les Quatre-Tempset le Carême, était en usage chez tous les fidèles.On le prouve par une lettre du martyr saintIgnace aux Philippiens. Quarta et sexta feria jejunare,reliquias pauperibus porrigentes. Et Origène nous dit àson tour (Homil. x in Levitic.) Habemus quartam etsextam septimanæ diem, quibus solemniter jejunamus.Par dessus tout nous avons un canon de saintClément Romain : Post hebdomadam jejunii ; in omniquarta feria, et parasceve præcipimus vobis, ut jejunetis,(V, Constit. cap. ultimo). Les jeûnes de ces temps-là

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ne ressemblaient pas aux nôtres, car en nouscontentant de l’abstinence des viandes et dulaitage, nous nous permettons encore unecollation du soir. Mais ces fervents chrétiens, ense bornant à un seul repas par jour, s’abstenaientaussi du poisson, comme nous l’apprend saintJean Chrysostôme dans une de ses Homélies.Quæ utilitas, cum avibus quidem, et piscibus,abstineamus, fratres vero mordeamus, et comedamus(Hom. III, ad popul.) À quoi sert, dit le Saint enprêchant à son peuple, de se priver de la chair etdu poisson dans nos jeûnes, si ensuite nousmordons nos frères, et si nous les dévorons, pourainsi dire, par nos paroles médisantes. Lespremiers fidèles s’abstenaient aussi de vin commenous l’apprenons par saint Basile (Homil. I dejejunio). Carnes non edis, sed comedis fratrem tuum. Avino abstines, sed ab injuriis tibi non temperas. Enjeûnant, vous vous abstenez de viande, mais vousmangez votre frère par des paroles piquantes.Vous vous abstenez de vin, mais vous neréprimez pas votre penchant à la calomnie et [74]à la médisance. C'est ainsi que le saint Docteur,en frappant des traits de son zèle éloquent lesvices de plusieurs chrétiens, nous révèle la rigideabstinence qu'on pratiquait sans exception.

90. – Mais quiconque voudra mieux s'instruiresur les rigueurs excessives des jeûnes auxquels selivraient les fidèles de nos premiers siècles del’Église, devra lire une lettre de saint Jérôme dans

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laquelle, en écrivant à Népotien, il improuve lamanière dont on jeûnait, de son temps, à Rome. Ily verra que plusieurs de ces imperfections qu’ilreconnaît dans ces jeûnes et qui enflamment sonzèle, seraient, dans nos temps modernes,considérées comme des excès de sévérité. Je veuxrapporter ses propres paroles. Tantum tibijejuniorum modum impone, quantum ferre potes ; sint tibipura, casta, simplicia, moderata, et non superstitiosajejunia. Quid prodest oleo non vesci, et molestias quasdam,difficultatesque ciborum, quærere, carycas, piper, nuces,palmarum fructus, similam, mei, pystachiæ ? Totahortorum cultura vexatur, ut cibario non vescamur pane,et dum delicias sectamur, a regno cœlorum retrahimur.Audio præterea quosdam, contra rerum hominumquenaturam, aquam non bibere, nec vesci pane ; sedsorbitiunculas delicias et contrita olera. Proh pudor ! nonerubescimus hujusmodi ineptiis, nec tædet superstitionis.Insuper etiam famam abstinentiæ in deliciis quærimus.Fortissimum jejunium est aquæ, et panis. Sed quiagloriam non habet, et omnes pane, et aqua vivimus, quasipublicum et commune jujunium non putatur. Fixez-vous, dit le saint Docteur à Népotien, une mesurede jeûne telle que vous pouvez vous y soumettre.Puis encore que vos jeûnes soient purs, simples,modérés, exempts de toute superstition. À quoisert de s’abstenir d’huile, et ensuite aller à larecherche de mille sortes d'aliments, tels que desfigues sèches, des noix, du poivre, des dattes, dumiel et des pâtes suaves ? On tourmente le sol des

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jardins par toute sorte d’essais de culture, parcequ’on ne veut pas se contenter de manger du painsec, et en courant après les aliments recherchéson s’éloigne du royaume du ciel. J’apprends enoutre que certaines personnes, voulant sedistinguer du commun, ne boivent pas de l’eau,ne mangent pas du pain, mais usent pour boissonde certains liquides délicats faits d herbes pilées etde jus de poirée, et qu’elles ne les boivent pasmodérément dans des coupes, mais dans unecoquille. O honte ! Et [75] ces personnes nerougissent pas de pareilles inepties ! Et on ne selasse pas de ces pratiques superstitieuses ! Nousvoilà parvenus à un tel excès que nous cherchonsle mérite de l’abstinence dans les délices ! Lejeûne le plus confortatif est celui qu’on fait en sebornant au pain et à l’eau. Mais comme un jeûnede ce genre n’a rien de très-distingué, puisquenous avons tous la coutume de jeûner au pain et àl’eau, on regarde cela comme un jeûne vulgaire. –Or, qui peut lire ces paroles de saint Jérôme sansrougir, eu voyant à quelle distance nous sommesde ces bons chrétiens dont la manière de jeûnerméritait les reproches de ce grand Saint, tandisque dans nos siècles de mollesse et de sensualitéde tels jeûnes seraient regardés comme des excèsd’austérité ?

91. – Mais si, dans ces temps anciens,l’assiduité et la rigueur des jeûnes, chez les laïquesvivant au milieu du monde, étaient portées à un

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tel point, quelles ont dû être ces austérités quepratiquaient dans les déserts ces chrétiens quiavaient embrassé la vie monacale ? Leur jeûneétait incessant, et la réfection qu’ils prenaientpour soutenir leur existence était si chétive et simisérable, qu’elle épouvante quand on en lit lerécit dans de graves auteurs. Saint Jérôme nousapprend que dans le désert où il arriva, pour lapremière fois, après avoir quitté Rome pour yvivre en anachorète et y faire pénitence, onconsidérait comme une espèce de sensualité demanger quelque chose de cuit, n’eût-ce été qu’uneseule bouchée d’eau chaude. Aliquid coctumcomedisse, luxuria est (ad Eustoch.). Cassien rapporteque chez les moines c’était une règle inviolablequi avait été établie par les anciens Pères, quetoute leur nourriture devait se composer de deuxtartelettes, c’est-à-dire deux petits pains qui, àpeine, pesaient une livre. Vix libræ unius pondushabere certissimum est. Il y avait plusieurs de cesanachorètes qui passaient les uns deux, les autrestrois, et quelques-uns même quatre jours sansprendre la moindre nourriture. Et saint Jérômedit de saint Hilarion (in vita) qu’il ne rompait sespénibles jeûnes ni aux jours de fêtes, ni mêmequand il était accablé de quelque grave maladie. Ily a cependant quelque chose de plus étonnantencore dans ce que saint Augustin nous déclareavoir vu à Rome, où non-seulement les hommes,mais encore les femmes qui vivaient en

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communauté, quoique le sexe de ces dernièressoit faible et d’une complexion [76] délicate,passaient trois et quelquefois quatre jours sansmanger une seule bouchée de pain, ni boire unegoutte d’eau, comme si ces personnes eussent étéétrangères à leur corps et n’eussent plus eu aucunbesoin de le sustenter. Jejunia etiam prorsusincredibilia multos exercere didici, non quotidie semel subnoctem reficiendo corpus (quod est usquequaqueusitatissimum) sed continuum triduum, vel ampliussæpissime sine cibo, et potu ducere. Neque hoc in viristantum, sed etiam in feminis, quibus item multis viduis, etvirginibus simul habitantibus, et lana, et tela victumquærentibus, præsunt singulæ gravissimæ,probatissimæque, non tantum in instituendis,componendisque moribus, sed in instruendis mentibusperitæ, ac paratæ. (De Mor. Eccles., lib. I, cap. 33).

92. – C’est ainsi que les premiers chrétiensmortifiaient leur sens du goût à l’égard de lanourriture ; ainsi ils macéraient leur chair qu’ilsmettaient sous la domination de l’Esprit ; ainsi ilsse disposaient à l’oraison et à recevoir de Dieuune copieuse abondance de grâces. Et nous, ôhonte ! ô trop digne sujet de confusion, s’écrie icidans un mouvement de saint zèle, le bienheureuxLaurent Justinien, nous ne savons pas nousabstenir des mets délicats, ni nous priver dequelque viande exquise, ni entreprendre un jeûne,je ne dis pas au pain et à l’eau, mais un simplejeûne ordinaire, s’il ne nous est imposé par un

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précepte rigoureux. C’est bien là une preuve quela charité s’est refroidie dans nos cœurs et quecette première ferveur du christianisme esttotalement éteinte. Ipsi vero, dit saint LaurentJustinien en comparant notre mollesse avec larigide austérité de ces siècles si fervents, tanquammilites strenui, et zelatores Dei. jejuniis corporamacerabant, et carnem prolixa inedia subjugabant ; ita utquasi vita deficerent præ lassitudine, leguminibus namque,oleribus, pane, et aqua parce utebantur ; et his contenti,quibus natura sustentabatur ; spiritualibus potius, quamcorporalibus nutriebantur alimoniis. Sed, heu ! temporibusnostris, frigescente caritate, et deficiente calore spiritus, nonest qui saltem delectabilibuss privari (De discipl. Monast.conver., cap. 20.) [77]

CHAPITRE IV. ON Y PRESCRIT QUELQUES RÈGLES DE DISCRÈTE PRUDENCE SUR LES REMÈDES PROPOSÉS DANS LE CHAPITRE PRÉCÉDENT CONTRE LE SENS DU GOÛT ET LE VICE DE LA GOURMANDISE.

93. – Ce n'est pas chose nouvelle que lesremèdes deviennent quelquefois plus pernicieuxque le mal même, et qu'au lieu de nous sauver dela mort ils ne fassent qu'en avancer le moment, sil'on n’a pas le soin de les appliquer dans une justemesure et d’une manière proportionnée à l’état dumalade qui en doit user. Dans cette intention j’aiproposé le jeûne comme un remède spécial pourréprimer le sens du goût et pour déraciner du

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cœur de l’homme spirituel le vice de lagourmandise qui porte un si grand préjudice àson âme. J’ai prouvé l’efficacité de ce remède parl’exemple des Saints et des fidèles qui vivaientdans les premiers siècles de l’Église naissante.Mais pour que ce remède soit profitable, il faut enuser avec une juste modération, sans cela au lieud’être utile il deviendrait nuisible à la perfection.Je dois donc, nécessairement, tracer quelquesrègles de discrétion qui ont un grand rapport aveccelles que j’ai établies dans l’article précédent, enparlant des pénitences afflictives du corps.

94. – Néanmoins, pour que ces règles soient àl’abri de tout soupçon de relâchement, je veux lesemprunter à l’un des Saints les plus austères et lesplus vénérés de la sainte Église. C'est doncl'autorité de saint Jérôme que je veux invoquer.Tout le monde sait combien ce saint Docteur futl'ami du jeûne, et combien aussi il en fut rigideobservateur. Tout le monde sait et peut lire dansses lettres avec quelle ardeur de zèle ilrecommandait le jeûne à ses enfants spirituels, etavec quelle sévérité il reprenait ceux quis'écartaient de ses recommandations. Pourtant ceSaint, qui était éclairé du flambeau dudiscernement, dont toutes les vertus tirent leurvaleur, veut qu'on procède sur ce point avec unemodération convenable, et il propose à sesdisciples des règles très-prudentes dont je vaisfaire l’exposition. [78]

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95. – PREMIÈRE RÈGLE. Les jeûnes nedoivent pas être si fréquents et si austères quel’estomac, par une imprudente soustraction de lanourriture, devienne impropre à ses fonctionsnaturelles en altérant fortement la santé, en sorteque la personne ne puisse pas poursuivre samarche dans le chemin de la perfection où elle estentrée, ou ne le puisse qu’avec beaucoup dedifficulté. Saint Jérôme prescrit cette règle àDémétriade : Neque vero immoderata tibi imperamusjejunia, ut enormem ciborum abstinentiam, quibus statimcorpora delicata franguntur ; et ante ægrotare incipiunt,quam sanctæ conversationis jacere fundamenta. Je nevous commande pas, lui dit-il, des jeûnesimmodérés et une abstinence très-considérable denourriture qui énervent bientôt les corps délicatset rendent malade avant qu’on ait pu jeter lesfondements de l’édifice de la perfection. C’estbien là justement ce qui arrive quelquefois à ceuxqui commencent et qui, transportés d’une ferveursensible que Dieu leur communique dès leprincipe pour les exciter à la vertu, ne voudraientplus ni boire, ni manger. Mais qu’arrive-t-il ? Ilstombent accablés sous le poids de leursabstinences immodérées, et perdant leur santéavant d’avoir posé le fondement de leurperfection, ils se trouvent entravés dans leurspremières démarches et ne peuvent terminerl’édifice commencé avec tant d’ardeur. Cela estd’autant plus vrai, comme l’observe le même saint

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Jérôme en écrivant au moine Rustique, que leurestomac, affaibli et dégénéré, engendre plusieurscrudités qui produisent dans ces personnes deseffets tout-à-fait contraires à ces mouvementsimpurs dont elles voulaient se préserver par desjeûnes rigoureux. C’est pourquoi le Saintrecommande à ce moine de se montrer prudent etréservé sur la longueur et l’austérité de ses jeûnes.Balneorum fomenta non quærat, qui calorem corporisjejuniorum cupit frigore extinguere ; quæ et ipsa moderatasint ; ne nimio debilitent stomachum, et majoremrefectionem poscentia erumpant in cruditatem, quæ parenslibidinum est.

96. – DEUXIÈME RÈGLE. Les jeûnes nedoivent être ni si fréquents, ni si austères qu’ilspuissent être un obstacle à la lecture, à l’étude, àl’oraison, aux veilles, aux travaux et autresoccupations ordinaires de son état. C’est la règleque saint Jérôme prescrit à Célance : Sic debesjejunare, ut non palpites, et respirare vix possis et comitumtuarum vel porteris, vel traharis [79] manibus ; sed utfracto corporis appetitu, nec in lectionenec in psalmis, necin vigiliis solito quid minus facias. Cette règle a étédéjà par nous indiquée, avec l’autorité de saintThomas, pour ce qui regarde les afflictionscorporelles, et elle est marquée au coin de laprudence, puisque, comme nous l’avons dit alors,Dieu veut que nous lui offrions en sacrifice noscorps, mais non pas des corps morts, car il veutdes corps vivants et capables d’agir dans l’intérêt

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de son service et de sa gloire. En outre, commentcette mortification pourrait-elle s’appeler unevertu si elle nuisait à l’exercice des autres vertusqu’une personne pieuse est tenue de pratiquerdans la position où elle est placée ? Les vertussont sœurs entre elles, s’accompagnentmutuellement et se donnent la main ; si donc,l’abstinence est tellement rigide qu’elle soitopposée à une autre vertu et l’empêche defructifier dans une âme qui doit la pratiquer, cen’est plus une vertu.

97. – TROISIÈME RÈGLE. Les jeûnes nedoivent être ni si rigoureux, ni si réitérés qu’ilsépuisent la personne, lui deviennent à charge et ladégoûtent de la vie spirituelle. Saint Jérômedonne cet avis à Lœta : Displicent mihi, in tenerisætatibus maxime longa, et immoderata jejunia, in quibusjunguntur hebdomades, oleum in cibo, et poma vetantur.Experimento didici, asellum, in via, cum lassus fuerit,diverticula quærere. Le saint Docteur, faisant parlerson expérience, dit : Je n’approuve pas, surtoutdans les personnes que l’âge n’a pas encoreformées, ces jeûnes longs et immodérés de plusd’une semaine, qui vont jusqu’à se refuser l’usagede l’huile et des fruits ; car j’ai appris par monexpérience que quand l’âne est accablé delassitude sur la route, il ne veut pas avancer, ilrecule même et qu’il va à droite et à gauche duchemin. De même, quand la nature humaine estaccablée sous le poids d’une abstinence

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exorbitante, elle cherche des distractions, durepos, du soulagement et s’écarte du véritablesentier de la vertu. Afin donc que l’hommespirituel marche constamment dans le chemin dela perfection et y fasse des progrès, il doit faireprésider à ses jeûnes une prudente et discrètemodération.

98. – Enfin le saint Docteur, pour fairecomprendre à Démétriade, déjà nommée,combien cette discrétion est nécessaire dans lapratique du jeûne, lui cite l’exemple de plusieurspersonnes de lui connues, et qui, par uneabstinence trop grande et fort immodérée desaliments, se sont rendues [80] incapables de selivrer au service de Dieu. Novi ego in utroque sexuper nimiam abstinentiam, cerebri sanitatem in quibusdamfuisse vexatam, præcipue in his, qui in humectis, et frigidishabitavere cellulis, ita ut nescirent, quid agerent, quove severterent, quid loqui, quid tacere deberent. J’ai connu, luidit-il, des personnes de l’un et de l’autre sexe qui,par une abstinence immodérée, avaient essuyé defortes atteintes au cerveau, spécialement quandon habite dans des lieux humides, tellement queces personnes ne savaient plus que dire, ni quefaire ; elles étaient tombées dans la stupidité etdans la folie, et on eût dit, en les voyant, desstatues. Quiconque donc ne veut pas trouver sousses pas cet écueil ou quelque autre danger de cegenre, doit suivre la règle que nous venonsd’indiquer. Le jeûne est un remède très-efficace

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contre la sensualité du goût et la passion de lagourmandise, qui par ses mouvements intérieursexcite puissamment l’homme à lui donnersatisfaction. Mais il faut que ce jeûne soit pratiquéavec une sage modération pour que, au lieu denous procurer un salutaire secours, il ne deviennepas lui- même un obstacle aux progrès de notreperfection.

99. – Si ensuite le lecteur voulait apprendre demoi quelle doit être la juste mesure des jeûnes quechacun doit pratiquer, s’il est à propos des’abstenir de viande et de laitage, ou bien dejeûner quelquefois au pain et à l’eau, ou bien sil’on peut passer des jours entiers sans prendreaucune nourriture, je lui répondrais qu’endescendant à ces cas particuliers, je ne sauraisindiquer une règle générale qui puisse convenir àchacun d’eux ; parce que, en ce qui concerne laquantité et la qualité des jeûnes, il faut consulterles forces corporelles et spirituelles de chacun, etpuis encore se régler sur l'expérience que l’on adu dommage ou bien du profit que chacun aretiré de l’abstinence dans d’autres temps. Larègle générale qui peut convenir à chacun enparticulier, et que chacun aussi doitindispensablement suivre, quand on désire de nepas se tromper, doit être celle que saint Benoitprescrit à ses moines. Ce grand Saint, après lesavoir exhortés à quelque abstinence modérée, leurfait une obligation de demander à leur propre

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abbé la permission de la pratiquer, et il leur assureque toutes les mortifications auxquelles ils selivreront sans la permission de leur père spirituel,seront considérées de Dieu comme des actes devanité et de présomption, au lieu d’en êtrerécompensées. Hoc ipsum [81] tamen, quodunusquisque affert, abbati suo suggerat, et cum ejus fietoratione et voluntate ; quia quod sine permissione patrisspiritualis fit præsumptioni deputabitur, et vanæ gloriæ,non mercedi. (In Regula, cap. 49).

CHAPITRE V. ON Y EXPOSE UN AUTRE REMÈDE CONTRE LE SENS DU GOÛT ET LE VICE DE LA GOURMANDISE, À LA PORTÉE DE TOUT LE

MONDE ET QUI PEUT ÊTRE EMPLOYÉ PAR CEUX-LÀ MÊME QUI NE PEUVENT PAS JEUNER.

100. – Je vois que le remède qui a été indiquépour déraciner les défauts résultant du sens dugoût et de la gourmandise, ne peut pas convenir àtout le monde. Les personnes dont l’estomac estparesseux, dont le tempérament est délicat etdont la vigueur est presque nulle, ne peuvent pasprudemment s’adonner à l’exercice fréquent dujeûne. Ceux-là le peuvent encore moins qui sontexposés à une grande fatigue où se fait uneconsommation considérable d’esprits vitaux, cequi réclame pour le corps la nécessité de serestaurer par la nourriture et de recouvrer ainsi lesforces abattues pour pouvoir continuer de selivrer à des occupations pénibles. C’est pourquoi

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la sainte Église, cette mère si indulgente, dispenseces personnes de l’obligation du jeûne, bienqu’elle l’impose rigoureusement aux autres fidèlespar un précepte formel. Mais, d’un autre côté, cespersonnes sont dans l’obligation de combattre lesinclinations vicieuses du goût et de lagourmandise, qui mettent tant d’obstacles à leursalut éternel et à leur perfection. Il leur convientdonc aussi d’employer d’autres moyens pour semettre à l’abri des attaques et des illusions de cesdeux grands ennemis. Ce remède n’est autre quela sobriété dans le boire et dans le manger, et ceremède n’est pas aussi efficace que le jeûne, maispourtant il a assez de force pour retenir le goûtdans de justes bornes et pour mettre un frein à lagourmandise ; et soit qu’on [82] jeûne, soit qu’onne jeûne pas, tout le monde a besoin d’opposerun obstacle aux envahissements de cesinclinations déréglées. Cette sobriété dont nousparlons n’est autre chose qu’une vigilance assiduesur soi-même, pour ne pas tomber dansquelqu’une de ces espèces de sensualités qui ontleur siège dans le sens du goût. Saint Thomas,comme on sait, nous a servi de guide dans lechapitre 2e, où nous avons dit qu’il fallait sepréserver de tomber dans aucune des cinqprévarications qui naissent de ce même sens dugoût, et de ce vice brutal de la gourmandise,qu’on peut comparer à une source bourbeusedont les eaux immondes jaillissent pour souiller

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notre âme. En agissant de la sorte, notre sobriétéou tempérance sera parfaite, puisque tous lesdéfauts dont nous parlons n’existant pas dans nosréfections habituelles du boire et du manger, cene seront plus des opérations animales, mais desactes humains. En effet, ces actes seront régléspar la raison et accompagnés de la vertu, commeon va le voir dans nos développements surchacun d’eux en particulier.

101. – La personne pieuse doit se défendreénergiquement contre la première espèce degourmandise, en ne se laissant pas dominer par ledésir de devancer l’heure fixée pour prendre sanourriture. Ce ne serait pas agir sous l’inspirationde la raison, mais sous celle de la passion.Monachus, dit Cassien (et ce qu’il dit du moine, ilveut aussi l’appliquer à quiconque veut vivre avectempérance), hanc in primis sibi cautionem indicat, utnon potus quisquam, non esus ulla oblectatione devictus,ante stationem legitimam, communemque refectionis horamextra mensam percipere sibimet prorsus indulgeat. (Lib. 5,Inst. cap. 10). Lc moine, dit ce grand Docteurascétique, doit, avant tout, se faire une règleinviolable de ne se laisser jamais dominer par undésir de sensualité, jusqu’à prendre une goutted’eau ou une bouchée de pain avant l'heuredestinée à la réfection ordinaire. Cassienprescrivait à ses moines l’observation rigoureusede cette règle ; parce qu’en effet, anticiper letemps du repas, à moins qu’il n’y ait une véritable

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nécessité, c’est condescendre aux appétitsdéréglés du goût et de la gourmandise.

102. – Dans les vies des Pères du désert, il estraconté qu’un moine était tenté, par le démon. deprendre quelque nourriture dès la première heurede la journée. Le moine, voyant bien que c’étaitune suggestion diabolique, vint à bout de lavaincre [83] de cette manière : Attendons, sedisait-il à lui-même, jusqu’à l’heure de tierce, etalors nous prendrons quelque nourriture. Quandl’heure de tierce était arrivée, il disait : Nouspouvons attendre jusqu’à l’heure de sexte. Àl’heure de sexte, le moine disait : Puisque nousavons tant fait, nous pouvons prendre patiencejusqu’à l’heure de none, et celle-ci étaitprécisément l’heure fixée pour le repas desmoines. Après avoir agi ainsi pendant deux outrois jours, le démon voyant qu’on le jouait, seretira, et jamais plus la faim simulée du moine nereparut aussi. Quiconque ne veut pas deveniresclave du vice de la gourmandise, doit user desemblables ou autres ruses pour déjouer lestentations de cette nature. Væ tibi terra, ditl’Ecclésiastique (cap. 10, 16), cujus principes manecomedunt. Beata terra, cujus principes vescuntur temporesuo. Malheur à cette terre dont les principauxhabitants mangent le matin de bonne heure !Bonheur à cette terre dont les chefs mangent autemps réglé ! Et cela est parfaitement dit, puisquele soin que l’on a de réprimer cette inclination

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perverse du goût et de la sensualité est la règlebien juste de l’opinion qu’on doit se faire desbonnes ou des mauvaises qualités des personnes.

103. – Contre la seconde et la troisièmeespèce de gourmandise, saint Basile s’exprimeainsi (De vera Virginitate) : Omnibus locis cibus, qui sitad victum necessarius, solerti ratione inquirendus ;condimentorumque elaboratæ blanditiæ, ut voluptatisillecebræ, repudiandæ. Il nous dit que l’on doitrechercher la nourriture qui est nécessaire ausoutien de la vie et de la santé, mais quecependant on doit éviter les viandes délicates etles assaisonnements recherchés et exquis ; parcequ’il est évident que cette recherche a pour but deflatter le goût et de se montrer facile à l’exigencede la sensualité, car ces mets délicats ne sont pasindispensables pour vivre, pour acquérir desforces corporelles, et enfin pour corroborer lasanté ; et même plusieurs de ces viandesrecherchées sont très-souvent nuisibles autempérament. Si donc on se trouve dans uneposition qui permette de choisir la nourriturenécessaire à l’alimentation corporelle, on doit segarder de ces recherches sensuelles comme étantpeu conformes à la vertu de tempérance. Si lechoix de la nourriture est entre les mains d’autrui,on doit s’appliquer à soi-même le conseil quedonne saint Bernard à ses moines, de faire sur[84] la table même où l’on mange le sacrifice dequelques mets qu’on regarderait comme plus

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conformes à son propre goût, et ce sacrifice seraagréable à Dieu. Unusquisque super mensam sibiindictum aliquid propria voluntate cum gaudio spiritussancti offerat Deo, id est, subtrahat corpori suo de cibo, etde potu. (In regul. cap. 49). Ainsi faisant, outre lemerite qu’on acquiert auprès de Dieu par une tellesobriété, on ne commettra aucune faute enmangeant des autres mets, bien que délicats etbien apprêtés, parce que cela sera compté commealiment indispensable, et qu’on n’en aura pasd’autre pour satisfaire ce besoin.

104. – L’usage du vin se réfère pareillement àcette espèce de tempérance. Saint Jérôme semontre très-sévère à l’égard de cette boissonéchauffante, pour ne pas dire qu’il s’en déclarel’ennemi ; et pour ce qui regarde l’usage de cetteliqueur, il donne à ses disciples des conseils fortrigides, parce qu’il regarde le vin comme uncompagnon inséparable de la luxure qui est liguéavec elle pour conjurer la ruine de la jeunesse. Enécrivant à la vierge Eustochium, il lui dit : Si quiditaque in me potest esse consilii, si experto creditur, hocprimum moneo, hoc attestor, ut sponsa Christi vinumfugiat pro veneno. Hæc adversus adolescentium primaarma sunt dæmonum. Non sic avaritia quærit, superbiainflat, delectat ambitio. Vinum, et adolescentia duplexincendium voluptatis. Quid oleum flammæ adjicimus ?Quid ardenti corpusculo fomenta ignium ministramus ?(Epist. 22). Si vous me jugez capable de donnerun bon conseil, dit-il à cette vierge, ayez quelque

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foi en mon expérience. Je vous avertis avant toutet je vous conjure, vous qui êtes l’épouse deJésus-Christ, d’éviter le vin comme un poison.L’avarice n’exerce pas autant d’empire, l’orgueiln’inspire pas autant de présomption, l’ambitionne séduit point par autant d’attraits, que cetteliqueur exerce de puissance pour nous fairesuccomber. Le démon emploie le vin comme sonarme de préférence pour triompher de lajeunesse. Vin et jeunesse sont deux foyersembrasés de plaisirs illicites. Pourquoi donc jeterde l’huile au feu ? Pourquoi donc fournir à uncorps qui brûle déjà de nouveaux aliments à cetteflamme ? Le même saint Docteur, en écrivant àLœta lui fait entendre, qu’elle doit faire en sortede ne pas laisser boire du vin à sa fille tant qu’ellesera encore bien jeune, parce que le vin et laluxure sont étroitement alliés. Discat jam vinum [85]non bibere, in quo est luxuria. En d’autres endroits iltient le même langage et se sert des mêmesexpressions.

105. – Mais si vous n’êtes pas assez vertueuxpour ne boire que de l’eau pure et que cetteboisson ne puisse pas convenir à votretempérament, comme on le sait de Timothée,vous pourrez suivre le conseil que saint Pauldonnait à ce cher disciple. Sed modico vino utere,propter stomachum tuum, et frequentes tuas infirmitates.(I, ad Timoth. cap. 5, 23.) Buvez un peu de vin, luiécrit l’Apôtre, à cause de la faiblesse de votre

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estomac, et de vos fréquentes infirmités. Vouspouvez en faire de même ; mais je vous avertisqu’il faut boire du vin en petite quantité et avecsobriété ; c’est-à-dire en telle quantité qui estnécessaire pour empêcher les aigreurs et autresindispositions qui affectent l’organe digestif. Agirdifféremment, c’est une intempérance évidente,car on ne peut la rapporter qu’à une volontédésordonnée de complaire au sens du goût, desatisfaire la gourmandise en s’abreuvant de cetteagréable liqueur, sans se mettre nullement enpeine si, en se comportant de la sorte, on nefournit pas un aliment à l’impureté, et si l’onn’attise pas le feu de la concupiscence.

106. – Pour ce qui concerne la quatrièmesorte de sensualité qui se rapporte à la quantité denourriture que l’on prend avec excès, chacun doitréprimer sa gourmandise et mettre un frein ausens du goût pour que les bornes ne soient pasfranchies. Qu’on se souvienne du conseil quesaint Jérôme donnait à ses disciples pour ne pascommettre des excès dans la quantité desaliments. Il leur disait qu’on ne doit jamais serassasier complètement et qu’on doit se lever detable avec un reste d’appétit, Sit tibi moderatus cibus,écrit-il à Eustochium, venter expletus. Il écrit àRustique que la nourriture modérée et peuabondante est utile au corps et à l’âme. Modicus, etmoderatus cibus carni, et animes utilis est. En effet,l’excès dans le manger cause les indigestions, les

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catarrhes, les éruptions de la peau, les fluxions, lesfièvres et d’ordinaire presque toutes les maladiesauxquelles est sujette notre humaine nature. Maisil écrit encore quelque chose de plus étonnant à laveuve Furia : il lui dit qu’une nourriture sobre quilaisse subsister un peu d’appétit, doit être préféréeau jeûne de trois jours entiers, parce qu’il estbeaucoup mieux de manger habituellement peuque de passer plusieurs jours sans aucunenourriture, et puis s’occuper de réparer [86] lesforces de l'estomac affaibli eu mangeant sansmodération des aliments qui chargent cet organeet suffoquent l’esprit. Il explique ce qu’il dit parune comparaison qu’il lait avec la pluie qui estplus utile à la terre quand elle tombe en finesgouttes que quand elle tombe à torrents, parceque la première rend aux champs la vigueurvégétative et que la seconde les ravage. Et pourque la veuve Furia se maintienne dans les limitesde cette sobriété, il lui indique cette règle, qu’ilfaut manger de telle manière qu’on puisse après lerepas vaquer sans empêchement à l’oraison et à lalecture des livres saints. Parcus cibus et venter semperesuriens triduanis jejuniis præferendus ; et multo melius estquotidie parum, quam raro satis sumere. Pluvia illaoptima est, quæ sensim descendit in terram. Subitus etnimius imber in præceps arva subvertit. Quando comedis,cogita, quod statim tibi orandum, illico et legendum est.

107. – Cela peut se démontrer par l’exempledes grands serviteurs de Dieu, qui furent si sobres

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et si tempérants dans leur nourriture, afin deconserver leurs forces, mais non pas pour mangerjusqu’à satiété ; et c’est là que consisteprincipalement la vertu de tempérance. Palladius(Hist. Laud., cap. 1) raconte qu’un prêtre, nomméIsidore, prenait chaque jour des aliments, maisavec tant de parcimonie que jamais dans sa vie ilne s’était levé de table complètement rassasié, et,quoiqu’il ne se livrât pas à certains jeûnes très-austères qui étaient ordinairement pratiqués pard’autres solitaires, il s’était attiré l’estime de tousles autres par cette vertu de sobriété. Cassiendonne de grandes louanges à un vieux moine qui,s’étant trouvé, dans un seul jour, six fois à mangeravec des étrangers, et ayant chaque fois mangépour ses convives, s'était ménagé si bien et avaitusé d’une telle sobriété adroitement pratiquée,qu’à la sixième fois il n’était pas encore rassasié etsentait l’envie de prendre encore quelquenourriture. (Instit., lib. V, cap. 25.) Voilà unepratique de tempérance que tout le monde peutsuivre, même ceux qui, par faiblesse d'estomac etpar un grand besoin d’aliments, ne peuvent sansdanger vaquer aux jeûnes ; d’un autre côté c’estun moyen très-propre à mortifier le goût et lasensualité, parce que selon le vers du poète, il estplus difficile de se contenir quand on est devantune table bien servie que quand on en est éloignélorsqu’on est en train de jeûner :

Difficile esuriens posita retinere mensa.

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108. – Quiconque désire donc d’arriver à cegenre d’abstinence, doit se servir d’un moyen quemettait en usage saint Dorothée à l’égard de sondisciple saint Dosithée (In ejus vita.) Dosithée étaitnoble de naissance, d’une complexion délicate, etil avait été élevé au milieu de l’aisance et du luxede son illustre famille. C’est pourquoi son maître,Dorothée, voulant le réduire aux termes d’uneparfaite tempérance, usa envers lui de ce moyeningénieux. Au commencement il le laissa mangertant qu’il voulut ; puis il lui retira de sa taxejournalière une petite quantité de nourriture : parexemple une once par livre, et lui demanda s’iléprouvait un peu de faim. Le disciple réponditqu’il en éprouvait un peu. Alors le maître prudents’appliqua à l’accoutumer à cette nourriture unpeu moins abondante ; puis, quand il vit quel’estomac s’était habitué à cette modique sobriétéet qu’il n’en éprouvait aucun dérangement, ilretrancha encore une once, et ainsi, peu à peu,Dorothée amena son disciple à une vie très-frugale sans qu’il en éprouvât le moindreinconvénient. Le lecteur fera bien d’user de cemoyen ingénieux ; mais il ne faut pas oublier qu’ilfaut en user pareillement pour les mets grossiers,parce qu’étant pris jusqu’à satiété et de manière àremplir l’estomac, ou ne pourrait excuser unepareille conduite. C’est ce que nous dit saintJérôme : Sed et in vilissimis cibis vitanda satietas est.Nihil enim ita obruit animum, ut plenus venter, et

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exæstuans, et huc illucque se vertens, et in ructus, velcrepitus, ventorum efflatione respirans. (In Jovinian. lib.II).

109. – Contre la cinquième espèce degourmandise qui consiste à manger avec avidité, ilfaut se munir de prudence et de circonspection,puisque le vice de la gourmandise, comme je l’aidit dans le premier chapitre, a son siège dans larecherche exagérée de la nourriture, etcertainement on n’est pas exempt d’un tel vicequand on mange avidement. Gulæ vitium, dit : saintBasile (Serm. de Abdicatione), non in escarum copianaturæ suæ virus exercere novit ; sed in voluptate, atquegustu, licet modicis admodum utare. Ce saint Docteurnous dit que le vice de la gourmandise ne consistepas dans la quantité de la nourriture, car sans celales rois, les empereurs et les autres grandspersonnages de ce monde seraient bienmalheureux, puisqu’ils sont dans l’usage decouvrir leur table d’une grande quantité de metsexquis ; en ce cas là ils seraient tous forcés d’être[88] gourmands et intempérants. La gourmandise,nous dit-il, réside dans les plaisirs du goût quel'on cherche à satisfaire en se nourrissant de metsmême peu nombreux et peu recherchés. C’est cequi donne lieu à saint Augustin d’affirmer qu’onpeut voir une personne sage se nourrir d’un metstrès-délicat sans commettre la moindre faute,tandis qu’un homme qui n’a pas la même sagessese rendra coupable de gourmandise en mangeant

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les mets les plus grossiers. Fieri potest, ut sapienspretiosissimo utatur cibo sine vitio cupidinis, etvoracitatis ; insipiens autem fœdissima gulæ flamma invilissimum ardescat. (Lib. III. de Doctr. Christi, cap. 12).Et qui ne préférerait, continue saint Augustin, demanger des poissons avec Jésus-Christ plutôt quedes lentilles avec Ésaü ? Sanius quisque voluerit moreDomini pisce vesci, quam lenticula more Esau nepotisAbraham. Faudrait-il croire que les animaux sontplus tempérants, moins sensuels que nous, parcequ’ils mangent du foin, de l’orge, de la paille etautres aliments très-grossiers ? Non enim proptereacontinentiores nobis sunt pleræque bestiæ, quia vilioribusutuntur escis. La tempérance consiste donc autantdans la qualité des aliments, que dans le but qu’onse propose en mangeant, et dans la manière donton mange, que dans le peu de recherche qu’on ymet. Nam in omnibus hujus modi rebus, non ex earumrerum natura, quibus utimur, sed ex causa utendi et modoappetendi, vel probandum est, vel improbandum quodfacimus.

110. – Que personne donc ne commence sesrepas sans s’être proposé une fin pieuse ou dumoins honnête dans cette action, qui nousrapproche des êtres privés de raison, enprotestant devant Dieu que notre seule intention,en prenant cette nourriture, est de soutenir notreexistence, de conserver nos forces et notre santé,afin de les employer à son service et pour nousconformer à sa sainte volonté ; puisque Dieu veut

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que nous prenions la nourriture pour maintenirnotre vie, comme nous l’enseigne saint Paul : Sivemanducatis, sive bibitis, sive aliud quid facitis, omnia ingloriam Dei facite, (I, Ad Corinth., cap. 10, 31). Siensuite, durant le repas, on se sent dominé par lasatisfaction qu’on éprouve, il faut de nouveauélever son âme à Dieu, renouveler ses intentions,faire de nouvelles protestations, et déclarer à Dieuqu’on est tout prêt à renoncer â ces viandesmatérielles, si les intentions droites qu’on avait ense mettant à table venaient à s’effacer de notrecœur. Un saint [89] vieillard, comme on en lit lerécit dans les vies des SS. Pères (Lib. de Provid.,cap. 25), pendant qu’il était à table avec les autresmoines, vit, par une révélation intérieure, queparmi ses confrères les uns mangeaient du miel,d'autres du pain, d'autres enfin des ordures. Cespectacle le jeta dans l'étonnement, car il savaitbien que la nourriture était absolument la mêmepour tous, et il se mit à prier Dieu de vouloir bienlui expliquer le mystère de cette vision. LeSeigneur exauça sa prière, et lui dit que ceux quimangeaient du miel étaient les religieux quiprenaient leur nourriture dans une sainteappréhension de violer la tempérance, et parconséquent leur esprit était élevé vers Dieu, et ilspriaient en mangeant. Ceux qui mangeaient dupain étaient les moines qui s'en nourrissaient enrendant grâces à Dieu pour ses bienfaits. Quant àceux que le saint vieillard avait vus se nourrir

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d'ordure, c’étaient ceux qui, en prenant leur repas,se disaient intérieurement : ceci est bon, ceci estmauvais, en un mot mangeaient uniquement pourmanger. Cette vision indiquait donc l'effet que lanourriture produisait dans l'âme de ces moines,selon les diverses intentions et la différence dubut qu'ils se proposaient dans cette action qui, desa nature, est basse et vile. Ceux qui mangeaientpour une fin spirituelle et dans des intentionssaintes, goûtaient la saveur substantielle du pain etdu miel, mais pour ceux qui prenaient lanourriture dans le seul but de satisfaire un goûtsensuel, cette nourriture se changeait enimmondices dont leur âme était souillée. Si l'onveut donc que les aliments soient utiles au corpset ne deviennent pas nuisibles à l’âme, on doit seproposer une fin droite et se nourrir sans avidité,en se détachant intérieurement de toutedélectation que la nourriture peut procurer.

111. – Il y a encore un moyen propre àdétacher l'esprit de l'affection déréglée qu’il peutconcevoir pour le sens du goût lorsqu'on prendses repas. C'est d'accorder son attention à unelecture pieuse qui se fait pendant ce temps-là,comme c’est l'usage dans les réfectoires descommunautés, ou bien c’est de s'entretenir dechoses spirituelles ou scientifiques, et c’est ce quiavait lieu pendant que saint Augustin était à table(Possidon. in ejus vita). L’âme, en ce cas se fixe, à cesobjets pieux, se repaît de cet aliment spirituel et se

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tient à l'écart de l'action purement matérielle àlaquelle vaquent les sens extérieurs, du moins ellene s'en laisse pas absorber ; car il est [90] très-vrai,comme tout le monde peut en faire l’expériencesur soi- même, que l’attention partagée entreplusieurs objets s’attache avec moins de fixité àquelque objet particulier ;

Pluribus intentus minor est ad singula sensus.Cassien nous enseigne la même chose (Inst.

lib. V. cap, 15). Nequaquam enim poterimus escarumpræsentium spernere voluptates, nisi mens contemplationidivince defixa amore virtutum potius, et pulchritudinererum cœlestium delectetur. On ne peut pas, dit-il, sedétacher de la délectation que causent les alimentspendant qu’on les a sous les yeux ou qu’on lesgoûte ; si l’âme, se transportant ailleurs par lapensée, ne trouve pas d’autres objets plus élevés,un plaisir plus noble. À ce propos, on racontedans la chronique des Frères mineurs (X. cap. 3)que sainte Claire ayant vivement désiré et sollicitébeaucoup la faveur de manger une fois avec sonsaint père spirituel François, finit par l’obtenir. Aujour fixé, tous les deux se réunirent pour prendreensemble ce repas dans le même endroit, et ilss’assirent sur la terre nue sur laquelle on avait toutdisposé pour cette réfection champêtre. Dès lecommencement, saint François se mit à parler deDieu avec tant de profondeur et avec tantd’onction que sainte Claire et tous les autresconvives, n’ayant nul souci des aliments, restèrent

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plongés comme dans une douce extase intérieurequi absorbait toutes leurs facultés. Cependantpour faire connaître au monde combien il secomplaît à des repas que viennent assaisonner desconversations et des lectures pieuses, Dieu fitapparaître à tous les habitants de ces contrées uneéclatante lumière sur le couvent de Sainte-Marie-des-Anges, dans la forêt voisine où avait lieu cettesainte réunion de convives. Tous les villageoiss’empressèrent d’accourir pour éteindre ce qu’ilscroyaient un incendie. Mais étant arrivés à ce lieu,ils n’y trouvèrent rien qui justifiât leurs craintes, etayant pénétré dans la forêt ils virent saintFrançois, sainte Claire et tous les autres religieux,tous réunis et plongés dans une méditationcéleste, absorbés en Dieu. Il leur fut aisé dereconnaître que ces flammes qu’ils avaientaperçues étaient un symbole des feux de la charitéqui brûlaient an fond de leurs cœurs. Voilàcomment l’aliment que l’on donne à l’âme,lorsqu’on prend sa nourriture journalière,moyennant les saintes lectures et les entretienspieux, éteint et modère le plaisir que cettenourriture fait éprouver au goût, et fait quel’homme remplit cet acte qui [91] nous estcommun avec les animaux sans montrer tropd’attache au plaisir qui en résulte.

CHAPITRE VI. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

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112. – PREMIER AVERTISSEMENT. Jedésirerais que le directeur se montrât peu facile àaccorder des jeûnes fréquents et à plus forteraison si ces jeûnes devaient être au pain et àl’eau, surtout chez les personnes dont letempérament n’est pas encore formé ; on saitbien que la nourriture prise modérément est lefondement de la vie humaine. De même qu’uneplante qui. serait privée trop longtemps desaliments qui lui sont propres se fane et meurt, demême le corps humain privé de sa nourritures’épuise, et s’il ne perd pas la vie il perd du moinsla force et la santé. Je ne dis pas pourtant que ledirecteur doive n’accorder aucun jeûne,principalement lorsque Dieu exige d’unepersonne certaines austérités. Je me borne à direqu’il doit se montrer beaucoup plus facile àaccorder des pénitences afflictives dont j’ai parlédans l’article précédent, parce que l’expériencenous prouve qu’elles sont moins nuisibles.

113. – Ce qui doit être l’objet d’un grand zèledans le directeur à l’égard de ses pénitents, c’estqu’en prenant leur réfection ordinaire, ils aient àse mortifier de mille autres manières en se privantde beaucoup de choses qui ne sont pointnécessaires à la conservation de la santé, qu’ilspratiquent la sobriété, et que cette pratique soitchez eux constante et devienne une saintehabitude, se souvenant de ce que dit saint Jérôme,qu’une tempérance assidue est préférable à de

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nombreux jeûnes auxquels succèdent des repascopieux. Multo melius est quotidie parum, quam rarosatis sumere. Le directeur doit aussi leurrecommander de prendre la nourriture dans desintentions droites et avec un détachementintérieur, et surtout de ne pas [92] se plaindrequand les aliments ne sont pas bien assaisonnés,délicatement apprêtés, de ne pas non plus en fairel'éloge quand ils ont un goût exquis et que leurapprêt en est plein de saveur. Il leurrecommandera de les prendre tels qu’on les leurprésente sans les louer ni les blâmer, parce qu’iln’y a rien qui prouve mieux combien une âme estdétachée de toute sensualité que de prendre lesaliments avec indifférence, qu’ils soient bons ouqu’ils soient mauvais. Nous lisons que saintThomas d’Aquin ne montra jamais de préférencepour un mets quelconque,, mais que toujourssatisfait de ce qu’on lui présentait, il s’ennourrissait avec une grande modération. Fuitmagum honestatis, et magnæ sobrietatis, numquam petensspeciales cibos sed contentus erat iis quæ apponebantursibi, et illis temperate, et sobrie utebatur. Mais nouslisons encore ce qui suit : In cibo, et potu fuit tantæsobrietatis, quod singularitates ciborum non petebat(Apud Bolland. Tom. I, die 7. Martii cap. V. N. 42).Le père Maffei rapporte au sujet de saint Ignace,qu’il ne refusa jamais aucune nourriture bien queson palais ne s’en accommodât pasnaturellement ; qu’il ne se plaignit jamais que les

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viandes fussent mal cuites ou mal apprêtées, quele vin fut aigre ou épais ; qu’il ne demanda jamaisun aliment de préférence, et qu’un jour le pèreMinistre lui ayant présenté une grappe de raisinqui n’était pas servie sur la table commune, il enfit si peu de cas, qu’en récompense de ce régal, ilimposa à ce religieux une sévère pénitence.Nullum edulii, vel condimenti genus cuiquam indixit ;nihil unquam inter edendum est questus, licet peradjutorum inscitiam, incuriamque cibaria male cocta,conditaque, vinum etiam fugiens, acidumque præberetur ;nihil denique sibi proprie apponi voluit unquam ; etgraviter administrum aliquando puniit, quod uværacemum uni sibi apponi voluit. (In vita lib. III, cap 12).Le directeur doit tâcher d’inculquer à sespénitents une sobriété de cette nature ; s’il yréussit il doit rester convaincu qu’une tempéranceainsi pratiquée suffira pour réprimer le sens dugoût et la passion de la gourmandise. Mais ceci luicausera beaucoup de soins et de sollicitudes, car ilest bien plus facile d’obtenir des pénitentsbeaucoup de jeûnes qu’une sobriété constante etparfaite.

114. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur devra nécessairement se montrer plusdifficile à accorder la permission de jeûner auxpersonnes qui mangent à une table commune,[93] comme c’est d’usage chez les moines et lesreligieuses, parce que des mortificationsextraordinaires chez ces personnes peuvent être

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pour elles une cause de vaine complaisance, etcela peut les exposer à la critique de celles qui ensont témoins. Saint Bernardin, en parlant de ceuxqui pratiquent ces mortifications particulières, ditqu’une personne qui vit dans une communauté secomplaît quelquefois beaucoup mieux dans unseul jeûne qu’elle fait en particulier, qu’en septjeûnes qu’elle fait en compagnie des autres. Plussibi blanditur de uno jejunio, quod cæteris prendentibusfacit, quam si cum cæteris septem dies jejunaverit. (Degrad. hum. gradu 5). Cassien enseigne que tout cequi, dans une communauté, est en désaccord avecla pratique commune, doit être évité avec soin,comme chose sujette à vaine ostentation.Quidquid in conversatione fratrum minime communisusus recipit, vel exercet, omni studio ut jactantiæ deditum,declinemus. (Inst. lib. XI. cap. 18). Cela s’accorde avecce que dit saint Philippe de Néri, qu’à la table oùl’on est assis, on doit manger de ce que mangentles autres convives. On doit pourtant entendreces paroles dans leur véritable sens. Ce Saintdemandait donc qu’on évitât de se singulariser ;car, en agissant ainsi, on risque de fomenterl’orgueil, surtout dans les choses spirituelles (Invita, lib. II. cap. 14. num. 6 et cap. 17. num. 26). Sil’on a le désir de se mortifier en se privant dequelque aliment, l’esprit du Seigneur suggéreraquelque autre moyen de pratiquer cettemortification sans que cela paraisse aux yeux despersonnes en compagnie desquelles on se trouve,

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parce que cet esprit, qui inspire une prudentemodération dans le manger, ne manque jamaisaussi d’inspirer les sages précautions qu’on doitprendre pour dérober aux yeux du prochain lesactes de vertu qu’on pratique. Telle était laconduite de saint Jean Climaque, qui, selon, lemoine Daniel qui a écrit sa vie, mangeait de toutce qu’on servait à table, mais avec une tellesobriété qu’on aurait dit qu’il se bornait à dégustersimplement les mets. Il parvenait ainsi à mortifierbeaucoup le sens du goût, à réprimer la sensualité,et savait éviter le danger de tomber dans aucunetentation de vanité. In mensa nihil rejiciebat, quod areligiosæ vitæ instituto, legibusque non abhorrebat ; sedcibum ita modice sobrieque sumpsit, ut gustare potius,quam edere videretur. Atque ita, fracto cornu superbiæ,tarepios aertem quidem, sed parcitate prandii, et cœnæ,[94] dominam voluptatem multis exitiosam elisit. (InBiblioth. PP. tom. 10, pag. 386).

115. – Mais prenons l’avis du Docteurangélique, qui, examinant selon la méthodescholastique cette question, la résout avec autantde solidité que de profondeur, selon sa coutume.Il dit qu’on peut avoir deux manières de seconduire : Dans l’une, qui est celle de la vieprivée, on peut se livrer à une pratique de très-sévère tempérance ; dans l’autre, qui est la viesociale, on peut se conformer aux usages reçus, etil assure que chacune de ces conduites est digned’éloges. En effet, continue-t-il, notre aimable

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Rédempteur a été lui-même un modèle de cesdeux manières de se comporter : l’une en vivantseul dans le désert, où son jeûne était continuel, etl’autre, en mangeant à la même table que sesdisciples, et même que celle des personnes quin’étaient pas de sa société habituelle, et enprenant sa part des mets qui y étaient servis.Utraque enim vita est licita, et laudabilis, ut scilicetaliquis a consortio hominum segregatus, abstinentiamservet, et ut in societate aliorum positus communi vitautatur ; et ideo Dominus voluit utriusque vitæ exemplumdare hominibus. (3. p. Qu. 40. art. 2. ad. 1). Ledirecteur doit donc comprendre qu’une personnequi vit en communauté doit observer une exactetempérance, et se mortifier dans l’usage desaliments, mais s’y prendre de telle façon qu’à cettetable commune, aucun des convives ne s’enaperçoive. Il ne faut pourtant pas que le directeurse refuse à concéder parfois quelque jeûnerigoureux, surtout à certaines époques depénitence ou quelques vigiles de fêtes d’unpatron. Mais avant d’accorder une permission dece genre, le directeur doit faire en sorte que lapersonne spirituelle ne puisse pas retirer de cettemortification corporelle quelque dommage pourle salut de son âme, comme le serait une vainecomplaisance ; parce que cet acte de surérogationserait moins profitable que pernicieux.

116. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur ne devra pas manquer d’observer qu’il y

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a certaines personnes des deux sexes qui fontconsister toute leur perfection dans les jeunes etla mortification du sens du goût, bien quellessoient d’ailleurs irritables, impatientes, vaines,altières et peu charitables, se figurant qu’avec cesmacérations on a tout fait. Ces personnes ont ungrand besoin d’être éclairées, parce qu’elless’égarent considérablement dans ce qui touche àleur regularite spirituelle. Il [95] est mêmepossible que le démon les excite à cesmacérations pour les tenir plongées dans cetaveuglement. Il doit donc leur faire comprendre,comme le persuadait saint Jérôme à Démétriade,que le jeûne n’est pas la perfection chrétienne,mais qu’il en est seulement la base et un moyend’y parvenir ; qu’il n’est pas l’essence de laperfection, mais un secours pour y arriver. Et quiignore qu’en se bornant au jeûne, fût-on de lacou- duite la plus pure et la plus irréprochable, onne saurait mériter la splendide couronne de laperfection, comme le dit le même Saint ? Jejuniumnon perfecta virtus, sed cæterarum virtutum fundamentumest, ut satisfactio, atque pudicitia, sine qua nemo videbitDeum. Gradum præbet ad summa scandentibus, nectamen, si sola fuerit, virginem potent coronare.

117. – Saint Jérôme, écrivant à Célance, lui ditqu’on recueille peu de secours spirituels dans lamortification du corps par le jeûne, si on enfleson esprit par l’orgueil. Que c’est peu, de serendre pâle en s’exténuant, si d’autre part on se

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rend pâle d’envie. Priver le corps de nourriturepar les jeûnes et ne pas imposer à son âme uneabstinence de vices, s’abstenir de vin et s’enivrerde colère, de haine, de vivacité de caractère, cesont là des abstinences insensées. Il y a, dit leSaint, une abstinence éminemment noble etlouable ; elle a pour but l’extirpation des passionsvicieuses et l’acquisition des vertus solides. C’estlà que se trouve la véritable abstinence, quand onmacère la chair par des jeûnes, afin d’humilierl’esprit, afin que par le mépris de soi-même ons’abandonne sans réserve à la volonté de Dieu,Quidquid supra justitiam offertur Deo, non debetimpedire justitiam, sed adjuvare. Quid enim tenuaturabstinentia corpus, si animus intumescat superbia ?Quam laudem merebimur de pallore jejunii, si invidialividi sumus ? Quid virtutis habet vinum non bibere, etira, et odio inebriari ? Tunc, inquam, præclara estabstinentia, tunc pulchra atque magnifica castigatiocorporis, cum esset animus jejunus avitiis. Immo quiprobabiliter, et scienter virtutem abstinentiæ tenent, eoaffligunt carnem suam, equo animæ frangant superbiam,ut quasi de quodam fastigio contemptus sui, atquearrogantiæ descendant ad implendam Dei voluntatem,quee maxime humilitate perficitur. Idcirco a variisciborum desideriis mentem retrahunt ut totam ejus vimoccupent in cupiditate virtutum. Le directeur doit sepénétrer profondément de ces principes pourdétromper ceux qui considèrent le [96] jeûne noncomme un moyen, mais comme le but même de

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la perfection ; ceux qui, tout en pratiquant lejeûne, troublent l’intérieur de leur famille, nepeuvent supporter les injures, sont attachés auxbiens de la terre, médisent de leur prochain, sontvains, arrogants et pleins d’orgueil dans toute leurconduite, et qui, croyant n’avoir plus rien à fairequand ils out mortifié le sens du goût, se mettentpeu ou point du tout en peine de travailler àl’amendement de leur vie.

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ARTICLE III.

Les obstacles qu’oppose à la perfection chrétienne le sens dela vue, quand il est mal gardé.

CHAPITRE I. ON Y EXPOSE LA PREMIÈRE RAISON POUR LAQUELLE LE SENS DE LA VUE, QUAND IL N’EST PAS CONTENU DANS DE JUSTES BORNES, PEUT CAUSER UN GRAND PRÉJUDICE À LA PERFECTION ET MÊME AU SALUT ET ON EN DÉDUIT LA NÉCESSITÉ DE LE SURVEILLER EXACTEMENT.

118. – Parmi les sens dont Dieu a bien vouludouer le corps humain, un des plus nobles estbien, sans nul doute, celui de la vue, à cause de savivacité, de sa pénétration et de sa promptitudedans les actes qui lui sont propres. Mais ce sensest encore bien plus digne d’estime, parce qu’ilest, préférablement aux antres, l’organe par lequelnotre âme distingue les objets sur lesquels elle seforme les notions qu’elle doit en avoir, fonde sesjugements, règle ses discours, et exerce lesdiverses opérations qui se réfèrent à ces menusfacultés. Mais justement à cause de cela, le sensdelà vue expose à plus de dangers, lorsqu’il n’estpas l’objet d’une sévère vigilance ; il transmet àl'âme des images qui sont funestes, non-seulement â sa perfection, mais encore au salutéternel.

119. – Ici, pour bien comprendre cetteimportante vérité, il [97] est à propos d'établir, de

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concert avec tous les philosophes, que toutes nospassions dépendent totalement de l’imagination,dont elles sont vassales et sujettes, absolumentparlant, et cela est au point que ces passions nepeuvent s’émouvoir qu’au gré des impulsions quel’imagination leur communique. Si, par exemple,cette faculté imaginative représente, à la partieinférieure, quelque objet attrayant, à l’instantl’appétit sensitif s’éveille et imprime sonmouvement à la passion de l’amour pour cetobjet. Si, au contraire, il s’agit d’un objetrepoussant, aussitôt l’appétit sensitif allume unepassion de répugnance et d’horreur. Sil’imagination nous montre un objet quisympathise avec notre nature, aussitôt l’appétitsensitif est excité au désir de se l’approprier. Onpeut en dire autant de toutes les autres affectionssensibles de l’âme, qu’on nomme les passions.D’autre part, il est parfaitement certain que laplupart des images que cette faculté présente àl’esprit, sont l’effet de la vue, qui nous transmetles formes des objets dont notre esprit se fait desidées, conformément à cet axiome, qui peuts’appliquer à tous les sens : Nihil est in intellectu,quod prius non fuerit in sensu. On doit conclure de cequi vient d’être dit, que presque toutes lespassions qui font la guerre à notre âme, tirent leurorigine des yeux, dont on n’a pas surveillé lesmouvements, et qui procurent à la facultéimaginative les formes de ces objets pour lesquels

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les passions, par leurs mouvements déréglés,sentent de l’attrait. C’est ainsi que les passions del’amour, les affections vicieuses, les désirs impurss’allument dans l’homme, parce qu’il n’a pas veillésur ses yeux, et que par le moyen de ces formesqui ont frappé l’organe de la vue, l’imagination,qui les a considérés comme des objets aimables,délectables, dignes d’être considérés, les dépeint àl’âme sous cet aspect séduisant, tandis qu’au fond,ils méritaient plutôt d’être dédaignés et repoussés.

120. – Bien convaincu de cette grande vérité,le saint homme Job avait fait pacte avec ses yeuxde ne point les fixer sur la figure d’une femme ;car il n’ignorait pas que ces regards font naître desidées mauvaises, qu’à la suite de ces idéess’enflamment les passions, que celles-cisubjuguent la volonté qui les accueille, et qu’enfince consentement est la source du péché, la ruineet la perte de l’âme : Pepigi fædus eum oculis meis, utne cogitarem quidem de virgine. (Cap 31, 1). Le [98]saint homme dit qu'il a fait un pacte avec ses yeuxde ne point penser à aucune vierge. Il sembleraitqu'il devait dire de ne point regarder une vierge,puisque la fonction des yeux n’est pas de penser,mais bien de regarder. Il avait pourtant bienraison de s’exprimer comme il l’a fait, puisquel’acte par lequel on regarde un objet est siinséparablement lié avec la pensée de cet objet,que cela parait être une seule et même chose. Job,ne voulant donc point penser à des objets

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dangereux comme le sont, sans nul doute, lesjeunes personnes, fit le ferme propos de ne pointjeter les yeux sur elles, persuadé que c’étaitabsolument la même chose. Mais l’Esprit saints’exprime encore d’une manière plus claire dans lelivre de l’Ecclésiastique (Cap. 9, v. 8, 9) : Avertefaciem tuam a muliere compta, et ne circumspicias speciemalienam. Propter speciem mulieris multi perierunt ; et exhoc concupiscentia quasi ignis exardescit. Détournez vosyeux de toute femme, dit l’Ecclésiastique, detoute femme qui s’en va toute évaporée, bienparée et brillante de riches atours ; ne regardezpas complaisamment sa beauté si vous ne voulezque ces regards tuent votre âme, comme cela estarrivé à tant d’autres. Mais quelle raison y a-t-il,me direz- vous, de concevoir une telle craintepour un simple regard ? En voici la raison : Exhoc concupiscentia quasi ignis exardescit. Parce qu’à lasuite des regards viennent, en vertu d’uneconnexité naturelle, les images perverses quiallument la concupiscence au foyer de l’impureté.Qu’il ferme donc les yeux qu’il exerce sur sesregards une vigilance continuelle, quiconque neveut pas s’exposer à tomber dans un si grandmalheur, et ne veut pas en même temps êtreréduit à pleurer un jour avec des larmes amèrescette curiosité désordonnée de ses yeux, en disantavec le prophète Jérémie : Oculus meus deprædatusest animam meam.(Threni, cap. 3, 51) : Mes yeux ontcausé la ruine entière de ma pauvre âme, par les

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pensées, les affections et les passions mauvaisesque ces yeux y ont furtivement introduites.

121. – Notre doctrine est si bien fondée sur lavérité, que les poètes eux-mêmes, dans leursfutiles compositions, attribuent ordinairement auxyeux l’origine de leurs profanes amours. L’und’eux a dit avec raison :

Si nescis, oculi sunt in amore duces.On peut traduire ce vers latin par le vers

français :L’amour a dans nos yeux son funeste berceau. [99]

Mais l’Esprit saint, dans l’Ecclésiastique, abien plus énergiquement exprimé ce sentiment endeux mots : Ut vidi perii. À peine ai-je fixé mesyeux sur cet objet défendu, que ma perte a étéconsommée. Cette vérité a reçu pareillement de labouche d’un sculpteur célèbre un témoignagefameux par un mot qu’il grava au pied d’unestatue. C’était une Vénus endormie, etl’inscription était ainsi conçue : Cave, viator, excitesa somno deam, sua adaperiens, tua namque claudetlumina. Garde-toi, voyageur (en passant), d’éveillerla déesse, parce que si elle ouvre les yeux, les tiensse fermeront. Il voulait faire entendre que, si nousouvrons inconsidérément nos yeux corporelspour regarder des objets dangereux, les yeux denotre esprit se fermeront, aveuglés par desaffections impures.

122. – Mais pourquoi s’arrêter à mendierl’autorité des écrivains profanes ? N’avons-nous

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pas dans nos saintes Écritures des exemplesmémorables de personnages doués de grandesvertus, qui, pour un simple regard, se sontplongés dans un incendie de flammes impures oùils ont été entièrement consumés ? On connaîtbien l’histoire d’un simple coup d’œil fixéimprudemment, du haut d’une terrasse, surBethsabée ! N’est-ce pas ce qui précipita dans unabominable adultère David, cet homme selon lecœur de Dieu, cet homme élu pour annoncer etprophétiser le divin Messie, et que Dieu avaitélevé à l’insigne privilège des communications lesplus intimes avec lui-même ? Vidit mulierem selavantem ex adverso supra solarium suum... Missis itaquenuntiis tulit eam. (Reg. 2, cap. 11, 3). Quelle causeinduisit ces deux vieillards décrépits, dont lesannées avaient blanchi la chevelure, ces hommesd’un âge si mûr, et que leur sagesse reconnueavait établis juges du peuple, à tenter de séduire lachaste Suzanne ? Est-ce que ce ne fut pas unregard nullement circonspect qu’ils jetèrent surelle au moment où elle se promenait dans sonjardin ? Et videbant eam senes quotidie ingredientem, etdeambulantem, et exarserunt in concupiscentiam ejus.(Daniel, cap. 13, 8). Ces vieillards la considérèrentavec insistance, à plusieurs reprises, et ces regardsmultipliés portèrent dans leurs cœurs glacés lesflammes de l’incontinence. Tout le mondeconnaît l’effronterie avec laquelle cette femmeégyptienne sollicita au crime le chaste Joseph, et

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les violences qu’elle employa pour triompher deses refus. Mais d’où pouvait venir tant dehardiesse à une femme naturellement timide et[100] modeste comme le sont d’habitude lespersonnes du sexe ? Le voici : Injecit domina oculossuos in Joseph et ait : Dormi mecum. Elle fixa les yeuxsur son serviteur, nous dit le texte sacré, et ceregard lui fit perdre toute pudeur. La chaste Dinaperdit-elle autrement son honneur et le trésor desa virginité ? Elle voulut satisfaire ses yeux :Egressa est autem Dina filia Liæ, ut videret mulieresregionis illius, (Genes., cap. 34). Qu’arriva-t-il ensuitede cette liberté de pouvoir repaître ses yeux desobjets que leur offrait cette région ? Princeps terræillius adamavit eam ; et rapuit, et dormivit cum illa, viopprimens virginem. Et un Holopherne, formidableennemi du peuple d’Israël, comment fut- il réduiten esclavage, et comment tomba-t-ilmisérablement sous le couteau d’une faiblefemme ? Ce furent, nous dit le texte sacré, lespièges où il se laissa prendre, les chaînes dont soncœur fut enlacé : et ce guerrier, vainqueur jusqu’àce moment, se laissa enchaîner par les mainsd’une femme qui avait déjà fait la conquête deson cœur : Sandalia ejus rapuerunt oculos ejus :pulchritudo ejus captivam jecit animam ejus. (Judith, cap.16, 11).

123. – Enfin, qui pourrait énumérer lesaffreux malheurs, qui n’ont eu d’autre source quela liberté des regards ? Je crois bien qu’il serait

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plus facile de compter les étoiles du firmament etles grains de sable des mers. Je dirai seulementque la ruine du monde, par le déluge universel,provint surtout de cette licence immodérée desyeux. On le prouve par l’Écriture. Oui, il est très-vrai que la cause prochaine et immédiate de cetteextermination générale fut la multitude despéchés commis contre la pureté. Non permanebitspiritus meus in homine, quia caro est. (Genes, cap. 6, 3).Comme l’expliquent les interprètes : Quia est nimisimplicatus peccatis carnalibus. Mais le texte sacrés’exprime de la manière la plus précise sur cetteimmense corruption de la chair ; car nous y lisonsque la cause de ce libertinage effréné, futl’imprudence avec laquelle ces hommes dupremier âge du monde portèrent leurs regards surles femmes : Videntes filii Dei filias hominum, quodessent pulchræ, acceperunt sibi uxores ex omnibus, quaselegerant. C'est alors que le Seigneur porta ceterrible arrêt : Dixitque Deus : non permanebit spiritusmeus in homine in æternum, quia caro est. Leursregards rendirent ces hommes charnels, etdevenus charnels ils déplurent à Dieu, qui lespunit par cette vaste inondation dans [101]laquelle ils périrent tous. Que celui-là donc quiveut mener une vie pieuse ferme ses yeux, carc’est par eux que la mort entre dans les âmes ;qu’il ne compte pas sur lui-même et sur sa vertu,ni sur son expérience passée, parce que, dit saintGrégoire, les yeux sont les fenêtres par lesquelles

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pénètrent dans les cœurs les mauvais désirs, lescoupables complaisances, malgré la volonté quiles repousse, mais qui, après avoir essuyé desassauts multipliés et avoir été battue plusieursfois, ne peut que difficilement éviter de tombersous l’esclavage de la mort, je veux dire sous celuidu péché. Deprimendi sunt oculi. quasi raptores adculpam... Quisquis enim per has fenestras corporis incauteexterius respicit, plerumque in delectationem peccati etiamnolens cadit, atque obligatus desideriis, incipit velle quodnoluit. (Moral, lib. XXI, cap. 2).

124. – Mais quand bien même certainespersonnes seraient à l’abri de fautes graves enaccordant à leurs yeux quelque liberté, il estcertain que les pensées déshonnêtes, les désirsimpurs entrent malgré nous, comme dit saintGrégoire, dans notre esprit à la suite de cesregards et y laissent quelque souillure, quoiqu’onait eu soin de rejeter ce qui pouvait êtredéfectueux ; du moins encore ces impressionsportent une certaine atteinte à la sérénité de laconscience, en troublent le calme dont le cœur aun si grand besoin pour se livrer à l’oraison et à lapratique de la vertu, Ainsi donc, pour ne paslaisser pénétrer dans l’âme ces penséesimmodestes qui, si elles ne sont pas mortelles,sont du moins dangereuses et funestes, il estnécessaire, conclut le saint Docteur, que lapersonne spirituelle se précautionne avec unejalouse vigilance à l’égard de ce sens dont la

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vivacité est si grande, en bien se persuadant qu’iln’est pas permis de porter les yeux sur un objetqu’il est défendu de convoiter. Ne ergo quædamlubrica in cogitatione versemus, providendum nobis est :Quia intueri non licet, quod non licet concupiscere. (Eod.loc.).

125. – Ici vient se placer fort à propos un faitqui est rap porté par saint Augustin, dans le livrede ses Confessions, au sujet de son ami Alypius,parce qu’il en ressort la preuve convaincante del’empire qu’exercent les yeux sur les mouvementsde notre cœur, non-seulement sur ces affectionstendres dont nous venons de parler, mais encoresur des affections d’une nature barbare, et c’est cequi démontre encore mieux la vérité [102] de ceque j'ai dit. Alypius, intime ami de saint Augustin,se trouvant à Rome à l’époque où l’on célébraitles jeux du cirque, et tout le peuple accourant enfoule où des gladiateurs s’entr'égorgeaient, futinvité par ses amis à s’y rendre en leur compagnie.Alypius en homme qui professait une grandehorreur pour ces divertissements cruels dont leplaisir consistait uniquement à voir le sang couler,refusa l’invitation. Toutefois, vivement pressé partoutes les personnes de sa connaissance etentraîné comme par force, il finit par céder à leursinstances pour ainsi dire invincibles, mais bienrésolu à assister seulement de corps à cespectacle, sans y faire participer son esprit, etdéterminé à ne pas jeter le moindre regard sur ces

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jeux inhumains. Le voilà donc parti, il s’assiedcomme les autres, et ferme les yeux, ayant soind’élever les pensées de son âme à des penséesplus dignes. Mais au moment où il s’y attendait lemoins, un coup d’épée, que porta avec unesingulière adresse un des gladiateurs à sonadversaire, excita dans le théâtre une bruyanteacclamation et des applaudissements pour levainqueur. Alypius ne put se contenir, il ouvrit lesyeux et se mit à regarder comme tout le monde.Ce regard, dit saint Augustin, frappa son âmed’un coup plus terrible que celui dont legladiateur vaincu avait été atteint sur son corps, etAlypius succomba plus malheureusement que cedernier. Aperuit oculos, et percussus est graviori vulnerein anima, quam ille in corpore, quem cernere concupivit ;ceciditque miserabilius, quam ille, quo cadente, factus estclamor. Cependant après avoir cessé de tenir sesyeux fermés, il se prit à considérer avec plaisir lafureur qui animait les gladiateurs, à se délecter deces cruels combats, à s’enivrer de ces barbaresdélices. Mais quoi encore ? il se laissa tellementimpressionner par ce spectacle sanguinaire, qu’iljoignit ses cris à ceux des assistants, prit part àleurs applaudissements, mêlant ses cris auxclameurs de tout le peuple. Sed fixit aspectum, et.hauriebat furias, et nesciebat ; et delectabatur scelerecertaminis, et cruenta voluptate inebriabatur. – Spectavit,clamavit, exarsit ; abstulit inde secum insaniam (Cap. 8).Il rentra chez lui tant changé, dit saint Augustin

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en terminant, qu’il n’avait plus besoin qu’on lepoussât pour le faire assister à ces sortes despectacles ; il y allait non-seulement sans y êtreinvité, mais il y conduisait les autres, tant, à ceseul regard, avait pénétré au fond de son cœur ceplaisir barbare et inhumain ! Or, si un [103]simple coup d’œil fut assez puissant pour changerle cœur noble et si sage d’un homme telqu’Alypius, si ce regard put lui faire goûter unplaisir dans ces barbares jeux, si peu conformes àla nature de l’homme tels que doivent l’être descoups meurtriers, quelle sera la puissancequ’auront ces regards fixés sur une personne d’unsexe différent, dont l’extérieur est agréable,avenant, plein de charmes, si propre à exciter desaffections tendres dont le cœur se laisse siavidement pénétrer et qui finissent par se changeren un poison qui donne la mort.

126. – Il faut donc veiller sur ses yeux etpratiquer la modestie dans ses regards, car il nepeut y avoir sans cela une véritable spiritualité,pas même une vertu ordinaire. Quiconque veuttenir son esprit élevé aux cieux, doit tenir sesregards modestement baissés. Summe custodiendusest oculus, dit le même saint Augustin, quia januacordis est.(Scrm. 31, ad fratres in Eremo), Nous avonsdit plus haut, en parlant des autres sens, que lesyeux sont les fenêtres du cœur. Saint Augustin diteu outre qu’ils en sont la porte. Tout le mondeentre dans la maison par la porte, bien peu y

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entrent par les fenêtres, parce que l’accès est bienplus facile par la première que par les dernières.Et puis encore, pour entrer dans la maison par lesportes, il suffit qu’elles soient ouvertes, mais celan’est pas suffisant pour y pénétrer par lesfenêtres. Donc si, selon saint Augustin, les autressens de l’homme sont les fenêtres des péchés et siles yeux sont leurs portes, il en résultera que ceux-ci peuvent entrer dans l’âme quand les yeuxs’ouvrent sans retenue. Summe custodiendus estoculus, quia janua cordis est.

CHAPITRE II. ON Y ENTRE DANS DE NOUVEAUX DÉVELOPPEMENTS PAR LESQUELS ON DÉMONTRE LES GRAVES PRÉJUDICES QUE CAUSE LE SENS DE LA VUE QUAND UNE SÉVÈRE. MODESTIE NE LA RETIENT PAS DANS SES BORNES.

127. – Quoique l’infime alliance qui existeentre le sens de la vue et les passions de l’âme,semble être un motif plus que suffisant pour quetout chrétien qui est étranger même à la vie [104]spirituelle exerce une rigoureuse surveillance à cetégard et ne laisse pas égarer ses yeux en pleineliberté, néanmoins, puisque j’ai à traiter d’un sensqu’il est si difficile de dompter, j’ai pensé que jedevais exposer encore d’autres raisons qui ferontcomprendre de tenir ce sens sous le joug. Ungrand motif doit nous déterminer à ne pas cesserun instant d’exercer cette vigilance sur nos yeux et

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de leur serrer, pour ainsi parler, le mors qui lesretient ; c’est la grande liberté, je veux direl’extrême facilité que possède ce sens d’errer àl’aventure, bien que l’exercice de cette faculté soitplein de dangers, tellement que grâces à la rapiditédont elle s’exerce, la raison ne peut la devancer etne saurait la régler par ses sages inspirations. Lesdeux autres sens dont j’ai déjà parlé ne sont pas àbeaucoup près si indépendants. Ils sont plusfaciles à placer sous l’empire de la volonté et nepeuvent faire aucun mouvement sans prendre sesordres. Il est bien certain que ma main ne feraaucun mouvement pour toucher un objet si je nele veux pas, et que mon palais ne dégustera aucunaliment si je n’y consens point. Mais il n’en estpas ainsi des yeux qui préviennent la volonté eterrent en toute liberté sur des objets que lavolonté ne voudrait pas qu’ils considérassent, et laplacent au milieu d’un ardent brasier qui peutconsumer.

128. – Si ensuite la volonté accorde aux yeuxun peu de liberté, il ne lui est plus possible de lesretenir. C’est bien d’abord malgré elle que lavolonté est entraînée à se complaire dans la vuede ces objets, mais ils deviennent bientôt pourelle pleins de charme et d’attrait. Saint JeanChrysostôme compare nos yeux à certainscoursiers pleins de feu que l’on gouvernedifficilement. Mais si ensuite celui qui les dirigeleur laisse flotter la bride sur le cou, ils s’élancent

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avec une telle impétuosité qu’ils emportent avecfureur la voiture et le cocher et les jettent dans unprécipice. C’est ainsi que les yeux pleins de feu, etdont le regard est rapide, se soumettentdifficilement à l’empire de la raison. Que siensuite on leur lâche un peu la bride en leuraccordant quelque liberté, ils prennent le dessuset conduisent la volonté à une ruine assurée par lareprésentation de certains objets qui les charment.Oculi est videre, dit le Saint, male autem videre a menteest. Postquam autem negligens esse et habenas laxarecœpit ; quemadmodum auriga, nesciens indomitorumequorum ferociam compescere, et equos currum trahentes et[105] semetipsum in præceps ire facit ; sic et voluntasnostra. (Homil. 22 in Genes.).

129. – Considérez un cavalier monté sur uncheval docile et doux, il ne lui serre pas le mors,mais il poursuit sa route en toute sécurité et sansaucun souci. Seulement, quand il y a quelque pasdifficile ou dangereux, il attire à soi les rênes, faitmarcher avec précaution son cheval, il veille surchacun de ses pas et sur chaque mouvement quefait sa monture. Mais celui qui monte un coursiervif, impétueux, indocile, le retientcontinuellement par la bride, veille toujours surlui, et même sur un chemin large et facile il leconduit avec précaution, parce qu'à tout instantce coursier peut faire une escapade, se dérober àla main qui le guide, désarçonner son cavalier etl'exposer à périr au tond de quelque précipice. De

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même il nous suffit de veiller sur nos autres sensen beaucoup de circonstances ; par exemple pource qui regarde le sens du goût, nous sommesmaîtres de notre volonté et nous pouvonssurveiller ce sens pendant que nous prenons nosaliments ; il en est ainsi du toucher dans certainesrencontres dangereuses. Mais pour ce qui est dusens de la vue qui, selon la comparaison de saintJean Chrysostôme, semblable à un coursierfougueux ne se laisse pas modérer par le frein dela raison, et qui, en tout temps, lanceinconsidérément ses regards, nous avons à userd’une vigilance incessante. Le long du chemin quenous parcourons, nous avons à tenir nos yeuxbaissés ; dans l’intérieur, quand nous avons ànous entretenir avec des personnes d’un sexedifférent, bien qu’elles soient d’une honnêtetéirréprochable ; parce que le sens de la vue ne peuts’assujettir à aucun frein, et au moment où l’on ypense le moins, ce frein peut nous trahir et nousprécipiter dans l’abîme du péché par un seulregard. Saint Eusèbe d’Émèse, dans une Homélie(qu’on lui attribue mal à propos, ainsi que le titrede saint, car il était Arien. – Remarque dutraducteur français) parle ainsi : Quam facile potestin puncto temporis vagari velocitas oculi, tam sollicitepræcavenda est irruentis noxa delicti. (Homil. 4). Plusest rapide la promptitude d’un regard, plus doitêtre sévère la vigilance dont on doit user, enimposant aux yeux la modestie et en les tenant

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baissés vers la terre comme par un certain usagequi nous serait naturel.

130. – Le lecteur doit maintenantcomprendre pourquoi les Saints ont usé de tantde précaution dans leurs regards, surtout [106]vis-à-vis des personnes d’un sexe différent, et celaà un tel point que leur modestie semblait aller au-delà des bornes. On dit de sainte Claire-quejamais elle ne vit une figure d’homme puisqu'unefois ayant levé les yeux pour regarder la saintehostie que le prêtre élevait, elle aperçut par hasardun homme sur lequel ses yeux s'étaient portésvaguement, et elle resta toute consternée de cecoup d'œil qu'elle n’avait pu maîtriser. On lit ausujet de saint François que, forcé par ses devoirsde converser avec des femmes, il n'en connaissaitaucune de vue, mais qu'il les distinguait seulementpar leur son de voix ; de saint Pierre d'Alcantaraqui, ayant voyagé pendant trois ans en compagniede ses religieux, n'avait jamais vu la figured’aucune femme, qu'il n'avait jamais mêmeregardé la voûte de l'église dans laquelle il priaitfréquemment, à cause de la grande habitude où ilétait de tenir continuellement ses yeux fixés versla terre ; de saint Hugues, évêque, que, forcé deconverser avec des femmes à cause de ses devoirsde pasteur, il n'en avait jamais regardé aucune enface, pendant quarante ans ; de saint Louis deGonzague, que jamais il ne fixa ses yeux suraucune femme, pas même sur sa propre mère.

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Ces grands Saints savaient parfaitement combienle sens de la vue est prompt et adroit à tromper lavigilance et combien il est dangereux pour l'âmeen raison de ces propriétés qui lui sont inhérentes,et par conséquent ils se méfiaient de ce sens entoute occasion et en présence d'un objetquelconque, et ils le tenaient constamment sous lefrein comme on traite un cheval aveugle.

134. – On raconte à ce sujet que le saint abbéArsène ayant à visiter une noble dame, dès qu'ilfut devant elle, il lui tourna le dos, sans proférerune seule parole. Cette dame en voyant le Sainten agir ainsi avec elle par un procédé qui semblaitdédaigneux, lui dit : Ne vous formalisez pas de ceque je suis venue vous voir, car je n'ai eu d’autreintention que le désir sincère de me recommanderà vos prières, excusez-moi et priez le Seigneurpour moi. Oui, reprit le Saint abbé, je prierai Dieude vous effacer de ma mémoire. On raconte d’unautre moine nommé Pion, que saint Antoine luiayant ordonné d’aller rendre visite à une sœur quiétait veuve et qui depuis trente ans désirait de lerevoir, celui-ci obéit exactement et partit en toutehâte. Arrivé devant la maison de sa sœur, ils’arrêta sur la porte sans mettre le pied dans1'intérieur, il s'entretint [107] quelques instantsavec elle, mais en tenant constamment les yeuxfermés. Ces manières d'agir, je le vois bien,paraîtront inciviles et même grossières, et unsentiment de convenance semblera bien ne pas y

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avoir présidé. Mais l’appréhension où étaient cesserviteurs de Dieu de devenir le jouet de ce senssi prompt et la crainte de succomber dansquelqu’une de ses attaques imprévues, leurdictaient cette conduite. Combien mieux devrons-nous craindre nous, dont la vertu n’est pas aussiferme que la leur, nous que de si puissantssecours de la grâce divine n’assistent pas ?Combien plus exacte devra être notre vigilance àmaintenir nos yeux dans la modestie sinon avecautant de sévérité, au moins avec autant decirconspection en ne portant pas nos yeux avecautant de liberté sur toutes sortes d’objets etsurtout en ne les fixant pas sur le visage despersonnes d’un sexe différent, quand nous lesrencontrons ou quand nous avons à nousentretenir avec elles ?

132. – Un autre motif qui doit nous engager àtenir nos yeux sous une surveillance jalouse à leurrefuser la liberté de s’égarer sur toutes sortesd’objets qui peuvent nous plaire, c’est d’obtenirpar ce moyen, de Dieu, une assistance spécialepour ne pas nous arrêter à des pensées mauvaises,et ne pas nous exposer à des tentations contrairesà la sainte pureté qui, si elles s’obstinent, sontvaincues, grâces à ces secours, avec une grande’facilité, et au lieu d’être pour nous des pièges oudes pierres d’achoppement, deviennent aucontraire une source de mérites et ajoutent denouveaux fleurons à notre couronne. Il est

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certaines tentations fâcheuses qui ne laissent àquelques serviteurs de Dieu aucun repos ; c’estDieu qui les permet pour punir de cette manièrequelques regards imprudents. L’abbé, du nom dePasteur, en punition de ce qu’il avait regardé avectrop de curiosité une jeune fille qui cueillait desépis, fut pendant quarante ans tourmenté detentations impures. On connaît la célèbretentation de saint Benoît qui le contraignit à serouler parmi les épines dans un état de nudité.Saint Grégoire (Dial lib. II cap. 20) nous apprendque ce fut pour avoir regardé, une fois, sansprécaution, une personne du sexe. Dieu a permisque d’autres fissent de graves chutes, en punitionde quelque regard trop libre, et cela arriva àDavid, comme il a été déjà dit. La même choseest arrivée à plusieurs autres et les histoiresecclésiastiques nous racontent plusieursévénements funestes qui provenaient de la mêmecause. [108]

133. – Toute personne, au contraire, qui règleavec une modestie convenable et avec précautionses regards, reçoit de Dieu un secours spécial,parce qu’il est impossible que l’homme qui faittout ce qui dépend de lui pour garder ses sens,n’obtienne pas du Seigneur une protectionsingulière sous l’ombre de laquelle il parvient à sepréserver de toute faute. Facienti quantum in se est,Deus non denegat gratiam. Roger était le digne fils desaint François, par son incomparable chasteté. Ce

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religieux usait d’une si grande vigilance sur sesyeux, qu’il ne regardait jamais une femme en face,pas même celles qui, lui étant unies par une très-proche parenté, semblaient ne pouvoir être pourlui d’aucun danger ni lui être suspectes. Un jour,questionné par son Père spirituel pourquoi étantprivilégié d’un don particulier de pureté, il prenaitsoin de se garder avec autant de sévérité de setrouver jamais avec des personnes de l’autre sexe,il répondit : Pater, quando homo facit quod in se est, etoccasiones peccandi fugit ; tunc vicissim Deus facit quod inse est, et hominem tuetur et custodit. At quando homo setemere conjicit in discrimen, tunc etiam juste a Deodeseritur ; et ita fit, quod facile ob naturæ corruptionem inpeccatum aliquod grave dilabatur. (Ex lib. I. Conformit.S. Francisci pag. 2). Belles paroles qui méritentd’être tracées en lettres d’or ! Quand l’homme, ditce grand serviteur de Dieu, fait tout ce qu’il peutde son côté et se préserve de tout danger, Dieu,du sien, fait aussi ce qu’il peut, vient à son aide etle protège contre tout funeste accident. Mais sil’homme agissant en toute liberté et ne prenantnul souci, s’expose témérairement au péril, Dieul’abandonne avec justice, et alors l’homme, livré àsa fragilité naturelle, tombe nécessairement dansquelque faute grave. Tonte personne qui désireobtenir de Dieu la faveur de sa sainte garde, pourtenir dans un état de pureté son cœur et son âme,devra donc surveiller avec grand soin le sens de lavue, et imposer à ses regards une grande retenue.

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134. – Mais lors même qu’il ne s'agirait pas icide la vertu de pureté pour laquelle, comme ou l’avu, la modeste retenue des regards est siindispensable, comment se pourrait-il, je ledemande, qu’on aspire à marcher dans les voiesde la spiritualité, quand on donne au sens de lavue une liberté illimitée tandis que la vigilance ducœur, si importante pour la vie dévote, dépend decelle qu’on exerce sur les yeux ? [109]

Montrez-moi une personne qui laisselibrement errer ses yeux sur tous les objets quis’offrent à sa vue ; cette personne assurément nepeut pas être recueillie dans la prière parce quel’image de ces objets mondains subsistant en elle,,son esprit erre au milieu d’eux, elle s’y égarevolontiers et quoiqu’elle se trouve corporellementprosternée devant Dieu, son âme et son cœurdivaguent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.Supposons cependant que Dieu communique àcette personne, toute indigne qu’elle en est,certains sentiments de dévotion ; ces sentimentsne sauraient se fixer dans son cœur, parcequ’après l’oraison, cette personne se remettant àlaisser toute liberté à ses yeux, selon sa mauvaisehabitude, tous ces sentiments affectueux de piétés’échappent subitement par les yeux. L’esprit duSeigneur, en effet, peut se comparer à certainesliqueurs très-subtiles qui, si elles ne sont pasgardées bien closes dans le vase qui les renferme,s’évaporent entièrement. Tel est le sort de cette

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pauvre âme qui se dissipe autant que la premièreibis après avoir prié, et peut-être encore plusqu’auparavant. Mais cette malheureuse âme, si ellevit continuellement dans cet état de dissipation,comment pourra-t-elle sérieusement, pendant lejour, vaquer à la pratique de la mortification, de lacharité, de l'humilité, de la patience et des autresvertus chrétiennes, pendant que son intérieur seravide des pensées et des affections qui nous yexcitent ? Comment pourra-t-elleconséquemment mener une vie religieuse si ellehabite un cloitre, ou une vie spirituelle si elle estdans le monde ?

135. – Et c’est bien la raison pour laquellesaint Laurent Justinien, non-seulement tenait sesyeux fermés à tout objet dangereux que l’onrencontre à chaque pas dans la ville, mais encorequ’il s’abstenait, bien qu’il pût le fairehonnêtement, de les porter sur les beautés de lacampagne, sur la verdure de son jardin. Pour lamême raison, une sainte religieuse nommée Sara,qui menait la vie cénobitique en Scété, demeurapendant soixante ans auprès d’une source d’eaulimpide sans y avoir jamais jeté un simple coupd’œil. Pour cette raison les anciens moines quitravaillaient en commun ne levaient jamais lesyeux pour se regarder mutuellement. Ils savaientque de la surveillance qu’on exerce sur les yeuxdépend la vigilance du cœur, c’est pourquoi ilsmettaient ce sens à l’abri de tout danger, afin de

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posséder au fond de leur cœur tout ce quialimente [110] la piété et le recueillement dans leSeigneur. C’est pour cela que saint LaurentJustinien dit : Ex inordinato oculorum aspectuimprudentis transfigitur cor. Transmittunt utiqueeffrænati intuitus ad animam corporearum rerum formas,atque concupiscibilium qualitates imaginum, suaqueimportunitate internam dividunt virtutem, sanctosdissipant cogitatus, animi vigorem debilitant. (De vitafelici, cap. 7). Les regards désordonnés, dit ce Saint,affaiblissent le cœur de l’homme sage, parce quece sens déréglé fait pénétrer dans l’âme l’imagedes choses terrestres et des objets qui sont unattrait pour la concupiscence. Ces imagesimprimées dans l’âme dissipent par leurimportunité les saintes pensées, énervent lesforces spirituelles de l’âme et l’empêchent d’agirselon les impulsions de la vertu. C’est làexactement ce que j’ai dit moi-même. Il doit doncprendre un grand soin de modérer la vivacité et lapromptitude de ses regards, celui qui veutconserver son cœur dans un pieux recueillement.Il doit tenir soigneusement ses yeux fermés auxvains objets de la terre, quiconque veut que lesyeux de son esprit soient constamment ouvertsaux choses du ciel.

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CHAPITRE III. ON Y MONTRE QUE POUR ACQUÉRIR LA VERTU DE MODESTIE IL NE SUFFIT

PAS DE BIEN SURVEILLER LE SENS DE LA VUE, MAIS QU’IL FAUT Y JOINDRE LE MAINTIEN EXTÉRIEUR DE TOUT LE CORPS.

136. – Je ne nie pas que la règle sévèreimposée aux yeux et au sens de la vue ne soit laprincipale partie de la vertu de modestie. Je diraimême que c’est la plus difficile à obtenir, enmême temps que c’est la plus nécessaire, à causede la grande propension que l’homme éprouve àpromener ses regards sur divers objets. Je dis quec’est la chose la plus nécessaire à cause des grandsobstacles que le sens de la vue oppose à laperfection chrétienne, si l’on n’a pas soin de bienle surveiller, ainsi qu’on vient de le voir. J’affirmeseulement que la vertu de modestie ne consistepas uniquement en cela, mais qu’il faut y joindrele maintien extérieur du corps. Si je voulaism’exprimer [111] rigoureusement, je dirais que lamodestie ne consiste pas dans tout cela, mais bienque c'en est reflet ou, si l’on veut, que c'en est lapratique traduite par les actes ; car, comme le ditle Docteur angélique, la modestie fait sa résidencedans l’âme, comme dans le siège qui luiappartient, et elle se manifeste par les actesextérieurs du corps. Je dis enfin que ce n’est autrechose qu’une habitude ou manière d’être qui règlecertaines passions minimes ou peu caractériséesdont l’impulsion agit sur l’homme et le porte à

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des actes externes plus ou moins empreints d’unecertaine retenue. Quæ in rebus mediocribus, ac minimismodum ponit (2 2, Qu. 160, art. 1). C’est en ce pointque la modestie se distingue de la tempérancedont le propre est de réprimer les passions del’appétit sensitif qui de leur nature sont violentes.Cette habitude vertueuse, en plaçant sous le jougde la règle certaines petites passions qui portent àun maintien extérieur un peu trop libre, parvient àimposer aussi une règle aux yeux sur la manièredont on doit regarder, à la langue sur les parolesqu’elle doit taire entendre, au rire tel qu’il doit êtreet aux membres du corps sur leur attitude et leurcontenance ; aux habits eux-mêmes sur la manièredont on doit en user pour se vêtir.

137. – Cette doctrine de saint Thomas estentièrement conforme à celle de saint Grégoire,quand il dit que la vertu qui veille à l’extérieur surle maintien du corps a son siège dans l’intérieurde l’âme. Intus est custodia, quæ composita servatexterius membra. Ensuite il ajoute que toutepersonne qui extérieurement se comporte d’unemanière peu réfléchie et avec légèreté, donne àpenser que la vertu modératrice de sesmouvements n’est pas solidement assise au fondde son âme. Qui ergo statum mentis perdidit,subsequenter foras in inconstantia motionis fluit ; atqueexteriori mobilitate indicat, quod nulla interius radicesubsistat (Parte m Pastoral, admonit. 24) Le sentimentde saint Basile est en complète harmonie avec

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ceux des deux saints Docteurs, car il dit que rireavec de grands éclats, mettre tous ses membresdans une sorte d’agitation frénétique, en se livrantà ces bruyantes hilarités, ce n’est pas le propred’une âme bien réglée, bien recueillie qui soit enétat de maîtriser ses affections. In immanescachinnos prorumpere, et corpore contra animi voluntatemsubsultare, nequaquam est ejus, qui animo [112]componito sit, aut plano probo et compote sui ipsius. (Inregul. fusius disput. Q. 17). Si donc d’après lesentiment des illustres Docteurs, la vertu demodestie est profondément établie et enracinéedans notre intérieur et se manifeste au-dehors pardes actes extérieurs, nous dirons que cette vertuest une habitude morale qui règle certainespassions et certaines affections de l’âme peuviolentes par elles-mêmes, et dont l’effet est decontenir dans un état de convenance lesmouvements du corps, et empêcher que les sensne se laissent aller à des manières qu’un maintiendécent ne saurait admettre.

138. – Mais si la vertu de modestie faillit dufond de l’âme comme de sa propre source et serépand comme en autant de ruisseaux sur les sensextérieurs pour régler décemment tous lesmouvements corporels, le lecteur doit enconclure combien cette vertu est nécessaire àtoute personne spirituelle, surtout si elleappartient à un ordre religieux, pour garder unextérieur honnête et pour prouver au prochain

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l’édification qui lui est due. Car enfin lespersonnes an milieu desquelles on vit ne peuventpénétrer dans notre intérieur pour y découvrir larégularité qui, dans notre âme, préside à toutes sespensées et à toutes ses affections ; elles nepeuvent en juger que par les mouvementsextérieurs, par les manières et les contenances ducorps, et on conviendra que ce n’est pas sansfondement. Si en parcourant les places publiquesvous voyez sortir de quelque maison une fuméequi, en bouffées agitées par le vent, s’élève dansles airs, est-ce que vous ne dites pas aussitôt quedans cette maison le feu est allumé ? Maispourquoi voyez-vous la fumée, si ce n’est qu’elleest un signe infaillible du feu qui pétille au foyer ?De même quand on voit une personne dont lesregards se promènent avec liberté sur tous lesobjets, dont les paroles n'ont aucune retenue,dont les mouvements extérieurs, le rire, lesallures, les vêtements même n’ont aucunebienséance, vous en concluez sans crainte de voustromper que cette âme n’est nullement recueillie,car ces déportements sont une preuve certaine dudésordre qui règne à l’intérieur.

139. – À l’appui de ce qui vient d’être dit, jeveux invoquer comme un témoignage de très-grave autorité deux expériences que constata saintAmbroise et dont il fait lui-même le récit. Ilraconte qu’il s’était formé dans son esprit unetrès-mauvaise opinion sur le compte de deux

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personnes. Il ne voulut jamais [113] admettrel’une d’elles dans l’ordre de la Cléricature' ; quantà l’autre qui y était déjà, il ne voulut jamais luipermettre de se présenter devant ses yeux. Ilordonna donc que, chaque fois, soit dans lesfonctions sacrées, soit en d’autres circonstances,qu’il devait en être accompagné ; on ne leuraccordât point cette liberté. Il ne pouvait ensouffrir la vue. Le Saint avoue qu’il n’avait d’autremotif pour expliquer cette répugnance et lamauvaise opinion qu’il avait conçue, que lesmanières trop peu retenues qu’il avait remarquéesdans la conduite de ces deux hommes. Lessentiments qui l’avaient fait agir de la sorte nefurent que trop justifiés, car à la fin ces deuxhommes se révoltèrent contre la sainte Église.L’un d’eux tomba malheureusement dansl’Arianisme et l’autre renia sa dignité sacerdotalequ’il n’avait pas su respecter, ne voulant pas sesoumettre au tribunal de la juridictionecclésiastique. Voici les paroles de saint Ambroise(Lib. I Offic. cap. 18) : Nec fefellit sententia. Uterqueenim ab Ecclesia recessit, ut qualis incessu prodebatur,talis perfidia animi demonstraretur. Namque alterArianæ infectionis tempore fidem deseruit ; alter pecuniæstudio, ne judicium subiret, sacerdotem se nostrum negavit.Lucebat in eorum incessu imago levitatis, species quædamscurrarum percursantium.

140. – Ce fut une prédiction semblable que fitsur Julien- l’Apostat le saint docteur Grégoire de

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Nazianze. Il l’avait fondée sur la trop grandeliberté de mouvements qui se manifestait danstout son extérieur ; mais la prédiction se réalisad’une manière bien plus funeste, car Julien devintun perfide idolâtre et un cruel persécuteur dunom chrétien lorsqu’il fut monté sur le trône. LeSaint nous apprend que se trouvant en sacompagnie à Athènes pendant qu’il était encorejeune, il jugea à la seule vue de ses mouvementsdésordonnés et de son attitude habituelle que parla suite des temps il deviendrait un monstre.Neque enim quidquam boni ominari videbatur cervix nonstata, humeri subsultantes, et ad æquilibrium subindeagitati ; oculus insolens, et vagus, furioseque intuens ;pedes instabiles, et titubantes, nasus contumeliam etcontemptum spirans ; vultus lineamenta ridicula idemsignificantia ; risus petulantes et effrenati ; nutus, etrenutus temerarii, sermo hærens, spiritusque concisus ;interrogationes stultæ, et præcipites) responsionesque hisnihilo meliores (Orat, prima in Julian.). Je neprésageais rien de bon, [114] dit saint Grégoire,de cette tête qui n’était jamais en repos, de cebalancement des épaules, de cette démarcheincertaine, de ce regard impertinent, de ces piedstoujours en mouvement, de ce nez qui nesemblait souffler que le dédain et l’affront ; de cestraits ridicules qui contractaient son visage et quiétaient l’image de son caractère ; de ces riresbruyants et immodérés ; de ces gestes brusques ;de ces paroles entrecoupées ; de ces questions

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insensées et hasardées ; de ces réponses frappéesau même coin de folie et de déraison. Or d’aprèscet extérieur si peu mesuré, de cette attitudehabituelle, le Saint avait conclu que ce personnagene serait qu’un être malfaisant et un impie, telqu’il le fut en toute réalité. Talem ante operasuspicatus sum, qualem in operibus postea cognovi. Iltermine par ces paroles : Si quelques-uns de ceuxqui étaient alors avec moi et qui ont entendu mesparoles étaient encore ici en ce moment, ils merendraient ce témoignage qu’à peine j’eus ététémoin de ces manières désordonnées quisignalaient tout l’extérieur de Julien, je m’écriai :Oh ! quel monstre affreux Rome nourrit dans sonsein ! et que j’ajoutai en même temps : Dieuveuille que je ne sois qu’un faux prophète. Quod siquidam ex iis, qui tunc mecum erant, quidquid dixerimaudierunt, nunc mihi præsto essent haud ægre testarentur,quibus, ut hæc conspicui, statim prolocutus sum : Qualemonstrum Romanorum terra nutrit ? præfatus licet hæc,mihi, ut falsus essem vates, deprecatus. Tant il est vraiqu’il n’y a rien qui fasse connaître le peu deconsistance et de maturité qui caractérise une âmecomme le manque de retenue dans les sensextérieurs et dans l’attitude habituelle du corps. Jene pense pas qu’on puisse trouver un motif plussolidement fondé que celui-là pour s’attacher à lavertu de modestie dans toute personne honnêtequi désire répandre autour d’elle une bonneodeur, et qui ne veut pas être d’un mauvais

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exemple pour le prochain en donnant d’elle-même une opinion défavorable.

141. – Pour entrer maintenant dans quelquesdétails je dirai, comme je l’ai fait en commençant,que la modestie doit se pratiquer en ce quiconcerne le sens de la vue, par une attentionconstante à tenir ordinairement les yeux baissés,pour ne pas s’exposer à tomber dans certainesmesséances dont j’ai déjà parlé. Je dis que les yeuxdoivent être ordinairement baissés ; car je neprétends pas qu’une personne qui marche dans[115] les voies de la spiritualité ne doive jamaislever les yeux, ne jamais se permettre un regardmotivé par une raison honnête, ainsi que l’ontpratiqué les Saints dont nous avons admiré la raremodestie dans les chapitres précédents. Il mesuffit que la plupart du temps on tienne les yeuxbaissés, parce que c’est là un signe indubitable durecueillement intérieur, surtout dans les lieuxpublics, vu que là se rencontrent des objetsdangereux, en grand nombre, et que noustrouvant là exposés aux regards de tout le monde,l’édification exige beaucoup plus decirconspection et une plus grande vigilance sur lesens de la vue. Mais principalement lorsqu’on a àconverser avec des personnes d’un sexe différent,il ne faut pas les fixer au visage, mais bien arrêterses regards sous la figure, ou les porter ailleurssans affectation et comme par un mouvementnaturel, parce que dans des occurrences de cette

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nature le danger est plus grave et l’on s’yexposerait d’ailleurs à faire naître sur soi-mêmedes soupçons si l’on ne modérait pas la liberté desyeux. On ne doit pas surtout oublier que l’œil estle miroir de l’âme, speculum sunt lumina cordis, etqu’on y lit les affections du cœur. Il n’est rien quireproduise avec plus de fidélité et d’une manièreplus nette les objets extérieurs que ne le fait unmiroir. De même il n’est rien qui dépeigne mieuxau vif les bonnes ou mauvaises qualités d’une âmeque la modestie plus ou moins grande qui règle lesens de la vue.

142. – On doit pratiquer la modestie dans lesconversations. St Ambroise en donne les règles :Ne modum progrediaris loquendi (Lib., I. Offic. c. 18). Ilest décent de se modérer dans les entretiens en segardant bien de parler trop, d’interrompre lesautres, d’accumuler un si grand nombre deparoles sans en arrêter le flux, qu’il ne soit pointpossible aux autres de placer leur mot. Ainsifaisant on devient importun à ses amis, parce quec’est une marque de présomption qui prouvequ’on prétend en savoir plus que les autres. Nequid indecorum sermo resonet tuus. Gardez-vous, dit lesaint Docteur, de proférer des paroles indécentes,car vous donneriez justement à penser que votrecœur est souillé de ces affections déshonnêtes.Ipsum vocis sonum libret modestia, ne cujusquam offendataurem vox fortior. En parlant n’élevez pas trop lavoix, pour ne pas blesser les oreilles de ceux qui

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vous entendent. Il faut donc que la modestie règlele ton de notre voix, afin qu’elle sorte de notrepoitrine avec douceur, [116] et ceci est d’autantplus digne d'être mis en pratique que c’est le signed’un caractère facile, humide et modéré.

143. – La modestie doit s’observer dans le rireet ici nous en puisons la règle dans saint Basile :Illud etiam non mediocriter cavendum est ab iis, quicolendæ pietati student ne in risum præter modum effusisint, quia intemperantiam non abesse a se significat is quiprofuso nimis, petulantique risu tenetur, et animi motusnequaquam sedatos declarat (In Regul. fus. explic. Quæst.17). Quiconque, dit le Saint, fait cas de la piété,doit se préserver de rire aux éclats, parce que c’estdans une personne l’indice de son défaut demodération, et que ses mouvements intérieurs nesont nullement réglés. Néanmoins, continue-t-il,un rire modéré ne saurait pécher contre ladécence, parce qu’on s’y livre pour donner auxassistants une preuve de l’hilarité qui règne dansle cœur. At modicum risum deducere, eoque animi suihilaritatem significare non esse contra decorem. Ce quiblesse la modestie ce sont les rires bruyants, cesrires sans retenue, ces rires convulsifs quichoquent ceux qui en sont témoins.

144. – On doit pratiquer la modestie dans sonattitude et dans sa manière de marcher. SaintBasile vient encore nous fournir les règles selonlesquelles nous devons régler nos pas. Incessus estonon segnis ne animum dissolutum declaret, nec cursus

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vehemens insolenterque incitatus, ne consternatos animiimpetus significet. (Epist. ad Greg. Theol.). Que notredémarche, dit-il, ne soit pas trop lente et n’accusepas chez nous un esprit paresseux et qu’elle nesoit pas, d’autre part, précipitée et rapide, car celaindique un esprit bouillant et impétueux. Ainsi ladémarche, pour être modeste, devra être gravesans qu’il y ait pourtant de l’affectation. Il faut pardessus tout se garder de branler la tête et le corpspar des gestes et des mouvements brusques, maismarcher posément. Il faut éviter les balancementsdes bras, les gesticulations des mains, et employerces membres à soutenir les vêtements qui nouscouvrent ou les objets que l’on porte, commec’est d’usage chez les personnes d’une certainecondition. Il faut encore éviter tonte indécencedans les habits et tout ce qui s’y écarte des règlesde la convenance, parce que, dit l’Ecclésiastique,non-seulement nos allures, mais encore nosvêtements, indiquent les qualités de notreintérieur. Amictus corporis, et risus dentium, et ingressushominis [117] enuntiat de illo. (C. 19, 27). En un mot,on doit, en marchant, éviter de ne donner lieu àaucune chose qui indique une légèreté decaractère, afin que ne puisse point se réaliser ceque disait saint Ambroise au sujet des deuxhommes dont il nous a déjà parlé : Relucebat ineorum incessu imago levitatis. Si ensuite quelqu'un medisait que la plupart de ces immodesties dont jefais mention sont plutôt des défauts qui tiennent

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à la nature et ne procèdent pas d’une mauvaisevolonté, ce qui fait qu’on les corrige difficilement,je lui répondrais avec saint Ambroise : Si quid sanein natura vitii est, industria emendet. (Lib. 1 Offic. cap.18). On peut corriger par le soin qu’on se donneces défauts qui proviennent d’une nature vicieuse,et c’est un devoir de s’occuper de cetamendement.

145. – Le lecteur doit cependant observer queces divers actes de modestie et de sage retenue nedoivent pas être mis en pratique par vanité, parostentation et par hypocrisie, en un mot par ledésir qu’on aurait de paraître homme de bien auxyeux d’autrui. Avec de telles dispositions, cesactes n’auraient rien de vertueux, ils seraient, aucontraire, indignes de récompense et nemériteraient qu’une juste réprobation. Ces actesdoivent provenir de la vertu intérieure demodestie qui, comme on l’a dit, imposant sesrègles à certaines petites passions de l’âme, dirigeet modère les actions extérieures, pour qu’il n’y aiten elle rien d’inconvenant. Par exemple, lamodestie surmontant certaine curiosité, tient sousle joug la liberté du regard ; en réprimantcertaines joies vaines et excessives, elle met unebarrière à certains rires immodérés ; en réfrénantun certain désir de surpasser les autres dans lesconversations, elle rend le discours moins prolixeet verbeux, fait parler à voix basse, empêche lesentretiens de se changer en disputes. Il en est de

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même de tous les autres actes qui appartiennent àcette vertu. Quiconque veut donc que ses actionsextérieures soient empreintes d’un caractère devertu, doit s'imposer à lui-même une règle sévèreque lui dictera la modestie. [118]

CHAPITRE IV. ON Y EXPOSE DEUX MODÈLES DE MODESTIE QUI PEUVENT ÊTRE D'UNE GRANDE UTILITÉ POUR EXCITER À L’ACQUISITION DE CETTE VERTU.

146. – Ces deux modèles de modestieauxquels je désire que vous conformiez toutesvos actions extérieures, sont d'une très- hauteautorité, car les personnages qui nous lesprésentent sont les plus élevés qui aient jamaisparu sur cette terre. L'un est notre si aimableRédempteur, l’autre est sa très-douce Mère, quiest aussi la nôtre. L’apôtre saint Paul parle de lamodestie de notre Rédempteur en ces termesdignes de tonte notre attention : Ipse autem egoPaulus obsecro vos per mansuetudinem et modestiamChristi. [II, Ad Corinth. Cap. 10, 1). Ici l’Apôtreplace la modestie de Jésus-Christ au même rangque la mansuétude qui fut sa vertu propre etcaractéristique, lorsque sans exprimer la moindredifférence il conjure les Corinthiens par l’une etl’autre de ces deux éminentes vertus de Jésus-Christ. Il est donc permis de conclure que lamodestie fut aussi éclatante dans notre divinSauveur que la mansuétude elle-même. On s’en

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convaincra plus facilement en considérant lesactes qui, dans Jésus-Christ, eurent pour mobilecette vertu.

147. – Saint Jean, en rappelant la manièredont Jésus-Christ parlait, dit qu’elle était si pleined’à-propos et de douceur, que personne aumonde ne parlait comme il le faisait. Nunquatn siclocutus est homo, sicut hic homo. (Cap. 7. 46). Saint Lucnous dit que les habitants de Nazareth étaientémerveillés de la grâce avec laquelle ses parolescoulaient de sa bouche divine comme undélicieux nectar. Mirabantur in verbis gratiæ, quæprocedebant de ore ejus. (Cap. 4, 22.). Saint Mathieunous assure que dans Jésus-Christ, la grâce de sesparoles s’unissait à une aimante supériorité qu’onn’avait jamais rencontrée chez les Pharisiens et lesScribes. Erat docens eos, sicut potestatem habens, et nonsicut Scribæ et Pharisæi. (Cap. 7, 29). Pour cc qui estdu rire, surtout bruyant et immodéré, saint Basilenous dit que pour aussi exactement qu'on fassedes recherches dans la sainte Écriture, on ne peutdécouvrir que cela soit jamais arrivé à Jésus-Christ, à cause de sa parfaite modestie, et que[119] malgré son assujettissement volontaire àtoutes les faiblesses auxquelles notre naturehumaine est soumise de toute nécessité ; il nevoulut pas cependant s’assujettir à celle du rire,bien que, fréquemment, l’homme ne puisse s’enaffranchir. Hoc ipsum, ita esse Dominus ostendit, quisusceptis cæteris, quæ necessario corpus sequuntur,

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affectionibus... risu, quantum ex Evangeliorum historiadignosci potest, usus nunquam fuit. (In Regul. fusius expl.Qu. 17). De la physionomie du divin Sauveur, ditsaint Jean-Chrysostôme, rayonnait une majesté sidouce que les cœurs ne pouvaient se dérober àses attraits, tant ce regard était puissant et agissaitcomme l’ambre sur un fétu de paille, et l’aimantsur le fer. Certe fulgor ipse, et majestas divinitatisoccultæ, quæ etiam in humana Christi facie relucebat, exprima ad se videntes trahere poterat aspectu. Si enim inmagnete lapide, et succinis hæc esse vis dicitur, ut annulos,et stipulam ei festucas sibi copulet : quanto magisDominus omnium creaturarum ad se trahere poterat, quosvolebat. (Homil., in cap. 9, Matth.). Pour ce qui estdes yeux du Rédempteur, le même saint Docteuraffirme, dans un autre endroit, qu’ils brillaientcomme deux étoiles, en sorte que de sa figures’échappait quelque chose de divin. Igneumquiddam, atque sidereum radiabat in oculis ejus,divinitatis majestas lucebat in facie. (Homil., in cap. 21,Matth.). Sa circonspection à traiter et à parler avecles personnes d’un sexe différent, était ensuite sigrande, que des apôtres, l’ayant un jour vu parlertête-à-tête avec une femme auprès du puits deSamarie, froncèrent les sourcils à cause de lasurprise que cela leur causait. Mirabantur, quia cummuliere loquebatur. (Joan., cap. 4, 27). Que toutepersonne spirituelle se remette devant les yeux cedivin modèle, et que se conformant à ce parfaitexemple de modestie, elle y règle toutes ses

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actions extérieures ; qu’elle se figure cette douceet attrayante majesté qui reluisait dans toute lapersonne du divin Rédempteur ; cette autorité,pleine de charmes, qui éclatait dans ses paroles ;cette démarche si grave, mais non affectée ; cettedouce sérénité de sa figure, une circonspectionsans rudesse dans ses regards et dans sesentretiens ; qu’elle se représente cette sérénité sicalme dont son visage était empreint, et qui faisaitmarcher à sa suite les populations entières desvilles et des hameaux qu’il conduisait dans lesforêts, dans les déserts, sur les rivages de la mer,avec un tel abandon et un si grand [120]enthousiasme, que ces populations n’avaientaucun souci de leur nourriture, de leur boisson,des affaires de leur maison ; que la personnespirituelle s’efforce d’imiter une conduite aussipleine de modestie et de décence, et travaille,autant qu’il est en elle, à devenir semblable à cemodèle si parfait.

148. – Après s’être emparé de la cité deSichem, le roi Abimélech voulut aussi se rendremaître de la citadelle, et résolut d’employer pourcela le feu. Mais, comme pour réussir dans sonentreprise, il fallait entasser au pied du fort, munide solides murailles, une énorme quantité de bois,il conduisit son armée sur la montagne deSelmon, où se trouvait une forêt considérable ; etlà, s’étant armé d’une cognée, il coupa une grossebranche, se la plaça sur les épaules, et, se dirigeant

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vers la ville de Sichem, il disait à ses soldats :Quod me videtis facere, cito facile. (Judicum, cap. 9. 48) :Faites ce que je fais. À un exemple donné de sihaut, vous eussiez vu les capitaines, les colonels,les généraux se saisir pareillement d'une cognée,couper les arbres et les branches, les charger surleurs épaules et mesurant leur gloire relative sur lapesanteur de leur charge ; et c'est ainsi qu’en peude temps la forêt de Selmon passa des sommetsde cette montagne au pied des murs de Sichem.De même, après vous être représenté notre divinMaître sous ces traits si aimables de modestiedans le maintien et dans tout son extérieur,figurez-vous qu’il s’adresse à tous ceux quidoivent marcher à sa suite : Quod me videtis facere,cito facite. Faites, en ce qui appartient à votreposition, ce que j'ai fait moi-même ; agissez aveccette modeste retenue, cette modération, cettedécence, cette circonspection, cette rectitude,cette douceur qui dirigeait ma conduite. En vousremettant fréquemment devant les yeux, dans vosoraisons et même partout ailleurs, cet admirablemodèle, j’espère que vous parviendrez à bienrégler tous vos actes et à vous rendre, en quelquemanière, conformes au modèle que vous offre ledivin Maître.

149. – Le second modèle que je vous proposed’imiter, c’est la sainte Vierge, dont saintAmbroise nous fait un tableau noble en nousdépeignant sa modestie et en la proposant comme

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un exemple qui doit être suivi par les chrétiens.(De Virginib lib. II, post initium) : Sit vobis in imaginedescripta virginitas vitaque Mariæ. Voici comment ilnous retrace ce portrait : Corde humilis, verbis gravis,animi prudens, loquendi parcior, legendi studiosior,intenta operi, verecunda sermone, arbitrum mentis solitanon hominem, sed Deum quærere ; nullum lædere, benevelle omnibus, assurgere majoribus natu... quando ista velvultu læsit parentes ? quando discessit a propinquis ?quando fastidivit humilem ? quando derisit debilem ?quando vitavit inopem ? Nihil torvum in oculis, nihil inverbis procax, nihil in actu inverecundum ; non gestusfractior, non incessus solutior, non vox petulantior, ut ipsacorporis species simulacrum fuerit mentis, figura probitatis.Tel est le portrait de Marie, peint par ce grandDocteur. Marie fut humble de cœur, grave dansses paroles, prudente dans ses déterminations,retenue dans ses paroles, assidue à la lecture,attentive à ses occupations, modeste dans sesdiscours, ne causant nulle peine à personne,bienveillante envers tout le monde, pleine dedéférence pour ses parents et les personnes plusâgées. Jamais de ses yeux ne s'échappa un regardmalveillant, jamais de sa bouche ne sortit un motdéplacé, jamais elle ne commit une action qui nefût parfaitement décente, jamais, chez elle, ungeste tant soit peu libre, jamais une démarche tantsoit peu répréhensible, jamais un ton de voiximpérieux. Choqua-t-elle jamais les auteurs de sesjours par un regard impertinent ? S’éloigna-t-elle

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jamais de ses proches ? Montra-t-elle jamaisquelque dédain pour les personnes d’une bassecondition ? Usa-t-elle jamais de la moindredérision sur les personnes infirmes ? Eut-ellejamais quelque honte de parler à des indigents ?Enfin, tout son extérieur était une vive image deson recueillement intérieur, c’était unereproduction fidèle de son admirable sainteté.Saint Ambroise termine ainsi les éloges qu’ildonne à Marie.

150. – Il me paraît évident que ces couleurs,toutes vives qu’elles sont, ne peuvent cependantreprésenter, avec la dernière exactitude, lamodestie plus qu’angélique de la vierge Marie,c’est pourquoi je veux reproduire ce que raconteDenys-le-Chartreux, au sujet de Denysl’Aréopagite. (In capite 3, de Divin. nomin.). Il nousdit que saint Denys l’Aréopagite, étant parti de laGrèce pour la Judée, voulut visiter cette augusteVierge qui avait donné naissance au Rédempteurdu monde. Ce Saint, étant arrivé en présence de laVierge, fut tellement saisi d’admiration en voyantsa rare modestie s’unir avec une certaine majestépleine de douceur et une beauté surnaturelle, qu’iltomba le visage contre terre, et si la raison et lafoi ne lui [122] avaient appris qu’il n’y a qu’unseul Dieu, il l’aurait adorée comme une déesse.Voilà sous quel aspect je voudrais que tout lemonde, et surtout les vierges, se représentassentl’auguste Mère de Dieu, afin qu’il nous fût

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possible, comme le dit saint Ambroise dans lepassage que nous en avons cité, d’imiter cetextérieur si parfaitement empreint de modestie,de reproduire dans tous nos actes ce qui excitaitl’admiration dans ses démarches, dans ses regards,dans ses paroles, dans ses entretiens, et de tâcherde nous y conformer. Si les reines de nos contréesterrestres se revêtent de quelque atour que lamode a récemment inventé, si elles ornent leurstêtes, leurs poitrines, leurs bras de quelque joyaurare, toutes les dames de ce royaume se font unegloire de l’imiter en se revêtant des mêmesparures et de ces vanités de toilette. Pourquoidonc ne mettrions-nous pas notre gloire à imiterdans tout notre extérieur la reine du ciel ?

CHAPITRE V. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU

DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

151. – PREMIER AVERTISSEMENT. Quoique ledirecteur doive employer tous ses soins à inspirerà chacun de ses pénitents la modestie des yeux, ildoit pourtant s’en occuper encore davantage àl’égard des jeunes personnes des deux sexes, carc’est à elles que convient principalement cettevertu. En elles la liberté du regard est bieneffectivement plus dangereuse que chez beaucoupd’autres. Chez les jeunes personnes dont je veuxparler, les passions sont d’autant plus vives, queces personnes ont moins de prudence et dematurité. Il suffit donc quelquefois d’un regard

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pour que le cœur s’enflamme, et puis viennent lespensées auxquelles succèdent les affectionsimpures, et c’est ce qui leur fait perdre en un seuljour les mérites qu’elles ont pu acquérir dans leursexercices de piété durant plusieurs mois et desannées entières. Si le directeur ne veut pas se fierà ma parole, je fais un appel à sa propreexpérience qui lui prouvera que je dis vrai. Il luiarrivera d’avoir sous sa direction une jeunepersonne du sexe qui faisait concevoir les plusbelles espérances par sa tendre piété, son assiduitéà l’oraison, par son [123] amour pour lesmortifications ; elle était docile et se laissaitfacilement diriger par les bons conseils qu’on luidonnait ; puis, ce directeur verra s’opérer en elleun changement subit et devenir en peu de tempspleine de tiédeur, peu amie de la mortification,n’écoutant qu’avec répugnance et prenant enmauvaise part les bons conseils qu’on lui donne,et finalement elle lui tournera le dos et cessera desuivre toute espèce de direction. S’il veutremonter à la source de ce déplorablechangement, il reconnaîtra que ce n’est autrechose que la liberté du regard. Cette jeunepersonne, en jetant les yeux sur un objet qui lui asemblé aimable, s’en est follement éprise, et cetteaffection profane, ainsi qu’il arrive ordinairementà ces sortes de personnes, a éteint subitementtoute l’ardeur de la piété. Il doit donc veiller avecle plus grand soin pour que les jeunes personnes

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qu’il dirige tiennent constamment les yeuxbaissés, surtout dans les lieux publics ; toutefois,ce doit être sans affectation et comme par unehabitude naturelle, et si ses jeunes pénitents ont àparler avec des personnes d’un sexe différent, ledirecteur ne manquera pas de leur recommander,comme il a été dit plus haut, de ne pas fixer lesyeux sur la figure : parce qu’en mettant enpratique une modestie de ce genre, ils prouverontcombien leurs affections sont honnêtes, segarantiront de tout sentiment qui blesse la pureté,d’abord pour eux-mêmes, et puis encore enpréserveront les personnes avec lesquelles ils sonten relation. On rapporte au sujet de saint Ignacele trait suivant : Le père Ollivier Manareo, ayantreçu de lui une obédience qui le transféraitailleurs, fixa ses yeux sur la figure de saint Ignace,peut-être pour lui faire ainsi connaître le regretqu’il avait de se séparer de lui. Le Saint lui fitdonner avis, par le Père Polanco, qu’il eût às’examiner tous les jours sur le défaut qu’il venaitde lui manifester, et lui fit ordonner qu’ayant à luiécrire à titre de politesse ou pour les affairescourantes, il lui rendît compte du soin qu’il avaitdû prendre d’accomplir cette pénitence. (Lancis.,opusc. 2, num. 304). Si un saint, doué d’une si hauteprudence, put regarder comme une fauteconsidérable le regard qu’un religieux fixait surson supérieur, au moment de s’en séparer, quelmal ne sera-ce pas pour un jeune homme ou pour

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une jeune personne, surtout si celle-ci est encorelibre de tout lien conjugal, de fixer les yeux sur lespersonnes d’un sexe différent, et de boire ainsi àlongs traits, s’il [124] est permis de parler ainsi, lepoison qui est dans le cœur du prochain ?

152. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Siensuite le pénitent de l’un ou de l’autre sexeaspire de quelque manière à la perfection, leDirecteur doit s’efforcer de faire cesser lesindécentes légèretés que l’on commetfréquemment dans les conversations, dans lesplaisanteries qui semblent les plus innocentes,dans la marche et dans les façons d’agir avec leprochain, comme on l’a dit dans le chapitreprécédent. Il aura soin de ne pas se montrer d’unefacilité trop indulgente dans des choses de cegenre, comme si elles ne méritaient pas qu’on entint compte. Ces défauts, tout minimes qu’ilssoient, opposent néanmoins des obstacles à laperfection chrétienne, car il est de la dernièreévidence que quand on ne peut pas triompher desoi-même dans ces petites choses, on ne pourrapas se vaincre plus aisément dans des cas graves.Pour bien convaincre le Directeur sur ce point, jeveux me contenter de lui rappeler un fait querapporte Saint-Grégoire d’une jeune fille appeléeMusa. Pendant une nuit la reine du Ciel luiapparut accompagnée d’un cortège de viergesrayonnantes d’éclat toutes vêtues de blanc etportant des couronnes de lis. Marie lui demanda

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si elle voulait venir habiter avec elle en société deces vierges si belles et si brillantes. Musa qui dèsle premier instant de cette vision avait été ravie dejoie et d'admiration, s’écria : Oh ! je le veux bienet je vous prie de m’accorder cette faveur. AlorsMarie lui dit : Si vous désirez venir en notrecompagnie, il faut d’abord dire un éternel adieuaux rires, aux légèretés, aux puérilités. Si vousvous y décidez, au bout de trente jours vous serezdes nôtres. Après cette vision, il s’opéra danscette jeune fille un changement complet, elledevint modeste dans ces regards, prit un airsérieux, montra beaucoup de retenue dans cesparoles, et tout son extérieur devintadmirablement composé. Les personnes de lamaison étonnées d'un changement aussi prompt,lui demandèrent à quelle cause il fallait l’attribuer,et la jeune fille avec une sainte simplicité expliqual’apparition dont elle avait été favorisée, les avisqu’elle avait reçus de Marie et la promesse qui luiavait été faite. Au bout de vingt-cinq jours d’uneconduite si pleine de prudence et de modestie,elle fut attaquée d’une fièvre ardente et autrentième jour elle eut pour la deuxième lois lebonheur de voir la sainte Vierge accompagnée dumême cortège et qui l’invitait à [125] s'approcherd’elle. Musa baissa les yeux par respect, lui ditavec une humble allégresse : Je viens, ma Reine,Je viens à vous, et en disant ces mots elle renditdoucement le dernier soupir. Die autem trigesimo,

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cum hora ejus exitus appropinquasset, eamdem genitricemDei cum puellis, quas per visionem viderat ad se venireprospexit ; cui se etiam vocanti respondere cœpit, etdepressis reverenter oculis, aperta voce clamare : Ecce,Domina, venio ; ecce Domina, venio : in qua etiam vocespiritum reddidit. (Dial. lih. IV, cap. 27). Il est certainque si les immodesties où se laissait aller cetteinnocente jeune fille n’eussent pas mis quelqueobstacle à sa perfection en laissant dans son âmequelque souillure, la sainte Vierge ne serait pasdescendue du ciel pour l’avertir, et n’aurait pasexigé qu’elle s’en corrigeât avant de l’emmeneravec elle dans le séjour des élus.

153. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. LeDirecteur s’attachera encore davantage à ce queles prêtres, les religieux, les moines, pratiquentencore plus exactement la modestie dans leursregards, leurs entretiens et toutes leurs actions ;s’il leur arrive de diriger des personnes quiappartiennent à ces divers états, parce que danscelles-ci la modestie est pour les séculiers ungrand sujet d’édification, tandis qu’une conduitemal réglée étonne les mondains et devient poureux un sujet de scandale. C’est pourquoi Jésus-Christ leur recommande spécialement dans sonsaint Évangile de briller devant le monde parl’éclat du bon exemple, lequel dépend en grandepartie de cette régularité qui doit présider à toutesleurs actions. Vos estis lux mundi... sic luceat luxvestra coram hominibus, ut videant opera vestra bona

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(Matth. cap. 5. 14. 16). Saint Paul, en parlant àTimothée des évêques et des prêtres, dit qu’il leurconvient de tenir une conduite irréprochable auxyeux des étrangers, c’est-à-dire des gens dumonde. Or on arrive à ce but, mieux que par toutautre moyen, en observant la modestie dans lesregards, la retenue dans les entretiens, unedécence exacte dans le maintien du corps ainsique dans les vêtements. Oportet autem illumtestimonium habere bonum ab iis, qui foris sunt (1, adTimoth. cap. III, 7). L’apôtre désire que lespersonnes consacrées à Dieu recherchent l’estimedu public, non point par vanité ni ambition, maisafin que les gens du monde ayant de cespersonnes une bonne opinion, se rendent plusdociles à leurs enseignements et à leurs avis etreçoivent en bonne part les remontrances qu’onleur adresse. [126] On sait fort bien qu'une tachesur le visage déplaît beaucoup plus qu'une grandeplaie ou une cicatrice considérable sur toute autrepartie du corps. De même une légère immodestiedans des religieux et dans des prêtres qui sont lapartie la plus noble et comme la face de la sainteÉglise, blesse plus la susceptibilité des laïquesqu’un péché grave parmi les séculiers, qui sont lapartie moins noble de ce corps mystique. Onvoudra bien réfléchir sur ce que dit à ce proposSaint Basile. (In Regul. fus. explic. Qu. 22). Nequeenim, si quid indecorum geritur, id similiter in obscurishominibus, et in iis qui illustres sunt, animadverti perinde

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solet. Nam de vulgo aliquis, si aut scurriles voces emittat,aut in ganeo crebro versetur, aut alia hujus modi flagitiaagat, haud facile quisquam attendit ; quippe cum quisqueexistimet facta illa universæ vitæ ejus instituto respondere.At qui vitæ genus perfectum profitetur, hunc, si latumunguem ab officio suo recedere visus sit, omnes confestimobservant : ipsique probri loco illud objiciunt ; et faciunt,quod in evangelio scriptum est. Conversi disrumpent vos.Le saint Docteur dit qu’une action indécente estenvisagée différemment dans une personne d’uncertain rang et dans un homme obscur. Si unhomme du peuple se livre ù des bouffonneries ouà d’autres actes peu décents, on n’y fait pasattention, parce que ces sortes de manières vilesappartiennent à cette classe. Mais si un hommeprofessant un état, qui du moins suppose laperfection, comme ceux qui sont dans un ordremonastique ou tiennent un rang dans l’ordreclérical, vient à commettre un acte que la décencen’approuve pas et s’écarte de l’épaisseur d'unongle des bornes de son devoir, tout le monde leremarque, tous en murmurent comme s’il étaittombé dans une faute grave.

154. – Le Directeur ne manquera pas deconsidérer combien saint Grégoire dans sesdialogues (Lib. III. cap. 14) a dit vrai, quand il a faitressortir les hautes vertus et les dons surnaturelsdont était doué le bienheureux Isaac, moine desenvirons de Spolette. Il nous dit que c’était unpersonnage éminent dans ses oraisons mentales,

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profondément humble, grand ami de la pauvretéet ceci est prouvé par le refus qu’il fit de très-importantes possessions et de riches revenus, endisant que : Monachus qui in terra possessiones quærit,monachus non est. Sic quippe metuebat paupertatis suæseveritatem perdere, sicut avari divites solent periturasdivitias custodire. Saint Grégoire nous dit [127] qu’ilétait privilégié du don de prophétie par la vertuduquel il annonçait ce qui devait arriver, qu’ilavait pareillement le don de délivrer ceux quiétaient possédés du démon. Toutefois saintGrégoire ne dissimule pas un défaut quiaccompagnait en lui de si excellentes qualités.C’est que Isaac ne savait pas cacher l’allégresseintérieure de son âme et la laissait s’épanouir avecune excessive liberté dans son extérieur. Mais qu’ya-t-il donc en cela de répréhensible ? me direz-vous ; une telle allégresse produite au dehors etqui avait sa source dans un motif à coup sûr très-louable, me semble avoir bien plutôt l’apparenceet la couleur d’une vertu que d’un vice. Pourtantsaint Grégoire en parlant d’un homme livré auxexercices d’une vie solitaire et remarquable parson austérité, ne fait pas difficulté de dire quecette allégresse exorbitante était répréhensible, etil ajoute que ce défaut seul était suffisant pourl’empêcher d’être regardé comme un hommegrandement vertueux, si d’autre part la sainteté desa vie n’eût pas été clairement démontrée. Tant ilest vrai que les personnes qui vivent dans un état

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de perfection, si leurs manières extérieures nesont pas sévèrement réglées, risquent de perdrebeaucoup de l’estime qu’elles méritent auprès desgens du monde. Ces personnes sont obligées depréserver de toute atteinte l’estime qu’on a pourelles afin que la gloire de Dieu n’en soit pascompromise. Voici les paroles du saint Docteur :Hic enim cum virtute abstinentiæ, contemptu rerumtranseuntium, prophetiæ spiritu, orationis intentione essetincomparabiliter præditus, unum erat, quod in eoreprehensibile esse videbatur, quod non numquam ei tantalætitia inerat, ut illis tot virtutibus nisi sciretur esseplenus, nullo modo crederetur. Nous devons doncconclure avec saint Jérôme que la modestie et latenue décente d’un religieux, ce qui s’applique àtout ecclésiastique, doit, être telle que sonlangage, sa manière de marcher, sa figure, et toutesa personne soient autant de prédications quiportent à la vertu. De ludo monasteriorum hujuscemodi volumus egredi milites, quorum habitus, sermo,vultus, incessus doctrina virtutum sit. (Epist. ad Rustic.)

155. – QUATRIÈME AVERTISSEMENT. Si ledirecteur s’aperçoit que certains de ses pénitentss’affectionnent pour la belle vertu de modestie etmanifestent le désir de l’acquérir il leur proposeracomme le moyen peut-être le plus efficace,l’examen particulier dont nous parlons dans letraité précédent. Il les instruira sur la [128]manière dont il faut procéder pour extirpersuccessivement quelque défaut par le moyen de

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cet examen. Quand un général d’armée veutconquérir un royaume il ne livre pas bataille surtous les points à la fois, et il ne prétend pas d’unseul coup s’emparer de toutes les places, mais ilassiège d’abord une cité, puis une autre, et par cestriomphes successifs il étend peu à peu sadomination sur toutes les parties de ce royaume.De même quand on veut placer sous l’empire dela raison, par la vertu fie. modestie, toutes sesactions extérieures, tontes ses démarches, ondéclare d’abord la guerre aux yeux, comme lesplus sujets à des imprudences et par l’examenparticulier on leur impose des règles. On attaqueensuite la langue comme un sens très-intempérant, et par l’examen on la modère et laréprime. On en use de la même manière pourtous les autres sens, l’un après l’autre et parl’examen particulier on leur impose le frein quileur est propre. En agissant de la sorte on serendra facilement maître de tous les sens par desefforts réitérés et successifs, et l’on tiendra sousune règle invariable toutes ses opérationsextérieures, afin de paraître aux yeux d’autrui dansun état de décence et de modestie qui en ferontl’édification.

156. – CINQUIÈME AVERTISSEMENT. Pour cequi regarde la manière de s’habiller chez lespersonnes qui veulent marcher dans les voiesspirituelles, le directeur aura grand soin de lestenir éloignées autant qu’il sera possible de tout ce

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qui sent la vanité. Je ne veux pas dire qu’ellesdoivent quitter leurs premiers habits, parce qu’onne doit pas faire cela sans en avoir pris conseil,sans le consentement de ses parents, ou sans unespoir bien fondé qu’il leur sera possible de faireconcorder leur conduite avec la sainteté dunouvel habit, parce qu’il est arrivé quelquefois,que certaines personnes ont déshonoré par unevie peu régulière le saint habit dont elles s’étaientrevêtues trop légèrement et qu’elles ont ensuitequitté. Je veux dire seulement que selon leur étatelles doivent s’habiller d’une manière la plussimple et la plus modeste qu’il leur sera possible,parce qu’il y a deux grands obstacles qui arrêtentles femmes dans le dessein qu’elles ont de sedonner à Dieu. Ces obstacles sont la beauté duvisage dont elles font un très-grand cas, et lesparures dont elles aiment à étaler la recherche.Quand elles sont parvenues à faire disparaître cesempêchements, elles se retirent du monde sansdifficulté, comme nous le prouve l’expérience ets’adonnent à la pratique de la modestie, de la[129] retraite, de l’oraison et de toutes les autresvertus. Serico et purpura indutæ, dit saint Cyprien, enparlant des vierges, Christum sincere induere nonpossunt : auro et margaritis ornatæ, et monilibus,ornamenta mentis et corporis perdunt (De habitu Virgin.lib. IV). Les dames vêtues de soie et de pourpre,dit le Saint, ne peuvent pas se revêtir parfaitementdes livrées de Jésus-Christ, et si elles se parent

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d’or, de perles et de pierres précieuses, ellesperdent tout ce qui ornait leur âme et leur corps.Le saint Docteur avait puisé cette doctrine dans leprince des Apôtres saint Pierre qui, s’adressantaux femmes chrétiennes leur détend toutornement de tête, toute parure d’or et de luxe devêtements. Quarum non sit extrinsecus capillatura, autcircircumdatio auri, aut indumenti vestimentorum cultus.(1 Epist. cap. 3, 3). Néanmoins saint Paul leurpermet quelque modeste parure, en disant queleur vêtement doit être décemment orné, maisqu’il improuve toute coiffure recherchée decheveux, toute parure où entrent l’or et les pierresprécieuses, tous vêtements de prix qui tiennent duluxe et du faste. Similiter et mulieres in habitu ornato,cum verecundia, et sobrietate ornantes se, et non in tortiscrinibus, aut auro, aut margaritis, vel veste pretiosa ; sedquod decet mulieres promittentes pietatem per opera bona.(1, Ad Timoth. cap. 2, 9). Si le directeur est habituédepuis longtemps à conduire des âmes, il aurareconnu par son expérience que les Saints ont eugrandement raison de parler comme ils l’ont fait,et il s’efforcera d’éloigner ses pénitentes de toutesces vanités, surtout si elles sont dans les voies dela spiritualité. J’ai parfaitement connu une damequi avait déjà dit adieu au monde et était déjàentrée dans le chemin de la perfection, mais qui,dans une circonstance, s’étant mise en élégantetoilette, reprit avec cette parure tout son anciengoût pour les vanités et pour toutes ses anciennes

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frivolités. Tant est grrande l’influence que lavanité exerce sur les personnes du sexe.

157. – Finalement, si le directeur désireacquérir une véritable et juste idée des vêtementsque doit porter et de la conduite que doit tenirdans le monde une femme qui pratique la viespirituelle, je lui mets sous les yeux ce que ditsaint Grégoire de Nazianze : (Adversus mulieresambitiosius se ornantes) : Mulierum ornamentum estmorum probitate et elegantia florere ; domi ut plurimummanere ; colloquium cum divinis oraculis habere ; fuso etlancæ operam dare ; ancillis [130] opera mandare ; servosvitare ; oculis, labiis, genis, vinculum injicere ; pedemlimine non frequenter efferre ; pudicis quidem omnibusmulieribus delectari. La parure et la grâce d’unefemme, dit le Saint, doivent consister dans larégularité et la bonne conduite ; dans l’assiduité àrester dans l’intérieur de sa maison ; à s’entretenirsouvent avec Dieu par l’oraison ; à s’occuper destravaux de laine et de lin ; à surveiller le ménage età donner des ordres à ses servantes ; à fuir toutefamiliarité avec les serviteurs ; à réprimer la libertéde ses regards, l’intempérance de sa langue, et lesmouvements de sa physionomie, toutes chosesqui n’étant pas retenues dans de justes bornesfinissent par imposer de vaines exigences ; à nepas sortir souvent de sa maison, mais s’entretenirdans l’intérieur de sa demeure avec d’autresfemmes honnêtes et d’une bonne réputation.Toute femme qui se tracera une telle règle de

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conduite et se montrera exacte à la suivre,marchera en toute sûreté dans le chemin de laperfection.

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ARTICLE IV.

Obstacles qu’oppose à la perfection le sens de l’ouïe, ainsique celui de l’odorat, si l’on n’exerce pas sur eux unevigilance assidue.

CHAPITRE I. DOMMAGES QUE CAUSE L’ABUS DE L’OUÏE ET AVANTAGES QUI RÉSULTENT DU BON USAGE QU’ON EN FAIT.

158. – Le sens de l’ouïe réside dans les oreillesoù le son se propageant par l’élasticité de l’airexcite les sensations qui lui sont propres. Etcomme les paroles ne sont autre chose qu’un sonformé par les lèvres ou par la langue de l’hommepar lequel il exprime les sentiments de son âme, ils’ensuit qu'il faut rapporter à ce sens les paroles etles raisonnements d’autrui. Mais comme lesparoles, si on les envisage sous le point de vuedes mœurs humaines, sont les unes louables etbonnes, les autres, perverses et blâmables, on nepeut faire de ce sens un bon usage en écoutantvolontiers les dernières, et en faire un [131]mauvais usage en entendant les premières avecplaisir et satisfaction.

159. – Par le moyen de l’ouïe, comme ditl’Apôtre (ad Roman, cap. 10, 17), pénètre dansnotre esprit la foi aux divini mystères. Fides exauditu ; parce que si l’on n’a pas connaissance desvérités qu’on doit croire et des preuves quiétablissent solidement cette croyance, on demeureprivé de toutes les instructions sans lesquelles il

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est impossible de pratiquer ce que nous enseignecette foi. Quomodo enim audient sine prædicante ? Parl’organe de l’ouïe Dieu fait entrer dans nos âmesces lumières divines, ces impulsions intérieuresqui arrachent au sommeil de leur consciencecoupable certains chrétiens qui à la vérité nemanquent pas de foi, mais ne vivent pasconformément à leur croyance. Nous voyonsnéanmoins par une expérience de tous les jours,qu’il n’est pas de moyen plus efficace pourramener le pécheur égaré au repentir de sesfautes ; c’est encore une fois par son attention à laparole divine qui lui est annoncée qu’on obtientun si bon résultat. Par le même moyen on reçoitcertaines inspirations puissantes par lesquellesDieu appelle quelques âmes à la perfection, etc’est ce qui arriva à saint Antoine qui, écoutantune lecture de l’Évangile, se sentit ému d’unemanière si extraordinaire qu’ayant abandonné lemonde, il vendit tout ce qu’il possédait et se retiradans de profondes solitudes pour y vivre seulavec Dieu. C’est encore ce qui arriva à saintNicolas Tolentin qui, entendant un sermon sur lafutilité des choses d’ici-bas, en conçut un si granddégoût, qu’ayant abandonné le monde, il courutse cacher au plus vite au fond d’un cloître.

160. – Dieu se sert de l’ouïe non-seulementdans les prédications publiques pour attirer lesâmes à la perfection, mais il use encore de cemême sens dans des entretiens particuliers,

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comme nous le prouvent les histoiresecclésiastiques, où nous voyons un si grandnombre de personnes que des exhortationsparticulières ont excitées à marcher dans lechemin de la perfection. Le bienheureuxRaymond de Pise, pendant qu’il exécutait un airde musique sur sa guitare, vit passer dans la rueun grand serviteur de Dieu. Il se sentit vivementpoussé à le suivre et il se rendit à ce mouvementintérieur. Il abandonna son instrument et se mit àsuivre ce personnage. Quand il l’eut rejoint, ill’entendit parler de Dieu avec beaucoup dedouceur [132] d’onction persuasive. Raymond sesentit enflammé par ces paroles ; une ardeurinaccoutumée s’empara de son âme, il se donnaentièrement à Dieu el devint un saint. Mais je suisencore plus profondément saisi d’admirationquand je considère la forte impression que fit surle cœur de saint Augustin et sur celui de sa mèreun entretien pieux qu’ils eurent sur les bords duTibre, comme le rapporte ce Saint dans sesconfessions. Il nous dit qu’ils commencèrent cetentretien spirituel sur les merveilles de lapuissance divine qui éclataient dans les diversobjets présents en ce moment à leurs yeux. Encontinuant cette méditation ils s’élevèrent avecplus de ferveur à la considération des œuvresencore plus nobles que la puissance divine asemées sur la terre et dans le firmament. Ilsarrivèrent ensuite à méditer sur leur propre

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intelligence et se plongèrent entièrement, à l’aidede leurs facultés contemplatives, dans leséternelles délices de la région des élus. Ils finirentpar rester absorbés dans une haute méditation oùla parole n’avait aucune part. Erigentes nos ardentioreaffectu in idipsum, perambulavimus gradatim cunctacorporalia, et cœlum ipsum… et adhuc ascendebamusinterius cogitando et loquendo te, et mirando opera tua, utattingeremus regionem ubertatis indeficientis, ubi pascisIsrael in æternum veritatis pabulo ; et ubi vita sapientiaest... et dum loquimur, et inhiamus illi, attigimus eammodice toto ictu cordis, et suspiravimus, et reliquimus ibireligatas primitias spiritus, et remeavimus ad strepitumoris nostri. (Confess. lib. IX. cap. 10). Par le moyen deces saints entretiens qu’échangeaient ces deuxinterlocuteurs, en discourant sur les chosesdivines, leurs intelligences d’élite embrasaientmutuellement leur âme et leur cœur de cesconsidérations élevées qui inondaient leurintérieur d’ineffables suavités, au sein desquellesils finirent comme par se perdre et s’absorberdélicieusement dans le sein de Dieu. Le mêmeSaint nous raconte de lui-même, que dans lescommencements de sa vie spirituelle, lorsqu’ilentendait chanter dans l’Église les psaumes et leshymnes sacrés, Dieu, par le moyen de ces chantsharmonieux, lui en faisait goûter l’intelligence aufond de son âme, inondait son cœur de leurineffable onction, et c’est ce qui faisait couler deses yeux un déluge de douces larmes. In hymnis et

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canticis tuis suavesonantis ecclesiæ tuæ vocibus commotusacriter. Voces illæ [133] influebant auribus meis, eteliquabatur veritas tua in cor meum ; et ex ea æstuabatinde affectus pietatis, et currebant lacrymæ et bene mihierat cum illis. (Confess. lib. IX, cap. 6). Tant il est vraide dire que le sens de l’ouïe est le canal dont Dieuse sert pour répandre dans les âmes ces lumièreset ces affections surnaturelles qui la portent ou àla conversion, ou à une amélioration de conduite,ou enfin à une entière perfection.

161. – À son tour, le démon met en usage cesens pour conduire les âmes à leur damnationéternelle, ou bien pour les éloigner du chemin dela perfection. Dites-moi, je vous prie, pourquoitant de chrétiens, nés dans le sein de l’Église etinstruits à l’école du Sauveur, accordent une sihaute estime aux honneurs, aux dignités, auxpompes de ce bas monde ? Pourquoi font-ils unsi grand cas de ses splendeurs, de son faste, de sesvanités ? Pourquoi se livrent-ils avec tantd’acharnement à la rancune, à la haine, à lavengeance ? Pourquoi cherche-t-on avec tantd’avidité l’argent et les richesses ? Tout cela vientdes discours que tiennent communément laplupart des fidèles qui font un éloge si éloquentde toutes ces futilités, et qui exaltent, glorifient etnomment bienheureux ceux qui en sont lespossesseurs. Il s’ensuit que celui qui écoute cequ’on en dit, fait à son tour un très-grand cas detoutes ces choses, bien que vaines et fragiles, et

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ensuite à cette haute estime succède, comme toutnaturellement, un vif désir de marcher à laconquête de ces avantages que l’on a entenduvanter avec tant d’emphase. Et cette grandecorruption de mœurs, que l’on voit et que l’ondéplore chez des personnes même remplies dezèle pour la gloire de Dieu, d’où croyez-vousqu’elle tire son origine ? N’en doutez pas, c’estencore du sens de l’ouïe que l’on n’a pas eu soinde surveiller. Et si vous voulez vous en assurer,questionnez tant de femmes sans pudeur, tant dejeunes libertins qui vivent plongés dans la fangede mille désordres, questionnez-les, vous dirai-je,demandez-leur quel fut le premier anneau de cettelongue chaîne de péchés, dont en ce moment ledémon les tient enlacés, et vous reconnaîtrez que,pour la plupart, ce fut un discours immoral etdéshonnête qu’ils écoutèrent avec plaisir. C’est làqu’ils ont conçu leurs premières pensées et leurspremières affections impures ; c’est là qu’ilsburent les premières gouttes de ce breuvageempoisonné, qui est devenu plus tard un océand’iniquités dans lequel ils sont maintenantplongés. [134]

162. – Il est donc bien prouvé que du bon oudu mauvais usage du sens de l’ouïe dépendent lesprémices du salut ou de la damnation, et que,dans la vigilance exacte ou négligente sur le sensde l’ouïe, il faut chercher la cause de la perfectionou de la misère spirituelle des personnes pieuses.

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Il me semble prouvé que le sens de l’ouïe estencore une des fenêtres par où la mort ou la vies’introduit dans notre âme pour en éteindre lessaintes ardeurs ou pour leur donner un plus grandessor. Et ce qui est bien digne de remarque, c’estque ce sens n’est pas du tout semblable à unefenêtre qu’on ouvre ou qu’on ferme à volonté ;c’est une fenêtre qui reste constamment ouverte,car s’il est vrai que ce sens puisse être tenu àl’écart des entretiens nuisibles, on ne peutcependant pas en fermer l’issue, comme on le faitpour les yeux ou pour la bouche, pour que, quandon est présent, on puisse empêcher les paroles des’introduire dans l’âme et d’en ternir la purecandeur. Toute personne dévote et sincèrementanimée de piété, doit donc s’empresser d’accourirautour des tribunes sacrées d’où pénétreront dansson cœur, par l’organe de l’ouïe, les affectionsvertueuses. Elle devra fuir avec horreur lesspectacles, les comédies, les représentationsthéâtrales où les paroles, les facéties, les proposde tendresse profane, les colloques amoureuxversent, par les oreilles, dans les âmes, une liqueurempoisonnée qui leur donne la mort. Corrumpuntbonos mores colloquia mala. C’est là une maximecélèbre dont on doit suivre les enseignements, ense gardant avec une extrême prudence d’entendreet d’écouter des propos libres qui sont la pestedes bonnes mœurs. On doit pareillement sepréserver de prêter l’oreille à des discours qui

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roulent sur des matières dont la vanité fait tout lefond et qui remplissent la tête d’idées mondainesen dissipant l’esprit et le cœur. On doit, aucontraire, écouter volontiers des discours sages,pieux, spirituels, et user de l’influence que l’onpeut avoir pour les faire naître, mais sansaffectation, quand on converse avec ses amis etses connaissances, parce que l’âme s’y enrichit depensées pieuses et la volonté s’y embrase desaintes affections. Ces entretiens sont utiles àceux qui écoutent et à ceux qui parlent, commenous l’avons prouvé par les paroles de saintAugustin. Ces entretiens, faits sans aucuneprétention et entre personnes de même condition,sont non-seulement très-efficaces, mais encore ilsdoivent par-dessus tout leur mérite à cettesimplicité [135] même. Il est constant qu'ils sontmême d’une plus grande utilité que les sermonsprêchés sur les tribunes sacrées par de savantsorateurs.

163. – Ou lit dans les vies des Pères, qu’unsaint vieillard voyait voltiger autour des moines,pendant qu’ils tenaient leurs pieuses conférences,des anges dont le visage brillait d’une célesteallégresse. Mais quand on conversait sur dessujets mondains, ce même vieillard apercevait desdémons qui grognaient au milieu d’eux sous laforme d’animaux immondes. C'est pourquoi lesaint homme s’en allait criant par tout lemonastère : Mes frères, cessez ces discours futiles

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qui sont la perte des âmes. Cum autem aliud quivisloquerentur, statim angeli recedebant longius, indignantescontra eos. Veniebant autem porci sordidissimi, et morbopleni, et volutabant se inter eos. Daemones enim in specieporcorum delectabantur de superbia, et vana loquelaeorum... Beatus autem senior hæc videns commonebat permonasteria fratres : Cohibete a multiloquio, et ab otiosissermonibus linguam, per quam malum interius animaegeneratur. (Cap. 26, § 35). On ne manquera pasd’observer que ce grand serviteur de Dieu nedisait pas que les entretiens mondains portentquelque léger préjudice aux personnes spirituelles,mais que ces entretiens donnent la mort à leurâme, à cause de la grande dissipation et des autreseffets pernicieux qu’ils font éprouver à leurintérieur. Il n’est donc pas étonnant que lesdémons prennent un singulier plaisir à desentretiens de ce genre, qu’ils se plaisent à setrouver au milieu de ceux qui les tiennent etdonnent des preuves de leur satisfaction par desapparitions en forme d’animaux impurs.

164. – Au contraire, les entretiens qu’alimentela piété fortifient l’âme, l’enflamment, l’excitent àla vertu, parce qu’en entendant parler de chosessaintes, Notre-Seigneur Jésus-Christ daigne enmême temps parler à notre cœur ; car il veut bieny être présent, ainsi qu’il nous l’a promis clans sonsaint Évangile : Ubi sunt duo, vel tres congregati innomine meo, ibi sum in medio eorum. (Matth., cap. 18,20). Il nous arrive, en ce cas,, ce qui arriva aux

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disciples du Seigneur sur le chemin d'Emmaüs.En entendant parler leur divin Maître, ilssentaient leur cœur s’embraser d’une sainteardeur. Nonne cor nostrum ardens erat in nobis, dumloqueretur in via ? (Lucæ, cap. 24, 32). Dieu voulutbien donner à saint François et à ses enfantsspirituels [136] une preuve oculaire de cette vérité.(In Chronic. min. Galli., lib. I, cap. 30). Ce grandSaint se trouvant un jour dans la compagnie dequelques-uns de ses frères, un entretien spiritueleut lieu entre ces religieux. On y parlait de Dieud’une manière si sublime, avec tant d’onction, quetoute la compagnie en était – ravie d’admiration,et y puisait une douce consolation. Au milieu decet entretien si pieux et de tonte l’assistance qui yprenait part, on vit apparaître, sous une formepleine d’amabilité, le divin Rédempteur. À cetaspect, tous les frères ravis, en extase, tombèrentla face contre terre et restèrent pendant quelquesmoments dans ce délicieux ravissement. Quetoute personne spirituelle ait donc une profondeaversion pour les entretiens futiles et mondains,qu’elle fasse consister son plaisir dans desconversations sages, dans des entretiens pieux etutiles, si elle ne veut pas que les démons viennentse mêler à ses entretiens, et si elle préfère, aucontraire, voir les anges et leur Roi se grouperauprès d’elle comme auprès de saint François etde ses fervents religieux.

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165. – J’ajoute qu’il n’est rien de plusconvenable et de plus propre à une personnespirituelle que de prêter volontiers l’oreille à desdiscours pieux et d’en fermer l’accès à touteconversation profane. Puisque chacun aime àentendre parler de ce qui a ses sympathies, que lesoldat aime qu’on lui parle de guerre, que lelittérateur se plait à parler sciences, que l’ouvriertrouve du plaisir dans les conversations qui ontpour objet ce qui tient à sa profession, tractantfabrilia fabri ; de même l’homme du monde secomplaît aux entretiens du monde ; qu’à son tourmaintenant l’homme spirituel se complaise àentendre ce qui se rapporte aux choses de lapiété ! C’est ainsi que chacun trouvera une règlesûre pour reconnaître dans quelle classe il luiconvient de se placer.

CHAPITRE II. ON Y ENTRE DANS LES DÉTAILS ET ON DÉMONTRE LE DOMMAGE QUE PEUT ÉPROUVER UNE ÂME EN PRÊTANT VOLONTIERS L’OREILLE À LA MÉDISANCE.

166. – La médisance, dit saint Jérôme, est unvice tellement répandu parmi les chrétiens qu’onparviendrait difficilement à [137] trouver unepersonne qui n’en fût pas souillée. Vousrencontrerez des personnes consacrées à Dieu quisont douées d’une inviolable chasteté, qui ont lecœur entièrement détaché de l’amour desrichesses et de toute autre affection coupable, qui

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ne se permettent jamais une parole tant soit peuindécente, qui mortifient leur sensualité par desjeûnes, qui macèrent leur chair par des cilices, quien un mot sont ornées de toutes les vertus. Maisvous trouverez difficilement des personnesspirituelles qui ne se rendent pas coupables dequelque médisance et qui ne censurent pas lesactions d’autrui ; parce que c’est ici le dernierpiège que le démon tend aux âmes et que presquetoutes s’y laissent prendre. Pauci admodum sunt quihuic vitio (Scilicet detractionis) renuncient, raroqueinvenies, qui ita vitam suam irreprehensibilem exhiberevelint, ut non libenter reprehendant alienum ; tantaquehujus modi libido mentes hominum invasit, ut etiam quiprocul ab aliis vitiis recesserunt in illud tamen, tanquamin extremum diaboli laqueum, incidant. (Epist. adCelanc.) Le lecteur doit juger d’après cela combienil est nécessaire de parler de ce vice qui est à unesi grande distance de la perfection chrétienne, etcependant si ordinaire dans les personnes qui enfont profession. Mais puisque entre celui quiécoute une médisance et celui qui s’en rendcoupable il y a une relation, car il n’est paspossible que l’un entende ce que l’autre ne dit pas,c’est pour cette raison qu’avant de montrer le malqui se commet en écoutant volontiers médire duprochain, ce qui est précisément ce dont nousvoulons parler en ce moment, il est nécessaire detraiter brièvement du grand mal que commet celui

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qui profère des paroles de médisance sur lecompte du prochain, pour nuire à sa réputation.

167. – Saint Bernard en parlant de lamédisance dit que la langue du détracteur est unevipère qui infecte de son venin trois personnespar une seule morsure, que c’est aussi une lancequi perce d’un seul coup trois personnes, quec’est une épée qui d’un seul coup de sontranchant ou de sa pointe immole trois victimes.Numquid non est vipera lingua detractoris ? Ferocissimasane, nimirum quæ lethaliter tres inficit morsu suo.Numquid non lancea est ista lingua ? Projecto etacutissima, quæ tres penetrat ictu suo. Lingua, inquit,eorum gladius acutus. Gladius quidem anceps, immotriceps est lingua detractoris. (De triplici custod. manus,linguæ, et cordis). Expliquons ensuite ces trois [138]blessures que la langue médisante fait par sesdétractions. Le saint Docteur nous dit que lepremier coup s’adresse à la personne dont on ditdu mal en la perçant au plus vif de son honneuret de sa réputation. Le second coup est porté auxoreilles de celui qui écoute en le scandalisant parces paroles et lui donnant occasion de pécher. Letroisième coup est le plus cruel de tous, et c’estsur lui-même qu’il le dirige, en frappant son âmepar un crime si laid qui le rend odieux etabominable aux yeux de Dieu, comme ditl’Apôtre : Detractores Deo odibiles. (ad Roman, cap. 1,30).

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168. – Il ne sert à rien de dire, ajoute saintBernard, qu’est-ce après tout qu’une parole légèrequi va frapper l’air et qu’emporte le vent ? Eh !sans doute, la parole du médisant a un vol rapideet léger, mais elle blesse gravement ; elle passecomme un éclair, mais elle brûle vivement.Dicimus : levis res sermo, tenera, mollis et exigua carolingua hominis ; quis sapiens magni pendat ? Levisquidem res sermo, quia leviter volat, sed graviter vulnerat ;leviter transit, sed graviter urit.

169. – Mais si l’on désire connaître encoremieux avec quelle pénétration le saint Docteurilluminé des clartés surnaturelles nous révèle ladifformité de ce péché de médisance, si l’ondésire savoir combien il l’avait en horreur, on n’aqu’à lire son troisième sermon sur la dédicace del’Église, et on y verra qu’il va jusqu’à donner lenom de traîtres aux moines qui osent introduiredans un monastère un vice si abominable, et il lestraite de complices du démon ; car ils se joignentà lui pour fermenter des scandales et pour semerla discorde par leurs détractions et les murmuresdont ils se rendent coupables. Il leur reproche devouloir changer la maison de Dieu en unecaverne de démons. Que le lecteur se pénètre desparoles de saint Bernard. (Serm, III, in Dedic.Eccles.) Proditores sunt quicumque in hoc Dominicastrum inimicos ejus introducere moliuntur, quales suntutique detractores Deo odibiles, qui discordias seminant,nutriunt scandala inter fratres. Sicut enim in pace factus

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est locus Domini, sic in discordia locum feri diabolo,manifestum est. Non miramini, Fratres, si durius loquivideor, quia veritas neminem palpat. Omnino proditoremse noverit ; si quis forte, quod absit, vitia quælibet in hancdomum conatur inducere, et domum Dei speluncam faceredæmoniorum. Paroles pleines de sens, zèleadmirable, profonde horreur pour la médisance,pour un vice d’une aussi effroyable laideur ! [139]

170. – Que le lecteur n'aille pas croire quesaint Bernard soit le seul qui ait parlé de lamédisance en termes si expressifs. Il y a d’autressaints et d’autres docteurs qui en ont aussi parléde manière à inspirer une grande horreur pour cevice. Le Pape saint Clément dans une de seslettres que reproduit Gratien (de pœnit. dist. I) taitressortir un enseignement qu’il tenait du princedes Apôtres. Il dit que l’on peut commettre troissortes d’homicides. Le premier a lieu quand onôte la vie à son prochain, le second quand on apour lui une haine mortelle, le troisième quand onattaque sa réputation ; et il dit que Dieu frapped’une même peine chacun de ces trois homicidesqui sont également criminels à ses yeux.Homicidarum tria genera esse dicebat B. Petrus et pœnameorum parilem esse dicebat ; sicut enim homicidasinterfectores fratrum, ita detractores quoque eorum, eosqueodientes homicidas esse manifestabat. Saint Jérômeregarde comme coupable du même homicidequiconque médit, et il s’appuie sur l’autorité del’apôtre saint Jean et de Salomon, puis il ajoute

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que la médisance est digne de porter le nom degrande scélératesse. Grande scelus est cum detrahofratri meo ; lingua mea fratrem interficio. Qui enim oditfratrem suum homicida est. Videte quid dicat Salomon :in manu linguæ mors et vita. Personne ne doitregarder comme étrange ou mal fondée cettemanière de parler, parce qu'enfin, si la médisancene fait pas jaillir le sang des veines de celui qui enest la victime, elle fait couler un sang moins vil,un sang beaucoup plus noble tel que celui de laréputation. Le médisant sans doute n’ôte pas lavie du corps qui est moins précieuse, mais il ravitcelle de membre de la société qui est bien plusestimable. En effet, le malheureux que la languemédisante a frappé, ne vit plus commeauparavant, entouré de la bonne opinion qu’onavait conçue de lui.

171. – Il est au moins certain que le péché dela médisance est plus grave que celui du vol et del’injustice faite au prochain, parce que, comme ditle sage, melius est bonum nomen, quam divitiæ multæ(Proverb. cap. 22, 1 ). Une bonne réputation est unbien qui est supérieur à toutes les richesses dumonde et mérite par conséquent qu’on y attacheun plus grand prix. Il est bien hors de doutequ’on ne rencontrerait pas un homme judicieuxqui, pour reconquérir sa réputation perdue, necrût pas faire un très-bon emploi de ses facultéspécuniaires, de [140] ses revenus, de sespossessions, en un mot de toute sa fortune. Il tant

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donc convenir sans hésiter, que le médisant porteun préjudice plus considérable à son prochain etse rend coupable d’un péché plus grief en leprivant de l’estime dont il jouissait, qu’en luienlevant son argent, ses propriétés et tous lesautres biens temporels. Et maintenantréfléchissons un instant sur l’aveuglement d’un sigrand nombre de chrétiens. Si l’on sereconnaissait coupable de vingt ou trente larcinscommis durant le cours de sa vie, on auraitcertainement honte de soi-même et la pensée des’être livré à de pareilles bassesses nous feraitrougir de vivre encore dans la société. Et pourtantlorsqu’on sait à ne pouvoir en douter que vingtfois, trente fois ou a attenté à la réputation duprochain, ce qui est un crime plus grave, on n’enéprouve aucun remords, on n’en ressent au fonddu cœur aucune amertume, et l’on vit dans lecalme ! Oh quelle erreur fatale ! oh quelaveuglement ! oh quelle fascination déplorable denotre esprit !

172. – Toutefois, pour qu’il ne semble pasque je veux exagérer l’énormité de ce vice et ledépeindre plus laid qu’il n’est en réalité, je veuxme servir d’une mesure qui ne saurait être sujetteà erreur pour sonder le fond de malice d’un péchéde cette nature. Je prends cette mesure dans lasévérité avec laquelle Dieu punit autrefois ce vicecapital. Examinons combien fut atroce lechâtiment qui lui fut appliqué et nous pourrons

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comprendre en nous tenant dans les bornes d’uneproportion juste et infaillible quelle en est lagravité. Nous lisons dans le livre des Nombres(cap. 12, 10), que Marie sœur de Moïse futcouverte des pieds à la tête d’une horrible lèpre,pour avoir proféré une médisance sur la conduitede son frère. Et ce qui doit encore surprendredavantage c’est que Moïse priant pour la guérisonde sa sœur (comme le remarque saint Basile) nefut point exaucé, quoiqu’il fût lui-même l’objet decette grave faute, tant le Seigneur était irrité. Dansle même livre des Nombres (Cap. 16, 21, 24) nouslisons que Coré, Dathan et Abiron, en punitionde ce qu’ils avaient murmuré contre Moïse, furentengloutis vivants dans la terre avec tout ce qu’ilspossédaient. On y lit encore que deux centcinquante chefs du peuple et puis quatorze milleet sept cents personnes d’Israël furent victimesd’un feu miraculeux que Dieu fit pleuvoir du cielen punition des murmures qu’on s’était permiscontre ce grand prophète. Puis encore, qu’une[141] autre fois Dieu envoya des serpents de feuqui firent périr un grand nombre de ces coupablesmurmurateurs et qu’enfin tout le peuple futl’objet d’un anathème général en punition de leursmurmures nombreux et multipliés, qu’ils furentcondamnés à périr dans les sables du désert del’Arabie où ils étaient en marche, sans qu’il leurfut permis de jouir des délices de la terre promise,de cette terre après laquelle ils avaient tant

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soupiré et pour la conquête de laquelle ils avaientsouffert tant de fatigues. Il est constant qu’on nelit nulle part que Dieu ait envoyé d’aussi terriblesfléaux pour punir d’autres crimes dont ce peuples’était rendu coupable ; qu’il ait envoyé des fléauxtels qu’une pluie de feu, la terre entr’ouvrant sesabîmes pour engloutir des coupables, des serpentsde feu dont la morsure cause la mort, des lèpres,des morts violentes, des massacres de tout unpeuple. Combien donc devons-nous convenir quece péché est d’une énorme gravité, puisque Dieudans sa souveraine justice et malgré la miséricordedont il use dans ses vengeances l’a puni d’unemanière si terrible.

173. – Si ensuite nous passons de l’ÉcritureSainte aux histoires ecclésiastiques noustrouverons encore ici la médisance punie de Dieupar les plus redoutables châtiments. Sur un grandnombre de faits que je pourrais citer je me borneà trois, où la colère de Dieu s’est manifestée d’unemanière plus éclatante, et je vais les raconter enpeu de mots. Le premier est celui dont Thomasde Cantipré ou Cantimpré, déclare avoir été lui-même témoin oculaire, au sujet d’un prêtreindigne d’un tel nom et d’un si honorablecaractère. Il était dans l’habitude de déchirer parsa mauvaise langue la réputation de son prochain,et de répandre sans aucun égard pour qui que cefut, pour ainsi dire, le sang et la réputationd’autrui, (Spargere... il sangue dell’altrui reputazione).

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Quand il fut à l’article de la mort, il tomba dansune telle frénésie qu’il se déchirait la langue avecles dents, et ce qui paraît le plus extraordinaire,c’est que quand il ouvrait la bouche il en sortaitune puanteur insupportable. Dieu voulait justifierdans ce malheureux la prophétie de David, où ilest dit que la langue du détracteur est une langued’aspic et que son gosier est un sépulcre infect,comme le fait observer l’auteur précité : Quod quialingua sua dolose egerat, et venenum aspidum sub labiisejus, quasi sepulchrum patens guttur illius fœtoremteterrimum exhalavit, ut per quæ peccaverat, per eademtorqueretur. (Apum cap. 37). [142]

174. – Les deux autres exemples dechâtiments sont rapportés par Baronius (Tom. 3.ann. 397. num. 34). L'un de ces exemples regardeun prêtre nommé Donat et l’autre un évêquenommé Mauran, et tous les deux eurent une finégalement funeste. L’un d’eux se livrait au péchéde la médisance dans un festin sur le compte desaint Ambroise d’heureuse et sainte mémoire, etl’autre dans une circonstance pareille sur lesillustres actions du grand saint Augustin, enprésence même d’un frère de celui-ci. Tous lesdeux reçurent un coup mortel d’une maininvisible et rougirent de leur sang la table àlaquelle ils étaient assis. Transportés par lesconvives sur un lit, ces malheureux y rendirent ledernier soupir. C’est ainsi, dit l’auteur enterminant, c’est ainsi que Dieu punit la langue des

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détracteurs. Is finis virorum detrahentium fuit : quodvidentes, qui tunc aderant, admirati sunt.

175. – Mais les médisances que je commets,me dira peut- être quelqu’un, ne sont passusceptibles de pareilles réprobations et de siterribles châtiments, parce qu’elles sont de très-faible importance ; elles peuvent bien jeterquelque ombre sur la réputation du prochain,mais elles ne sauraient la dénigrer entièrement. Sià de tels prétextes saint Bernard avait à répondre,lui qui était l’ennemi déclaré des languesmédisantes, il dirait que dans la détraction il neconnaît aucune faute légère. Forte aliqui levepeccatum æstimant murmurare ; sed non hic (nempeapostolus ad Philippenses 2, 14) qui ante omne monetcavendum. Puto autem ne illum quidem leve putasse, quimurmurantibus aiebat ; non contra nos est murmurvestrum, sed contra Dominum ; nos enim quid sumus ?Sed ne illum quoque qui dixit : non murmuraveritis, sicutquidam murmuraverunt et perierunt ab exterminatore :illo nimirum exterminatore, qui positus est in hoc ipsum,ut a terminis beatæ illius civitatis arceat murmuratores, etlonge jaciat a finibus ejus. (In sententiis). Telle est laréponse du Saint. Peut-être encore quelqu’unnous dira-t-il que la médisance est une faute sansgravité ; mais l’Apôtre n’est pas de cet avis,puisqu’il nous avertit de nous garantir de ce péchéplus que de tout autre. Moïse n’était pas non plusde cet avis quand il disait au peuple que leursmurmures ne l’avaient point frappé lui-même,

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mais qu’ils avaient atteint le cœur de Dieu. Teln’était pas davantage le jugement qu’en portait lemême grand Apôtre qui avertit les Corinthiens dene pas se [143] livrer à ce défaut, afin qu’ils nefussent pas jugés dignes d’extermination commetant d’autres qui furent expulsés de la patriecéleste et condamnés à un exil lointain, à unéloignement sans bornes de ce port à l’éternellebéatitude.

176. – Pourtant comme on ne saurait nier quedans la détraction, ainsi que dans d’autres péchés,il peut y avoir matière légère, on doit interpréterles paroles des Saints en ce sens que dans certainscas, bien qu’il puisse se rencontrer quelquelégèreté dans les paroles médisantes, il n’y a pasen cette matière de mal léger, et voici les raisonsqu’il en donne. Premièrement, parce qu’on nepeut pas considérer comme un mal léger celui quel’on cause à la réputation du prochain que l’onblesse dans le vif. L’honneur lui est aussi cher quela prunelle de ses yeux. Or, comme le coup le plusléger qu’on porte à un endroit aussi sensible etaussi délicat tel que la prunelle de l’œil causetoujours une vive douleur, de même chaque coupde langue porté à notre honneur, nous esttoujours singulièrement fâcheux et l’on ne doitpas le considérer comme une atteinte de faiblegravité. Secondement, parce que la médisancetoute légère qu’elle puisse être en elle-même, anéanmoins un caractère de difformité qui doit la

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faire regarder comme un grand mal. Celas’explique par une comparaison avec le vol auquella médisance ressemble beaucoup. Il est certainque la soustraction furtive d’un objet peuimportant n’est pas un larcin qui aille jusqu’à lamalice d’un crime grief, et pourtant une personned’honnête condition serait plus honteuse de ladécouverte de cette légère indélicatesse, que decelle d’une faute considérable qu’elle auraitcommise, telle qu’un péché d’impureté, devengeance ou autre. D’où vient cela ? celaprovient de ce que le vol est une action quidéshonore et que malgré l’objet insignifiant donton a pu s’emparer par ce larcin, il en résulte unelaideur et une honte qui couvrent d’infamie lecoupable, et souillent l’honneur de celui qui acommis une pareille faiblesse. Or, pourquoi n’enjugerait-on pas de même au sujet de la détractionqui est un vol réel et ce qui est bien plus sérieux,le vol d’une chose de grand prix telle quel’honneur et l’estime dont jouit une personnedans l’opinion du monde ? Que la médisance soitlégère, qu’elle soit très-peu considérable, elle esttoujours par ses résultats un grand mal,puisqu’elle ravit toujours au prochain ce qu’il a deplus cher, le frappe toujours à l’endroit le plussensible et lui [144] cause toujours une vivedouleur. Que la médisance soit d’une minimeimportance, elle ne laisse pas d’être un volinfâme, d’être une action indigne d’un chrétien et

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surtout d'une personne pieuse ou engagée dansun état religieux, parce que cette personne doitpar-dessus tout se montrer sévère dans la pratiqueexacte de la vertu de charité.

177. – Mais j’ai déjà parcouru tant de cheminque me voici arrivé au terme, parce qu’endémontrant clairement combien le vice de lamédisance a de laideur j’ai en même tempsprouvé combien est digne de réprobation lepéché que l’on commet en prêtant volontiersl'oreille à celui qui s’en rend coupable ; car les SS.Pères nous apprennent que la médisance et leplaisir qu’on goûte à l’entendre constituent unpéché de malice analogue. Et cela est d’autantmieux fondé que pour la plupart ceux quiécoutent font l’office de provocateurs auprès dumédisant, se plaisent à le questionner, montrentcombien ses paroles sont accueillies avec plaisir,ou du moins ne le reprennent pas ou nel’interrompent pas dans ses détractions, surtoutquand leur position leur en impose le devoir. Ilest digne d’être soigneusement retenu ce mot desaint Bernard : Detrahere aut detrahentem audire, quidhorum damnabilius sit, non facile dixerim. (De confid.lib. II). Je ne sais pas, dit le Saint, quel est celui desdeux qui est plus coupable ou celui qui médit, oucelui qui écoute de plein gré la médisance ; parceque, comme il l’assure lui-même, l’un des deux ale diable sur la langue et que l’esprit impur luisuggère le mal qu’il dit, tandis que l’autre a le

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diable dans ses oreilles et que là il l’excite àécouter attentivement. Saint Basile demande quelest le châtiment qu’il faudrait infliger à un moinequi se rend coupable de médisance et quel estcelui dont on devrait punir celui qui écoute, et ildécide que l’un et l’autre doivent être chassés dela compagnie des autres religieux, parce que tousles deux sont également coupables. Le saintDocteur le prouve par ces paroles de la sainteÉcriture. Exterminandi a societate reliquorum ambo.Detrahentem enim proximo suo hunc persequebar. Etalibi dictum est : Detrahentem noli libenter audire, nesustollaris. (In Regul. breviori. Regul. 26).

178. – La raison de tout ce qui vient d’être ditnous est fournie par saint Jérôme, quand il nousdit que ceux qui écoutent la médisance sont lescomplices du mal qu’on dit du prochain, à causedu plaisir qu’ils goûtent à entendre cesdétractions. [145] Supposons le cas, dit ce Saint,que personne n’ajoutât foi ni ne prêtât l’oreilleaux médisants, ceux-ci n'auraient garde à coup sûrde lancer leurs paroles au vent, et la honte lesforcerait de garder le silence. S’il y a donc desmédisants on doit en faire peser toute la faute surceux qui les écoutent comme étant la premièrecause de ces propos malicieux. Quod si hæc in nobisesset diligentia, nec passim detractoribus crederemus, jamomnes detrahere timerent. Sed hoc ideo malum celebre est,idcirco in multis fervet hoc vilium, quia pene ab omnibusaudiuntur. (.Epist. ad Cel.). C’est pourquoi le même

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saint Docteur, écrivant à Démétriade, lui défendde médire et d’écouter ceux qui médisent, afin dese préserver de toute complicité par unassentiment tacite, avec le péché dont se rendentcoupables les détracteurs. Il lui recommandeexpressément de ne pas leur prêter l’oreille pourne pas fomenter cette mauvaise disposition, maisbien plutôt de mettre en pratique ce sage conseilde l’Esprit saint, qui nous invite à placer autourde nos oreilles une haie d’épines pour que lesparoles médisantes ne puissent pas y pénétrer. Tuvero hoc malum ita fuge, ut non modo ipsa non detrahas,sed ne alii quidem detrahenti aliquando credas ; necdetractoribus auctoritatem de consensu tribuas, nec eorumvitium nutrias annuendo. Noli, inquit scriptura,consentaneus esse cum derogantibus adversus proximumsuum ; et ne accipias super ipsum peccatum. Et alibi :Sepi aures tuas spinis, et noli audire linguam nequam. Lesaint Docteur continue en disant que la premièrepensée d’une personne qui veut entrer dans lesvoies de la spiritualité doit être celle de seprémunir contre ces langues mordantes, car iln’est rien qui soit dans le cas de troublerdavantage une âme dévote que de prêter l’oreille àces discours médisants. Ces discours réveillent leshaines, les passions, les disputes, les discordes,elles jettent l’âme dans un fâcheux étatd’inconstance. Au contraire, le soin qu’on a de nepas écouter des paroles qui blessent la charité,produit en nous une honnêteté de mœurs dont la

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sérénité de l’âme tire son précieux aliment. Estsane tale hoc vitium, quod vel in primis extingui debeat, etab eis, qui se sancte instituere volunt, prorsus excludi.Nihil enim tam inquietat animam, nihil est, quod itamobilem, et levem faciat, quam facile totum credere, etobtrectatorum verba temerario mentis assensu sequi. Hincenim crebræ dissensiones, hinc odia injusta nascuntur.Hinc est quod sæpe de amicissimis etiam inimicos [146]facit : cum concordes quidem, et credulas animasmultiloquia lingua dissolvat. At contra magna quiesanimi, magnaque morum gravitas, non temere dequoquam sinistre quid audire Le saint Docteurconclut par ces belles paroles : Beatusque est, qui itase contra hoc vilium armavit, ut apud eum nemo detrahereaudeat. Heureux, dit-il, celui qui s’est prémunicontre ce vice de telle manière que personnen’ose jamais dire du mal de son prochain en saprésence. Sainte Thérèse eut le bonheur de seprocurer cet avantage, car tantôt en changeant deconversation d’une manière adroite, tantôt enreprenant avec douceur les personnes quimédisaient au sein de sa communauté, elle parvintau point qu’aucune de ses religieuses ne s’exposaiten sa présence à lâcher le moindre mot contraireà la charité. Aussi disait-on habituellement dansson couvent que, partout ou se trouvait Thérèse,toutes les religieuses étaient assurées d’être à l’abrides coups de langue ; c’est ce qu’elle raconte elle-même dans l’histoire de sa vie.

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179. – Après avoir bien établi toutes cesvérités, je dis que si toute personne spirituelleveut se garantir de toute imperfection en ce quiregarde le sens de l’ouïe en ne participantaucunement aux détractions qui offensent leprochain, elle devra suivre exactement la règleque je vais lui tracer : Elle consiste à fuir la sociétéde quiconque se plait à censurer les actions deson prochain, à se conformer au précepte que luiimpose l'Esprit saint : Cum detractoribus noncommiscearis. Et puis encore : Remove a te os pravum,detrahentia labia sint procul a te (Prov. c. 24, 21 et cap.4, 24). Éloignez de vous les langues médisantes etayez soin de tenir loin de vous les détracteurs. S’ilvous arrive pourtant d’entendre quelque gravemédisance, gardez-vous de faire comprendre quevous y prenez du plaisir et y donnez votreassentiment, pour ne pas coopérer, comme ditsaint Jérôme, à la détraction contre votreprochain, et pour ne pas vous faire complice despéchés d’autrui.

180. – Mais ce n’est pas encore assez. Lapersonne spirituelle doit, en outre, fouler auxpieds tout respect humain, et sans aucune espècede considération méticuleuse, elle doit reprendreces langues médisantes (si néanmoins certainségards, qui sont justement dus à celui qui médit,n’y apportent aucun obstacle), elle doit les avertirdu dommage que cause au prochain cettedémangeaison de le critiquer. La personne

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spirituelle doit suivre [147] le conseil que saintChrysostôme adresse aux habitants d’Antiochesur la manière dont ils doivent se comporter dansde semblables circonstances : Dic proximodetrahenti : Habes aliquem quem laudes, et commendes ;aures aperio, ut unguenta suscipiam. Si vero malum velisdicere, obturo aures ; non enim stercus et cœnum sustinebo(Homil. 3). Dites sans gêne à celui qui médit : Sivous voulez dire du bien sur le compte de votreprochain et m’en apprendre quelque chose delouable, me voici tout prêt à vous écouter. Siensuite il vous plaît de m’en dire du mal endécouvrant ses défauts et en censurant saconduite, je vais boucher mes oreilles pour ne pasvous entendre. Mes oreilles se plaisent à recevoirle baume des paroles bienveillantes, et nes’ouvrent pas pour y laisser pénétrer les ordureset la fange de la médisance. C’est ainsi que parlece saint Docteur. Si cependant la qualité dumédisant lui donne sur vous l’avantage de laposition et de l’autorité, et qu’il ne vous soit paspermis de le reprendre aussi sévèrement et de luiadresser une réprimande si dure, détournez aumoins la conversation, et avec adresse tâchez dela faire rouler sur des matières d’un autre genre,dont la charité chrétienne puisse plus facilements’accommoder. Que, si l’on ne peut même réussirdans ce dessein, on doit au moins baisser les yeux,composer sa physionomie en prenant un airsérieux et grave, et en faisant ainsi comprendre ce

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qu’on ne peut exprimer verbalement. On doitenfin donner à entendre, par cet air sérieux etfroid, que de semblables discours sontinconvenants et qu’ils ne nous causent aucunplaisir. En se comportant de la sorte, vous ferezau médisant une correction silencieuse, mais quine sera pas sans profit pour lui ; car, nous dit lesage, de même que le vent du nord dissipe lesnuages qui obscurcissent l’atmosphère, de mêmeun visage sérieux et composé fait disparaître lesmédisances de la bouche de ceux qui lescommettent. Ventus aquilo dissipat pluvias, et faciestristis linguam detrahentem. (Prov., cap. 25, 23).Cassien rapporte (Instit., lib. V, cap. 29) qu’uncertain moine nommé Machète, avait reçu deDieu la singulière grâce de rester constammentéveillé, de nuit comme de jour, dans lesconférences spirituelles ; mais lorsqu’on se mettaità tenir une conversation contraire à la charité, iltombait dans un profond sommeil. Vous nepouvez pas, moyennant un sommeil surnaturel,prouver à ceux qui médisent en votre présence ledéplaisir que cela vous [148] cause et improuverde cette manière leur conversation contraire à lacharité ; au moins il est possible de faire connaîtrecombien ces détractions vous répugnent, engardant le silence et en prenant un air sérieux,quand vous n'avez pu parvenir à faire changer deconversation et qu’il ne vous est point permis dereprendre celui qui se livre à la détraction. Jusqu’à

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ce moment j’ai parlé du dommage que cause àl’âme l’attention que l’on prête aux discoursmédisants, je me suis étendu un peu longuementsur cette matière, parce que c’est un défaut danslequel tombent fréquemment beaucoup depersonnes. Il ne faut pas, cependant, en conclureque tout homme qui marche dans la voie de laperfection, n’est pas obligé d’exercer une exactevigilance sur le sens de l’ouïe lorsqu’on tient despropos qui, si l’on y prête volontiers l’oreille,peuvent être préjudiciables à l’âme et causermême sa perte. Qui ne voit qu’on doit êtrecirconspect quand on entend des discours ou desparoles déshonnêtes qui, non-seulement,prouvent la corruption des mœurs dans ceux quiles tiennent, mais aboutissent à corrompre enmême temps celles des auditeurs ? Corrumpuntbonos mores colloquia mala. J’en dis de même pour cequi est des paroles de tendresse passionnée,spécialement si elles sont proférées par despersonnes d’un sexe différent, car ces parolespénètrent par leur perfide suavité dans le cœur, ety versent le poison enchanteur des affectionscharnelles, y éteignent toute ferveur de piété etvont même jusqu’à faire perdre complètementtoute crainte de Dieu. Qui ne voit combien ilimporte aux personnes dont je parle de fermerleurs oreilles à ces maximes fausses quipervertissent l’âme, à ces excitations mauvaisesqui séduisent le cœur, à ces éloges qui enflent et

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enorgueillissent, à ces flatteuses douceurs quiillusionnent les imprudents, à ces discoursmondains pleins de vanité et de futilité quiéloignent une âme des saintes pensées et dissipentle cœur pur des affections terrestres ? En somme,il faut ne jamais oublier que l’ouïe est un sens querien ne protège, qui est exposé à tous les propos,à toutes les paroles qui sortent de la bouche detous ceux qui nous environnent et dont il ne luiest point, par lui-même, possible de se préserver.Il appartient donc, à quiconque en comprend lanécessité, de préserver l’ouïe de tout ce qui peutla blesser. [149]

CHAPITRE III. ON Y EXPOSE LES DOMMAGES QUE PEUT CAUSER À L’ŒUVRE DE LA PERFECTION LE SENS DE L’ODORAT.

181. – De tous les sens, celui qui peut nuire lemoins et qui peut porter à l’œuvre de notreperfection l’obstacle le moins sérieux, est biencelui de l’odorat, parce qu’il est le plus faible letous et possède moins de puissance pour nuire.Les corbeaux, les abeilles, les vautours sont douésd’un odorat beaucoup plus subtil que le nôtre,parce qu’ils sentent de fort loin l’odeurqu’exhalent les corps en état de corruption. Leschiens ont aussi l’odorat plus fin que nous, car illeur suffit de l’empreinte des pas, sur le sol, deleur maître ou des animaux sauvages, pour lessuivre à la piste. Cela vient, dit Albert-le-Grand

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(Tract. de odor.), de ce que l’organe de l’odorat,dans l’homme, a une intime liaison avec lecerveau qui, en nous, a une plus grande capacité,et qui par ses humeurs empêche que le sens del’odorat ne remplisse parfaitement ses fonctions.Mais, quelle qu’en soit la raison, il est certain queDieu a disposé toutes choses avec une admirableprévoyance, car les animaux ont un grand besoinde ce sens pour discerner dans leurs alimentsquels sont ceux qui peuvent leur être utiles ounuisibles, et parmi les divers objets quels sontceux qui conviennent à leur organisation et ceuxqui ne s’y accommodent pas : c’est pourquoi dansles animaux il fallait que ce sens eût toute laperfection qui lui convient ; tandis que l’homme,doué d’intelligence et de raison, distingue d’unemanière plus parfaite toutes choses.

182. – Cependant, le sens de l’odorat peutencore être nuisible à la sanctification de l’âme, sila personne pieuse recherche avec empressementles odeurs, si elle se procure avec sensualité desfleurs odorantes, l’ambre, les tablettes de senteur ;si elle en porte sur ses vêtements, si elle enparfume sa demeure et court après lesdélectations que ces odeurs font éprouver au sensqui leur est propre. Il est bien évident, en effet,que tout plaisir sensible dont nous flattons notrecorps par un motif de sensualité, ne saurait êtreexempt de péché. De pareilles délicatesses ne sontpas innocentes dans les gens du monde, et s’ils se

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permettent à cet égard des excès, cela déplaît[150] tellement à Dieu, qu’il a fait connaîtrequelquefois, par des châtiments exemplaires,combien cela lui déplaît. Jugez maintenantcombien cela doit lui être odieux dans lespersonnes spirituelles qui se sont consacrées àson service. On n’ignore pas un exemple dechâtiment qui, à ce sujet, est rapporté par saintPierre Damien sur une certaine dame, époused’un doge de Venise. (Epist. ad Blancam comitiss.,cap. 11). Outre plusieurs autres sensualitésrecherchées dont cette dame flattait son corps,elle voulait que sa chambre fût continuellementparfumée de tant d’odeurs délicieuses, que leSaint a honte d’en faire la minutieuse descriptionet craint de ne pas obtenir la croyance de seslecteurs. Ejus vero cubiculum tot thymiamatum,aromatumque generibus redolebat, ut et vobis narrarededecus fatear, et auditor forte non credat. Mais Dieu netarda pas à manifester combien lui déplaisaitl’excessive délicatesse (morbidezza) de cette dame ;il la frappa de la tête aux pieds d’un ulcère desplus hideux : ses chairs tombaient en pourriture,et de cette affreuse corruption de ses membressortait une puanteur insupportable, à un tel pointque l’accès de sa chambre était non-seulementimpossible aux personnes de sa famille, maisencore à ses serviteurs. Une seule femme dechambre, qui tenait soigneusement autour de sesnarines les plus fortes senteurs, pouvait

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s’approcher d'elle pour lui donner rapidement lessoins indispensables, et s'empressait d’en sortirpromptement. Cette dame, réduite ainsi à l’état decadavre infect avant sa mort, finit misérablementpar rendre le dernier soupir. Cette mort ne futpleurée de personne et la défunte ne laissa aucunregret. Tous en furent au contraire ravis, car elleétait devenue insupportable à tous, à cause del’infection qu’elle répandait autour d’elle. Dieuvoulut ainsi que l’on vit dans ce cadavre animé,que notre corps, si vu par lui-même, ne méritepas d'être parfumé de délicieuses odeurs. Le Sainttermine son récit par ces paroles : Quid enim sitcaro, docet ipsa caro ; quodque perhibet mortua, testaturviva.

183. – Les personnes vouées à la spiritualiténe doivent pas se borner à priver leur odorat de lavariété des senteurs exquises, mais si elles aimentà mortifier leur sens, et c’est bien là une vertupropre aux Saints, elles doivent chercher àmortifier leur sensualité par des odeursdésagréables, souffrir volontiers ce qui peut leurêtre peu flatteur à cet égard, quand [151] il y anécessité et que la position locale l’exige ; ou bienencore, quand cette incommodité provient despersonnes avec lesquelles on habite, etprincipalement quand la charité chrétienne en faitun devoir, tel que celui de servir des malades dansun hôpital ou dans sa propre maison. On marcheainsi sur les traces des Saints qui, animés par un

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esprit de charité et de mortification, goûtaientautant de plaisir à respirer l’air malsain qui règneordinairement autour des malades, que s’ilss’étalent trouvés au milieu de jardins fleuris etd’allées embaumées de roses.

184. – Elle était assurément héroïque lamortification que faisait subir à son odorat lesaint Abbé Arsène, comme on peut le lire dans lavie des Pères du désert (§ 36). Il avait dans sapetite cellule un vase d’eau dans lequel il mettaitles feuilles de palmier pour les assouplir et lesrendre propres à la confection des corbeilles quiétait l’occupation habituelle de ces moines. Àforce d’employer pendant longtemps la même eauelle se corrompait et répandait une odeurintolérable. Mais le saint abbé ne voulait pasqu’on mît dans ce vase une nouvelle eau, et nepermettait pas qu’on fît disparaître de sa cellulecette odeur infecte. Les moines qui le visitaientdans l’occasion ne manquaient pas de lui dire :Père Arsène, permettez qu’on vide ce vase, carenfin il n’est pas possible d’entrer dans votrecellule à cause de cette puanteur. Non, répondaitle saint abbé, je fais par ce moyen un échange desplaisirs dont j’ai flatté mon odorat, des parfums etde l’ambre dont je l’ai enivré, quand je vivais dansles pompes du siècle ; il est bien juste que je lemortifie à présent par cette odeur fétide, et quej’expie devant Dieu mon ancienne délicatesse,pour qu’il ne la châtie pas dans l’autre vie par des

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tourments incomparablement plus atroces. Cetexemple doit apprendre à la personne dévotecomment elle doit mortifier ce sens, surtout siantécédemment elle a péché par un excès dedélectations en ce genre. [152]

CHAPITRE IV. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

185. – PREMIER AVERTISSEMENT. LeDirecteur a déjà compris, et je pense même quesa propre expérience l’en avait déjà instruit, quechez les jeunes personnes des deux sexes lamalice entre d’ordinaire dans leur cœur et dansleur esprit par l’organe de l’ouïe. Comme cesjeunes personnes ne peuvent pas fermer leursoreilles, afin que leur innocence ne reçoiveaucune atteinte des paroles, des facéties, desdiscours pervers, il ne reste d’autre ressource quecelle de les éloigner de la société d’une jeunessefolâtre et évaporée pour ce qui regarde lesadolescents, et d’en user de même à l’égard desjeunes vierges qu’on doit tenir séparées de celledes hommes débauchés, autant qu’il sera possible.Sans cela leur perte est certaine et irréparable. Jene veux ici en ce moment que recueillir les diversenseignements qu’un grand maître spirituel nousa fournis sur ce point, et l’on ne pourras’empêcher de les accepter en toute confiance. Cegrand maître n’est autre que l’illustre docteur del’Église, saint Jérôme.

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186. – Ce Saint écrivant à Læta lui indique lamanière dont elle doit élever saintement sa jeunefille et lui prescrit pour première instruction de nelui jamais permettre d’entendre des parolesdéshonnêtes et des chansons profanes : Turpiaverba non intelligat, cantica mundi ignoret. En écrivantà Démétriade il lui recommande de se bien garderd’écouter des discours indécents qui sont commedes pièges qu’une jeunesse effrénée tend à lapudeur des jeunes filles. Nunquam verbuminhonestum audias. Perditæ mentis homines unofrequenter levique sermone tentant claustra pudicitiæ.Mais pour que les oreilles de cette jeune personnene soient point frappées de ces parolesempoisonnées qui menacent de corrompre soncœur, voici les conseils qu’il donne : Nunquamabsque te prodeat in publicum ; nec basilicas martyrum, etecclesias sine matre adeat. Nullus et juvenis, nulluscincinnatus assideat. Vigiliarum dies, et solemnespernoctationes sic virguncula nostra celebret, ut netransversum quidem unguem a matre discedat. Teneztoujours à vos côtés, dit le Saint à Læta, votrejeune fille, et ne lui permettez jamais de sortirsans vous de la maison. Ne la laissez jamais encompagnie de [153] jeunes gens vêtus avecrecherche et éventés. Dans l’église, pendant lesvigiles nocturnes, ne lui permettez pas des’éloigner de vous de l’épaisseur d’un doigt. Puis ilcontinue en disant que si la mère doit aller à lacampagne elle ne doit pas laisser sa fille à la

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maison, pour le même motif qui doit l’engager àne pas laisser approcher d'elle aucun perfideaspic, qui souffle à ses oreilles quelques flatteriesséductrices. Enfin il dit à cette mère que sa filledoit trouver, un refuge tellement indispensableauprès d’elle qu’elle ne sache ni ne puisse vivresans sa mère, que loin d’elle tout l’effraie etl’intimide. Si quando ad suburbana pergis, domi filiamnon relinquas ; nesciat sine te, nec possit vivere, et si solafuerit, pertimescat. Saint Jérôme fait les mêmesrecommandations à Démétriade et lui dit de fuircomme une peste, comme un poison mortel lesjeunes gens qui se bouclent les cheveux et separfument d’odeurs suaves ; parce que, dit-il,l’odeur qui s’exhale de leur âme n’est pas du toutpareille à celle de leur corps et de leurs habits.Cincinnatos pueros et calamistratos, et peregrini murisolentes pelliculas, de quibus illud arbitri est : Non beneolet qui bene semper olet ; quasi quasdam vestes, et venenapudicitiæ devita. Il lui impose l’expresse obligationde ne pas lier amitié et de ne pas se familiariseravec des personnes mariées, parce qu’encore là ily a du danger à entendre des propos quiempoisonnent l’innocence du cœur ; car il arrivetrop souvent que ces personnes n’usent d’aucuneprécaution pour s’entretenir de choses qu’il neconvient pas à une jeune fille d’entendre.Matronarum, maritis et sæculo inservientium, tibiconsortia declinentur ; ne sollicitetur animus, et audiat

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quid maritus uxori, vel uxor locuta est viro. Venenatæsunt hujus modi confabulationes.

187. – À ces sages conseils j’en ajouterai un,c’est que les vierges, et j’en dis autant des jeunesadolescents, doivent se tenir soigneusement àl’écart des jeunes personnes de mauvaiseconduite, parce qu’il suffit d’en fréquenter uneseule pour que celle-ci porte la corruption dans lecœur de plusieurs autres par ses proposimmodestes, et l’expérience nous le démontrejournellement. Tels sont les bons principes dontdoivent se pénétrer également les pères defamille, afin qu’ils sachent eux aussi, préserverleurs garçons d’entendre ces propos pervers,parce que par leurs oreilles entrent pareillementdans leur cœur et mieux que par toute autre issue,des affections déréglées qui [154] tuentl’innocence de leur âme. Mais il est impossible,me dira-t-on, de tenir, dans le temps présent, lajeunesse en un tel état de séquestration et desurveillance qu’il n’y ait pas pour elle quelquefoisà courir le danger de faire ou d’entendre ce qu’ellene devrait ni entendre ni faire ; donc, et je meplais à le répéter, il ne sera pas possible demaintenir ces adolescents dans une innocencesans tache, et beaucoup moins encore de lesconduire dans le chemin de la perfectionchrétienne ; car s’il n’y a pas moyen de fermer laporte à ces voleurs de l'innocence, il ne sera pas

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possible de la conserver dans toute sa candeur etsa pureté.

188. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. J’ai ditdans le chapitre précédent qu’il ne suffit pas de setenir à l’écart des langues médisantes, mais qu’ondoit exercer la correction lorsqu’on entend desparoles qui dénigrent injustement la réputation duprochain. Mais je conviens que cette doctrineproduit ordinairement, chez les personnes d’uneconscience timide et délicate, des scrupules et desinquiétudes ; parce que d'un côté, lorsqu'elles serencontrent au milieu d'une société où l'on selivre à des discours médisants elles voudraientbien remplir leur devoir, mais d'un autre côtédominées par une certaine appréhension et par unsentiment de modestie, elles n’osent faireentendre une improbation, et leur trouble ne faitque s’accroître dans la crainte où elles sont d’avoirfailli à leur devoir. Pour délivrer donc ces âmestimorées de leurs anxiétés, je leur donnerai unconseil que les maîtres spirituels out coutume dedonner, afin qu'on ne puisse pas s'exposer à malfaire dans ces occurrences, et par ce moyen je vaisexpliquer plus nettement la doctrine que j’ai plushaut exposée. Ou la personne médisante estsupérieure, ou égale, ou inférieure. Si c’est unepersonne qui occupe un rang supérieur, lepénitent ne sera pas obligé de lui adresser unecorrection patente, afin de ne pas manquer â ladéférence qu’on lui doit ; pourtant plus d’une fois

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cela lui sera permis. En ce cas le pénitent dontnous parlons sera tenu de s’abstenir de toutemarque d’approbation par son air joyeux et parcertains signes d'assentiment qu’exprimerait sonmaintien, par-dessus tout il se gardera d’exciterces médisances par des questions qui enprolongeraient le cours, afin qu’en aucunemanière il ne paraisse pas être complice de cesdétractions. Il doit composer sa figure en prenantun air sévère et froid. Saint Jérôme fait, à [155] cesujet, une comparaison très-juste. Une flèchelancée avec force, dit-il, retourne vers celui qui l’adécochée, quand elle va frapper un roc ou toutautre corps dur. Il en est de même de lamédisance si elle va frapper une physionomiegrave et sérieuse où se manifestent le déplaisir etl’improbation ; elle retourne en arrière sur ledétracteur, lui coupe la parole, le contusionne, lefait pâlir, et dessèche sa langue. Sicut enim sagitta, simittatur contra duram materiam, non nunquam inmittentem revertitur, et vulnerat vulnerantem, itadetractor, cum tristem faciem viderit audientis, immo nonaudientis, sed obturantis aures suas, ne audiat judiciumsanguinis ; illico conticescit, pallet vultus, hærent labia,saliva siccatur. (Epist. 4). Tout cela doit s’exécuteren toute circonstance où il n’est pas possible des’opposer autrement à la médisance. On peutencore prendre la défense de la personne dont onmédit et l’excuser, comme fit Jésus-Christ enprenant la défense de la Madeleine contre les

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murmures malveillants des Juifs. Quid molesti estishuic mulieri ? bonum opus operata est in me. (Matth cap.26, 10). Mais cette réplique n’est pas toujourssusceptible d’être mise en œuvre, parce que lemédisant quelquefois s’obstine à maintenir cequ’il a dit, et au lieu de reculer il ne faitqu’aggraver de plus en plus le mal qu’il dit de sonprochain. On ne doit donc employer ce derniermoyen que quand on a lieu d’attendre un bonrésultat de la défense dont on se charge.

189. – Ensuite, quand le médisant est l’égal decelui auquel il parle, si le pénitent estime qu’iln’est pas opportun de lui faire une douce etcharitable correction que le coupable n’accepteraitpas, il doit cependant tâcher de détourner laconversation, comme je l’ai insinué dans lechapitre précédent, et substituer à ces mauvaispropos quelque sujet moins contraire à la saintecharité. C’est ainsi qu’agissait Thomas Morus, cenoble chevalier, cet illustre chancelier, cegénéreux martyr d’Angleterre. L’historien de savie nous apprend que ce grand homme, chaquefois qu’il était dans une société où l’on parlait maldu prochain, passait subitement à un autre sujetd’entretien. Il disait, par exemple : Dicat quisquequod volet, ego dico domum hanc pulcherrime exstructam,eumque qui fecit, excellentem esse in sua arte magistrum,atque architectum. (Th. Stapleton, in ejus vita). Sansaucun exorde ni préambule, Morus disait tout desuite : Chacun parlera comme il lui plaira, pour

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[156] moi je dis que cette maison est très-bienconstruite et qu'elle est l’ouvrage d’un bonarchitecte, d’un excellent maître dans son art. Lemédisant s’apercevant alors que ces parolesn’avaient aucun rapport à l’entretien qu’il avaitengagé, s’apercevait de son erreur, n’achevait pasce qu’il avait commencé, et gardait le silence.Pourtant, lorsqu’on peut détourner laconversation sur un autre sujet, sans faire unebrusque transition, cela est préférable. Cesinterruptions viennent à propos quand il ne seprésente pas à l’esprit quelque autre moyen adroit,pour faire cesser la médisance.

190. – Si enfin la personne qui médit estinférieure, comme par exemple un fils, unserviteur, une épouse, un écolier, on lui imposerasilence. On ne devra pas chercher le moindredétour, il faudra faire la correction par devoir deposition et par office de charité. Je dirai en ce casce que disait saint Jean Chrysostôme au peupled’Antioche : Fugiamus, dilecti, fugiamus detractores,docti quod est totum satanicum barathrum insidiarumejus hæc incessio. Ut enim nostra negligamus, et gravioresvobis reatus constituamus, in hanc nos consuetudinemdiabolus ducit. (Homil. 3 : ad popul. Antiochen.). C’estainsi qu’il parlait dans un cas semblable. Fuyons,mes chers enfants, fuyons la médisance qui est unvice diabolique. Le démon vous incite à parlerainsi afin de charger votre conscience du péchéde détraction. Telles sont les règles qu’un

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directeur doit prescrire à ses disciples, pour queles médisances qui s’introduiraient dans leursoreilles ne puissent jamais souiller l’intérieur deleur âme.

191. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur doit soigneusement avertir ses pénitentsqu’ils ne doivent jamais prêter l'oreille à certainesmédisances qui prennent le dehors du zèle et quisont les plus malicieuses de toutes. Je veuxemployer les mêmes paroles que saint Bernardsur ce sujet. (Serm. 24, in Cantic.). Alii autemsimulatæ quodam verccundiæ fuco conceptam malitiam,quam retinere non possunt, adumbrare conantur. Videaspræmitti alta suspiria, sicque cum quadam gravitate, ettarditate, mæsto vultu, demissis superciliis ct voce plangentiegredi maledictionem ; et quidem tanto persuasiorem,quanto credunt, ab his qui audiunt, corde invito, et magiscondolentis affectu, quam malitiose proferri. Doleo, inquit,vehementer pro [157] eo quod eum diligo satis, etnunquam potui de hac recorrigere eum. Et alius : Mihiquidem ait, bene compertum fuerat istud de illo ; sed perme nunquam innotuisset. Sed quoniam per alterumpatefacta res est, veritatem negare non possum ; dolensdico, revera ita est. Et addit grande damnum ; nam aliasquidem in pluribus valet ; ceterum in hac parte, ut verumfateamur, excusari minime potest. Certains, dit leDocteur célèbre, ne pouvant dissimuler laméchanceté qui règne dans leur cœur, médisentdes actions des autres, mais ils couvrent leurmalice sous le manteau d'une fausse modestie et

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d'une retenue apparente. Vous les verrez, avantde lâcher le poison de leur médisance, pousserdes soupirs affectés, et puis avec un air affligé, lesyeux baissés, un visage mouillé de larmes, avec unton solennel et à mots entrecoupés, lancer lestraits de la médisance : ce sont là les détections lesplus offensives, car celui qui entend se figurequ'on ne lui parle pas avec des intentionsmauvaises, et avec passion, mais avec unsentiment de compassion et à regret. Ensuite lesaint Docteur reproduit les paroles dont seservent ces hypocrites détracteurs, pour cacher levenin de leur discours. Je suis navré jusqu'au fondde l'âme, disent-ils, qu'un tel ait commis tellefaute, car après tout je ne lui veux que du bien,mais jamais je n'ai pu parvenir à le corriger,comme je l’aurais voulu. Un autre dit : Je savaistrès-bien qu'un tel était tombé dans une tellefaute, et on ne l’aurait jamais appris par mabouche, mais voilà que tout est découvert, et je nepuis pas dire que cela soit faux. Je le dis les larmesaux yeux, en réalité la chose était comme on laraconte. Et puis il ajoute : Il est bien certain quesous plusieurs rapports cette personne est très-digne d’éloges, mais ici, puisqu'il faut dire lavérité, j'avoue qu'on ne pourrait pas l'excuser.

192. – Il en est d'autres, dit saint JeanChrysostôme, qui mettent en jeu un autre genred'hypocrisie pour médire sans que cela paraisse.Ils découvrent à d'autres quelques défauts secrets

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du prochain et puis ils imposent aux dépositairesde leur révélation un secret absolu, en leurrecommandant bien de ne jamais parler àpersonne de ce qu'on vient de leur confier. Ilsveulent en agissant de la sorte, se montrer jalouxde la bonne réputation de leur prochain tout en ledéchirant par leurs injustes détractions. Mais nevoyez-vous pas, dit le Saint, que par ce fait même,ils reconnaissent qu'ils ont fait une chose [158]indigne et qu’ils méritent un blâme sévère ? Laraison en est que si vous ne permettez pas à votreconfident de révéler à une autre personne le malque vous lui avez dit du prochain, il vous serabien moins permis à vous-même d’en parler lepremier. Hoc vere magis ridiculum est, quod cum aliquidarcanum dixerint, rogant audientem, et adjurant necuiquam alteri amplius dicat ; hinc declarantes, quod remreprehensione dignam commiserunt. Si enim illum, utnemini dicat, rogas ; multo magis te priorem huic dicerenon oportebat. (Homil. 3 ad pop. Antiochen.).

193. – Toutes ces vérités étant solidementétablies, et le directeur sachant maintenantcomment il doit corriger ces hypocritesdétracteurs, s’ils viennent se jeter à ses pieds, ildoit leur faire bien comprendre que lesmédisances les plus coupables, et les plusnuisibles au prochain sont celles qui se couvrentdu voile de la piété, sous le manteau d’une tendrecommisération et d’un zèle sincère, parce qu’ilstrouvent ainsi dans ceux qui les écoutent des

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esprits mieux disposés à les croire, comme ditsaint Bernard. Il doit en même temps avertir lespersonnes simples et timorées de se tenir engarde contre les insinuations de ces détracteursqui prennent le masque du zèle, et les engager àn’ajouter aucune foi dans leurs paroles ; sipourtant il n’arrivait pas quelquefois, qu’unvéritable et juste motif d’utilité pour le prochainet d’intérêt pour la gloire de Dieu, ne lesdéterminât à parler ainsi, car avant tout, lesdétracteurs en général ne sont que des loups quise revêtent de la peau des agneaux pour porterpréjudice à leur prochain. La charité chrétiennenous apprend à garder le silence et à ne jamaisparler des défauts dont nous sommes témoins etqui se révèlent de toute autre manière. On lit dansla vie des Pères lu désert, qu’un certain moine allatrouver l’abbé qui se nommait Pasteur, et lui ditrésolument qu’il était décidé à quitter cettesolitude et à chercher ailleurs une retraite, parcequ’il avait entendu un moine se livrer à despropos de très-mauvaise édification. L’abbé luirépondit qu’il ne fallait pas ajouter foi à de telsrapports, qui, souvent induisent en erreur. Lemoine répliqua qu’il avait appris cela d’unepersonne vertueuse et digne de toute confiance.Eh bien ! dit le Saint, si cette personne eût-été siestimable que vous le dites, elle ne vous aurait pasfait une confidence de cette nature. Voilà unexcellent principe qui doit nous [159] engager à

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ne pas prêter l'oreille, sous prétexte de zèle, àtoute personne qui censure la conduite de sonprochain.

194. – QUATRIÈME AVERTISSEMENT. Si leDirecteur a sous sa conduite des personnes quidésirent sérieusement avancer dans les voies de laperfection, il doit veiller à ce qu'elles ne se livrentqu'à des conversations spirituelles, parce que l'onévite ainsi beaucoup d’entretiens oiseux et futiles,qui nuisent à l'avancement spirituel, et qu'ensuitepar de tels discours on s'embrase mutuellementde saintes flammes, comme on voit des charbonsamoncelés qui, en se communiquant leur ardeurréciproque, produisent un feu violent. Ledirecteur devra leur interdire ensuite deuxchoses : la première, de ne point se faire partl’une à l’autre des instructions et des conseils quileur sont donnés par leurs confesseurs respectifs ;parce que ces confidences, surtout dans lesfemmes, font naître des jalousies, deschuchotements, des défiances, des propos peucharitables sur le directeur, sont enfin la sourcedes mille inconvénients. La seconde, de ne pas serévéler réciproquement les faveurs et les grâcesspirituelles, si elles ont le bonheur d'en recevoirdans les oraisons ; elles doivent observer la mêmeretenue en ce qui concerne les bonnes œuvresqu'elles pratiquent, parce que cela inspire tropsouvent des complaisances, des retours d'amour-propre, surtout dans les personnes du sexe.

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ARTICLE V.

Obstacles que la langue oppose à la perfection, non pas enconsidérant cet organe comme un des cinq sens, maiscomme étant celui de la parole.

CHAPITRE I. ON Y FAIT RESSORTIR LES DIFFICULTÉS QU’ON ÉPROUVE À RÉPRIMER LA LANGUE, ET ON Y MONTRE COMBIEN IL FAUT USER DE VIGILANCE POUR QU’ELLE NE PORTE AUCUN PRÉJUDICE À LA SPIRITUALITÉ.

495. – Nous avons, dans le deuxième article,parlé de la langue comme étant le siège du goût etun des cinq sens qui nous sont [160] communsavec les animaux. mais nous n’y avons point parléde cet organe en tant qu’il remplit la plus noble deses fonctions, dans laquelle il n’a rien de communavec les animaux, ni avec les sens, maisexclusivement avec la raison dont le propre est deparler, de discourir, de raisonner. La méthode etle plan des matières que nous avions en cemoment à traiter ne le permettaient pas. Maiscomme l’obstacle que cet organe oppose à laperfection chrétienne est très-grave, non-seulement parce qu’il fait partie des cinq sens ducorps, mais encore principalement parce qu’ilprête son concours aux facultés intellectuellespour en exprimer les opérations dont la raison estle mobile, j’ai pensé qu’après avoir traité desmoyens propres à régler cet organe, en tant qu’ilappartient aux sens corporels qui sont les moins

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nobles, je devais, avant de passer à d’autresmatières, indiquer les moyens de le modérer en cequi touche la faculté de la parole qui est d’unordre bien supérieur, et c’est ce que je mepropose de faire dans le présent article.

196. – Il est incontestable que de tous lesmembres de l’homme le plus difficile à modérerest la langue. L’apôtre saint Jacques le déclared’une manière précise. Omnis natura bestiarium, etvoluerim, et serpentium domantur, et domita sunt anatura humana, linguam autem nullus hominum domarepotest. (Ep. Cathol 3, 7). L’homme vient à bout dedompter par son art, nous dit le Saint, les bêtesles plus féroces, les oiseaux les plus sauvages, lesserpents les plus venimeux, et il ne peutcependant pas dompter sa langue. Grand sujet deméditation, dit saint Augustin, enapprofondissant les paroles de l’Apôtre.L’homme par son industrie apprivoise les lions etrend dociles, les animaux les plus farouches, et ilne sait pas dompter sa langue. L’homme dompteet ne sait passe dompter. Homo domat feram, et nondomat linguam ; domat leonem et non frenat sermonem ;domat ipse, et non domat seipsum. (De verb. Dom. Serm,IV, cap. 1). De là vient que le saint Docteurconnaissant bien la nature rebelle de ce membreet en éprouvant sur lui-même les révoltescontinuelles, en exhale ses plaintes devant Dieu,dans ses confessions, et proteste qu’il ne trouveen lui ni le moyen, ni la manière de lui mettre un

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frein. La langue, dit-il, est une fournaise qui esttoujours incandescente ; tantôt elle vomit desparoles d’impatience, tantôt des parolesd’indignation et de colère, tantôt des paroles devanité, tantôt des paroles [161] oiseuses et inutileset tantôt des paroles qui blessent la charité. Vous,ô mon Dieu, vous m'ordonnez de la réfréner, deveiller sévèrement sur elle. Mais quoique danstoutes les autres passions, et au milieu de toutesles autres tentations je puisse en quelque façonrépondre de moi-même, ici seulement je ne lepuis pas. Quotidiana fornax nostra est humana lingua.Imperas mihi et in hoc genere continentiam. Da quodjubes et iube quod vis. Est qualiscumque in aliis generibustentationum mihi facultas explorandi me, in hoc penenulla est. (Confess. lib. X, cap. 37). C’est avec unpareil sentiment d'humilité que saint Grégoire deNazianze se plaint de sa langue et confesse que setrouvant déjà sur le déclin de l’âge et dans un étatde débilitation de ses forces, il n’a pas encore punéanmoins assujettir entièrement sa langue. Morboeffœtum, dit-il en parlant de lui- même, etdebilitatum, tamen non potuisse effugere linguæ indomitæcalamitatem. (De silentio in quadrages, jejuniis). Or siles Saints qui exerçaient une si grande vigilancesur leur langue parlent ainsi de leur propreexpérience, que sera-ce de nous, si nous n’usonspoint d’une circonspection assidue sur nosdiscours ? Quels ne seront pas nos manquements,

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nos péchés ? Dans quelles erreurs ne tomberons-nous pas ? Oh ! malheur à nous !

197. – Saint Jean Chrysostôme remarque, fortà propos, que Dieu, connaissant combien cemembre est sujet à faillir, l’a renfermé sous ledouble rempart des lèvres et des dents, afin qu’ilne fût pas si prompt à rompre sa prison par desparoles : Deus eam veluti muro duplici voluit circumdari.Nam dentium tegmine, et labiorum custodia linguacontinetur, ne verba improvida garrulitate proferantur.(Ad baptizand.). La main et le pied sont libres, etleur mouvement est sans entraves ; les oreilles neprésentent aucune barrière à l’ouïe, ni les narinesà l’odorat ; les yeux ne sont à l’abri que sous unsimple voile de délicates paupières qui tempèrentleurs regards ; enfin, quoique ces divers sensjouissent de la plénitude de leur liberté, on vient àbout pourtant de leur imposer un frein. Mais lalangue, bien qu’elle soit enfermée sous un fortrempart de dents, et une épaisse murailles delèvres, ne saurait être cependant retenue captive,et on ne peut pas la dompter. Linguam autem nullushomo domare potest.

198. – L’abbé Pambon était parfaitementinstruit de cette vérité. (Hist. Tripart., lib. VIII, cap.3). Ayant entendu [162] prononcer par un saintmoine ces paroles du Prophète royal : Custodiamvias meas, ut non delinquam in lingua mea. Je veilleraisur moi avec le plus grand soin, afin de ne pascommettre de péché par l’organe de ma langue ; il

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lui dit : Père, arrêtez-vous là, n’allez pas outre,j’écouterai ce qui suit quand j’aurai mis enpratique cette doctrine. Au bout de plusieursannées, étant interrogé pourquoi il n’était pas allétrouver de nouveau ce grand serviteur de Dieu,pour en recueillir quelque autre enseignementspirituel : c’est parce que, répondit-il, je n’ai pasencore bien pratiqué cette première leçon qui mefut donnée. Il voulait donner à comprendrequ’après plusieurs années d’études, de vigilance etde mortification, il n’était pas encore parvenu àune parfaite retenue de sa langue. Pour tâcherd’arriver à ce but, l’abbé Agathon porta pendanttrois ans entiers dans sa bouche une pierre, afinde réprimer violemment et comme pour broyercet organe indompté, comme on en use avec lesanguilles qu’on ne peut facilement retenir à causede leur prestesse à glisser des mains et qu’onparvient à maîtriser -en les comprimant sous unepierre.

199. – Personne-ne peut mieux apprécier lavérité de ce qui vient d’être dit, que le directeurlui-même ; car le tribunal de la pénitence lui enprésente journellement des preuves d’expérience.Cette longue habitude d’entendre les confessionslui a fait, sans nul doute, rencontrer beaucoup depersonnes qui se sont amendées de très-gravespéchés dans lesquels elles faisaient de fréquenteschutes, qui se sont généreusement éloignées desoccasions où de déplorables prévarications

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avaient tant de fois souillé leur âme, qui ontdéraciné de leur cœur quelque vicieuse habitudeoù elles croupissaient depuis longtemps. Il entrouvera qui ont courageusement abandonné lemonde, ses pompes, ses vanités, dont ils étaientesclaves d’autant plus infortunés que cetteservitude était chez eux un effet de leur volonté.Il ne rencontrera pas, néanmoins, un pénitent quisoit venu à bout de dompter, parfaitement-salangue, quoique ce directeur ait, pendant longuesannées, exercé son ministère sacré. Parmi cespénitents, les uns retombent sans cesse dans desparoles d’impatience et de colère, les autres dansdes paroles inutiles et oiseuses. Ceux-ci nepeuvent se retenir de paroles piquantes, de coupsde langue injurieux que la charité chrétienne nesaurait approuver ; ceux-là ne peuvent s’abstenirde quelques petites [163] médisances, de certainescensures dont ils se rendent fréquemmentcoupables., D'autres ne peuvent réprimer desparoles de vanité et de jactance. Si ce sont ensuitedes personnes peu timorées, le directeur leurverra toujours à la bouche les mêmesimprécations, les mêmes blasphèmes, les mêmesdétractions, les mêmes paroles dont la pudeurrougit. Enfin, le sage a bien parlé, quand il a dit :Y a-t-il au monde quelqu’un dont la langue nes’égare jamais ?. Quis est qui non deliquerit in linguasua ? (Eccli. cap. 19. 47). Celui-là, s’il se rencontre,est véritablement heureux. Beatus vir, qui non est

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lapsus verbo ex ore suo. (ldemy cap. 14. 1).Cet homme,ajoute l’apôtre saint Jacques, peut se dire parfaiten toute, vérité. Si, quis in verbo non offendit, hicperfectus est vir, (Ep. cath. cap.3, 2).

.200. – Quelle conclusion faut-il déduire detout ceci ? Faudra-t-il donc, complètement lâcherla bride à ce membre fougueux et lui permettretoute sorte de paroles qui portent préjudice auprochain en offensant Dieu ? Non, certainement,car il faut en conclure que pour dompter cettelangue rebelle, il faut employer des moyens.d’autant, plus énergiques, que sa licence est pluseffrénée. On ne laisse pas vivre à sa fantaisie, enplein champ, un coursier ardent, impétueux, quibondit, se débat, pousse des hennissements, sedémène, refuse le mors ; mais on a soin de lemodérer par un frein plus étroit, en labourant sesflancs par des éperons aigus, et si cela ne suffitpas, on fait tous ses efforts, pour le réduire àcoups de nerfs redoublés. De même, puisque lalangue est un membre très-récalcitrant et trèsdifficile à retenir dans de justes bornes, et pourqu’il ne lui arrive jamais de les franchir, on doituser contre lui des moyens de répression plusefficaces et plus sévères, afin qu’il ne soit pascomme il arrivé trop souvent, un obstacle àl'acquisition de la perfection chrétienne. Quelssont ces moyens ? Je vais les indiquer.

. CHAPITRE II. MOYENS POUR RÉPRIMER LA LANGUE.

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201. – Le premier moyen de réprimer lalangue est bien, sans contredit, d’en demander àDieu la grâce, et de la solliciter [164]persévéramment. C’est de dire toujours avec leprophète royal : Pone, Domine, custodiam ori meo, etostium circumstantur labiis meis. (Ps. 140, 3). Seigneur,gardez ma langue, mettez à mes lèvres une portede soigneuse circonspection, afin qu’elles nes’ouvrent pas au hasard et sans réflexion, etqu’elles ne puissent point proférer une seuleparole qui vous déplaise. Saint Augustin cherche ànous convaincre avec beaucoup de profondeur etde subtilité, qualités propres de son génie,combien nous devons faire, usage de ce moyenpour dompter notre langue. Intelligamus, carissimi,si linguam nullus hominum domare potest, ad Deumconfugiendum est, qui domet linguam nostram. Si enimcum domare volueris, non potes, quia homo es : linguamnullus hominum domare potest. Attende similitudinem abipsis bestiis, quas domamus. Equus non se domat.Camelus non se domat. Elephantus non se domat. Aspisnon se domat. Leo non se domat, sic et homo non sedomat : sed ut equus dometur, bos, camelus, elephantus,leo, aspis, quæritur homo. Ergo, Deus quæratur, utdometur homo. Ergo, Domine, refugium tu factus esnobis. (De Verbis Dom. Serm. 4, cap. 2). Nul homme,dit le saint Docteur, s’appuyant sur les paroles desaint Jacques, ne peut dompter sa langue. Doncvous ne pouvez pas dompter la vôtre, puisquevous êtes un homme. Donc vous êtes forcé de

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recourir à Dieu pour qu’il la dompte. Le saintDocteur explique cela par diverses comparaisons,afin de faire ressortir manifestement cette vérité.Le cheval, dit-il, ne se dompte pas lui-même, lechameau ne se dompte pas lui-même, l’aspic ne sedompte pas lui-même, le lion ne se dompte paslui-même ; ainsi l’homme ne se dompte pas lui-même. Or, de même que pour dompter le cheval,le chameau, l’éléphant, l’aspic et le lion, il fautnécessairement l’industrie de l’homme, de mêmepour dompter l’homme et sa langue sujette àfaillir, il faut recourir à l’aide, à la grâceparticulière de Dieu. Ayez donc toujours recoursà Dieu, recommandez-vous continuellement à lui,si vous désirez mettre un frein à votre langue.Saint Augustin ne pouvait s’exprimer mieux qu’ilne l’a fait. Je n’ai donc rien à ajouter, si ce n’estque la personne spirituelle doit particulièrementdemander à Dieu la grâce de se corriger de cedéfaut dans lequel elle tombe le plus souvent parun abus de la parole, et dont, malgré tous sessoins, elle n’a pas pu obtenir encore des’amender. Un malade ne se contente pas dedemander en général un remède à son [165]médecin contre le mal qui l'afflige, mais il luiexpose en détail la douleur qui le tourmente, et ilréclame de son expérience un remède spécial etpropre à le guérir, afin qu’il voie quelle est lanature de sa maladie. C’est ainsi que nous devonsnous conduire auprès de Dieu.

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202. – DEUXIÈME MOYEN. Après nous êtrerecommandés à Dieu, nous devons nous aidernous-mêmes et faire, non pas seulement une fois,mais à plusieurs reprises, la résolution de réprimernotre langue. Nous devons aussi considérerattentivement et souvent combien sont grands lesmaux qui résultent d’une langue qu’on n’a passoin de retenir et de captiver, afin que cetteconsidération bien approfondie et vivementsentie excite notre volonté à une déterminationinébranlable de lui imposer un frein. La langue,dit saint Jacques, est un petit membre qui produitde grands maux. Lingua quidem modicum membrumest, et magna exaltat. (Cap. 3, 5). Vous voyez, dit cegrand Apôtre, quelle petite chose est uneétincelle, et pourtant elle est capable de produireun grand feu et de réduire en cendres une vasteforêt. De la même manière, de ce membre detrès-petite dimension, tel que la langue, peuventrésulter des incendies de colère, de haine, devengeance, de malveillance, de dissension etd’autres grands maux. On peut dire de la langue,qu’elle est un foyer d’où rayonnent toutes sortesd’iniquités. Ecce quantus ignis quam magnam sylvamincendit, et lingua ignis est, universitas iniquitatis.Conformément à ces paroles de l’apôtre saintJacques, saint Grégoire de Nazianze s’exprimeainsi, en parlant de la langue : (De silentioQuadrages. sui Jejunii) : Quis autem, quot mala ex eaoriantur, ratione consequi possit ? Domum cum domo, si

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ita voluerit, urbem cum urbe, principem cum populo,populum rursus cum principe statim ac sine ullo negotiocommittit : non aliter atque igniculus stipulae admotus inmagnum incendium cito excrescens. Qui pourra jamais,dit-il, énumérer tous les maux que peut produirenotre langue ? Elle seule, si cela lui plaît, estcapable de soulever une maison contre une autre,une cité contre une cité, les sujets contre leursprinces, et exaspérer les princes contre les sujets ;et c’est ainsi qu’une étincelle jetée sur la paillepeut allumer un vaste et horrible incendie.

203. – Lingua, continue l’apôtre déjà cité,constituitur in membris nostris, quæ maculat totumcorpus. La langue, qui [166] n’est qu’un de nosmembres, a une qualité si foncièrement mauvaise,qu’elle souille tout l’homme. Saint Bernardexplique for. à propos comment cela arrive. (Detriplici custode manus, linguæ, et cordis). Quis sanenumeret, quantas modicum linguæ membrum contrahatsordes ? Qui pourra, dit-il, compter les souilluresqui naissent de ce membre si petit ? Est linguadissoluta in sermonibus otiosis, est lingua impudica, estmagniloqua, quarum prima lascivite, sequens arrogantiæfamulatur. La langue est immodérée dans lesparoles vaines et oiseuses. La langue est lascivedans les paroles déshonnêtes. La langue estorgueilleuse dans les paroles de jactance ; l’une estesclave de l’impudicité, et l’autre de l’arrogance.Est etiam lingua dolosa, et lingua maledica, quarumaltera in falsiloquam, et adulatoriam dividitur ; altera

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vero nunc in facie contumelias irrogat, nunc detrahit inocculto. La langue est fallacieuse, car elle trompetantôt par le mensonge, tantôt par les flatteries.La langue est médisante, car tantôt elle piqueouvertement par des paroles injurieuses etmordantes, tantôt en cachette par de perfidesdétractions. Le Saint finit par conclure ainsi : S'ilest vrai qu’on devra rendre compte à Dieu desparoles inutiles, qu’il sera terrible, celui qui noussera demandé, surtout de paroles menteuses,emportées, mordantes, injurieuses, vaines,arrogantes, impures, adulatrices, préjudiciables àla réputation du prochain ? Quod si de omni velotioso verbo, quodcunque locuti fuerint homines, Deoreddituri sunt rationem in die judicii : quanto districtiusde verbo mendaci, mordaci, et injurioso, de elato, delascivo, de adulatorio, de detractorio judicabuntur. Ettout cela ne sullit pas pour déterminer toutchrétien, s’il désire surtout se livrer à quelqueexercice de perfection, à prendre une résolutionforte, généreuse et énergique de réfréner cemembre indocile et rebelle, et de le retenir dansde justes bornes, au prix même de son sang et desa vie. On doit y veiller avec d’autant plus de soinque la langue est un membre traître, insolent, quine veut s’assujettir à personne, qu’on soit pécheurou juste, imparfait ou vertueux, séculier oureligieux. La langue sait se soustraire à tout frein,comme on dit, et nous fait tomber dans unemultitude de péchés.

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204. – Le démon apparut à saint Dominiquependant une nuit qu’il avait passée-à l’Église dansl’exercice de l'oraison [167] mentale. C’est de saintAntonin que nous tenons ce fait. (3. part. Histor.tit. 23, cap. 4, § 6). Le Saint ne montra aucunefrayeur de cette apparition ; au contraire, il la mità profit pour connaître les ruses que mettait enjeu le démon à l’égard de ses religieux dont ilvoulait faire sa proie. Le Saint interrogea donc ledémon sur quelles choses il tentait ses frèresquand ils se réunissaient dans le chœur pour ychanter les louanges de Dieu. Le démonrépondit : Je les fais arriver tard et je les fais partirle plus tôt possible de l’Église. Alors le Saintconduisit le démon dans le dortoir et lui dit : Surquoi tentes-tu mes religieux dans cet endroit ? Ilrépondit qu’il tâchait de les faire dormir le pluslongtemps qu’il pouvait, afin qu’ils se levassent.tard et n’arrivassent pas à temps pour l’office. Jem’attache aussi, dit-il, à troubler leur esprit pardes pensées indécentes. Saint Dominiqueconduisit ensuite le démon au réfectoire ; ici, luidit-il, quelle est la nature des tentations que tusuggères à mes religieux ? Ici, dit le démon, je lesfais tomber dans l’intempérance par un excès demanger, pour leur enlever leurs forces et lesrendre impropres à soutenir le poids de leur règle.Enfin, le Saint le conduisit au parloir où lesreligieux avaient coutume de se livrer pendantquelque temps à d’honnêtes entretiens. En cet

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endroit, lui dit le Saint, sur quoi roulent lestentations que tu suggères à ces serviteurs deDieu ? À cette question le démon se mit à tirer lalangue hors des lèvres et des dents et au lieu deparoles il ne poussa qu’une espèce de hurlement.Le Saint conçut quelques soupçons sur cettemanière de s’exprimer et le contraignit de parlerclairement. Le démon répondit alors : hic locustotus meus est. Ce lieu m’appartient tout entier etc’est ici que je tais très-bien mes affaires. Il voulaitdire en parlant ainsi que des discours prolongés ilnaît toujours quelques fautes et qu’il n’y en a pasqui soient entièrement innocents, malgré toute lavertu dont peuvent être doués ceux quiconversent. Si donc la langue est la cause de tantde maux dont personne ne peut se préserver, ilest parfaitement rationnel que tout le monde, etsurtout les personnes qui sont jalouses de leuravancement spirituel, forment une résolutionferme et inébranlable de la réfréner, quoi qu’ilpuisse leur en coûter.

205. – TROISIÈME MOYEN. Pour que de tellesrésolutions soient efficaces, il faut veillersoigneusement sur soi-même et user d’une grandecirconspection dans ses paroles. On doit [168]examiner d’avance et peser ce qu’on va dire, en segardant bien d’imiter certaines personnes quiouvrent la bouche et lâchent leurs paroles sansaucune réflexion ; car c’est là une manière deparler qui expose à beaucoup de péchés et

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d’imperfections. Ce n était point ce que pratiquaitle saint roi David, comme il le dit de lui-même :Dixi : custodiam vias mcas, ut non delinquam in linguamea. (Psalm. 38. 2). Ce saint prophète disait q l’ilveillait sur sa langue afin de ne pas permettre à cetorgane de franchir la ligne du devoir. SaintAugustin en commentant ces paroles, dit quenotre langue nage dans un milieu liquide qui larend glissante et que le prophète royal instruit decette facilité, et d’autre part, voyant qu’il étaitindispensable d’employer cet organe pour faireconnaître ce qu’on pense, résolut au fond de soncœur de s’en servir avec tant de précaution qu’ilne lui fût pas facile de laisser échapper des parolesdont il eût ensuite à se repentir. C’est ainsi quevous devez agir, poursuit saint Augustin,réfléchissez bien sur ce que vous devez dire, survos pensées, sur vos mouvements intérieurs,pesez-les avec attention, et puis adressez vous àcelui qui vous écoute. Dixi, custodiam vias meas utnon delinquam in lingua mea. Non enim lingua frustra inudo est, nisi quia facile labitur. Videns ergo quam essetdifficile, ut necessitatem loquendi haberet homo, et inloquendo non aliquid diceret, quod se dixisse nollet...statuerat non loqui, ne aliquid diceret, quod locutum seesse pœniteret... Custodi ergo vias tuas, et noli delinquerein lingua tua ; perpende quod dicturus es : examina,consule interiorem veritatem ; et sic profer ad exterioremauditorem. (In cit. Psalm).

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206. – Saint Ambroise, commentant cesmêmes paroles du psalmiste, dit : Aliæ sunt viæ,quas debemus sequi ; aliæ, quas custodire ; sequi viasDomini, custodire nostras. Potes autem custodire, si noncito loquaris. Il y a des voies, dit-il, que nousdevons suivre, et d’autres que nous devonssurveiller. Ainsi donc, nous devons suivre lesvoies du Seigneur et surveiller les nôtres. Voussurveillerez vos voies qui sont celles de votreprogrès dans le chemin de la perfection, quandvous ne serez pas imprudent et précipité dans vosparoles, mais quand vous parlerez gravement etavec beaucoup de circonspection. On peut le fairecomprendre par cette comparaison. Quand ondoit traverser une rivière dangereuse on ne selance pas tout de suite dans l’eau, on vadoucement, on sonde le gué. De même quand[169] on est sur le point de parler et qu’on va setrouver dans un si grand danger de commettrequelque imprudence, il ne faut pas entierbrusquement dans le propos, mais avec lenteur etréflexion. Tout ceci est en parlante conformité àce que nous répète l’apôtre saint Jacques déjà cité,quand il nous recommande la lenteur et laréflexion dans nos paroles. Sit autem omnis homovelox ad audiendum, tardus ad loquendum. (Cap. 1 19).

207. – Deux moines, selon ce qu’on lit dansles vies des Pères (De mortifie, prop. sens.), entrèrentdans une barque, pour se transporter dans lasolitude qu’habitait le saint abbé Antoine, afin

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d’en recevoir quelque avis salutaire. Durant leurtrajet sur l’eau, ils rencontrèrent un vénérablevieillard qui était abbé de son monastère et quiallait comme eux visiter l’illustre anachorète.Pendant le voyage, les deux moines ne firentautre chose que converser. Le vieillard, sans direun seul mot, garda le silence le plus absolu. Enfin,les moines en continuant leur intarissableconversation, et le vieillard en ne proférant pasune seule parole, arrivèrent au monastèrequ’habitait saint Antoine. À l’instant même deleur entrée, saint Antoine accourut et avec desmanières affables il dit aux deux moines : Je suisenchanté avec vous de l’aimable compagnie quevous avez eue dans ce saint vieillard. Et puis setournant vers le vieillard, il lui dit : Je me féliciteavec vous, mon révérend abbé, d’avoir eu dansces deux moines une compagnie bien agréable.Certainement, reprit le vieillard, ces deux moinessont très-estimables, mais ils tiennent toujoursleur porte ouverte. il voulait dire que leur boucheétait constamment ouverte et qu’il en sortait sansaucune réflexion et prudence tout ce qui leurpassait dans l’esprit et dans le cœur. Hoc autemdicebat, quia quodcumque ascendebat in corda ipsorum,hoc loquebantur. Il est vraisemblable que ces moinesen ne tenant aucun compte de ce défaut n’étaientnullement propres à faire de grands progrès dansla perfection. La personne spirituelle doit donc sepréserver de tenir aussi la porte ouverte à toutes

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les pensées qui se présentent pour sortir, mais elledoit veiller sur elles, semblable à un portiervigilant qui se tient sans cesse attentif à la gardede l’intérieur, elle doit réfléchir sur les paroles quipeuvent sortir sans inconvénient et sur celles quidoivent rester captives, afin que ses paroles ne lafassent pas tomber dans une infinitéd’imperfections et de péchés plus ou moinsgraves. Chez les payens [170] eux-mêmes onregardait comme honteux et digne de blâme, deparler sans aucune retenue et avec peu de sagesse.C'est ainsi, qu’on lit au sujet d’un certainAnasimon, grand parleur, mais très-inconsidérédans son langage, qu’ayant un jour commencé undiscours en présence de personnes graves etsensées, Théocrite de Chio se leva en s’écriant :Incipit flumen verborum, mentis gutta. « Voici unfleuve de paroles et une goutte d’esprit. » C’étaitlà une censure bien piquante dont dut beaucouprougir celui qui en était l’objet. Afin donc, de nepas mériter une censure si humiliante, tâchons desuivre le conseil de l’Ecclésiastique : Verbis tuisjacito stateram, et frænos ori tuo rectos (Cap. 28. 29).Posons, pour ainsi dire sur nos lèvres, unebalance qui nous serve à peser nos paroles avantde les proférer. Mettons-y pareillement un freinqui fasse rentrer celles qui ne doivent pas sortir,ce qui est comme si l’on disait, usons debeaucoup de réflexions dans nos discours, si nous

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ne voulons pas que notre langue prenne trop deliberté.

CHAPITRE III. ON Y EXPOSE EN AUTRE MOYEN POUR MODÉRER LA LANGUE ET ON Y TRAITE DU SILENCE.

208. – En parlant du silence, je ne prétendspas que la personne spirituelle doive secondamner à ne proférer aucune parole, j’entendsseulement qu’elle doit parler avec modération,quand il le faut, et se taire de même. Tel estl’enseignement que nous donne le livre del’Ecclésiaste. (C. 3, 7). Tempus tacendi, et tempusloquendi. Il y a un temps pour parler, et en ce cason doit user de la parole avec une sage discrétion.Il y a un temps pour se taire, et alors on garde lesilence avec une sévère retenue. Ou doit, dit saintGrégoire, réprimer sa langue avec discrétion, etnon pas l’enchainer irrévocablement, pour qu’ellene puisse jamais plus prononcer un mot. Linguadiscrete frænanda est, non indissolubiliter obliganda.(Pastoral. Cap. 5, ad mon. 15). Il est à propos, dit leSaint, de distinguer les divers temps. Quelquefoisil est temps de se taire, et alors il- faut serrer lefrein. D’autres lois, il est temps de parler et en cecas il faut lâcher la bride ; parce que, si, dans lepremier cas, la verbosité n’est pas opportuno etconvenable, dans le second cas [171] la taciturnitéserait hors de saison et un signe de négligenceapathique. Discrete quippe vicissitudinum pensanda sunt

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tempora, ne aut cum restringi lingua debet, per verbainutiliter defluat, aut cum loqui utiliter potest, semetipsumpigre restringat. Saint Grégoire cite après ceci lesparoles du Prophète royal. Pone, Domine, custodiamori meo, et ostium circumstantiæ labiis meis, et il faitobserver que David ne demande pas au Seigneurde placer devant sa bouche un mur, mais uneporte. Il y a cette différence entre la porte et lemur que celui-ci tient toujours fermée la porte dela maison, tandis que c’est le contraire pour celle-là, et que la porte tantôt donne accès et tantôt lerefuse. C’est pourquoi, dit-il, le Psalmiste nedemande pas un mur pour fermer la bouche, maisbien une porte qui livre passage à la parole toutesles fois qu’il le faudra, et lui refuse ce passagequand il s’agira de discours indiscrets, enréduisant la bouche au silence. Quod bene Psalmistaconsiderans dicit : Pone, Domine, custodiam ori meo, etostium circumstantiæ labiis meis. Non enim poni ori suoparietem, sed ostium petit, quod videlicet aperitur, etclauditur. Unde et nobis caute discendum est, quatenus etdiscrete, et congruo tempore vox aperiat, et rursus congruotaciturnitas claudat.

209. – On doit donc parler quand il le faut, oupar nécessité, ou par convenance, ou pour sonutilité, ou pour l’avantage du prochain, ou encorepour se procurer un honnête délassement quel’on doit accorder de temps en temps à l’espritfatigué et trop tendu. Mais il faut parler sansexcès afin de ne pas se laisser entraîner à la

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dissipation, ou pour ne pas devenir importun auprochain et à charge à ceux qui nous écoutent. Ilne faut pas non plus interrompre d’une manièrefâcheuse les propos des autres. Les Athéniensavaient résolu de bâtir un magnifique etsomptueux palais pour l’utilité publique. À ceteffet, on choisit les deux plus célèbres architectesqu’il y eût alors dans la ville d’Athènes. Ces deuxpersonnages ayant été admis dans le sénat pourdonner leur avis et exposer leurs idées sur le plan,la majesté, la magnificence et la commodité de cegrand édifice, l’un deux se mit à parler avec unetelle abondance de paroles superflues etfatigantes, qu’il finit par ennuyer cette vénérableassemblée. Le second fut appelé à dire son avis etil le fit par ces paroles d’une singulière brièveté :J’exécuterai ce que mon collègue vient d’exposersi longuement. Ego opere adimplebo, [172] quod istetot verbis amplificavit. Ce langage si laconique plutautant que le discours de l’autre avait déplu par sadiffusion, et celui-ci fut chargé de l’exécution del’œuvre. (Plut, apud Labat, tom. 3, de operibus bonispro popul. fol. 890.) Le lecteur comprend par cetexemple que pour n’être pas à charge aux autrespar les propos dont on les entretient, il estnécessaire, selon le conseil de Sénèque, de ne pasaccorder à la langue la liberté de se livrer à undéluge de paroles superflues, mais de réprimer cetélan immodéré qui porte certaines personnes àd’interminables causeries. Optimum est ad primum

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moli sensum mederi sibi, tum verbis suis minimumlibertatis dare, et inhibere impetum (lib. V de Ira).

210. – Les jeunes gens doivent surtoutobserver cette modération dans le langage et cetavis est commun aux deux sexes, selon ce quenous en dit Cléanthe : maxime juvenibus conveniresilentium. (Laertius lib. VII, cap. 2) parce qu’auxjeunes gens il appartient d’apprendre et non pasd’enseigner, comme il leur convient plutôt deraisonner que de discourir. Saint Basile, en parlantdes vierges, dit qu’elles doivent tenir des propospleins de retenue et quand elles ont l’occasion deconverser avec une personne, elles doivent plutôtécouter que parler. Castigata itaque locutione prudensvirgo utetur, cumque tempestive quempiam oportueritalloqui, multo audiet plura quam dicet. (De veravirginitate). L’abbé Nestérot, selon le récit deCassien (collat. 14) exhortant ses moines ausilence, dans une conférence spirituelle qu’il leurfaisait, se retourna vers Jean qui était encore bienjeune et lui dit qu’il lui appartenait spécialementde garder le silence, car il ne convient pas à sonâge de parler ; mais il lui enjoint d’employer touteson attention à écouter les enseignements de ceuxqui sont plus anciens que lui. Observate in primis, etmaxime tu, Joannes, cui magis ad custodiendum ea quædicturus sum, ætas adhuc adolescentior suffragatur : (nestudium lectionis, et desiderii tui labor vana elationecassetur) ut indicas ori tuo silentium : hic enim est primusdisciplina actualis ingressus ; omnis quippe labor hominis

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in ore ipsius : et ut omnium seniorum instituta, atquesententias intento corde, et quasi muto ore suscipias, acdiligenter in pectore tuo condens, ad perficienda ea potius,quam ad docenda. Cela est si vrai que l’abbé Pasteurfait, en s’appuyant sur cette seule réserve deparoles, un éloge si complet d’Agathon qu’ilparait [173] dépasser les bornes, à tel point que cemoine se trouvant dans une assemblée dereligieux pour une conférence spirituelle, donna letitre d’abbé à Agathon. Les autres moines étantsurpris d’une chose si étrange lui dirent :Pourquoi honorez-vous Agathon du titre d’abbé,car il est encore bien jeune ! Je le fais, dit Pasteur,parce que sa langue lui confère ce titre. Quia ossuum facit eum nominari abbatem. L’abbé Pasteurvoulait ainsi faire entendre que rien n’attirel’estime et ne concilie la vénération à un jeunehomme, ce qui est encore plus vrai pour unepersonne de l’autre sexe, que la retenue dans lesparoles, surtout en présence de personnes d’unâge supérieur, parce que c’est un témoignageinfaillible qui dépose en faveur de sa modestie, desa réserve, de son humilité, de la modération deson esprit, toutes vertus qui sont propres à un âgequi n’a pas encore sa maturité.

211. – Quand au contraire un jeune hommeveut parler beaucoup et, comme on dit, primerdans une réunion de plusieurs personnes, surtoutquand celles-ci ont atteint l’âge mûr et sont demœurs graves, c’est une effronterie et une

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pétulance qui révoltent tout le monde. Laërce(Lib. VII, cap. 1) rapporte qu’un jeune homme setrouvant à table avec plusieurs convives se mit àjaser comme une pie, tellement qu’à lui seul ilparlait beaucoup plus que tous les autresensemble. Le philosophe Zénon qui était de lacompagnie, après avoir longtemps supporté cebabil, ne pouvant plus se contenir, éleva la voix etdit au jeune homme : Aures tibi in linguamdefluxerunt. Vos oreilles se sont métamorphoséesen langue. Il voulait faire entendre par ces parolesqu’un jeune homme doit faire plutôt usage de sesoreilles pour écouter que de sa langue pourbabiller, et que notre jeune adolescent semblen’avoir point d’oreilles et être tout langue. Lemême philosophe dit à un jeune homme qui avaitaussi la maladie de la loquacité : Souvenez-vousque Dieu vous a donné deux oreilles et une seulelangue, pour vous apprendre à écouter beaucoupet à parler peu. À un autre encore dont la langueétait singulièrement déliée, il adressa un reprocheindirect en disant aux assistants : Voyez quellemalheureuse fluxion subit ce pauvre adolescent,toute sa cervelle a coulé sur sa langue. Reprochehumiliant dont tout jeune homme bien né doitfaire en sorte.de se garantir.

212. – On doit encore garder le silence toutesles fois qu’il [174] y a obligation. Il n’est pointpossible d’indiquer ici une règle qui convienne àtout le monde, parce que le silence à garder par

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les religieux n’est pas celui que doivent garder lesgens du monde, et chez les religieux eux-mêmesla règle du silence varie selon la nature des diversinstituts. On peut seulement dire que toutes lespersonnes spirituelles doivent se ménager quelqueretraite proportionnée à leur position et danslaquelle on observe un silence plus ou moinsrigoureux ; car l’Esprit saint a dit que l’habitudede parler beaucoup n’est jamais exempte depéché : In multiloquio non deerit peccatum. Par uneconséquence opposée le silence et la solitudefavorisent l’honnêteté, et la pureté de l’âme, et ilsemblerait que sous l’ombre du silence on obtientcomme un privilège de se préserver du péché. Leshabitants de Lacédémone étaient dans l’usage deparler peu et leurs propos de tout genre étaientd’une rare concision. Aussi un Spartiate, nomméCarillus, répondant à la question qui lui était faiteau sujet des lois de Lycurgue qui étaient en si petitnombre, répondit : Pauca loquentibus, paucis etiamlegibus est opus. Un peuple qui parle peu n’a pasbesoin de lois qui lui prescrivent le silence, parcequ’un tel peuple est à l’abri de bien des erreurs.Quiconque donc fait profession de piété et mèneune vie dévote doit tâcher de se ménagerquelques moments dans la journée pour se retirerdans sa chambre, ou à l’église, afin d’y méditer,d’y faire des prières vocales, de lire quelque livrepieux et, s’il le peut, d’y travailler seul pourrecueillir son esprit dissipé par le tumulte des

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affaires et les rapports obligés que l’on a avec leprochain. Il doit se souvenir que le saint Espritfait consister toute la sécurité de l’âme dans lesoin que l’on a de surveiller la langue. Et icin’oublions pas de dire avec l’auteur inspiré dulivre des Proverbes que celui qui garde ses lèvres,garde en même temps son âme. Qui custodit ossuum, custodit animam suam (Cap. 13, 3). Nous lisonsdans le même livre une répétition presquetextuelle des mêmes paroles dans un chapitresubséquent où il est dit que quiconque veille sursa langue garantit son âme de bien des angoissesoù le péché lait tomber les personnes qui parlentbeaucoup. Qui custodit os suum et linguam suam,custodit ab angustiis animam suam. (Cap. 21, 23). Lesaint Esprit nous dit par la bouche del’Ecclésiastique d’une manière encore plusexpressive : Quis dabit ori meo custodiam, et superlabia mea signaculum certum, ut non cadam ab ipsis, etlingua mea perdat [175] me ? (Cap. 22, 33). Quidonnera à-ma bouche une garde assidue ? Qui-mettra sur mes lèvres un sceau inviolable qui mepréserve de, toute chute, afin que ma langue nesoit point pour moi une cause de ruine et deperdition ? On le voit bien, c’est le silence seul quiprocurera ces avantages. La réflexion avant deparler est une excellente garde de la langue,comme on l’à déjà dit, mais ce n’est pas encore làune garde complètement sûre, parce que malgrétoute la vigilance que l’on peut employer, les

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lièvres ont toute liberté de s’ouvrir. Le silence estdonc une garde assurée de la bouche, parce qu'ilest seul le sceau dont parle l’Esprit-Saint, le sceauqui la ferme et la préserve de toute faute, de touteimperfection, de toute erreur. Le silence préservedonc l’homme de toute perdition, avec unecomplète sécurité, et concourt avec la pureté deconscience à le faire parvenir à un plus haut degréde perfection. Quiconque donc est désireux deson profit spirituel, doit observer le silence,autant que cela lui est possible, dans la conditionoù la Providence l’a placé.

CHAPITRE IV. AVERTISSEMENTS PRATIQUES

AU DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

213. – PREMIER AVERTISSEMENT. Pour ce quiregarde l'intempérance de la langue, le directeurdoit veiller, principalement sur les personnes de.l’autre, sexe, qui, de leur nature, sont portées àabuser du don de la parole.et mettent ainsi à leurpropre avancement dans la perfection un très-sérieux obstacle, parce que dans elles la raisonn’étant pas forte et l’imagination étant vive, celafait que leurs propos ont plus de connexité aveccelle-ci qu’avec la première ; et pour cette raison,leurs discours sont ordinairement plus sujets à desimperfections et à des fautes. C’est ce qui me faitpenser que la majeure partie des personnes dusexe atteindrait une plus haute perfection si ellen’avait pas de langue, ici vient à propos trouver sa

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place un trait que nous lisons dans la vie de saintVincent Ferrier, (Apud Surium, lib. III, cap. Unico).À l’époque où ce Saint prêchait à Valence, on luiconduisit une femme qui, dès sa naissance, avaitété privée de [176] l'usage de la parole. SaintVincent considérant la foi des personnes qui luiavaient amené cette infortunée, interrompit sonsermon, éleva les yeux au ciel, et fit une courteprière. Puis se tournant vers la femme, ill’interrogea en présence des auditeurs, en luidisant : Ma fille, que voulez-vous de moi ? Cettefemme, qui n’avait jamais parlé lui répondit : Jeveux du pain et l’usage de la parole. Le pain nevous manquera jamais durant tout le reste devotre vie, lui dit saint Vincent, mais quant àl’usage de la parole, je ne pourrai pas l’obtenir deDieu pour vous, puisque c’est Dieu lui-même quia bien voulu vous en priver, pour votre plusgrand bien. Apprenez que si votre langue eût étélibre, elle aurait fait la perte de votre âme à causede la grande malignité qui vous aurait fait abuserde ce don. Gardez-vous donc de demanderdorénavant à Dieu une telle faveur, car elle seraitpour vous un très-grand malheur. Oui, réponditcette femme, oui, saint Père, je suivrai vosconseils. Après avoir dit ces paroles, elle redevintmuette et il lui fut impossible, comme auparavant,de proférer un seul mot. Oh ! qu’il est grand, ausein du Christianisme, le nombre des femmes qui,comme celle dont il est ici question, si elles

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eussent été privées de la faculté de parler, seraientparvenues à un état de sainteté ! Mais le mauvaisusage qu’elles font du matin au soir de cettefaculté oppose le plus grand obstacle à leurperfection, et plusieurs d’entre elles y trouvent laruine de leur salut éternel. Le directeur quiconduit des personnes du sexe doit donc insisterbeaucoup sur ce qui regarde la vigilance à exercersur la langue ; il ne doit pas compter pour peu dechose les fautes que la langue leur faitcommettre ; il doit souvent les reprendre et leurprescrire les moyens à prendre pour s’amender.C’est ce que nous allons indiquer.

214. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur doit observer dans quel genre de défautson pénitent a l’habitude de tomber par l’abusqu’il peut faire de la parole. Si ce pénitent acoutume de faire la méditation, le directeur luiimposera l’obligation d’appliquer quelque pointde cette méditation à ce sujet, ou du moins de s’ylivrer à quelques réflexions, afin de prendre,comme il a été déjà dit, une résolution ferme etinébranlable de se corriger de ce défaut,moyennant laquelle il se tiendra sur ses gardes,pendant toute la journée, afin de ne pascommettre de fautes sur ce point. Si son pénitentn’est pas dans l’usage de [177] méditer, il luienjoindra de former cette résolution dans lesprières vocales qu’il fait le matin, car on supposebien qu’il s’agit ici d’une personne exacte à

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remplir ses devoirs de piété. Il l’excitera vivementà réclamer sans cesse l’aide de Dieu dans sesoraisons et dans ses communions, pours’amender de ce défaut, parce que, cetamendement, ainsi que nous l’avons déjàdémontré, dépend de Dieu. Hominis est animampræparare, et Domini gubernare linguam. (Prov. cap. 16,1). Il appartient à l’homme, dit Salomon, de sepréparer par de bons propos, mais c’est à Dieu,dans les occasions qui se présentent, qu’ilappartient de nous donner des secours pourmettre un frein à nos paroles. Ce secours nes’obtient que par des prières multipliées.

215. – Si ensuite la personne retombe dans lesmêmes péchés, le directeur doit lui imposerquelque mortification qui puisse la retenir etl’empêcher de commettre de nouveau les mêmesfautes. C’est ce que pratiquaient les Saints jalouxde leur avancement spirituel. Paul-le-Simple,disciple de saint Antoine, pour une petite fauteque sa langue lui fit commettre, s’imposa pourpénitence de ne plus dire un mot pendant troisans entiers. Sévère Sulpice, selon ce qu’enrapporte saint Jérôme, (In catalog. illust. virorum),s’étant laissé séduire par l’hérésie des Pélagiens,pour avoir donné trop de liberté à sa langue, secondamna à ne plus parler jusqu’à sa mort et iltint parole. A Pelagianis deceptus, agnoscens loquacitatisculpam, silentium usque ad mortem tenuit, ut peccatum,quod loquendo contraxerat, tacendo penitus emendaret.

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Saint Grégoire de Nazianze, reconnaissant qu'ilavait commis quelque excès dans l’exercice de laparole, voulut s’en punir par un jeûne et par unsilence de quarante jours ; et il se proposait encela un double but, celui de châtier sa languecoupable et de la réduire par le silence à une justemodération. C’est ainsi qu’il en fait lui-mêmel’aveu (De silen. quad. jejun). Ego cum præcipitissermonis impetu mediocritatis regulam excessisseperciperem, nullum melius remedium inveni, quam ut eamexcelso pectore premerem, ut lingua mea, quæ dicenda, etquæ tacenda sunt, addisceret. Et il revient sur le mêmesujet : (Hoc est quadragenarii jejunii et silentii) Sicausam quæris, idcirco a sermone prorsus abstinui, utsermones meos moderari discam. Je sais fort bien que ledirecteur ne peut et ne doit imposer à sespénitents de si sévères [178] corrections pourquelques imprudences de langue. Mais il pourraleur prescrire des mortifications proportionnées àleurs forces, à leur état, à leur vertu, comme parexemple de se retirer quelques moments de lajournée dans leur chambre et d’y garder le silence,pour se punir d’avoir accordé trop de liberté àleur langue, ou bien de se priver de vin, pendantquelques jours, ou bien de se mortifier avecquelque chose d’amer, soit en nourriture solide,soit en boisson. Il le peut encore en traçant sur leparquet avec sa langue quelques figures de croixet demander ainsi pardon à Dieu ou bien auprochain, s’il l’a offensé par quelques paroles

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contraires à la charité. Il en est de même dequelques autres pratiques de ce genre.

216. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. En cequi concerne le silence, le directeur doit s’attacherà l’exiger rigoureusement des religieux et desreligieuses qui sont dans l’obligation de le garderconformément à leurs règles. À cette fin, il lesengagera à se tenir le plus souvent qu’il leur serapossible, selon la nature de leurs devoirs, retirésdans leurs cellules, et à s’y occuper de leurstravaux manuels, ou de leurs études, ou de laprière, ou de la lecture des livres saints ; parcequ’on ne saurait croire combien le silence est utileà l’avancement spirituel, combien il nourrit et faitprogresser la perfection. Saint Jacques dit, qu’iln’est permis à personne de s’estimer religieuxsans la répression de sa langue ; l’état religieuxd’une personne qui manque à ce devoir n’estqu’une vanité. Si quis putat se religiosum esse, nonrefrænans linguam suam, sed seducens cor suum, hujusvana est religio. (Cap. 1, 26). Le prophète Jérémie endonne la raison. C’est parce que dans la solitudeDieu se communique à l'âme et l’élève au-dessusd’elle-même par le don d’oraison : Sedebit solitarius,et tacebit, quia levavit super se. (Thren. cap. 3, 28). Parun effet tout opposé, en se livrant àd’interminables conversations, l’esprit se remplitde mille préoccupations diverses, il est dans uneperpétuelle dissipation, le recueillement devientimpossible, on y perd toute aptitude à l’oraison,

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on s’appauvrit enfin peu à peu de tout bienspirituel qu’on avait pu précédemment acquérir eton devient incapable de le recouvrer.

217. – C’est bien le motif pour lequel lesSaints ont fait un si grand cas du silence et l’ontmis en pratique eux-mêmes avec tant de sévéritéque l’on serait tenté de croire qu’ils ont dépassé[179] les bornes. Saint Romuald, vivant dans lasolitude et menant une vie très-austère, ne parlaavec personne pendant sept ans entiers. (S. Pet.Damian. in vita.). Saint Jean, surnommé leSilentiaire, observa le silence le plus rigoureuxpendant quarante-sept ans. (Cyrill. apud Surium. 13maii.). Palladius rapporte (In hist. Lausic) que l’abbéHammon, qui était à la tête de trois mille moines,vivait avec eux dans un silence si strict que sonmonastère, quoique peuplé d’un si grand nombrede religieux, ressemblait à un désert. Thomas deCantimpré (De Apib., cap. 13) nous dit qu’en unmonastère de bénédictins, dans la province duBrabant, il y avait un moine si ami du silence que,pendant six ans entiers, il ne proféra jamais uneseule parole, et que Dieu fit comprendre à cemoine combien lui était agréable cette pieusetaciturnité, en opérant, à son occasion, un prodigeétonnant. Le feu ayant pris à un monastère, lapremière parole que ce moine prononça fut celle-ci : Feu, arrête-toi, flammes n’allez pas plus loin.À ces simples paroles, sorties d’une bouche sirigoureusement silencieuse, l’incendie s’arrêta. Je

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ne rapporte point de tels faits, pour qu’on envienne à les imiter. Je sais parfaitement qu’ilconvient aux religieux des deux sexes de parlerquand leurs fonctions le demandent, quand lacharité envers le prochain l’exige et quand la règlel’ordonne ou le permet, selon les usages dumonastère, dans l’intention de se procurerquelque soulagement. Je dis seulement que horsde ces cas, si ces personnes désirent arriver à laperfection de leur état, elles doivent aimer laretraite, leur cellule, le silence et la solitude. Quele directeur ait bien soin de ne pas se montrertrop indulgent pour les religieuses en leurpermettant de parler outre mesure, sous prétextede les tenir dans un état de pieuse satisfaction,comme le font certains directeurs qui leur disentde converser à leur gré, car il n’y a aucun mal. Ilest bien vrai que les religieuses, en parlant dumatin au soir entre elles, sans un instant derelâche, ne font pas autant de mal qu’il seraitpossible d’en faire en parlant, à la grille, avec despersonnes du monde. Mais pourtant il y a encorelà un grand mal, parce que ces conversationsdissipent l’esprit, éveillent plusieurs petitespassions, et donnent lieu à une incroyablemultitude d’imperfections. Prétendre contenteren lui prêtant un babil continuel une personne dusexe renfermée dans un cloître, c’est vouloir sefaire une grande illusion. Dieu seul peut leurprocurer le [180] contentement et la joie en y

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répandant par l’infusion de sa grâce une paix, unedouce sérénité qui inonde l’âme de chastesdélices. Or on ne trouve pas Dieu dans lescauseries ; il ne se manifeste que dans le silence etdans la solitude, comme nous l’avons déjà dit.

218. – Maintenant, pour ce qui regarde lespersonnes du monde, j’ai déjà dit qu’on doit avoirégard à leur position, à leurs emplois, afin de nepas donner lieu à des inconvénients et à des abusque pourrait causer si facilement un silence que lediscernement désavoue. Et cela est d’autant plusvrai que Dieu exige de chacun les vertus propresà son état. Il est bien certain que les femmes, setrouvant habituellement renfermées dans leurménage, ont plus de facilités pour se procurerquelque retraite où elles puissent garder un silencede recueillement, que n’en ont les hommes dontles occupations sont moins susceptibles des’accommoder de ce recueillement. C’estpourquoi le directeur peut leur prescrire de ne pasvisiter leurs voisines, de ne pas admettre chezelles dans l’intérieur de leurs ménages d’autresfemmes, mais de se contenter, hors les cas deconvenance et d’urbanité, de rester en compagniedes personnes de leur propre maison. Ce sera làun moyen excellent de garder un certain silencequi les préservera d’une innombrable quantité defautes que cause la langue. Si ensuite leursoccupations et les devoirs de charité qui leur sontimposés à l’égard des personnes de leur maison,

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permettent à ces femmes de se tenir quelquesheures de la journée dans leur propre chambrepour y vaquer à leurs occupations, le directeurleur conseillera de se procurer ces moments deretraites comme étant fort utiles pour semaintenir au milieu de leurs travaux dans unpieux recueillement. Mais généralement parlant,comme je l’ai dit dans le chapitre précédent, ledirecteur doit imposer l’obligation d’employerquelques moments de la journée à se retirer dansle silence qui leur est indispensable pour faireavec attention leurs prières vocales, leursméditations, leurs lectures pieuses, selon lecaractère, l’aptitude et la qualité de chacun. Eneffet, ces exercices spirituels, outre leur nécessitéabsolue pour sauver notre âme (et ceci doit passeravant tout, puisque en perdant son âme on perdtout) ces exercices, dis-je, sont d’une très-grandeutilité pour le succès des affaires temporelles,selon la promesse qui nous en a été faite parnotre divin Rédempteur : Quærite primum regnum[181] Dei, et justitiam ejus, et hæc omnia adjicienturvobis. (Matth, Cap. 6, 33).

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ARTICLE VI.

Obstacles qu’opposent à la perfection chrétienne lespassions déréglées et immortifiées.

CHAPITRE I. ON Y CONSIDÈRE COMBIEN SONT

NOMBREUSES ET NUISIBLES À LA PERFECTION NOS PASSIONS.

219. – Nous disons au commencement de ceTraité que, parmi les empêchements qui setrouvent en nous et qui forment obstacle àl’avancement spirituel, il en est qui prennent leursource dans les sens extérieurs, et que d’autresproviennent des sens intérieurs, c’est-à-dire despassions dont l’appétit sensitif est le siège. Nousavons suffisamment traité, dans tous les articlesprécédents, des empêchements qui naissent dessens extérieurs ; ils nous reste donc à parler desobstacles que les sens internes opposent à cettemême perfection, je veux dire les passions del’appétit dépravé qui est la suite du péché de nospremiers parents, et que l’on nomme également lefoyer du péché ou la concupiscence.

220. – Les passions, selon saint Thomas, sontau nombre de onze, parmi lesquelles sixappartiennent à la concupiscence et cinq àl’appétit irascible. (1, 2, Qu. 23, art. 4). À l’appétitde concupiscence se réfèrent : l’amour, la haine, ledésir, la fuite, la joie et la tristesse ; à l’appétitirascible se rapportent : l’espérance, le désespoir,la crainte, l’audace et la colère. Toutes ces

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passions, pourtant, naissent de l’amour qui estleur source et en tirent leur origine et leurexistence ; car l’amour les met toutes en jeu, leséveille toutes, et je dirais presque en attise lesardeurs. En effet, de l’amour provient la haine ;car la haine, cette affection perturbatrice, n’estqu’une délectation de tout ce qui s’oppose à lapossession de l’objet qu’on aime. Puis de [182]l’amour et de la haine dérivent toutes les autresaffections qui se révoltent tumultueusementcontre la raison et lui font la guerre. Ainsi donc,en ramenant le tout à son premier principe, ondoit rapporter la première origine de toutes lespassions qui agitent notre pauvre cœur à l’amour.On pourra s’en convaincre aisément si l’on a soind’examiner en détail chacune de ces passions etd’en sonder l’essence. Et en vérité, le désir n’estautre chose qu’un mouvement de l’âme vers unobjet que l’on aime. La fuite n’est autre chose quel’éloignement de l’âme pour un objet absent etdont on évite l’approche parce qu’on ne l’aimepas. La joie est un repos agréable que l’on goûtedans l’objet aimé, quand il est présent. La tristesseest une peine, une affliction que l’on éprouve enprésence de l’objet haï. L’espérance est uneextension, une sorte d’épanouissement du désirvers un objet difficile à conquérir ou que l’on jugesusceptible d’être conquis et que l’on aime. Ledésespoir n’est que la négation de l’espérance etun abattement de l’âme au sujet d’un bien plein

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de charme et dont on ne croit pas qu’il soitpossible de faire l’acquisition. La crainte estimeaffection lâche qui nous abat en envisageant unmal grave qui nous menace de loin ou de près etqu’on déteste. L’audace est un élan impétueux del’âme qui nous porte à surmonter les difficultésqui se rencontrent dans les efforts que nousfaisons pour arriver à la possession de l’objetaimé, et qui nous excite à repousser l’objet haï. Lacolère est une affection ardente contre ce qui estcontraire à notre honneur et à l’estime que nousnous portons et dont nous sommes jaloux. C’estce qui nous fait rechercher une compensationdans la vengeance. Il s’ensuit que toutes nospassions, tout bien considéré, reconnaissentl’amour comme la source d’où elles découlent.

221. – Mais pour bien comprendre combientoutes ces passions sont autant d’empêchementsqui nuisent à la perfection de la vie chrétienne, ilest nécessaire de signaler une erreur où selaissèrent entraîner, dès les premiers siècles del’Église, certains serviteurs de Dieu, et dont, selonsaint Jérôme, l’illustre Origène fut l’auteur. Ceshérétiques prétendaient que l’homme, adonné à lavie spirituelle, pouvait et devait, par l’exercice dela vertu, éteindre si complètement le feu de toutesles passions qu’il n’en sentit plus le moindremouvement, et qu’il parvint à un tel état de calmeet de repos que, sans aucune espèce de [183]trouble, il lui fût possible de vivre dans l’exercice

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de toutes les vertus. Doctrina tua, Origenes,ramusculus est. In eo enim psalmo, in quo scriptum est (utde cœteris taceam) : Insuper et usque ad noctem erudieruntme renes mei ; asseris, virum sanctum, de quorum videlicetet numero es, cum ad virtutis venerit summitatem, ne innocte quidem ea pati, quæ hominum sunt, nec cogitationevitiorum aliqua titillari. (Ad Ctesiph. adversusPelagianos, Epist.). Dans cette lettre, saint Jérômeblâme la doctrine d’Origène, qui affirmait quel’homme doué de sainteté, quand il est parvenu ausommet de la perfection, n’éprouve, pas mêmedurant la nuit, aucune des faiblesses communes ànotre humanité, et qu’il ne s’élève jamais dans sonesprit aucune pensée vicieuse. Le même saintDocteur affirme que les propagateurs de cettedoctrine erronée furent Évagre du Pont, Palladeet Ruffin, ses disciples, auxquels vinrents’adjoindre parmi les moines : Hammon, Eusèbe,Eutime, Or et Isidore, qui furent condamnés parles évêques de ces temps-là comme Origénistes.Enfin, cette imperturbabilité morale ou bien cetteimpassibilité, comme ils la nommaient, devintencore plus abominable quand les hérétiquesPélage, Jovinien et Priscillien l’eurent adoptéecomme leur dogme.

222. – Parmi les anciens Pères, non comprissaint Jérôme, se distingue, par sa polémique, saintAugustin qui combattit cette erreur. Il dit quequand les passions sont bien réglées, comme ilconvient, par la raison, il est évident qu’on ne

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peut plus les appeler vicieuses, mais qu’on doit lesnommer infirmités ou faiblesses de l’âme. Cumrectam rationem sequantur istæ affectiones, quando ubioportet adhibentur, quis eas tunc morbos, seu vitiosaspassiones audeat dicere ? (De Civit. Dei, lib. XIV, cap.9). Le grand Docteur le prouve parfaitement parl’exemple du Christ qui, vivant au milieu de nousdans notre chair mortelle, bien qu’il ne fût souilléd’aucun péché, voulut pourtant s’assujettir auxpassions corporelles et en éprouver les émotions,quand il le jugea à propos. Quamobrem etiam ipseDominus in forma servi vitam agere dignatus humanam,sed nullum habens omnino peccatum, adhibuit eas, ubiadhibendas esse judicavit. Il démontre cela par desfaits particuliers que nous lisons dans le saintÉvangile ; quand, par exemple, le divinRédempteur s’attrista et s’indigna de la dureté decœur du peuple Juif (Marc., cap. 3) ; quand il gémitsur la mort de Lazare, en manifestant [184] unevéritable douleur et en faisant éclater sa joie de larésurrection de cet ami, laquelle devait être, pourun grand nombre de personnes, un motifvéritable de conversion (Joan., cap. 11) ; quand ildésira ardemment de célébrer la Pâque avec sesdisciples (Matth. cap. 21) ; quand, étant sur le pointde subir sa douloureuse Passion, il voulut êtreplongé dans un océan d’amertumes et de tristesseet répandre une sueur de sang. (Matth, cap. 26).Donc, si Jésus-Christ, qui était le régulateurabsolu de ses passions et qui n’en trouvait point

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de rebelles, voulut cependant en éprouver danstant d’occasions, où trouvera-t-on un simplemortel qui puisse espérer d’arriver à un tel étatd’insensibilité, qu’il n’éprouve pas le plus légermouvement de ces mêmes passions ? Cum ergoejus in Evangelio ista referanturt quod super duritia cordisJudæorum cum ira contristatus sit : quod dixit : Gaudeopropter vos ut credatis ; quod Lazarum resuscitaturusetiam lacrymas fuderit ; quod concupivit cum discipulissuis manducare Pascha ; quod propinquante passione,tristis fuerit anima ejus usque ad mortem ; non falsoutique referuntur. Saint Augustin joint l’exemple duChrist à celui du grand Apôtre. Gaudentem cumgaudentibus, flentem cum flentibus, foris habentem pugnas,intus timores ; cupientem dissolvi, et esse cum Christo ;desiderantem videre Romanos ; Corinthios æmulantem ;magnam tristitiam, et continuum dolorem cordis deIsraelitis habentem ; luctum suum denunciantem dequibusdam peccatoribus. Le saint Docteur représenteici l’Apôtre des nations se réjouissant avec ceuxqui étaient dans la joie ; pleurant avec ceux quipleuraient ; éprouvant des combats au dehors etdans l’intérieur de son âme ; désirant de mourirpour être avec Jésus-Christ ; souhaitant de voiraujourd’hui les Romains, demain les Corinthiens ;plongé dans une tristesse continuelle et dans uneprofonde douleur à cause de l’endurcissement desIsraélites, et puis se livrant à d’amers regrets sur laperte d’un grand nombre de pécheurs. Puis il finiten concluant que si tous ces mouvements, ces

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passions, ces affections qui provenaient del’amour de la vertu et d’une charité parfaite,peuvent recevoir le nom de vices, il faudradonner le nom de vertus aux vices eux- mêmes.Hi motus, hi affectus de amore boni, et de sancta caritatevenientes, si vitia vocanda sunt, sinamus, ut ea, quæ verevitia sunt, virtutes vocentur. Finalement, ou doitconvenir que saint Jérôme avait grandementraison, quand il disait pour [185] combattre cesstoïques spirituels qu’ils voulaient ôter à l’hommel'humanité, et vouloir qu’habitant dans un corps ilexistât pourtant sans ces organes corporels. Hocest hominem ex homine tollere, et in corpore constitutumesse sine corpore.

223. – On peut conclure de tout ce qui vientd’être dit, premièrement, que malgré tous sesefforts et les moyens ingénieux qu’il mettrait enœuvre, l’homme spirituel ne pourra jamaisparvenir à un tel état qu’il soit complètement àl’abri de tout mouvement des passions ; parcequ’il a constamment lui-même ce fonds de naturecorrompue, cette souillure originelle du péchéd’Adam qu’il a contractée dans le sein de sa mère,et qui, toujours, cherche à faire repousser lesgermes de quelque affection déréglée. On peutmortifier les passions, on peut les modérer, onpeut les affaiblir de telle sorte que leursmouvements soient moins violents et qu’onpuisse les surmonter avec beaucoup de facilité etles rendre beaucoup moins importunes ; mais on

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ne peut les anéantir si complètement qu’elles nedoivent plus se révolter. Ce fut pour la sainteVierge un privilège tout-à-fait spécial, d’êtreexempte de tout mouvement de passionsdésordonnées, puisque, en vertu de ce privilège,elle fut préservée du péché originel. Maisquiconque a péché dans Adam doit souffrir avecAdam quelque rébellion de la chair, tant qu’il serasur la terre.

224. – Deuxièmement, il en résulte que lespassions qui sont réglées par la raison, guidées parles lumières de la loi, dirigées par les vertusthéologiques et morales, telles que les passions deJésus-Christ, de la très-sainte Vierge, de saint Paulet des autres Saints, n’ont rien de vicieux, rien quiporte obstacle à la perfection ; bien mieux, cespassions nous viennent en aide en nous rendantfacile, par leur mouvement, l’exercice et lapratique des vertus.

225. – Troisièmement, on doit en conclureque les passions qui s’opposent à la perfection etqui entraînent une innombrable multitude d’âmesà la damnation éternelle, sont exclusivement despassions déréglées, immodérées, que ne gouvernepas la lumière de la raison, qui ne se laissent pointguider par le flambeau de la foi ; qui, en un mot,se montrent rebelles à leurs sages inspirations ;mais que ce sont des passions qui suiventl’impulsion de la nature corrompue et qui, pourobéir aux [186] exigences de cette nature,

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trouvent dans notre taible volonté un trop docileauxiliaire.

226. – De ces passions désordonnées naissentensuite tous les vices qui sont la perte de nosâmes. J’ai déjà dit que la première des passions estl’amour, qui les met toutes en mouvement et quiles entraîne tontes à sa suite pour seconder sespenchants. Et, par conséquent, de l’amour dérégléproviennent tous les vices qui font à l’esprit uneguerre cruelle. Si le lecteur veut bien appliquerson attention sur tout cela, il verra clairement queles choses se passent de cette manière. Il verraque l’orgueil tire son origine d’un amour dérégléde soi-même et de sa propre supériorité, qui luifait repousser toute soumission et lui lait désirerde s’élever au-dessus de tout le monde ; quel’avarice dérive d’un amour immodéré de l’argentet des richesses, des trésors et des biens d’ici-basqu’il adore comme ses dieux ; que la luxure naîtd’un amour extrême qu’on a pour son corps etqui fait qu’on désire goûter des plaisirs réprouvésde Dieu et de la raison ; que la colère a sa sourcedans un amour exorbitant de son proprehonneur, dont on se porte le défenseur par desmouvements opposés à la raison ; que lagourmandise naît d’un amour excessif du corpsauquel on veut complaire indûment par le plaisirbrutal que l’on cherche dans les aliments ; quel’envie est un amour-propre exclusif qui fait voirde mauvais œil les avantages dont jouit le

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prochain, comme mettant un obstacle à ceux quel’on convoite ; que la paresse, enfin, n’est qu’uneffet de l’amour de soi-même qui dépasse lesbornes d’une juste modération et qui fait qu'on sedégoûte des choses saintes, parce qu’on craintqu’elles ne demandent quelque sacrifice à faire àune lâche indolence. Le lecteur doit doncaisément reconnaître que tous les vices et parconséquent tous les obstacles qui s’opposent à laperfection et au salut de notre âme, découlent despassions qu’aucun frein ne modère, etprincipalement de la passion de l’amour, que neguide point le flambeau de la raison éclairée par lafoi, mais exclusivement excitée, et en quelquemanière attisée, par les inspirations grossières dela sensualité. Nous allons voir dans le chapitresuivant jusqu’à quel point ces passionsimmortifiées mettent des empêchements à laperfection chrétienne, dont nous avons à nousoccuper dans cet ouvrage. [187]

CHAPITRE II. ON Y PROUVE QUE LE PRINCIPAL OBSTACLE QUI S’OPPOSE À LA PERFECTION CHRÉTIENNE, PROVIENT DES PASSIONS IMMODÉRÉES ET IMMORTIFIÉES.

227. – S'il est vrai, selon le principe que nousavons posé avec saint Thomas, comme la solidebase de l'édifice spirituel à la construction duquelnous travaillons en ce moment, s'il est vrai,disons-nous, que la perfection chrétienne consiste

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d'abord dans l'amour envers Dieu et ensuite dansl'amour envers le prochain, et que cette perfectionest d'autant plus élevée que cet amour est plusardent et plus pur, il s'ensuit nécessairement quetout ce qui est le plus contraire à la charité opposeun obstacle plus sérieux à la perfectionchrétienne. Or, qu'est-ce qui fait une guerre plusacharnée au divin amour que les passionsimmortifiées, les passions qui ne sont pasvaincues et qui sont rebelles à la loi de la raison ?On est bien fondé à le croire, lorsqu'on sait queles passions ainsi immodérées s’opposent parleurs mouvements désordonnés à tout ce queDieu demande de nous, et tendent directement àsecouer le joug qui leur est imposé par la loidivine, car c'est dans une parfaite observation decelle-ci que consiste l’essence de la charité enversDieu et envers le prochain. Je demande encore s’ily a quelque chose qui mette plus d’obstacle à lapratique des vertus morales qui, sans nul doute,sont absolument indispensables et totalementnécessaires pour acquérir le saint amour, qui, dis-je, y mette plus d'obstacle que les passionsdéréglées, dont la raison ne modère pas l'élan, etque les vices, enfants des passions désordonnées,qui en proviennent, semblables à des rejetonsqu’une racine empoisonnée fait pulluler au fondde nos âmes ? On conviendra bien que monraisonnement est fondé et qu'il est impossible depratiquer l’humilité si l'on n'a pas encore abattu

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l'orgueil ; de goûter les doux fruits de lamansuétude, si l’on n'a pas comprimé les bondsde la colère ; de posséder la patience, si l’on n'apas dompté les murmures qu’excite une naturefragile au sein des peines et des tribulations ; depratiquer l’obéissance, si l'on n'a pas brisé sapropre volonté pour l’assujettir à celle d’autrui. Sidonc l’on ne peut point acquérir un [188] parfaitamour de Dieu sans pratiquer les vertus moralesqui en ouvrent la porte et en facilitent l’accès dansnotre âme, et si, d’un autre côté, on ne peut pasaspirer à l’acquisition de ces excellentes vertussans mortifier et sans vaincre les passions, on nesaurait espérer de parvenir jamais à la perfection,et même d’arriver à son premier degré. Telleserait la déplorable position dans laquelle setrouverait quiconque n’aurait pas réprimé sesmauvais penchants, quiconque ne les aurait passubordonnés à la règle, quiconque ne lescombattrait pas de front pour les rendre esclavesde la raison et de la toi. Cela est si vrai que saintAugustin, déjà tant de fois cité ailleurs, va jusqu’àdire que l’affaiblissement des passions estl’accroissement de la charité et que là où lespassions n’exercent pas leur empire, là aussi setrouve la charité parfaite. Il faut entendre cesparoles dans le sens que nous avons déjà exposé,c’est-à-dire lorsqu’on a pu comprimer cespassions autant que le comporte notre étatprésent. Voici les paroles du saint Docteur :

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Nutrimentum caritatis est imminutio cupiditatis ; perfectionulla cupiditas. Donc, conclut saint Augustin,quiconque veut faire des progrès dans la charitédoit modérer ses passions et les affaiblir par unemortification infatigable. Quisquis igitur eam nutrirevult, instet minuendis cupiditatibus. (Lib. LXXXIII,Quæst. 36).

228. – Nous avons dans les livres saints unefigure qui peint au vif, pour ainsi parler, cetteimportante vérité. Nous la voyons dans les deuxautels de l'ancienne loi, je veux dire l’autel desholocaustes et celui des parfums. (Exod., cap. 21).Le premier était de bronze et s’élevait à l’extérieurdans le portique du tabernacle. Sur cet autel onconsumait les chairs des victimes qui étaientoffertes au Seigneur. Le second était d’or et ils’élevait dans le tabernacle. Sur celui-là on brûlaitdes parfums devant l’arche. C’était uneordonnance rituelle chez les Juifs de prendre surl’autel des holocaustes le feu destiné à brûlerl’encens et les parfums en l'honneur de Dieu.Saint Grégoire faisant des réflexions sur ces ritesde l’ancienne loi, fait observer très-à-propos quel’autel des holocaustes sur lequel on brûlait leschairs des victimes, représente la componction etla mortification, avec lesquelles nous devonsconsumer les vices de notre chair et anéantir sesmauvaises inclinations, comme de victimesimmolées à l’honneur de Dieu et en signe denotre dépendance ; car le Très-Haut se complait à

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de tels sacrifices. Il [189] dit que l’autel desparfums est le symbole de l’amour de Dieu, figurépar l’or, et dans lequel l'âme toute entière seconsume et s’élève, semblable aux parfums, enaffections suaves en présence de son suprêmeSeigneur. Il faut aussi observer que l’autel desholocaustes était en dehors du tabernacle, et quecelui des parfums était dans l’intérieur, poursignifier qu’avant d’éprouver les ardeurs du saintamour, il est nécessaire de consumer le vieilhomme avec tous ses vices et toutes ses passions,comme un holocauste parfait, sur le feu de lamortification ; que c’est seulement avec ce feuque l’on fait brûler les doux parfums de la charitédivine : In tabernaculo duo altaria fieri jubentur, unumexterius, aliud interius ; unum in atrio, aliud ante arcam ;unum quod ex ære coopertum est, aliud quod aurovestitur ; in æreo consummantur carnes, in aureoaccenduntur aromata... Multi plangunt mala, quæfecerunt, et incendunt vitia igne compunctionis, quorumadhuc suggestiones in corde patiuntur. Quid isti nisi altaresunt æneum, et in quo carnes ardent ? Quia adhuc ab eiscarnalia opera planguntur. Alii vero a carnalibus vitiisliberi, amoris flamma in compunctionis lacrymisinardescunt, supernis inesse civibus concupiscunt, regem indecore suo videre desiderant, et flere quotidie ex ejus amorenon cessant. Quid isti nisi altare sunt aureum, in quorumcorde aromata incensa sunt, quia virtutes ardent. (Homil.,28, in Ezech.).

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229. – Toute personne qui désirera brûler desflammes du divin amour, qui, en consumantl’âme, en procurent la perfection, devra doncd’abord se laisser pénétrer du feu de lamortification dans lequel cette âme déposecomme les scories de ses vices, et où, commedans un creuset, s’évaporent les humeursdépravées de ses passions déréglées, où sebrûlent, se réduisent en cendres, s’anéantissent,autant qu’il est possible, ses inclinationsperverses. Et c’est bien exactement cequ’enseigne notre Sauveur, par ces paroles sortide sa bouche divine : Si quis Vult post me venire,abneget semetipsum, et tollat crucem suam et sequatur me.(Matth., cap. 16, 24). Quiconque veut venir aprèsmoi, c’est-à-dire veut marcher à ma suite, veutêtre mon ami, mon bien-aimé, l’objet de matendresse, n’a qu’à être son propre ennemi,contrarier sa volonté et me suivre en portant lacroix d’une mortification continuelle. Qui nonaccipit crucem suam, et sequitur me, non est me dignus.(Idem, cap. 10, 38 ). Il n’est pas digne de moi ni demon amour, dit encore ici le Seigneur, [190] celuiqui refuse d’embrasser la croix d’une incessanteabnégation de soi-même.

230. – Saint Paul nous fait entendre la mêmedoctrine par ses apostoliques enseignements : Quiautem sunt Christi, carnem suam crucifixerunt cum vitiiset concupiscentiis. (Ad Galat., cap. 5, 24.). Ceux-là, ditl’Apôtre, sont les vrais disciples du Christ, qui,

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par les pointes piquantes de la mortificationchrétienne, ont crucifié leurs vices et les appétitsdésordonnés de leur concupiscence. Aussi, nousdit-il : Mortificate membra vestra, quæ sunt super terram.(Ad Coloss., cap. 3, 5). Mortifiez ces corps formésd’un vil limon. Et afin qu’on n’ait pas la moindreincertitude sur la manière dont on doit pratiquerla mortification, l’Apôtre ajoute : Expoliantes vosveterem hominem cum actibus suis, et induentes novum.(Ibid., cap. 9.) Dépouillez-vous du vieil homme, enrésistant à des inclinations perverses, et terrassez-le avec une grande énergie spirituelle ; puisrevêtez-vous de l’homme nouveau, devenusemblable au Dieu fait homme, et réformé selonla loi de l’Évangile. Souvenez-vous, continuel’Apôtre, qu’entre le corps et l’esprit existe uneguerre continuelle, et qu’entre ces deux ennemisla paix est impossible. Le corps, par lesmouvements de sa concupiscence, se révoltecontre l’esprit et soulève contre lui de grandstumultes ; mais l’esprit puissamment aidé dessecours de la grâce divine, s’efforce de le tenirassujetti à ses saintes lois. Caro concupiscit adversusspiritum, spiritus adversus carnem ; hæc enim sibi invicemadversantur. (Ad Galat., cap. 5, 17.) Pour vous, sivous désirez d’être des hommes spirituels etparfaits, restez constamment unis avec l’espritcontre les convoitises et les inclinations dérégléesde la chair, toujours disposés à la réprimer et à lamortifier : Spiritu ambulate et desideria carnis non

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perficietis. Enfin, l’Apôtre anime le courage desCorinthiens pour les engager à cette mortificationdes passions, en se proposant lui-même commeun exemple. Ego sic pugno, non quasi aerem verberans ;sed castigo corpus meum, et in servitutem redigo, (1, AdCorinthios, cap. 9, 26.). Je ne combats pas, dit-il,comme si je frappais l’air de mes coups, mais jemortifie réellement mon corps, et le châtiesévèrement pour qu’il soit de gré ou de forcesoumis à mon esprit.

231. – Il faut bien remarquer ici que l’Apôtrene se contente pas d’une mortification lente oupratiquée par intervalle, mais [191] il veut quellesoit rigoureuse et incessante, qu’elle ressemble àla mortification que le divin Rédempteur voulutbien lui-même pratiquer. Semper mortificationem Jesuin corpore nostro circumferentes. (2, ad Corinth., cap. 4,10.). Il en est de cela comme d’un homme qui,ayant l’ennemi en face, n’a qu’à cesser decombattre pour être vaincu. On peut en direautant, et avec beaucoup plus de raison, de celuiqui ayant dans son propre intérieur autantd’ennemis qu’il a de convoitises et de vices, doittenir sans cesse en main l’arme de lamortification, tantôt pour abattre un désir dérégléqui s’élève, tantôt pour faire face à unmouvement désordonné qui se manifeste, tantôtpour terrasser quelque affection coupable ouimparfaite qui commencera surgir au fond ducœur. C’est pourquoi saint Augustin, en

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expliquant ces paroles de l’Apôtre, si spiritu facta,carnis mortificaveritis, vivetis, dit que cela doit êtrel’occupation continuelle de toute personne pieusequi aspire sérieusement à la perfection, c’est-à-dire qu’elle doit mortifier avec une grande ferveurd’esprit les inclinations perverses de sa chairrebelle, l’affliger du matin au soir, la réfréner, laréduire à l’impuissance, la faire mourir autant qu’ilest possible. Hoc est opus vestrum in hac vita, actionescarnis spiritu mortificare, quotidie affligere, minuere,frænare, interimere. (Serm. 13, cap. 9.).

232. – Mais si cela est vrai, il faudra donc direque certaines personnes spirituelles qui emploientleur temps à des exercices pieux, mais qui neveulent pas s’efforcer de réprimer certainespetites passions qui les dominent, qui ne veulentpas se fatiguer par une résistance forte etpersévérante, qui même lâchent la bride à ces.passions afin de les laisser courir après les objetsqui leur plaisent et rechercher les satisfactions quisont de leur goût, il faudra dire (si saint Paul n’estpas dans l’erreur et si Jésus-Christ ne se trompepas) que ces personnes marchent hors de la routede la perfection, parce que malgré les peinesqu’elles se donnent elles ne font pas ce qu’il y a deplus important pour y parvenir. Ces personnesprient souvent, jeûnent fréquemment, fréquententles sacrements. Tout cela est fort bien. Mais ellesne veulent se faire aucune violence, pour vaincrecertains penchants, certaines affections de leur

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cœur. Elles font dévotement du chemin, maishors de la véritable route, bene currunt sed extraviam. Elles n’arriveront donc jamais à aucun degréun peu élevé de la perfection chrétienne. [192]

233. – J’ajoute un nouveau degré d’autorité àla doctrine contenue dans les deux chapitresprécédents, par un fait qui se lit dans le livre desPères. (De discret, num. 6). Un saint moine qui,pendant l’espace de cinquante ans, avait menéune vie très-austère, sans prendre absolumentd’autre nourriture que du pain et de l’eau, et quiavait exercé une vigilance continuelle sur sespassions, qu’il soumettait par de rudesmacérations, laissa un jour échapper de sa bouchele propos suivant : Grâces à Dieu, j’aicomplètement anéanti dans moi la luxure,l’avarice, la vaine gloire, la colère, et j’aitotalement vaincu toutes mes mauvaisesinclinations. L’abbé Abraham fut instruit desparoles de ce moine, et, plein de compassion pourla simplicité de ce serviteur de Dieu, lui fit unevisite afin de l’avertir de l’erreur dans laquelle ilétait tombé. Étant entré dans la cellule du moine,il lui adressa cette question : Dites-moi un peu,mon bon vieux frère, si en rentrant un jour dansvotre cellule, vous trouviez assise sur votre lit unefemme pleine d’attraits, bien parée de richesatours, qui vous saluât avec beaucoup depolitesse, vous viendrait-il à l’esprit quelquemauvaise pensée ? – Mon père, répondit celui-ci,

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je la mettrais sur le champ à la porte, et je megarderais bien de son approche. – Vous voyezdonc, reprit l’abbé Abraham, que la passion de laluxure n’est pas éteinte dans vous, comme vous lepensez, mais qu’elle y est seulement mortifiée.Mais, continua l’abbé, si chemin faisant, voustrouviez, parmi les broussailles et les pierres, uncertain nombre de pièces d’or, sentiriez-vous ledésir de recueillir ce trésor ? – Mon père, reprit lemoine, j’éprouverais bien ce désir, mais je mehâterais de chasser cette affection de mon cœur,et je n’aurais garde de toucher à cet or. – Vousvoyez donc, mon cher frère, que la passion de lacupidité n’est pas tout à fait morte dans vous,mais qu’elle y est seulement mortifiée. Mais siensuite, continua l’abbé, par une nouvellequestion, vous receviez la visite de deux moines,dont l’un vous aime tendrement, et qui, par seséloges, vous exalte par-dessus tous les autres,tandis que le second ne peut pas vous souffrir,nourrit contre vous une haine implacable, etdéchire par ses médisances votre réputation ?recevriez-vous ces deux moines en leur faisant lemême accueil et en leur témoignant la mêmeamitié ? – Naturellement, je n’agirais pas ainsi,répondit le vieux moine ; mais pourtant je feraistous mes efforts pour les [193] accueillir Ionsdeux avec la même amitié. – Vous voyez donc,reprit l’abbé, que les passions de l’orgueil et de lacolère ne sont pas mortes dans votre cœur, mais

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qu’elles y sont uniquement mortifiées. L’abbéAbraham finit par cette conclusion : Vivunt ergopassiones, sed tantum modo a sanctis viris quodam modoreligantur. Les passions sont donc toujoursvivantes, mais seulement les personnes douées devertus les tiennent enchaînées et captives dans lesliens d’une sainte mortification.

234. – De là on déduit les deux vérités quiviennent d’être démontrées dans le présentarticle. La première, c’est qu’on peut très-bienmortifier les passions, mais qu’on ne saurait lesanéantir complètement ; qu’il est possible de lescalmer, mais non de les exterminer de tellemanière qu’elles ne puissent plus au moins seréveiller. La deuxième, c’est que la manière dont ilfaut s’y prendre pour les mortifier, est exactementcelle dont usait ce bon vieillard, c’est-à-dire qu’ondoit leur opposer de la résistance et les réprimerpromptement dès l’instant qu’elles se font sentir,en leur opposant des affections contraires pleinesde force et d’énergie. Vous vient-il, par exemple,à l’esprit, une pensée impure ? Repoussez-la desuite, en protestant au dedans de vous-même quevous êtes résolu à souffrir la mort plutôt que deconsentir à une pareille infamie. Éprouvez-vousau fond du cœur un mouvement d’impatience etde colère ? Réprimez-le sur le champ par un actede mansuétude et de patience. Vous sentez-voustenté par une affection d’orgueil, d’amour-proprequi vous porte à vous élever au-dessus de vous-

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même ? Rabattez cette fumée de vanité par unacte d’humilité profonde. Sentez-vous dans votreâme un certain ressentiment, une antipathie vis-à-vis du prochain ? Étouffez ces pensées perversespar un acte de charité envers vos frères. J’en disde même de toutes les autres affectionsdésordonnées de notre âme. Selon que nospassions seront plus ou moins mortifiées, notreavancement sera plus ou moins considérable ; caril n’est que trop vrai, ce que dit l’auteur del’Imitation de Jésus-Christ : Tantum profeceris, quantumtibi ipsi vim intuleris. Nos progrès dans la perfectionseront grands, en proportion des violents effortsque nous ferons pour nous vaincre. Si ensuite lesdirecteurs désirent voir leurs disciples avancerrapidement dans la voie de la perfection, ilsdoivent leur remettre fréquemment sous les yeuxcette vérité, parce que s’ils se pénètrent bien de[194] cet esprit de mortification intérieure, ils lesverront non pas seulement marcher, mais volerdans le chemin de la perfection.

CHAPITRE III. ON Y EXPOSE DES RÈGLES POUR ARRIVER À LA MORTIFICATION DES PASSIONS ET POUR EN OBTENIR PLUS FACILEMENT LA JUSTE MODÉRATION.

235. – Je puise dans Cassien, ce grand maîtrespirituel, la première règle à suivre pour mortifierles passions et pour en comprimer leur révolteavec promptitude. Il nous dit que l’homme

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spirituel doit s’étudier soigneusement pourdécouvrir quel vice, quelle passion le domine avecplus d’intensité, qui exerce le plus d’empire surses mouvements intérieurs et le fait tomber plussouvent dans quelque faute. il lui ordonne ensuitede déclarer à ce vice dominant une guerreimplacable, sans paix ni trêve, jusqu’à ce qu’il enait triomphé. Je veux dire que l’on doit prendreune résolution ferme et inébranlable decontrecarrer sans cesse la passion dominante etses mouvements déréglés, avec toute l’énergiedont notre âme est capable. Telle est la tactiquequ’emploient les généraux quand ils marchentcontre l’ennemi ; car ils ouvrent le combat ens’élançant contre les bataillons qu’ils regardentcomme les plus redoutables et qui peuventopposer une plus grande résistance ; parcequ’après les avoir mis en déroute, il leur est facilede remporter sur l’armée entière une victoirecomplète. C’est ainsi que quand on a vaincu lapassion dominante, il n’y a plus de difficulté pourtriompher de toutes les autres passions qui sontplus faibles. Ita adversus vitia arripienda sunt prœlia, utunusquisque vitium, quo maxime infestatur, explorans,adversus illud arripiat principale certamen ; omnem curammentis, ac sollicitudinem erga illius impugnationem,observationemque defigens. (Collat. 5, cap. 14).

236. – L’art dont se sert le démon pour nousperdre par le moyen de nos propres passions, jeveux qu'on l’emploie pour les dompter et pour

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s’élever à un plus haut degré de perfection. SaintGrégoire dit que le démon, qui sème sans cessedes [195] pièges sous nos pas, observeattentivement quels sont les vices, quelles sont lespassions dont chacun de nous se laisse le plusconstamment dominer, et puis il les excite par sestentations. Ainsi, à une personne dont lacomplexion est ardente et le caractère folâtre, ilmet devant les yeux les plaisirs des sens etl’amour de la vanité ; à celle qui est douée d’uncaractère hargneux, âpre, difficile, le démonsouffle des mouvements de colère, d’orgueil, defierté, parce qu’il reconnaît dans ces personnesdes penchants analogues à leurs humeurs, et, parle moyen de ces infâmes ruses, le séducteur fait saproie d’une innombrable multitude d’âmes et enpeuple l’enfer. Intuetur inimicus generis humaniuniuscujusque mores, cui vitio sint propinqui, et illaopponit ante faciem, ad quæ cognoscit facilius inclinarimentem ; ut blandis ac lætis sæpe luxuriam,nonnumquam vanam gloriam, asperis vero mentibus iram,superbiam, vel crudelitatem proponat. Ibi ergo decipulamponit, ubi esse semitam mentis conspicit : quia illicpericulum deceptionis inserit, ubi viam esse inveneritpropinquæ cogitationis. (Lib. XIV, Moral., cap. 7). Or,c’est cette même industrie, dont le démon se sertpour notre ruine, que nous devons aussi nous-mêmes employer pour notre salut. Nous devonsobserver quelle est la passion qui a établi sonprincipal empire sur nos âmes ; quel est le vice

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qui a jeté de plus profondes racines au fond denotre cœur ; et nous devons prendre sur-le-champ les armes contre cette passion favorite,bien déterminés à la vaincre par une résistancecontinuelle, et à la terrasser à coups redoublés pardes actes qui lui sont diamétralement opposés. Nenous laissons pas aller au découragement par laviolence que nous sommes obligés de nous faire,afin de ne pas céder à celle que cette passion nousfais pour nous entraîner après elle, mais plaçonsen Dieu notre confiance et combattonsvaillamment, persuadés qu’à la fin aidés dusecours divin, nous remporterons la victoire.

237. – Lorsqu’ensuite nous verrons qu’unepassion a été suffisamment mortifiée et qu’elle n’aplus la même force qu’autrefois pour dominernotre volonté, et qu’il nous est facile d’enrepousser les assauts, rentrons de nouveau dansnotre cœur pour découvrir quelle est l’autrepassion qui nous tourmente le plus, et contrecelle-ci prenons encore les armes de lamortification pour la vaincre, en ne cessant demettre notre espoir dans la grâce de Dieu. Cum seab ea (scilicet passione) senserit [196] absolutum, rursuslatebras cordis sui simili intentione perlustret, ci exploret,quam inter reliquas perspexerit ditiorem ; atque adversuseam specialius spiritus arma commoveat. (Loco supra cit).En employant ces moyens, on arrivera à extirperinsensiblement toutes les inclinations vicieusesqui ont pris racine dans le cœur, et qui empêchent

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que les germes de la vertu ne s'y développent en yfaisant épanouir les fleurs de la perfection. SaintAugustin nous propose, à son tour, de pareilsmoyens pour déraciner les passions, quand ilexplique ces paroles de l’Apôtre (Ad Roman., cap.8, 13) : Si spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis.Calca mortuum, dit le saint Docteur, transi ad vitam :Calca jacentem, conflige cum resistente. Mortua est unadelectatio, sed vivit altera ; et illam, dum non consentis,mortifica. Cum cœperit omnino non delectari, mortificasti.Hæc est actio nostra ; hæc est militia nostra. (Serm. 13,cap. 9). Vous avez terrassé une passion par lamortification, dit saint Augustin, passez à uneautre qui vit encore ; foulez aux pieds celle qui estdéjà terrassée, et mettez-vous en état decombattre celle qui reste. Il est bien vrai que lapremière est morte, mais cette autre est encorevivante. Si vous n'accordez point votreconsentement à cette passion, vous l’avezmortifiée ; si, ensuite, vous en êtes arrivé au pointque cette, passion ne vous cause plus aucuneespèce de délectation, vous l'avez déjà mortifiée,vous en êtes vainqueur. Le Saint conclut par cesadmirables paroles : Telle est l'œuvre qui doitnous occuper continuellement, tel est l’exercicede notre milice chrétienne, la mortification de nospassions : Hæc est actio nostra, hæc est militia nostra.On voit donc que cette méthode conseillée parles Saints et par les maîtres spirituels pourdompter nos passions, est sans nul doute la plus

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sûre, et chacun doit l’employer, parce quel’homme spirituel ne pouvant arracher de soncœur, tout à la lois, les mauvaises inclinations quise le disputent, il est plus à propos de s’efforcerde déraciner l’une après l’autre, en commençantpar les plus perverses et en imitant, sous cerapport, la conduite de quiconque se proposed’arracher de son champ les herbes nuisibles.

238. – C’est de cette méthode que se servitsaint Dorothée pour conduire, eu peu de temps,son disciple Dosithée au plus haut degré de laperfection, ainsi qu’on l'apprend dans l'histoire desa vie. Ce grand maître spirituel observait quellesétaient les petites passions qui prédominaientdans son cher [197] Dosithée, et il les faisaitmortifier ; puis, quand il le voyait modéré àl’égard d’une de ces passions, il se remettait àobserver par quelle autre son disciple pouvait êtrepossédé, et s’attachait à le corriger encore decelle-là. Par exemple, s’il voyait Dosithée troppassionné pour un livre, pour un couteau ou pourtout autre objet, il le lui enlevait tout de suite. S’ildécouvrait en lui la moindre complaisanced’amour-propre pour un travail manuel qu’il avaitexécuté en toute perfection, Dorothée ne daignaitpas même y jeter un coup d’œil. Si le disciple allaitproposer à son maître quelque doute fondé dontil eût pu tirer vanité, il le renvoyait sans luirépondre. Cependant les autres moines étaientdans l’admiration de voir parvenir, en peu de

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temps, à une haute perfection, cet excellentdisciple qui ne pouvait, néanmoins, à cause de sacomplexion faible, se livrer aux veilles, aux jeunes,ni s’assujettir aux antres austérités de la viemonastique. La curiosité les portait quelquefois,dans de saintes intentions, à demander à Dosithéequelles étaient les vertus qu’il pratiquait, et ilrépondait avec candeur : Elles consistent àmortifier toutes mes inclinations et à lessoumettre à ma volonté. Et, en effet, par cetteseule mortification intérieure, il parvint, en cinqannées seulement, à une si haute sainteté,qu’après sa mort il apparut environné d’une gloireéclatante, comme on le raconte des plus grandsSaints de son ordre. Tant il est vrai que le cheminle plus court pour arriver à la perfection est lamortification des passions et de leurs convoitisesdéréglées. Si donc le lecteur n’a pas le couraged’abattre d’un seul coup toutes ses passions, quisont les implacables adversaires de la perfectionet qui sont dans son propre cœur, qu’il mette enœuvre la règle que nous avons exposée, cetteméthode qu’employa Dorothée vis-à-vis de sondisciple Dosithée, c’est-à-dire qu’il combatte,l’une après l’autre, ces passions diverses, encommençant toujours par combattre celle qui luisemble la plus violente et la plus rebelle.

239. – Pour remporter la victoire sur lespassions, par le moyen de la mortification, il estnécessaire de les réprimer dès qu’elles se

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montrent et de les éteindre dès la première lueurqu’elles jettent dans notre âme. Si nous leurlaissons prendre de l’accroissement, ellesacquerront une énergie telle qu’il nous seramoralement impossible de les surmonter. SaintAugustin, en interprétant ces paroles du prophèteroyal : Beatus qui [198] tenebit, et allidet parvulos tuosad petram, demande quels sont ces petits enfantsqui, à l’instant même de leur naissance, doiventêtre écrasés contre la pierre, et il répond que cesont les passions naissantes. Quid sunt parvuliBabyloniæ ? Nascentes malæ cupiditates. (In Psalm.136). Écrasez-les donc au moment où elles semontrent, pendant qu’elles sont encore très-petites, sans cela elles grandiront, elles prendrontune vigueur considérable et vous écraseront vous-mêmes. Ne enim cupiditas nequam pravæ consuetudinisrobur accipiat, cum parvula est, allide illam. Si vouscraignez, dit le Saint, que ces passions, bien queréprimées ne puissent pas s’éteindrecomplètement, écrasez-les contre la pierre qui estJésus-Christ, c’est-à-dire réprimez-les par amourpour Jésus-Christ, et ainsi leur mort sera certaineet assurée. Sed times, ne elisa non moriantur. Adpetram allide ; petra autem erat Christus... In petraædificamini, si non vultis tolli aut a fluvio, aut a veniis,aut a pluvia. En réfléchissant sur ces paroles dusaint Docteur, on voit qu’il nous y enseigne lemoyen le plus sûr et le plus saint pour mortifiernos affections déréglées. Dès qu’il en éprouve les

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premiers assauts, l’homme élève son esprit vers ledivin Sauveur et s’efforce d’en sortir victorieuxpar amour pour lui. Seigneur, doit-il lui dire, je neveux pas donner mon consentement à cet accèsde colère, je ne veux point prononcer cette paroleoffensante, je ne veux pas me livrer à cet acte devengeance ; ce coup-d’œil, je ne veux pas me lepermettre ; sur cette pensée, je ne veux pas arrêtermon imagination, par amour pour vous. On nesaurait croire combien ces élévations affectueusesvers Dieu impriment à l’âme une salutaire énergie,combien elle y puise du courage pour réprimer lesmouvements impétueux de quelque passionmauvaise. Et puis les victoires qui en résultent,comme dit le saint Docteur, ont beaucoup plusde stabilité, de constance et de mérite.

240. – Je goûte singulièrement la comparaisonque fait saint Éphrem pour exprimer la sollicitudeavec laquelle toute âme doit s’empresser deréprimer les premiers mouvements des passionsaussitôt qu’elles se révoltent. Quand une plaieencore très peu dangereuse commence à seformer sur quelque partie du corps, si l’on neprend pas soin d’en procurer la guérison, cetteplaie s’étend peu à peu et devient un ulcèredégoûtant ; puis si on néglige de le nettoyer duvirus qui s’y accumule, cet [199] ulcère secorrompt, se gangrène et finit par envahir le corpsentier. Il n’en est pas autrement, si on n’arrête pasles premières émotions d’une passion déréglée, et

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si on ne la subjugue point par une -prompterésistance, elle s’étend, se dilate au point de,captiver l’âme tout entière et d’éteindre l’énergiede toutes ses facultés, et enfin l’âme deviententièrement infectée d’un ulcère presqueincurable de péchés. Nisi citius passiones, quæ in te.cernuntur, sustuleris, ulcus efficiunt ; nisique parvamputredinem curaveris, in infinitum excrescent, omnemquesubstantiam tuam corrumpent. (Serm : de perfect.Monach. tom. 2).

241. – Un moine, qui excellait dans l’art dediriger les âmes,. fit voir à ses disciples de leurspropres yeux et comme toucher de leurs mainscette importante vérité. Nous lisons ce trait dansun sermon de saint Dorothée (Serm. 11). Cevénérable vieillard conférait pieusement avec sesreligieux dans une forêt plantée de cyprès. Ilordonna à l’un de ses disciples d’arracher un deces arbres qui commençait à peine à sortir deterre, et celui-ci d’une seule main l’enleva avec laplus grande facilité. Le vieillard lui enjoignit d’enarracher un autre qui avait déjà poussé d’assezprofondes racines, et le disciple exécuta ce qui luiétait commandé, mais non pas sans quelquedifficulté. Le maître lui ordonna d’en arracher untroisième qui était déjà devenir un petit arbuste.Ici le disciple eut besoin d’employer les deuxmains et de faire usage de toutes ses forces pourl’arracher de la terre où d’assez profondes racinesle retenaient. Enfin, il-lui enjoignit de déraciner

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un. autre cyprès qui était parvenu à la grosseurd’un tronc assez fort. Mais ici tous ses effortsdevinrent inutiles, et il ne put pas en venir à bout.Alors le saint vieillard prit la parole et dit à toutel’assemblée : Voilà une véritable image de nos ;passions : Quand elles sont encore faibles et nefont qu’apparaître dans notre cœur, on les extirpeaisément avec un peu de vigilance et quelquemortification. Mais si on leur permet de prendrede l'accroissement, il faudra employer, bien plusd’efforts et de fatigues pour les vaincre. Mais si,n’employant aucune espèce de soin à les réprimer,nous leur laissons pousser de profondes racinesdans notre cœur, il n’y a pas de force humaine quisoit capable de les déraciner ; il y faut le bras tout-puissant de Dieu. Donc, mes chers enfants, alliditeparvulos ad petram, veillez sur les premiersmouvements désordonnés de votre âme, ;comprimez-les [200] promptement aussitôt qu’ilsse manifestent en y opposant des actes qui leursont contraires, si vous désirez de faire de grandsprogrès dans les voies du Seigneur.

242. – Notre propre expérience nous prouveà nos dépens combien ceci est fondé sur la vérité.Une mauvaise pensée vient-elle à naître dansl’esprit ? si nous la repoussons promptement, lemal cesse à l’instant même. Mais si l’on s’y arrêtequelque peu, cette pensée devient unecomplaisance, la complaisance se change en désir,et le désir se traduit par des œuvres criminelles en

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allumant les feux éternels qui doivent expier cesabominations. Saint Jacques nous en donne l’avis(Cap. 1, vers. 14). Unusquisque tentatur a concupiscentiasua abstractus, et illectus. Deinde concupiscentia, cumconceperit, parit peccatum : peccatum vero cumconsummatum fuerit, generat mortem. Le cœur se laisseenflammer d’une affection tendre et sensible pourune personne d’un sexe différent. Si l’on y résisteet si l’on s’éloigne de l’objet aimé, cette affectionfinit par s’éteindre et l’on peut ainsi obvier auxgrands maux qui en seraient le funeste résultat.Mais si l’on se complaît à nourrir ce sentimentqui, dès le principe, ne semblait pas du toutcoupable, il dégénérera bientôt en une affectionimpure, puis il en résultera une infernale intriguequi n’est propre qu’à précipiter deux victimesdans l’abîme de la perdition. Votre cœur se laissevivement impressionner par un accès de colère, àla suite d’un outrage que vous avez reçu. S’il enfait un sacrifice à Dieu, cette étincelle qui pouvaitallumer un grand incendie s’éclipse à l’instant etdisparait. Mais si vous vous laissez emporter parce mouvement de votre nature si fragile ; si vousvous mettez à peser les raisons, les motifs, lescirconstances qui aggravent l’injure reçue, cettecolère se changera en haine, la haine appellera lavengeance, et le tout se terminera par une inimitiéimplacable. Le démon inspire à une personne quisuit la voie de la perfection une pensée dedéfiance. Si elle a soin d’élever sur-le-champ son

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âme vers Dieu par un acte d’espérance envers sabonté infinie, le mortel ennemi du salut se retireplein de contusion. Mais si elle permet à cettepensée de pénétrer le fond de son âme, cettedéfiance se tourne en découragement ; celui-ciproduit une mélancolie qui abat, et cettemélancolie pourrait bien finir par Jeter l’âme dansun profond désespoir. Voilà comment nospassions naissent, s’enflamment, se fortifient etarrivent au point [201 d’anéantir toutes les vertus,si, dès le premier instant de leur apparition, onnéglige de les arrêter dans leur progrès par lamortification. Un auteur païen a fort bienexprimé ces vérités par ce distique latin :

Principiis obsta, sero medicina paraturCum mala per longas invaluere moras.

On peut le traduire ainsi :Dès le début du mal le remède est facile,Si l’on s’y prend trop tard il devient inutile.

243. – Sainte Monique pratiqua d’une manièreadmirable cette vigilance sur les premiersmouvements des passions, et elle parvint par cemoyen à les surmonter de manière à s’en rendremaîtresse absolue. Son illustre fils, saint Augustin,dit de sa mère qu’elle avait eu pour mari unhomme doué d’un caractère ardent qui, malgrél’amour dont il était animé à son égard, se laissaitquelquefois emporter par son naturel irascible, selivrait à des colères violentes contre son épouse,lui adressait de très-vifs reproches et même

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l’outrageait par des paroles injurieuses. Monique,dont le cœur n’était pas certainement insensible,devait sans nul doute éprouver en elle desémotions qui tiennent à la nature humaine en sevoyant si rudement traitée par son époux.Néanmoins, au milieu de ces pénibles épreuves,elle se possédait pour ne pas laisser la moindreliberté à ces mouvements d’irritation, attentivequ’elle était à en surveiller les premierssymptômes. Aussi saint Augustin nous assureque, dans ces circonstances, sa mère gardait lesilence et ne laissait sortir de sa bouche lemoindre mot. Noverat non resistere irato viro, nontantum facto, sed ne verbo quidem. (Confess. lib. IX).Mais quand les premiers feux de la colère de sonépoux s’étaient apaisés et que son âme étaitrentrée dans le calme, Monique lui adressait avecdouceur quelques avis sur les emportementsauxquels il s’était livré. Il s’ensuivait que lorsquedans la ville de Carthage ou racontait les rixessurvenues à d’autres femmes avec leurs maris etdont la figure portait encore les traces, quoiqueleurs époux fussent d’un caractère moins brutal,on n’entendait jamais dire un seul mot sur lamoindre altercation qui se fût élevée entreMonique et son époux. Figurons-nousmaintenant que sainte Monique n’aurait [202] passu réprimer ces premiers mouvementsd’exaspération, que les mauvais traitements deson mari devaient faire bouillonner dans son

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cœur, et qu’elle aurait lâché la bride à cettepremière fougue par quelque vivacité ou parquelque parole piquante, qui ne voit qu'il se seraitélevé entre les deux époux un furieux débat ? Etpuis encore elle aurait porté sur son visage, demême que les autres femmes, les honteusescicatrices de ces déplorables luttes. Bien aucontraire, en maîtrisant les premiers élans de sapassion, et en ne permettant pas le moindre mot àsa bouche, pour satisfaire son ressentiment, ellesut parvenir à la conquête de cette vertu, d’autantplus héroïque qu'elle est plus difficile à pratiquerchez les femmes ; car elle consiste à maintenir,avec un mari violent, une concorde inaltérable,une paix parfaite, une charité à toute épreuve. Telest l’exemple que doit imiter quiconque estdéterminé à maîtriser ses passions mauvaises etqui désire d’en être le glorieux vainqueur.

CHAPITRE IV. ON Y INDIQUE D’AUTRES RÈGLES POUR ARRIVER À MODÉRER SES PASSIONS.

244. – Militia est vita hominis super terram. (Job,cap. 7, vers. 1). Notre vie est une guerre incessante.Le champ de bataille est dans nous, et nous avonsà combattre autant d’ennemis qu’il y a de passionsdans notre cœur. Mais ce qui rend ce combat plusredoutable c’est quand nous ne pouvons ignorerque nos ennemis sont immortels. Quoiquefrappés, percés, terrassés de mille coups, ils se

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relèvent continuellement pour tâcher de nousperdre. Donc pour ne pas nous laisser dominerpar la nonchalance, la lenteur et l’apathie, dansune guerre si obstinée, nous devons imprimertrès-profondément dans notre. cœur cettemaxime spirituelle : Que notre combat doit durerautant que notre vie et qu’il nous faut sansrelâche-tenir tête à ces passions en état perpétuelde rébellion. Je ne veux pas dire que, nosaffections dépravées ne restent enfin vaincues etterrassées au bout d’un long exercice derenoncement à nous-mêmes Mais cela ne signifiepas non plus que ces passions ne pourront [203]plus s’agiter dans notre cœur, après que nous lesaurons abattues, comme nous l’avons déjà dit etcomme le déclare saint Bernard en ces termes siexpressifs. Credite mihi, et putata repullulant, eteffugata redeunt, et reaccenduntur extincta, et sopita denuoexcitantur. (In Cant. Serm., 58), Croyez-moi, meschers frères, dit le Saint, les passions extirpéesrepullulent, expulsées elles reviennent, éteinteselles se rallument, endormies elles se réveillent.Quand on dit que les passions sont mortifiées,cela signifie qu’elles sont affaiblies, qu’elles ontperdu leur nerf, qu’elles sont calmées, c’est-à-direqu’elles ont des mouvements plus rares, pluslents, que leurs agitations sont plus légères, moinsviolentes, moins inquiétantes, ce qui fait que lapersonne spirituelle les surmonte plus facilementet plus promptement. Le combat n’en est pas

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moins persistant, car l’ennemi ne saurait cesser devivre. Il faut se tenir sans relâche les armes à lamain, tout prêt à renverser tantôt une affectionperverse, tantôt un appétit grossier qui lève la têteet se met en état de révolte audacieuse contre laraison.

245. – Saint Grégoire, en commentant cesparoles du saint homme Job : Et bestiæ terræpacificæ erunt, dit que par ces bêtes de la terre il fautentendre les passions, parce qu’en se soulevantpar leurs agitations contre la raison, on peut direqu’elles excitent au-dedans de nous et contrenous des mouvements qui appartiennent à lanature bestiale. Possunt per terræ bestias motus carnisintelligi, qui dum mentem nostram irrationabilia suadendolacessunt, contra nos bestialiter insurgunt. (Moral., lib. VI,cap. 16). Et qui jamais, ajoute-t-il, a pu, en vivantdans la chair, se flatter d’avoir domptécomplètement ces bêtes féroces, si l’Apôtre desnations lui-même, quoique ravi en extase jusqu’autroisième ciel, entendait rugir au-dedans de lui cesanimaux acharnés ? Quis enim adhuc in haccorruptibili carne subsistens, has terræ bestias planeedomat, cum ille ad tertium cœlum raptus egregiusprædicator dicit : Video aliam legem in membris meisrepugnantem legi mentis meæ, et captivum me ducentem inlege peccati, quæ est in membris meis ? Puis le mêmesaint Docteur, pour encourager les âmesvertueuses, expose cette doctrine sainte etsalutaire, en disant que autre chose est d’entendre

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frémir autour de soi ces passions brutales, et autrechose d’en subir les morsures. Les personnes sansmœurs et [204] immortifiées, non-seulemententendent les rugissements de ces férocesanimaux, mais elles en sont cruellement déchiréespar les morsures des péchés qu’elles commettenten les laissant approcher. Au contraire, lespersonnes mortifiées les enferment derrière lesbarrières de leur assidue continence, et ne leurpermettent pas de venir auprès d’elles pour ensouffrir les morsures. Sed aliud est, has bestias incampo operis sævientes aspicere, aliud intra cordis caveamfrequenter tenere. Redactæ namque intra claustracontinentiæ, etsi adhuc tentando rugiunt, usque admorsum tamen, ut diximus, actionis illicitæ non excedunt.On doit conclure de ce qui précède que, pendanttout le temps de notre vie mortelle, nous devonsexercer une vigilance assidue sur nous-mêmes,comme si nous vivions dans un parc peupléd’animaux carnassiers, et avoir toujours à la main,pour ainsi dire, la bride de la continence, et leglaive de la mortification pour résister tantôt à unde ces animaux, tantôt à l’autre, puisqu’ils sonttoujours prêts à s’élancer contre nous pour nousmordre.

246. – Nous lisons dans les vies des Pères dudésert, qu’un certain moine, qui vivait solitaire aufond d’une forêt, alla trouver l’abbé Théodorepour se plaindre de ce qu’il éprouvait desagitations intérieures et des mouvements de

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révolte de ses passions. La première fois, l’abbélui fit cette réponse : Puisque vous ne trouvez pasle repos dans cette solitude, allez-vous-en dansquelque monastère pour y vivre avec d’antresmoines et vous y soumettre à la conduite dusupérieur. Ce moine se conforma à l’avis deThéodore et passa quelque temps en compagniede ces religieux. Mais il revint ensuite auprès del’abbé, en lui faisant de nouvelles plaintes et luidisant que, même dans ce monastère, il avaitencore éprouvé des agitations comme autrefois,et qu’il ne pouvait point parvenir, au sein de cemonastère, à trouver le calme après lequel ilsoupirait. Alors l’abbé Théodore lui adrecsa cesquestions : Dites-moi un peu, mon cher frère,depuis combien de temps avez-vous embrassél’état monastique ? Le moine répondit : Depuishuit ans. – Apprenez, lui dit l’abbé, que quant àmoi il y a soixante ans que je professe la viemonastique, et que, pendant un si long espaced’années, je n’ai jamais pu jouir d’un seul jour decalme parfait, mais que j’ai toujours éprouvé lemouvement de quelque passion. C’est ainsi quel’abbé Théodore fit entendre à ce moine [205] quedans cette misérable vie un serviteur de Dieu doitse tenir toujours prêt à combattre contre lesrévoltes de la concupiscence, et que, malgré lesmortifications qu'il s'impose avec une saintegénérosité, le combat peut bien devenir moinsacharné et la victoire plus facile ; mais qu’avec de

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pareils ennemis, il n'est pas possible d'obtenir unepaix durable.

247. – Afin que cette mortification despassions soit plus facile, et que l'on puisse lesvaincre d’une manière sûre, on pourra suivre lesrègles que nous allons tracer. Il s’agit de donner lechange à ces passions en leur donnant pour objettoute autre chose ; ainsi, par exemple, si le cœurs'était jusqu'à ce moment passionné pour leschoses viles et basses de la terre, on dirigera sesaffections sur les objets célestes et les douceursde la piété. En s'y prenant de la sorte, si l’on nepeut pas extirper du cœur les passions, on lessanctifiera et on fera que ce qui était un obstacle àl’avancement dans la perfection, devienne aucontraire un moyen efficace pour y arriver. Si l’onveut en venir à la pratique de ces règles, voicicomment il faut procéder : On tourne vers Dieula passion qui nous fait bassement aimer quelqueobjet d'ici-bas, et voilà tout de suite cet amour deschoses vicieuses et imparfaites, tel qu'on en étaitpossédé tout à l'heure, qui se change en amourpour Dieu. Si l’espérance que l'on fonde sur lespossessions terrestres prend pour objet les biensdu ciel, si la crainte que l'on a des maux de cettevie devient celle des maux éternels, voilà lesespérances vaines qui deviennent célestes, voilàles craintes nuisibles changées en craintessalutaires. Les plaisirs que l'on recherchait dansles misérables jouissances d'ici-bas sont-ils

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remplacés par ceux que l’on goûte à s’entreteniravec Dieu ? par ceux que l'on éprouve dansl'exercice de la vertu et de la piété ? Voilà que cesplaisirs, de vicieux qu’ils étaient ou dangereuxpour le salut, deviennent de saintes délices. C'estbien là, sans nul doute, le moyen le plus facile etle moins pénible pour dompter les passionsdésordonnées de nos âmes, en leur offrant unnouvel aliment et en renversant l'ordre desaffections. C’est en même temps le moyen dontles succès sont les plus durables, et l’on remplitainsi le cœur de passions honnêtes, d'affectionssaintes qui produisent les fruits les plus excellents.D’ailleurs, si l’on prétend extirper les passionsmauvaises uniquement par la guerre qu’on leur ;fait, sans leur substituer d'autres affections, c’estagir trop [206] brusquement, et cela ne sauraitavoir une longue durée ; car, comme dit saintAugustin, le cœur de l’homme ne sauraitlongtemps se passer d’une affection quelconque,et il est forcé de rechercher un plaisir plus oumoins sensible dans les créatures ou dans leCréateur, dans les objets périssables ou dans lesbiens éternels : Aut infimis delectatur, aut summis.Toute cette doctrine est puisée dans Cassien. Nonpossunt desideria præsentium rerum reprimi, vel avelli,nisi pro istis affectibus noxiis, quos cupimus amputare,alii salutares fuerint intromissi. Nullatenus enim valetvivacitas mentis, absque alicujus desiderii, vel timoris, velgaudii, vel mœroris affectione subsistere, nisi hæc eadem in

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bonam partem fuerint immutata. Et idcirco si carnalesconcupiscentias de cordibus nostris desideramus extrudere,spirituales earum locis plantemus protinus voluptates, uthis noster animus semper innexus, et habeat quibus jugiterimmoretur, et illecebras præsentium et temporaliumrespuat gaudiorum. (Collect. 12, cap. 5).

248. – Afin, cependant, que notreconcupiscence n’ait plus à fomenter nos passionspour les choses de la terre, et que notre cœurs’occupe exclusivement des choses surnaturelleset divines qui sont étrangères aux sens, il estnécessaire de vaquer fréquemment à le méditationsur les biens éternels, de lire des livres pieux, des’entretenir souvent avec Dieu par la prière, de semettre souvent, pendant le jour, en présence deDieu, de s’entretenir fréquemment des choses quiont rapport à la dévotion ; parce que, malgré lasphère élevée qu’occupent ces objets surhumainspar rapport à nos sens, néanmoins, si on yapplique son esprit, si l’on en nourrit sonimagination, ils font une douce impression surnotre cœur ; et alors l’appétit sensitif dirigefacilement vers eux ses affections et finit parsavourer de plus suaves délices dans ces objets,qu’il n’en avait jamais pu goûter dans les chosesviles et méprisables d’ici-bas. Ainsi, pourvu queDieu vienne en aide par une grâce toute spéciale,les passions, par une voie de ce genre, arriventnon pas à une extinction totale, puisque cela n’estpas possible, comme nous l’avons déjà dit, mais à

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un assoupissement tel, que peu à peu on finit parn’en-, ressentir les atteintes que rarement ou avecpeu de violence. Cet état a été celui de plusieursSaints qui semblaient devenus entièrementinsensibles aux objets de la terre.

240. – Césaire raconte (Miracul., lib. X, cap. 6)qu’un moine [207] de l’ordre de Citeaux étaitparvenu à un si haut degré de sainteté, que par leseul attouchement de ses habits, il s’opéraitsouvent de grands miracles. L’abbé du monastère,considérant que la conduite de ce moine n’avaitrien qui la distinguât de celle de ses autres frères,était dans un grand étonnement en lui voyantopérer de si nombreux prodiges par la vertupuissante dont Dieu le gratifiait. Un jour donc,l’abbé prit ce moine à part et lui dit : Mon cherfils, dites-moi un peu quelle est la cause desmiracles que vous opérez ? – Mon révérend abbé,reprit le moine, je n’en sais rien, car je ne Jeûnepas plus que mes frères, je ne fais pas de pluslongues prières et de veilles que n’en prescrit larègle du monastère. Ce que je sais bien, et je vaisvous le découvrir comme à mon supérieur, c’estqu’aucune prospérité ne m’enorgueillit etqu’aucune adversité ne m’abat. Si l’on ne fait pascas de moi, je ne m’en émeus pas ; si l’on meloue, cela ne m’enfle pas ; si je suis dansl’abondance, j’en rends grâces à Dieu ; si je metrouve dans l’indigence, j’en remercie encoreDieu ; si je suis malade, je ne m’attriste pas ; si je

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jouis de la santé, je ne m’abandonne pas à la joie.Après avoir entendu ces paroles, l’abbé dit à cemoine : Mais quand tout récemment les soldatsont porté le fer et la flamme dans notre contrée,n’avez-vous pas été troublé ? – Mon père,répondit-il, nullement ; j’en ai fait un abandoncomplet à la volonté de Dieu. L’abbé compritalors que la sainteté de ce religieux ne consistaitpas dans des actes extérieurs qui le distinguassententièrement des autres moines, et que, pour cetteraison, la sainteté de sa conduite ne se manifestaitpas aux yeux des autres, mais qu’elle consistaitdans une mortification parfaite de ses passions, etqu’il l’avait acquise par un ardent amour enversDieu qui la lui avait profondément imprimée dansle cœur. Voilà donc le moyen le plus facile et toutà la fois le plus efficace pour modérer ou plutôtpour redresser les affections désordonnées denotre âme, auxquelles nous donnons le nom depassions, et pour les changer en affections saintes,en les appliquant à des sujets de sanctification.Mais il est surtout très-important de dirigerexclusivement vers Dieu la passion de l’amour,parce que, comme elle est la première de toutesnos affections et qu’elle règle toutes les autres, sielle est sanctifiée, elle sanctifiera aussi toutes lesautres passions dont les mouvements sont sousson impulsion, comme nous venons de voir quele pratiquait le moine qui avait le don desmiracles. [208]

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CHAPITRE V. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU

DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

250. – PREMIER AVERTISSEMENT. Ledirecteur qui a longtemps exercé le saint ministèrea dû observer que beaucoup d'âmes aspirent à laperfection chrétienne, mais que très-peu de cesâmes parviennent à une perfection mêmemédiocre. Il n'y a, jour expliquer ceci, d'autremoyen que celui de réfléchir combien sont raresles personnes qui s’occupent sérieusement de leurmortification intérieure et du soin de maîtriserleurs passions. Il se sera bien aperçu que les unsfont consister toute leur perfection dans lesjeûnes, les autres dans les prières vocales, d’autresà rester longtemps à l’église, ceux-ci à communiersouvent, ceux-là à se donner la discipline ouporter le cilice, afin d’affliger leur chair. Mais il enest un très-petit nombre qui s’occupent tout debon de vaincre certaines affections de leur âme,certains mouvements de colère auxquels ils selivrent ; très-peu de ces chrétiens qui s’appliquentà surmonter des sentiments d’antipathie et derancune pour le prochain dont ils ont reçuquelque offense ; très-peu qui s’efforcent derester insensibles à des injures, des médisances,des contrariétés qui les blessent au vif ; très-peuqui travaillent à se détacher des biens du mondeou de certaines personnes qui ont toute leuraffection ; qui mettent leur soin à subjuguer leurpropre volonté, à sacrifier leur jugement à celui

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du prochain, à se conformer pleinement à lavolonté de Dieu dans les fâcheux accidents quileur surviennent, et autres choses de mêmenature. C’est là, bien certainement, la raison pourlaquelle très-peu de personnes avancent dans lavie spirituelle, quoiqu’un grand nombre d’ellesaspirent à la perfection.

251. – Je suis bien éloigné de jeter quelquedéfaveur sur les oraisons, les méditations, lafréquentation des sacrements, les jeûnes, lesmacérations, et le directeur a vu combien, jusqu’àce moment, j’ai recommandé la pratique de cesdivers exercices. Mais je dis que pour rendre utilesces exercices pieux et pour en obtenir commerésultat la perfection chrétienne, ils doivent avoirpour but principal la mortification des passions,puisque [209] ce sont les moyens les plus propresà nous faire arriver à la perfection ; mais le plusexcellent de tous ces moyens consiste dans lamortification des appétits sensuels, car c’est lemoyen immédiat et prochain. En effet, c’est parlui que l’on acquiert les vertus morales quiouvrent la porte du cœur pour y faire entrerl’amour divin. Si donc la personne pieuse est dansl’usage de méditer, le directeur fera en sortequ’elle dirige ses méditations vers le grand but,qui est l’extirpation de ses inclinationsimparfaites, en y faisant de fermes propos de lesmortifier et de les abattre. Si cette personne a lasainte habitude de vaquer aux prières vocales, elle

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devra demander continuellement à Dieu lavictoire de ses passions dominantes. Si ellefréquente les sacrements, le directeur luiconseillera d’en appliquer le fruit à l’intentiond’obtenir des grâces abondantes pour dompterquelque vicieux penchant. Si elle s’adonne à lapratique du jeûne ou des pénitences afflictives, ledirecteur lui suggérera de s’y proposer desoumettre par ce moyen son corps avec sespassions désordonnées à l’esprit. En un mot, iltâchera de convaincre toutes ces personnes queleurs exercices pieux, quels qu’ils soient, sont desmoyens pour acquérir les vertus, qui sont ladisposition prochaine et immédiate à la perfectiondu saint amour. Il doit leur faire entendre souventces paroles pleines de sagesse, qui contiennenttout le suc de la solide piété : Tantum profeceris,quantum tibi ipsi vim intuleris. En agissant de touteautre manière, on se fatigue beaucoup et onavance peu. Si le directeur découvre ensuite queson pénitent a beaucoup d’inclination pour lesprières d’une longueur exorbitante et pour lesmacérations indiscrètes, il lui en fixera unemesure convenable et il fui dira d’y suppléer en semortifiant intérieurement, en se vainquant lui-même sur tel ou tel penchant auquel il verra quecette personne se montre trop docile, et ill’assurera que ce sacrifice est plus agréable à Dieu.C’est ainsi que le retranchement d’un exercice de

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vertu trouvera une compensation avantageusedans son remplacement par un autre.

252. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Si ledirecteur voit que son disciple manifeste unegrande ferveur dans la pratique de la vertu et ungrand désir d’avancer dans la voie de laperfection, il l’aidera pour ses mortificationsintérieures. Qu’il observe attentivement quelle estla passion qui règne dans lui et qu’il emploie sapieuse habileté à la lui faire mortifier. Si, par [210]exemple, il découvre que son disciple est porté àl’orgueil, qu’il saisisse les occasions de l’enreprendre, qu’il ne lui témoigne aucune estimeparticulière, qu’il lui impose le devoir de s’exercerdans les choses basses et viles, parce quel’humiliation du corps amène avec elle l’humilitédu cœur. S’il voit dans son disciple un amourpour une vie peu assujettissante, pour lesconversations, pour les divertissements, il luiimposera la retraite autant qu’il sera possible. Surtoutes choses le directeur s’attachera à contre-carrer la volonté de son disciple dans tout ce dontil verra qu’il fait le plus grand cas, fût-ce même unexercice spirituel et saint ; car, en effet, il n’estrien de plus saint et de plus méritoire quel’abnégation de soi-même et le renoncement à sapropre volonté.

253. – Tels lurent les moyens saintementindustrieux par lesquels le grand saint Antoineconduisit en peu de temps son disciple saint Paul-

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le-Simple au plus haut degré de la perfection. (Invitis PP. in vita sancti Pauli Simpl.). Ce Saint qui avaitété marié, ayant surpris en adultère son épouse,ne lui dit pas un mot, mais il s’enfuit dans lasolitude, errant dans le désert. Pendant qu’ilmenait cette vie vagabonde, il rencontrafortuitement l’abbé saint Antoine. Poussé par uneinspiration divine, il se jeta aussitôt à ses pieds etle pria de le mettre au nombre de ses disciples.Sous la conduite de ce grand Saint, il parvint enpeu d’années à une si éminente perfection qu’ilopérait plus de miracles et même des prodigesplus éclatants que son maître lui-même. C’est cequi fit que saint Antoine craignant que lamultitude des personnes qui recouraient à lui necausât quelque obstacle à ses pratiquescontemplatives, lui conseilla de se retirer dans lesparties les plus écartées de ce désert et dontl’accès présentait le plus de difficultés. Mais dequel art pensez-vous qu’usa ce grand patriarchedes moines pour conduire son disciple à cettehaute sainteté ? Il n’en employa pas d’autre quecelui d’une incessante mortification dansl’exercice de laquelle il le maintenaitconstamment. Quelquefois il lui disait : Tenez-vous à genoux en vaquant à la prière sur le seuilde la porte de ma cellule, jusqu’à ce que j’en sorte.Et puis fermant sa porte, il se tenait enfermé toutun jour et toute une nuit, et pendant ce temps-làsaint Antoine l’épiant par une fente de la porte

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pour voir ce qu’il ferait, il le voyait toujoursimmobile, dans l’attitude de la prière. D’autresfois, il lui [211] commandait de tirer de l’eau dupuits et de la verser sur le terrain, et il l’occupaittoute la journée à ce travail inutile. En d'autrescirconstances, il lui ordonnait de confectionnerdes corbeilles, et quand l’ouvrage était fini et avaitreçu tout le perfectionnement convenable, il le luiméprisait en lui faisant des reproches de ce qu’ilétait mal exécuté, puis il lui enjoignait de ledéfaire et de le recommencer. Enfin saint Antoineordonnait à son disciple cent autres chosesrépugnantes à la nature et même à la raison. Enmortifiant ainsi de mille manières la volonté deson disciple et en la rompant par de multiplescontradictions, saint Antoine fit de Paul un desplus grands Saints du désert. Un directeurexpérimenté peut en faire autant s’il sait mortifierhabilement et en temps opportun les inclinationsnaturelles de son disciple. Il faut pourtantobserver que ces mortifications doivent être enrapport avec les forces spirituelles du pénitent,afin qu’elles n’aillent pas au-delà de ce que peutpratiquer un pénitent dans la position où il setrouve. Sans cela, au lieu de provoquer dans cepénitent l’exercice de la vertu, on s’exposerait aupéril de le faire succomber sous ces épreuves troppénibles.

254. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur ne doit pas encore être satisfait quand la

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personne spirituelle a victorieusement combattuses inclinations vicieuses, mais il doit aussi faireen sorte qu’elle fasse la guerre à des penchantspour des choses licites, mais qui ne sont pasnécessaires. Saint Grégoire nous dit, que c’est lepropre des serviteurs de Dieu, de s’abstenirtoujours des choses illicites et souvent de cellesqui sont permises. Habent quippe sancti viri hocproprium, ut semper ab illicitis longe sint ; a se plerumqueetiam licita abscindant. (Dial. 4, cap. 11). En seprivant souvent des plaisirs honnêtes on estassuré de ne s’en point accorder qui soient uneoccasion de péché ou d’imperfection, et quipuissent nous faire courir un danger, parce queces mortifications surérogatoires ayant pour effetd’abattre l’amour-propre, cet amour n’a plus lahardiesse d’exiger ce qui n’est pas permis. Enoutre, Dieu se montre plus généreux envers uneâme qu’il voit, pour ainsi dire, aussi généreuseenvers lui lorsque pour son amour elle se privedes choses où elle pourrait licitement secomplaire. C’est pourquoi le Seigneur verse danscette âme une surabondance de grâces, de faveurssurnaturelles et divines. [212]

255. – Dans l’oraison funèbre que fit saintAmbroise sur la mort de l’empereur Valentinien,cet illustre prélat rapporte plusieurs traits demortifications de ce genre que pratiqua ce grandprince. Valentinien prenait beaucoup de plaisiraux jeux du Cirque et cependant il s’abstenait d’y

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assister, même le jour anniversaire de sanaissance. Ferebatur ludis Circensibus delectari : sicillud abstersit ut ne solemnibus quidem principumnatalibus, vel imperialis honoris gratia, Circenses putaretesse celebrandos. Il ne se plaisait pas moins à lachasse et aux jeux où l’on poursuivait les bêtesfauves emprisonnées dans un parc. Il s’abstint deprendre cette honnête récréation en faisant tueren une seule fois tous ces animaux. Aiebant aliquiferarum cum venationibus occupari, atque ab actibuspublicis intentionem ejus absolvi. Omnes feras unomomento jussit interfici. Les méchants, ne pouvanttrouver rien à censurer dans sa conduite très-régulière, l’accusaient de devancer avec trop desensualité l’heure ordinaire des repas. Il sedétermina non-seulement à s’abstenir de cela,mais il se mit à jeûner souvent, et même lorsqu’ildonnait selon l’usage de splendides repas pour nepas manquer aux exigences de la civilité dont sadignité impériale lui faisait une loi, il se levait parun acte héroïque de mortification de cette tablecouverte de mets exquis sans avoir goûté aucunenourriture. Jactabant invidi quod præmature prandiumpeteret. Cœpit ita frequentare jejunium ut plerumqueimpransus convivium solemne suis comitibus exhiberet, etquo religioni sacræ satisfaceret, et principis humanitati.On lui apprit qu’à Rome de jeunes gens seperdaient honteusement par la fréquentationd’une certaine actrice. Valentinien ordonna qu’onl’amenât au palais, mais il ne daigna pas jeter sur

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elle un seul regard ; d’abord pour mortifier sacuriosité ; et ensuite pour apprendre aux jeunesimprudents combien ils devaient se préserver del’amour de ces personnes sans mœurs. Mais cequi est encore plus admirable, c’est qu’il agit de lasorte durant sa jeunesse quand il ne s’était pointencore marié, et que son cœur était encore pleinement libre de tout lien conjugal. Scenicæ cujusdamforma ac decore deperire Romæ adolescentes nobilesnuntiabatur. Jussit eam ad comitatum venire : deductamautem nunquam aut spectavit, aut vidit. Postea redirepræcepit, ut et omnes cognoscerent irritum ejus non essemandatum, et adolescentes doceret ab amore mulieristemperare, quam ipse, qui potuit habere in [213]potestate, despexerat. Et hæc fecit, cum adhuc non haberetuxorem (In obitu Valent.).

256. – On raconte de pareils actes demortification par l’abstinence des plaisirs permis,dont plusieurs personnes, illustres par leurnaissance et leurs vertus, ont donné l’exemple.On rapporte au sujet de saint François de Borgia,que, prenant le divertissement de la chasse encompagnie du duc de Gandie, au moment où lefaucon fondait sur la proie et l’étreignait de sesgriffes, il baissait les yeux et se privait de cettedélectation, qui était le plus grand et mêmel’unique plaisir de cette chasse. On raconte ausside saint Louis de Gonzague, que, forcé d’assisteraux spectacles publics quand il était marquis deCastiglione ou de Châtillon, il n’ouvrait pas même

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les yeux pour regarder ces objets enchanteurs, etchangeait en mortification ce temps qui semblaitdevoir être consacré au plaisir. Mais David donnaun exemple encore plus grand de mortification,un jour qu’il était tourmenté d’une soif ardente.Dévoré par l’ardeur de cette soif, il ne puts’empêcher de manifester vivement le désir de serafraîchir, en considérant la limpidité de l’eau quecontenait la citerne de Bethléem : Oh si quis mihidaret potum aquæ de cisterna quæ est in Bethleem ! (2,Reg., cap. 23, 15). En entendant ces paroles, troischefs de l’armée pénétrèrent dans lesretranchements des Philistins, et, se frayant unpassage au milieu des ennemis, l’épée à la main, ilsremplirent d’eau un casque et la portèrent au roi.À la vue de cette liqueur fraîche et limpide, la soifdu prince devait s’irriter encore davantage dansses entrailles. Mais il en fit à Dieu un sacrifice, etne voulut pas en boire une seule goutte. At illenoluit bibere, sed libavit eam Domino. Le directeurpourra, par de tels exemples, inviter ses pénitentsà s’abstenir des plaisirs permis en pratiquant desmortifications analogues. Quelqu’un de sespénitents voudrait regarder soigneusement unobjet curieux, libet eam Domino, qu’il en fasse àDieu le sacrifice, et qu’il n’y jette pas les yeux.Aimerait-on à lâcher un mot piquant, une parolefacétieuse qu’on éprouve la démangeaison delancer ? libet eam Domino, qu’on en fasse auSeigneur le sacrifice et qu’on garde le silence.

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Voudrait-on se livrer à quelque agréabledistraction pour laquelle on éprouve unesympathie particulière ? libet eam Domino, qu’onoffre à Dieu le sacrifice de ce plaisir en s’enprivant. J’en dis de même d’une foule d’autrescirconstances de ce genre qui se rencontrent [214]dans le courant de la journée. Si le directeurparvient à faire pratiquer par son pénitent cesdivers genres de mortifications, il le verra s’éleverrapidement au plus haut sommet de laperfection ; parce qu’à mesure que l’amour-propre diminue et s’affaiblit par ces privationsspontanées et surérogatoires, l’amour de Dieureçoit de l’accroissement. Diminutio cupiditatis,augmentum caritatis, perfecta caritas, nulla cupiditas.

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ARTICLE VII.

Obstacles qu’oppose à la perfection chrétienne l’amour desbiens et des richesses.

CHAPITRE I. ON Y EXPOSE LES RAISONS POUR LESQUELLES L’AMOUR DES BIENS ET DES RICHESSES MET UN OBSTACLE À LA PERFECTION CHRÉTIENNE.

257. – La haute citadelle de la perfectionchrétienne est placée dans l’intérieur de notreâme. Pour s’élever à cette hauteur où l’on serapproche de Dieu, où l’on parvient à s’unirétroitement avec lui, il faut vaincre bien desobstacles qui nous en rendent l’accès difficile : lesuns sont au dedans de nous, puisqu’ils naissentdes sens extérieurs et des sentiments intérieurs,c’est pourquoi on peut leur donner le nomd’obstacles internes ; les autres sont au dehors denous, car ils proviennent des richesses, deshonneurs et des autres objets qui nous flattent eton peut les appeler obstacles externes. Or,contrairement à ce que font les généraux d’arméequi, voulant s’emparer d’une haute et fortecitadelle, commencent par se débarrasser desobstacles que leur opposent les fortificationsextérieures, et puis ils s’occupent de renverser lesobstacles plus considérables qu’ils trouvent dansles fortifications intérieures ; contrairement àcette tactique, dis-je, nous avons débuté par laruine des obstacles intérieurs des sens qui

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s’opposent à la conquête d’une haute perfection.Nous aurons, en ce moment, à aplanir la route, enruinant de fond en comble les obstacles extérieursqui nous [215] empêcheraient de gravir le sommetauquel nous aspirons. J’espère, néanmoins, qu'enprocédant de cette manière nous parviendrons,nous aussi, à remplir le but que nous noussommes proposé. Dans le présent article nousparlerons de l'obstacle qu’éprouve notre œuvre deperfection dans l'amour des biens et des richesses,puis nous aurons à nous occuper de celui quiprovient de l'amour des honneurs et des autresobjets séduisants de ce monde. Ce sera le sujettraité dans les articles subséquents.

258. – Saint Augustin décide ce point en peude mots : Venenum caritatis est spes adipiscendorum,aut retinendorum temporalium. (Lib. LXXXIII,Quæstionum, quæst. 36). Il dit que le désir d'acquériret de conserver les biens de la fortune est lepoison de la charité et, par une suite nécessaire, laruine de la perfection. En effet, quand la charités'est éteinte par ce mortel poison, tout l’édificespirituel ne peut plus subsister sur ses bases. Cecipourrait suffire pour faire comprendre combienest contraire à la perfection chrétienne cet amoureffréné des biens de la terre. Mais, pour que lelecteur en reste complètement persuadé, je veuxlui faire voir les raisons pour lesquellesl’attachement aux richesses fait une si terribleguerre à la charité et à toutes les autres vertus qui,

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semblables à de fidèles suivantes, forment soncortège et l'accompagnent comme leur reine.

259. – Saint Bernard nous fournit troispreuves de cette vérité : La première est quel'amour des biens et des richesses entraîne aveclui beaucoup de fatigues à subir et beaucoup desollicitude à prendre pour s'en procurerl’acquisition ; la seconde est que cet amour faitnaître une grande crainte de les perdre ; latroisième, enfin, est que la perte de ces avantagestemporels cause une douleur profonde. Ce sont làautant de passions qui jettent dans le trouble,dans l’affliction, dans une inquiétude de tous lesinstants, ce qui fait qu'elles ne peuvent point fairealliance avec la pratique des vertus et la recherchede la perfection. Divitiarum amor insatiabilis, longeamplius desiderio torquet animam quam refrigerat usu ;utpote quarum acquisitio quidem laboris, possessio verotimoris, amissio plena doloris invenitur. (Serm. deConversion. ad Clericos, cap. 12). C'est bien à cela queveut faire allusion notre divin Sauveur, lorsqu'ilnous dit que les richesses sont des épines quiétouffent [216] tout bon sentiment qui voudraitsurgir au fond de notre cœur. Et exortæ spinæsuffocaverunt illud. Spince sunt, reprend saintGrégoire [Homil. 15, in Evang.), quæ cogitationumsuarum punctionibus mentem lacerant, et quasi inflictovulnere cruentant. Les richesses, nous dit-il, sont lesépines qui, par les sollicitudes poignantes qu’ellesfont naître, causent à notre cœur de douloureuses

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piqûres et lui font de mortelles blessures. Dans unautre endroit le saint Docteur, expliquant cesmêmes paroles de notre Seigneur, énumère cestrois espèces de piqûres dont saint Bernard nousdit que les richesses blessent nos cœurs, leséloignent de Dieu et de l’exercice de la vertu.Divitiæ veluti spinæ animum hominis timoribus,sollicitudinibus, angoribus pungunt, vexant, cruentant.(Moral., lib. II, cap. 17). Les richesses, dit-il,semblables à des épines aiguës, torturent jusqu’ausang nos âmes par les fatigues que l’on endurepour les acquérir, par les craintes qu’on a de lesperdre, par les peines et les amères angoisses quel’on éprouve lorsqu’on s’en voit dépouillé.

260. – Et en effet, n’est-il pas vrai que lesgens du monde sont à la merci des plus péniblessollicitudes, se font victimes volontaires de milleennemis pour acquérir les biens de la terre etentasser l’or et l’argent ? Quelles fatigues n’ont-ilspas à supporter dans leurs magasins, dans leursboutiques, dans les voyages par mer et par terre ?Quelle consommation de forces intellectuellesdans les écrivains ; quels épuisements de santé ?Que d’inquiétudes sur les chances du gain, sur lesfaillites, sur des concurrences qui peuvent leurporter de graves préjudices ? Que de nuits sanssommeil, que de repas sans pouvoir y satisfaireson goût avant d’être parvenus à la conquête desbiens qu’ils convoitent ? Et puis, s’ils arrivent àces profits si longtemps attendus ; si leurs coffres

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se remplissent d’or ; si leurs propriétéss’arrondissent ; s’ils ont pu agrandir leursmaisons ; si leurs revenus ont pris del’accroissement, seront-ils au moins alorssatisfaits ? Jouiront-ils avec délices de leurfortune ? Je le suppose ; mais alors à cesnombreuses fatigues, à toutes ces sollicitudessuccède la deuxième piqûre que les deux saintsDocteurs précités nous ont signalée avec tant deraison. Je veux dire qu’alors commence à poindredans le cœur l’appréhension de perdre tous cesbiens acquis aux dépens de si laborieux efforts. Sil’atmosphère se met à l’orage et si les tonnerressuccèdent aux éclairs, ils craignent qu’une grêledésastreuse ne ravage [217] leurs terres ; si le cielse montre trop avare on trop prodigue de pluie ;si l’air est trop brûlant, ou trop froid, ou trop sec,ou trop humide, on craint d’avoir une mauvaiserécolte ; on redoute un concurrent jaloux qui peutvous faire perdre une place lucrative ; qu’unesentence judiciaire vous dépouille d’un richehéritage. On a peur des voleurs, on se méfie deses propres domestiques, des personnes quicomposent la maison ; on va jusqu’à craindre sespropres enfants en songeant qu’il est bienpossible qu’ils dissipent en quelques jours lesbiens qu’on n’a pu ramasser qu’en plusieursannées et en s’épuisant par de nombreuses etexorbitantes fatigues. Et si nous voulionsemprunter le langage de saint Basile nous

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ajouterions que l’aboiement d’un chien faitcraindre que quelque voleur ne se soit caché pournous dépouiller ; que si une souris fait quelquebruit léger, on appréhende que ce ne soit lefroissement d’un larron qui s’esquive furtivementen emportant les écus ou d’autres objets de prix.Canis latrat, avarus putat furem esse. Mus forteperstrepit, in avaro cor salit, quemlibet vel puerumsuspectum habens. Filios jam grandes ut insidiatoresaspicit. (Homil. 21, in aliquot script. locos). Le poètesatirique, à son tour, se moque de ces craintesimportunes qui mettent sans cesse en émoi lecœur des personnes sordidement attachées auxbiens de la fortune ; car il dit que ces esclaves del’or et de l’argent, quand ils voyagent, portantavec eux leur bourse pleine, redoutent non-seulement la rencontre d’un voleur armé, maisl’ombre même d’un roseau que le vent agite :

Pauca licet portes argenti vascula puriNocte iter ingressus, gladium, contumque timebis,Et motce ad lunam trepidabis arundinis umbram.

(JUVEN., SAT. 10).261. – Mais la piqûre la plus acerbe et la plus

douloureuse est celle que cause, à celui quepossède l’amour des richesses, la spoliation de cesmêmes biens. Si un navire chargé demarchandises vient à sombrer sous les flots, oh !quel désespoir ! s’il perd un procès devant lajustice, quelle affliction ! s’il essuie un vol ou unincendie, quel cruel martyre ! s’il découvre une

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infidélité dans ses agents, une forfaiture dans sesdomestiques, une trahison dans ses amis, quellesamertumes, quels chagrins, quelles angoisses ! Jedemande comment il serait possible qu’un [218]cœur agité par tant de pensées inquiétantes, partant de passions sordides, par tant de sollicitudespoignantes pût s'entretenir avec Dieu, pût sentirquelque goût pour la vertu, quelque désir de lapratiquer, puisqu'il faut pour tout cela une paix,un calme au fond du cœur et une sérénité dansl'esprit ?

262. – Je vais rapporter ici un trait plaisant,mais qui peut, fort à propos, présenter dans toutson jour cette vérité de l'Évangile. Le père JeanÉdée (In Fasciculo virtut. et viliorum) raconte qu’unhomme riche possédait un superbe châteauauquel était adossée la chaumière d’un pauvrejournalier. La chambre où dormait ce personnagefortuné touchait le manoir de ce misérable artisan,et il pouvait entendre tout ce qui se disait chez lepauvre et remarquer tout ce qui s’y passait. Lepropriétaire du château remarquait que cethomme était toujours content, toujours gai, et nemanifestait jamais la plus légère tristesse. Ilrentrait chaque soir accablé de fatigue, il allumaitson modeste feu et, s’asseyant auprès du loyer, ilse livrait à des chants joyeux, puis il riait de boncœur avec son épouse, ou bien il s’amusait avec sapetite famille, ensuite il se couchait sur son lit,peu moelleux, et ne donnait aucune marque

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d’inquiétude jusqu’à ce que son épouse, auxpremières lueurs de l’aube, l’éveillât pour allerreprendre ses travaux accoutumés. De son côténotre fortuné propriétaire du château faisait, surcela, de sérieuses réflexions, et s’étonnait de nejamais éprouver une franche gaité ; car ses jourss’écoulaient dans la tristesse, ses nuits dansl’inquiétude, et son sommeil n’était pas tranquille.Eu faisant ces réflexions, il se mit à soupçonnerque précisément l’or et les biens, qu’il possédait àprofusion, pourraient bien être la cause des peinesqu’il ressentait, et qu’à ce pauvre voisin sondénuement pouvait bien procurer tant de gaîté etun bonheur si parfait. Pour connaître la vérité,que fit-il ? Il prit une bourse pleine d’or et,pendant la nuit, il alla ouvrir la porte peu solidede la chaumière du pauvre journalier, et lasuspendit au verrou intérieur de cette porte. Puis,les jours suivants, il se mit à observerattentivement quelle conduite allait tenir lejournalier. Dès le matin notre pauvre homme seleva, la bourse pleine d’or se trouva sous sa mainet, en voyant toutes ces pièces d’or, il en conçutde la joie et en éprouva un grand soulagement.Mais bientôt il roula dans son esprit mille penséesd’inquiétude sur ce qu’il devait faire de cettegrosse somme, comment il [219] parviendrait à lamettre à l’abri des voleurs, quel serait l’emploiqu’il en ferait. Ce jour-là, notre journalier n’allapas reprendre son travail ordinaire, mais il resta

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tout pensif et silencieux dans sa pauvrechaumière ; puis il se mit à soupçonner que si safemme ou ses enfants en avaient connaissance ilsne sauraient peut-être pas garder le secret et qu’ilsiraient divulguer sa bonne fortune, au risque de lalui faire perdre. Ensuite il conçut des craintes ausujet de ses voisins et même des personnes de safamille qui pourraient bien le dépouiller de ce queson destin lui avait fait acquérir contre sonattente. Comme il ne pouvait découvrir, dans sachétive demeure, une cachette assez sûre pour cepetit trésor ; il prit enfin son parti. Il le cacha dansla paillasse de son lit. et, faisant semblant d’êtremalade, il se coucha pour garder et défendre sesécus. Il ne chantait plus désormais commeautrefois, il ne riait plus, il ne se mettait plus engaîté avec ses petits enfants. La nuit il se tournaitet se retournait, plein d’inquiétude, sur songrabat ; il ne pouvait retenir ses soupirs, et sonépouse le croyait atteint de quelque maladie,tandis que c’était la passion de la cupidité quiavait pénétré dans son cœur pour le tourmenter.Alors le gentilhomme comprit, très-clairement,que la cause unique de tant d’inquiétudes et detant de peines n’était autre chose que la boursetrouvée. Il alla visiter la chaumière, il questionnala femme sur ce qu’elle pensait de la conduite deson mari, puisque, depuis plusieurs jours, il nel’entendait plus ni chanter, ni rire, selon sonancienne coutume. Celle-ci répondit que son mari

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était au lit où il souffrait d’une vive douleur dansles reins. Non, reprit le gentilhomme, ce n’est paslà qu’est son mal. Je sais ce qui en est, et soyezsûre que je le guérirai en peu de temps. Il sedirigea vers le lit du faux malade en lui disant : Ehbien ! mon enfant, la bourse que tu as trouvéeappendue à la porte est à moi. Tu vas me larendre sur-le-champ, ou bien je vais te dénoncer àla justice et je te ferai attacher à un gibet, commeun infâme voleur. Le journalier, épouvanté de cesmenaces, rendit la bourse au gentilhomme,retourna à son travail, recouvra la paix de sonâme et se remit à chanter. Il n’est pas besoin des’étendre longuement sur ce fait ; car il faitcomprendre, tout seul, que l’attachement auxtrésors d’ici-bas, aux biens de la fortune, est cebuisson épineux dont parle Jésus-Christ, et queses pointes aiguës déchirent le cœur de l’hommepar les cruelles sollicitudes, les craintes, [220] lesangoisses, que fait naître l’amour de la fortune ;que, par une conséquence inévitable, le cœur del’homme devient totalement incapable depratiquer la vertu, de travailler à la perfection oùse trouvent exclusivement la paix et la sérénité del’âme.

263. – Ce qui démontre combien cettedoctrine repose sur la vérité, c’est quand on voitles païens, quoiqu’ils ne fussent pas éclairés deslumières de la foi, regarder, comme choseimpossible, l’acquisition des vertus morales dont

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ils faisaient un grand cas, sans professer dumépris pour les richesses. Saint Jérôme, à cepropos, cite l’exemple de Cratès de Thèbes qui,étant en voyage pour Athènes où il allaitapprendre la philosophie, jeta dans la mer toutl’or et tout l’argent qu’il portait sur lui, en disant,au moment où il faisait cet acte d’un généreuxdésintéressement : Va, retire-toi de moi (Va allamalora) malheureuse passion de l’or, je t’abîmedans des gouffres d’eau, pour que tu ne meplonges pas dans un océan de cruelles angoisses.Crates ille Thebanus rejecto in mare non parvo auripondere : Abite, inquit, pessum, malæ cupiditates : Egovos mergam, ne mergar à vobis. (Contra Jovin., lib. II).Le même Saint, écrivant à Paulin, lui ditclairement que ce philosophe agit de la sorte,parce qu’il ne croyait pas que l’on pût posséder,tout à la lois, la vertu et les richesses. Non putavitse simul posse virtutes, et divitias possidere.

204. – Saint Augustin rapporte plusieursexemples de personnages illustres, tousappartenant au paganisme, qui professèrent unsouverain mépris pour les richesses et une hauteestime pour la pauvreté comme étant la mère et lagardienne des vertus morales auxquelles ilsaspiraient. Il cite un Lucius Valerius dont iladmire le sublime désintéressement, puisque, semaintenant dans un état de pauvreté au milieu desgrandeurs de sa position, il ne laissa pas la plusfaible somme pour subvenir aux frais de ses

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funérailles, lui qui avait rempli la haute charge deconsul, et que le peuple fut obligé d’y faire face àses propres dépens. Puis encore un Cincinnatus,dictateur de Rome et premier magistrat de laRépublique, n’ayant d’autre possession qu’unmédiocre champ qu’il cultivait de ses propresmains, en conduisant lui-même la charrue, pourgagner son pain à la sueur de son front ; unFabricius qui méprisa les riches présents du roiPyrrhus, et même le quart de son royaume, pourne pas perdre de plus riches trésors que luiprocurait sa pauvreté. Le [221] Saint conclut, deces exemples, qu'un chrétien ne doit pas sefigurer qu’il a fait quelque chose de bienmerveilleux quand il s’est départi des biensterrestres pour vivre volontairement dans lapauvreté, puisqu’il n’a fait cela que pour acquérirles biens impérissables de la patrie céleste et lebonheur qui ne doit point avoir de fin, et surtoutquand il voit ces païens qui, sans nourrir d’aussibrillantes espérances, se dépouillaient des biensde la fortune par le seul désir de posséder lesvertus qui naturellement honorent le caractère del’homme. Quomodo audebit se exaltare de voluntariapaupertate Christianus, ut in hujus vitæ peregrinationeexpeditior ambulet viam, quæ perducit ad patriam, ubiveræ divitiæ Deus est : cum audiat vel legat L. Valerium,qui in suo defunctus est consulatu, usque adeo fuissepauperem, ut nummis a populo collatis ejus sepulturacuraretur ? Audiat vel legat Q. Cincinnatum, cum

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quatuor jugera possideret, ut ea suis manibus coleret, abaratro esse abductum, ut dictator fieret ; victisque hostibus,ingentem gloriam consecutum, in eadem paupertatemansisse ? Aut quid se magnum fecisse prædicabit, quinullo præmio mundi hujus fuerit ab æterna illius patriæsocietate seductus, cum Fabricium didicerit tantismuneribus Pyrrhi regis Epirotarum, promissa etiamquarta parte regni a Romana civitate non potuisse divelli,ibique in sua paupertate privatim manere voluisse. (DeCivit. Dei, lib. VI, cap. 13).

Si donc, dirai-je, l’amour de l’argent, desbiens, des richesses, met un si grand obstacle,même de l’avis des païens, à l’acquisition desvertus naturelles et humaines (car ils ne pouvaientparvenir aux autres par leurs seuls efforts), de cesvertus qui, par elles-mêmes, sont d’une valeur sipeu considérable et n’occupent qu’un ranginférieur, quel grand obstacle n’opposeront pas desemblables affections pour arriver à l’acquisitiondes vertus surnaturelles qui appartiennent à unesphère bien plus élevée, puisqu’elles nous rendentsemblables à Dieu, nous unissent à lui en cette vieet nous font parvenir à son entière possessiondans un monde meilleur ? Comment donc uncœur, enchaîné par de tels liens, pourra-t-ilfranchir quelques degrés de perfection ?

265. – Il n’y a donc rien de bien étonnant,dirai-je avec Cassien, en ce que Giezi, au lieud’être gratifié par l’Esprit-Saint du don deprophétie qui devait descendre en lui comme un

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héritage transmis par le grand Élisée, reçut, aucontraire, comme [222] terrible châtiment, unelèpre qui le couvrit de la tête aux pieds, parce queson cœur était souillé par l'amour des biensterrestres. Il n'est donc pas surprenant que lemalheureux Judas, dont le divin Maître avait faitson disciple, qu’il avait élevé à son école, qu’ilavait instruit et illuminé de ses divinsenseignements, fût précipité du sommet de lasainteté, à laquelle il était destiné, dans le profondabime de la perdition, parce qu’il s’étaitmisérablement laissé captiver par l’amour del’argent. Il ne faut pas non plus s’étonnerqu’Ananie et Saphire, son épouse, aient étéfrappés de mort par une main invisible et soienttombés aux pieds du prince des Apôtres parcequ’ils conservaient dans leur cœur l’amour desbiens terrestres, au moment même où ils s’endépouillaient. Giezi, dit l’auteur précité (Instit., lib.VII, cap. 14), ea quæ nec antea quidem possederat, volensacquirere, gratiam prophetiæ non meruit possidere, quamper successionem velut hereditariam a suo magistro habuitsuscipere : Verum etiam e contrario æterna lepra S. Eliseimaledictione profunditur. Judas autem volens resumerepecunias, quas antea Christum secutus abjecerat, nonsolum ad proditionem Domini lapsus, Apostolatusperdidit gradum, sed etiam vitam ipsam communi exitufinire non meruit, eamque violenta morte conclusit :Ananias vero, et Saphira reservantes partem quamdamex his quæ possederant, apostolico ore morte mulctantur.

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Nous pouvons donc conclure avecl’Ecclésiastique que l’amour de l’or et laperfection sont des choses insociables dans unemême personne. Qui aurum diligit, non justificabitur.(Cap. 31, vers. 5).

CHAPITRE II. ON Y MONTRE QUE SI L’AMOUR DES BIENS ET DES RICHESSES DÉPASSE LES LIMITES CONVENABLES. IL NE MET PAS SEULEMENT OBSTACLE À LA PERFECTION, MAIS ENCORE AU SALUT ÉTERNEL.

266. – Qui volunt divites fieri, incidunt intentationem, in laqueum diaboli (1, ad Timoth. cap. 6,vers. 9). Quiconque aime d’un amour immodéréles richesses, dit l’Apôtre, tombe dans les piègesdu démon ; et ensuite il ajoute que ces pièges sontsi funestes qu’ils conduisent à la mort et à ladamnation éternelle : Et in multa desideria inutilia, etnociva, quæ [223] mergunt homines in interitum, etperditionem. Une vipère gonflée de venin est cachéedans un buisson épineux. Si, craignant la piqûrede ces épines vous vous gardez d’en approcher,vous n’en recevrez aucun dommage. Mais si vousavez du goût pour les épines comme si c’étaientdes roses, et si vous vous déterminez à en cueillir,la vipère s’élancera sur vous, et vous inculquerason venin par une morsure. C’est ainsi, dit à cesujet saint Jean Chrysostôme, que le serpentinfernal se cache sous les épines des richesses etque là il se tient en embuscade. Diabolus veluti

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serpens spinis occultatur, inter divitiarum imposturamassidue latitans. (Hom. in Epist. ad Roman.). Si,possédés d’un désir ardent des richesses, vousvous approchez avec une avidité sans bornespour en faire l’acquisition, le serpent infernal sejettera sur vous par ses tentations, vous déchirerade ses morsures, et donnera la mort à votre âmeen vous précipitant dans un abîme d’iniquités ;car, comme dit l’Apôtre, il n’est pas d’horribleforfait dont la convoitise de l’or et de l’argent neprovoque l’accomplissement. Radix omniummalorum est cupiditas. (1,ad Timoth. cap. 6, 10).

267. – Dites-moi en vérité s’il sera possible detrouver dans ce misérable monde un seul vice, unseul péché qui ne tire son origine de cette sourceempoisonnée ? Est-ce que le désir des richessesn’est pas la cause des infidélités dont nous nousrendons coupables envers Dieu ? On ne saurait lenier, s’il est vrai que l’Apôtre lui-même nous endonne l’assurance, car après avoir dit que lacupidité est la racine de tous les maux, radixomnium malorum est cupiditas, il ajouteimmédiatement qu’il en est plusieurs, qui, par leurculte idolâtrique pour l’or, ont renoncé à la foi età leur Dieu, quam quidam appetentes erraverunt a fide.Saint Ambroise en donne la raison, en disant quel’amour des richesses plonge dans les ténèbresl’âme des avares et la frappe de cécité ; qu’elle estprivée des lumières qui nous révèlent l’existencede Dieu et les saintes vérités de la foi. Radix

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omnium malorum est cupiditas, quam quidam appetenteserraverunt a fide. Vides ergo quia qui pecuniam habet,fidem perdit, qui aurum diligit, gratiam prodigit. Avaritiaautem ceecitas est, errorem religionis inducit. Cæca,inquam, est avaritia, sed diversis fraudum occultaingeniis ; non videt, quæ divinitatis sunt, sed cogitat quæcupiditatis sunt. (Serm. 59, de avaritia). Saint Augustins’accorde avec saint Ambroise, puisqu’il [224]reconnaît, lui aussi, dans l’avare, une espèced’idolâtrie, quand il dit, que les avares mettentleur fin principale dans l’or et dans l’argent, et lesmoyens dans Dieu, car ils n’emploient pas lesrichesses dans la vue de Dieu, mais ils honorentDieu dans la vue de leurs cupidités. Ils placentdonc ainsi leur fin dernière dans leurs trésors.Non sicut perversi qui frui volunt nummo, uti autemDeo ; quoniam non nummum propter Deum impendunt,sed Deum propter nummum colunt (De Civit. Dei, lib. II,cap. 25).

268. – Est-ce que la malheureuse cupidité desrichesses n’est pas la cause des dommages et desinjustices que l’on commet envers le prochain ?Mais d’où naissent tant de contrats illicites etusuraires, tant de procès injustement soutenus onprovoqués, tant de vols, tant de rapines, tant deventes que désavoue la probité, tant d’actesoppressifs dont on accable les ouvriers et les gensdu peuple ? Dites-moi quelle est la source d’oùdécoulent tant d’injustices, si ce n’est pas lapassion de l’or qui règne dans le cœur des

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mortels ? Peut-être cette attache immodérée à l’oret à l’argent ne fera pas commettre des fautesabominables contre la sainte vertu de chasteté ?...Mais, hélas ! combien de jeunes personnes foulentaux pieds l’honneur de leur virginité ? combiend’épouses souillent le lit conjugal ? combien deveuves s’abandonnent à de honteusesmalversations, pour satisfaire une vile cupidité ?combien usent de leur or pour corromprel’innocence et la pudeur, et que leurs richessesfont tomber dans un abîme d’impudicités ?Penserait-on peut-être encore que du moins cetamour de la fortune ne causera ni parjures, niressentiments de haine, ni homicides ? Maiscombien de ces adorateurs de l’or, soit pourgagner un procès injuste, soit pour surfaire dansle débit de leurs marchandises, ne versent-ils pasdans leur bouche honteusement avide, le caliceamer du parjure ? Quelles haines, quelles inimitiéss’allument dans le cœur humain, dont la passionde l’intérêt n’ait fourni la première étincelle de cetembrasement ? Combien d’assassins, pour ungain sordide et cruel, sont devenus plusimplacables meurtriers que les tigres, et onttrempé leurs mains dans le sang de leurprochain ? Peut-être qu’enfin ce vice méprisablene produira pas au moins de sacrilègesprofanateurs ? Mais, grand Dieu ! combiens’élèvent aux dignités ecclésiastiques, non pointpar l’inspiration de Dieu, mais par l’attrait

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séducteur d’une [225] brillante fortune, quiensuite profanent par d'horribles sacrilèges lessaints mystères et les sacrements, et se rendentd’autant plus abominables aux yeux du Seigneur,qu’ils administrent plus fréquemment les chosessaintes ?

269. – Je prie le lecteur de réfléchir sur ce quiarriva au saint abbé Laumer (Launomarus), et ilvoudra bien convenir que j’ai parfaitement raison.Un homme de haute naissance, nommé Ermoad,se trouvant atteint d’une grave maladie, envoya enprésent à ce Saint une somme de quarante écus,en le priant d’intercéder pour lui auprès de Dieu,afin de recouvrer la santé. Le Saint refusa leprésent et ne céda à aucune offre réitérée.Pourtant, vaincu par l’importunité des instancesmultipliées qu’on lui faisait, il accepta la sommeque lui remit le messager. Laumer entra dans sonoratoire, plaça les quarante écus sur l’autel, enconjurant le Seigneur d’accepter cette offrandepour en obtenir la guérison du malade. Puis ilreprit cette bourse, et en retirant une à une toutesles pièces, il se mit à les considérer attentivement,ou, pour mieux dire, avec un œil prophétique, etsous l’inspiration de Dieu. Quand il les eutextraites toutes, il en prit une, et ayant appelé lemessager, il lui dit : Je n’accepte que cette seulepièce, parce que celle-là me convient, vu que je latrouve pure de toute souillure, tandis que toutesles autres proviennent de rapine et d’injustice.

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Rendez-les à votre maître, et dites-lui que ces écusn’ont pas la vertu de calmer la colère de Dieu,parce que les victimes qu’offrent les impies sontabominables aux yeux du Seigneur : Nam victimæimpiorum abominabiles sunt Domino. (Apud Vincent.Bellovac., lib XXI, cap. 84). Sur quarante pièces, uneseule se trouva nette, une seule pure, une seuleinnocente ; toutes les autres étaient impures,sordides, souillées de péchés. Oh ! si le Saint dontnous parlons pouvait de nos murs pénétrer dansla demeure de certains riches qui sont esclaves del’amour des biens de la terre, s’il pouvait plongerles yeux clairvoyants de son esprit dans cescoffres pleins d’or et d’argent que l’on garde avectant de soin, que d’abominations ne découvrirait-il pas dans cette immense quantité de piècesmonnayées ! Oh ! comme il couvrirait deconfusion leurs possesseurs, en leur déroulanttoutes leurs iniquités ! Comme il les forcerait deconfesser avec saint Paul, que la source de tousces maux n’est autre que l’amour des richesses !Radix omnium malorum cupiditas. [226]

270. – Donc, si l’attache immodérée aux biensde la fortune, est la source féconde de tant demaux, ce n’est pas sans fondement que les divinesécritures sont remplies des menaces les plusterribles d’une damnation éternelle contre lesriches que cet amour possède, à cause des grandesdifficultés ou plutôt de l’impossibilité morale oùse trouvent ces riches d’opérer le salut de leur

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âme. Ubi sunt, s’écrie Baruch, qui argentumthesaurizant, et aurum in quo confidunt homines ?Exterminati sunt, et ad inferos descenderunt. (Baruc. 3,18). Où sont-ils, nous dit ce prophète, ceux quicouraient avec tant d’ardeur à la poursuite de l’oret de l’argent, et y plaçaient toutes leursespérances ? Ces malheureux ont été exterminéset précipités dans les enfers. Et Notre-Seigneurnous dit de sa propre bouche : Væ vobis divitibus,quia, habetis consolationem vestram. (Lucæ, 6, V. 24).Malheur à vous, riches avares, qui trouvez ici-basvotre consolation, et qui vous bâtissez un paradissur la terre ! On remarquera que cette parole : vævobis, malheur à vous, signifie dans la bouche deJésus-Christ la damnation éternelle. C’est ainsique l’expliquent les saints interprètes, et Jésus-Christ lui-même ne donnait pas un autre sens àces paroles, quand il disait qu’il est bien difficile àun riche qui est possédé de l’amour des biens dela terre d’entrer dans le royaume du ciel. Quamdifficile qui pecunias habent in regnum Dei intrabunt.(Lucæ, cap. 18. V. 24). Et dans saint Matthieu :Facilius est camelum per foramen acus transire, quamdivitem intrare in regnum cælorum. (Matth. 49, V. 24).Il est plus facile à un gros cable (grossa fune)d’entrer par le trou d’une fine aiguille, qu’à unriche dévoré de l’amour des biens d’ici-bas demettre jamais les pieds dans le royaume des cieux.Saint Grégoire, en commentant ces paroles, entire la conclusion que c’est un événement fort rare

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de voir un riche cupide parvenir à l’éternellefélicité du paradis ; car l’acquisition du ciel étantmoralement impossible chez le riche, selon lespropres paroles du divin Sauveur, il fautnécessairement un miracle de la grâce de Dieupour y arriver. Rarum valde est ut qui aurum possident,ad requiem tendant, cum per semetipsam veritas dicat :Difficile qui pecunias habent, intrabunt in regnumcælorum. Nam qui hic multiplicandis divitiis inhiant, quæalterius vitæ gaudia sperant ? Quod tamen, ut redemptornoster valde rarum, et cx solo divino miraculo evenireposse, monstraret ; Apud homines, inquit, hoc impossibileest, apud Deum autem omnia possibilia sunt (Moral, lib.IV, cap. 3). [227]

271. – On rapporte dans les chroniques desaint François (Lib. II, cap. 11) que le frère Léon,servant saint François dans une maladie, aprèsavoir rempli son charitable emploi, se retira unjour dans un coin de la cellule pour y vaquer àl’exercice de l’oraison. Pendant cette oraison, ilfut ravi en extase et porté en esprit sur le bordd’un fleuve large et très-rapide. Là il vit plusieursfrères chargés de paquets qui entraient dans l’eaupour traverser le fleuve. Mais quel spectaclesaisissant ! quelques-uns d’entre eux étaientenveloppés de flots tournoyants et entraînés aufond ; d’autres, après avoir traversé le tiers de lalargeur du fleuve, étaient rapidement emportéspar le courant, d’autres l’étaient un peu plus loinet d’autres enfin au moment même où ils allaient

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atteindre la rive. Le serviteur de Dieu, à la vue detant de morts funestes, était navré de compassionpour ces infortunés, sans pouvoir en aucunemanière aller à leur secours. Mais voici, qu’aumoment où il s’y attendait le moins, il vit arriverd’autres frères n’étant chargés d’aucun fardeau nidu moindre paquet, qui entraient lestement dansle fleuve, s’avançaient en plein courant, et aprèsl’avoir traversé sans manifester la moindre crainte,parvenaient heureusement à la rive opposée.Cependant saint François qui avait euconnaissance en esprit de la vision de frère Léon,l’appela auprès de lui eu lui ordonnant deraconter tout ce que Dieu lui avait révélé durantle cours de son oraison. Celui-ci obéit et racontafidèlement ce qu’il avait vu. Sachez, lui répondit leSaint, que tout ce qui s’est montré à vos yeuxn’est ni un songe, ni le simple effet de votreimagination, ni une illusion du démon, mais unepure vérité. Ce grand fleuve que vous avez vu,c’est le monde, dont la traversée est pleine dedangers. Ceux qui, chargés de fardeaux, ont étémisérablement engloutis dans les eaux,représentent les religieux qui ne vivent pas dans ledétachement des biens de la terre, mais qui lesconvoitent, les désirent et les recherchent avecbeaucoup d’empressement. Ceux qui, ne portantrien avec eux ont facilement traversé le fleuve,représentent les religieux qui vivent dépouillés detous biens temporels, au sein d’une pauvreté

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parfaite. Ce sont ceux-là qui abordent en toutesûreté an rivage de l’éternelle béatitude. Or enappliquant à tout le monde cette visionmystérieuse, je raisonne ainsi. Puisque cesquelques mauvaises hardes qui, au bout ducompte, formaient toute la fortune de cesinfortunés religieux, [228] mirent un si grandobstacle au salut de leur âme et les précipitèrentdans la damnation éternelle ; que sera-ce donc desgens du monde qui courent avec tant d’ardeuraprès les richesses et les trésors, qui n’ont d’autresollicitude que celle du gain, que celle d’entasser,que celle d’agrandir leur avoir, que celle demultiplier leurs revenus, que celle d’arrondir leurspossessions aux dépens de leur conscience, quisont en un mot continuellement sous l’obsessionde cette insatiable cupidité de posséder ? Quelsera leur sort ? Finiront-ils par une conversion etseront-ils sauvés ? Cela n’est pas impossible, maisje n’en crois rien, car Jésus-Christ a parléclairement. Difficile qui pecunias habent intrabunt inregnum cœlorum.

CHAPITRE III. ON Y INDIQUE LES REMÈDES CONTRE LES OBSTACLES QUI NAISSENT DE L’AMOUR DES RICHESSES ET QUI EMPÊCHENT D’ARRIVER À LA PERFECTION CHRÉTIENNE.

272. – Le moyen le plus sûr pour ne pastomber dans les pièges que le démon nous tendsous les épines des richesses pour nous entraîner

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à l’enfer, ou du moins, si cela ne réussit pas, pournous empêcher de parvenir à la perfectionchrétienne, est sans nul doute un détachementcomplet de toute affection aux biens de la terre età ses trésors, soit qu’on les possède ou qu’on ensoit dépourvu ; soit qu’on en garde la possession,ou qu’on s’en soit désisté. C’est la pauvretéd’esprit que Jésus-Christ a tant recommandée,dont les Saints ont fait un si grand éloge, c’estcelle qui nous met à l’abri de tous les dommagesque les biens temporels peuvent causer à notreâme. C’est encore là que consiste essentiellementla pauvreté chrétienne par laquelle les gens dumonde, s’ils le veulent, peuvent au milieu mêmede leurs possessions terrestres égaler la perfectiondes religieux. C’est cette abnégation intérieuresans laquelle il ne servirait de rien aux religieuxd’avoir renoncé extérieurement à leurs richesses.

273. – Saint Ignace de Loyola faisaitcomprendre cette pauvreté d’esprit par une bellecomparaison dont la justesse est [229]remarquable. (P. Ribaden. et P. Maffei in ejus vita). Lepauvre d'esprit, dit ce Saint, au milieu des biensqu’il possède ou de ceux dont l’usage tout seul està sa disposition, doit ressembler à une statue quine se réjouit ni ne s’afflige de rien et qui se laissehabiller ou déshabiller par son maître, commecelui-ci l’entend et le veut. Mettez sur la statue unvêtement qui se compose de lambeaux déchirés,ou un vêtement de soie brodé d’or et enrichi de

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diamants, cela lui est fort indifférent ; elle prendral’un et quittera l’autre, comme on voudra. Mettez-lui à la main une bourse pleine d’or ou une autrepleine de boue, cette main est également disposéeà les recevoir indistinctement. Il en est de mêmedu pauvre d’esprit qui, au milieu des richessesdont il peut disposer en pleine liberté, comme lesgens du monde, ou bien en pleine faculté d’userde ce qu’on lui donne, comme les religieux, agittoujours avec un égal détachement, avecindifférence, sans aucune affection, sans faire lemoindre cas de tous ces objets, étant toujoursdisposé à s’en dégager autant qu’à en retenir lapossession, aussi déterminé à les abandonnercomme à en faire usage, selon ce que Dieu veut etselon qu’il plaira à sa providence toujours justed’en disposer. Voilà ce qu’est aux yeux de Dieu levrai pauvre d’esprit, et s’il vit au milieu du monde,il pourra posséder de grandes richesses qui nemettront aucun obstacle à la perfectionchrétienne dont il lui sera possible d’atteindre leplus haut degré.

274. – Tout ce qui vient d’être dit est enharmonie parfaite avec la doctrine des SS. Pères.Saint Grégoire, en parlant de saint Pierre et desaint André, nous fait entendre ces paroles :Qu’eurent-ils à abandonner ces deux grandsApôtres en se dévouant au service de Notre-Seigneur, puisqu’ils n’avaient presque rien dont ilspussent faire le sacrifice à leur divin Maître ? Puis

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le saint Docteur répond à sa propre interrogation,en disant, que dans un cas pareil il faut bienmoins faire attention aux revenus, auxpossessions, aux biens de la fortune qu’ausentiment affectueux du cœur. Et cependant cesdeux Apôtres ne s’étant pas réservé la possessionde quelques minces objets qu’ils avaient dansleurs pauvres demeures, et s’étant encore, enoutre, dépouillés de tout désir de posséder, par unsentiment d’abnégation de tout avantagetemporel, on peut dire que leur abandon futconsidérable et qu’ils ont pu tenir ce langage avecbeaucoup de fondement : Ecce nos reliquimus omnia.Voilà, [230] Seigneur, que nous avons tout quittéet par amour pour vous nous nous sommes faitspauvres. Hélas ! nous n’agissons pas ainsi, dit lesaint Docteur, car n’étant point pauvres d’esprit,nous aimons le peu que nous possédons et noussouhaitons d’en avoir davantage. Ad vocemdominicam uterque iste piscator quid, aut quantumdimisit, qui plane nihil habuit ? Sed in hac re affectumpotius deoemus pensare, quam censum. Multum reliquit,qui nihil retinuit : multum reliquit, qui quantumlibetparum, lotum deseruit. Certe nos habita cum amorepossidemus ; et ea quæ minime habemus, ex desiderioquærimus. Multum ergo Petrus, et Andreas dimisit,quando uterque etiam desideria habendi dereliquit.(Homil. 5, in Evangel.). Samt Augustin, expliquantces paroles dans le même sens, affirme, lui aussi,que saint Pierre fit preuve d’une grande

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abnégation, puisqu’il renonça à tout ce qu’ilpossédait et à tout ce qu’il avait le désir d’avoir.Et quel est l’indigent, dit-il, dont le cœur ne soitpas rempli de l’espoir d’acquérir des biens fragileset périssables ? En voit-on un seul qui, au fond desa misère, ne souhaite de faire quelque profit.Saint Pierre renonça donc à beaucoup de choses,puisqu’il bannit de son cœur ces désirs cupides.Multum dimisit, fratres mei, multum dimisit. Quid ? nonsolum dimisit quidquid habebat, sed etiam quidquidhabere cupiebat. Quis enim pauper non turgescit in spehujus sæculi ? Quis non quotidie cupit augere quodhabet ? Ista cupiditas præcisa est. (In Psalm. 103,concione 3). Saint Jérôme, dans une lettre qu’il écrità Paulin, lui dit que celui-là a fait à Dieu unsacrifice complet qui s’est donné tout entier à lui,c’est-à-dire qui lui a donné toutes les affections deson cœur par le renoncement à tous les biens dela fortune. Et il confirme cette doctrine parl’exemple des Apôtres qui n’eurent à renoncerqu’à quelques filets et à une mauvaise barque, etnéanmoins Notre-Seigneur eut pour agréablecette abnégation, elles en récompensa en leurpromettant des trésors infinis. Il le confirmeencore par l’exemple de la veuve qui mit dans letronc quelques oboles, dont le divin Sauveur fitun cas aussi grand que si elle y avait mis tous lestrésors de Crésus, parce qu’il considérait moins lafaible valeur de ces barques abandonnées et desquelques oboles de la pauvre veuve, que les

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sentiments affectueux des personnes qui enfaisaient le sacrifice. Totum dedit Deo, qui se ipsumobtulit. Apostoli tantum [231] navem, et retiareliquerunt. Vidua duo æra misit in Gazophylactum, etCresi divitiis præfertur. Tant il est vrai que dans ledépouillement intérieur du cœur, réside toutel’essence de la pauvreté évangélique.

275. – De cette solide doctrine découle uneconséquence qui peut procurer aux gens dumonde une grande consolation, quand ilss’appliquent sérieusement à l’œuvre de leurperfection chrétienne. Cela doit en même tempsinspirer une grande crainte aux personnes quivivent dans l’état religieux et qui s’occupentmoins de cette perfection qu’il ne convient à cesaint état. Cette conséquence que nous déduisons,c’est qu’un homme du monde peut, au milieu deses richesses, pratiquer mieux la pauvreté d’espritqu’un religieux vivant au sein de sa pauvretévolontaire ; si cet homme du monde n’a aucunattachement pour ce qu’il possède ; s’il esttoujours disposé à en faire le sacrifice à sonamour pour Dieu et pour la vertu ; et si, en outre,il ne convoite rien au delà de ce qu’il possède.D’autre part, si le religieux conserve encorequelque attache pour les biens auxquels il arenoncé pour l’amour de Dieu, ou bien pourquelques-unes de ces choses même de minimevaleur qu’on lui a laissées pour son usage, il n’y apas en lui la pauvreté d’esprit que pratique

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l’homme du monde. Aussi saint Grégoire ditavec, raison que dans ces choses-là : Affectumpotius debemus pensare, quam censum. Dieu a plusd’égard à l’affection du cœur qu’à la valeur del’objet auquel cette affection se rapporte.

276. – On connaît le trait que Jean Diacrerapporte dans la vie de saint Grégoire-le-Grand(Lib. 10, cap. 14). Toutefois, comme la vérité decette doctrine y est mise en évidence, je crois qu’ilest opportun de le rappeler. Un anachorète, douéd’une grande vertu, s’était dépouillé, pour l’amourde Dieu, de tout ce qu’il possédait dans le monde,et. s’était retiré dans la solitude pour y servir Dieuen vaquant à un exercice continuel de prières, dejeûnes et d’autres austérités corporelles. Il s’étaituniquement réservé une chatte, qu’il portait aveclui comme pour lui tenir compagnie dans sonermitage, et qu’il prenait souvent sur lui pour lacaresser. Un jour, pendant qu’il était enméditation, il se mit à prier ardemment leSeigneur de daigner lui faire connaître larécompense qu’il préparait à ceux qui, enabandonnant le siècle et tous les avantagestemporels, se dévouaient exclusivement à sonservice. La nuit suivante, pendant qu’il dormait,Dieu lui [232] révéla qu’il lui accorderait dans leciel une place égale à celle qui était réservée auPape saint Grégoire. Notre anachorète reçut cetteréponse avec une profonde amertume : il en étaitinconsolable, et, pendant tout le jour, il ne cessait

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de se parler à lui-même, en se disant avecbeaucoup de désappointement : Oh ! que monsort est à plaindre ! Après avoir renoncé à toutesmes richesses, je ne dois donc pas recevoir unerécompense supérieure à celle qui sera accordée àGrégoire, possesseur d’une immense fortune ? Età quoi me sert donc d’avoir fait le sacrifice de mamaison, de mes parents, de mes propriétés, demes revenus, de mon luxe, de toutes mes aises, sije ne dois pas être plus libéralement gratifié quecelui qui possède des biens plus considérablesencore que les miens ? Après avoir ainsi passéplusieurs jours à se plaindre et à gémir, il reçut,enfin, du Seigneur cette nouvelle réponse : Ce nesont pas les biens de la fortune qui rendentagréable, à mes yeux, l'homme qui s’en défait,mais le mépris qu’il en fait et son éloignement detoute affection pour les richesses. Or, sachez quevous avez plus d’attachement pour votre chatte,que vous caressez tous les jours, que saintGrégoire n’en a pour ses grandes richesses, car illes méprise au fond de son cœur et les emploie àdes œuvres de charité. Le bon anachorète, à cesparoles, ouvrit les yeux et comprit en quoiconsiste la pauvreté d’esprit, lui qui n’en avaitjamais eu l’intelligence, et il se livra tout entier auservice de Dieu, avec un détachement plus parfaitet une humilité plus profonde. Les gens dumonde doivent donc prendre courage, surtoutceux qui vivent dans le mariage, auxquels il n’est

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pas possible de se défaire de leurs facultéstemporelles ; car le bon usage de leur fortunepeut les mettre an niveau et même les élever audessus des religieux qui ont fait vœu de pauvretéet vivent d’une manière plus austère. Qu’unesalutaire terreur s’imprime dans l’âme desreligieux qui, après s’être dépouillés de leurs bienstemporels, peuvent, par leur attache à de petiteschoses, paraître encore plus riches aux yeux duSeigneur, que s’ils avaient conservé leurs richessessans se laisser dominer par ces affectionstemporelles. S’il en existe, parmi les religieux, quise soient faits esclaves de la possession de cesobjets de mince valeur, en y attachant leursaffections, qu'ils rougissent d’eux-mêmes : caraprès avoir fait des sacrifices plus importants, ilsmarchent à leur perte, en ne pouvant pas sacrifierdes objets beaucoup moins précieux. [233]

277. – Il faut avoir un grand soin deremarquer ici qu’il n’est pas facile de découvrir sinotre cœur est possédé par l’amour des biens dela terre, soit que nous les possédions en toutepropriété, soit que nous n’en ayons que l’usage. Ilest donc pareillement difficile de décider si nouspossédons cette pauvreté d’esprit, qui est un gagede l’éternel bonheur. Beati pauperes spiritu, quoniamipsorum est regnum cœlorum. (Matth., cap. 5, v. 3).D’ailleurs, l’amour des biens de la fortune n’estpas comme celui qu’on a pour les créatures.Celui-ci est ordinairement ardent, enflammé,

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plein de vivacité, et l’on ne saurait le cacher aufond de son âme, il se manifeste à ceux qui nousentourent, si on leur en communique le secret.Mais l’amour des biens de la terre et de l’argent sedérobe à tous les regards dans le fond du cœurhumain ; il ne se révèle point à l’extérieur par sesélans impétueux et ne se découvre à personne ; ilne se fait connaître que quand on al’appréhension de les perdre, ou qu’on enéprouve réellement la perte, ou enfin quand ondoit spontanément s’en dessaisir. Si, dans depareils cas, on en subit la privation sans que lapaix de l’âme en soit troublée, et avec une entièrerésignation à la volonté de Dieu, c’est un signecertain qu’on était détaché de ces biens, au fondde son cœur. Si, au contraire, on en ressent unegrande affliction, si le cœur est navré d’une telleperte, c’est une marque infaillible de l’attachementqu’on avait pour ces biens, puisque leurséparation est si pénible et si amère. Pours’assurer si une compresse appliquée sur uneblessure y est adhérente, il suffit de l’enlever et dela détacher du siège du mal ; si, au moment oùl’on enlève la compresse on n’éprouve aucunedouleur, c’est une marque certaine qu’elle n’étaitpas collée à la blessure ; mais si la douleur se faitsentir, c’est une preuve que l’appareil étaitfortement attaché à la plaie, avec d’autant plusd’adhérence que la douleur est plus vive. Il en estainsi pour ce qui regarde le cœur.

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278. – Cela s’explique par un trait que l’onrapporte au sujet de Ptolémée, roi de Chypre.Valère Maxime nous dit que ce prince avaitramassé une si grande quantité d’or et réuni dansson trésor de si immenses richesses, qu’il pouvaitinspirer les craintes les plus sérieuses à l’empireRomain, malgré toute la puissance dont il étaitinvesti. C’est pourquoi les Romains, jaloux de cesprodigieuses ressources, délibérèrent des’emparer, [234] pour leur propre sûreté, de l’ilede Chypre et de la rendre tributaire de leurdomination en l’envahissant. Les desseins queRome avaient conçus vinrent aux oreilles dePtolémée qui, prévoyant la ruine de ses précieusesrichesses, les fit transporter sur des vaisseaux quiétaient industrieusement disposés de manière à lesfaire sombrer en pleine mer pour y engloutir cestrésors, et enlever ainsi aux Romains l’espoird’une riche capture. Arrêtons-nous ici pour faireune courte réflexion. Qui ne se serait persuadéqu’il y avait dans le cœur de ce prince un profonddétachement de ces immenses richesses, puisqu’ilse montrait si bien déterminé à les précipiter dansles flots ? Du moins, qui n’eût cru que Ptoléméepréférât à ses trésors sa liberté et sa vie, puisquepour ne pas perdre ces deux biens, il sacrifiait sonor ? Et pourtant on eût été dans l’erreur, car sevoyant à la veille d’être dépouillé de ses trésors, ilfit bien comprendre combien était grandl’attachement dont son cœur était possédé pour

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ces mêmes biens. Ce roi de Chypre s'étantembarqué et se trouvant en pleine mer à l’endroitmême où il avait résolu de jeter dans l’abîme sonor, son argent et ses pierres précieuses, fut saisid'une si grande douleur de se voir forcé de direun éternel adieu à tant de trésors accumulés, qu’iln’eut pas le courage de donner le signal dont onétait convenu pour ouvrir les soupapes. Il revintdonc au rivage de son ile, faisant ainsi voir, non-seulement qu’il était possédé de l’amour de cesrichesses, mais qu’il en était le malheureuxesclave. Procul dubio hic non possedit divitias, sed adivitiis possessus est ; titulo, rex insula, animo autempecunia miserabile mancipium. (Lib. IX, de avarit. cap.4).

279. – Cela ne peut être autrement ; enenlevant l'appareil qui était sur le mal on sent ladouleur, et ainsi se manifeste son adhérence. Si lapersonne spirituelle veut s’appliquer à sonder soncœur pour s’assurer si de pareilles attaches à sesrichesses le dominent, elle n’a qu’à faire sur elle-même une épreuve. Si Dieu lui envoie quelquedésastre, qui la dépouille de ses biens, en totalitéou partiellement, et sans qu’elle ait pu prévoir lemalheur qui fond sur sa maison, ou bien si, eucertains cas, des concurrents viennent entraver lesheureux succès de son commerce ou lui causentun notable préjudice, qu'elle observe si, dans depareilles circonstances, elle ne perd pas le calmeet la sérénité de son âme, et si elle se conforme

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humblement à la [235] volonté de Dieu, au milieude tous ces fâcheux événements. Si cela est, ellepeut être bien assurée qu’elle n’est point esclavede ses richesses et de ses avantages temporels,mais qu’elle est libre de toute affection cupide etqu’elle possède la véritable pauvreté d'esprit ;mais si, dans les cas précités, elle éprouve deprofonds chagrins, se livre aux excès de ladouleur, et ne trouve pas moyen de faire rentrerla paix dans son cœur, elle peut rester convaincueque son attache aux biens de la terre estconsidérable, qu’elle y tient par les liens étroitsd’une affection imparfaite et dangereuse. Qu’ellen’ait pas sur cela le moindre doute, puisque lecœur humain ne peut éprouver de la douleur pourla perte de la fortune sans y être fortementattaché.

CHAPITRE IV. ON Y EXPOSE LES MOYENS QUI SONT LES PLUS EFFICACES POUR BRISER LES LIENS QUI NOUS ATTACHENT AUX BIENS DE LA TERRE ET FOUR ACQUÉRIR LA PAUVRETÉ D’ESPRIT.

280. – J’ai dit que la spoliation des richesses etdes trésors, est la pierre de touche qui faitconnaître si le cœur de l’homme est ou n’est pasattaché à leur possession, et conséquemment s’il ya ou s’il n’y a pas, dans ce cœur, la pauvretéd’esprit. J’ajoute maintenant que cette privationforcée est non-seulement un moyen d’éprouver le

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cœur, mais qu’elle est encore un remède mêmedes plus efficaces, et peut-être le plus puissant,pour briser les liens de notre attachement dérégléà l’or et à l’argent, et pour nous procurer la libertéspirituelle. C’est pourquoi toute personne quimarche dans les voies de la spiritualité doit sedépouiller, en tout ou en partie, de ce qu’ellepossède, de la manière qui est indiquée dans lesrègles de la perfection chrétienne, comme je vaisl’exposer.

281. – L’apôtre saint Barnabé, selon ce qu’endit Baronius (Tom. 1, An. Dom. 34), ayantentendu, de la bouche même de Jésus-Christ, cesparoles : Vendite quæ possidetis, et date eleemosynam,.Facite vobis sacculos qui non veterascunt, thesaurum nondeficientem in cœlis. (Luc. 12, 33), vendit sur-le-champ tout [236] ce qu’il avait déplus précieux etle distribua aux pauvres, ne se réservant qu’unmodique espace de terrain pour le cultiver et entirer sa subsistance. Mais, après la mort etl’ascension de Notre-Seigneur, éclairé de plusvives lumières, il vendit la seule propriété qui luirestait, et en déposa la valeur numéraire aux piedsdes Apôtres. Les Chrétiens, de la primitive Église,qui désiraient très-sincèrement arriver à laperfection chrétienne, instruits, du conseil émanéde la bouche du divin Sauveur que, pour êtreparfait, il fallait vendre ce qu’on possédait et ledistribuer aux pauvres avec une généreuselibéralité : Si vis perfectus esse, vade, vende quæ habes, et

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da pauperibus. (Matth. cap. 10, 21), ces chrétiens,dis-je, avaient coutume de vendre leurspossessions et d’en porterie prix aux Apôtres.C’est pourquoi on lit que personne ne réclamaitaucune chose comme étant sa propriété, mais quetout était commun : Nec quisquam eorum quæpossidebat, aliquid suum esse dicebat, sed erant illis omniacommunia, (Act., cap. 4, 32). Quiconque agit demême, en imitant ces Chrétiens dont la saintetéétait si éminente, est parfaitement assuréd’acquérir cette pauvreté d’esprit à laquelle Jésus-Christ a promis le bonheur sur la terre et unefélicité bien supérieure dans le ciel ; car, pour unabandon si généreux de tous les biens de lafortune, il faut nécessairement que l’amour desbiens de ce monde soit complètement éteint dansune âme.

282. – Mais si après ce premier renoncementune personne fait quelques pas de plus, et si, noncontente de se dépouiller de ses biens temporelssans exception, elle s’oblige devant Dieu, par unvœu, de ne jamais plus avoir en sa possession desbiens terrestres, et à plus forte raison d’éteindretout à fait dans son cœur toute espèce d’affectionpour ces mêmes biens, elle pourra se soustraireainsi au danger de tomber dans les pièges que ledémon tend aux âmes imprudentes, par le moyendes richesses, parce qu’alors elle extirpera de soncœur, par un vœu de cette nature, non-seulementl’amour actuel pour les richesses, mais encore

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toute espérance d’en posséder jamais à l’avenir.Et c’est là précisément ce que font les religieuxdes deux sexes, quand ils s’engagent dans unordre, en faisant un vœu de pauvreté. Lespremiers qui en donnèrent l’exemple furent lesApôtres, selon ce que pense saint Augustin. (Lib.XVII, de Civit. Dei, cap. 4). Il dit que ce vœu fut faitquand ils adressèrent à Jésus-Christ ces paroles :Ecce nos reliquimus omnia : [237] Voici que nousavons tout abandonne. Les Apôtres eurent pourimitateurs les Disciples. C'est l'avis du même saintAugustin (Serm. 17, de Verb. Apost.) ; celui de saintJérôme (Ad Demetriad.) ; celui de saint Grégoire(Lib. I, Epist. 35) ; celui eufin de saint JeanChrysostôme (Auctor., cap. 7). Les Disciples,disons-nous, firent un renoncement absolu par levœu perpétuel de ne plus rien posséder sur laterre. De ces derniers, ensuite, a découlé, par lecours des siècles, la pauvreté religieuse desmonastères. C'est pourquoi les religieux sont ceuxqui ont les plus grandes dispositions à la pauvretéd'esprit, parce qu'ils savent garder la promessesolennelle qu'ils ont faite à Dieu de ne jamaisrevendiquer ce qu'ils ont abandonné par ungénéreux renoncement et un vœu si héroïque ; etmême ils répudient tous ces avantages par uneabnégation intérieure contractée au pied desautels. S'il en était autrement, ils seraient, sousune apparence de pauvreté, plus riches quebeaucoup de gens du monde ; ainsi que nous

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l'avons dit, ils seraient moins détachés que ne lesont ces derniers de toutes leurs facultéstemporelles, et moins bien disposés qu'eux àmarcher dans les voies de la perfection.

283. – Cependant, comme il n'est pas donné àtout le monde de pouvoir arriver à cedépouillement héroïque des biens de la terre, àcause des femmes, des enfants et autres prochesparents qu'on est obligé de soutenir, ou pourd'autres empêchements légitimes que chacun peutavoir dans sa position, du moins tout chrétien quiveut être en réalité disciple de Jésus-Christ etaspire à marcher dans le chemin de la perfection,doit renoncer, à une partie de ces biens. Ainsi,après s’être réservé ce qui lui est nécessaire pourse maintenir dans une position convenable etsuffire aux besoins des personnes qu'il est obligéde soutenir, il doit distribuer largement auxpauvres ce qui lui reste, et l'employer en œuvresde religion et de piété. Quiconque se refuse à agirde la sorte, ne peut, en aucune manière, sejustifier d'une attache immodérée aux biensterrestres ; car ne voulant pas se priver de cesfacultés temporelles qui ne lui sont pointindispensables pour vivre selon sa condition, ilpeut avec raison être convaincu d’un amourdésordonné pour les richesses. Il pourra bienchâtier son corps par les disciplines réitérées etpar des jeûnes fréquents ; il pourra se fatiguer,s’exténuer par de longues prières et de pieuses

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veilles ; tout cela ne le fera pas avancer d'un seulpas dans la voie de la [238] perfection, parce queson attachement aux biens d’ici-bas mettratoujours un grand obstacle à ses progrèsspirituels. Saint Jean Chrysostôme, parlant de cesaffections intéressées, se sert d’une comparaisonqui fait très-bien comprendre la vérité qui nousoccupe. Un vaisseau chargé outre mesure deprécieuses marchandises, est très-exposé à fairenaufrage ; si, au contraire, la charge est modérée,ce vaisseau peut rapidement arriver au port. Siquando in navigiis est onus justo gravius, demergitcymbam ; cum vero est moderatum, prospero fertur cursu.(Serm. de avaritia). Il en est de même d’un chrétien,dit le saint Docteur, s’il porte une charge troplourde de trésors et de richesses, en ne voulantpas en déposer une partie ; ses richesses le ferontsombrer dans un océan d’iniquités, et peut-êtremême dans les abîmes de la damnation éternelle.S’il en retient au contraire pour son usage uneportion raisonnable et autant qu’il en fout pour sesoutenir dans son état, et puis s’il distribue auxpauvres, ou s’il emploie en œuvres pies ce qui luireste, par ce bon usage de ses richesses, il arriveraheureusement au port de la perfection. Je ne veuxpas, pour confirmer cette vérité, citer plusieursexemples de personnes très-charitables quirépandirent abondamment leurs facultés dans lesein des pauvres, car les histoires sont pleines deces exemples, et chaque ville a les siens. Je veux

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me borner à mettre sous les yeux du lecteur undes renoncements les plus héroïques dont ilpuisse être fait mention en ce genre. C’est desainte Mechtilde et de ses frères que je veuxparler, d’après Thomas de Cantimpré, qui vivait àcette même époque.

284. – Cette vierge illustre naquit dans lepalais du roi d’Écosse, et appartenait à cetteroyale famille. Elle fut élevée au milieu du luxe, dela mollesse et des splendeurs de la cour. Elle eutquatre frères, dont le premier qui commandait lesarmées quitta la cour, sa femme et sa brillantecarrière militaire, s’exila volontairement de sonpays et s’en alla par le monde, mendiant ce quiétait nécessaire au soutien de son existence. Lesecond qui était comte, foulant aux pieds tous lestrésors de sa royale demeure, se retira dans unevaste solitude pour y mener une vie pauvre etvivre en anachorète. Le troisième, qui étaitarchevêque, déposa la mitre et le bâton pastoral etse voua à la pauvreté dans l’ordre de Citeaux. Ilen était resté un quatrième, nommé Alexandre,que le Roi son père [239] voulait retenir auprès delui pour en faire son héritier et lui laisser sonroyaume. Un jour, leur sœur Mechtilde, qui, àpeine était arrivée à sa vingtième année, appelaauprès d’elle son dernier frère et lui dit avec unsentiment de compassion : Qu’en sera-t-il denous, mon bien-aimé frère ? nos trois autresfrères, pour gagner le royaume des cieux, ont

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renoncé au royaume de la terre, et vous ont laisséce triste héritage, avec le danger de perdre lepremier. Ce change n’est pas à votre avantage.Que prétendez-vous faire ? Quel est le parti quevous allez prendre ? Alexandre en entendant cesparoles, fut saisi d’une tendre émotion et ilrépondit à sa sœur : Que voulez-vous que jefasse ? Dites, parlez, car pour ne pas perdre monâme et mon salut éternel je me sens tout disposé àsuivre votre avis. Quand Mechtilde vit son frèreainsi résolu, eh ! bien, lui dit-elle, je veux que,nous aussi, nous renoncions à tous les trésors dela terre afin d’acquérir les trésors incorruptiblesdu paradis. Je veux que nous quittions ce palais.Aussitôt ils prirent d’autres habits, et sous cetravestissement ils s’enfuirent tous deux dans unecontrée lointaine, où Mechtilde apprit à son frèreà traire les vaches et à faire des fromages avec leurlait. Quand elle le vit bien au fait de ce travail,bien humble aux yeux du monde, ils partirentpour la France. Là elle le fit entrer dans unmonastère de l’ordre de Citeaux, nommé Fonio(en italien) où on le prit pour confectionner lesfromages. Elle y resta en même temps auprès delui jusqu’à ce que les moines satisfaits de sontravail l’eurent accepté comme frère convers.Mechtilde, le voyant enfin affermi dans le servicede Dieu, lui dit : Mon cher frère, nous avons ànous féliciter du gain considérable que nousavons fait en quittant le palais qui nous a vus

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naître, mais nous obtiendrons encore un bien plusgrand profit si nous nous séparons, pour ne plusjamais nous revoir. Ce ne furent point là desimples paroles, mais des traits aigus quipercèrent le cœur d’Alexandre. Il se mit à pleureramèrement, et manifesta plus de douleur à seséparer de cette bonne sœur qu’il n’en avaitéprouvé en faisant le sacrifice d’une couronne.Néanmoins faisant des efforts sur lui-même, ilfinit par se calmer. Mechtilde se retira dans unvillage, où elle se cacha dans une humble cabane,et là elle se procura une existence plus quemodeste en se livrant au travail des mains. Elle ydormait sur la terre nue, dans l’exercice del’oraison où elle reçut de Dieu la faveur [240] defréquentes extases et de célestes consolations. LeSeigneur la récompensait ainsi, dès cette vie detout ce qu’elle avait fait par amour pour lui.

285. – Il est évident que pour faire de pareilsactes d’abnégation il faudrait être né roi ou reine.On peut cependant imiter en quelque chose cetteillustre vierge ainsi que ses quatre généreux frères.S’il ne nous est pas donne de renoncer à dessceptres, à des couronnes, à des royaumes, nouspouvons pourtant avoir le courage de renoncer ànos biens particuliers ; nous pouvons an moinsretrancher tout ce qui n’est pas nécessaire à notrecondition, non point pour acquérir de nouvellesrichesses, mais pour en offrir à Dieu la valeurdans la personne des pauvres ; nous pouvons

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faire le sacrifice de quelques commodités, dequelque divertissement, de quelque pompe, dequelque éclat extérieur, pour en faire servir ladépense au culte de Dieu, au service de sonÉglise, à la splendeur de ses autels, et à d’autresœuvres de piété chrétienne. Mais si nous nevoulons pas faire pour Dieu ces petits sacrifices,et si nous demeurons fermement attachés à notrefortune, à notre or, comme les polypes du corailau rocher, nous voudrons conserver tout par uneinsigne cupidité sous divers prétextes, nous nouséloignerons de plus en plus de la perfectionchrétienne et de la pauvreté d’esprit, et ce qui estbien pire, c’est que nous ne pourrons pas du toutnous flatter de trouver en Dieu, un rémunérateurlibéral, puisque nous nous serons montrésparcimonieux et avares envers lui.

CHAPITRE V. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU

DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

28G. – PREMIER AVERTISSEMENT. – Ledirecteur rencontrera des personnes qui semblentmarcher dans les voies de la spiritualité, parcequ’elles mènent une vie très-honnête, abhorrentles pompes, détestent les vanités mondâmes etvaquent à de longues prières vocales. Et pourtant,si l’on pénètre au fond de leur dévotion, on ytrouve beaucoup de corruption, parce qu’ellessont grandement attachées à l’or et à l’argent, auxbiens de la terre, et en donnent des preuves trop

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manifestes par [241] leur sordide avarice à l’égarddes personnes de leur maison, par leurs duretésqui partent de la même source envers leursserviteurs, leurs ouvriers, leurs fournisseurs, leursfermiers, par leur peu de charité et decommisération envers les pauvres, par leur peu dezèle à secourir les infortunes, et par-dessus toutpar leur insatiable avidité d’amasser qui résumetoutes leurs pensées. Le directeur ne doit pasajouter la moindre foi à la spiritualité de cespersonnes, parce qu’avec une passion si basse nepeut jamais s’accorder la vraie piété, la véritablespiritualité. Il doit s’occuper plutôt à les retirer dece vil matérialisme en faisant souvent retentir àleurs oreilles ces paroles qui furent adressées àl’homme cupide de l’Évangile : Stulte, hac nocteanimam tuam repetunt a te, quæ autem parasti, cujuserunt ? (Lucæ. cap. 12, 20). La mort est là qui vousguette, insensé, et que deviendront vos écus etvos possessions ? Il est vrai que vos enfants enjouiront ainsi que vos neveux, mais à quoi celavous servira-t-il ? Quel avantage résultera-t-ilpour vous de leur avoir procuré tant de bien-êtresur la terre, si vous êtes en même temps plongésdans les flammes de l’enfer, ou qu’ils jouissentpassagèrement de ces avantages, pendant quevotre malheur n’aura point de fin ? Le directeurdoit imprimer profondément cette vérité dansleur cœur, leur faire méditer cette fin dernière quia beaucoup de force pour arracher du fond de

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notre cœur ces affections terrestres ; car de mêmeque la mort nous ravit ces possessionstemporelles, de même aussi quand elle est l’objetde notre méditation bien attentive, elle extirpe denos cœurs cette funeste cupidité.

287. – Le directeur peut trouver un grandsecours, pour opérer la guérison de cette infirmitéspirituelle, dans de fréquentes réflexions sur lapauvreté de Jésus-Christ, qui vivant au milieu denous sous une chair mortelle, bien qu’il fût le roidu ciel et le monarque du monde entier, n’avaitpas un toit sous lequel il pût se mettre à l’abri.Vulpes foveas habent, et volucres cœli nidos, Filius autemhominis non habet ubi caput reclinet. (Matth. cap. 8, 20).Les renards, disait-il lui-même, ont des tanières,les oiseaux ont des nids, et moi je n’ai pas lemoindre coin de terre sur lequel je puisse reposerma tête. Pour guérir la fièvre de l’avarice, il estpeu de remèdes qui soient plus efficaces que celuiqu’on applique à ces âmes qui en sont atteintes,que de les appeler à méditer sur cette grandepauvreté [242] au sein de laquelle voulut bienvivre et mourir Notre-Seigneur Jésus-Christ. Rienqui soit plus efficace que de fixer leur attentionsur la pauvreté que pratiqua le divin Rédempteurdans ses habits, dans sa demeure, dans sesparents, dans ses disciples et dont il fitconstamment sa fidèle compagnie. C’est ainsi quesaint Cyprien représentait notre divinRédempteur à son peuple. Nulla domus ambitio, nisi

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declinatorium in stabulo, mater in fœno, filius in præsepio.Tale elegit fabricator mundi hospitium : hujus modihabuit delicias sacræ Virginis puerperium. Panniculi propurpura, pro bysso in ornatu regio lacinice congeruntur...Pedissequas substantia familiaris non patitur,mancipiorum obsequia sumptus tenuis et inops mensaexcludit... Christus pauper discipulos divites aspernatur.Pauper mater, pauper filius, inops hospitium, his, qui informa hujus scholæ in Ecclesia militant, præbens efficaxdocumentum. (Serm. de Nativ.). Jésus-Christ, au lieude naître dans un palais, voulut venir au mondedans une étable où était sa mère couchée sur lefoin et lui dans une vile crèche ; au lieu depourpre, il voulut de misérables langes ; au lieud’un fin lin, il voulut quelques linges déchirés.Telle fut la demeure de ce Créateur du monde,telles furent les pompes de sa naissance. Quand ilfut sorti de l’enfance, il ne voulut ni esclaves, niserviteurs ; cela ne convenait pas à la pauvreté deson état, à ses ressources extrêmement bornées, àla frugalité de sa table. Au temps de saprédication il ne voulut pas de disciples riches etdoués des dons de la fortune, il ne voulut en sasociété que de pauvres pécheurs. La mère étaitpauvre, le fils était pauvre, pauvre était lademeure. Ce sont là les exemples que Jésus-Christa laissés à son Église militante et à ses vraisprosélytes. Saint Cyprien termine son sermon parces mots. Telles sont les maximes que le directeuraura soin de suggérer à ces faux spirituels et

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intéressés, afin qu’ils aillent les méditer aux piedsdu crucifix, afin que mûrement pesées etfréquemment approfondies, ces maximes soientassez puissantes pour extirper de leur cœur unpeu après l’autre toutes ces affections terrestresqu’une estime mal fondée des richesses y a faitgermer.

288. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur ne doit pas ignorer que ces dévots,rongés par l’avarice, ont mille prétextes pourdonner le change sur leurs attaches sordides. Ilsse figurent mille besoins éprouvés par leursenfants et leurs neveux. ou par d’autres membresde leurs familles ; ils redoutent une foule de [243]malheurs : ils rêvent mille dangers, et, portantleurs pensées inquiètes sur l’avenir, ils n’ont desouci que pour laisser à leur famille des biens quipuissent l’enrichir et la mettre dans la plus largeaisance. Ce qui est bien pire que tout cela, c’estqu’aveuglés, parces sollicitudes intéressées, ilss’imaginent que ce sont de justes motifs des’attacher à leur or, de se montrer sans pitiéenvers les pauvres, injustes envers le prochain, etd’une basse avarice envers eux-mêmes. Ledirecteur n’aura garde d’approuver ces prétextes,car ce ne sont point des motifs inspirés par laraison, mais bien par la passion qui dévore leurcœur. Il les obligera à tenir une conduiteconvenablement généreuse envers les personnesde leur maison et celles qui y sont étrangères ; de

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faire beaucoup d’aumônes aux pauvresvéritablement nécessiteux, et cela non-seulementdans l’intention de s’enrichir du mérite dont ellessont accompagnées, mais encore afin que, par cesdons souvent réitérés, ils s’accoutumentinsensiblement à se détacher des biens de la terre.Que dans ce but le directeur leur remette souventsous les yeux ce que j’ai dit plus haut ; c’est-à-dire,qu’après avoir gardé ce qu’il leur faut pour leurentretien, ils doivent distribuer le reste auxpauvres, et qu’ils doivent bien se garder d’enlever,à Jésus-Christ lui-même, dans la personne de sespauvres, ce qu’ils retiennent pour eux ; que s’ilsn’agissent pas conformément à ces règles, il leurarrivera d’entendre, au jour suprême, sortir de labouche du souverain Juge, ces paroles deréprobation : Esurivi et non dedistis mihi manducare,sitivi, et non dedistis mihi potum. (Matth., cap. 25, 42).Le directeur ne doit pas se montrer facile àapprouver ces multiplications de revenus, cesagrandissements de possessions dans la famille ;parce que, si c’étaient des motifs légitimes pour sedispenser de faire l’aumône, personne n’y seraittenu. Il n’est, en effet, au monde, pas un seulmortel, fût-il aussi riche que Crésus, qui ne puisseaccumuler de nouveaux trésors et enrichir, deplus en plus, ses héritiers. C’est pourquoi le papeInnocent XI a condamné, comme fausse, laproposition suivante : Vix in secularibus invenies,etiam regibus, superfluum statui, et ita vix aliquis tenetur

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ad eleemosynam, quando tenetur tantum ex superfluostatui.

289. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. Si lepénitent est une personne engagée dans un ordrereligieux, le directeur devra distinguer, pour ce quiregarde l’usage des richesses, entre l’essence de lapauvreté que cette personne professe et laperfection, [244] afin qu’il puisse la diriger avectoute la rectitude que les règles imposant. Lasubstance, ou essence de la pauvreté, consiste ence que le religieux et la religieuse ne puissentjouir, en toute propriété, d’aucun bien temporel,et n’en ont que l’usage, encore même cet usageest sous la dépendance et l’autorité des supérieurslégitimes. On n’ignore pas qu’en entrant dans unecongrégation monastique, on renonce, par le vœude pauvreté, à tout droit de disposer de sespropres biens, et que l’on s’oblige, étroitementenvers Dieu, à ne retenir la propriété de quoi quece soit, en fait des biens de la terre. Ainsi donc,après qu’on s’est engagé, on ne peut disposerabsolument de rien, pas même des habits dont onse couvre. Le monastère ou la congrégation enont seuls la propriété. En outre on s’oblige, par lemême vœu, à ne pas faire usage des choses donton ne peut plus avoir la propriété sans unepermission particulière ou générale dessupérieurs. Si quelquefois il peut suffire, quant àl’essence du vœu, que cette permission soit tacite,

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il vaut mieux, certainement, la demander d’unemanière formelle et expresse.

290. – Il suit de là qu’un moine on unereligieuse qui donne, reçoit, vend ou achète, en unmot, qui dispose de quelque objet temporel, sansla permission indispensable, commet deux péchésmortels, ou, pour mieux dire, tombe dans unefaute mortelle qui renferme la malice de deuxfautes graves ; puisqu’on se rend coupable de vol,en disposant d’une chose qui n’est plus à soi, etd’un sacrilège en violant la promesse solennelleque l’on a faite à Dieu par un vœu. Saint Jérômeraconte, à ce sujet, un événement terrible qui étaitrécemment arrivé dans un monastère de la Nitrie.Nous rapportons ses propres paroles. (Epist. adEustochium). Quidam ex fratribus parcior magis, quamavarior, et nesciens triginta argentis. Dominum venditum,centum solidos quos lina texendo acquisierat, moriensdereliquit. Initum est inter monachos consilium (nam ineodem loco circiter quinque millia diversis cellulishabitabant) quid facto opus esset. Alii pauperibusdistribuendos esse dicebant : alii dandos Ecclesiae :Nonnulli parentibus remittendos. Macarius vero, Pamboet Isidorus, et cæteri, quos Patres vocam, sancto in eisloquente spiritu, decreverunt, infodiendos cum eodem,dicentes : Pecunia tua tecum sit in perditionem. Nec hoccrudeliter quisquam putet factum. Il dit qu’un Moine,plus économe qu’avare, laissa, après sa mort, centdeniers qu’il avait amassés en tissant des toiles de[245] lin. Les nombreux moines qui habitaient ces

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contrées se réunirent, au nombre de près de cinqmille, pour délibérer sur l’emploi de cette sommegagnée et secrètement ramassée par le défunt. Lesuns disaient qu’il fallait la distribuer aux pauvres ;les autres, qu’on devait l’employer pour le cultedivin et la donner à l’Église ; un plus grandnombre était d’avis qu’on devait la donner auxparents du défunt. Cependant les abbés Macaire,Pambon et Isidore, ainsi que les Pères les plusvénérables de ce désert, inspirés d’une manièrespéciale par l’Esprit-Saint, décrétèrent que cettesomme devait être enterrée avec le moine qui enavait été l’indigne propriétaire, et que, pendantl’exécution de cet arrêt, tous les moines réunisprononceraient ces paroles sur la tombe : « Queton argent périsse avec toi ! » Tous les moinesfurent saisis de terreur, à un tel point, qu’on n’envit jamais plus un seul qui osât disposer, à songré, de la moindre pièce pour son propre usage.

291. – Saint Grégoire raconte un trait dumême genre auquel il prit lui-même une grandepart (Dial., lib, IV, cap. 55). Pendant qu’il était abbéde son monastère, à Rome, il arriva qu’ondécouvrit, après la mort d’un moine, trois écus,dont ce religieux avait la possession. SaintGrégoire, à cette nouvelle, ordonna qu’on jetât lecorps de ce malheureux dans un fumier, et qu’aumoment où on lui donnerait cette humiliantesépulture, on prononcerait ces funestes paroles,comme c’était la coutume chez les anciens

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anachorètes : Que ton argent périsse avec toi ! Ledirecteur doit donc comprendre combien c’est ungrand crime pour un religieux de garder quelquesobjets de plus ou moins grande valeur, et d’endisposer comme s’ils lui appartenaient, sans enavoir obtenu la permission. Si le directeurrencontrait une personne consacrée à Dieu, dansune communauté où elle serait tombée dans unefaute de ce genre, il doit lui représenter combience péché a de gravité, et l’exhorter à ne jamaisplus, à l’avenir, user de quelque bien terrestre,sans en avoir obtenu la permission de sessupérieurs légitimes. Si ensuite le directeur désiraitapprendre de moi quelle est l’importance de lamatière dont le religieux ne peut disposer à songré sans commettre un grave péché, je luirépondrais que ce qui suffit pour constituer uncas de vol de même gravité, suffit également pourse rendre coupable d’un péché mortel contre levœu de sainte pauvreté. Mais comme les auteursne sont pas [246] d’accord pour fixer la matièred'un vol grave, ils ne le sont pas davantage pourdéterminer précisément ce qu’il suffit de retenirou d’employer contre les règles d’unecommunauté, pour se rendre coupable d’unpéché mortel contre le vœu de pauvreté.

292. – Ce qui vient d’être dit regardeseulement l’essence de la pauvreté monastique.Mais le directeur doit bien savoir qu’il ne peutpoint se contenter de si peu de chose dans un

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moine et dans une religieuse qui sont obligéssévèrement de tendre à la perfection de leur état.En parlant des gens du monde dans cet article,nous ne nous sommes pas bornés à leur direqu'en usant de leurs biens, ils doivent se préserverde tomber dans de graves péchés, mais nous leuravons dit en même temps que Dieu demandaitd’eux une perfection proportionnée à leur état. Àcombien plus forte raison devons-nous exigerd’un religieux qui a fait vœu de pauvreté, non-seulement qu’il ne viole pas cet engagement, maisqu’encore il le remplisse avec toute la perfectionpossible ! Ainsi donc pour arriver à la perfectionde cette vertu qui, en dépouillant le corps desbiens de la terre, enrichit l’âme des biens éternels,il y a, selon moi, trois conditions à remplir :Premièrement, il faut retrancher tout ce qui estvain et superflu. Secondement, souffrir avecpatience, quand on ne le peut pas avec joie, laprivation du nécessaire. Troisièmement, semaintenir dans un détachement absolu des chosesnécessaires ou convenables dont l’usage estaccordé aux religieux.

293. – Pour ce qui regarde la première de cesconditions, on voit combien s'éloigne de l’état depauvreté la possession des biens superflus etsurtout des choses vaines, puisque ceux-mêmesque l'on considère dans le monde comme étantriches, n’ont rien de superflu comparativement àleur état. Le monde dit : Heureux celui qui

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possède, et Jésus-Christ a dit : heureux celui quine possède pas, mais qui se fait pauvre : Vade etvende ea quæ habes, et da pauperibus. Le directeur doitdonc demander à toute personne engagée dansune congrégation religieuse, avec qui elle veutjouir du bonheur, si c’est avec le monde ou avecJésus-Christ. Si elle répond que le bonheur dontJésus-Christ gratifie ses amis dans cette vie etdans l’autre est l’objet de son désir et qu’elle veutimiter son divin Maître dans la pauvreté, il doit luidire qu’elle doit se dépouiller de toutes les aises etde toutes les superfluités dont se priva son divinSauveur. C’est ainsi que sainte Thérèse pensait etagissait, car [247] plusieurs fois par an elleexaminait avec une attention scrupuleuse si danssa cellule il ne se trouvait rien de superflu., et sielle découvrait quelque chose en ce genre elle enfaisait une offrande à Dieu, en s’en dépouillantpour son amour. Elle raconte, à son propre sujet,qu’une fois ayant rencontré un objet superfludans sa cellule, il ne lui était pas possible de serecueillir dans l’oraison, jusqu’à ce que cet objeteût disparu. Dieu lui faisait ainsi connaîtrecombien il est jaloux qu’on observe la saintepauvreté, puisqu’une si légère superfluité mettaittant d’obstacle à l’effusion de ses grâces. Maiscomme dans tous les ordres religieux onn’observe pas avec la même rigueur la saintepauvreté, je prescrirais une règle sur laquelle on sebaserait pour déterminer ce qu’on doit considérer

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comme superflu dans un religieux ou religieuse.J’observerais ce que pratiquent les religieux lesplus exacts et les plus zélés, ceux dont laconscience est la plus délicate dans chaque ordremonastique et dans les couvents, et tout ce queces religieux exemplaires regarderaient comme neconcordant point avec la simplicité des habits, descellules et des meubles, je l’estimerais commesuperflu et je déciderais que l’on doit s’en défaire.

294. – Pour ce qui est de la deuxièmecondition, je dirais que comme c’est une vraierichesse de ne manquer d’aucune chose nécessaireà son état, de même il n’est rien qui s’accordemieux avec la pauvreté religieuse que de sentir laprivation de quelque objet nécessaire. Et puis s’ilne manquait jamais à un religieux ou à unereligieuse rien de ce qui est nécessaire à son étaten fait de nourriture, d’habillement, de mobilierde sa cellule, de ce qu’il lui faut dans son emploi,en quoi donc consisterait le mérite de lapauvreté ? En quoi imiterait-on celle du divinSauveur ? Que ces personnes examinent bientoute la vie de Jésus-Christ, comme l’a fait saintCyprien que nous avons déjà cité, et elles verrontde combien de choses nécessaires il fut toujoursprivé. Si elles jettent un simple regard sur l’établede Bethléem où il naquit, elles n’y trouveront niberceau pour le recevoir, ni feu pour leréchauffer. Si elles considèrent en esprit l’intérieurde la maison de Nazareth où il vécut, elles la

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verront dépourvue de tout ce qui y sembleraitindispensable et peu différente d’une vilechaumière. Si elles envisagent le divin Sauveur àl’époque de sa prédication, elles le verront sans untoit pour se mettre à l’abri, sans aucune espèce deressource matérielle. Si [248] enfin elles portentles yeux sur la croix, elles le verrent dépouillé deses propres vêtements, et mourant dans undénuement complet en présence de tout le peuplede l’ingrate Jérusalem. Donc toute personneengagée dans un ordre religieux doit se réjouirlorsqu’il lui manque certaines choses dont elleaurait besoin, et comprendre, qu’avec ce faiblesacrifice de la sainte pauvreté, elle se rend enquelque chose semblable à son divin Maître ets’enrichit de trésors impérissables pour mériter lacouronne immortelle. Elle ne doit donc pass’exhaler en plaintes comme le font certainsreligieux imparfaits qui murmurent contre leséconomes sans prévoyance, contre les supérieurssans vigilance, et contre les frères servants qui neles traitent pas à leur gré.

295. – Maintenant passons à la troisièmecondition. J’ai déjà prouvé, dans le troisièmechapitre, que la pauvreté d’esprit consiste à sedétacher de toute espèce de bien temporel, dufond de son cœur, et que c’est ici que réside toutel’essence de cette vertu. Qu’on ne vienne pas direque l’attache aux objets de minime importance nemérite presque pas qu’on y fasse attention, car on

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ne peut pas ignorer que toute affectiontemporelle petite ou grande est un obstacle àl’avancement spirituel. Que vous reteniez unoiseau par un fil menu ou par un fort lien, il n’ensera pas moins captif dans vos mains et il nepourra pas voler librement dans les airs, nis’élever rapidement vers les régions supérieuresde l'atmosphère. Il en est ainsi de notre cœur, s’ilest retenu captif par le démon, soit par une petiteattache aux biens de ce monde, soit par unecupidité effrénée pour les richesses. Ce cœur nesera pas libre de s’envoler vers Dieu et de s’éleverà la perfection. Il pourra beaucoup moins encoreposséder la pauvreté d’esprit qui ne peutabsolument s'allier dans un cœur avec unattachement quelconque. Si donc le directeur estchargé de diriger des religieuses ou d’autrespersonnes du monde, qui se soient consacrées àDieu par un vœu de pauvreté parfaite, il doitveiller à ce qu’elles l'observent strictement, nonseulement quant à la substance, mais encore envue de la perfection, en leur inculquant à proposles enseignements qui viennent d’être exposésd’une manière succincte.

296. – QUATRIÈME AVERTISSEMENT. IL m’estarrivé bien des fois de rencontrer des confesseursde religieuses qui accordaient sans difficulté àleurs pénitentes la permission de donner et de[249] recevoir divers objets et qui plus est del'argent. Je ne sais pourtant en vertu de quel droit

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ces confesseurs agissaient de la sorte ; car, si leurssupérieurs légitimes leur avaient accordé cettefaculté, je conviendrais bien qu’en cela ils n’ontpas dépassé leur pouvoir ; mais d’autre part sicette concession n’avait pas lieu, des permissionsde cette nature sont nécessairement illégitimes etde nulle valeur. La raison en est que la religieuseayant fait profession devant ses supérieurs et nonpas devant ses confesseurs, elle est obligée d’obéiraux premiers et de reconnaître leur autorité, et n’aaucune permission à recevoir des seconds en cequi regarde l’usage des biens temporels. C’estdonc aux supérieurs et non point aux confesseursqu’il appartient d’accorder les permissions dont ils’agit.

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ARTICLE VIII.

Obstacles qu’oppose à la perfection chrétienne l’appétitdésordonné de la gloire et des honneurs du monde.

CHAPITRE I. ON Y ÉTABLIT LA DIFFÉRENCE QUI EXISTE ENTRE L’AMBITION ET LA VAINE GLOIRE, ET EN QUOI CONSISTE LA MALICE DE CES DEUX VICES.

297. – Parmi les objets du dehors qui parleurs charmes attrayants font une guerreincessante à notre avancement spirituel, outre lesrichesses dont nous avons parlé, il faut encoreplacer l’honneur et la vaine gloire. Les richessesnous attirent par l’éclat de l’or et de l’argent etnous éloignent de Dieu ; l’honneur et la vainegloire nous séduisent par leurs futiles splendeurs.Si les richesses mettent un grand obstacle à notreavancement dans la perfection, comme on l’a vudans le précédent article, les deux autres en sontla ruine, comme on va le voir dans le présentarticle.

298. – Il me faut d’abord expliquer ce quej’entends par ce terme d’honneur et par cette autreexpression de gloire, parce qu’enfin on pourrait lesconfondre comme si ce n’était qu’une seulechose, tandis que réellement ce sont deux chosesfort différentes. Je dois en outre expliquer quellessont les passions de [250] l’homme qui courent sifollement après ces deux fantômes trompeurs del’honneur et de la gloire d’ici-bas, et dire en quoi

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consiste le désordre de ces deux affectionsmondaines. L’honneur, dit saint Thomas, n’estautre qu’un certain respect, une certainedéférence dont on use envers une personne, pourreconnaître sa supériorité. Honor importat quamdamreverentiam alicui exhibitam, in protestationem excellentiæejus (2, 2. Qu. 191, art. 1). Ainsi, quand nousfléchissons le genou, ou quand nous nousinclinons et que nous faisons tout autre acte derespect en présence d’un roi et en général de tousles souverains, ou autres grands personnages, celas’appelle reconnaître leur éminente dignité, et deces marques extérieures de profondeconsidération résulte l’honneur. Selon le mêmesaint Docteur, la gloire est la manifestation dequelque œuvre éclatante qui est l’objet d’unhommage rendu à celui qui est l’auteur de cetteaction, et lui attire l’estime et la louange, soit quecela regarde les qualités extérieures, soit que celase rapporte aux prérogatives de l’esprit. Nomengloriæ proprie importat manifestationem alicujus operis,quod apud homines decorum videtur, sive illud sit bonumcorporale aliquod, sive spirituale. (2, 2. Qu 132, art 1).Ainsi, quand on proclame la victoire remportéepar un général d’armée, quand on publie un actehéroïque de pardon généreusement accordé parun chrétien à son ennemi juré, il résulte une gloirepour ceux qui sont les auteurs de ces bellesactions ; parce que, connues du public, ellesattirent au premier une renommée de valeur

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militaire et au second une réputation de vertu oude sainteté.

299. – Après avoir posé ces prémisses, nousdisons que, d’après le Docteur angélique dontnous développons la doctrine, la passion ou vicede l’ambition est un appétit déréglé de l'honneurqui excite la personne à un ardent désir d’obtenirdes hommages qu’elle croit dus à quelqueexcellente qualité dont elle est douée. Ambitioimportat appetitum inordinatum honoris. (2, 2. Qu. 131,art. 2). Le vice de la vaine gloire est un désireffréné de gloire qui fait que la personne souhaitevivement que telle action illustre de sa vie soithautement publiée à cause de l’estime et deslouanges que cette manifestation peut luiprocurer. Ainsi la vaine gloire a pour objet lagloire mondaine, tandis que l’objet de l’ambitionest l’honneur. Mais comme on peut désirerl’honneur et la gloire dans de bonnes intentions et[251] sans qu’il y ait rien de vicieux, le saintDocteur nous démontre ensuite en quoi consistece qu’il y a de désordonné dans ces deux passionsvicieuses.

300. – En parlant de l’ambition, saint Thomasfait consister en trois choses ce qu’elle offre dedésordonné : Premièrement, lorsque quelqu’unsouhaite des hommages qui surpassent sesmérites et seraient au-dessus des prétentionsauxquelles il doit se restreindre pour que ceshommages soient un témoignage légitimement

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fondé. Secondement, quand on s’approprie toutl’honneur, sans le rapporter à Dieu auquel il estdû, puisque c’est de lui que nous vient tout ce quipeut nous faire honorer et estimer.Troisièmement, quand l’esprit se repose avec unsentiment d’égoïsme sur l’honneur qu’on reçoit,comme sur une fin suprême, sans songer à cequ’il peut y avoir d’utile et d’avantageux pour leprochain. Tripliciter autem appetitum honoris contingitesse inordinatum. Uno modo per hoc, quod aliquis appetittestimonium de excellentia, quam non habet, quod estappetere honorem supra suam proportionem. Alio modoper hoc, quod honorem sibi capit, non referendo in Deum.Tertio, per hoc quod appetitus ejus in ipso honore quiescit,non referens honorem ad utilitatem aliorum. (2, 2. Qu.191, art. 1). Si done quelqu’un désire un honneurqui lui est dû, en le reportant à Dieu pleinementet avec une affection sincère, en se proposant lebien spirituel ou temporel du prochain, on nesaurait lui appliquer le reproche d’ambition, parcequ’il agit avec de très-bonnes intentions, sansaucun des sentiments déréglés plus haut signalés.Telle est la conduite que tiennent les princes sageset vertueux qui exigent de leurs sujets leshonneurs qu’on leur doit, parce que ces princessavent que ces hommages sont nécessaires au bongouvernement de leurs États, et se regardentcomme les lieutenants du Roi des rois, auquel serapportent en définitive les hommages qu’on rendà leur personne. Il ne faut pourtant pas omettre

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de dire que ceux qui ne sont pas élevés en dignitéet n’occupent pas des charges éminentes, nepeuvent pas licitement désirer ces tributs deconsidérations et d’hommages, moins bien encoreles provoquer, parce que ces positions élevéesattirent principalement l’honneur à celui qui enest investi, et qu’il est plutôt un hommage rendu àla place même qu’à l’excellence personnelle dutitulaire. Ainsi, il est extrêmement difficile dedésirer ces distinctions brillantes sans qu’il s’y[252] mêle des affections désordonnées. Il estdonc également difficile de ne pas tomber dans levice de l’ambition, en ouvrant son cœur à desemblables désirs. On peut même tomber dans laprésomption, quand on occupe de hautespositions, sans être doué des qualités qui enrendent digne.

301. – Ensuite, quand il parle de la vainegloire, le saint Docteur reconnaît trois affectionsdéréglées dans la recherche de la gloire, et ellesressemblent beaucoup à celles qui regardentl’ambition dont l’honneur est le but. Uno modo exparte rei, de qua quis gloriam quærit, puta, cum quisquærit gloriam de eo, quod non est gloria dignum, sicut dere fragili et caduca. Alio modo ex parte ejus, a quogloriam quærit, puta hominis cujus judicium non estcertum. Tertio modo ex parte ipsius, qui gloriam appetit,qui videlicet appetitum gloriæ suæ non refert in debitumfinem, puta ad honorem Dei, et proximi salutem. (2, 2.Qu. 192, art. 1). Le premier désordre du vice de la

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vaine gloire consiste donc en ce qu’une personnecherche la gloire dans un mérite qu’elle n’a pas,ou dans une action louable qu’elle n’a pas laite, oubien encore à rechercher la gloire pour une actiondénuée de valeur et nullement digne de louange.Le second désordre se trouve dans la recherchede la gloire auprès des hommes dont le jugementn’est pas sûr et qui souvent louent ce qui ne lemérite pas, et quelquefois même ce qui est diguede blâme. Le troisième désordre provient de cequ’on n’attribue pas à Dieu toute la gloire qui luiappartient en entier, comme le déclare l’Apôtre :Soli Deo honor et gloria. (1, ad Timoth., cap. 1, 17), etquand on ne recherche pas non plus cette gloirepour l’avantage du prochain, en se la réservantexclusivement pour soi-même, comme une chosequ’on ne doit partager avec qui que ce soit. Il suitde tout cela que quiconque désire une gloirepurifiée de toutes ces affections vicieuses etblâmables, une gloire qui s’applique uniquement àdes actes honnêtes et dignes de louange, ne doitpoint la rechercher comme sienne propre, maiscomme appartenant à Dieu et utile au prochain,au salut duquel cette gloire peut être avantageuse.Avec de pareils sentiments, on ne s’expose pointau péché delà vaine gloire.

302 – Maintenant que le lecteur a biencompris non-seulement quelle est la différencequi existe entre l’ambition et la vaine gloire, maisencore combien il peut exister de désordre [253]

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dans ces deux vices, nous allons montrer combienl'un et l'autre sont des obstacles à la perfectionchrétienne. Dans le chapitre suivant nous verronsd'une manière succincte jusqu'à quel pointl'ambition fait la guerre à notre perfection, et dansles autres chapitres nous parlerons d’une guerreencore plus acharnée que la vaine gloire fait àcette même perfection.

CHAPITRE II. ON Y MONTRE QUELLE GRANDE

GUERRE FAIT À L’HOMME SPIRITUEL LA PASSION DE L’AMBITION.

303. – Ce désir effréné de l'honneur, qu’onnomme vulgairement ambition, livre de siterribles combats aux personnes qui veulentmarcher dans la voie de la perfection et met unobstacle tellement grand à leur avancement que,selon ce qu'en disent les SS. Pères, plusieursd’entre eux étant venus à bout, grâces à leursefforts victorieux, de surmonter tous les autresvices, finirent par être subjugués et vaincus parcette passion. Écoutons ce que dit à ce sujet saintAmbroise : Hoc ipso periculosior ambitio est, quodblanda quædam est consiliatricula dignitatum ; et sæpequos vitia nulla delectant, quos nulla potuit movereluxuria, nulla avaritia subvertere, facit criminosos, (Lib.IV, in Luc. cap. 4). Ce saint Docteur parle, commeon voit, très-clairement. Il dit, en effet, quel'ambition est le plus dangereux de tous les vices ;parce qu’elle attire doucement, et invite avec un

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charme séducteur à rechercher les dignités. Ilarrive souvent de là que plusieurs hommes que laluxure n'avait pu souiller, que l'avarice n'avait pusubjuguer, qu’aucun autre vice n’avait pu vaincre,deviennent à la fin esclaves de l’ambition et serendent ainsi coupables aux yeux de Dieu. SaintJean Chrysostôme est du même sentiment, maisses expressions sont plus énergiques. Adcæcatmentis intuitum præsentis gloriæ furor ; nam pecuniasquidem contemnere, volenti satis est facile ; honorem autema multis collatum despicere, multi laboris indiget, magnæsapientiæ, angelicæ cujusdam animæ ipsum cœlestistestudinis verticem tangentis. Non est enim, non est,inquam vitium ita tyrannicum, et ubique dominans.(Homil. 43, ad popul. Antiochenum). [254]L’ambition, dit saint Jean Chrysostôme, aveuglenos âmes. Le mépris des richesses est facile àcelui qui ne veut pas en avoir le souci. Mais lemépris de l’honneur qu’un grand nombre depersonnes peut déférer est une chose très-difficile. C’est uniquement le propre de certainespersonnes angéliques, douées d’une grandesagesse et dont le front va presque toucher lesétoiles. Non, revient à dire le Saint, il n’existe pasde vice plus tyrannique, car il triomphe de tousles cœurs et les soumet tous à son empire.

304. – Saint Cyprien envisage cet objet sousun point de vue particulier. En parlant despersonnes vouées au service de Dieu et obligéesplus que d’autres à pratiquer tous les actes d’une

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sincère piété, il dit que l’ambition asservit mêmele cœur des prêtres, et que c’est dans le sanctuairede leur conscience qu’elle se blottitfrauduleusement. Etiam in sinu sacerdotum ambitiodormit ; ibi sub umbra recubat, in secreto thalami sefraudulenter occultat. (Serm. de jejun. et tentat.). Il n’enest cependant aucun parmi les SS. Pères qui aitcreusé si profondément ce sujet que saintBernard, pour faire ressortir au grand jour toute lamalice de l’ambition. Il s’attache à dépeindre cevice tel qu’il est en lui-même ; il en fait le portraitparfaitement ressemblant, en disant de ce vicetout ce qu’il est possible d’y trouver de plusabominable. Ambitio subtile malum, secretum virus,pestis occulta, doli artifex, virtutum ærugo, tineasanctitatis, excæcatrix cordium, ex remediis morboscreans, generans ex medicina languores. (In Psalm. 90).L’ambition, dit le Saint, est un mal subtil quis’insinue partout, c’est un poison caché, c'est unepeste intérieure de l’âme. C’est elle qui invente lesperfides ruses, qui enfante l’hypocrisie, qui faitnaître l’envie, qui est la mère de tous les vices.C’est elle qui fomente toutes les scélératesses, quiest la rouille des vertus, la teigne qui ronge lasainteté. C’est elle qui aveugle les cœurs, c’est ellequi change en poison les remèdes et qui de cesremèdes mêmes fait sortir les maladies. Que lelecteur considère bien ce portrait peint parl’habile pinceau de saint Bernard et qu’il me dise

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ensuite s’il y a un monstre plus affreux que cevice qu’on puisse rencontrer dans ce monde.

305. – C’est donc avec raison que les Saintsqui, selon saint Jean Chrysostôme, s'élevèrent, parleurs héroïques vertus, jusqu’aux astres,proféraient une si grande horreur pour les postes[255] éminents, pour les honneurs et les dignités,parce qu’ils craignaient de devenir la proie de cethorrible monstre de l’ambition, et d’en êtredévorés. Saint Grégoire, comme on le lit dans savie, ayant été élu pape et chef de l’Égliseuniverselle, courut se cacher dans une sombrecaverne, pour se dérober aux splendeurs de cettesublime dignité. Ensuite, ayant été découvert parune colonne lumineuse de feu, et porté, malgrélui, sur le trône pontifical, il supplia, par deslettres pressantes, l’empereur Maurice de ne pointconsentir à son élection, afin que, si elledemeurait non-avenue, il se trouvât dégagé de ceshonneurs qu’il redoutait. (Joann. diacon. in vita S.Gregorii). S. Jean Chrysostôme, pour se soustraireaux dignités ecclésiastiques, alla se cacher dans lesdéserts et mener une vie érémitique. Ayantpourtant été découvert par Flavien inspirémiraculeusement, il fut consacré prêtre et puisforcé de monter sur le trône archiépiscopal deConstantinople. (Metaphrast. in vit. S. Joann.Chrysost.). Saint Ambroise, proclamé par le peupleet par l’empereur régnant, comme archevêque deMilan, partit secrètement de cette ville et prit la

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fuite. Mais Dieu, par un trait extraordinaire de saprovidence, guida sa route de telle manière que lelendemain matin, après un long espace dechemin, par lui mesuré, il se trouva à la porte dela cité même d'où il avait prétendu s’enfuir.(Paulin. in vita S. Ambros.). Saint Jérôme détestaitles honneurs à un tel point que, étant promu ausacerdoce, il s’abstint d’exercer les actes de sonministère dans la communauté monastique où ilvécut longtemps. (Epiph. Epist. ad Joannem). Lesaint ermite Ammon, craignant d’être sacréévêque, se coupa une oreille afin de se rendreindigne du caractère épiscopal, par le moyen decette difformité. (Pallad., hist. Lausic., cap. XIX).Saint Malachie, ayant été élu évêque, refusaconstamment cette dignité, et ce refus était siobstiné qu’on fut obligé de le menacerd’excommunication s’il ne se décidait pas àaccepter cette dignité. (S. Bernardus in vit. S.Malachiæ). Mais je n’en finirais pas si je voulaisfaire ici l’énumération de toutes ces âmes élevéesqui refusèrent les honneurs avec beaucoup plusde répugnance que d’autres n’ont del’éloignement pour l’infamie, l’opprobre et leblâme. Ces personnages savaient combien il estdifficile de se voir environné d’hommages et dene pas laisser quelque issue à l’ambition, et de nepas s’exposer à être jeté hors de la route de laperfection par quelque transport violent de cevice. Ils [256] regardaient donc les hautes dignités

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comme autant de pierres d’achoppement qui, pluselles ont de hauteur, plus elles font tomber, avecune facilité proportionnée, dans quelque profondabîme.

306. – Mais, en attendant, qu'en disent-ils decette vérité, tant de gens du monde qu’elle devraitéclairer et qui, néanmoins aveuglés du vain éclatdes honneurs, courent en foule après eux, etplacent toute leur félicité à se voir entourés durespect de leurs semblables, sur cette misérableterre ? Qu’en disent-ils, tant de gens d’Église quine désirent rien tant que de parvenir à un posteélevé dans la maison de Dieu ? Ils dirigent, versce but, toutes leurs études ; leurs fatigues ne seproposent point d’autre fin, toute leur industries’y consume. Pour y arriver, ils emploient le bonvouloir de leurs amis, la protection des grands, etsi, après mille intrigues, ils l’obtiennent, ils sedélectent dans cette position, ils sont aussisatisfaits que s’ils étaient arrivés au centre de leurfélicité. Qu’en disent-ils, tant de religieux qui,après avoir ioulé aux pieds les honneurs de cemonde, les recherchent cependant avec une sigrande avidité dans leurs ordres respectifs,ambitionnent les charges, les dignités, les placesles plus distinguées dans l’étroite enceinte de leurscloîtres, et s’ils n’arrivent point à leur but,perdentia sérénité, le calme de leur conscience aumilieu des peines, des murmures et des plaintesqui les torturent. Comment peut s’accorder, avec

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cet esprit d’ambition, cet autre esprit deperfection dont ces religieux sont cependanttenus de se pénétrer ?

CHAPITRE III. ON Y DÉMONTRE QUE LA VAINE GLOIRE EST UN DES PLUS REDOUTABLES ENNEMIS DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE, PARCE QU’ELLE CORROMPT ET INFECTE TOUS SES ACTES ET LEUR DONNE LA MORT.

307. – Donner la mort à un homme, ce n’estautre chose que séparer son âme de son corps parquelque acte de violence, en sorte que ce qui étaittout-à-l’heure un homme vivant ne soit plusqu’un cadavre qui a bien, si vous voulez, encoreun extérieur d’homme, mais qui pourtant n’en estplus un. C’est l’effet que produit la vaine gloiresur tous les actes de vertu que produit celui quiest atteint de ce vice. Il lui enlève tout ce qui,dans [257] ses actes, est par lui-même bon,surnaturel, méritoire, saint, et le change en uncadavre de vertu qui présente, aux yeux deshommes, une apparence de vitalité qui plaît ; maisqui, aux yeux de Dieu, n’offre qu’un objethideux ; en un mot, la vaine gloire tue tout celapar le doux poison des convoitises qu’elle excite.Que l’on fasse une aumône, à l’instant même oùon accomplit cet acte, la vaine gloire arrive et lecorrompt. Ceux qui en sont témoins l’estimentune œuvre sainte, mais Dieu la considère commeune action abominable, parce que la vanité en a

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enlevé tout ce qu’il pouvait y avoir de vertueux,de saint, de méritoire ; elle en a enlevé l’âme et ena fait un cadavre qui a toute l’apparence de la vie,mais qui, néanmoins, n’est qu’un vice. On doit endire autant de tous les autres actes de laperfection chrétienne. La raison de tout ceci estévidente ; car nos bonnes œuvres sont animées decette fin sainte qui est le mobile de celui qui lesfait ; et de ce mobile, uni avec la grâce intérieure,ces œuvres tirent ce qu’elles ont de surnaturel, cequ’elles ont de splendeur, ce qu’elles renfermentde méritoire. Dès que la vaine gloire intervient,elle altère la bonne intention qui vivifiait cesœuvres et y substitue une fin vicieuse qui tue etanéantit tout ce qu’il y avait de bon.

308. – C’est pour cela que le divin Sauveur,quand il parle de ceux qui, en faisant l’aumône,font sonner de la trompette devant eux, tubacanunt ante se ut honorificentur ab hominibus (Matth. 6,2), et qui en jeûnant affectent une grande austéritésur leur visage pour révéler au prochain leursœuvres de macération, exterminant facies suas, utappareant hominibus jejunantes, dit que ces personnesont déjà reçu leur récompense et qu’il n’y en a paspour elles dans une autre vie, receperunt mercedemsuam. C’est parce que la vaine gloire a exalté leursœuvres et les a privées de tout le mérite qu’ellespouvaient avoir, les a rendues semblables à descadavres hideux que l’œil de Dieu repousse et qui,loin de s’attirer une juste récompense, ne

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provoquent au contraire qu’un châtiment. Ilarrive à ces malheureux ce qui advint à Ézéchiasqui, étalant avec orgueil aux yeux desambassadeurs de Babylone les riches trésors deson palais, entendit sortir de la bouche duprophète inspiré de Dieu cette terrible sentence,qu’en punition de cette vanité tous ces trésorsqu’il montrait avec tant de complaisance luiseraient totalement enlevés : Auferentur omnia, quæsunt in domo tua, [258] et quæ condiderunt patres tuiusque in diem hanc, in Babylonem : non remanebitquidquam, ait Dominus, (4 Reg. 20, 17). De mêmequand nous mêlons la vaine gloire à nos bonnesœuvres, nous sommes dépouillés de toutes cesrichesses spirituelles qui pouvaient être le résultatde ces mêmes œuvres, et elles ne seront d’aucuneutilité pour nous ni dans cette vie ni dans l’autre.

309. – On lit dans l’histoire de l’ordre deCiteaux, qu’il y avait un religieux doué d’une très-belle voix et qui avait une grâce toute particulièredans sa manière de chanter. Ce malheureux,abusant cependant de ces dons, mêla auxlouanges de Dieu qu’il chantait dans le chœur undésir déréglé de sa propre louange, et il secomplaisait beaucoup plus dans l’honneur que luiprocurait sou habileté dans le chant, que dansl’honneur qui devait en appartenir à Dieu seul.Mais le Seigneur voulut manifester aux autresmoines combien lui étaient peu agréables ceslouanges qui sortaient de la bouche de cet homme

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plutôt pour satisfaire sa propre vanité, et combiences beaux chants étaient vides de toute espèce demérites. Un matin donc, lorsque ce religieux avaitterminé l’intonation d’un répons, Dieu fitapparaître au milieu du chœur un petit maure qui,en chantant et applaudissant des deux mains lemoine orgueilleux, avec des gestes de théâtre, semit à dire à haute voix : O bene cantavit, optimecantatum est. Oh ! le beau chant, oh ! comme cemoine a parfaitement chanté ! Le lecteur doitcomprendre par ceci combien plaît au Seigneur lechant de ses louanges, surtout quand c’est encompagnie de plusieurs de ses serviteurs.Pourtant si la vaine gloire vient y mêler sonpoison, il n’est rien qui choque plus ses oreilles etqui au contraire soit plus agréable à celles dudémon. Tant est pestilentiel ce poison par lequelce vice donne la mort à toutes les bonnes œuvres.Je dirai donc avec saint Basile : Fugiamus inanemgloriam, dulcem spiritualium operum spoliatricem, tineamvirtutum, blandissimam bonorum nostrorumdeprædatricem, eamdemque mellis illitu fraudis sui venenicoloratricem, et mortiferi hominum mentibus poculiporrectricem. (Constitut. Monach. cap. 11). Fuyons lavaine gloire, dit le saint Docteur ; elle est la teignequi ronge les vertus ; c’est une ennemie pleine deséductions, et par elle ce poison s’introduit dansnos âmes qu’elle dépouille, en la caressant, detoutes ses bonnes œuvres. Elle souilleadroitement toutes nos richesses spirituelles, elle

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présente une coupe [259] enchanteresse pleined’une liqueur qui donne la mort ; cette liqueur estrendue suave par le doux miel de la complaisance,et cette trompeuse suavité empoisonne le cœur etl’esprit.

CHAPITRE IV. ON Y MONTRE QUE LA VAINE GLOIRE EST GRANDEMENT ENNEMIE DE LA PERFECTION, PARCE QU’ELLE COMBAT CELLE-CI AVEC LES SEPT VICES DONT ELLE EST LE CHEF.

310. – Saint Thomas, partageant le sentimentde saint Grégoire, ne place pas l’orgueil aunombre des péchés capitaux ; mais il dit que c’estplutôt la source d’où découlent tous les péchéscapitaux qui marchent à sa suite et lui forment unaffreux cortège. Au lieu de l’orgueil, il place parmiles vices capitaux la vaine gloire comme étant sonaînée. Gregorius autem in libro trigesimo primomoralium superbiam ponit reginam omnium vitiorum, etinanem gloriam, quæ immediate ab ipsa oritur, ponitvitium capitale ; et hoc rationabiliter (2, 2. Qu. 132. art.4 et Qu. 162). Après avoir posé ainsi la question, lesaint Docteur arrive à nous représenter la vainegloire comme une hydre dont les flancsempoisonnés donnent le jour à sept autres vices,nouvelles hydres qui s’élancent à l’attaque de laperfection chrétienne. Dicendum, quod ut supradictum est, illa vitia quæ de se nata sunt ordinari adfinem alicujus vitii capitalis, dicuntur filiæ ejus. Finisautem inanis gloriæ est manifestatio propriæ excellentiæ.

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Ad quod potest homo tendere dupliciter, uno modo directe,sive per verba, et hæc est jactantia ; sive per facta, etc. (2,2. Qu. 132. art. 4). Les vices, dit le saint Docteur,qui ont pour but quelque péché capital, sont sesenfants ; on peut aussi dire que ce sont lesbranches et les rameaux de ce tronc maudit. Or ily a sept vices qui tendent directement ouindirectement à la manifestation vaniteuse del’excellence qu’on s’attribue, et c’est là l’unique finque se propose avec toute l’ardeur de sesconvoitises la vaine gloire. Il y a donc sept vicesqui ont pour mère cette hydre infernale, septrejetons de cette racine empoisonnée. La jactanceproclame directement ses prétentions à l’estimepar la parole, la présomption agit de même pardes faits, l’hypocrisie y procède par desmensonges en étalant pompeusement des qualités[260] spirituelles qui n'existent pas. Puis on tendd’une manière indirecte à faire ressortir sa propreexcellence quand on veut faire voir qu’on n’estpas inferieur aux autres, et cela se reconnaîtd’abord, en ce qui touche l’intelligence, à uneopiniâtreté qui fait abonder avec obstination dansla manière de voir à laquelle on tient, sans vouloirse soumettre aux avis des autres, quoiqu’ils soientpréférables. En ce qui touche la volonté, cela semanifeste par la discorde qui fait qu’on ne veutpas céder à sa propre volonté, afin de se mettreen harmonie avec celle des autres. En ce quiregarde les disputes, quand on se livre à des

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emportements bruyants et à des irritationsdéraisonnables pour soutenir ce qu’on a avancé.En ce qui a rapport aux actes, parl’insubordination en ne voulant pas se soumettreà ses supérieurs. Ainsi donc, selon le Docteurangélique, de cette maudite racine de la vainegloire sortent ces sept brandies pernicieuses quisont la jactance, la présomption, l’hypocrisie,l’obstination, la discorde, la contradiction et ladésobéissance. Le lecteur peut maintenant jugercombien la vaine gloire est ennemie de laperfection ; puisque, liguée avec les sept vices, ellelui fait la guerre et s’efforce de la terrasser par lafuneste puissance qui lui est propre, et par celledes vices qui la secondent. Qu’il juge si unepersonne vouée à la vie spirituelle est capable d’yfaire quelques progrès tant qu’elle n’extirpe pointde son cœur jusqu’à la dernière fibre cette racineempoisonnée qui produit tant de maux.

311. – C’est pour cela que le divin Sauveurvoyant ses disciples remplis de complaisance poureux-mêmes et pleins d’une vaine satisfaction envoyant les démons leur obéir et se soumettre àleurs ordres, les reprit sur-le-champ en lesavertissant de se garder de cette affectiondépravée, parce qu'il connaissait très-bien quelsétaient les pernicieux effets qu’elle pouvaitproduire en se développant au fond de leur cœur.Verumtamen in hoc nolite gaudere, quia spiritussubjiciuntur vobis. (Lucæ 10, 20). Ensuite Notre-

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Seigneur leur inspira une frayeur salutaire en leurmettant sous les yeux le terrible exemple deLucifer précipité du Ciel par le sentiment decomplaisance pour lui-même, à la vue de seshautes prérogatives : Videbam Satanam, sicut fulgurde cœlo cadentem, comme nous le prouvel’explication que nous donne saint Cyprien de cesparoles : Gloriabantur aliquando discipuli, etcomplacebant sibi in miraculis [261] congratulabundi,quod eis etiam dæmones obedirent ; sed repressa estincrepante Domino simplicitatis eorum præsumptio.Videbam, inquit, Satanam descendentem de cœlo. Hisverbis eorum animis intimans... quia ante hominisconditionem superbientis diaboli ruinam vidit. (Serm. dejejun. et tentat.). Il faut remarquer ici combien ondoit redouter toute affection de vaine gloire,quand on voit notre divin Maître si doux, si pleinde bonté surtout envers ses disciples, lorsqu’endécouvrant en eux ce penchant à la vaine gloire, ilcroit devoir les effrayer par cette chute de Luciferprécipité des sommités des cieux dans lesprofonds abîmes ; quand on voit ce divin Sauveurles menacer indirectement d’une pareille chute enles faisant déchoir du degré d’honneur auquel illes avait élevés, si à l’avenir ils n’avaient pas soinde se préserver d’une telle vanité.

312. – Il comprenait parfaitement bien cettegrande vérité, ce saint moine que l’abbé Pasteuravait placé à la tête de ses disciples et qu’il leurproposait comme un modèle à suivre dans cette

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fuite de l’estime et des louanges des hommes, etdans celle de la vaine gloire qui en est le résultatordinaire. (In lib. Sentent. Patrum, § 18). Ce moinehabitait dans une petite cellule non loin deConstantinople, au sein de la plus grandeindigence, absolument retiré de toute société et selivrant à un genre de vie extrêmement austère.L’empereur Théodose, ayant entendu parler de luiet de ses éminentes vertus, désira le voir ets’entretenir tête à tête avec lui. Ce prince s’étantdonc séparé de sa garde et de tout le cortège quil’accompagnait, entra dans la cellule de ce bonreclus sans se faire connaître. Après quelquesinstants d’entretien, Théodose remarquant quedans cette pauvre demeure il n’y avait quequelques pains secs, lui demanda de prendre aveclui quelque nourriture. Le bon ermite aussitôt mitsur la table un pain, de l’eau et du sel, selon sacoutume, et se mit. à manger avec son hôte. À lafin de ce repas très-frugal, l’empereur se fitconnaître en cette qualité. L’ermite, tout confus,se prosterna aussitôt à ses pieds pour témoignerd’abord son profond respect et pour lui faireensuite des excuses sur ce qu’il l’avait si mal reçudans sa pauvre demeure. L’empereur le releva deses propres mains et se montra complètementsatisfait de l’accueil simple et cordial qu’il avaitreçu de l’ermite, en lui disant qu’il enviaitbeaucoup son sort, et puis il se retira. Après ledépart du prince, notre saint moine se prit à

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réfléchir qu’après [262] cette visite du princeafflueraient bientôt vers sa pauvre retraite desgens de toute sorte, nobles et plébéiens, et quetous les courtisans, à l’exemple de leur empereur,voudraient aussi le visiter. La crainte commença àentrer dans son âme en considérant que cetempressement de tant de personnes qui luitémoigneraient leur estime, pourraient fournir audémon l’occasion de le tenter de vaine gloire etqu’il pourrait bien lui-même prendre goût à cetteestime et à ces éloges qu’on lui prodiguerait. Ilpensait que de tout cela pourrait résulter unrefroidissement de vertu et peut-être même saruine spirituelle. C’est pourquoi, sans autre retard,Pasteur quitta dès la nuit suivante sa pauvreretraite et s’enfuit en Égypte pour y vivre enqualité d’anachorète et inconnu de tous les autresSS. Pères du désert. Oh ! combien ce vénérablecénobite comprenait de quels vices, de quelsmaux déplorables la vaine gloire est la source tropféconde, puisqu’il se déroba avec tant de soin àtoute estime, à toute louange, à tout hommagequi aurait pu en faire naître les feux dévorantsdans son cœur ! Il n’agissait pas commetant depersonnes vivant dans une spiritualité imparfaitequi, au lieu de soustraire aux regards des autres lesqualités dont elles sont douées, les étalent aucontraire, souvent même les révèlent avec unepompeuse ostentation, qui enfin, au lieu d’éviterles louanges, font tous leurs efforts pour se les

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attirer. Est-il donc étonnant qu’elles s’ycomplaisent, qu’elles s’en enorgueillissent àoutrance, et qu’enfin cette vaine gloire leur fasseperdre tout sentiment de véritable et sincèrespiritualité ? Evanescunt in cogitationibus suis ?

CHAPITRE V. ON Y MONTRE QUE LA VAINE GLOIRE EST UNE ENNEMIE PRESQUE INVINCIBLE

DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE.

313. – Après avoir montré combien la vainegloire est ennemie mortelle de la perfectionchrétienne, et quels sont les vices avec lesquelselle fait alliance pour lui faire cette guerreimplacable, je dis maintenant que la vaine gloireest un ennemi presque invincible, car il est siperfide que non-seulement il ne se laisse passubjuguer par des actes de perfection, mais [263]qu’encore ces actes mêmes l'alimententquelquefois et lui donnent de la vigueur pourcombattre la perfection elle-même. Il n’est pas device, comme le dit si bien saint JeanChrysostôme, qui n’ait pour adversaire quelquevertu qui finit par le vaincre et qui, enfin, à forcede résistance, ne vienne pas à bout d’entriompher. La fornication a pour adversaire lachasteté, l’orgueil trouve un ennemi dansl’humilité, la colère dans la mansuétude, l’avaricedans la libéralité, l’envie dans la charité, la paressedans la ferveur de la piété. La vaine gloire seulen’a pas de vertu qui lui soit opposée et qui puisse

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en être victorieusement abattue, car quel que soitle bien qu’on fasse pour la dompter, elle en prendjustement occasion de se soulever, et les actesd’humilité, qui devraient cependant réprimer soninsolente rébellion, ne servent à la fin qu’à luidonner encore plus d’audace, par le moyen descomplaisances vaines qu’elle excite dans le cœur.Le saint Docteur en donne une dernière raison,en disant que s’il est vrai qu’un mal quel qu’il soit,tire son origine d’un autre mal, il est égalementconstant que, seule, la vaine gloire tire la siennedu bien même, et qu’ainsi, loin d’être domptée etvaincue par les bonnes œuvres, ce sont elles aucontraire qui la fomentent. Omnia mala quæ sunt, inmundo, habent contraria bona, per quæ superentur ; utputa fornicatio castitatem, superbia humilitatemy

iracundia mansuetudinem, et nullum est malum, quod nonhabeat contrarium bonum, per quod superetur, exceptavana gloria. Ideo quantavis bona feceris, volens cognoscerevanam gloriam, tanto magis excitas eam, et causa estista : quia omne malum a malo nascitur, sola autem vanagloria de bono procedit : et ideo non extinguitur perbonum, sed magis nutritur. Le saint Docteur enconclut que la vaine gloire n’est pas le vice despécheurs, mais bien celui des personnesspirituelles ; parce qu’en effet, un fornicateur, unvoleur, un assassin ne trouve pas dans ses crimesà s’enorgueillir, mais, au contraire, il y trouve desmotifs de confusion et de honte. Denique interhomines peccatores tentatio vanæ gloriæ non habet locum.

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Fornicator enim, aut raptor quomodo tentatur in gloriavanaa qui non habet unde glorietur ? (Homil. 15, inMatth.).

314. – Cassien nous fournit desenseignements semblables en employant d’autrestermes et il nous dépeint la puissance dont ce viceest doué pour anéantir toutes nos œuvres deperfection sans pouvoir lui-même être abattu.Tous les autres vices, [264] dit-il, perdent de leurfuneste influence par l’exercice des vertus qui leursont opposées ; seul, le vice de la vaine gloire serelève toujours plus audacieux de ses propresdéfaites. Les autres vices dominent seulementceux qui leur cèdent aisément la victoire, maiscelui-ci lève fièrement sa tête contre ceux qui leterrassent, et du fond même des triomphes qu’ona remportés sur lui, il tire un nouveau couragepour attaquer ceux qui l’ont vaincu. Cela ne veutpas dire autre chose, si ce n’est que la vaine gloirenait de ces actes mêmes d’humilité qui sontpratiqués dans l’intention de la vaincre. Omniavilia superata inarcescunt, et devicta per singulos diesinfirmiora redduntur... Hoc vero dejectum aerius resurgitad luctam... Cætera genera vitiorum eos tantumimpugnare solent, quos in certamine superaverint. Hocvero suos victores aerius insectatur, quantoque fueritvalidius elisum, tanto vehementius victoriæ ipsius elationecongreditur. (Instit. lib. XI, cap. 7). Ce même Saint,passant ensuite à des détails, fournit diversexemples qui prouvent qu’en différentes

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circonstances très-fréquentes, cette doctrinereçoit une trop évidente application. Si, parexemple, pour fuir la vaine gloire, vous quittezvos riches habits, elle vient pareillement vousassaillir revêtu de haillons. Si, pour vous garantirde toute chute dans le péché de la vaine gloire,vous renoncez à vos discours ou entretienséloquents ou scientifiques pour vous réduire à unsilence rigoureux, elle profite de la sévérité mêmede ce silence pour vous faire tomber dans lepéché. Si vos jeunes sont connus, la vanité enprofite. Si, pour vous dérober aux louanges, vousprenez le parti de jeûner secrètement, la vanités’insinue encore dans ce mépris de l’estimepublique. Cui sub specie splendidæ vestis cœnodoxiamnon potuit diabolus generare, pro squalida, et incultaconatur inserere. Quem scientiæ, et elocutionis ornatunequivit extollere, gravitate taciturnitatis elidit. Si jejunetpalam, gloria vanitatis pulsatur. Si illud contemnendagloriæ causa contexerit, eodem vitio elationis obtunditur.

3lo. – C’est pourquoi saint Jérôme. écrivant àla vierge Eustochium (Ep. 22), compare la vainegloire à l’ombre, parce que comme celle-ciaccompagne le corps, de même la vaine gloire suittoujours la vertu, et puis, parce que plus le corpsfuit son ombre avec vitesse et plus aussi la vainegloire court après l’homme vertueux qui se sentimportuné de ses attaques, il ne sert à rien, dit lemême Saint, en écrivant à Rustique, de se [265]retirer dans les déserts les plus inaccessibles, de se

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cacher dans les cavernes les plus obscures, dansles antres les plus profonds pour se dérober auxassauts de ce vice ; car partout vous le retrouverezvous faisant la guerre. In solitudine cito subrepitsuperbia : et si paulisper jejunarit, hominemque nonviderit, putat se alicujus esse momenti. N’allez pascroire, dit le Saint, que la vaine gloire ne sauraitpénétrer dans le désert pour y assaillir leshommes les plus austères ; car s’ils entreprennentde se livrer à la pratique du jeûne, de la prière, s’ilsse dérobent au commerce des hommes, ils sefigurent aussitôt qu’ils sont quelque chosed’estimable et se laissent envahir par un sentimentde vaine complaisance pour eux-mêmes.

316. – Le lecteur peut juger maintenantcombien est fondé sur la vérité ce que nous avonsdit sur la force presqu’entièrement invincible dece vice, puisque les exercices mêmes de laperfection ne le terrassent pas, mais le plussouvent le font revivre, avec une vigueurnouvelle, par de nouvelles complaisances où l’onse délecte. Il doit en conclure que ce vice doit êtregrandement redouté des personnes spirituelles, etqu’elles doivent user d’une prudence spécialepour ne pas laisser leur cœur et leur âme à lamerci d’un vice aussi dangereux. Il est certain queles grands serviteurs de Dieu ont toujours eu,pour ce vice, une appréhension plus grande quepour les autres, et que, pour se mettre à l’abri deses attaques, trop dangereuses, ils ont employé les

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moyens les plus extrêmes, et même qui nesemblaient pas inspirés par un sagediscernement ; car il leur semblait que toutremède était à propos, et que tout moyen étaitpropre, afin de se garantir de ses surprises. On lit,en effet, dans les écrits des anciens Pères (Contrainanem gloriam num. 8), que l’abbé Siméon,personnage digne d’une haute vénération, ayantreçu avis que le gouverneur de la provincearrivait, environné d’une nombreuse suite, pourlui rendre visite et recevoir sa bénédiction, et lemessager l’ayant engagé à prendre toutes lesmesures convenables pour recevoir, avec tous leshonneurs accoutumés, un si éminent personnage,il répondit : « C’est bien mon intention, retirez-vous, afin que je prenne toutes mesdispositions. » Après avoir ainsi parlé, il sortit desa cellule et il se mit, à une petite distance, àmanger du pain et du fromage. Pendant ce temps-là le gouverneur, accompagné de tout soncortège, arriva, et, le trouvant occupé à uneoccupation si vile, lui [266] témoigna du méprisen disant : « Voilà donc ce saint solitaire dont onnous avait raconté tant de merveilles ? Il m’a bienl’air d’être un homme fait comme tous lesautres. » Après ces quelques mots, le gouverneurlui tourna le dos en signe de mépris, Siméon restanéanmoins fort satisfait d’avoir été ainsi traité,puisqu’en agissant de la sorte il s’était mis àcouvert des assauts de la vaine gloire qui, en

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pareille circonstance, n’aurait pas manqué del'assaillir, à cause d’une visite aussi honorablepour lui. Le célèbre abbé Moïse raconte un fait àpeu-près semblable. (Eod. loco mon. 3). Ce cénobiteayant appris également que le gouverneur de laprovince arrivait pour lui faire visite et pours’entretenir avec lui, craignit quelque assaut devanité dans une circonstance qui lui faisait tantd’honneur. Il prit donc le parti de s’enfuir de sonmonastère, et il exécuta son dessein en sedirigeant vers l'Égypte. Le hasard voulut que, surson chemin, il fit la rencontre de ce mêmepersonnage dont il ne voulait pas recevoir lavisite. Ce dernier, qui ne le connaissait pas, ayantdemandé au moine voyageur où était la demeurede l’abbé Moïse : « Ne vous mettez point en peinede faire sa connaissance, lui répondit-il, car c’estun extravagant et un hérétique. » Pourtant legouverneur se trouvant à une petite distance dumonastère, poursuivit son voyage, et, se trouvantprès de l’église, il y entra pour prier. Les clercss’étant approchés de lui, il leur dit qu’il était venupour visiter leur abbé Moïse ; mais, qu’en route, ilavait reçu, sur son compte, de fâcheusesinformations, car il avait rencontré un vénérablevieillard qui lui avait dit que Moïse n’était pas unhomme saint tel qu’on le dépeignait dans lemonde ; mais qu’il était plutôt un insensé, et, quiplus est, un hérétique. Quelle était, reprirent lesclercs, l’apparence extérieure de ce moine ?

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C’était, dit le gouverneur, un homme de hautetaille, d’une complexion sèche et maigre ; d’unefigure hâlée, et son corps était couvert devêtements en très-mauvais état. Mais, c’est lui-même, s’écrièrent les clercs, c’est l’abbé Moïsedont vous désirez faire la connaissance. Enentendant ces paroles, le gouverneur fut saisid’étonnement et singulièrement édifié d’une siprofonde humilité. C’est ainsi que la saint abbésut se soustraire à toute tentation de vaine gloire.

317. – Puisque nous nous occupons de cetimportant sujet, je ne veux pas omettre le récitd’un stratagème qu’employa un de ces Pères dudésert pour se défaire, à propos de la vaine [267]gloire qui venait le surprendre avec un pompeuxappareil, de séduisants hommages. (Ex lib. sentent.Patrum § 3). Cet anachorète allait visiter un jeunehomme malade pour lequel son père avait sollicitécette faveur. Au moment où il s’approchait de lamaison du malade, il vit accourir, au-devant delui, les parents et les amis, portant dans leursmains des flambeaux allumés, comme c’est lacoutume quand on accompagne des corps saints.À cette vue, le Père du désert, craignant de selaisser dominer par quelque excitation de vainegloire, que fit-il ? Il se détourna vers une rivièrevoisine et, s’étant dépouillé de tous ses vêtements,il se mit à les laver. Les personnes, qui étaientvenues au-devant de lui, le voyant dans uneattitude si singulière, en conçurent une opinion

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défavorable, le jugèrent indigne de l’honneurqu’elles lui décernaient en lui faisant un accueil sidistingué, éteignirent leurs flambeaux etretournèrent dans leurs maisons. Cependant lepère du jeune malade qui avait amené le cénobite,lui dit : « Père abbé, pourquoi avez-vous fait uneaction si peu convenable ? Sachez que toutes cespersonnes vous prenaient pour un saint ; mais,depuis qu’on vous a vu ainsi déshabillé dans larivière, elles ont bien changé d’avis, et vousconsidèrent comme un possédé du démon. » Lemoine répondit : « Et ego volebam hoc audire. » C’estlà justement ce que j’ai prétendu. Je voulaisdétruire la bonne opinion que ces personnesavaient conçue sur mon compte, et mettre enfuite la vaine gloire qui arrivait pour me livrerassaut.

318. – Que le lecteur veuille bien remarquercombien les Saints ont redouté la vaine gloire,combien d’industries ils ont mises en jeu pour sedéfendre des attaques de ce vice, ne faisant pasdifficulté de se diffamer eux-mêmes en millemanières, pour ne pas se laisser captiver par leurvaine complaisance. Les personnes spirituellesdoivent y apprendre aussi avec quelle exactitudeelles sont obligées de veiller sur elles-mêmes,pour ne pas se laisser vaincre par cette passionredoutable qui s’insinue dans toutes les œuvressaintes, et qui, plus elles sont empreintes d’uncaractère de sainteté, plus hardiment aussi

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cherche à s’y mêler. C’est aussi encore pourquoij’ai avancé que la vaine gloire est un ennemipresque invincible de la perfection chrétienne. Jene veux pas cependant prétendre qu’on doitimiter les actions dont j’ai reproduit le récit ; caron ne doit pas faire des actes extraordinaires sansune inspiration spéciale de l’Esprit-Saint qui [268]faisait agir ces grande serviteurs de Dieu. Je disseulement qu’on ne doit pas rechercher, mais fuirau contraire, les louanges qui sont l’aliment decette passion de vaine et futile gloire. Je dis qu’ondoit la réprimer, avec promptitude, par des actescontraires, au moment où ses mouvementsdésordonnés se reproduisent dans le cœur. Je disenfin qu’on doit employer, contre cette passion,les autres remèdes dont je vais succinctementparler.

CHAPITRE VI. ON Y PROPOSE DIVERS MOYENS

POUR TERRASSER LE VICE DE L’AMBITION ET DE LA VAINE GLOIRE.

319. – Le premier moyen, c’est d’endemander à Dieu, avec persévérance et avecferveur l’extirpation. Quoique ce soit là unremède universel qui convient à tous nos maux,cependant c’est un remède tout à fait spécialcontre l’ambition et la vaine gloire. Cela est si vraique saint Jean Chrysostôme va jusqu’à dire que laprière est le seul remède à employer contre de telsvices. Nullum remedium potest esse contra vanam

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gloriam, nisi oratio sola. Et hæc ipsa vanitatem generat,nisi caute prospexeris, et forte bene oraveris. (Homil. 15,in Matth.). Il n’existe aucun remède, dit-il, si cen’est la prière contre la vaine gloire, et, dans laprière même, si vous n’usez pas d’une grandeprécaution, et si vous ne veillez pas sur vous-même, la vaine gloire peut encore se montrer. Ilfaut, pour bien comprendre ceci, réfléchir sur lafacilité avec laquelle ce vice séduisant s’insinuepartout, ainsi que nous l’avons démontré ; c’estpourquoi il ne faut rien moins que la main toute-puissante de Dieu pour l’extirper d’un cœur oùelle a pris racine. Mais ce puissant secours nes’obtient de Dieu que par le moyen de ferventeset de pressantes prières. Si donc, quelqu’unéprouve du penchant vers ce vice, il doit prendrela ferme résolution d’en demandera Dieul’amendement dans toutes ses oraisons enconfessant, aux pieds du Seigneur, l’impuissanceoù il se trouve. Il doit lui demander cettedélivrance avec lui et en espérant, très-fermement, un secours efficace de sa bontésuprême qui est infiniment inclinée à lui accordercette faveur, surtout, et spécialement, ces grâcesqui sont pleinement conturmes à sa volontédivine. Si l’on est persévérant à demander, de[269] cette manière, une aussi précieuse faveur,on verra enfin disparaître, du fond du cœur, cedéplorable vice, sinon tout d'un coup, du moinsinsensiblement.

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320. – Néanmoins, pour se pénétrer d'undésir vit et sincère de se voir délivré de cespassions, et pour procurer à ses prières ferventesune grande efficacité, il sera très-utile, outre lesmotifs qui ont été exposés dans les chapitresprécédents, de réfléchir souvent sur ce qu'a decontraire, à l'esprit de Jésus-Christ, cettemalheureuse tendance à l'ambition et à la vainegloire. Notre divin Sauveur, tenté par le démon,qui lui offrait tous les royaumes du monde, lerepoussa avec indignation en disant : « Vade,Satana. » (Matth., cap. 4, 10), Plus tard voyant queles peuples s’unissaient pour lui proposer unecouronne, il prit la fuite et se retira sur les hautescimes des montagnes (Joann., cap. 8, 54 ). Le divinSauveur professait une grande aversion pour leslouanges. Si glorifico me ipsum, gloria mea nihil est, etses actions s’accordaient avec ses paroles, commequand il imposait silence aux démons qui leproclamaient fils de Dieu : Exibant autem dæmoniaa multis clamantia, et dicentia, quia tu es filius Dei ; etincrepans non sinebat ea loqui ; quia sciebant ipsum esseChristum. (Lucæ, cap. 4, 41). Comme encore quandil imposa silence au lépreux en lui défendant depublier la guérison miraculeuse qu'il en avaitreçue : Vide nemini dixeris (Matth., cap. 8, 4). Partous ces faits le divin Sauveur voulait, comme ditsaint Jean Chrysostôme, nous apprendre avecquelle horreur nous devons fuir la gloiremondaine. Ideo enim nulli dicere jubet, ut doceat non

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diligendam ostentationem, et gloriam (Homil. 26, inMatth.) Notre-Seigneur, au lieu de la gloire et deshonneurs, voulut les affronts, les outrages, lesmépris, les humiliations ; il voulut être rassasiéd’insultes, de railleries et d’opprobres. Cesréflexions auront certainement, dans lespersonnes pieuses, pour résultat une contusionprofonde qui les fera rougir d’être si peusemblables à leur divin modèle. Elles y ferontnaître un sincère désir d’extirper de leur cœur desvices qui s’accordent si peu avec leur qualité dedisciples de Jésus-Christ. Leurs prières endeviendront plus fécondes, plus ferventes, etd’une grande efficacité pour obtenir ce qu’ellesdemanderont.

321. – Le second moyen consiste en ce que lapersonne doit être dans l’intime conviction quetout ce qu’il y a en elle [270] de bon dans l’ordrede la nature et de la grâce, est un pur don deDieu, et ensuite que par elle-même elle nepossède que le mal et le péché. L’homme quimarche dans les voies spirituelles doit s’imprimerdans l’esprit celte grande maxime de saint Paul :Quid habes, quod non accepisti ? Si autem accepisti, quidgloriaris ? (1, ad. Corinth. cap. 4). Qu’y a-t-il en vous,dit l’Apôtre, que vous ne l’ayez gratuitement reçude Dieu ? Mais si vous l’avez entièrement reçu deDieu, pourquoi vous en glorifiez-vous ? Pourquoivous en vantez-vous ? Pourquoi en faites-vousl’objet de vos complaisances ? Pourquoi

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cherchez-vous à en être loué, comme si vous leteniez de vous-même et non point de votreDieu ? Comme si c’était quelque chose qui vousappartînt et qui ne fût pas à votre Dieu ? Vous nepouvez pas seulement par vos propres forces,ajoute le même Apôtre, concevoir une bonnepensée, si Dieu n’en est pas l’inspirateur ; vosfaibles forces ne seraient pas capables de vous lasuggérer : Non quod simus sufficientes cogitare aliquid anobis ; sed sufficientia nostra ex Deo est. (2, Corinth. cap.3, 5). Combien moins serez-vous capable parvous-même de sentiments de piété, d’actionsvertueuses, d’œuvres saintes et de tout ce qui peutvous concilier l’estime et la considération de toutle monde !

322. – Savez-vous, dit le prophète Osée, ceque vous tenez de vous-même, ce quivéritablement vous appartient ? Le péché, laperdition et la ruine éternelle. Perditio tua ex teIsraël, tantummodo in me auxilium tuum. (Osee cap. 13,9). Tant de péchés commis par le passé, tantd’imperfections dont actuellement vous êtescoupable, tant de fautes graves que tous les joursvous commettriez si Dieu ne vous secourait desou bras puissant, la damnation éternelle danslaquelle, pour ce qui est de votre propre fait, vousne manqueriez pas de vous précipiter ; cela vousappartient, de tout cela personne ne peut entreren partage avec vous. Mais si dans vous se trouvequelque bonne qualité, quelque action méritoire

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qui vous attire la considération de vos semblables,tout cela vous vient de Dieu, qui vous en gratifiepar un pur effet de sa bonté. In me tantummodoauxilium tuum.

323. – Aussi saint Bernard qui comprenaitparfaitement tout ce qu’il y a d’élevé dans cesvérités de foi, s’animait d’un saint zèle contre leshommes possédés de la vaine gloire qui ravissentà Dieu l’honneur qui lui est dû et se l’attribuent à[271] eux-mêmes. Tibi unde gloria, o putride pulvis,unde tibi ? De vitæ sanctitate ? Sed spiritus est quisanctificat ; spiritus, dico, non tuus, sed Dei. Si prodigiisaut signis effulgeas, in manu tua sunt, sed virtute Dei. Anblanditur popularis favor, quod verbum bonum, et beneforte deprompseris ? Sed Christus donavit os, etsapientiam. Nam lingua tua quid nisi calamus scribæ ?Et hoc ipsum mutuo accepisti talentum creditum, estrepetendum cum usura. (Serm. 13, in cantic.). Certes,voilà de bien belles paroles ! D'où vous vient lagloire ? Est-ce de vous-même, ô homme quin’êtes qu’une vile poussière ? Viendrait-elle devous la sainteté de la vie ? Mais ce n’est pas uneffet de votre esprit, mais bien de l’esprit de Dieuqui vous sanctifie. Serait-ce des prodiges quiéclatent dans votre personne ? Mais ce sont vosmains qui en sont seulement les instruments etDieu seul en est l’auteur par sa souverainepuissance. Avez-vous à vous glorifier desapplaudissements du peuple qui goûte l’éloquencede vos discours ? Mais, dites-moi qui vous a

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donné une langue, de qui tenez-vous la science etl’art de parler ? Tout cela ne vient-il pas de Dieu ?Est-ce que votre langue, quand vous faites undiscours, n’est pas sous la main de Dieu qui luiimprime le mouvement, comme un écrivain quifait courir sa plume sur le papier ? Toutes ceschoses, si on veut les pénétrer sont des talentsque Dieu vous a prêtés pour que vous en usiez àson avantage et dont vous aurez à rendre compteexactement afin de connaître le profit que vousen aurez retiré. Tels sont les enseignements quetout chrétien est obligé de graver profondémentdans son esprit et dans son cœur. Il pourra, par cemoyen, repousser tout de suite toute pensée decomplaisance pour lui-même et faire remonter àDieu toute la gloire qui lui appartient et toutl’honneur qui lui revient pour les qualités dont ildaigne nous gratifier. Le chrétien, par uneprofonde et fréquente méditation sur cette vérité,pourra se complaire à admirer en lui-même tousles biens dont il est possesseur, avec un esprit dedétachement, en les envisageant non pas commesa propriété indépendante et absolue, maiscomme appartenant à qui de droit. Il apprendraégalement ainsi à ne pas se livrer à desmouvements d’amour-propre quand il entendraexalter par son prochain ces qualités qui brillentdans sa personne.

324. – Saint Hilarion s’était élevé à ce hautdegré de perfection, selon ce qu’en rapporte saint

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Jérôme (in vita ejusd.). [272] Ce saint abbé, parvenuà l’âge de soixante ans, à la vue du grandmonastère qu’il avait fondé et du nombreimmense de religieux qui l’habitaient en yobservant avec zèle les prescriptions les plusaustères ; à la vue des populations qui accouraientde toutes parts, soit pour obtenir la guérison deleurs maladies, soit pour implorer leur délivrancedes possessions diaboliques, soit seulement pourrecevoir la bénédiction du saint abbé ; Hilarion,dis-je, non-seulement ne se félicitait pas au fondde son cœur de ces louanges que lui prodiguaientles peuples avec une si grande largesse, mais nefaisait que s’en plaindre amèrement. Comme onlui demandait pourquoi il versait tant de larmes etse répandait en plaintes si déchirantes, ilrépondait : C’est parce que le monde se figurequ’il y a en moi quelque chose de bon, et parceque je crains que Dieu ne me récompense dèscette vie de quelques œuvres faites pour sonhonneur, et parce qu’enfin au milieu de cetimmense concours de peuple qui m’environne, ilne m’est point possible de savourer les délices dela solitude. Voilà des preuves certaines qu’aumilieu des applaudissements, des hommages, desmarques de haute considération dont Hilarionétait l’objet, rien ne pouvait émouvoir son amour-propre, il ne s’attachait à rien de tout cela, mais ilrapportait tout à Dieu et en demeurait lui-mêmeentièrement dépouillé, comme si ces honneurs ne

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le regardaient pas personnellement. Sexagesimo vitæsuæ anno, et multitudinem fratrum secum habitantium,turbasque eorum, qui diversis languoribus, et immundisspiritibus occupatos ad se deducebant, ita ut omni generehominum solitudo per circuitum repleretur, flebat quotidie,et incredibili desiderio conversationis antiquærecordabatur. Interrogatus a fratribus quid haberet ? Curse conficeret ? ait: Rursus ad sæculum redii, et recepimercedem in vita mea ; homines Palestinæ et vicinæprovinciæ æstimant me alicujus esse momenti, etc. Mais cequ’ajoute le saint Docteur mérite une attentiontoute particulière. Que d’autres admirent, s’ilsveulent, dit-il, les grands miracles d’Hilarion, saprodigieuse austérité, sa profonde humilité, sascience admirable des choses divines, quant à moije n’en suis pas émerveillé. Une seule chose mejette dans l'étonnement, c’est qu’il ait pu, avec uncourage si héroïque, fouler aux pieds cette grandegloire, ces insignes honneurs qu’il recevait detoutes ces populations qui lui en payaient letribut. Car enfin ce n’étaient pas seulement desgens du peuple [273] qui couraient se jeter à sespieds, mais la porte de sa cellule était assiégée pardes clercs, des prêtres, des évêques, des foulesinnombrables de moines. On y voyait des dames,des gentilshommes, des gouverneurs deprovinces, des personnages illustres et puissantsqui venaient recueillir un peu d'huile ou unmorceau de pain qu’Hilarion avait bénis de cessaintes mains. Et pourtant de si grands honneurs

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ne furent point capables d’ébranler l’âme du saintvieillard et d’y faire surgir le moindre sentimentde vaine complaisance ; au contraire, tous ceshommages le plongeaient dans l’affliction et ladouleur de ce qu’il n’était pas resté complètementoublié, ignoré, méconnu au fond de sa chèresolitude. Mirentur alii signa, quæ fecit, mirenturincredibilem abstinentiam, scientiam, humilitatem. Egonihil ita stupeo, quam gloriam illam, et honorem calcarepotuisse. Concurrebant episcopi, presbyteri, clericorum etmonachorum greges, matronæ quoque, Christianorumgrandis tentatio ; sed et potentes viri, et judices, utbenedictum ab eo panem, vel oleum acciperent. At illenihil aliud, quam solitudinem meditabatur.

325. – À l’admiration que témoigne saintJérôme vient s’unir celle que manifeste saintBernard à l’endroit où parlant de ces souverainsmépris pour la gloire mondaine, il dit qu’il y a unegrande et rare vertu à opérer des œuvres sublimeset de ne pas se figurer qu’on soit digne d’estime ;qu’il y a une vertu héroïque à passer pour un saintaux yeux de tout le monde et de se cacher à soi-même son propre mérite, à paraître digned’admiration aux yeux de tous ceux qui sonttémoins des actes qui la provoquent et de secroire soi-même digne de mépris. J’estime celaune vertu plus admirable que toutes les vertusensemble. Magna, et rara virtus profecto est, ut magnalicet operantem, magnum te nescias : et manifestumomnibus, tuam te solum latere sanctitatem : mirabilem te

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apparere, et contemptibilem te reputare. Hoc ego ipsisvirtutibus mirabilius iudico. (Serm. 13, in Cantic.). Pourarriver à une telle perfection, il n’y a pas d’autremoyen que celui qui a été plus haut indiqué et quiconsiste à réfléchir constamment sur ce qu’ontient de soi-même et sur ce qu’on a reçu de Dieu.Si à ces réflexions vient se joindre un rayon de laclarté divine, que Dieu ne refuse jamais àquiconque le demande avec humilité, avec foi etavec persévérance, comme je l’ai dit aucommencement de ce chapitre, on parvient [274]à faire un partage tellement juste que l’âme nes’approprie aucun bien, aucune excellence dontelle peut se voir douée, aucun honneur qu’onpuisse lui rendre, et que, par un dépouillementabsolu, par un détachement total, elle en rapporteà Dieu toute la gloire. On arrive au point de semaintenir dans un profond abaissement au milieudes hommages, des louanges, desapplaudissements, parce qu’on reconnaît qu’on nepossède en propre que ses nombreuses misères.

CHAPITRE VII. ON Y EXPOSE D’AUTRES MOYENS POUR REMPORTER UNE VICTOIRE COMPLÈTE SUR LES VICES DONT IL S’AGIT.

326. – Il existe encore un grand moyen pourne pas se laisser surprendre ou du moins se laisservaincre par la vaine gloire, c’est de rapporterabsolument tout à la seule gloire de Dieu, enexcluant efficacement par cette intention sainte

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tout motif de vanité personnelle. Telle estl’exhortation que nous adresse saint Paul : Siveergo manducatis, sive bibitis, sive aliud quid facilis, omniain gloriam Dei facite. (1, Cor. cap. 10. 31). Cassiennous conseille ce moyen comme étant d’unegrande efficacité pour tenir à une longue distancede nos cœurs ce monstre affreux de la vainegloire. Athleta Christi, qui verum, ac spiritualemagonem legitime certare desiderat, hanc multiformemvariamque bestiam superare festinet... Primitus, nihilproposito vanitatis, et inanis gloriæ capescendæ gratia nosjacere permittamus ; deinde ea, quæ bono initio jecerimus,observatione simili custodire nitamur, ne omnes laborumnostrorum fructus, post irrepens cœnodoxiæ morbusevacuet. (Instit. lib. 11. cap. 18.). Un athlète de Jésus-Christ, dit-il, qui désire combattre généreusementdans l’arène de la perfection, pourra éviter lesapproches de cette bête qu’on nomme la vainegloire et qui est une hydre à plusieurs têtes, s’il nemet jamais la main à aucune de ses actions par unmotif de vanité, mais s'il se propose une finhonnête et droite vers laquelle il aura soin de sediriger en poursuivant son œuvre. La raison est detoute évidence, parce qu’en prenant pour but lavolonté et la gloire de Dieu dès lecommencement de nos bonnes œuvres, nousréprimons [275] toute tentation d’y cherchernotre honneur et notre réputation, en un mottout ce qui pourrait nous en revenir de glorieux.Puis, si en poursuivant l’accomplissement de ces

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œuvres, la vaine gloire cherche à nouscirconvenir, il nous sera facile d’échapper à sesattaques en ravivant dans notre âme le premiermobile qui nous a stimulés, c’est-à-dire la gloirede Dieu, et en rapportant de nouveau à cettemôme fin l’intention que nous y avions dirigéedès le début. C’est ainsi que saint Bernard lepratiqua, lorsqu’étant tenté de vaine gloire par ledémon au moment même où il prêchait avec unegrande élévation de doctrine et d’éloquence ; il setourna vers le tentateur, en lui adressant cesparoles célèbres : Nec propter te cœpi, nec propter tedesinam. Je n’ai pas commencé mon discours pourtoi et je ne le finirai pas pour toi. Depuis que jel’ai commencé je me suis proposé exclusivementla gloire de mon Dieu, et je veux le terminer demême pour sa plus grande gloire.

327. – Dans ses annales, Marc Battaglini,évêque de Nocera et puis de Césène (Super annum1685, num. 21), raconte, au sujet du roi dePologne, Jean Sobieski, une action singulièrementédifiante et digne d’une grande admiration. Aprèsque cet illustre guerrier eut défait les arméesottomanes qui assiégeaient avec de nombreuxbataillons la ville de Vienne, en Autriche, il entraen triomphateur dans cette ville à la tête de sestroupes victorieuses, au milieu desapplaudissements de toute la population. Maisavant d’entrer dans le palais qui lui était destiné, ilse rendit à l’église impériale des Carmes

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déchaussés. Là, il ordonna que l’on chantâtl’hymne d’actions de grâces à Dieu pour leremercier de la victoire qu’il venait de remporter.Mais comme il ne s’y trouva pas en ce moment dechantre pour entonner cette hymne de triomphe,le roi, impatient de rendre à Dieu les louangesqu’on accordait à son brillant exploit, entonna lui-même le Te Deum et en poursuivit le chantalternativement avec le peuple. Le prêtre luidemandant par quelle oraison il fallait terminer cechant de joie, lui- même voulut en chanter laconclusion par ces paroles du prophète : Nonnobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam.Qu’elle soit toute entière à vous et non point ànous toute la gloire de cet illustre triomphe. Ceprince, non moins religieux que vaillant, ne seproposait, dans la guerre qu’il avait entreprisecontre ces barbares, que la gloire de Dieu. Il nelui fut [276] donc pas difficile à la fin de sonentreprise, de faire abnégation de celle qui luirevenait avec tant d’éclat ; mais par untémoignage public et solennel, il la rapporta touteentière à Dieu. Si, au contraire, ce roi de Pologne,en prenant les armes contre les ennemis du nomchrétien, au lieu de la gloire qui devait revenir àDieu de leur défaite, se fut proposé de se rendrelui-même célèbre dans tout l’univers par cetexploit militaire et d’immortaliser son nomjusqu’à la postérité la plus reculée, il est certainqu’après l’heureux succès de ses armes, au lieu

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d’en rendre gloire à Dieu, il aurait prisexclusivement pour lui avec une grandecomplaisance d’amour-propre les honneurs, leslouanges, les applaudissements, les acclamationspopulaires qui retentissaient autour de sapersonne. Nous devons donc apprendre de laconduite que tint cet illustre prince dans uneaction si éclatante, de quelle manière nous devonsnous comporter nous-mêmes dans nos actions desi mince valeur, afin que si elles sontaccompagnées de louange et d’approbation, nousne donnions point accès à une vainecomplaisance dans notre cœur. Au moment oùnous débutons dans quelque œuvre, prenonsDieu pour la fin que nous nous proposons, ne leperdons jamais de vue et protestons avec uneaffection sincère que nous n’envisageons que sagloire, sa volonté sainte, le désir de lui plaire. Ilest en même temps convenable, que nousagissions de même dans toutes nos actions, afinqu’en imprimant profondément dans notre cœur,par le moyen de cette direction pieuse de nosintentions, un désir de travailler pour la gloire deDieu, nous puissions en extirper cette inclinationnaturelle qui nous porte à rechercher notrepropre gloire.

328. – Il est un autre moyen pour ne pass’exposer à une tentation de vaine gloire, c’est detenir cachées les qualités dont on est orne, lesvertus qu’on possède et les œuvres dignes de

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louange que l’on accomplit. Saint Grégoirepropose ce moyen et nous le conseille commeexcellent par une comparaison dont la justesse estremarquable. La personne qui a découvert untrésor précieux ne va pas l’exposer sur la placepublique et ne le promène pas dans toutes lesrues, car cela n’aboutirait qu’à engager les voleursà se mettre en mesure de se l’approprier ; maiselle le soustrait aux yeux de tout le monde,sachant bien que plus ce trésor est caché et plus ilest en sûreté. De même celui qui, par ses bonnesœuvres, ramasse des trésors de [277] vertus et demérites, doit les cacher aux yeux d’autrui ; carsans cela les démons, pareils à des larrons,l’assailleront de tentations de vaine gloire et ledépouilleront de toutes les richesses spirituellesqu’il s’était acquises par ses bonnes œuvres.Inventus thesaurus absconditur, quia studium cœlestisdesiderii a malignis spiritibus custodire non sufficit, quihoc ab humanis laudibus non abscondit. In præsentietenim vita, quasi in via sumus, qua ad patriampergamus. Maligni autem spiritus iter nostrum quasiquidam latrunculi obsident. Depredari ergo desiderat, quithesaurum publice portat in via. (Hom. 11, in Evang.).

329. – Saint Jean Chrysostôme nous donne lemême conseil de tenir cachés les dons célestesque Dieu nous a bien voulu accorder, si nous nevoulons pas en être dépouillés en les étalant àtous les regards. Pour mieux nous inculquer cettevérité, il se sert d’une comparaison semblable. Un

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habit riche, nous dit-il, qui a des broderies d’or oùsont incrustées des pierres précieuses, quand il estmis sous les yeux du public, allèche les yeuxrapaces des voleurs et leur donne la tentation des’en emparer, tandis que s’il est renfermé dans unlieu sûr, il y est à l’abri de toute convoitise. Demême, si les riches trésors des vertus sont étalésau grand jour, ils excitent nos ennemis infernauxà s’en emparer furtivement par les aiguillons de lavaine gloire ; mais si on les tient cachés dans lecœur, ils y reposent en toute sécurité. Sicut aurumet vestem pretiosam, cum in publico ponimus, multos adinsidias provocamus ; si vero domi recondamus, in tutocuncta servabimus ; sic si opes virtutum palam, quasivenales, assidue portemus in mente, inimicum irritabimusad furtum, si vero nemo id alter scierit, nisi quem nullaocculta latent, tutissimo in loco consistent. (Homil. 5, inMatth.). Et c’est la raison pour laquelle notre divinSauveur nous enseigne que quand nous voulonsprier, nous devons nous retirer au fond de notredemeure, en fermer la porte, et là, parler seul àseul avec Dieu, de manière que nos oraisons nesoient connues de personne. C’est pour le mêmemotif qu’il nous recommande de nous laver lafigure, afin que notre visage abattu et défait nerévèle point à autrui nos pratiques demortification. Et encore notre divin Maître veutque si nous faisons l’aumône, notre main droitene sache pas ce que fait notre main gauche.Notre-Seigneur savait bien que de la

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manifestation de nos bonnes œuvres naît un verrongeur qui les dévore et les consume ; c’est [278]pour cela qu’il nous recommande, par ce langagesymbolique, de les dérober aux yeux du prochain,afin qu'il n’en transpire rien qui puisse lesdévoiler.

330. – Pour prêter à cette doctrine un nouvelappui, je vais rapporter un fait véritablementhéroïque où nous verrons qu'une religieuse sutsoustraire aux yeux de ses compagnes toutes lesvertus dont elle était douée, et leur donner ainsiun nouveau prix qui contribua à imprimer à cesactes si méritoires l’éclat d’une éminente sainteté.On lit dans les livres des Pères du désert (Deproviden. num. 2.) un récit de saint Basile qui nousfait connaître ce trait. Dans un monastère dequatre cents religieuses, il s'en trouvait une quedistinguaient de rares vertus. Elle ne prenaitd’autre nourriture que les miettes de pain quiprovenaient de la table de ses compagnes et dequelques autres grossiers restes qu'elle trouvait aufond du vase dans lequel elle lavait la vaisselle.Elle faisait ses délices de la prière, et hors de làelle vivait dans une union intime avec Dieu. Ellese plaisait aux injures, elle trouvait son plaisirdans les affronts, et, quoique poussée à bout, ellene marquait aucun mécontentement et ne disaitpas un mot qui fût contraire à la charité. Cettesainte personne voyant que, dans une aussinombreuse communauté de religieuses habituées

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à épier la conduite de leurs compagnes, il ne seraitpas possible de cacher les dons que Dieu avait siabondamment répandus sur elle, il lui vint àl’esprit d’employer un moyen vraimentextraordinaire, mais qui lui semblait devoir mieuxrépondre au dessein qu'elle avait de cacher sesvertus d'une manière définitive, et sans avoirbesoin de recourir à de nouvelles ruses. Ellefeignit d’avoir perdu le bon sens, et ensuite ellepoussa de grands cris et d'extravagantes clameurspour faire croire aux autres religieuses qu’elle étaitpossédée du démon. Cette Sainte était si adroite,qu’en effet les autres religieuses ajoutèrent foi à saprétendue obsession diabolique. Cela en vint aupoint que, regardée par toutes ses compagnescomme une folle, évitée avec horreur comme unepossédée, elle fut séquestrée de la société desautres religieuses et reléguée à la cuisine où elleétait employée aux plus vils offices. Ou lui enlevale voile, que ses compagnes portaient en signe devirginité perpétuelle, et on lui couvrit la tête dequelques haillons. C’était à qui l’accableraitd’amères railleries, à qui l’insulterait par destermes de mépris, à qui l’outragerait [279] par descoups, à qui lui jetterait des eaux infectéesd’ordures, à qui lui mettrait de la moutarde sousle nez ; en un mot, elle était l’objet d’un crueldivertissement pour toutes les personnes de lacommunauté. En même temps vivait un saintreligieux du nom de Pitère, en un lieu solitaire

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qu’on appelait le Porphyrique (ou carrière deporphyre). Un ange apparut à cet anachorète etlui ordonna de se rendre dans un tel monastèreoù il trouverait une religieuse qui le surpassait ensainteté, et il lui dit qu’afin de pouvoir ladistinguer au milieu d’un si grand nombre de sescompagnes, il la reconnaîtrait à une couronnedont sa tête était ornée. Saint Pitère se rendit à cemonastère, et toutes les religieuses qui leconnaissaient comme un personnage de très-haute sainteté, accoururent autour de lui pour luirendre leurs hommages. Il considéra avecbeaucoup d’attention toutes ces vierges, mais nevoyant sur la tête d’aucune d’elles le signe quel’ange lui avait indiqué, il demanda si dans lecouvent il n’y avait pas d’autres religieuses. Ellesrépondirent qu’il y avait une de leurs compagnes,mais qu’il ne devait pas se mettre en peine de lavoir, car c’était une folle ! Et même, reprit uneautre religieuse, cette malheureuse est possédéedu démon. Amenez-la-moi, dit le Saint. Ellerefusa pendant quelques instants de se rendre àcette invitation, car peut-être soupçonnait-ellequelque découverte d’autant plus dangereusequ’elle la comblerait d’honneur. Pourtant elle finitpar se rendre auprès du saint anachorète. Celui-cien lui voyant la tête couverte d’indignes haillons,comprit quelle était la couronne dont l’ange avaitvoulu lui parler, et aussitôt il se jeta à ses piedspour lui demander sa bénédiction. Les religieuses,

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frappées d’étonnement à cette vue, disaient àl’anachorète : Arrêtez, saint abbé, relevez-vous,c’est une folle, elle est indigne d’un tel hommage.C’est bien vous autres, reprit le Saint, qui êtes desfolles, car vous avez méconnu la sainteté de votrecompagne. Plut à Dieu qu’au moment où jecomparaîtrai devant son tribunal pour y être jugé,mon âme fût riche d’autant de mérites qu’enpossède votre compagne. En entendant cesparoles, les religieuses restèrent confondues,toutes rougirent des mauvais traitements qu’ellesavaient fait subir pendant si longtemps à leurcompagne dont elles ne connaissaient pas leséminentes vertus. Elles se jetèrent aussitôt à sespieds en lui demandant pardon des injures, descoups, des railleries, des outrages dont chacune[280] d’elles avait à se reconnaître coupable.Quant à notre sainte religieuse, craignant deperdre, au milieu de tant d’hommages que cettedécouverte lui procurait, les mérites qu’elle avaitsu si bien préserver, nourrir et augmenter en secachant pendant si longtemps avec tant d’adresse,elle s’enfuit de ce monastère qui n’obligeait pasalors à la clôture perpétuelle, et l’on ne put jamaisdécouvrir en quel coin de terre elle avait étésoustraire à l’admiration du monde ses grandesvertus, afin de les garantir des assauts de la vainegloire.

331. – Il convient de faire ici deuxobservations. La première, c’est que si nous

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devons imiter la conduite de cette éminentereligieuse en ce qui concerne le soin de cachersoigneusement le bien que nous pouvons faire etles vertus que nous possédons, afin que lesillusions de la vanité ne nous en fassent pointperdre le mérite, nous ne devons pas cependantimiter le stratagème qu’elle employa pour secacher, parce que des moyens si extraordinaires,comme on va le voir dans le chapitre suivant, nesont point licites et ne doivent point être mis euœuvre. Il en serait autrement, si on recevait deDieu une inspiration toute particulière telle quedut certainement en recevoir la religieuse dontnous venons de parler. La seconde, c’est que sinous devons être portés autant qu’il est en nous àdérober aux regards du prochain nos bonnesœuvres et nos vertus, néanmoins quelquefois il nedoit pas en être ainsi quand il s’agit d'édifier nossemblables et par conséquent de procurer lagloire de Dieu. Jésus-Christ lui-même nousl’enseigne : Videant opera vestra bona, et glorificentPatrem vestram, qui in cœlis est. (Matth. cap. 5, 16).Ceci regarde d’une manière spéciale ceux qui ontcharge d’âmes et sont obligés de coopérer à leursalut par les bons exemples. Il convient en pareilcas que le bien soit révélé, mais on doit au fondde son cœur, selon ce que nous enseigne saintGrégoire, former la droite intention de ne vouloiren tout que la gloire de Dieu par le moyen del’édification que l’on donne au prochain en faisant

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de bonnes œuvres. Sic autem sit opus in publico,quatenus intentio maneat in occulto, ut et de bono opereproximis præbeamus exemplum ; et tamen perintentionem, qua Deo soli placere quærimus, semperoptemus secretum. [281]

CHAPITRE VIII. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

332. – PREMIER AVERTISSEMENT. Ledirecteur a déjà compris combien l’espritd’ambition et de vaine gloire met obstacle auxprogrès de la perfection. Quand donc ilrencontrera des personnes qui déjà dégagées desliens du péché mortel veulent servir Dieu etentrer dans les voies de la spiritualité, il mettratoute son application à leur faire bien apprécierl’état de leur âme, en leur prescrivant de méditersouvent sur ce qu’elles possèdent par elles-mêmeset sur ce qu’elles tiennent de Dieu, afin qu’elles sefassent d’elles-mêmes une opinion défavorablequi les maintienne constamment dans un état deconfusion à la vue de leurs propres misères, etpour qu’elles acquièrent une certaine facilité àrapporter tout le bien qu’elles opèrent à Dieu quien est l’auteur. Cette humble reconnaissance de saprofonde misère est pour l’homme un desprincipaux fondements de sa vie spirituelle, carelle surmonte les deux plus grands ennemis quisoient à redouter, je veux dire l’ambition et lavaine gloire. Trouvez une âme qui soit bien

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convaincue de sa propre bassesse, et vous laverrez non pas marcher mais s’élancer par un volsublime jusqu’à la plus haute perfection. Si aucontraire une âme ne possède pas cetteconviction, vous la verrez toujours marcher enarrière, chanceler dans la voie de la perfection,sans jamais y faire un notable progrès. Ledirecteur doit donc insister beaucoup sur cepoint.

333. – On ne doit pas se borner à laconsidération des biens surnaturels, des dons quientrent dans l’ordre de la grâce ; il n’est pas biendifficile d’y reconnaitre la main libérale de qui onles tient. Il faut encore porter ses réflexions surles dons naturels, sur les biens temporels, sur lanaissance, sur le génie, sur la science, sur laprudence, sur la bonne grâce des manières, sur labeauté du corps, parce que la vaine gloire àquelque objet qu’elle s’attache, met toujours ungrand obstacle à l’avancement spirituel, et Dieune se communique pas ordinairement aux âmesqu’il ne voit pas dans un état d’abaissement à lavue de leur néant et de leur misère. Pour chasserde [282] l’esprit de ses pénitents ces fumées devanité qui sont produites par l’éclat des avantagestemporels, le directeur doit donc leur remettresous les yeux ces enseignements que saint Basileadressait à son peuple : Tibi uni mire places, ob avitægentis claritudinem ? Immo dico gaudio subsilis ob patriæcelebritatem ? Ob elegantiam corporis, denique ob honores

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ab omni gradu hominum tibi delatos ? Attende tibi :mortalis enim tu. Quippe terra es, et in terram abibis.Ubi jam die, qui civitatum amplissimos magistratuscappessebanl ? Ubinam invicti rectores ? Ubi exercituumduces ? Ubi tyranni ? Nonne omnia pulvis ? Nonne suntin fabulam conversa omnia ? In horum sepulcra deflecteparumper oculos. Posse te ne speras discernere interfamulum, et dominum ? Inter vinctum, et eum, a quovinctus erat regem. (Hom. 3, in verba Moysis : Attendetibi ipsi). Vous complaisez-vous fut-être, dit leSaint, dans vos grandes richesses, dans l’illustrefamille de laquelle vous sortez ? Dans la célébritéde la patrie qui vous a vu naître, ou bien dansl’élégance de vos formes corporelles, ou dans leshommages qui vous sont rendus par despersonnes de tout rang ? Ah ! réfléchissez doncsur vous- même, et considérez que vous n’êtesqu’un mortel, que vous êtes tiré de la terre, issud’une vile poussière, et que vos grandeurs seréduiront aussi en une vile poussière, Dites-moi,où sont en ce moment ces illustres magistrats,dont les cités étaient fières ? Où sont cesinvincibles gouverneurs de provinces, ces habilescapitaines des armées, ces rois, ces superbesdespotes ? Ne sont- ils pas tous dans la poudre dutombeau ? Le souvenir de leur vie ne se réduit-ilpas à quelques misérables restes d'ossements ? Lecours de leur existence vous semble-t-il autrechose qu’une trace de scène théâtrale ? Pénétrez,je vous prie, par un de vos regards fugitifs dans

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l’intérieur de leurs tombeaux, pourrez-vous ydistinguer, en examinant ces fragmentsd’ossements, ceux qui appartenaient au maître deceux qui furent les os du serviteur ? Ydistinguerez-vous le pauvre du riche ? L’esclavede tel prince qui en fit son captif ? Ainsi parlaitsaint Basile. Assurément il n’est pas de moyenplus efficace pour rabaisser l’enflure de la vainegloire dont se gonflent les gens du siècle, que deréfléchir sur ce qu’ils vont être en peu de temps etce que sont en ce moment ceux d’entre eux quecette vanité mondaine rendait tout à l’heure siorgueilleux. Ceux-là donc qui veulent entrer dansles voies de la perfection doivent accepter [283]de leur directeur le conseil qu'il leur donnera deméditer dans quelque livre pieux ces importantesvérités, car il ne peut y avoir de véritablespiritualité tant que ces vapeurs de vaine gloire nese seront pas dissipées au fond de notre âme.

334. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Parmi lespersonnes du sexe, règne, ordinairement, ungenre de vanité tout particulier. Elles aiment àparaître en public, bien parées, avec des bijoux etsous des vêtements riches. La raison de cettefaiblesse se tire de ce qu'elles ne sont pas appeléesà la culture des lettres, à l'exercice des armes, auxfonctions civiles et qu’elles ne sont pas aptes àoccuper des postes élevés, des dignités et autrescharges honorables. D’autre part, la passion de lavaine gloire n'est pas moins enracinée dans leur

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cœur que dans celui des hommes. Il s’ensuit que,ne pouvant satisfaire cette passion dans deschoses d’une haute importance, elles cherchentune compensation dans le soin qu'elles prennentde leur parure. Pourtant, comme elles tiennent àmener une vie pieuse, il faut bien qu'elles mettentquelque modération dans cet excès de superfluitésde toilette, car sans cela une dévotion solide etvéritable ne pourrait s'établir dans leur cœur.Césaire raconte (Mirac. lib. V, cap. 6) que dans laville de Mayence, une dame magnifiquementparée entra un jour dans l’église pour y assister ausaint sacrifice de la messe. Un prêtre, doué d'unegrande piété, vit à la queue de la robe que traînaitaprès elle cette dame, aussi fière qu’un paon, unemultitude de démons, qui ressemblaient à depetits maures très-laids. Ces hideux pages d’unenouvelle espèce, battaient des mains et, souriantentre eux, ils se livraient à une grande hilarité. Ilsgrimpaient même sur cette robe comme feraientdes poissons dans un filet où ils seraient pris. Leserviteur de Dieu défendit à ces démons dedisparaître et se tournant vers le peuple quiassistait à la messe, il l’invita à considérer cethorrible spectacle. Cette dame, se voyant le jouetdes démons et un objet d’aversion de la part desassistants, se hâta de quitter la maison de Dieu etrevint toute confuse chez elle. Là elle quitta cesomptueux vêtement et ne le remit jamais plussur elle. Si les démons, dirai-je maintenant,

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manifestaient une si grande joie au sujet de cesfutiles parures, c’est un signe bien évident qu’ellesétaient pour cette personne des objetssingulièrement préjudiciables au salut de son âme,et peut-être même, ce qui est bien pire, cettesomptuosité était plus pernicieuse à [284] ceuxqui la regardaient avec des yeux trop mondains.Le directeur doit donc faire tous ses efforts pourécarter de ses pénitentes de semblables obstacles,surtout si elles marchent dans les voiesspirituelles, et si elles commencent à vaquer àquelques pratiques de vertu. S’il peut ensuiteparvenir, sans inconvénient et sans qu'il y aitquelque occasion de blâme, à faire disparaîtretotalement ce luxe de vêtements et toute vainesuperfluité de parure, qu’il n’y épargne aucunsoin, car ce serait arracher tout d’un coup laracine de ce mal. Si pourtant la prudence luidéfend d’agir de la sorte, le directeur doitprocurer quelque modération dans l’usage de cesparures, comme je l’ai déjà dit. Il doit leur inspirerplus de retenue et autant de simplicité qu’il estpossible selon leur position dans le monde. Il doitsurtout les engager à bien rectifier leur intention àcet égard, afin que si elles sont obligées de separer, ce ne soit pas pour le désir de paraître,puisque ce désir ne saurait en aucun cas êtreabsous et excusé de vanité coupable, maisseulement pour satisfaire à une certaineconvenance, à certaines considérations

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honorables. C’est pour des motifs de ce genre quele directeur permettra à ces personnes l’usage decertain luxe modéré. Il peut encore y voir d’autresmotifs, tels que ceux de ne pas taire montre d’unepiété extraordinaire, en se distinguant tropouvertement des autres personnes d’égalecondition, ou bien encore pour qu’elles netombent pas dans l’erreur que commettentcertaines dames qui, veulent manifester par leurshabits, leurs allures, et peut-être même par leursdiscours affectés, la piété dont elles fontprofession et qu’elles croient posséder, sans enavoir la réalité.

335. – Les directeurs apprendront commentils doivent agir à l’égard des femmes dominéespar la vanité, et c’est un grand maître spirituel quiva les instruire, je veux dire saint Bernard. Il reçutdans son monastère de Clairvaux la visite de sasœur. Cette personne s’était parée de ses plusbeaux ajustements, les pierreries brillaient sur sariche toilette. Le Saint ayant été averti de lasomptueuse pompe avec laquelle cette chère sœurétait entrée dans le couvent, ne voulut pasdescendre au parloir et lui fit dire qu’elle était unpiège du démon qui, par le moyen du luxe qu’elleétalait, l’entraînait elle-même et ceux qui lavoyaient dans les abîmes de l’enfer. Parmi lesautres moines, aucun ne voulut l’aborder, exceptéun seul, [285] nommé André, qui lui adressa laparole, mais en lui disant qu'elle lui paraissait un

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monceau d’ordures recouvert d’étoffes de soie etde brocard d’or. À une réception si étrangequ’accompagnaient de si durs reproches, cettepauvre dame fut remplie de confusion, elle se mità verser des larmes et à pousser des sanglots etpromit de faire tout ce que son saint frèreexigerait d’elle. Saint Bernard descendit alors etles premières paroles qu’il lui adressa furent pourlui défendre toutes les pompes, les ajustements etles parures dont elle était ornée en ce moment.Primo verbo omnem et mundi gloriam in cultu vestium, etin omnibus sæculi pompis, et curiositatibus interdixit. (Invita S. Bern. lib. I, cap. 6). Ensuite il lui donnaplusieurs avis spirituels. Elle se montraparfaitement docile, et après avoir quitté toutesces pompes mondaines, elle commença à menerune vie pieuse et retirée, et deux ans après elle seretira, avec le consentement de son époux, dansun monastère pour y mener une vie sainte. Ledirecteur doit apprendre de ce grand Saintcomment il faut s’y prendre pour faire arriver à lasainteté les dames mondaines. Il doit leur faireabandonner ces habits de luxe ou du moins yintroduire quelque retenue. Il peut être assuré quesi une femme parvient à mépriser la beauté duvidage, la pompe des ajustements, à ne plus sesoucier d’attirer les regards, elle se trouvera par desemblables dispositions et sans employer d’autresmoyens, très-sincèrement portée à se consacrer àDieu en entrant dans la vie spirituelle.

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336. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. LeDirecteur ne devra Jamais permettre à sesdisciples d’omettre aucune bonne œuvre qu’il leurconviendrait de faire, sous prétexte de fuir lavaine gloire. Je vais m’expliquer. Il est certainespersonnes qui s’abstiennent de conférer avecleurs directeurs sur les inspirations et les grâcesqu’elles reçoivent de Dieu dans leurs oraisons, etdes bonnes œuvres qu’elles pratiquent, telles queles actes de mortification, de macérationscorporelles. Ces personnes, disons-nous, ne lesfont pas connaître à leurs directeurs parce qu’ellescraignent que leur cœur ne conçoive trop devanité pour ces faveurs surnaturelles, ou dumoins que cette révélation à leur père spirituel neles expose à des tentations d’amour-propre. Il enest d’autres qui cessent de visiter les églises, defréquenter les sacrements, de se livrer au soin desmalades dans les hôpitaux et de faire plusieursautres œuvres [286] pies, parce que, selon leurmanière de voir, la pratique de ces vertus feraitsurgir dans leur âme quelques pensées de vainegloire. Il faut imposer à ces personnes l’obligationde ne s’abstenir d’aucune bonne œuvre, pour nepas s’exposer à quelque sentiment de vanité, car ledémon s’apercevant de cette crainte, pourrait bienleur souffler des pensées de vaine gloire oud’autre nature et les empêcher de pratiquer touteespèce de bonnes œuvres. Elles doivent dirigerleurs intentions vers Dieu, en lui protestant

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qu’elles n’agissent que dans des vues droites, etsans tenir compte des vaincs complaisancesqu’elles éprouvent dans leur âme, ces personnesdoivent persévérer dans l’exercice des œuvresméritoires quelles pratiquent. Un certain moinealla visiter le saint abbé Pasteur et lui dit qu’ils’abstenait de faire des œuvres de charité, parcequ’elles étaient souillées de vaines complaisances.(Ex lib. Doct. P. lib. de orat. num. 7). L’abbé le repritde cela, et pour le bien convaincre de son erreur,il lui proposa la parabole suivante : Dans unmême village habitaient deux cultivateurs, l’unparesseux et l’autre diligent. Le premier ne se mitpas en peine d’ensemencer ses champs. Lesecond les ensemença au contraire dans la saisonconvenable. Le premier ne récolta rien, le secondrecueillit peu de blé mêlé d’ivraie. Lequel desdeux vous semble avoir agi plus sagement ? C’estle second, reprit le moine, car il vaut mieuxrecueillir peu que rien du tout. Eh bien, repritl’abbé Pasteur, c’est tout comme si vous négligiezde faire quelque bien, par crainte de la vainegloire, vous ne recueilleriez ainsi aucun mérite,tandis que si vous persévérez à faire le bien,quoique ce bien soit mêlé avec l’ivraie de la vainegloire, vous ne laisserez pas de vous enrichir dequelque mérite pour le ciel. Je joins à ce qu’onvient de lire que si une personne qui suit la voiede la perfection repousse tous les sentiments devanité, en renouvelant l’intention droite qui la fait

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agir, il ne se mêlera aucun grain d’ivraie à larécolte des mérites du bien qu’elle fera. Bienmieux encore, sa récolte sera pleine et abondantepour conquérir la gloire du ciel. Il ne faut doncplus, par de semblables motifs de crainte, sedispenser de faire de bonnes œuvres, mais enfoulant aux pieds toutes ces appréhensions malfondées, on doit agir avec une liberté complèted’esprit.

337. – QUATRIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur ne doit pas permettre à ses pénitents defaire des choses qui pourraient les [287] faireregarder comme des insensés, des imprudents etcomme privés du sens commun, pour réprimerles assauts de la vaine gloire ; Dieu veut que danstoutes nos actions nous procédions avec sagesseet droiture. Il nous suffit en certainescirconstances, quand notre prochain se forme denotre conduite une opinion désavantageuse, desupporter cela avec humilité, en conservant lapaix de notre âme que ne doivent jamais troublerles atteintes qui seraient portées à notreréputation. Je sais que saint Simon de Salo, saintPhilippe de Néri et quelques autres saints ont agiainsi afin de passer pour des insensés. Mais ceshommes, ainsi que nous l’avons déjà dit,n’agissaient de cette manière que par uneinspiration toute particulière de l’Esprit-Saint,sans laquelle il ne conviendrait pas de faire depareilles choses. Il ne donnera pas son

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approbation à ceux de ses pénitents qui dans decourts intervalles de leurs conversations, disentdu mal d’eux-mêmes, se qualifient de pécheurs,d’imparfaits, de misérables dignes de mépris. Etd’abord parce que sous ces feintes humiliations secache une vanité intérieure de paraître modesteset pleins de retenue dans l’opinion de ceux qui ensont témoins. Ensuite, parce que lors même queces accusations d’imperfection sur son proprecompte seraient pour celui qui les fait un aveuinspiré par la conviction, ceux qui l’écoutent n’enacceptent pas ordinairement la franchise ou bienlui prodiguent des louanges exagérées. Au boutde tout cela se trouve le danger de la vaine gloire,auquel on s’expose par les moyens mêmes qu’oncroyait les plus propres à s’en garantir. Il vautdonc mieux que la personne spirituelle possèdeau fond de son cœur et de son esprit uneconnaissance bien fondée d’elle-même et de sespropres misères, afin d’en concevoir pour sonnéant un profond mépris et pour faire remonter àla gloire de Dieu tout ce qu’il peut y avoir en ellede louable ; afin, en un mot, d’être constammentdisposée à s’entendre reprocher par la bouche desautres les défauts et les faiblesses que saconscience lui fait un devoir d’avouer.

338. – L’abbé Sérapion reçut la visite d’unmoine qui, à chaque parole s’appelait pécheur etindigne de l’habit religieux qu’il portait. (Ex. lib.Doct. PP. contra inanem gloriam, num. 11). Le saint

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abbé voulait lui laver les pieds, comme il en avaitla coutume à l’égard des moines quin’appartenaient point à sa communauté. Cemoine ne voulut point le lui [288] permettre enprotestant qu'il méritait plutôt d’être foulé auxpieds par tout le monde. L'ayant donc fait asseoirà table, l’abbé Sérapion lui offrit quelquenourriture. Or, pendant que le moine serestaurait, l'abbé commença à lui adresserquelques paroles pleines de douceur et inspiréespar une sincère charité : Mon fils, lui dit-il, si vousvoulez avancer dans la perfection religieuse,restez tranquille dans votre cellule, veillez survous et vaquez à vos travaux manuels. Tous cesvoyages que vous faites d’un monastère à unautre, tant de courses dans le désert, ne sauraientcontribuer à vos progrès spirituels. Dieu ne setrouve pas plus facilement en quelque lieu que cesoit que dans votre cellule. Le moine, enentendant ces paroles, en fut tellement troublé aufond de son cœur qu’il ne put s'empêcher demanifester son agitation. L'abbé Sérapion s'enétant aperçu ; mon frère, lui dit-il, qu'est-ce doncque je vois ? Tout à l’heure vous vous êtes déclaréun grand pécheur, indigne de cette terre qui vousporte et de l’air que vous respirez, et en cemoment, à l'occasion d’une charitable réprimandeque je vous fais au sujet de vos imperfections,vous me semblez tout troublé ? Vous vousméprenez, mon bon frère. Si vous désirez

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pratiquer l’humilité, vous ne devez pas dénoncervos propres défauts, vous devez attendre qued'autres vous les reprochent, et quand cela arrive,votre devoir est de recevoir ces reproches aveccalme, et même vous en réjouir au fond de votrecœur. Le moine, à cette seconde réprimande,ouvrit les yeux et distingua de la fausse humilitécelle qui en a tous les caractères et à laquelle estréservée la victoire sur toute vanité. Il se mit doncà demander pardon à l’abbé et s'en retourna pourvivre dans la solitude de sa cellule. Le directeurdoit donc faire en sorte que ses disciples soientbien convaincus de cette vérité, il doit leurprescrire de prendre pour règle de ne jamaisparler d'eux-mêmes ni en bien, ni en mal ; de nejamais parler en bien, pour ne pas fournir unaliment à la vanité ; de ne point parler en mal, carpour l'ordinaire cela ne saurait être un remèdecontre la vanité. [289]

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ARTICLE IX.

Obstacles que peuvent mettre à la perfection quelquesautres objets extérieurs qui plaisent.

CHAPITRE I. ON Y PARLE DE L’OBSTACLE QU’OPPOSE À LA PERFECTION L’AMOUR DÉSORDONNÉ DES PARENTS.

339. – Les richesses, la gloire et les honneursde ce monde ne sont point les seuls objetsextérieurs qui soient dangereux pour le salut, etqui, par leurs charmes trompeurs, éloignent duchemin de la perfection l’homme qui veut y fairedes progrès. Il est d'autres objets qui ne sont pasmoins séduisants et qui viennent nous barrer cechemin de la spiritualité, en nous empêchant d’yavancer. Parmi ces obstacles, je place au premierrang les parents qui, par les liens sympathiques dusang, par l’affection du cœur, par l’intimefamiliarité que l’on a avec eux, ont assez depuissance pour enfanter dans notre âme unattachement peu en harmonie avec les lois de lacharité chrétienne et qui même trop souvent leurest entièrement hostile. Cet attachementcontribue à écarter du chemin de la perfectionchrétienne qui se fonde tout entière sur les lois dela charité divine.

340. – Si cela n’était pas basé sur la vérité,Jésus-Christ n’aurait point fait entendre cesparoles : Si quis venit ad me, et non odit patrem suum,et matrem, et uxorem, et filios, et fratres, et sorores, adhuc

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autem et animam suam, non potest meus esse discipulus.(Luc. 14, 26). Si quelqu’un veut venir après moi, etne hait pas son père, sa mère, son épouse, ses fils,ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, celui-là ne saurait être mon disciple, et il ne doit pas sefaire illusion à lui-même. Le divin Sauveur, s’iln’en était pas ainsi, ne nous aurait pas fait cesmagnifiques promesses : Et omnis, qui reliqueritdomum, vel fratres, aut sorores, aut patrem, aut matrem,aut uxorem, aut filios, aut agros, propter nomen meum,centuplum accipiet, et vitam ætemam possidebit.Quiconque abandonnera sa maison, [290] ou sesfrères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ouson épouse, ou ses fils, ou ses possessions pourl’amour de moi, recevra le centuple en ce monde,et la vie éternelle dans le ciel. Si donc, on ne peutpas être le serviteur et le disciple de Jésus-Christ,si l’on n’abandonne point, per une sainte haine,ses parents, ou du moins si l’on ne se détache pasde l’amour désordonné pour eux, il faut bienconvenir que cet attachement excessif met ungrand obstacle au désir qu’aurait le chrétien demarcher à la suite de Jésus-Christ et de devenirson imitateur, et que, par conséquent, c’est lapierre d’achoppement qui arrête nos pas dans lechemin de la perfection chrétienne. Si notre divinMaître promet dès cette vie une récompensecentuple, et dans l’autre monde la gloireimmortelle à quiconque se séparera de ses plusproches parents, en les abandonnant, il faut bien

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croire sans la moindre hésitation qu’il y a dans cegénéreux détachement une grande perfection ; ilfaudra croire au contraire qu’il y a une grandeimperfection dans l’amour excessif que l’on apour ces mêmes personnes.

341. – Mais quand même notre divinRédempteur n’aurait point parle si clairement,l’expérience vient nous apprendre tous les jourscombien est grand le nombre de ceux qui, parcette affection désordonnée pour leur famille,s’éloignent de Dieu, se plongent plus qu’ils nedoivent dans le gouffre tumultueux des affaires,des spéculations, des trafics des intérêts temporelsau point de perdre tout esprit de piété et toutsentiment de dévotion, et ce qui est encore bienplus déplorable, c’est de voir combien grand est lenombre de ceux qui, par amour de leurs enfantsou de leurs neveux, n’ont aucun souci de perdreleur âme, en chargeant leur conscience de milleinjustices qu’ils commette il dans leurs négoces etpar l’amour effréné du gain. Il ne doit donc pass’attendre à faire de grands progrès dans laperfection chrétienne, celui-là qui n’extirpe pas deson cœur ces affections pernicieuses qui, si ellesne le conduisent pas à la damnation éternelle,comme cela est arrivé à tant d’autres, le tiennentcertainement toujours plongé dans un océan dedéfauts et d’imperfections.

342. – Toutefois, pour traiter avec toute laclarté requise un point si important, il faut

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distinguer deux espèces d’affections diverses quel’on peut avoir pour ses propres parents. Lapremière est cet amour dont la nature elle-mêmeallume le [291] feu dans nos cœurs, pour ceux quisont unis par les liens du sang, et cet amour a unegrande affinité avec celui que les animaux eux-mêmes éprouvent pour leurs progénitures. Eneffet, la nature ne rend pas fécondes les tigressesmême, sans leur inspirer de la tendresse pourleurs petits et sans inspirer en même temps àceux-ci une tendresse réciproque pour leursmères. Cette affection naturelle, si elle est régléepar les lois de la droite raison, est juste etvertueuse ; mais si elle dépasse les bornes que laraison lui a fixées, cette affection devientdéfectueuse. Quand elle existe chez despersonnes dont la conscience n'a point dedélicatesse, elle peut être la cause de gravespéchés qui entraînent à une ruine éternelle.

343. – La seconde espèce d'affection est cellequ'impose la charité chrétienne, conformémentaux règles de ses saintes lois. De même que cettecharité nous commande d'aimer le prochain envue de Dieu, elle nous ordonne aussi d’aimer nosparents pour le même motif, c'est-à-dire encoreen vue de Dieu et comme le veut saint Thomas(2, 2, Qu. 26, art. 8), de les affectionner d'unamour plus intense. Or cet amour pour nosparents, quand il est selon les règles de la charité,est louable et méritoire ; il ne saurait aucunement

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nuire à la perfection, il doit même lui venir enaide, puisqu'il est réglé par la reine de toutes lesvertus, je veux dire par la charité, et qu’il serapporte à Dieu comme à la source première d'oùémane toute notre perfection.

344. – C’est pour cela que saint Grégoire ditque quand on veut s'unir avec Dieu, on doit sedétacher de ses parents de telle manière, que necomptant pour rien, méconnaissant presque cetamour naturel qui naît de l’affinité du sang, nousles aimions plus solidement et plus saintement enDieu. Selon ce saint Docteur, nous devons à ceuxqui nous sont unis par la parenté, rendre plus deservice qu’aux personnes qui nous sontétrangères, et de même qu’une flamme qui vaproduire un embrasement, s’attache plutôt auxobjets qui l’avoisinent, de même aussi notreaffection doit préférer ceux qui nous tiennent deplus près par les liens de la famille. Mais tout celadoit avoir lieu de telle sorte, qu'il n'en résulteaucun obstacle à notre avancement spirituel, et lesuccès ne sera pas douteux si nous ennoblissonsces sentiments par une affection supérieure, c’est-à-dire par l’amour des choses divines enrapportant à Dieu tous [292] les mouvements denotre cœur, et en dirigeant vers lui nos intentions.Voici ses paroles : (Moral, lib. VII, cap. 6). Extracognatos quisque et proximos debet fieri, si vult parentiomnium verius jungi, quatenus eosdem, quos propterDeum viriliter negligit, tanto solidius diligat, quanto in eis

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affectum solubilem copulæ carnalis ignorat. Debemusquidem et temporaliter his, quibus vicinius jungimur, plusceteris prodesse, quia et flamma admotis rebus incendiumporrigit, sed hoc ipsum prius unde nascitur accendit.Debemus copulam terrenæ cognationis agnoscere, sedtamen hanc, cum cursum mentis impedit, ignorare,quatenus fidelis animus divino studio accensus, nec ea,quee sibi sunt in infimis conjuncta despiciat, et hæc apudsemetipsum recte ordinans, summorum amore transcendat.Un peu après saint Grégoire, parlant d’unemanière moins obscure, ajoute que les hommesdoués de sainteté ne s’abstiennent pas d’aimer etde secourir leurs parents qui sont dans le besoin,mais que néanmoins, animés de l’amour spirituelet saint qu’ils ressentent pour Dieu, ils modèrentcet attachement pour ces mêmes parents en lerectifiant, en sorte qu’il ne s’écarte pas pour euxde la droite voie. Neque enim sancti viri adimpendenda necessaria, propinquos carnis non diligunt,sed amore spiritualium ipsam in se dilectionem vincunt :quatenus sic eam discretionis moderamine temperent, utper hanc in parvo saltem, ac minimo a recto itinere nondeclinent.

345. – On doit cependant observer quel’amour de Dieu ne parvient que difficilement àéteindre cet autre amour charnel, bas et imparfaitque la nature nous inspire pour ceux avec qui lesliens du sang nous unissent, et que cet amourpour nos parents, si nous vivons dans leursociété, ne saurait se changer en une affection

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spirituelle et sainte. En effet, la présence de ccsobjets qui nous plaisent, le commerce familier,confidentiel et incessant que nous entretenonsavec ces personnes, les égards et les servicesmutuels qu’on échange, l’amour qu’on setémoigne réciproquement, sont un aliment quientretient cet amour inspiré par la nature et luiconserve toute son ardeur. C’est pourquoi le saintDocteur, déjà cité, dit avec raison que extracognatos quisque, et proximos debet fieri, si vult parentiomnium verius jungi ; c’est-à-dire que, quiconqueveut s’unir avec Dieu par le lien d’une charitéparfaite, doit se séparer de ses proches. [293]

346. – Cette doctrine doit acquérir unnouveau degré d’évidence de divers traits qui selisent dans les écrits des anciens Pères, et l’on yvoit que ces grands serviteurs de Dieu craignaientsingulièrement, je ne dis pas le commerce et lafréquentation habituelle de leurs proches, maisencore même la vue et l’aspect seul de leursparents. C'est ainsi qu’on lit de l’abbé Jean, quepour éviter la présence d’une de ses sœurs, qui,vingt-quatre ans après l’entrée de son cher frèredans un monastère, voulait lui rendre visite etavoir quelque entretien avec lui, il prit larésolution d’aller lui-même visiter sa sœur, sans sefaire connaître d’elle (Ex lib. sentent. P P. § 31). Ilpartit avec deux autres moines en habit depèlerin, et arrivé au couvent qu’habitait sa sœur, ildemanda un peu d’eau pour se désaltérer. Après

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avoir bu, sans proférer un seul mot, il écrivit à sasœur qu’elle avait enfin pu satisfaire son désir,puisqu’il était l’un des trois pèlerins qu’elle avaitrafraîchi en lui donnant de l’eau et qu’elle voulûtbien se contenter de cela, en renonçant à touteautre instance pour le revoir. Un trait de mêmegenre est rapporté au sujet du bienheureuxThéodore, disciple de saint Pacôme (Ex eod. lib. V,§ 33). Ce moine ne voulut pas recevoir la visite desa mère qui était venue le visiter dans sonmonastère, malgré les lettres de recommandationqu’elle avait reçues de saint Pacôme lui-même,pour qu’il enjoignît à ce fils de s’entretenirpendant quelques instants avec sa mère. Ce saintjeune homme était parvenu à convaincre sonmaître qu’un pareil entretien ne pouvait êtred’aucun profit pour sa perfection, et le saint abbén’osa pas lui commander l’obéissance sur cepoint. C’est ainsi que sa mère se trouva déçue deson espoir, malgré les moyens qu’elle avaitemployés pour réussir. On rapporte encore (Exeod. lib. § 30), qu’un moine, nommé Prior, ayantreçu de saint Antoine l’ordre d’aller visiter sasœur et de s’entretenir avec elle, il s’y conformapour ne pas manquer au devoir de l’obéissance,mais pendant cette visite il tint les yeuxconstamment fermés. C’est ainsi que le moineMarc ayant été contraint par son abbé de parler àsa mère qui l’attendait à la porte du monastère, seprésenta devant elle, revêtu d’un habit tout

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déchiré, la figure couverte de suie et sans lever unseul instant les yeux sur sa mère et sur lespersonnes qui l’accompagnaient ; il lui adressaseulement ces deux mots : Sani estote (portez-vousbien), puis ayant tourné le dos il se retira. (Ex. lib.doct. P P. lib. de obedient. n. 2). [294] On pourraitrecueillir une foule de traits semblables dans ceshistoires si édifiantes où l’on voit jusqu'à quelpoint a été porté le détachement de l’amour pourles parents.

347. – On peut tirer de tout ceci deuxenseignements. Nous y voyons d’abord combienest préjudiciable aux progrès de l’esprit l’amourde la chair et du sang, quand ces hommes douésde sainteté, et qui n’avaient d’autre but qued’avancer dans la perfection, redoutaient si fortde semblables affections et qu’ils mettaient enusage des moyens si étranges qui sembleraient deprime abord si peu discrets, mais qui lesgarantissaient des atteintes de cet amour naturel.Ensuite, on y reconnaît que pour se détacher del’affection qu’on a pour ses parents, il estnécessaire ou du moins expédient de s’en teniréloigné. C’est ce qu’entendaient si bien cesserviteurs de Dieu qui évitaient de conférer aveceux, d’entretenir des rapports avec leurs proches,fuyaient leur rencontre, se dérobaient à leursregards. Quiconque désire donc avancer dans lavoie de la perfection, doit choisir entre ces deuxmoyens, ou abandonner totalement ses parents,

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suivant les conseils de Jésus-Christ, en imitant lapratique des personnes qui entrent dans un ordrereligieux, et en brisant d’un seul coup ces douxliens de l’amour naturel et imparfait qui nousattache à notre famille, tout en ayant bien soin.après qu’on a fait cet abandon, de ne plus renouerces attaches ; car c’est le propre de cette affectiontrompeuse de se rallumer encore plus vive, quanddéjà une première fois on l’avait éteinte, ou bien,si on n’a pas la force de faire un si grand sacrifice,se séparer et s’éloigner le plus qu’il sera possible ;et de même que pour éteindre le feu, le moyen leplus sûr et même le seul consiste à lui enlevertoute matière combustible, de même pour réussirplus efficacement on doit s’éloigner de ces objetsqui enchantent et qui sont comme la matière surlaquelle agit l’ardeur de pareilles affections. Si,absolument parlant, on ne peut pas encores’exécuter, du moins, en demeurant auprès de sesparents, il faut savoir modérer et gouverner lesaffections naturelles par les règles de la charité, etfaire en sorte que cet amour charnel soitsubordonné à celui qu’on doit avoir pour Dieu. Jevois bien que ceci offre beaucoup plus dedifficultés, néanmoins on peut les vaincre si, sansprêter l’oreille aux inspirations de la nature, ou asoin de protester devant Dieu que l’on aime ses[295] proche ?, seulement parce qu'ils veulent denous ce retour d’affection ; que l'on s’occupe deleurs intérêts temporels et spirituels uniquement

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parce qu'ils veulent que cela soit ainsi, et qu’on esttoujours bien déterminé à faire ce qui peut leurêtre avantageux, en exceptant toute démarche quipourrait déplaire à sa majesté divine. Ces actes,souvent renouvelés avec une entière sincérité decœur, sont assez puissants pour affaiblir l’amourcharnel et pour l’assujettir à l’amour de Dieu. Parce moyen, cet amour pour les parents est moinsmatériel, plus raisonnable, conforme aux règles dela perfection, et il ne met aucun obstacle àl’avancement spirituel. Ces enseignementssembleront bien étranges à ceux des gens dumonde qui sont habitués à coordonner leursaffections avec les instincts naturels, ni plus nimoins que les êtres privés de raison. Ce sontpourtant des enseignements fondés sur la véritéévangélique, sur la doctrine même de Jésus-Christ. Ils sont confirmés par les SS. Pères quinous les fournissent, autorisés par les grandsserviteurs de Dieu qui nous les prêchent par leursexemples. C’est parce qu’on n’agit pas d’unemanière conforme à ces enseignements, queparmi les personnes du monde, même les pluspieuses, on ne voit pas bien souvent ces progrèsdans la perfection qui édifient dans les religieuxdes deux sexes, dont l’unique soin est de travaillerà l’œuvre de leur propre sanctification.

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CHAPITRE II. OBSTACLES QUE MET À LA PERFECTION LE DANGEREUX LIEN DES AMITIÉS FONDÉES SUR L’AMOUR SENSIBLE ET CHARNEL, POUR LES OBJETS QUI CAPTIVENT LES AFFECTIONS.

348. – Si l’amour charnel pour ses prochesmet un grand obstacle à la perfection, il en est unautre qui lui est encore plus hostile, c’est l’amoursensible et charnel pour d’autres objets placéshors de la sphère de la famille, n’ayant point derelation avec elle, mais seulement une sympathieréciproque d’inclination. Si cet amour devienttrop ardent, il donne naissance trop souvent à degrands maux et devient une cause de damnationéternelle. Mais pour bien comprendre ce que j’ai à[296] dire, il est indispensable d’entrer danscertains détails. L’amitié, selon la définition desaint Augustin, est un amour réciproque qui estfondé sur une communication mutuelle de chosesbonnes en elles-mêmes : Amicitia est humanarum,divinarumque rerum cum benevolentia, et caritateconsensio. (Ep. 155, ad. Mart.). Il ne peut donc yavoir d’amitié entre deux personnes, sans qu’il yait un amour réciproque et sans qu’il y ait aussides biens qui soient communs à ces deuxpersonnes.

349. – Il résulte de là que comme il y adifférentes sortes d’amours ainsi que de biens quel’on peut se rendre communs, il y a pareillementdiverses espèces d’amitiés. Il est une amitié

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vicieuse par laquelle deux personnes se portentune affection criminelle et se communiquent desbiens d’une nature animale (béni brutali), tels quesont les plaisirs sensuels. Celle-ci ne mérite enaucune manière le nom d’amitié, puisque les biensque ces deux personnes se communiquent nesont point de vrais biens, mais sont au contrairedes maux ; car enfin cela existe chez les animauxqui ne sont point susceptibles d’amitié, il est uneautre amitié qui est sainte, par laquelle deuxpersonnes s’aiment d’un amour de charitésurnaturelle, et la communication de leurs biensest Dieu lui-même ainsi que l’éternelle félicitédont elles espèrent jouir. Telle était, pouremployer un exemple, l’amitié qui existait entresainte Thérèse et saint Pierre d’Alcantara, dontl’intime amitié n’avait pour but que Dieu et sasainte gloire qu’ils procuraient de concert, et ils secommuniquaient les biens dont leurs âmesjouissaient dans l’esprit de Dieu. Il leur arrivamême quelquefois d’être ravis en extase dansleurs sublimes contemplations. Nous savons demême qu’entre saint Grégoire de Nazianze etsaint Basile exista une étroite amitié, fondée surleurs éminentes vertus et sur leur haute science etdans les liens de laquelle ils vécurent ensemblependant treize ans dans une solitude du royaumede Pont. C’est encore ainsi qu’une intime amitiéunit inséparablement saint Augustin et Alypius,lesquels se convertirent ensemble, furent baptisés

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en même temps, retournèrent ensemble dans leurpatrie où l’un d’eux fut élu évêque d’Hippone etl'autre de Tagaste. Cette sainte amitié se maintintjusqu’à leur mort sans aucune altération. Il en futde même entre Jean Cassien et saint Germain quilièrent entre eux une sainte amitié fondée sur leurcommun désir de la perfection monastique. Ils[297] parcoururent ensemble les provinces de laScythie, de la Palestine, de la Mésopotamie, de laCappadoce, de l’Égypte, de la Thebaide, etd’autres régions, faisant recherche partoutd’exemples édifiants des vertus monastiques. Il ya un autre genre d’amitié qui n’est ni vicieuse, nisainte, mais qui n’est pas vertueuse, du moins ence genre de vertus qui entrent dans l’ordre de lagrâce. C’est une amitié indifférente qui consisteen un amour réciproque, dont le fondement n’estautre qu’une communauté de biens terrestres.Telle est celle qui existe entre les gens de guerreunis entre eux par le lien des intérêts militaires,entre les hommes de lettres également unis par lelien des sciences naturelles. Enfin, il est uneamitié qu’on ne peut appeler mauvaise et perversecomme la première, mais qui non plus en aucunemanière ne peut être appelée sainte comme laseconde. On ne peut pas non plus la qualifierd’indifférente comme la troisième, parce qu’ellenuit beaucoup à la piété. Celle-ci consiste en uneaffection de tendresse, de sensibilité qui a pourmotif la beauté, la bonne grâce, la tournure, le ton

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de la voix, l’allure, la bonne santé, l’agréablevivacité des personnes dont d’ailleurs letempérament et les goûts sont en harmonie avecles nôtres. Pour la distinguer des autres amitiés,nous donnons à celle-ci le nom d’imparfaite.Celle-ci est l’espèce d’amitié dont je veux parleren ce moment, et je dis qu’une amitié de ce genreest le poison de l’âme et la ruine de la perfection.Des liaisons de cette nature peuvent exister entredes personnes d’un sexe différent et aussi encoreentre des personnes du même sexe, et bien que lapremière soit plus répréhensible et plusdangereuse, la seconde ne laisse pas d’être dignede blâme et périlleuse pour le salut.

350 – J’ai dit que ces amitiés sontpositivement imparfaites, car si elles n’ont pas,comme nous le supposons, un but vicieux etmauvais, elles se fondent néanmoins sur uneaffection sensible qui est exclusivementcharnelle ; puisque ces amitiés n’ont pour alimentque les qualités et les agréments du corps. Siensuite ces amitiés prennent un accroissement unpeu trop considérable, elles deviennent uneoccasion de jalousie, de suspicion, d’amertume,de mille agitations turbulentes, inquiètes,importunes. C’est alors qu’on reconnaît combienleur mobile est plein d’imperfection, et combiensemblable à une racine mauvaise, il en sort desgermes de passions turbulentes. [298]

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351. – J’ai dit que de telles amitiés sont très-pernicieuses, parce qu’il suffît qu’une personnepieuse s’en laisse captiver pour éprouver la pertede tout le bien spirituel dont elle s’ôtait jusqu’à cemoment enrichie. À mon avis l’aimant (calamila)est la reine de toutes les pierres ; car si cette pierreest moins estimée que d’autres auxquelles ondonne le nom de précieuses, à cause de leursbelles couleurs et de l’éclat qui leur est naturel,néanmoins, quoique moins rare que les autres,elle est douée d’une qualité qui la fait estimerbeaucoup plus que toutes les autres substances demême genre. L’aimant, par son admirable vertud’attraction pour le fer, exerce sur lui uneirrésistible sympathie, et il attire ainsi à lui cemétal qui dompte les pierres les plus dures et quiest lui-même le plus dur de tous les métaux.L’aimant se tourne toujours vers les régionspolaires et par cette notable propriété, il est d’ungrand secours aux mariniers quand la tempêteleur dérobe l’aspect des étoiles ; il leur sert, dis-je,de guide pour reconnaître leur route au milieu desépaisses brumes et leur faire trouver le port.Pourtant il suffit, pour faire perdre à cette pierretoute sa vertu, de la mettre dans le feu.Lorsqu’elle a été exposée à, l’ardeur de la flamme,cette pierre ne présente plus aucune espèced’utilité, et elle n’est pas moins vile que le pavédes rues qu’on foule sous les pieds. C’est là

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justement ce qui arrive au sujet de la questiondont nous nous occupons.

352. – Prenons pour exemple un homme ouune femme dont la conduite soit pieuse, assidue àl’oraison, exacte à fréquenter les sacrements, sefaisant remarquer par une tendre charité enversles personnes de la maison, par la soumissionenvers ceux qui y ont droit, par une humilitéirréprochable envers tout le monde. Supposezensuite que cette personne, homme ou femme,dont la vertu est si éminente qu’on puisse lacomparer à une belle pierre d’aimant, attirant àelle les regards et l’admiration de tout le monde, àcause de ses excellentes qualités, supposez,disons-nous, que cette âme si vertueuse se laisseprendre d’une affection tendre et passionnée pourune personne, et c’est pire encore si celle-ciappartient à un sexe différent. Si cette amitiédevient ardente, enflammée sans pourtant qu’il yait au fond une intention mauvaise, vous verrezque semblable à l’aimant dont nous avons parlé,toute sa vertu s’évanouira. Cette personne perdaussitôt l’esprit d’oraison, parce qu’au [299] milieude ce trouble de ses affections elle ne peut pluspénétrer dans le foyer de la lumière divine quidevait illuminer son âme et embraser son cœur.Cette personne est à l’église corporellement, maisses pensées et peut-être même ses yeux sedirigent vers l’objet aimé. Elle n’a plus aucun goûtpour les sacrements où elle ne trouve plus de

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saintes délices, parce que ces affections sensiblesont dépravé, pour ainsi parler, l’organe de lasaveur dans son âme. Elle perd la confiancequ’elle avait pour son confesseur auquel saconscience ne se découvre plus, et auquel elle nerévèle pas son infirmité spirituelle dont sa pauvreâme est atteinte, soit parce qu’elle a honte de sonmisérable état, soit parce qu’elle craint que leconfesseur, connaissant le principe de son mal,n’y apporte un remède efficace. Elle perd lacharité, parce que la jalousie, les soupçons, lesfantômes qu’elle se crée la mettant en émoi, ellene regarde plus du même œil les personnes quil’entourent ; elle commence à éprouver desantipathies, à concevoir de petites rancunes, à sepermettre des railleries, des mots piquants,certains dédains. Elle perd l’esprit de soumissionet d’obéissance à ses supérieurs, parce qu’ayant àessuyer quelques reproches sur ses faiblesses, ellese sent molestée de ces réprimandes et se redressecomme un serpent irrité ; en faisant éclater sarépulsion elle s’excuse avec duplicité et finit parune insoumission obstinée. En un mot, cettepersonne perd tout ce qu’il y avait en elle de bonet de louable, et voilà l’aimant qui s’est changé enune pierre vile qui mérite d’être foulée aux piedsde tout le monde.

353. – On peut considérer sous le mêmeaspect une jeune personne en état de prendre unépoux. Je la suppose sincèrement pieuse, pleine

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de modestie, soumise à sa mère, exacte à remplirses diverses occupations, pleine d’égards pour lesgens de la maison, amie de la retraite, n’aimantpas à se produire dans le monde, fréquentantvolontiers la maison du Seigneur, enflammée d’unsaint amour pour les sacrements et pour lesexercices du culte divin. Si elle s’éprend d’unattachement passionné pour un jeune homme desa condition, séduite par les bonnes grâces etl’extérieur avenant de ce jeune homme, vous laverrez devenir toute autre, quoique au milieu decette affection si vive, aucune pensée perverse netrouve place dans son esprit- Vous la verreztomber dans l’indévotion, s’éloigner dessacrements et de la fréquentation des églises, àmoins qu’elle [300] n’espère y trouver l’objet dontelle est éprise. Vous la verra toujours disposée àse montrer en public, afin d’y rencontrer celuiqu’elle aime et de s’en attirer les regards. Vous latrouverez distraite et peu attentive àl’accomplissement de ses labeurs accoutumés, setenir plus souvent auprès des portes et desfenêtres contre ses habitudes anciennes. Si samère veut la reprendre sur ces libertés qu’elle nese donnait pas autrefois, vous verrez cette jeunepersonne lui répondre avec impertinence et finirpar déclarer sans détours qu’elle ne veut pasobéir, mais qu’elle est déterminée à suivre lanouvelle voie qu’elle s’est tracée et à se conduireselon ses fantaisies. Or, vous en conviendrez bien

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avec moi, ne faut-il pas considérer commesouverainement pernicieuses pour l’âme cesaffections tendres, quoiqu’au fond il ne s’y mêleaucune intention perverse et qu’il n’y ait aucunefaute extrêmement grave ? Ne doit-on pas yreconnaître un danger extrême, puisqu’ellesdépouillent cette personne de toute vertu, detoute perfection, de tout bien et la réduisent à unétat si malheureux et si déplorable ?

354. – Ce qu’il y a de plus regrettable, c’estque de pareilles amitiés, fondées sur une affectionsi pleine d’imperfections, attiédissentsingulièrement la piété ; et si elles sont tropardentes dans leur genre, elles refroidissent, parun résultat contraire, la charité envers Dieu. Etcertes, comme on n’eu peut douter, Dieu est lepossesseur légitime de nos cœurs, il veut lesremplir entièrement de son amour, il n’y souffrepas d’antre amour qui ne serait pas subordonné àcelui qui lui est dû, et dont les mouvementsn’auraient point pour règle exclusive ceux que cemême amour imprime dans nos âmes. Or, entoute réalité, ces affections tendres dont nousparlons, ces amitiés mondaines ne sont pointréglées par cet amour divin. Si, d’autre part, Dieune peut pas jouir pleinement de notre cœur, il seretire de lui et le laisse plongé dans la tiédeur laplus profonde. Les Philistins étant devenusvainqueurs des Israélites, en deux combats qu’ilsleur livrèrent, se saisirent de la plus précieuse

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dépouille qui pût leur tomber dans les mains, jeveux parler de l’arche du Seigneur. Joyeux d’unesi noble conquête, ils la portèrent comme entriomphe à leur ville capitale et la placèrent dansleur temple, à côté de l'idole de Dagon, croyantainsi honorer le Dieu d'Israël, en mettant l’archesur la place d'honneur qu’occupait leur faussedivinité. Mais, ils se [301] trompèrent dans leurcalcul, puisque le lendemain en ouvrant les portesde leur temple, ils virent l’idole de Dagonprécipitée de son autel et gisant à terre,prosternée devant l’arche du vrai Dieu. Cumsurrexissent Azotii altera die, ecce Dagon jacebat pronusin terra ante arcam Domini. Les Philistins remirentl’idole à côté de l’arche du Seigneur, après l’avoirrelevée de sa première chute, mais le lendemainencore ils restèrent frappés d’un spectaclebeaucoup plus déplorable, car en entrant dans letemple dès l’aube du jour, ils trouvèrent leur idolenon-seulement précipitée de l’autel par terre,comme la veille, mais encore ils n’y virent qu’unsimulacre décapité et privé des mains. Rursus manedie altera consurgentes invenerunt Dagon jacentem superfaciem in terra ante arcam Domini : caput autem Dagon,et duce palmas manuum ejus abscissce erant super limen.(1, Regum, cap. 5). Que voulait donner à entendrele Seigneur par ce fait prodigieux, si ce n’est que,dans le sanctuaire de notre cœur, il veut régnertout seul, et que, si déjà il s’y trouvait une idolequi en eût pris possession par des affections

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terrestres, il faut la jeter à terre, il faut la décapiter,la briser, la mettre en pièces ? En somme, l’arched’or du divin amour veut résider et briller surl’autel de notre cœur, sans partage avec tout autreamour, sans rival qui puisse être en concurrenceavec lui. Cet amour n’admet en sa compagnie quedes affections qui lui soient subordonnées, etdont les mouvements dépendent de la règle queleur imposent les lois saintes. Il faut doncconclure que certaines personnes, unies par desamitiés passionnées, ne possèdent point dans leurcœur l’amour de Dieu, ou que cet amour y estbien tiède, puisqu’elles persévèrent dans unamour sensible, tendre, dans un amour qui a pourobjet des choses viles, charnelles, et qui, parconséquent, n’est pas réglé par les lois de lacharité divine. Il faudra bien convenir que cespersonnes ne possèdent pas Dieu dans leur cœur,puisqu’au lieu d’y faire pénétrer l’amour pour sesbeautés infinies, elles y introduisent celui desbeautés périssables d’ici bas, qui ne sont qu’unimpur limon, et que ce dernier amour estdiamétralement opposé à celui qu’on doit avoirpour Dieu. Est-il donc surprenant que toutvestige de vertu, toute trace de perfectiondisparaisse peu à peu du cœur de ces malheureuxesclaves du monde, comme je l’ai déjà prouvé,puisqu’ils font si peu de cas de Dieu et de sacharité, qui est la source de tous nos biensspirituels. [302] Serait-il possible que la seule

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considération de tant de dommages spirituels nesuffit pas pour prendre en horreur ces amitiéstendres et passionnées, et qu’on ne s’occupâtpoint de les anéantir à quelque prix que ce fût,après qu’on s’est laissé si imprudemmentétreindre de leurs liens ? Pourrait-on s’en excuseren disant comme si cela suffisait pour réparer tantde maux, que de semblables amitiés sonthonnêtes, parce qu’elles ne sont pas ouvertementlicencieuses ?

CHAPITRE III. ON Y MONTRE QUE LES AMITIÉS FONDÉES SUR UN AMOUR TENDRE ET SENSIBLE, OUTRE L'OBSTACLE QU’ELLES OPPOSENT À LA PERFECTION, SONT TRÈS-PERNICIEUSES ET MÊME EXTRÊMEMENT DANGEREUSES.

355. – Si le dommage causé par ces amitiésest considérable, leur danger n’en est pas moinsgrand quand elles se fondent sur des sympathiesqui ont pour objet les qualités extérieures de lapersonne qu’on aime, parce que cet amour quidans son principe était tendre, sans qu’il s’y mêlâtaucun vice, dégénère peu à peu, et de sensiblequ’il était devient sensuel et impur et finit parruiner l’âme et lui frayer la route de la damnationéternelle. Ce danger n’existe pas seulement entredes personnes d’un sexe différent, mais encoreentre les personnes du même sexe, entre lesjeunes hommes et les jeunes filles qui

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s’affectionnent pour leurs compagnes. Jem’aperçois qu’auprès des personnes passionnéesce que je dis pourra sembler trop sévère. Je vaisdonc citer saint Basile : Juvenis sive ætate, sive animofueris, æqualium tuorum consuetudinem defugito, abillisque te non secus atque ardentissima flamma proculabducito ; quando illorum opera usus adversarius,plerosque olim incendio dedit, et sempiterno igni cremandosaddixit. (Serm. abdicat., rerum). Les jeunes gens, ditce saint Docteur, doivent fuir les amitiés tropétroites des autres jeunes gens de leur âge ets’éloigner d’eux comme d’un feu brûlant, parceque le démon, par le moyen de ces amitiés,corrompant leurs affections, il y en a eu plusieursqu’une flamme d’impureté a dévorés et les aensuite précipités dans les flammes éternelles. Etafin que le lecteur ne se figure pas que les amitiésdont parle ce Saint furent, dans le principe, [303]du même genre que celles dont j’ai parlé dans lechapitre précédent, il ne doit pas ignorerqu’immédiatement après, le saint Docteur ajouteque le démon commença par attirer cesinfortunés à des amitiés de ce genre en leurinspirant des affections qui semblaient purementspirituelles, et qui avaient l’apparence d’un amourde charité, mais que puis il corrompit par sesartifices et peu à peu ces mêmes affections, etréussit à les précipiter dans un abîme de grandsmaux. Il ajoute de plus que ces jeunes gens étaientsortis du tumulte du monde parfaitement purs et

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que puis ils avaient fait naufrage au port même del’état religieux où ils étaient entrés, et dans lequelils semblaient être à l’abri de tout danger.Spirituales primo caritatis vana quadam specie illectos, inteterrimam postea voraginem præcipites deturbavit : et quiex medio pelago sævientibus undique procellis,tempestateque incolumes evaserant, eos jam intra portumsecuros una cum ipsa navi, vectoribusque submersit.

356. – Mais si un langage aussi grave dans unsaint Docteur dont l’autorité est siuniversellement reconnue, ne suffisait pas pourfaire comprendre le danger de ces amitiéspassionnées, je veux convaincre le lecteur parl’expérience qui en a été faite et dont une grandesainte se propose elle-même comme en ayant étéle sujet. Sainte Thérèse rapporte dans sa proprevie, au chapitre trente-deuxième, qu’étant un jouren oraison, elle se trouva tout d’un couptransportée dans l’enfer et confinée dans unesorte de niche si étroite qu’elle ne pouvait remuerni les pieds ni les mains. La Sainte ne voyait riendans cette étroite prison que les ténèbres les plusépaisses. Elle avoue cependant que malgré cetteprofonde obscurité elle était contrainte de voirpar un effet miraculeux tout ce qui est capable detourmenter la vue. Elle sentait l’ardeur du feu,mais malgré tous les efforts que fit sonimagination pour peindre l’atrocité et la natureétrange de ces supplices elle ne put trouver desexpressions. Parmi des tourments infligés au

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corps, elle dit que quoiqu’elle eût souffert jusqu’àce moment les douleurs les plus poignantes qui,selon l’avis des médecins, puissent être enduréesdans cette vie, ces douleurs ne lui semblaient paspouvoir entrer en parallèle avec les torturesinsupportables qu’elle eut à souffrir dans ce lieu.Pour ce qui regarde les peines de l’âme, elles’exprime ainsi : ces tortures corporelles nepeuvent se comparer à cette agonie de l’âme, ouplutôt n’en méritent pas le nom. Je ne saurais[304] comment exprimer ces angoisses, cesétouffements, ces abattements sensibles, cettedésespérante et accablante amertume où j’étaisplongée. Or pendant que la Sainte succombaitsous l’énorme poids de ces tortures, Dieu lui fitcomprendre que c’était le lieu que les démons luipréparaient si elle continuait le genre de viequ’elle avait mené jusqu’à ce moment.

357. – Il faut savoir que toutes les faiblessesdans lesquelles la Sainte était tombée, durant lecours de sa vie passée, n’étaient antres quecertaines amitiés qui, pendant longtemps, avaientretardé son avancement dans la perfection. Que lepieux lecteur ne s’imagine pas que de tellesamitiés avaient été souillées du contact du vice etdes licences criminelles, puisque la Sainte certifie,dans le livre précité, que naturellement elle avaiten horreur toute action déshonnête, et le pèreRibera, son confesseur, dans l’histoire qu’il fit dela vie de sainte Thérèse, en examinant les amitiés

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dont on a parlé, au sujet de cette Sainte, dit qu’iln’y eut, en elle, rien de grave, mais seulement unesorte d’habitude de fautes légères que lui faisaitcommettre un sentiment affectueux pour diversespersonnes et un danger éloigné auquel Thérèses’exposait. Il dit, qu’en somme, ces amitiés étaientde l’espèce de ces affections tendres etpassionnées dont nous parlons dans le chapitreprécédent. Pourtant, si la Sainte avait continuéd’alimenter ces amitiés, bien qu’elles ne fussentpoint vicieuses, elles auraient fini par dégénérerinsensiblement et l’auraient précipitée dans cetabîme de feu dont Dieu lui donna un avant-goût,lorsque, déjà elle était hors de danger.Maintenant, dira qui voudra que de semblablesamitiés sont innocentes et qu’il n’y a, en elles,aucune sorte de danger.

358. – Nous devons placer ici une réflexionqui donnera un grand poids à la vérité que nousdémontrons. Lorsque sainte Thérèse étaitpréoccupée de ces affectueuses liaisons, elle nemenait pas, pour cela, une vie de relâchement etd’indévotion ; elle passait chaque jour plusieursheures à l’oraison et s’y exerçait, autant qu’il luiétait possible, à toute espèce de vertus, en sorteque, songeant aux œuvres de piété qui ornaient àcette époque son existence, elle restait étonnéeque fout cela n’eût pas été capable de la soustraireà la damnation éternelle. (In eod. cap.). Quand jeconsidère, dit-elle, que, toute pécheresse que

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j’étais, je nourrissais néanmoins le désir de servirDieu et que je ne tombais pas dans les péchés queje vois commettre par ceux [305] qui N'ont aucunsouci de leur salut, tels que les mondains en quil’iniquité surabonde. En outre, j’ai été accabléed’infirmités que le Seigneur m’a donné la force desupporter. Je n’avais aucun penchant à lamédisance et je ne me sentais nullement portée àflétrir la réputation de mon prochain, ni àconcevoir de la haine pour personne. L’avarice etl’envie n’avaient aucune influence sur moi desorte qu’il en résultât une offense grave enversDieu, et quoique grande pécheresse, je conservaisnéanmoins toujours la crainte de Dieu, et, avectout cela, j’ai vu le lieu que les démons mepréparaient dans l’enfer, etc. Ceci posé, jepoursuis ainsi mon raisonnement : Si lesaffections tendres et affectueuses de l’amitié dontsainte Thérèse ne sut pas pendant longtemps sedéfendre, l’eussent à la fin précipitée dans l’abîmede tous les maux, sans que la vie vertueuse,dévote et spirituelle qu’elle s’efforçait de mener,au milieu de ces faiblesses, eût pu la garantir de saruine éternelle, que sera-ce donc de tant de jeunesfilles, de jeunes gens, de religieuses qui, sansvaquer à l’oraison, sans s’appliquer à la pratiquede la vertu, donnent tête baissée dans ces liaisonsaffectueuses, les cultivent, les entretiennent, lesfomentent dans leur cœur et les alimentent parmille regards, par mille petits cadeaux, par toutes

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sortes de raffinements, et qui, au lien de rompreces liens affectueux par le moyen desquels ledémon espère pouvoir les entraîner dans l’enfer,les resserrent au contraire de mieux en mieux ?Qu’en sera-t-il, encore une fois ? Y pensequiconque doit en faire le sujet de sesméditations.

359. – Une peut servir de rien de prétendreque de telles affections n’exposent à aucundanger, puisque la personne à laquelle ons’attache marche dans les voies de la perfection.On ne saurait alléguer de pareilles excuses,puisque saint Bonaventure nous donnel’assurance la plus certaine, que quand lapersonne, qui est l’objet de cette vive affection,mène une vie pieuse, non- seulement l’amitié n’endevient pas mieux assurée contre les gravesinconvénients qui peuvent en résulter, mais elleen devient, au contraire plus dangereuse. Noverintspirituales, quod licet carnalis affectio sit omnibuspericulosa et damnosa, ipsis tamen est magis periculosa,maxime quando conversantur cum persona, quæspiritualis videtur. Nam quamvis horum principiumvideatur esse purum, frequens tamen spiritualitasdomesticum est periculum, et malum occultum bono coloredepictum. [306] (Opusc. de purit. conscient., cap. 4). Ledirecteur ne doit donc accepter aucune excusequand il s’agit d’amitiés tendres et affectueuses,quoiqu'elles aient lieu entre des personnes d’unmême sexe, parce que l’amour en même temps

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qu’il est la plus violente de toutes les passions, enest aussi la plus dangereuse. Il doit persuader à sespénitents, que plus on fomente cette passion pluselle prend d’intensité, plus elle se fortifie et plusaisément elle dégénère du bon principe qui l’avaitd’abord inspirée. Il doit éteindre promptement lapremière étincelle de ce feu qui, en sedéveloppant, peut produire un grand incendied’impuretés.

CHAPITRE IV. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

360. – PREMIER AVERTISSEMENT. Certainsconfesseurs, en voyant certaines femmes vouées àl’exercice de la spiritualité s’unir entre elles pardes affections tendres qui naissent d’une étroiteamitié, qu’on ne saurait à bon droit suspecter, nes’en mettent pas en peine. On trouve mêmecertains directeurs qui prétendent qu’on ne sauraitdécouvrir rien de mauvais dans ces bienveillancesréciproques. Il est bien certain qu’il n’y a aucunmal, qu’il y a même une grande perfection dansces échanges d’amour inspiré par la charité, ou dumoins foncièrement vertueux ; cet amour neprésente aucun danger et ne s’écarte pas desrègles tracées par la loi divine et par la saintecharité. Quand ces personnes s’aiment d’unamour passionné qui se base exclusivement sur labonne grâce des manières, sur la beauté physique,sur la douceur du caractère, sur la sympathie des

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mœurs et du tempérament, non-seulement il y aen cela du mal, mais il s’y trouve un principe deruine spirituelle, et assez souvent il en résulte laperte de l’âme. Je pense que le directeur l’a très-bien compris dans les articles précédents.

361. – Le directeur doit donc rester bienpersuadé que la passion qui dominesouverainement dans les personnes du sexe, estl’amour ; parce qu’elles sont ordinairementdouées d’un cœur tendre, et très-susceptibles des’en laisser vivement impressionner ; et d’autrepart, il leur est très-difficile, d’y renoncer, commecela arrive dans tout ce qui s’accorde avec les[307] impulsions de la nature. Elles ont en outreune imagination assez vive qui fait qu'un seulregard, jeté sur l'objet aimé, leur cause une forteimpression dont elles ne peuvent pas aisément sedéfaire. Or, s'il arrive que ces personnes setrouvent étroitement renfermées dans une mêmehabitation, et qu'il ne leur soit pas faciled'épancher leur amour sur d'autres personnesd'un sexe différent, elles contractent des liaisonsentre elles, et si parmi leurs compagnes il en estune qui leur paraisse plus aimable par ses qualitésextérieures, elles conçoivent pour cette compagneune amitié qui va jusqu’aux excès d'un amouréperdu. De là naît une grande perturbation desentiments passionnés, une foule innombrabled'imperfections et un refroidissement total de lapiété. Puis cette affection prend des proportions

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démesurées, et il peut en résulter des fautes de laplus grande malice ; car cette passion a lapropriété de plonger dans l'aveuglement etpersonne ne doit s'y fier. Le directeur, quand il apour lui une longue expérience, peut appuyer deson témoignage ce que j'écris dans ce livre.Établissons donc qu'un confesseur doit non-seulement porter toute son attention sur cesamitiés tendres, mais qu'il doit mettre tous sessoins à les déraciner ; car si on les laisse existerdans toute leur ardeur, tout autre moyen qu'onemploierait pour soustraire ces âmes à leur perte,deviendrait complètement inutile.

362. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Pour quele directeur puisse extirper du cœur de sespénitents cette espèce d'amitiés pernicieuses etpleines de danger dont je viens de parler, il doitnécessairement en avoir connaissance, et pourcela, je crois devoir lui fournir quelques moyenset lui indiquer certains signes pour reconnaîtredans ses pénitents ces sortes d'affections. Un desprincipaux signes qui sont l'indice de cesdangereuses sympathies, c'est quand la personnepense souvent à l’objet de son affection, se figurequ'elle a des entretiens et qu'elle le voit comme s'ilétait présent ; quand surtout cela a lieu durant letemps de l’oraison, lorsqu'il faudrait uniquements'occuper de Dieu, car l'esprit prend son vol surl'aile des sentiments qui le dominent : c'est quandon est en présence de cet objet aimé de lui parler

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avec des expressions indicatives de ce sentimentaffectueux, d'y mettre beaucoup d’animation, deprolonger à l'infini ces conversations, sans yéprouver de l’ennui, de ne pas trouver moyen dese réparer, et [308] quand on y est forcé, de ne lefaire qu’avec une extrême répugnance. Un autreindice de cette affection désordonnée se révèledans les présents dont on se gratifie pouralimenter cette correspondance d’amitié mutuelle,dans une confidente révélation du caractère donton est doué, dans toute sorte d’actes de servileobligeance, dans les louanges excessives sur toutce que fait l’objet aimé, dans le ressentimentqu’on éprouve de quelque mot piquant quil’outragerait ; dans la répulsion que fait éprouverle moindre fêtu qui blesserait l’objet qu’on chérit,et qui parait un dard qui lui percerait le cœur. Ontrouvera encore un indice dans la peine que faitéprouver le peu de sympathie que l’on rencontredans l’objet aimé et qui fait qu’on lui témoigneson mécontentement, qu’on l’accused’ingratitude, quand on se livre à desdémonstrations puériles, quand on rompt l’amitiépour des riens et qu’ensuite on la renoue plusétroitement qu’auparavant. Cet indice apparaitaussi dans l’amère douleur que l’on ressent, quandune autre personne vient partager l’amitié qu’on apour sa compagne, parce qu’on craint de subirune élimination, quand on éprouve de la jalousie,beaucoup d’inquiétude, d’aversion et d’antipathie

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à l’égard d’une rivale ; quand on se livre à desparoles haineuses et qu’on finit par une ruptureouverte. Si le directeur reconnaît dans unepersonne tous ces indices ou du moins quelques-uns, il ne doit plus avoir de doute sur l’invasionde cette amitié pernicieuse, et il peut être certainque sa pénitente en est attaquée. Il en est de cecicomme du feu dont l’existence dans une maisonse fait reconnaître par la fumée qui en sort. Il doits’attacher alors uniquement à porter un remèdeefficace à ce mal.

363. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. Lepremier moyen à mettre en œuvre consiste à fairecomprendre au pénitent la gravité de son mal,pour faire naître en lui le désir d’en être délivré, etla résolution d’user du remède qu’on lui indiquerapour obtenir sa guérison. Mais il ne sera pasdifficile de faire comprendre à ces âmesmalheureuses la gravité du mal dont elles sontatteintes, si le directeur expérimenté, sans écouterles raisons alléguées pour se disculper et lesprétextes sous lesquels on cherche à se cacher,met de l’insistance à leur placer sons les yeux lesdéfauts qui en proviennent ; la tiédeur qui en estrésultée et les maux encore plus graves qui lesmenacent, selon ce qui en a été déjà dit. Lesecond remède consiste à se [309] recommander àDieu du fond du cœur, quelquefois ces affectionsont pousse de si profondes racines, surtout dansle cœur des femmes, qu’il ne faut rien moins que

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la main de Dieu pour les en arracher. Il n’y aqu’un seul moyen pour obtenir de Dieu cepuissant secours, c’est de le demander avecinstance. Sainte Thérèse entretint un Père denotre compagnie de Jésus d’une amitié à laquellecette Sainte tenait fortement ; ce père voyait qu’ilétait grandement nécessaire pour l’avancementspirituel de Thérèse, qu’elle s’en détachât tout àfait ; mais, d’autre part, il savait jusqu’où allait lafaiblesse et l’irrésolution de celle qui le consultait.Il lui ordonna de recourir à l’Esprit-Saint, pourréclamer son puissant appui, en lui imposant pourhuit jours, la récitation de l’hymne Veni Creator.Or un jour, pendant que Thérèse faisait cetteprière, Dieu daigna lui parler intérieurement enadressant quelques-unes de ces paroles puissantesqu’on nomme substantielles, et par la vertudesquelles il extirpa de son cœur toute l’affectiondont il était captivé pour cette personne, et puisencore ce cœur se trouva tellement rendu à laliberté qu’il ne lui aurait plus été possible deconcevoir une affection pareille pour aucuneautre créature. Il doit recourir à Dieu quiconquese trouve enchaîné de semblables liens, car Dieului accordera sinon un secours extraordinaire, telque celui qu’en reçut notre Sainte, mais du moinsune aide très-efficace qui lui procurera le succèsdésiré.

364. – Le troisième remède, c’est de s’éloignerde la personne aimée. Ceci est le remède le plus

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pénible pour ces sortes de personnes passionnées,mais c’est aussi le plus efficace et le plusimportant. C’est en vain qu’on attendraitl’extinction d’un feu qui brûle, qui se dilate, qui sedéveloppe en tourbillons de flammes si l’on asoin de lui enlever les matières combustibles quil’alimentent. Il est tout aussi insensé de prétendrequ’on viendra à bout d’amortir une affection qui adéjà envahi le cœur tout entier, si l’on n’a pas soind’en éloigner l’objet qui la nourrit, et surtout quilui donne par sa présence une nouvelle vigueur. Ilest vrai que de semblables éloignements sont très-douloureux ; mais quand il s’agit de son âme, deson propre salut, de sa propre perfection il faut, sicela est nécessaire, savoir souffrir la mort.Agonizare pro anima tua.

365. – Le quatrième remède consiste à enleverà la passion tout ce qui peut la fomenter. On doitdonc s’abstenir de [310] rechercher par sesregards l’objet aimé, de ne point fixer les yeux surlui, de n’user à son égard d’aucun procédé pluscourtois qu’avec d’autres, et si la nécessité veutqu’on aborde cette personne ou parce que lesconvenances l’exigent, on doit s’y comporter pardes manières sérieuses, avec gravité et sansprolonger la conversation. Il faut surtout cesserce petit commerce de dons et de cadeaux ; car,comme dit saint Jérôme, Crebra munuscula, etsudariola, et fasciolas, et vestes ori applicatas, et oblatos etdegustatos cibos, blandasque et dulces litterulas sanctus

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amor non habet. (Ad Nepotian). Le saint amour ne semanifeste point par de petits présents, par desbillets doux et flatteurs. Si enfin l’affection dontnous parlons n’avait pas été déclarée à son objet,il faut la tenir cachée, parce qu’il en est de l’amourcomme du feu qui s’éteint quand on le couvre ets’allume quand il est mis en contact avec l’air.

366. – QUATRIÈME AVERTISSEMENT. Tout cequi vient d’être dit regarde les tendres amitiés quel’on a déjà contractées. Puis tout le soin dudirecteur doit être employé à préserver sespénitents de former des liaisons pernicieuses,parce qu’il est bien plus facile d’empêcher ungrand mal que d'y remédier quand il sévit. Il doitdonc mettre en pratique vis-à-vis de ses pénitentsdes deux sexes, le règlement que saint Basile adonné à ses moines. (Lib. de constitut. monast. cap.4). Il veut que dans les monastères on n’autorisepoint des conventicules, des réunions privées, desliaisons particulières, mais que tous montrentégalement à tous le même amour. Le Saintraisonne en ceci admirablement, parce que lacharité regarde indifféremment et avec les mêmesyeux tout le monde, tandis que l’amour charnel neconsidère que celui avec qui ses sympathies sontplus étroites. Mais le Saint insiste davantage sur ladéfense qu’il fait aux moines de s’entretenir avecles femmes sans un juste motif et de lier avec ellesde longs entretiens. La raison en est évidente,parce que s’il est vrai que toute affection sensible

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soit pernicieuse, il est certain qu’à l’égard d’unautre sexe elle est très-dangereuse et peutaisément devenir vicieuse. Il faut tenir le feuéloigné de toute matière combustible, maissurtout des étoupes et de la paille, parce que cessubstances s’enflamment avec une singulièrefacilité. Les hommes et les femmes sont la pailleet le feu, qui, en s’approchant, s’allument etproduisent un incendie de perdition. Ils doiventdonc réciproquement [311] éviter de n’avoir decontact que quand il y a un juste motif. Ledirecteur doit encore avoir soin, lorsqu’un de sespénitents, on une de ses pénitentes commence àconcevoir quelque attache ou amitié sensible, d’yporter remède dès le principe. Il est facile deremédier à un mal quand il n’en est qu’à sondébut, mais si on le laisse accroître et envahir toutle corps du malade, ce mal devient incurable. Cessortes d’affections sont d’une nature analogue.Donc il faut arrêter le mal à son origine. Principiisobsta.

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ARTICLE X.

Obstacles que mettent à la perfection les assauts extérieursdes démons.

CHAPITRE I. ON Y DÉMONTRE QUE LES ÂMES QUI VEULENT MARCHER DANS LES VOIES DE LA PERFECTION SONT PLUS EXPOSÉES AUX TENTATIONS DES ENNEMIS SUSCITÉS PAR L’ENFER.

367. – Les empêchements dont nous avonsparlé jusqu’à ce moment, soit en nous, soit au-dehors de nous, éloignent de Dieu et font dévierde la perfection chrétienne, non pas en nouslivrant des assauts, mais en nous séduisant par lemoyen des avantages d’ici-bas. Tels sont les sens,telles sont les passions qui nous entraînent à leursuite par les charmes de leurs délectations ; telssont les obstacles qui naissent des honneurs, de lagloire, des richesses qui fascinent notre âme parleur faux brillant ; tels sont nos parents, nos amis,qui captivent notre cœur, par leurs doucesaffections. Si néanmoins, tout cela porte à notrevertu un grand dommage, ce n’est pas pour nousnuire, mais bien pour nous procurer dessatisfactions ; notre perte n’en est pas le but, maisbien le plaisir que nous pouvons y goûter. Il n’enest pas ainsi des démons, qui, par les pièges qu’ilsnous tendent et par les tentations qu’ils noussuscitent, mettent un grand obstacle à notreperfection et n’agissent ainsi qu’avec [312]

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l’intention perverse de s’opposer à un si grandbien, et même, s’ils parviennent à réussir, de nousprécipiter dans un abîme de malheurs. C’estpourquoi nous devons redouter ces audacieuxennemis, ces adversaires acharnés de notreavancement spirituel beaucoup plus que touteautre chose, et nous préserver de leurs rusesperfides avec beaucoup plus de précaution. Afindonc, qu’il ne nous arrive pas ce dont sontvictimes tant d’âmes infortunées, qui, succombantà leurs assauts et devenues le jouet de leursastuces, sont dépouillées de tout bien spirituel etmême, pour quelques-unes, du salut éternel, nousparlerons en ce présent article des tentations queces ennemis nous suscitent et des moyens àprendre pour en triompher. Comme le butprincipal de cet ouvrage consiste à guider lesâmes qui aspirent à la perfection, je veux dans cechapitre les mettre en état de soutenir ce combaten leur montrant qu’elles sont elles-mêmescomme le premier point de mire vers lequel ledémon dirige ses traits par les tentations.

368. – Saint Pierre dit que le démon,semblable à un lion furieux qui cherche une proie,tourne incessamment autour de nous et se tienttoujours prêt à nous dévorer par ses tentations.Adversarius vester diabolus, tanquam leo rugiens, circuitquærens quem devoret. (1, Petri cap. 5, v. 8). Il estpoussé à cette rage par sa grande haine pour Dieuet la profonde envie qu’il nous porte. Et comme il

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voit que les âmes qui aspirent à la perfection sontplus agréables à Dieu et ont plus de certituded’occuper un jour les trônes brillants dont lui etses compagnons furent précipités, à cause de leurorgueilleuse audace, le prince des ténèbres porte àces âmes une haine invincible et leur déclare parses tentations une guerre plus implacable. C’est cequi a fait dire par saint Jérôme : Non quæritdiabolus, homines infideles, non eos, qui foris sunt, etquorum carnes rex Assyrius in olla succendit. De EcclesiaChristi rapere festinat. Escæ ejus, secundum Habacuc,electæ sunt. Job subvertere cæpit, et devorato Juda, adcribrandos apostolos expedit potestatem. (Ad Eustoch. deCustodia virginit.). Le démon, dit le saint Docteur,n’attaque pas les infidèles et ceux qui vivent horsdu sein de la sainte Église, parce qu’il les regardecomme perdus. Ses efforts se portent sur lesfidèles et sur ceux, comme parle Habacuc, qui, sedistinguant par leur excellence, deviennent saproie de prédilection. En effet, il porta ses regardsféroces sur Job et lui [313] livra les plus terriblesassauts pour en faire sa pâture. Il porta des yeuxde convoitise sur Judas apôtre de Jésus-Christ etl’une des colonnes fondamentales de la sainteÉglise, et après l’avoir dévoré par les suggestionsd’une sordide avarice, il porta ses regardsd’infernale convoitise sur les autres apôtres,voulant les faire passer au crible de ses impurestentations, et en faire en quelque sorte une farinepour l’enfer, selon les propres expressions de

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notre divin Rédempteur. Expetivit vos Satanas utcribraret sicut triticum.

369. – Saint Jérôme partage le sentiment desaint Jean Chrysostôme, quand il dit que ledémon eos pulsare negligit quos quieto jure possidere sesentit. Circa nos vero eo vehementius incitatur, quo excorde nostro, quasi ex jure proprio habitationis expellitur.(Moral, lib. 24, Cap. 7). C’est-à-dire que le démonne se met pas en peine de molester ces âmesinfortunées sur lesquelles il se croit un droit depropriété. Quant à nous qui le chassons de notrecœur, nous qui ne voulons pas nous soumettre àson empire, nous qui, par la pratique des vertus,lui faisons la guerre, il nous attaque par sestentations. Et en vérité, dites-moi si vous avezjamais vu un roi ou un tyran qui persécute lessujets parfaitement soumis ? On fait la guerreuniquement à qui ne veut pas céder, à qui se meten état de révolte, à qui secoue le joug del’obéissance. Telles sont les âmes vertueuses quiopposent au démon une résistance assidue, et iln’en est pas ainsi des pécheurs qui lui obéissent etcourbent servilement la tête sous son empiretyrannique. C’est pourquoi les esprits impursourdissent toutes leurs trames contre les âmesdont nous parlons, ils font jouer contre euxtoutes leurs machines, à eux ils livrent les plusterribles combats pour les subjuguer. Cela est sivrai, que saint Jean Chrysostôme va jusqu’à direqu’on ne pourrait pas rencontrer un seul mortel,

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dont la vie est agréable aux yeux du Seigneur, quin’ait été violemment en butte aux plusredoutables tentations du démon. Prorsus si quisomnia enumerare velit, plurima tentationum emolumentareperiet ; nullusque unquam ex his, qui Deo maxime cari,atque acceptabiles fuerunt, sine pressuris vixit, etiam sinon ita nobis videatur (De provid. lib. I). Le saintDocteur confirme cette vérité par l’exemple desaint Paul qui, malgré l’ardent amour dont ilbrûlait pour son divin Maître et la tendresse donten retour le payait Jésus-Christ, ne fut pasnéanmoins à l’abri de ces assauts [314]diaboliques ; bien au contraire, il fut plus qued’autres l’objet des attaques obstinées de l’espritimpur. Que la personne pieuse se console doncquand elle sent que son esprit est assiégé d’unefoule de mauvaises pensées, que son cœur estassailli d’affections impures, parce que desemblables attaques de la part des démons sontdes preuves manifestes de son amitié pour Dieu,et qu’elle est la mortelle ennemie de son infernalennemi. C’est alors qu’elle doit se sentirenflammée d’une ardeur énergique pourcombattre, en n’oubliant pas que les plus grandshéros de la sainte Église furent également assaillispar ces terribles assauts.

370. – On lit dans la vie des Pères, qu’unanachorète, grand serviteur de Dieu, fut conduitpar son ange gardien dans une communauté desaints moines où il espérait pouvoir servir Dieu

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avec une grande ferveur. Dès qu’il eut mis le pieddans ce saint asile, ses regards furent frappés d’unspectacle étonnant, il vit circuler autour de cemonastère une si grande foule de démons qu’onne voit pas autant de mouches voltiger auprèsd’un cadavre, ou autant d’abeilles bourdonnerautour de leur ruche. Il vit des démons dansl’église, dans le chœur, dans le cloître, dans ledortoir, dans les cellules, en un mot démonspartout. Mais son étonnement devint encore bienplus grand lorsque l’ange l’ayant conduit hors dece monastère et passant par la ville, il n’aperçutaucun de ces esprits impurs, seulement il en vitun à la porte de la ville qui s’y tenait dansl’inaction et plongé dans la réflexion. Maispourquoi, dit alors ce moine à son ange gardien,pourquoi tant de démons rôdent-ils auprès d’unnombre peu considérable de religieux, etpourquoi y en a-t-il un seul auprès d’une quantitéinnombrable de gens du monde, et encore y est-ildans l’inaction ? L’ange lui répondit : c’est parceque ces derniers suivent en tout point la volontédu démon, sans qu’il soit nécessaire qu’on lesstimule. Mais il n’en est pas de même à l'égard desreligieux qui résistent à ses perverses inspirationset ne veulent pas se soumettre à son empire. C’estpour cela que ces esprits impurs se liguent en sigrand nombre et unissent leurs efforts pourvaincre leur résistance. En un mot, il estmalheureusement trop certain que Lucifer agit à

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notre égard comme les princes ont coutume de secomporter à l’égard des cités, qui ne veulent pointse soumettre à leurs ordres et se mettent contreeux en état de révolte déclarée. Ils y envoient[315] leurs meilleures troupes pour environner detoutes parts ces sujets révoltés, ils les fontattaquer par leur artillerie et finissent par lessubjuguer par la force de leurs armes.Lorsqu'ensuite la ville s'est rendue et que leshabitants se sont soumis, les princes y laissent ungouverneur qui y commande et qui y fait exécuterles ordres du prince.

371. – Aussi l'Esprit-Saint nous donne-t-il ceconseil extrêmement sage : Fili, accedens adservitutem Dei, sta in justitia, et præpara animam tuamad tentationem. (Eccl. cap. 2. 1). Mon fils, en vousdévouant au service de Dieu, figurez-vous quevous entrez dans un champ de bataille où, detoutes parts, vous serez environné d'ennemisinfernaux qui vous assailleront de leursimportunes tentations, parce que ne voulant pointplier sous leur joug, ils emploieront toute espècede ruses pour vous entraîner à embrasser leurparti. Saint Grégoire, en commentant ces paroles,s'exprime comme si l’Esprit-Saint lui-mêmel'inspirait : Fili accedens ad servitutem Dei, sta injustitia et timore, et præpara animam tuam adtentationem : quia hostis noster adhuc in hac vita nospositos, quanto magis nos sibi rebellare conspicit, tantomagis nos expugnare contendit. (Moral, lib. 24., cap. 7).

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En nous dévouant au service Dieu, nous dit lesaint Docteur, l'Esprit-Saint ne vous invite pas àun repos inaltérable et plein de douceur, mais ilvous appelle aux combats, aux contradictions, auxmêlées des batailles, à une guerre incessante quevous feront les démons conjurés pour vousperdre, et vous leur opposerez de la résistance etvous vous mettrez en état de révolte contre leursinstigations ; aussi leurs assauts contre vousseront plus violents, ils vous circonviendront demille espèces de suggestions perverses et ferontles plus grands efforts pour vous terrasser.

372. – On peut, d'après ce qui vient d’être dit,se faire une idée de l’erreur de certainespersonnes qui, voulant se dévouer au service deDieu, soit dans un cloître, soit au milieu même dumonde, se persuadent qu’elles vont jouir au fondde leur cœur d’un calme paisible et inaltérable,qu'elles vont y goûter une délicieuse sérénité, unvrai bonheur du ciel. Je conviens parfaitementque c'est pour une personne pieuse une douceconsolation de se voir dégagée des liens despéchés qu'elle avait coutume de commettre, de sevoir à l’abri de tant de remords qui latourmentaient si cruellement quand elle vivaitéloignée [316] de son Dieu, de craintes si bienfondées de tomber dans la damnation éternelle.Oui, je conviens que c’est pour cette personneune bien douce consolation de nourrir au fond deson cœur l'espérance légitime de trouver grâce

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aux yeux du Seigneur, et de pouvoir entrer unjour dans la possession de l’éternel bonheur. Je nenie pas que le Seigneur encourage de temps entemps ces âmes fidèles en versant sur elles ladouce rosée de ses consolations célestes. Maiscette âme doit rester bien persuadée que cesconsolations sont souvent troublées par destentations, tantôt impures, tantôt impies, tantôtturbulentes, tantôt décourageantes, que cette paixest fréquemment mêlée de craintes, de scrupules,d’inquiétudes, d’idées mélancoliques. En un motl’âme pieuse ne doit jamais perdre de vue cettegrande vérité, que le démon est un ennemiimplacable, qui ne capitule jamais et qui ne cessepas un seul instant de vexer toute personne fidèleà Dieu. Et c’est ce que nous dit éloquemmentsaint Jérôme : Impossibile est humanam mentem nontentari. Unde et in oratione dominica dicimus : Ne nosinducas in tentationem, non tentationem penitusrefutantes, sed vires sustinendi in tentationibusdeprecantes. (In Matth. lib. IV., cap. 26). Il estimpossible, dit le Saint, qu’en cette vie l’hommen’éprouve aucune tentation. C’est pour cela quedans l’oraison dominicale nous adressons à Dieucette prière : Ne nous induisez point à latentation. Ce n’est pas pour être préservés de latentation, puisqu’elle nous est absolumentnécessaire, mais pour demander à Dieu la force etla vigueur dont nous avons besoin pour lasurmonter. Je ne parle pas ainsi pour que les âmes

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pieuses perdent courage à la vue de cet appareilde combat, mais afin qu’elles fassent tous leurspréparatifs pour la guerre qu’elles devrontsoutenir, et afin que, plagant toute leur confiancedans le secours divin, elles y puisent un grandcourage avec lequel il leur sera possible decombattre généreusement leurs ennemis, et deremporter sur eux une victoire qui est l’objet deleurs désirs.

373. – L'abbé Théodose, étant arrivé à uneextrême vieillesse, racontait, en parlant de lui-même, que quand il était dans son jeune âge etqu’il méditait dans son cœur le dessein de quitterle monde pour se consacrer entièrement auservice de Dieu dans le fond d’un désert, il futtout â coup ravi en extase et qu’il lui fut donné deconsidérer avec les yeux de l’esprit une fouled’objets fart, différents de ceux qui frappent lesyeux du [317] corps. Il aperçut auprès de lui unhomme qui lui sembla aussi rayonnant de lumièreque l’astre du jour. Viens à moi, lui dit- il. en leprenant par la main, viens, puisque tu te préparesà combattre de terribles guerriers. Il le conduisitdans une ample et très-spacieuse enceinte quiétait remplie d’une immense multitude d’autreshommes d’une rare beauté, couverts de robesaussi blanches que la neige. Là, on envoyaitd’autres qui étaient d’un aspect horrible, revêtusd’habits noirs, imitant la sombre horreur des plusépaisses ténèbres. Or, pendant que le jeune

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adolescent était absorbé dans la contemplation deces objets si divers, voici qu’il aperçut tout d’uncoup apparaître au milieu de cette enceinte, unÉthiopien, dont la taille était gigantesque et quidépassait la hauteur des nuages. Il entendit songuide lui dire que tel était l’homme avec lequel ildevrait se mesurer. À ces mots, notre pauvreadolescent pâlit, fut saisi d’une sueur glacée serécria d’épouvante et se mit à trembler de tout lecorps. Puis, se tournant vers son guide, il leconjura à chaudes larmes de ne pas l’exposer à uncombat aussi inégal ; car. cet homme était unadversaire tellement redoutable, selon lui, quetous les humains ensemble ligués, ne seraient pascapables de le terrasser. Tu n’as aucun secours àattendre, lui dit le guide, tu vas combattre contrece fier champion. Entre donc, armé de force et deconfiance dans l’enceinte, car je me tiendraiauprès de toi, je t’aiderai dans ce grand combat, etpour prix de la victoire, j’ornerai ton front d’unebrillante couronne. Le jeune homme repritcourage il affronta le redoutable Éthiopien, etmoyennant le secours qu’il reçut de son fidèleguide, il vint à bout de terrasser son gigantesqueennemi, lui fit mordre la poussière et sortitvictorieux de ce duel. Aussitôt son guide lui posasur le front la splendide couronne qui lui avait étépromise. Lorsque l’affreux géant eut été abattu,toute cette immense multitude d’hommes, vêtusde lugubres habits, se mirent à pousser des cris et

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des hurlements épouvantables et prirent la fuite.D’autre part, toute cette autre foule d’hommesbrillants des charmes de la jeunesse, et revêtus derobes blanches, firent éclater leurs chants delouanges et d’applaudissements, en l’honneur duguide tout resplendissant de lumière, qui, dans cecombat si terrible, avait si puissamment soutenule jeune homme si peu expérimenté dans desemblables luttes et lui avait mis sur le front uneradieuse couronne. (Sophron. Prat. spirit. cap. 66).[318]

374. – La signification de cette symboliquevision n’a pas besoin d’un long commentaire.Dieu voulait faire entendre au jeune Théodose, aumoment où il se disposait à quitter le siècle pourse consacrer à la vie monastique, que se dévouer àson service n’était autre chose que de se mettre enguerre acharnée avec le géant infernal. Mais pourlui inspirer un grand courage, Dieu lui fit voir enmême temps, que si d’un côté les démonsassistent à nos combats pour se faire undivertissement de nos défaites, de l’autre côté setrouvent les anges pour applaudir à nos victoires.Il voulait encore lui faire comprendre que si notreennemi est formidable, il n’y a pas de quoi sedécourager, puisque nous savons que Jésus-Christ, figuré par cet homme rayonnant comme lesoleil, se tient toujours à côté de nous, pour nousaider et pour récompenser nos victoires dans leciel, par des couronnes qui ne se fanent jamais. Il

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nous suffit, dans la persuasion où nous devonsêtre que le divin secours ne nous manquera pas,de combattre généreusement, bien fermementassurés que notre victoire est infaillible, aussi bienque la couronne qui doit en être le prix. Restonsdonc bien convaincus que militia est vita hominissuper terram, que notre vie présente est une guerreperpétuelle contre les esprits invisibles dont noussommes environnés de toutes parts, et,semblables à de courageux champions de Jésuscrucifié, tenons-nous toujours les armes à la main,prêts et déterminés à combattre.

CHAPITRE II. ON Y EXPOSE CERTAINES FINS MISÉRICORDIEUSES QUE DIEU SE PROPOSE EN PERMETTANT QUE CEUX QUI LE SUIVENT SOIENT EXPOSÉS À DE GRANDES TENTATIONS.

375. – Nous lisons, dans l’épître canonique desaint Jacques, que Dieu ne tente personne : Ipseautem neminem tentat. (Cap 3. Puis il est dit dans leDeutéronome, que Dieu tente ses serviteurs :Tentat vos Dominus Deus vester. (Cap. 13, 3). Cesmanières de parler semblent étranges, car il nesemble point possible qu’il soit vrai de dire lepour et le contre sur un même point ; dire queDieu ne tente personne, et qu’il tente quelques-uns. Mais, dit saint Augustin, il n'y a ici rien decontradictoire ; parce qu’une personne peut êtretentée de deux [319] manières. Elle le peut dans lebut de l’induire en erreur et de la faire tomber

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dans un piège ; elle le peut aussi pour s’assurer sielle est fidèle, et puis pour lui donner unerécompense méritée.

La première, estime tentation de tromperie ;la seconde, est une tentation d’épreuve. Ledémon emploie la première manière ; Dieu se sertde la seconde et permet que ses amis soienttentés.

Ne forte tentaverit vos, qui tentat, et inanis sit laborvester (1, ad Thessalonic., cap. 3). Atque hic intelligiturdiabolus, tanquam Deus omnino, non tentet ; de quo alioin loco scriptura dicit : Ipse autem neminem tentat. Neccontraria est ista senteniia ei qua dicitur : Tentat vosDominus Deus vester. Sed solvitur quæstio, cumvocabulum tentationis diversas intelligentias habeat eoquod alia sit tentatio deceptionis, alia tentatio probationis.Secundum illam non intelligitur qui tentat, nisi diabolus :Secundum hanc vero tentat Deus. (Ep 146 ad Consen.)

376. – Une des principales fins que Dieu sepropose en permettant que ses sénateurséprouvent de grandes tentations, c’est de s’assurerde la fidélité de ses amis, de ces âmes qui lui sontspécialement chères. Les instigations diaboliques,du côté des esprits impurs, sont des séductions,parce qu’elles n’ont lieu que pour faire tomberdans un double abîme, celui du péché et celui dela damnation. Du côté de Dieu, ce sont destentations d’épreuve pour savoir jusqu’à quelpoint nous lui sommes fidèles, et pour s’assurer,dans le creuset des tribulations que l’enfer nous

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suscite, de quelle énergie notre constance seracapable, pour juger de la qualité de notre amour.Tout pilote, dit saint Basile, bien que peuexpérimenté, sait conduire un navire sous un cielserein et sur une mer tranquille. Le bon piloteprouve son habileté, au milieu des vaguesmutinées, au fort des tempêtes qui sévissent. Toutsoldat, quelque lâche qu’on le supposenaturellement, passe pour un brave sous la tente ;mais le soldat véritablement courageux sedistingue par sa bravoure, dans le champ debataille, au milieu des ennemis. L’athlète sereconnait dans le stade où il court, le lutteur dansl’arène où il combat ; le cœur magnanime au seindes tribulations, et le chrétien, fidèle disciple duRédempteur, fait ses preuves au milieu des assautsque l’enfer lui livre et auxquels son chef divin luiordonne de tenir tête. Ut gubernatorem navistempestas, athletam stadium, militem acies, magnanimumcalamitas : Sic Christianum hominem tentatio probat.(Orat. 11, de patient.). [320]

377. – Quelles étaient les intentions duSeigneur dans ce commandement si cruel et sidouloureux qu’il fit à Abraham d’immoler son filschéri sur le mont Horeb ? Était-ce pour en fairel’impitoyable meurtrier de son fils unique ? Noncertainement, mais il voulait seulement éprouversa fidélité. Pourquoi encore Dieu priva-t-ill’innocent Tobie de la vue ? Était-ce pour leplonger, pendant toute sa vie, dans les pénibles

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obscurités des plus épaisses ténèbres ? C’était,peut-être, pour lui enlever toutes sortes deconsolations terrestres dont l’absence dût fairerépandre son âme en plaintes perpétuelles ? Qualegaudium erit mihi, qui in tenebris sedeo, et lumen cœli nonvideo ? Oh ! non certainement, car l’ange enrévélant à Tobie le but que le Seigneur seproposait, lui dit que s’il avait été mis dans lecreuset d’une épreuve aussi cruelle, c’était parceque le Seigneur reconnaissait en lui un bonserviteur. Quia acceptus eras Deo, necesse fuit ut tentatioprobaret te. (Tob., cap. 12, 13). Pourquoi le sainthomme Job fut-il livré entre les mains du démonpar la volonté de Dieu même et eut à éprouver,de cet esprit infernal, la perte si poignante de sespossessions, de ses enfants, et tant d’amertumesdont sa vie fut abreuvée ? Était-ce pour en faire leplus infortuné des mortels ? Ce serait une impiétéde le dire. Dieu ne se proposait d’autre fin que defaire une mémorable épreuve de sa constance. Telest justement le but que Dieu se propose enpermettant que ses serviteurs soient assaillisd’aiguillons d’impuretés, de pensées d’infidélité,de tentations de blasphème et de désespoir. Dieupermet qu’ils soient tentés de défiance de samiséricorde, d’accès de mélancolie spirituelle,d’une foule de scrupules et d’anxiétés. Tel est lebut, je le répète, que le Seigneur envisage pouréprouver la fidélité de ces personnes, et pours’assurer du degré d’intensité de leur amour pour

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lui. Il en usa de même avec saint Paul, son très-fidèle serviteur, qu’il exposa au jouet destentations les plus humiliantes : Datus est mihistimulus carnis meæ, angelus Satanæ, qui me colaphizet.Lors donc qu’une âme se voit battue, de toutesparts, par les démons qui l’assaillent, par lessuggestions les plus perverses, elle ne doit pass’abandonner à la tristesse ; mais, bien aucontraire, se consoler en considérant tous cesassauts de l’enfer comme des signes certains del’amour que Dieu lui porte. Au lieu de se laisserabattre, elle doit au contraire se ranimer pourcombattre avec une nouvelle ardeur, afin de resterfidèle dans l’épreuve que Dieu juge à propos d’enfaire. [321]

378. – Une autre fin que Dieu se propose enpermettant que ses fidèles serviteurs soient tentés,c'est de consolider leur vertu. On ne peut acquérirla vertu sans qu'il y ait d’opposition, car de mêmeque les arbres qui croissent au sommet desmontagnes jettent de plus profondes racines dansle sol, parce qu’ils sont exposés à l’impétuositédes vents, aux chocs des tempêtes ; de mêmeaussi les vertus poussent de plus profondesracines dans l'âme en proportion des chocsqu’elles ont à supporter du vent des tentations etdes tempêtes que les démons soulèvent pour lesabattre par leurs perfides instigations. Tout cecis’explique parfaitement, et avec la dernièreévidence. La vertu n’est autre chose qu’une

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aptitude ou une facilité à opérer des actesméritoires, et ce sont ces mêmes actes quirajeunissent cette même vertu par leur fréquenterépétition. Mais comment pourra-t-on souventfaire de ces actes vertueux et méritoires, si l’onn’éprouve une opposition du côté des tentations ?Comment peut-on produire des actes de patience,si l’on n’a jamais à subir de contradictions ?Comment pratiquer des actés de mansuétude, sil’on n’a jamais occasion de s’irriter ? Commentpratiquera-t-on la sainte chasteté, si l’on n’estjamais tenté par le vice qui lui est opposé ?Comment fera-t-on des actes qui prouvent qu’onest humble, lorsqu’on n’est point exposé àquelque humiliation. J’en dis autant des autresvertus. Mais, s’il est vrai que l'on ne peutpratiquer les vertus, ou que l’on ne peut y faireque de très-lents progrès si les tentations ne sefont pas sentir, il faudra bien convenir que sansces mêmes tentations on ne pourra jamais lesconquérir. On connaît ce fameux avis qu’émit, aumilieu du Sénat, Scipion l’Africain qui le présidait,quand on délibérait s’il fallait détruire Carthage,cette éternelle ennemie de la République romaine.Il prouva, contre le sentiment de tous les autressénateurs, qu’on devait laisser subsister cette ville,parce qu’elle était, comme il le disait sagement,l’aiguillon qui stimulait la valeur et l’énergie dupeuple romain. J’en dis de même au sujet desdémons ; car leurs tentations sont l’aiguillon de la

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vertu qui la tient toujours, pour ainsi dire, surpied et lui donne plus d’ardeur pour résister auxefforts de l’enfer.

379. – À la suite de ce qu’ou vient de lire, oncomprendra ce que le Seigneur voulait faireentendre à l’Apôtre des nations, qui plusieurs foisl’avait conjuré de le délivrer des tentations dont ilétait énormément tourmenté. Aux instances desaint [322] Paul Dieu lui fait cette réponse : Sufficittibi gratia mea, nam virtus in infirmitate perficitur, il nevous est pas expédient, ô Paul, d’être mis à l'abride ces tentations, parce que dans des luttes de cegenre, la vertu se perfectionne. Ma grâce voussuffit et par ce puissant secours vous pourrezrésister aux assauts de tous vos ennemis etremporter sur eux une glorieuse victoire. Cassienconclut de ceci, par les paroles qui suivent, que latentation est un bien : Majora nobis per colluctationemtentationum laudis contulit præmia benigna erga nosgratia Salvatoris, quam si omnem a nobis necessitatemcertaminis abstulisset. Etenim sublimiorisprcestantiorisque virtutis est, persecutionibus ærumnisquevallatum manere semper immobilem et acquirerequodammodo de infirmitate virtutem, quia virtus ininfirmitate perficitur. (Collat. 24, cap. 25). Ce grandmaître de la vie spirituelle nous dit que notredivin Rédempteur en nous exposant aux combatsdes tentations, se montre plus généreux enversnous que s’il nous en préservait continuellement ;parce que si, au milieu de ces mouvements

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tumultueux des passions, notre âme se lientconstamment fidèle à la pratique du bien, elleacquiert la vertu à un degré beaucoup pluséminent, d’après ces paroles que Dieu disait àsaint Paul, quand il lui assure que la vertu seperfectionne dans de pareilles faiblesses.

380. – Nous lisons dans les histoires desanciens Pères (§ 7) qu'un jeune homme, placésons la direction d’un saint vieillard se trouvantassailli de très-graves tentations de sensualité,résistait avec un grand courage aux suggestionsdiaboliques, mettant la plus exacte attention àchasser toutes les mauvaises pensées et usant dusoin le plus scrupuleux pour repousser toutmouvement désordonné. Mais comme ce pauvrejeune homme sentait que sa chair était toujoursrebelle à son esprit, il s’efforçait de la subjuguerpar le moyen des prières continuelle, des jeûnesrigoureux, des longues veilles et des fatiguesexorbitantes. Un jour, son père spirituel le voyantplongé dans de si pénibles angoisses et dans uneamère affliction, lui dit : Mon cher fils, voulez-vous que je prie le Seigneur de vous délivrer deces cruelles tentations qui ne vous laissent pas uninstant de repos ? Non, répondit l’excellent jeunehomme, car bien que je sois pénétré jusqu’au vifdu mal que me causent ces diaboliquespersécutions, j’en éprouve cependant l’utilité ;parce que, moyennant la grâce de Dieu, jecombats, je résiste, et je pratique [323]

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perpétuellement des actes de vertu. Maintenant,mon vénérable Père, je prie beaucoup plusqu'auparavant, je jeûne plus souvent, je me livre àde plus longues veilles, et je fais toutes sortesd’efforts pour dompter et maîtriser ce corpsrebelle. Il vaut donc mieux que vous sollicitiez duSeigneur pour moi le secours de sa sainte grâce,afin qu’il me soit donné de combattrevigoureusement et de souffrir avec patience cesdouloureuses épreuves, et faciam etiam cum tentationeproventum, et afin que par le moyen de cestentations je fasse de rapides progrès dans laperfection, afin surtout que je puisse dire avec legrand Apôtre : Bonum certamen certavi, cursumconsummavi, in reliquo reposita est mihi corona justitiæ(2, Ad Timoth. 4, 7, 8). Oh ! que ce bon jeunehomme comprenait parfaitement combien lestentations sont utiles à l’acquisition des vertuschrétiennes, puisque, poussé par un sincère désirde sa perfection, il ne réclamait point sadélivrance et qu’il préférait à son repos sonavantage spirituel ! Méditons sur la conduite de cesaint jeune homme, et ceci regarde surtout cespersonnes spirituelles si pusillanimes, qui,environnées de tentations, se troublent,s’inquiètent, se livrent à des plaintes, perdentcourage, s’imaginent qu’elles sont perdues dèslors qu’elles éprouvent des tentations. On peut lescomparer à certains malades dont la délicatesseest tellement sensible qu’ils ne veulent pas

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accepter les remèdes dont ils redoutentl’amertume, quoiqu’ils doivent y trouver leurguérison. Que ces personnes reprennent unesainte énergie, en suivant l’exemple de cereligieux, qu’elles s’animent à combattrevigoureusement contre les démons qui livrent desassauts à leur vertu, se tenant bien assurées qu’auplus fort de ces tentations elles n’essuieront pointla perte des mérites qu’elles ont acquis, mais qu’aucontraire leurs vertus s’y perfectionneront et endeviendront plus solides. Nam virtus in infirmitateperficitur.

CHAPITRE III. ON Y EXPOSE ENCORE D’AUTRES FINS POUR LESQUELLES DIEU PERMET QUE NOUS SOYONS TENTÉS.

381. – J’ai dit que quand le Seigneur laisse audémon tentateur assez de liberté pour nousassaillir de ses instigations [324] perverses, il sepropose de fortifier notre vertu. J’ajoutemaintenant que de toutes les vertus qu’il veutainsi consolider au- dedans de nous, l’humilité estla première qu’il ait en vue, parce qu’elle est lefondement de toute notre vie spirituelle.L’Ecclésiastique nous dit (Cap. 34, 9) : Qui non esttentatus, quid scit ? Celui qui n’éprouve aucunetentation ne sait rien sur sa propre nature et necomprend rien à ce qu’il est en réalité, parce queles tentations seules tout connaître à l’homme safaiblesse et, lui révèlent ses misères. On

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remarquera combien peu se connaissait lui-mêmele prince des apôtres saint Pierre avant d'avoir étééprouvé au creuset des tentations. Lorsqu’ils’entendit prédire par Jésus-Christ la déplorablelâcheté avec laquelle il devait bientôt renier sondivin Maître, il ne fit paraître aucune défiance delui-même. Bien plus, comptant sur ses propresforces, il donna comme un démenti à son divinRédempteur, en lui répondant qu’il ne le renieraitpas, quand même il devrait souffrir la mort aveclui : Etiamsi oportuerit me mori tecum, non te negabo. Ilalla même jusqu’à affirmer avec ce qu’on pourraitnommer une jactance, que quand même tous lesautres apôtres lui seraient infidèles, lui seulprouverait à Jésus-Christ son inviolable fidélité :Etiamsi omnes scandalizati fuerint in te, sed non ego.Oh ! quelle présomption ! Mais qu'arriva-t-il ?Tenté quelques moments après, non point par ledémon, mais par une vile servante, il fit une tristeépreuve de sa faiblesse, il la confessa et s’enrepentit par des larmes amères. Saint Augustinnous fournit cette réflexion : Petrus, qui antetentationem præsumpsit de se, in tentatione didicit se. (InPsalm. 36). Saint Pierre, qui d’abord avait présuméde lui-même, avant d’être exposé à la tentation,finit par se connaître, dans la tentation, et ils’humilia.

382. – C’est ce qui nous arrive à nous-mêmes,dit saint Grégoire, lorsque nous ne sommes pascirconvenus par les tentations ; nous ne sentons

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point alors la fragilité de notre nature, la faiblessede notre esprit, et pourtant nous nous faisons denous-mêmes une haute idée parce qu'il noussemble que nous sommes doués de grandesvertus, que nous avons une force supérieure etqu’il n’y a pour nous aucune crainte à concevoir.Mais si ensuite les tentations surviennent, si ellesnous font éprouver leur fatale influence, alorsnous touchons comme de nos mains notreprofonde misère, alors nous prenons dessentiments [325] d’humilité et de bassesse, alorsnous voyons clairement le danger auquel noussommes exposés, et remplis de la crainte salutairede tomber, nous nous raffermissons contre lemalheur de faire une chute. C’est ainsi ques’exprime le saint Docteur, Mira hoc nobiscumdispensatione agitur, ut mens nostra culpæ nonnunquampulsatione feriatur : nam esse se magnarum virium homocrederety si nullum unquam earumdem virium dejectumintra mentis arcana sentiret. Sed quum tentationequatitur, et quasi ultra quam sufficit, fatigatur ; ei contrahostis sui insidias munimen humilitatis ostenditur ; etunde pertimescit se enerviter cadere, inde incipit fortiterstare. (Moral, lib. II, cap. 27). Tel fut encore le motifpour lequel Dieu permit que saint Paul fut siobstinément tenté de sensualité, en le maintenantainsi dans l’humilité en proportion de la gloire desrévélations qui lui étaient faites et des hautesfaveurs dont son divin Maître voulait le gratifier,comme il le reconnaît lui-même et en fait l’aveu,

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de sa propre bouche. Ne magnitudo revelationumextollat me, datus est mihi stimulus carnis meæ, angelussatanæ qui me colaphizet. (2, ad Corinth. cap. 12, 7).En un mot, Dieu agit envers saint Paul comme ille fait à notre égard. Dieu agit comme le pilotepour son navire dont il remplit la carène avec dulest afin que ce lourd poids le tienne enfoncé dansl’eau, car autrement le navire sillonnant les flotsavec trop de légèreté deviendrait le jouet desvents et des ondes et serait exposé à fairenaufrage. C’est ainsi que Dieu, le vrai pilote denos âmes, nous tient profondément plongés, parle poids des tentations, dans la connaissance denos misères spirituelles, pour que le souffle de lavanité ne nous emporte pas et ne nous jette pascontre les écueils de nombreux péchés, au risqued’y périr.

383. – La vierge Sara, jeune solitaire, futpendant treize ans entiers assaillie de tentationsimpures par le démon. Elle ne demandacependant jamais la grâce d’en être délivrée, maiss’humiliant devant le Seigneur elle se contentaitde solliciter la force de les vaincre. Le démonimpatient d’une telle constance redoublait sesattaques, mettait en jeu de nouvelles ruses etfaisait des efforts extrêmes pour la fairesuccomber. Sara s’humiliait encore plusprofondément et redoublait d’instances auprès duSeigneur afin d’en obtenir du secours. Enfinl’ennemi internal voyant qu’il n’y avait pas moyen

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de faire tomber cette vierge dans les pièges qu’illui tendait, lui apparut et lui dit à [326] hautevoix : Sara, vous avez vaincu ! Sara, la victoire està vous ! C’était pour inspirer à cette viergequelques sentiments d'orgueil et de présomption,pour tâcher de lui faire perdre cette humilité quiétait le fruit principal de ses combats antérieurscontre le démon. En entendant ces paroles,l'humble et sage vierge lui répondit : Ce n’est pasmoi qui t’ai vaincu, esprit malin, non ce n’est pasmoi, mais c’est Jésus-Christ, qui par moi et dansmoi t’a vaincu. Non ego te vici, sed Deus meusChristus. (Heribert. Roswid in vitis PP. lib. III). Voilàl’artifice qu'emploie le démon contre certainespersonnes pieuses qui ne se tiennent pas sur leursgardes. Quand il voit qu’il ne peut pas lesterrasser par ses tentations ni les priver dusecours de la grâce divine, il s’efforce du moins deleur faire perdre le mérite d’une sincère humilitéque peut leur faire obtenir une ferme constance ;cette précieuse humilité qui est la fin principalepour laquelle Dieu a permis qu’elles fussenttentées. Le démon cherche à rendre cespersonnes toutes fières de leurs triomphes, oubien quand elles ne peuvent pas se soustraire à sesinstigations, il tâche de leur inspirer de ladéfiance, de les décourager, de les inquiéter, de lestroubler, de les forcera se plaindre ; tout cela estopposé à l’esprit de la sainte humilité, en sorteque si d’un côté elles sont parvenues à résister, de

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l’autre elles puissent essuyer une défaite. Il doitdonc ouvrir les yeux quiconque se reconduitcoupable sur ce point, et si par la suite les assautsde la tentation recommencent, il doit reconnaîtreen paix et sans se troubler sa profonde misère. Ildoit reconnaître combien est profond l’abîmedans lequel il serait précipité si Dieu cessait de leprotéger de sa main puissante. Il doit s'humilierdevant lui en toute sincérité et avec un sentimentde véritable gratitude. Il doit solliciter une aidequi ne lui sera pas refusée, car Dieu n’abandonnejamais quiconque ne l'abandonne pas : Deus nondeserit, nisi deseratur. C’est ainsi qu’il sortira del’épreuve des tentations enrichi de la plus belle detoutes les vertus, je veux dire l'humilité. Et c’est làtout justement le but que Dieu se proposait enpermettant au démon de lui livrer de si rudesassauts.

384. – Dieu se propose encore une autre fin,qui doit procurer à nos âmes un très-grandavantage, lorsqu’il veut que nous subissions lesattaques du démon. L’est de nous enrichir par cemoyen d’une grande abondance de mérites dansla vie [327] présente, et de nous gratifier demagnifiques récompenses dans la vie future.Beatus vir, dit saint Jacques, qui suffert tentationem,quoniam cum probatus fuerit, accipiet coronam vitæ, quamrepromisit Deus diligentibus se. (Cap. 1, 12). Heureuxcelui, dit l’apôtre, qui souffre avec patience et quisurmonte les tentations avec courage, parce qu’il

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recevra de Dieu une brillante couronne demérites sur la terre, et une splendide couronnedans Ciel. Non timeamus tentationes ; sed magisgloriemur in tentationibus, dicentes : Quando infirmamur,tunc potentes sumus : tunc enim nectitur corona justitiæ(S. Ambros., in Luc., lib. IV, cap. 4).

385. – Pour bien comprendre une vérité de cegenre, il faut que toute personne piste, chaquefois que pour ne pas offenser Dieu, elle repoussequelque suggestion du démon, sache bien, quepar cet acte saint, elle gagne un degré de grâceauquel dans le ciel doit correspondre pour l’avenirun degré de gloire, et que par la résistance qu’elleoppose à cette tentation, elle se tresse unecouronne impérissable dans le paradis. Quandmême dans le ciel elle ne jouirait d’autre gloireque celle dont cet acte lui a procuré le mérite, celasuffirait pour la rendre éternellement heureuse, etpour la faire régner pendant tous les siècles dessiècles sur un trône brillant. Combien sera doncsplendide la récompense qui lui sera accordée, sielle est exposée à de fréquentes tentations siviolentes, si pénibles, si inquiétantes qu’elles aientété ? Il est en effet bien évident, que plus lescombats ont été nombreux et terribles, plus aussiles victoires sont nombreuses et éclatantes.

386. – Les diverses histoires de l’ordre deCiteaux racontent que pendant la nuit un moinefut tenté violemment contre la pureté, mais qu’enrésistant avec une sainte énergie. il sortit

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victorieux de cet assaut. La même nuit, un frèreconvers doué d’une éminente vertu, quidemeurait à la campagne où il s’occupait de laculture des terres, eut la vision suivante : Ilaperçut une haute colonne à laquelle étaitsuspendue une riche couronne d’un travail exquiset enrichie d’une quantité de pierres précieuses.Pendant qu’il admirait la richesse et la beauté dece magnifique joyau, il vit paraître devant lui unjeune homme dont l’aspect était ravissant, qui,prenant dans ses mains cette couronne, la confiaà ce frère convers, en lui disant : Allez auprèsd’un tel moine, en l’appelant par son nom, [328]et présentez-lui cette couronne qu’il a si bienméritée cette nuit. Le frère revenant à lui-même,fut saisi d’un trouble inexprimable, car il nepouvait savoir si ce qu’il voyait était une visioncéleste, ou une illusion satanique. Dès le matin, lefrère partit pour le monastère, et pour se garantirde toute astuce du démon, il alla conférer avecson supérieur sur tout ce qu’il avait vu et entendu.L’abbé fit venir le moine et le questionna sur cequi lui était arrivé durant la nuit précédente.Après avoir entendu le récit de la violentetentation que ce moine, avait eue à combattre ilcomprit que la couronne qu’avait vue le frèreconvers, était le symbole de cette autre couronneimpérissable que Dieu lui tenait toute prête dansle ciel, pour récompenser la victoire, que dans

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cette nuit il avait remportée sur les ennemiséternels de notre salut.

387. – Voilà donc la fin que Dieu se propose,en permettant que nous soyons tentés. C’est denous préparer des palmes et des couronnesimmortelles, comme nous le dit saint Ambroise(loco citato), qui vult coronare, tentationes suggerit. Lorsdonc que nous serons attaqués par nosadversaires, jetons aussitôt les yeux sur cetteresplendissante couronne que notre auguste chefnous réserve, si nous lui prouvons notre fidélité,et avec cette ferme espérance animons-nous àcombattre ; c’est la conclusion que saintAmbroise veut que nous en tirions. Et si quandotentaris, cognosce quia paratur corona. En effet, si lesanciens gladiateurs, comme nous dit l’Apôtre,s’abstenaient de toute volupté qui pouvait énerverleurs forces, qui in agone contendunt, ab omnibus seabstinent, et cela pour conquérir une fragilecouronne, et illi quidem ut corruptibilem coronamaccipiant, combien mieux devons-nous fuir lesplaisirs que le démon fait luire à nos regards,combien mieux faudra-t-il que nous réprimionsces passions dont il cherche à troubler notre paixintérieure, si nous prétendons à une couronnecéleste, immortelle que Dieu nous a préparéedans le séjour de la gloire ? Nos autem incorruptam.

388. – Donc, toute personne qui se voitassaillie de tentations violentes, horribles etfréquentes, ne doit pas se croire abandonnée de

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Dieu et porter envie à ceux qui, loin de cestroubles, mènent une vie tranquille ; car cestentations ne sont pas des marques d’abandon,mais au contraire elles prouvent manifestementque Dieu a les yeux fixés sur nous, qu’il nouscouvre de [329] sa protection, et qu’il sait faireservir à notre avantage présent et à notre gloirefuture toutes ces tribulations. C’est ce qui a étédéjà démontré, et puis encore, saint JeanChrysostôme nous en donna une nouvelleassurance. Ne existimemus esse signum quod nosdereliquerit, vel despiciat Dominus, si tentationes nobisinferuntur, sed hoc maximum sit nobis indicium, quodDeus nostri curam gerit (Homil. 38, in Genes.). Quepersonne, ne se figure que Dieu l’a dédaigné etabandonné, dit le Saint, en se voyant en butte à deterribles tentations, car c’est ici la marque la pluscertaine que Dieu a de nous un soin toutparticulier. Il en est de ceci comme d’un père àl’égard de son fils qu’il tient sous la verge de sonautorité, et châtie sans se laisser attendrir par seslarmes, parce qu’il veut par ce moyen le corriger,et qu’il a pour lui dans l’avenir, des projets debonheur et de réussite. Dieu agit aussi en bonpère, dit saint Paul. Il soumet à ces rudesépreuves, ceux pour qui son cœur est rempli detendresse : Quem enim diligit Deus, castigat. (Hebr.cap. 12, 6). Dieu veut, dès ici-bas, procurer notreperfection, et pour l’avenir il se propose notreglorification.

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389. – Je finis par un trait que rapporteSophrone sur un prêtre nommé Conon qui avaitfait profession dans un monastère qu’on appellePentucula (In Prat. Spir., cap. 13). On lui avaitassigné l’emploi de faire les saintes onctions surles catéchumènes et de les plonger dans les fontssacrés pour leur conférer le baptême. Maiscomme en faisant ces onctions sur les personnesdu sexe ainsi qu’en leur administrant cesacrement, il éprouvait des sensations très-fortes,il avait plusieurs fois résolu de s’enfuir dumonastère pour se dérober à ces importunessuggestions. Mais qu’arriva-t-il ? Au moment où ilexécutait son projet, saint Jean-Baptiste, patronde ce monastère, lui apparut et lui dit : Tolera etpersevera. Supportez et persévérez. Peu de tempsaprès, une jeune fille persane, douée d’une rarebeauté, vint au monastère pour y recevoir lebaptême, et le serviteur de Dieu redoutantquelque violent assaut du démon pendant qu’ilremplirait son ministère, partit aussitôt pour nepas se trouver exposé à cette tentation. Pendantqu’il s’éloignait de son monastère, saint Jean-Baptiste lui apparut une seconde fois et l’arrêtantsur son chemin il lui enjoignit de retourner danssa communauté. Mais auparavant il le fit asseoiret par le moyen de trois signes de croix qu’il fitsur lui, il le délivra à tout jamais des tentations[330] qu’il avait éprouvées, en lui disant en mêmetemps ces paroles : Crede mihi, presbyter Conon,

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ridebam te pro hac pugna mercede donari : sed quia nonvis, ecce abstuli a te hoc bellum : Mercede autem hujusoperis carebis. Prêtre Conon, lui dit le Saint, jevoulais vous voir couronné d’une granderécompense dans le royaume du ciel, comme prixdes combats que vous aviez soutenus, maispuisque vous n’en avez nul souci, vous voiladélivré de la guerre que vous livraient vos sens,mais en attendant vous serez privé de cettemagnifique couronne. En effet, le bon prêtrerentra dans son monastère, continua d’exercer lesfonctions de son saint ministère sans jamais pluséprouver de révoltes de la chair. Je ne veux pointinférer de ceci qu’on doit désirer les tentations,car saint Thomas nous enseigne que cela ne doitpoint se faire (3, Part. Qu. 41, art. 2), puisque dèslors qu’elles nous excitent au mal elles nesauraient être l’objet de nos désirs. Je me contentede dire seulement que nous devons les accepteravec résignation et avec calme, puisque noussavons que Dieu les permet. Je veux dire quenous devons les subir avec une profonde humilitéet que par-dessus tout nous devons leur résistercourageusement, ne pouvant pas ignorer qu’ellessont grandement utiles à l’acquisition de la vertuen cette vie et à l’augmentation de la gloire dans leciel.

CHAPITRE IV. ON Y INDIQUE PLUSIEURS MOYENS POUR VAINCRE LES TENTATIONS DU DÉMON.

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390. – Le premier moyen pour vaincre lestentations c’est la promptitude à les rejeter. Il nefaut aucune négligence- aucune lenteur àrepousser ces instigations diaboliques, sinon oncourra le danger d’y succomber. Tel est le conseilque donnait saint Jérôme à la vierge Eustochium.Ne permettez pas à ces pensées mauvaises, luidisait-il, de se fixer et de se développer dans votreesprit. Immolez votre ennemi lorsqu’il est encorefaible, car si vous le laissez grandir et se fortifier ilvous portera des coups mortels qui vous tuerontvous-même. Arrachez l’ivraie de vos tentationsaussitôt qu’elle pousse dans votre [331] cœur, nelui permettez pas d’y jeter ses pernicieuses racineset de produire des rejetons. Nolo sinas cogitationem(Libidinis) crescere. Nihil in te Babylonium, nihilconfusionis adolescat. Dum parvus est hostis interfice.Nequitia nec zizania crescat, elidatur in semine ; etfaisant allusion aux paroles du psaume : Beatus quitenebit, et allidet parvulos tuos ad petram ; comme iln’est pas possible, lui dit-il, qu’il ne s’introduiseaucune tentation dans notre corps fragile, celui-làest bien heureux, qui écrase les petits serpents despensées mauvaises dès qu’elles surgissent, qui lesécrase contre la pierre qui est Jésus-Christ, enélevant aussitôt son esprit vers lui. Filia Babylonismisera, beatus qui retribuet tibi retributionem. Beatus quitenebit, et allidet parvulos tuos ad petram. Quia enimimpossibile est in sensum hominis non irruere innatummedullarum calorem ; ille laudatur, ille beatus prædicatury

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qui cum cœperit cogitare sordida, statim interficit cogitatus,et allidit ad petram : petra autem erat Christus.

391. – Saint Cyprien enseigne la même chose.Primis diaboli titillationibus obviandum est, nec coluberfoveri debet, donec in draconem formetur. (Serm. de jejun.et orat.). Il est nécessaire, dit le Saint, de s’opposeraux premiers mouvements des tentationsdiaboliques, et l’on ne doit pas nourrir le serpentdes suggestions perverses quand il veut s’établirdans l’esprit et dans le cœur, autrement il croîtraet deviendra un dragon dont le veninempoisonnera l’âme et lui donnera la mort. SaintGrégoire nous fournit la raison de ceci. Lessuggestions de l’esprit infernal, dit le Saint, selaissent facilement écraser sous le pied de la vertu,mais si on leur laisse prendre de l’accroissementen leur ouvrant le sanctuaire de l’âme, elles s’yétablissent en despotes intolérables et finissentpar subjuguer par leur violence la pauvre âmequ’elles réduisent en esclavage sous l’empire dudémon. Prima serpentis suggestio mollis, et tenera est, etfacile virtutis pede conterenda ; sed si hæc invalescerenegligenter permittitur, eique ad cor aditus licenterpræbetur, tanta se virtute exaggerat, ut captam mentemdeprimens, usque ad intolerabile robur excrescat. (Moral.lib. XXX, cap. 16). Il importe donc autant demontrer de la promptitude à repousser lestentations que de ne pas s’en laisser vaincre.

392. – Celui qui est tenté doit donc imiter laconduite d’une personne, qui, dans la mauvaise

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saison, voulant se garantir du [332] froid, va semettre auprès d’un bon feu pour se réchauffer. Ilest bien certain que si une étincelle l’atteint, ellene se met point à la considérer d’un œil curieux,mais vite elle la secoue, car si elle restait quelquesmoments sur ses habits, elle les endommagerait.C’est avec une égale promptitude qu’on doitrejeter ces mauvaises pensées que le démonprésente à l’esprit et certains sentiments dont ilcherche à enchaîner le cœur. Ce sont là devéritables étincelles d’enfer qui, en se fixantpendant quelques instants, brûlent unemalheureuse âme et la réduisent, pour ainsi parler,en cendres. On peut aussi agir comme on le feraitsi un scorpion ou tout autre animal venimeuxtombait sur la main ou sur le pied nu. On ne semettrait certainement pas en observateur curieuxà examiner la manière dont cet animal se met enmouvement pour ramper ou marcher, comment ilrelève sa queue, comment il va en avant ous’arrête, mais on le secouerait promptement, onse hâterait de l’écraser, parce qu’en restant fixé unseul instant sur un membre, il pourrait y glisserson venin. C’est avec la même promptitude qu’ilfaut chasser certaines tentations, qui sont commedes scorpions infernaux qui, si on leur permetd'entrer dans l’intérieur de l’âme, l’empoisonnentde leur mortel venin.

393. – Telle ne fut point la conduite de cemalheureux moine, dont l’histoire des anciens

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Pères (§ 12), nous révèle la négligence à repousserles tentations dont il était assailli contre la vertude chasteté. Ce moine alla trouver un de sesconfrères avancé en âge, et qui jouissait d’uneréputation de sainteté et le conjura, les larmes auxyeux, de le recommander vivement à Dieu, parcequ’il était violemment attaqué de penséesimpures. Le saint vieillard, plein de compassionpour cet infortuné, se mit à prier le Seigneur nuitet jour, de daigner délivrer ce moine, du troubledont il était tourmenté. Malgré ces ferventesprières du vieillard, le moine se rendit de nouveauauprès de lui pour se plaindre de ce que lestentations ne lui laissaient aucun repos, et quemême leur intensité s’était accrue, et il conjura levieillard de redoubler de ferveur. Le serviteur deDieu, en apprenant cela, multiplia ses prières etrépandit beaucoup de larmes pour toucher lecœur de Dieu. Mais le moine revenait toujours endisant que le démon ne cessait point de letourmenter avec la même violence. Or, pendantque le saint vieillard était une nuit plongé dansl’affliction et dans la douleur, et s’étonnait que[333] Dieu ne daignât point exaucer une prièrequi lui semblait si juste, le Seigneur lui révéla queses prières restaient sans effet, parce que le moinemontrait de la lenteur, de la paresse et del’irrésolution à chasser les mauvaises pensées quele démon lui suggérait. Cette révélation se fit de lamanière suivante : Le saint moine voyait son

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confrère resté oisif dans sa cellule, tandis quel’esprit d’impureté folâtrait autour de lui sous laforme successivement variée de diverses femmes.Il voyait que le malheureux moine, au lieu dedétourner promptement ses regards, s’arrêtait aucontraire à considérer ces objets séduisants avecdes yeux de complaisance. Il voyait encore enesprit l’ange gardien de ce moine s’irriterfortement contre son protégé, de ce qu’il nerepoussait pas avec promptitude ces fantômesimpurs et qu’il ne se jetait pas aussitôt à genouxpour supplier le Seigneur de venir à son secours.Peu de temps après le moine revint pourrecommencer ses plaintes, mais le vieillard quiavait eu connaissance de la source du mal, lui dit :Mon fils, tout le mal dont vous vous plaignez,vient de vous- même, qui ne voulez pas vousaider et qui montrez une grande négligence àrepousser les tentations. Dites-moi un peu, moncher frère, quand un médecin, plein de sollicitudepour rendre la santé à un malade, veille avec leplus grand soin sur toutes les phases de son malet lui prescrit les plus excellents remèdes, etquand aussi de son côté le malade ne veut pass’aider, ne veut pas s’abstenir de certains alimentsqui lui sont nuisibles, ne veut point prendre lesremèdes efficaces, pourra-t-il, un semblablemalade, recouvrer la santé ? Non certainement.Ainsi donc, quoique d’autres personnes prient leSeigneur pour vous, en s’intéressant à votre salut

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éternel, vous ne pourrez jamais vous affranchir deces importunes instigations, si vous n’y coopérezvous-même en recourant sur-le-champ à la prièreet en suppliant le Seigneur de vous secourir. À cesparoles, le moine fut vivement frappé desobservations qui lui étaient faites et ne fut pasmoins pénétré de componction. Il mit en pratiqueles sages conseils du serviteur de Dieu, et par cemoyen il fut complètement délivré de ces penséesimmondes. Nous devons donc conclure de cetexemple, que le premier et le principal moyen desurmonter les tentations et en être victorieux,c’est la promptitude et l’exacte vigilance à lesrepousser à l’instant où elles se présentent. [334]

394. – Le second moyen consiste dans laprière et le recours à Dieu. Le lecteur voudra bienne pas être surpris que je plana au second rang,un moyen de si haute importance, puisqu’onréalité il est placé au premier ; en effet, en disantqu’il faut repousser promptement les tentations,nous ajoutons que c’est principalement par lesecours de Dieu que nous implorons. La prièreest une arme que Jésus-Christ lui-même nous metà la main, pour que nous puissions nous défendrecontre les assauts de nos ennemis : Orate, ut nonintretis in tentationem. (Matth. cap. 26, 41). Priez,nous dit le Sauveur, afin que vous puissieztriompher de la tentation. C’est pour cela encoreque cette arme a été mentionnée dans l’oraisondominicale, afin que nous la tenions toujours

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prête pour nous en servir : Et ne nos inducas intentationem. Il suffit donc que nous sachionsmanier cette arme puissante, je veux dire, quenous sachions nous en servir quand il en esttemps et pour acquérir la certitude que nosennemis ne pourront point remporter sur nous lavictoire.

395. – Mais il faut bien observer que la prière,par laquelle nous demandons à Dieu le secoursdont nous avons besoin, est principalementnécessaire à l’instant même où le démon nouscirconvient de quelque pensée criminelle, parcequ’alors, le danger de tomber étant imminent, ilfaut une aide tout à fait spéciale. C’est l’avis quedonne à la vierge Eustochium saint Jérôme, pourquelle pût conserver sans tache, au milieu destentations, sa candeur virginale. « Aussitôt, lui dit-il, qu’une instigation contraire à la pureté semanifeste, vous devez élever à Dieu votre cœur,votre âme, votre voix suppliante : Aidez- moi,Seigneur, venez à mon secours, ô mon Dieu !Seigneur, si vous êtes avec moi, je ne crains riende ces suggestions perverses que le démon et lachair, ligués contre moi, me suscitent. » Statim utlibido titillaverit sensum, aut blandum voluptatisincendium dulci nos colore perfuderit, erumpamus invocem : Dominus auxiliator meus, non timebo quid faciatmihi caro. (Ep. 22. ad Eustoch.). L’abbé Isaïe, selonce que rapporte Cassien conseillait, à toutes lespersonnes tentées, de porter leurs regards vers le

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ciel au moment on l’attaque se faisait sentir etd'adresser au Seigneur ce verset du psaume 69 :Deus in adjutorium meum intende ; Domine adadjuvandum me festina. O mon Dieu, aidez-moi[335] sur-le-champ, ne tardez pas à m'accordervotre secours. Il disait que cette invocation,contre les attaques du démon, est comme un murinfranchissable, une cuirasse impénétrable, unbouclier sous lequel on est à l’abri en toute sûreté.Hic versiculus omnibus infestatione dæmonumlaborantibus inexpugnabilis murus est, et impenetrabilislorica, et munitissimus clypeus. (Collat. 19., cap. 9). Afincependant que ces paroles soient d’une grandeefficacité pour obtenir de Dieu le secours qu’onen réclame, et pour mettre en fuite les espritstentateurs, il ne suffit pas que la bouche lesprofère, et que la langue les exprime, elles doiventsortir du fond de notre âme et des plus intimesreplis de notre cœur, comme nous le faitremarquer saint Jean Chrysostôme sur ces parolesdu Sauveur : De profundis clamavi ad te, Domine. Nondixit solummodo ex ore neque solummodo, lingua : Namerrante etiam mente verba funduntur : sed ex cordeprofundissimo, cum magno studio, et magna alacritate, exipsis mentis penetralibus. (Hom. 101, Super psalm.129). Un recours à Dieu, avec de semblablesaspirations, doit invinciblement toucher le cœurde Dieu et le mettre dans nos intérêts spirituels enle liguant avec nous contre nos ennemis et lessiens. En un mot, de même qu’un jeune enfant,

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effrayé des menaces qu’on lui fait et à la vue deceux qui veulent le maltraiter, court se jeter ausein de sa mère et s’y tient dans la sécurité ; demême aussi quand le démon nous attaque nousdevons accourir dans sein de Jésus-Christ notrepère, lui demander du fond du car son secours, etdans ses bras protecteurs nous trouverons unpuissant refuge. Quemadmodum parvuli perterrefactistatim confugiunt ad sinum matris, sic nos cum aliquatentatione pulsamur, per preces confugiamus ad Deum.(Lib. de provid., cap. 3).

396. – Saint Pacôme, fondateur d’un grandnombre de monastères et père d’une innombrablemultitude de moines, avait souvent coutumed’exhorter ses enfants spirituels à montrer unegrande promptitude à recourir à Dieu dans leurstentations, parce qu’il avait entendu plus d’unefois les démons s’entretenir ensemble de cettemanière : J’ai entrepris de combattre un moinesingulièrement dur, disait l’un, car en luisuggérant de mauvaises pensées, il se jette aussitôtà genoux et réclame le secours de Dieu. C’est cequi fait que je ne puis point passer outre et que jesuis obligé de me retirer plein de contusion. Monmoine ne fait pas ainsi, disait l’autre, quand je luisouffle des [336] pensées criminelles, il ne songepas à recourir à Dieu, niais il me prête volontiersl’oreille, et par ce moyen je réussis bientôt à letaire tomber, tantôt dans un mouvement decolère, tantôt je l’engage dans des disputes, tantôt

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je le familiarise avec de vaines complaisances, oubien je lui tait commettre d’autres péchés. Le saintabbé terminait ses exhortations par ces paroles :Ideoque, fratres mei dilectissimi, semper oportet utcustodiatis sensum, et animam vestram, invocantes nomenHomini Dei nostri. (Ex lib. Sentent. PP. § 35). C’estpourquoi, mes bien-aimés frères, tenez-voustoujours en garde sur vous-mêmes, à chaqueassaut du démon et à chaque mouvementpassionné, soyez prompt à invoquer son secourstrès-puissant.

397. – Au secours de Dieu qu’on implore, ilest bon de joindre le signe sacré de la croix. C’estune arme redoutable à nos ennemis de l’enfer, elleles met aussitôt en fuite, car ces malins esprits,dès qu’ils aperçoivent ce signe auguste, commedit saint Cyrille, se rappellent Jésus crucifié(Catech. 3) : quando enim dæmones viderint crucem,recordantur crucifixi. Et sur-le-champ, ajoute saintAugustin, dès l’apparition d'un signe si salutaire,toutes leurs machines de guerre se disloquent,toutes leurs mines s’éventent. Omnia dæmonummachinamenta virtute crucis ad nihilum redigi. (Lib. deSymbol, cap. 1). Ce que raconte saint Athanasedans la vie de saint Antoine mérite uneobservation particulière. Pendant que les démonsvenaient en nombreux bataillons pour assaillir lesaint abbé, il s'armait de signe de la croix, et leurdisait : si quid valetis, si vobis in me potestatem Dominusdedit, ecce præsto sum, devorate concessum. Si vero non

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potestis, quid frustra nitimini ? Signum enim crucis, etfides in Dominum inexpugnabilis mihi murus est.Dévorez-moi, déchirez-moi, si Dieu vous en adonné le pouvoir, me voici tout prêt à subir monsort. Mais si vous ne pouvez me faire aucun mal,retirez-vous, poltrons que vous êtes ! Le signesacré de la croix et ma confiance en Dieu un fontun rempart invincible et tous vos efforts sontvains. C'est ainsi que contre les assauts desdémons, nous devons nous armer de la saintecroix et recourir à Dieu, nous n’avons ainsi rien àcraindre de leurs attaques, car à la vue de ce signesacré, ils prendront tous la luite, de même que lesténèbres sont dissipées par l'éclat de la lumière.Nous serons victorieux de tout l'enter, quandmême il se liguerait tout entier contre nous. [337]

398. – Je me sens tout saisi d’un grandsentiment d’admiration, quand je lis ce que nousraconte saint Jean Chrysostôme au sujet de Julien,cet impie apostat de la foi chrétienne. Il sedéfendait par le signe de la croix des assauts quelui livrait le démon. N’est-ce pas quelque chose debien étonnant que cet impie qui persécutait lacroix, trouvât en elle une protection contre lesesprits infernaux ? Et les démons effrayés àl’aspect de ce redoutable signe, se mettaient àl’instant en fuite. Ad crucem, dit notre saintDocteur, confugit eaque se adversus terrores consignat,eamque, quam persequebatur in auxilium adscivit : valuitsignum, cedunt dæmones, pelluntur timores. (Orat, prima

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in Julianum). Or, si la croix fut une arme sipuissante entre les mains de celui qui l’avait enhorreur, d’un prince qui employait tous sesefforts pour l’anéantir et pour en faire disparaîtreen tous lieux les vestiges et tout souvenir, ne dois-je pas dire que la croix doit être une arme bienplus formidable dans les mains du chrétien quil’adore, qui la vénère, qui la chérit et qui a placéen elle une parfaite confiance ?

CHAPITRE V. ON Y INDIQUE D’AUTRES MOYENS POUR VAINCRE LES TENTATIONS.

399. – On ne saurait douter qu’une fermeconfiance en Dieu, jointe à une entière défiancede soi-même, ne soit un moyen très-efficace poursurmonter toutes sortes de tentations, puisqueDieu lui-même a promis de prendre sous saprotection ceux qui placent en lui tout leurespoir : Protector est omnium sperantium in se (Psalm.,17, 31). Il a promis de les délivrer des mains deleurs ennemis : Quoniam in me speravit, liberabo eum.(Psalm. 90, 14.) Le Seigneur a promis de délivrerses serviteurs de leurs tribulations : Qui salvos facissperantes in te (Psalm. 16, 7). Et Daniel va jusqu’ànous dire qu’on n’a jamais vu plongés dans lahonte et la confusion de leur chute ceux quiplacent dans le Seigneur leur espérance : Quoniamnon est confusio confidentibus in te : (Daniel cap. 3, 40).Il s’ensuit que toute personne, qui, pleine deconfiance dans la protection de Dieu, quand elle

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éprouve des tentations, appuyée de son [338]puissant secours, est aussi certaine de ne pas fairede chutes, qu’on a la certitude que Dieu estinfaillible dans ses promesses, et que ses parolesne se démentent jamais.

400. – On comprend très-bien pourquoi laconfiance est si agréable au Seigneur, quand onsait qu’il a promis son assistance à quiconqueespère en lui. Cela vient de ce que le Seigneur esttrès-jaloux de sa gloire, et qu’en répandant surnous d’une main si libérale tous les autres biens,ils proteste qu’il garde exclusivement pour lui,sans partage avec qui que ce soit, cette mêmegloire : honorem meum nemini dabo. D’autre part,Dieu voit qu’une âme qui ne fonde pas saconfiance sur elle-même et qui a recours à luiavec une vive foi, ne prendra point pour elle-même la gloire de son triomphe sur les ennemisde son salut et des bonnes œuvres qu’ellepratique. C’est pourquoi Dieu ne peut point, pourainsi dire, se dispenser de protéger sous ses ailesmiséricordieuses cette âme désintéressée, en sortequ’elle puisse dire en toute vérité : Et in umbraalarum tuarum sperabo. (Psalm. 56, 2). On peuts’assurer de la vérité de ce qui vient d’être dit, enméditant ces paroles de saint Grégoire dans un deses livres que nous citons assez souvent, où ilavance que les vertus acquises deviennentsouvent plus nuisibles que si on ne les possédaitpas, lorsqu’elles produisent une vaine confiance

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en soi-même ; parce qu’alors ces vertus sontcomme une arme meurtrière qui tue par la vanitéces âmes présomptueuses, et que si d’un côté cesvertus en les fortifiant leur donnent la vie, del’autre, en les enorgueillissant, elles leur donnentla mort. Plerumque virtus habita deterius quam sideesset, interficit : Quia dum ad sui confidentiam mentemerigit, hanc elationis gladio transfigit ; cumque eam quasiroborando vivificat, elevando necat ; ad interitum videlicetpertrahit, quam per spem propriam ab interna fortitudinefiducia evellit. (Moral., lib. VII, cap. 9). Une âme quine place pas sa confiance en elle-même, maisuniquement en Dieu, est à l’abri de ce danger.C’est pourquoi le Seigneur, voyant qu’enl’enrichissant de ses grâces, il met ces dons en desmains sûres, il les lui promet et les lui donneensuite à pleines mains. Donc, pour obtenir deDieu une assistance toute spéciale dans lestentations, il n’est pas de moyen plus sûr que celuide recourir à Dieu, en plaçant en lui toute saconfiance, et en se défiant soi-même de sespropres forces. [339]

401. – Si ensuite le lecteur veut savoir quelledoit être la conduite à tenir pour réveiller dans lecœur, au milieu des attaques du démon, cetteconfiance douée d'une si grande force pourterrasser les ennemis du salut, je lui dirai qu'il doitse convaincre profondément de ces trois véritésqui sont comme la propre source d’où jaillit cettedouce affection. La première est que le démon,

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selon ce que nous dit saint Augustin, est un chienenchaîné qui ne peut point par ses tentationss'approcher de la personne tentée au-delà de ceque lui permet la longueur de la chaîne dont Dieule retient comme il veut. La seconde est que Dieu,selon l’Apôtre, ne permet pas au démon de noustenter au-delà de nos forces : Fidelis autem Deus est,qui non patietur vos tentari supra id quod potestis. (1 AdCorinth, cap. 10, 13). La troisième vérité est queDieu assiste à nos combats, pour nous donner lesforces qui nous sont nécessaires et même au-delà,afin qu’il nous soit possible de repousser lesattaques de l’enfer et pour se complaire ensuitedans les victoires que nous avons remportées. Ondoit graver profondément dans le cœur cesvérités de la foi catholique, parce qu'elles sonttrès-efficaces pour exciter en nous une grandeconfiance en Dieu et pour nous armer d’uncourage invincible quand nous avons à livrer descombats contre le démon, afin qu'on puisseopposer une résistance énergique à tous sesefforts.

402. – Saint Athanase raconte au sujet desaint Antoine, ce grand anachorète dont il nousretrace si éloquemment la vie, qu’un jour après unrude combat que ce Saint avait soutenu contre lesdémons, Jésus-Christ daigna venir lui-mêmevisiblement le réconforter. Le saint abbé envoyant devant lui son divin Maître se mit à luidire : Domine Jesu, ubi quæso eras, cum tam immanes

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plagas corpori meo exciperem ? Où étiez-vous donc,Seigneur, pendant que les démons me faisaientsubir de si cruels traitements ? Jésus-Christ luirépondit : Eram præsens, o Antoni, et certamen, quodexcelso, invictoque animo gessisti aspiciebam. J’étaisprésent, ô Antoine, je vous prêtais mon aide etd’un œil de complaisance je considérais cecombat que vous souteniez avec un invinciblecourage. Voilà ce que doit se représenter celui quiest tenté ; il doit, dans ses combats, voir Dieu lui-même qui énerve la force de Satan et exalte lanôtre, qui voit d'un œil satisfait notre résistance,qui applaudit à nos victoires, et qui se tient auprèsde nous, les mains chargées de [340] couronnes etde palmes pour nous gratifier d’une récompenseimmortelle. Alors, avec un cœur plein deconfiance, la personne tentée s’écrie : In Dominosperans non infirmabor. (Psalm. 25, 1). Seigneur, enplaçant dans vous toute ma confiance, je neredoute rien, je ne crains rien. Si consistant adversumme castra, non timebit cor meum. Si exurgat adversum meprœlium, in hoc ego sperabo. Quand même lesdémons viendraient en nombreux escadrons mefaire la guerre, mon cœur ne sera point saisi defrayeur, parce qu’il s’appuie sur vous ô mon Dieu,et qu’en vous il a placé tout son espoir.

403. – C’est avec cette ferme confiance enDieu que le saint abbé Antoine vint à bout derésister aux assauts terribles que lui livraient lesdémons, comme le rapporte saint Éphrem le

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Syrien dans la vie de cet illustre anachorète. Unjour le démon s’avisa d’ébranler fortement sacellule, et après y avoir pratiqué une largeouverture, il appelait ses compagnons pour venirlui aider, en leur disant : Festinate celeriter, festinate etintroeuntes cito eum suffocate. Mais le Saint, rempli deconfiance, disait : Omnes gentes circumdederunt me, etin nomine Domini quia ultus sum in eos. Toutes lespuissances de l’enfer se sont soulevées contremoi, et mettant ma confiance dans le Seigneur jesuis sorti victorieux de leurs efforts. Les démons,témoins de cette grande foi de l’illustreanachorète, prirent la fuite, et la cellule reparutintacte comme auparavant, sans le moindre dégât.Une autre fois, pendant qu’il psalmodiait, il vitque les démons mettaient le feu à la natte surlaquelle il était assis. Antoine, armé d’une foi vive,se mit à fouler aux pieds ces flammes, en disant :Au nom de mon Jésus qui me porte secours, jesurmonterai les efforts de mes ennemis. Omnempotentiam inimici in nomine, Domini nostri Jesu Christimihi auxiliantis superabo. À ces, paroles quimarquaient la grande confiance que saint Antoineavait en son Dieu, toutes ces flammesfantastiques s’évanouirent et les démons vaincuset terrassés, poussant des cris et des hurlementsaffreux, prirent la fuite. Que celui qui est tentésoit animé d’une telle confiance, et qu’ensuite iln’éprouve aucune crainte de l’enfer qui ne pourralui causer aucun dommage.

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404. – Cependant, pour que ce recours àDieu, avec promptitude et confiance, ait la forcede vaincre les tentations, il faut pareillementrecourir à son père spirituel et lui faire connaîtresur ce point l’état de son âme. Ce moyen n’est pasmoins efficace [341] qu’important pour affaiblirles tentations et pour enlever aux démons leurforce. Ceci doit se faire pour deux raisons que j’aiailleurs exposées. La première, parce que Dieu,selon l’ordre actuel de sa providence, ne veutordinairement accorder son secours et sesinspirations que par l’intermédiaire de sesministres. Il convient donc qu’on ait recours àeux, qu’on leur ouvre son cœur avec tout le désirsincère qu’on doit avoir de ne pas tomber dansl’erreur, surtout dans des circonstances sipérilleuses telles que nous en traitons pour lemoment. Deuxièmement, parce que le démon estréellement un voleur qui nous tente, afin de nousdépouiller de toutes les richesses qui ornent notreâme, et c’est pourquoi il agit bien comme tous lesvoleurs qui prennent la fuite quand ils sontdécouverts. On en fait journellement l’expérience,car aussitôt qu’un pénitent découvre à sondirecteur les tentations que le démon lui suscite,et à peine commence-t-il de lui en donnerconnaissance, que l’esprit impur s’enfuit et lestentations s’évanouissent ou du moins subissentune grande diminution.

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405. – Ici je veux me borner à raconter untrait que nous lisons à ce sujet dans saint Antonin.Il s’agit du frère Rufin, compagnon de saintFrançois, et cela peut servir de règle auxpersonnes oui éprouvent des tentations commeaussi elles peuvent y apprendre avec quellevigilance on doit s’y comporter. (Part. 3, titul. 24. §7). Le serviteur de Dieu fut assailli d’une violentetentation de désespoir, en se figurant vivementqu’il ne se trouvait pas au nombre desprédestinés, et qu’en conséquence tous ses jeûnes,toutes ses oraisons, toutes les fatigues et lesaustérités de sa vie monastique ne compteraientabsolument pour rien. Mais au plus fort de satentation il éprouvait une grande honte et unesingulière répugnance à manifester à sonsupérieur et père spirituel, saint François, cetteinstigation diabolique ; c’était là une nouvelletentation que lui suggérait l’esprit malin. Le larroninfernal, se voyant ainsi bien couvert, s’enharditencore davantage et revint à l’assaut qu’il lui avaitdéjà livré, mais avec tant d’impétuosité qu’il jetace pauvre moine dans un abîme de tristesse et demélancolie. Puis joignant aux suggestionsintérieures des illusions visibles, il lui apparut sousla forme de Jésus crucifié, en lui disant : À quoivous sert, frère Rufin, de vous consumer enoraisons et en austérités, puisque votre nom n’estpas enregistré dans le catalogue de [342] ceux quej’y ai inscrits comme étant prédestinés à la gloire ?

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C’est moi seul qui sais quels sont ceux qui sontélus, et ceux qui sont réprouvés. Croyez-moidonc et n’écoutez pas saint François, quand ilvous assure que vous et tous ceux qui le suiventêtes au nombre des prédestinés. La visiondisparut, et le serviteur de Dieu doublementaveuglé par la tentation ne la révéla pas ; et au lieude la découvrir à son directeur, il eut soin de la luitenir cachée, en y ajoutant toute sa croyance. Iltomba enfin dans une consternation inexprimableet se trouva sur les bords de l’abîme du désespoir.Cependant le Seigneur touché de compassionpour son serviteur qu’il voyait exposé à un granddanger, révéla le tout à saint François qui le fitappeler auprès de lui par le frère Mathieu. Aumessager de son père spirituel, le frère Rufinrépondit : Et que veut de moi le frère François ?Ce qui prouve jusqu’à quel point la tentations’était fortifiée en la tenant si longtemps cachée,et combien ce silence avait aveuglé son esprit.Néanmoins, cédant à la prière et aux sollicitationsdu frère Mathieu, il se décida à obéir et à serendre à la cellule du Saint. Quand il fut devantsaint François, le vénérable Père lui découvritclairement tout ce qui s’était passé dans l’intérieuret à l’extérieur, en lui assurant que tout celan’avait été que l’effet des ruses et des instigationsdiaboliques. Il lui ordonna de se confesser, de nepas interrompre le cours de ses exercicesspirituels tels qu’il avait accoutumé de les remplir,

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eu lui enjoignant, si l’apparition du crucifix serenouvelait, de tenir au démon ce langage : Ouvrela bouche pour que j’y mette de l’ordure. Rufinvoyant que tous les secrets de son cœur étaientdévoilés, se livra à d’amers gémissements, et,fondant en larmes, il se jeta aux pieds de saintFrançois en lui demandant pardon du silence qu’ilavait gardé en ne lui découvrant pas franchementles tentations dont il avait été assailli ; il lui promitde suivre les conseils qui lui seraient donnés etrevint calme et plein d’une douce sérénité dans sacellule. Or pendant qu’il priait en versantd’abondantes larmes, voici que le démon luiapparut encore sous la forme de Jésus crucifié enlui adressant des reproches : Ne vous avais-je pasdit de ne point ajouter foi à ce fils de Bernardin,puisque tous deux vous êtes damnés ? Mais Rufinque les instructions du Saint avaient éclairé, lerepoussa en lui adressant les paroles que nousavons citées. Le démon, se voyant découvert ettombé dans son propre piège, s’enfuit enpoussant [343] des cris de rage. Mais au momentde sa fuite, il lança contre le moine une grêle depierres avec un tel fracas qu’on eût dit que lamontagne sur laquelle s'élevait le monastère allaits’abîmer. Saint François, en entendant ce bruit,accourut avec ses compagnons et il vit qu’en seheurtant les uns contre les autres, ces blocs depierre lançaient des flammes de toutes parts, et illeur semblait avoir sous les yeux une image du

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dernier jour du jugement général. Ensuite Rufinvit réellement paraître devant lui Jésus-Christ quile consolait par sa divine présence et par dedouces paroles. Le divin Sauveur accorda à cebon religieux le don des plus sublimescontemplations par le moyen desquelles, sansavoir eu jamais plus à éprouver de si violentsperturbations, il put vivre toujours uni avec Dieudans la tranquillité la plus inaltérable. Quiconqueest agité de fortes tentations voudra bien faire àcet égard deux réflexions : L’une se rapporte àl’état dans lequel se trouvait ce religieux si grandserviteur de Dieu avant d’avoir révélé sestentations à son saint directeur. Combien cetinfortuné était esclave des obsessions sataniques !Que de troubles, que d’agitations, quelsabattements, quelle impuissance de faire le bien !Qu’il était exposé au danger de tomber dansl’abîme de tous les maux ! L’autre réflexion devralui retracer la différence du nouvel état danslequel Rufin se trouva lorsqu’il eut découvert sonâme à son Directeur et qu’il se fut laissédocilement conduire par son saint guide. Redoutédes démons, garanti de leurs astuces, il put goûterune douce paix, toujours en état de vaquer àl’oraison, toujours prêt à opérer toute sorte debonnes œuvres. Il faut conclure de tout ceci lanécessité de découvrir sincèrement à sondirecteur les tentations qu’on éprouve, quelquesaint et adonné à la spiritualité que l’on puisse

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être, afin d’énerver les forces du démon qui nousattaque, et pour ne pas succomber sous lesviolents assauts de ses perverses instigations.

406. – La personne qui est tentée, doit par-dessus tout, se garder de s’exposer aux occasions ;car les démons agissent envers nous comme lesgénéraux d’armée se comportent en attaquant uneplace dont ils veulent s’emparer. Ces espritsimpurs nous mettent en face des occasions, et parce moyen ils pratiquent une brèche au rempart denotre cœur, puis ils s’y introduisent par le péchédont ils nous rendent coupables. À ce propos, jerépète ce que disait Sénèque à son ami Lucilius :[344] Quantum possumus, a lubrico recedamus-, in siccoquoque parum firmiter stamus. Tenons-nous pourcombattre avec le démon à pied ferme sur le soldesséché, et craignons de soutenir leurs assautssur un terrain glissant, car c’est à peine si nouspouvons, nous tenir debout sur la terre ferme. S’ilen est autrement, comment ne serions-nous pasterrassés ? Qu’une personne, dit saint Basile, soitforcée de combattre avec les ennemis de notresalut éternel, c’est une pure nécessité. Mais si l’oncherche les occasions de combattre, en s'exposantvolontairement aux risques de la lutte, enaffrontant les occasions, on se comporte alorsd’une manière souverainement insensée. Si lapremière tombe, elle est digne de compassion,mais celle qui affronte les occasions ne mérite pasd’indulgence ; car en agissant d’une manière aussi

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ridicule qu’imprudente, elle est elle-même lapremière cause du mal qui lui arrive. Etenimbellum, quod præter voluntatem nostram incidat, nobisexcipere fortasse necessarium sit : ipsum vero aliquem sibivoluntarium creare, id vero summæ dementiæ est.Siquidem ignosci ei forsitan possit, qui in priore illo victussit (Nolim autem hoc omnino Christi athletis evenire). Aiqui in posteriore hoc superatus discedat, is præter quamquod rem admodum ridiculam facit, non meretur etiam utsibi ignoscatur (Constit. Monast. cap. 4).

CHAPITRE VI. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU DIRECTEUR SUR LE PRÉSENT ARTICLE.

407. – PREMIER AVERTISSEMENT. Ledirecteur doit avoir soin de ne pas se montrerrigide et sévère avec les personnes qui éprouventdes tentations, parce que ce serait achever debriser le roseau qui est encore debout, quoiquechancelant. Ce serait agir contrairement àl’exemple de notre aimable Rédempteur, dontIsaïe a prédit que calamum quassatum non conteret(Isaiæ 42, 3). Il doit les écouter patiemment,compatir avec une paternelle tendresse à leursépreuves, leur donner de charitables conseils, etles animer à combattre avec une grandeconfiance. Il doit, en un mot, se comporter aveceux comme un père avec son entant malade, qui,plus il le voit accablé de douleurs et plus il se sent[345] pénétré de compassion, et plus aussi ils’occupe de le soulager et de le guérir par

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d’efficaces remèdes. Le directeur doit surtout biense garder de s’étonner et de marquer sa surprisequelles que soient les tentations que lui dévoileson pénitent, car il doit s’imprimer fortementdans l’esprit une maxime dont saint Bernard veutque nous soyons tous pénétrés. C’est qu’en ce basmonde on ne saurait vivre sans tentations, et quequand l’une cesse, l’autre se présente : Hoc enimpræmunitos vos esse volo, neminem super terram absquetentatione victurum, ut cui forte tollitur una, alteramsecurus exspectet, (in Psalm. Qui habitat, serm. 5). Ledémon agit avec nous comme le chasseur quiobserve quelles sont les substances nutritives quiplaisent le plus aux oiseaux, et puis emploie cesmêmes substances pour les allécher et en faire saproie. De même, dit saint Ambroise, le démonobserve quelle est la passion dominante dans uneâme, et il l’attise par ses tentations ; il examineavec soin quel est le goût qui la flatte le mieux etpuis il lui met devant les yeux cet appât pourl’attirer. Tunc enim maxime insidiatur adversarius,quando videt nobis passiones aliquas generari ; tuncfomites movet, laqueos parat. Ainsi donc, comme iln’existe en ce monde aucun mortel qui ne soitpossédé de quelque passion et qui n’éprouvequelque penchant pour un plaisir, il faut dire quenotre ennemi trouve dans chacun de nous unepâture qu’il emploie pour nous tendre ses pièges.

408. – Dieu voulut donner à l’abbé Macaireune preuve de cette vérité dans une vision fort

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remarquable. (Ex lib. Doct. PP. lib. de Provid., num.11). Ce vénérable anachorète demeurait tout seuldans un lieu désert et les autres moines habitaientdes hermitages distincts dans les lieux les plus basde cette contrée solitaire. Or un jour, pendant queMacaire était tout seul pensif sur le seuil de sacellule, il vit venir à lui le long du chemin ledémon vêtu d’une robe de lin à laquelle étaientappendues de petites fioles. Notre Saintquestionna le démon sur le but de son voyage, etcelui-ci lui répondit : Je vais tenter les moines quihabitent dans cette solitude. Macaire lui dit : etcette quantité de fioles que tu portes, quesignifient-elles ? Ces petits vases, dit le démon,sont pleins de diverses substances dont je me serscomme d’appâts pour les attirer à moi. Après cesmots, le démon poursuivit sa route, mais le saintabbé désireux de savoir quel serait le succès decette entreprise, attendit son [346] retour. Voicijustement que quelques moments après notreabbé vit revenir le démon tout triste etmécontent. Il le questionna sur l’issue de sachasse. Cela s’est mal passé, répondit le démon,tout le monde m’a rebuté, tous ces moines sontvéritablement saints. Il y en a un seul qui est monami et il se montre fort avide de l’appât que je luimets devant les yeux pour me l’attirer. Etcomment se nomme ce moine, dit saint Macaire ?Il se nomme Théopente, répliqua le démon.Après avoir entendu ces paroles, Macaire

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descendit à ces parties situées au-dessous de sonhermitage, et entra dans la cellule de Théopente.Là, il s’entretint avec lui d’une manière amicale etparvint à lui faire avouer qu’il était sujet à defréquentes tentations auxquelles il consentait. Lesaint abbé lui donna de sages avis et de prudentsconseils sur ce qu’il avait à faire, afin qu’il sût àl’avenir se défendre contre des suggestions de cegenre et remonta vers sa cellule. Au bout d’uncertain temps Macaire vit encore le démon sous laforme qu’il avait prise la première fois et l’ayantquestionné sur le succès de ses démarches auprèsdes moines, il répondit : décidément tous sont dessaints y compris celui qui était autrefois mon amiet qui s’est révolté contre moi, tellementqu’aujourd’hui il est le plus terrible de mesadversaires. Or si le démoli n’a pas respecté cessolitaires doués de sainteté et s’il a préparé pourchacun d’eux un attrait, un plaisir, afin de les fairetomber dans la tentation, respectera-t-il mieux unsi grand nombre d’hommes qu’il peut avec bienplus de raison espérer d’envelopper de ses filetsen leur suggérant ses tentations ? Le directeurdoit donc être bien convaincu que tous lesmortels sont exposés à de telles faiblesses et encela rien ne doit le surprendre. Il doit accueilliravec une tendre et charitable bonté ceux quiviennent lui dévoiler leurs tentations et leurdonner les moyens et les conseils les plus propresà les en faire triompher.

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400. – DEUXIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur ne doit pas manquer d’observer quetoutes les tentations ne doivent pas êtrerepoussées par des moyens identiques. On doitrejeter les unes par des actes de vertusdirectement contraires, d’autres par des actes demépris et de dédain. Je m'explique. Certainestentations sont dangereuses par leur nature, parcequ’elles offrent à nos regards des objets agréablesà nos sens et sympathiques avec nos passions. Àce genre appartiennent les tentations contre lachasteté, parce qu’elles nous retracent des plaisirsdéfendus et [347] qu’elles entraînent la volonté às’y livrer. Il faut en dire autant de celles quiconcernent la haine qui porte la volonté à lavengeance ; autant de celles qui ont rapport àl’envie et qui nous portent à nous affliger du bienqui arrive au prochain comme s’il était contraire ànos propres avantages. La même chose à lieuencore pour les tentations de vanité qui induisentla volonté à se complaire dans l’estime de soi-même et à désirer les éloges. On peut en direautant des autres vices. Il est expédientd’ordinaire de repousser ces sortes de tentationspar des actes opposés, de telle manière qu’onpuisse être certain de ne pas y donner unconsentement formel et coupable. En effet, parde tels actes on se raffermit dans la vertu qui leurest contraire et on l’établit plus profondémentdans le cœur. Il agit donc sous l’inspiration de la

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vertu celui qui, tenté contre la pureté, protestequ’il préfère la mort à de si basses turpitudes ;celui qui, tenté de haine, déclare en son cœur qu’ilest déterminé à faire du bien à celui qui lui a faitdu mal, en lui pardonnant toutes les offensesdont cet ennemi a pu se rendre coupable à sonégard ; celui qui, éprouvant une tentation d’envie,se dit à lui-même qu’il veut se faire une jouissancecordiale du bien qui arrive à son prochain, et de lelui procurer, s’il ne l’a pas, à ses propres dépens ;celui enfin qui, tenté de fausse gloire et de vanité,fait remonter la gloire véritable à son Dieu pourles qualités dont il lui est redevable et dont il sedésintéresse pleinement lui-même. Il est d’autrestentations qui par elles-mêmes ne sontaucunement dangereuses, parce qu’elles sont enopposition non-seulement avec la partieraisonnable de notre être, mais encore avec lapartie brutale qui n’y trouve aucune délectation.Telles sont certaines tentations de blasphèmes,certaines pensées d’impiété désavouées par lesimple bon sens, contre Dieu, contre les Saints,contre les saintes images, quelques tentationscontre la foi et autres semblables que l’hommeabhorre par un instinct naturel. Il ne faut pasentrer en lutte et pour ainsi dire capituler avec cestentations une à une, en disant : Je ne veux pas, jesens de l’horreur, je déteste, car n’y ayant point dedanger qu’on y consente il est inutile de leuropposer une longue résistance. En les

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combattant, on s’expose à une servitude peuraisonnable et on en conçoit une horreurexagérée, et ce sentiment, à mesure qu’il secorrobore, devient de plus en plus irritant, se fixeplus profondément dans l’imagination et peutenfin arriver jusqu’à mettre une [348] personne endanger de perdre son bon sens et même sa santé.Il vaut donc mieux traiter ces tentations avecmépris et sans préoccupation. Le directeur doitdonc dire au pénitent qu’il voit sous le coup desemblables illusions que de telles pensées n’ontpar elles-mêmes rien de mauvais et qui l’exposeau péché, qu’il doit par conséquent bannir de soncœur toute crainte. Ensuite il doit lui enjoindre des’abstenir des actes contraires comme pouvantempêcher sa guérison et de mépriser cestentations. Si ensuite ces pensées de blasphèmes,d’impiété, d’outrage à sa foi ne cessent pas del’assaillir, le directeur lui ordonnera de les laissertraverser son esprit sans s’y arrêter, maisd’appliquer seulement son esprit à ce qu’il fait ence moment ; par exemple s’il prie, à continuer deprier ; s’il parle, à ne pas entrecouper sondiscours ; s’il travaille, à continuer son ouvrage.Le pénitent doit, en un mot, agir en cescirconstances comme il agirait à l’égard d'un fou,qui fatiguerait ses oreilles de discours impies.Dans une occurrence de ce genre, il n’écouteraitpas cet insensé et ne tiendrait pas compte de cequ’il dit ; c’est là justement ce qu’il faut faire avec

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ces pensées qui ne sont que le produit d’uneimagination divagante. Mais le directeur doitprincipalement se garder, quand ses pénitents luidécouvrent ces importunes pensées, demanifester la moindre crainte et d’y attacherquelque importance, parce qu’il les jetterait dansune profonde consternation et aggraverait leurmal outre mesure. Il doit leur répondrefranchement et sans hésiter qu’il n’y a en celaaucun péché, quoiqu'il leur semble qu’il y a dumal, et qu’ils doivent n’y attacher que du mépris.

410. – Saint Jean Climaque raconte (Gradu deblasphem.) qu’un moine éprouva pendant plus devingt ans d’horribles tentations de blasphèmes. Illes repoussait avec une vive indignation, ils’armait de jeûnes, de veilles et d’austérités contreelles, mais comme il ne prenait pas les moyensseuls capables de le faire triompher, ces tentationsaugmentaient chaque jour de plus en plus. Enfinne sachant plus quel moyen employer, il eutrecours à un saint moine pour en recevoir desconseils ; mais n’ayant pas le courage de luiavouer verbalement toutes ces pensées impies etblasphématoires qui lui passaient par la tête, il leslui communiqua par écrit, et puis il se prosterna laface contre terre, s’estimant indigne de regarder leciel. Ce moine plein de discernement, lut tout cetécrit et puis se mettant à rire il lui dit : Mon fils,posez votre main sur ma tête. Le bon frère [349]obéit. Alors le saint homme dit à celui-ci : Que

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tous les péchés que vous avez faits et que vouspourrez faire à l’avenir à l’occasion de pareillestentations retombent sur moi. J’exige seulementde vous que dorénavant vous ne fassiez aucun casde tout cela. Supra collum meum, o frater, sit hocpeccatum ; et quæcumque olim fecisti, et faciès : À ccsmots, toutes les tentations dont le moine étaittourmenté, s’évanouirent et il n’en éprouva jamaisplus, car il fît ainsi disparaître la crainte qui était lacause unique de toutes ces idées fantastiques. Ledirecteur doit agir de même à l’égard de sespénitents qui éprouvent de ces tentationsétranges. Il doit leur dire : Tous les péchés quevous commettez dans ces occasions j’en assumela responsabilité sur ma conscience et je demandeseulement que vous m’obéissiez en méprisant desemblables tentations et en n’en faisant aucun cas.

411. – TROISIÈME AVERTISSEMENT. J’ai ditque les pensées déshonnêtes ou qui roulent surdes objets qui alimentent les mauvais penchantsde notre cœur, doivent être repoussées par desactes directement contraires, toutefois, je n’ai pasprétendu que cette règle fût constammentapplicable, parce qu’il y a des personnesauxquelles ne seraient point utiles ces luttes avecdes pensées de ce genre et qui ne seraient pointtenues de s’en délivrer par des actes opposés. Àces sortes de personnes il convient beaucoupmieux de procéder par voie de dédain, commenous l’avons conseillé à celles qui sont agitées de

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tentations d’impiété. Il est des personnes timoréesdont la conscience est tellement délicate qu’ellesprofessent une horreur sincère pour tout ce quiblesse la pureté et pour toute action qui lesexposerait à commettre un péché grief. Si cespersonnes se trouvent molestées de quelquespensées ou affections contraires à la vertu dechasteté, elles s’en épouvantent et tombent dansune profonde affliction. Elles emploient contreces suggestions quelques remèdes puisés dans desrenoncements intérieurs, et quelquefois aussicertains actes extérieurs viennent s’y joindre. Ellessecouent la tête en signe d’improbation, sefrappent la poitrine, donnent à leurs yeuxd’étranges roulements, et se livrent à d’autresexagérations qui nuisent au corps et à l’esprit.Mais qu’en arrive-t-il ? Plus elles repoussent desemblables pensées et plus leur esprit en estobsédé ; plus elles veulent comprimer ces sortesde complaisances moroses, plus leur aiguillondevient [350] poignant dans leur cœur.Quelquefois ces personnes véritablement àplaindre en viennent au point qu’elles ne peuventplus s’entretenir avec qui que ce soit, ne peuventplus jeter les yeux sur aucun objet, parce que toutce qui les environne est un aliment pour lestentations qu’elles éprouvent. Le directeur ne doitpas s’étonner de tout cela, parce que, comme jel’ai déjà dit, il n’est rien qui excite et fixe d’unemanière plus profonde dans l’esprit ces sortes de

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pensées que d’en redouter outre mesurel’impression. La raison en est évidente. La peurgrandit et grossit les objets dont l’imaginations’effraye. Il en est de ceci comme des enfants, qui,passant durant la nuit dans des appartementsobscurs, se figurent qu’ils voient des ombreslugubres ; c’est tantôt le démon, qui leur grimpesur les épaules ; s’ils viennent à se heurter contrequelque objet, ils reculent en frémissant ; lemoindre bruit les glace de frayeur. Si les mêmeslieux sont parcourus par des personnesinaccessibles à la crainte, aucune de cesimaginations fantastiques ne vient les troubler. Jeveux déduire de tout ceci, que ces âmes étantdans une crainte perpétuelle et dans une afflictionincessante à l’occasion de ces pensées impures,leur imagination est continuellement frappéed’images déshonnêtes, et qu’avec toute la crainteque leur font éprouver ces tentations, ellesn’aboutissent qu’à les réveiller avec plusd’intensité et à les maintenir dans un état depermanence. J’applique encore ceci à ceux qui sefigurent qu’ils l'ont des jugements téméraires surleur prochain, ou qu’ils se réjouissent de quelqueaccident qui lui survient. À ceux-là aussi qui,s’étant laissé dominer par une excessiveappréhension de tomber dans le défaut d’orgueilet de vaine gloire, s’imaginent qu’à chaque parolequ’ils prononcent, qu’à chaque pas qu’ils font,cette vaine gloire est leur mobile. Le directeur

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doit s’efforcer de soustraire toutes ces personnesà ces craintes excessives, exorbitantes etindiscrètes, qui sont la première cause de leurstentations, de leurs angoisses, de leurs tourments.Mais pour arriver à ce but, il ne faut pas procéderpar des luttes, par des chocs violents, par desrépulsions convulsives. Il ne faut que du mépris,de l’insouciance et un dédain bien prononcé.

412. – Le directeur doit donc commencer parinstruire ces pauvres âmes et s’attacher à lesconvaincre, que toutes les pensées, lescomplaisances, les suggestions diaboliques,quelques [351] perverses qu’elles soient, ne sontpas cependant des péchés d’une gravitéparticulière, si l’on n’y donne son consentementplein, libre et volontaire ; car, comme le dit saintBernard, il n’y a point d’affection criminellequand il n’y a pas de consentement déterminé, etmême en récompense du combat qu’on a livré etde la peine qu’on en a éprouvée, la personnetentée conquiert ainsi pour le séjour desbienheureux, des palmes et des couronnes.Molesta est lucta, sed fructuosa : quia si habet pennam,habet et coronam. Non nocet sensus, ubi non estconsensus : immo quod resistentem fatigat, vincentemcoronat (De interiori domo). Pour dissiper l’excessivecrainte qui domine ses pénitents, il doit leurpersuader que par la grâce de Dieu ils sont à l’abride tout coupable consentement, car la peineintérieure et l’amertume qu’ils ressentent dans

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leur cœur au milieu de ces tentations, sont unsigne certain que leur volonté n’y adhère pas. Lesangoisses qu’ils éprouvent dans l’impatient désirqu’ils ont d’être délivrés de ces tentations,prouvent que leur volonté n’y connive point dutout, et les répulsions outrées avec lesquelles ilsrebutent ces instigations, démontrentévidemment que leur cœur n’y participe enaucune manière. Le directeur leur enjoindra que sices tentations reviennent à la charge, ils segardent bien de les combattre, pour ainsi dire,corps à corps, car il suffira de se considérer eux-mêmes comme bien supérieurs à toutes cesbassesses, de les traiter avec un juste dédain, et deporter leur esprit ailleurs, imitant la conduite deceux qui, cheminant sur une route encombrée depoussière, se bornent à fermer les yeux et à allertoujours en avant. S’ils peuvent, sans se troubler,produire quelques aspirations de piété vers Jésus-Christ ou sa sainte Mère, ce sera encore mieux,pourvu que tout cela se lasse d’un esprit calme. Siles occupations du moment ne leur permettentpas de produire ces actes, ils peuvent fixer leurattention sur un objet quelconque exposé à leursregards ou bien sur le travail dont ils s’occupenten cet instant. Le directeur devra surtout défendreà ces personnes de réfléchir sur les tentations quiviennent de traverser leur esprit et d’examiner sielles y ont donné leur consentement, parce qu’enagissant de la sorte il pourrait leur survenir de

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nouveaux scrupules qui les jetteraient encore dansde grandes agitations. D’ailleurs ces réflexionspeuvent exciter la tentation qui était déjàassoupie. Il leur dira enfin qu’elles doivent resteren paix sur sa [352] parole, en restant bienconvaincues qu’elles n'ont pas commis des péchésgriefs.

413. – QUATRIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur ne manquera pas de se rappeler queselon la diverse qualité des tentations, il fautemployer aussi des moyens divers pour lessurmonter. Quand il s’agit de certains vicesirritants, turbulents, rebutants, tels quel’impatience, la colère, l’indignation, l’envie, larancune, l’antipathie, la personne qui en est tentéepeut très-bien leur faire face et lutter avec euxpour les terrasser, puisque ce ne sont pas despassions séduisantes et pleines d’attraits pournotre fragile nature. On souffre plus qu’on nejouit avec de pareils vices. Si le directeur découvredans son disciple une vertu solide, il pourra luipermettre de traiter avec des personnes d’uncaractère âpre, difficile, peu sympathique, pourlesquelles il éprouve quelque répugnance, afin d’yexercer la vertu de charité, de converser avecceux-là même qui ne lui épargnent pas des coupsde langue, on qui même l’outragent par leursactes, afin de trouver l’occasion d’exercer sapatience, sa douceur, et de se plier docilement auxdurs caprices du prochain, pour briser sa volonté

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propre. Il est ensuite d’autres vices qui, par eux-mêmes, offrent de l’attrait et promettent duplaisir, ainsi qu’on l’a déjà dit. Tels sont ceux quiportent aux voluptés illicites, à la sensualité dansles aliments et dans la boisson, à la licence,surtout avec les personnes d’un sexe différent,aux plaisirs mondains et autres choses de mêmeespèce. Ici la personne tentée trouve sa principaleforce dans la luite, parce que ces vices étant pleinsde séductions et de charmes, il y aurait dangerimminent de s’en laisser asservir et surmonter, aumoment même où on les combattrait pour lesvaincre. C’est de ces tentations que parle l’Esprit-Saint en ces termes : Qui enim amat periculum, peribitin illo (Eccles. cap. 3, 27). Qui aime le péril ytrouvera sa défaite, si au lieu de le fuir il court à sarecherche. En parlant de ces tentations, saint JeanChrysostôme dit en termes précis : Oramus, neintremus in tentationem ; quia eas quærere non debemus.Saint Philippe faisait allusion à ces sortes detentations quand il disait que lorsqu’il s’agit de laguerre des sens, les plus lâches sont lesvainqueurs, car la victoire est dans la fuite. Ledirecteur doit beaucoup insister sur la nécessité des’éloigner, de se retirer, de s’enfuir, obligatoirepour les personnes qui ont du penchant pour cesinstigations [353] diaboliques, ou qui, par leurtempérament, sont portées à ces vices. Il doit leurfaire bien comprendre qu’elles ne doivent pas dutout compter sur elles-mêmes ; car agir

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autrement, ce n’est point du courage, mais c’estextrême hardiesse et impardonnable témérité.Cassien rapporte qu’on remit un jour à un saintanachorète un paquet de lettres de ses parents etamis, qu’il avait laissés dans son pays natal. Lesaint homme sentant peut-être revivre dans soncœur ces douces affections que la nature inspirepour les personnes auxquelles nous unissent lesliens du sang, que fit-il ? Il prit toutes ces lettres,et sans en avoir décacheté aucune, il les jetatoutes au feu, en disant : Ite cogitationes patriæ,pariter concremamini, ne me ulterius ad illa, quæ fugi,revocare tentetis. (Instit. lib. V, cap. 32). Allez,éloignez- vous de moi, souvenirs de la patrie etdes parents ; je vous dévoue, ainsi que ces feuillesvolantes, aux flammes, je ne veux pas que vosagréables témoignages d’affection m’attirent denouveau vers tout ce que j’ai abandonné. Ce bonserviteur de Dieu connaissait bien le danger quel’on court à combattre avec des attachements sitendres, et c’est pour cela qu’il ne voulut points’exposer à une défaite. Bien au contraire, par cetacte de saint courage, il éloigna de lui tout le périlque cette occasion lui présentait.

414. – CINQUIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur doit mettre toute son attention à biendiscerner dans ses pénitents certaines tentationsoù le démon se cache sous des apparences debien, car ces sortes de tentations sont très-difficiles d’abord à reconnaître et ensuite elles

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sont les plus dangereuses de toutes. C’estpourquoi saint Augustin dit que le démon magistimendus est cum fallit, quam cum sævit. (In psalm. 39).C’est-à-dire que le démon est plus à craindrequand il se cache et se dissimule pour noustromper, que quand il vient à découvert et nousattaque avec fureur par les tentations les plusperverses. En certaines circonstances, cet infernalennemi se transforme en ange de lumière, ilpropose à des personnes spirituelles des chosesqui sont bonnes en elles-mêmes et qui ont uncaractère de sainteté. Puis, quand il se voitfavorablement écouté, il leur suggère des idéesdangereuses, des projets qui ne sauraient êtreavoués par une conscience droite ; il finit par lestaire tomber dans des actes évidemmentcoupables et les conduit, sans qu’elles s’enaperçoivent, au fond du précipice. Ce sont lestentations les plus [354] redoutables, parce qu’enn’en connaissant pas la perversité, l’homme nes’en garantit pas ; il se laisse enchanter par cettebelle apparence, en suit les inspirations et tombeenfin dans le piège, semblable à un oiseau qui selaisse prendre à un appât et devient la proie duchasseur. Le directeur doit considérer comme unede ses principales obligations le soin de déjouertoutes ces perfidies, s’appliquer à pénétrer toutesles ruses de Satan non-seulement quand il vient àvisage découvert pour tenter les âmes, maisencore quand il se couvre d’un masque de piété. Il

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doit engager ses pénitents à se prémunir, afinqu’après avoir acquis une connaissance complètedes embûches que leur tend le démon, ils sachents’en défendre. Cela est d’autant plus nécessaireque, selon l’opinion de saint Bernard, ces sortesde tentations sont celles qui d’ordinaire fonttomber les personnes spirituelles qui en sontassaillies. Bonus nunquam, dit le saint Docteur, nisiboni æmulatione deceptus est. (Serm. 60 in Cantic.). Lespersonnes vraiment pieuses ne sont guèrestrompées par l’esprit impur que sous desapparences de bien. Je vais citer un fait qui feramieux comprendre ce que je viens de dire.

415. – Saint Bonaventure raconte (in vita S.Francisci cap. 40), que dans un couvent vivait unfrère dont la vie était sainte, quant à l’extérieur,car il était fort assidu à l’oraison et jouissait d’unesi grande abondance de consolations spirituelles,qu’en entendant parler de Dieu, il ne pouvaitcontenir la joie dont son cœur était rempli.Ensuite il aimait à tel point la solitude et le silencequ’il ne proférait jamais une seule parole. Ilportait cet amour du silence jusqu’à craindre de lerompre en se confessant et qu’au tribunal de lapénitence il ne faisait connaître ses péchés quepar signes. En ce temps-là, le grand patriarchesaint François vint à passer quelques jours dans cecouvent et il y arriva en même temps le Procureurgénéral. Ces deux personnages s’entretinrent dureligieux dont nous parlons et firent de grands

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éloges de la vie toute sainte qu’il menait dans lacommunauté. Mais saint François, qui étaitéminemment éclairé de l’esprit de Dieu, dit auProcureur : vous vous trompez mon Père, car cereligieux est tout simplement le jouet du démon.Mais comment cela se peut-il ? répondit lepremier ; comment voulez-vous que l’esprit malinse joue de ce religieux qui vaque avec tant de zèleà l’oraison, qui garde un silence si [355] assidu,qui est exact à toutes les observances et quimarche dans la voie de la perfection ? Faites ceci,reprit saint François ; ordonnez-lui de seconfesser deux fois par semaine et vous netarderez pas à découvrir la fraude. Le Procureurgénéral fit ce que lui conseillait saint François. Ilfit connaître à ce religieux l’ordre de sonsupérieur. Celui-ci secoua la tête en indiquant pardes gestes que par amour pour le silence ilrefusait de faire ce qu’on lui ordonnait. Peu detemps après on découvrit plus manifestementcombien était fausse la spiritualité de ce religieux,car il quitta la communauté et rentra dans lemonde. On doit ici remarquer comment ledémon se transforma en ange de lumière pourconduire insensiblement cet infortuné dansl’abîme. Il le trompa d’abord dans ses oraisonspar un grand nombre de consolations sensiblesmais fausses. Puis il l’illusionna par un zèleindiscret de silence. Voyant ensuite sa docilité, ill’induisit à fréquenter le sacrement de pénitence

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d’une manière tout à fait inusitée, et puis à l’enéloigner aussi longtemps qu’il était possible, puisà désobéir ouvertement à ses supérieurs, et enfinil le conduisit, par ces différents degrés, jusqu’àsortir du couvent pour le jeter de nouveau dans laBabylone du monde séculier.

416. – L’ennemi de notre salut possède uneinfinité de stratagèmes pour induire en erreur, lespauvres âmes. Je vais en proposer un exemple :Le démon fait naître dans le cœur d’un prêtre levif désir de conduire à une haute perfectionquelque personne du sexe. Dès le principe, ilexcitera dans le cœur de ce prêtre un affectiontoute spirituelle pour cette personne, puis ilprovoquera une profonde confiance, mutuelle,cette confiance se changera en liberté, celle-cidégénérera en licence de conversation, la licencedu discours se traduira en actes coupables, et unpeu après l’autre, le démon parviendra à faire de eprêtre an séducteur de cette malheureuse âme.D’autres fois, il existera dans le cœur d’unreligieux ou d’une religieuse un zèle ardent pourl’observance d’un point de la règle, en sorte quecette personne, au lieu de s’occuper d’elle seule etde son avancement spirituel, passera toute lajournée à épier ce que font ou ne font pas lesautres, et fera surgir dans tout le couvent desplaintes, des discussions, des médisances, et nerapportera de tout cela d’autre fruit que de setroubler elle-même en troublant les autres, que de

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donner naissance à des rancunes, à des chagrins, àdes discordes dans toute la communauté. [356]Mais prétendre énumérer tous les artificesqu’emploie le démon pour tromper les âmes sousune apparence de bien, ce serait vouloir compterles grains de sable de la mer, que nul calcul nepourrait déterminer.

417. – Le directeur doit donc employer deuxmoyens pour découvrir ces astuces diaboliques.Premièrement, il doit demander à Dieu de vouloirbien l’éclairer, parce que les ruses du démon sontd’une rare subtilité, et la lumière divine peut seulepar son infinie pénétration en connaître laprofonde malice. Secondement, il doit savoirdiscerner les caractères de l'esprit de Dieu, et ceuxde l’esprit infernal. C’est par ce moyen qu'ilreconnaîtra facilement si telle impulsion pieusepart du ciel pour le salut et le progrès d’une âmedans la vertu, ou bien si elle n’est qu’un souffleimpur du malin esprit pour la ruine de cette âme.

418. – SIXIÈME AVERTISSEMENT. Je verraisavec peine, que le directeur fût du nombre deceux qui font peser la culpabilité de tous lesmauvais penchants sur la nature, et quis’imaginent que le démon reste oisif etcomplètement inoccupé. Ce serait là une idéetrès-fausse et bien pernicieuse. Ce serait uneopinion mal fondée, puisque les livres sacrés nousapprennent que le démon tourne continuellementautour de nous, qu’il n’est jamais en repos et ne

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cesse de nous poursuivre par ses instigations.Adversarius vester diabolus tanquam leo rugiens circuit,quærens quem devoret. Je conviens que les passionssont par elles-mêmes et tout naturellementquelquefois en mouvement, mais quand le démonles voit en éveil, il accourt d’ordinaire pour lesattiser par ses obsessions, il les enflamme, il lesrend plus turbulentes et plus impétueuses. Il estbien certain que les péchés, en majeure partie,dont se rendent coupables surtout les personnesvouées à la spiritualité, sont un effet destentations du démon. L’idée que nouscombattons est en outre utile, parce que, quandon est bien persuadé qu’on est circonvenu parl’esprit tentateur qui suggère tantôt une penséemauvaise, tantôt une affection vicieuse, on se meten garde, on se tient prêt à parer ses coups, on sedéfend avec plus de courage, ou a plus souventrecours à Dieu, et on le fait avec une loi plus vive.Ceci doit s’expliquer par un fait que raconte saintGrégoire (Dial. lib. II, cap. 25). Dans un monastèrede l’Ordre de saint Benoît, était un moine quiavait résolu d’abandonner l’état [357] religieux etde rentrer dans le monde, parce qu’il lui semblaitque la vie monastique était trop sévère pour lui etau-dessus de ses forces. Il alla plus d’une foiscommuniquer sa résolution au saint instituteurqui gouvernait son propre monastère, mais lesaint lui répondait que c’était une tentation dudémon, dont il devait se délivrer en recourant à

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Dieu. Mais ce moine n’ajoutant pas beaucoup decroyance aux paroles du saint patriarche, sedétermina à partir. Au moment où il mettait lepied sur le seuil de la porte, il vit s’avancer vers luiun dragon épouvantable, qui avait la boucheouverte pour le dévorer. Effrayé de ce spectacle,le moine se mit à crier : Fratres, succurrite, succurrite,fratres. Mes frères, venez à mon secours. Lesmoines accoururent à ces cris, et trouvèrent leurconfrère saisi d’un tremblement convulsif, et àdemi-mort de frayeur. Ils le prirent dans leursbras et le reportèrent au monastère, d’où il nevoulut jamais plus sortir. Le directeur doitremarquer ici que ce moine ne put parvenir àvaincre sa tentation, que quand il eut vu de sespropres yeux le démon, et qu’il fut convaincu etintimement persuadé, que lui seul l’avait poussé àquitter le monastère. C’est ce qui arrive à laplupart des hommes. Il est donc très-utile de leurpersuader que leurs agitations intérieuresproviennent ordinairement du démon, pour qu’ilsse préparent à une détense énergique.

419. – SEPTIÈME AVERTISSEMENT. Ledirecteur devra veiller avec soin à ce que sespénitents n’omettent pas, au milieu de leurstentations, les exercices spirituels d’habitude, telsque les mortifications et les sacrements ; il doitmême obtenir d’eux que ces exercices se tassentd’une manière plus exacte, bien loin de s’ymontrer négligents, parce qu’au moment où la

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force leur est plus nécessaire pour combattre lesennemis de leur salut éternel, ils ne peuventcompter, pour l’obtenir, que sur unrenouvellement de ferveur dans leurs saintsexercices. Il doit aussi avertir ses pénitents qu’aumilieu de leurs tentations ils ne doivent pasformer des résolutions de vaquer à des exercicesnouveaux, et encore moins d’y faire des vœuxobligatoires en conscience, parce que l’âme sousle coup des tentations est agitée par le démon, et,qu’en ce cas, il lui est bien difficile de discernersûrement si les inspirations de ce momentproviennent de 1 :Esprit-Saint ou de l’esprit deténèbres. En outre, en ce même instant, on al’intelligence obscurcie, l’esprit est agité par les[358] passions et il n’est pas facile, dans le troublede ces pensées et dans la confusion de ces luttesintérieures, de distinguer ce qui serait expédient,et par conséquent de prendre un parti juste etsage. Le pénitent doit donc remettre à des tempsplus calmes les résolutions à prendre sur denouvelles pratiques de piété.

420. – Pour ce qui concerne les motifs surlesquels doit se fonder l’âme tentée afin de semaintenir ferme et constante dans ses combats,sans perdre un seul instant courage, et pour ce quiregarde les actes qu’elle doit pratiquer pour restervictorieuse, j’en ai parlé suffisamment dans leschapitres qui précèdent. Je n’ai donc pas à

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m’occuper d’ajouter ici de nouveaux avis pourrégler la conduite du directeur.

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ARTICLE XL

Des obstacles que mettent les scrupules à la perfectionchrétienne.

CHAPITRE Ier. ON Y FAIT CONNAITRE LA NATURE DU SCRUPULE, LES CAUSES QUI LE PRODUISENT ET L’ON Y INDIQUE LA MANIÈRE DE LE RECONNAITRE.

421. – Après avoir parlé des obstacles quis’opposent à la perfection chrétienne, tant ennous qu'au dehors de nous, les uns par la voie desattraits, les autres par celle des luttes à subir, ilnous reste à traiter d’un autre obstacle qui setrouve au dedans de nous, ou qui, en certainesoccasions, nous vient du dehors : il s’agit desscrupules qui peuvent avoir leur source dansnotre nature même ou dans ce qui se passe autourde nous, comme nous allons le voir. Mais quelleque soit l’origine de ces obstacles, ils sonttoujours dans le cas de nuire considérablement ànotre progrès dans la perfection.

422. – Les gens du monde croient que lescrupule est une, délicatesse de conscience qui faitcraindre de tomber dans le péché et qui inspire lesoin de l’éviter avec une extrême circonspection.Ils appellent donc scrupuleuses les personnesdont la conscience est timorée et qui sepréservent de tomber dans des [359] fautes qu’ilsne font point difficulté de commettre eux-mêmeset qui s’éloignent de certains dangers qu’ils

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affrontent, de leur côté, avec une extrêmehardiesse. Ces mondains sont dans l’erreur ; car lescrupule n’est pas une délicatesse de consciencequi fait éviter le péché comme ils se l’imaginent,mais c’est une appréhension vaine, fondée sur delégers motifs, pleine d’anxiété que tel acte soitcriminel quand il ne l’est pas en réalité. Lescrupuleux pourrait se comparer à un chevalombrageux qui, à l’aspect de l’ombre d’un arbrequi se projette sur le chemin, ou d’un rocher, oud’un tronc d’arbre, se cabre, recule, n’obéit plus àl’éperon ni à la bride, comme s’il voyait un tigreou un lion qui s’élance pour lui sauter à la gorge.Ce coursier, par la crainte d’un péril qui n’existepas, se met lui-même et son cavalier dans unvéritable danger de tomber dans quelqueprécipice. De même le scrupuleux, tourmenté parses vaines appréhensions de tomber dans unpéché grave en faisant telle action par elle-mêmehonnête et permise, se laisse effrayer par desombres, s’abandonne à des angoisses, à destroubles et des agitations déraisonnables, ne semontre plus docile aux avis de son confesseurchargé de le diriger, ni à ceux des personnesinstruites qui lui donnent de bons conseils, ni àceux encore de ses sages amis qui lui montrentses torts. Ainsi, par la peur d’un péché qui ne l’estqu’en apparence, il s’expose à tomber dans desfautes réelles et même, si cela va trop loin, à faireune chute déplorable.

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423. – Il est maintenant facile de saisir ladifférence qui existe entre le doute et le scrupule.Le doute peut être basé fréquemment sur desmotifs légitimes, tandis que le scrupule n’est ni nepeut être raisonnable ; car autrement ce ne seraitpas le scrupule. Le doute est une incertitude del’intelligence entre deux points extrêmes surchacun desquels repose une égale probabilité.C’est ainsi qu’une balance, dont chaque plateauest chargé d’un poids égal, ne penche ni à droiteni à gauche et reste dans un parfait équilibre. Demême notre esprit, quand il découvre des raisonsaussi fortes pour l’affirmative que pour lanégative, ne prend aucun parti ni pour ni contre,mais reste en suspens. Or, le scrupule n’a rien decommun avec ceci. La raison ne le tient pas ensuspens, c’est plutôt une ombre, une apparence,un motif frivole. Ici l’esprit n'est pas en suspens,mais il penché vers l’opinion que telle action estun péché [360] grave lorsqu’au fond il n’y a nulpéché. En outre, le scrupule plonge l’âme dans undéluge de craintes, d’anxiétés, d’inquiétudes,d’agitations pénibles ; mais ce n’est pas là ce queproduit le doute raisonnable.

424. – Après avoir déterminé l’essence desscrupules, nous allons examiner les causes quipeuvent en être les mobiles. Chez quelquespersonnes les scrupules n’ont d’autre origine quele caractère individuel. Une complexion timide,froide, mélancolique est un terrain parfaitement

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propre à faire germer ces désolantes épines, parceque les tempéraments mélancoliques sont pleinsde timidité et d’une nature pusillanime, et, àcause, de cela, une apparence de péché, très-malfondée, les saisit de crainte. Celle-ci s’accroît dejour en jour et fait pénétrer de plus en plus, dansl’âme du scrupuleux, ces vaines appréhensions dupéché, et, comme ces âmes sombres sont d’unesingulière ténacité dans leur manière de voir, cescraintes mal fondées en viennent à pousser de sifortes racines qu’il ne faut rien moins que la maintoute-puissante de Dieu pour les extirper.Quelquefois ces ombres s'épaississent et sedilatent à tel point, dans ces imaginationstroublées, que tout finit par apparaître à leursyeux comme criminel. La paix n’habite plus dansces âmes, elles sont réduites à vivre dans decontinuels tourments et dans des angoisses sansfin.

425. – S’il arrive ensuite que la personnescrupuleuse soit d'une complexion mélancolique,elle se livre avec outrance aux jeunes, aux veilles,à la pratique de la discipline et du cilice. Elles’affaiblit tellement par la déperdition de sesforces physiques et intellectuelles, qu’elle n’estplus capable de distinguer entre le bien et le mal,et finit par considérer comme des péchésénormes ce qui n'a pas même l’apparence depéché. Ce sera bien pire si cette personne seconfine dans la solitude, parce que dans l’oisiveté

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et au sein de ce repos, les hallucinations inquièteset scrupuleuses s’alimentent merveilleusement. Sià tout cela vient se joindre l’ignorance et si cettepersonne n’a d’autre entretien qu’avec des amisdont la conscience est étroite, il se formera dansson esprit un chaos d’idées si extravagantesqu’elle en pourra perdre la tête et fatigueracruellement celle de son directeur. Concluonsdonc que la source principale des scrupules estdans un caractère mélancolique, sombre, timide ettracassier. Les scrupules qui tirent leur [361]origine des causes qui viennent d’être exposées, seguérissent difficement, parce que la personne quien est affligée porte dans elle-même cette sourceet que sa complexion naturelle fait naître toutesces appréhensions, ces minuties, cesextravagances.

426. – La seconde source des scrupules n’estautre que le démon. Le propre de ce grandennemi de notre salut, est d’élargir la consciencedes pécheurs en leur inspirant une confianceprésomptueuse en la miséricorde infinie de Dieuet de rétrécir la conscience des justes enimprimant dans leur âme une crainte exagérée.C’est lui qui s’introduit dans leur imagination, quiy suscite des fantômes, qui l’assombrit de sesténèbres, qui y crée ces vaines apparences depéché qui frappent de terreur et d’agitations. C’estencore le démon qui éveille les appétits sensitifs,en portant le trouble dans les humeurs, de

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manière à engendrer la pusillanimité, lesangoisses, les amertumes, les perturbationsmentales. La pauvre âme se trouve ainsi dans unesituation pareille à celle d’un navire, battu par lesflots d’une mer orageuse. Les ténèbres se fontdans l’atmosphère de son intelligence, elle se sentde toutes parts ballottée par une tempête desensations turbulentes, elle voit toutes lespuissances de son être dans une confusioninexprimable, elle se sent incapable d’obéir à lavoix de la raison, qui pourtant est comme lepilote de ce malheureux navire. Le but que sepropose le démon en tourmentant ainsi laconscience, c’est de rendre à cette âmescrupuleuse l’exercice de l’oraison ennuyeux,l’usage des sacrements odieux, les voies duSeigneur insupportables. Il en résulte que cetteâme dégoûtée se laisse aller à la défiance et tombemême, si cela est possible, dans le désespoir ; ellequitte la bonne route, commet des péchés réels,s’émancipe et court directement à sa perte. C’estlà ce que nous affirme saint Laurent Justinien :Plerumque enim, Deo disponente, ipsi spiritus nequampusillorum conscientiam confundunt dubietate, acmultitudine stimulorum, ut neque, ut ita dicam, pedemvaleant movere, præ timore conscientiæ, qui sic tentantur,aguntque suis persuasionibus, et importunitatibus, utquod minimum, aut nullum peccatum est, mortalereddatur. (De discipl. et perf. monas. convers. cap 12).

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427. – Les scrupules que suggère le démonpeuvent se distinguer par divers indices, de ceuxqui sont un effet de la [362] nature, parce que lesscrupules sataniques naissent d’un aveuglementtout spécial de l’esprit, et engendrent certainesinquiétudes et amertumes du cœur ; parce qu’ilstendent aussi à refroidir l’âme et à la jeter dans unétat de langueur, par la défiance, en luireprésentant qu’elle est abandonnée de Dieu, qu’iln’y a plus pour elle de calme possible, que sesmaux ne sauraient trouver aucun remède, et laplongent ainsi dans l’apathie. En outre, lesscrupules qu’excite le démon ne sont pasuniformes. Tantôt ils exaltent, tantôt ils abaissent,tantôt encore ils restent dans l’inaction, selon queDieu allonge ou raccourcit la chaîne du tentateur.Taudis que les scrupules qui proviennent dutempérament naturel agissent presque toujours dela même manière. En effet, la nature estconstamment uniforme dans ses opérations ;voilà pourquoi les personnes naturellementscrupuleuses se conduisent presquecontinuellement d’une manière identique dans lesappréhensions et les troubles dont elles sontaffectées.

428. – Il faut chercher la troisième cause desscrupules dans Dieu lui-même. Il n’en est pascependant le moteur positif, comme si Dieuvoulait produire des erreurs et des opinionsfausses dans les âmes scrupuleuses ; mais il en est

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la cause négative en tant qu’il ravit à une âme sespropres lumières, au moyen desquelles cette âmepourrait discerner clairement ce qui est bien ou cequi est mal, de même que le soleil plonge dans lanuit l’hémisphère que nous habitons, en secachant sous l’horizon, et lui enlève le jour. C’estainsi que plusieurs saints ont été grandementéprouvés par ces angoisses intérieures. Noussavons, par exemple, que saint Bonaventure, sousle poids de ces craintes exagérées de scrupule,s’abstenait quelquefois pendant plusieurs jours dela célébration du saint sacrifice (Con. part. 1, lib.III, cap. 39). Il en est de même pour saint Ignacede Loyola (In vita), qui fut si cruellement troubléde ces agitations intérieures, qu’il ne voulaitprendre aucune nourriture, jusqu’à ce que Dieul’eût délivré de ces violentes perturbations. Ilpassa réellement sept jours entiers sans avaler uneseule miette de pain ni une goutte d’eau.Pourtant, d’après les avis de son confesseur, il sedécida à employer des moyens moins indiscrets etse remit à prendre des aliments On raconte lamême chose du vénérable Hippolyte Galantini,fondateur de la congrégation de la doctrinechrétienne [363] (In vita lib. III, cap. 3), qui futlongtemps torturé par les poignantes tribulationset les aiguillons piquants de ces sortes descrupules. La même chose est racontée de sainteLuitgarde (Surius in vita, 16 julii), qui futénormément tourmentée de scrupules dans la

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récitation de l'office divin. Elle répétait deux foisla même Heure canoniale, souvent même troisfois, et il lui semblait que malgré toute l’attentionqu’elle y mettait, elle n’était jamais satisfaite à songré, et ne pouvait goûter ni contentement nirepos. Elle se détermina à recourir à Dieu, pourobtenir la délivrance de ces fâcheusesimportunités. Après avoir fait dans cette intentionplusieurs prières, elle reçut un jour la visite d’unpasteur qui lui était totalement inconnu et qui luidit : Le Seigneur vous fait savoir que vos prièresont été par lui accueillies, et que désormais vousne devez plus donner lieu à des inquiétudes et àdes scrupules qui troublent votre esprit quandvous récitez le saint office. Après avoir dit cesmots, le personnage disparut, et depuis ce temps,quelque diligence qu’on pût faire, il fut impossiblede découvrir quel pouvait être ce visiteur. On crutque ce pouvait être un ange envoyé de Dieu, sousla forme de pasteur pour dissiper ces ombresdont les scrupules venaient tourmenter l’âme decette sainte. Saint Augustin lui-même, dans lespremiers temps de sa conversion, fut en proie àquelques agitations scrupuleuses au sujet de sesaliments et de sa boisson, et il éprouvaitbeaucoup d’inquiétude sur la délectation naturelleet inévitable que procurent le boire et le manger,comme il le dit lui-même dans ses Confessions,(Lib. X, cap. 31). Non ego immunditiam obsonii timeo,sed immunditiam cupiditatis... In his ergo tentationibus

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positus, certo quotidie adversus concupiscentiammanducandi, et bibendi.

429. – Il faut dire ensuite que Dieu sepropose plusieurs fins en permettant que les âmessoient molestées par de tels scrupules. C’estpremièrement pour les purifier des fautes qu’ellesont commises ; et il est de toute justice que lesâmes revenues à Dieu soient assujetties à payerune compensation pour la liberté coupablequ’elles avaient accordée à leur esprit et à leurcœur, ainsi qu’à leur corps, par le moyen decertaine crainte immodérée et pénible.Secondement, pour affermir l’âme dans une justeappréhension des péchés réels en imprimant enelle une crainte excessive pour ce qui n’est quel’apparence du péché. Il est en effet bien évidentque lorsqu’on redoute l’ombre du [364] péché, ontremble beaucoup plus quand le péché lui-mêmese présente sous sa forme véritable.Troisièmement, pour humilier l’âme en lui faisantconcevoir d’elle-même une opinion défavorable,parce qu’il n’y a rien qui rabaisse autant unepersonne, surtout si elle est douée de certainesqualités, que de se voir tous les jours embarrasséepour des bagatelles, comme le serait un enfant, etce qui est encore pire, de sentir que par elle-mêmeil ne lui est pas possible de se tirer d'embarras.C’est alors que cette personne voit de ses propresyeux et palpe, pour ainsi dire, de ses propresmains, sa misère et son imbécillité.

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Quatrièmement, Dieu agit ainsi envers cette âmepour l’exercer à l’obéissance, à l’abnégation de savolonté, à la patience et aux autres vertus, puisquel’âme au milieu de ces inquiétudes intérieures, sielle veut marcher dans la bonne voie, est forcéede s’abandonner avec une parfaite docilité à ladirection d’autrui, de souffrir patiemment denombreuses angoisses, de pénibles agitations, dese faire beaucoup de violence, pour se tenirfortement assise dans l’exercice des vertus.

430. – Pour bien juger si les scrupulesproviennent de Dieu qui veut purifier ainsi l’âme,par cette voie toute spéciale de sa providence, onpeut consulter les bons effets que ces scrupulesont produit, parce que. Dieu voulant ainsiprocurer l’amendement d’une âme, l’assisteparticulièrement de sa grâce au milieu de cesrudes épreuves. De là vient que cette âme, au seinmême de cette mer orageuse de scrupules,continue de voguer, sans s’en apercevoir, vers leport de la perfection. Les âmes ainsi molestéessont plus efficacement soustraites à la séductiondu péché et au danger d’y tomber, elles s’endétachent toujours davantage et conçoivent pourlui une horreur plus profonde. Elles s’yreconnaissent plus ardentes à faire des progrès, etmoins indociles que les autres scrupuleux, auxavis qu'on leur donne. Enfin ces âmes sont plusconstantes dans leurs oraisons et tous lesexercices de piété.

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431 – Les scrupules qu’éprouvent les âmesdont nous parlons, ne sont pas habituellementaussi opiniâtres et ne persistent pas indéfiniment,puisque Dieu a dit qu’il ne fera pas flotterperpétuellement le juste dans une mer orageuse :Non dabit in æternum fluctuationem justo. (Psalm. 53, v.25). Mais quand ces turbulentes agitations ontproduit dans le cœur l'effet qui résulte dusoulèvement des flots de la mer, et que, semblableà [365] celle-ci, ce cœur est purgé de sesimmondices et qu’il est affermi dans la pratiquede quelques vertus, il s’apaise peu à peu et finitpar se reposer dans le calme le plus parfait. J’aiconnu une personne qui, pendant sept ansconsécutifs, fut étrangement troublée de toutesorte de scrupules. Elle se décida enfin à entrerdans un ordre religieux où l’observance régulièreétait bien suivie, et où régnait véritablementl’esprit de Dieu. Chose admirable ! À peine eut-elle commencé son noviciat, durant lequel onpouvait croire que ses scrupules devaients’accroître démesurément, à cause desmortifications, du silence, de la solitude qui yrégnaient, d’une méditation continuelle sur lesgrandes vérités du salut et puis encore en raisondes rapports qu’elle devait avoir avec despersonnes d’une conscience étroite et méticuleusecomme la sienne, à peine, disons-nous, eut-ellecommencé son noviciat que tous ses scrupuless’évanouirent, et qu’elle recouvra comme d’un

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seul coup la paix du cœur qui, si longtemps, avaitété dans une pénible agitation. C’était bien là unsigne certain que tous ses scrupules lui avaient étéenvoyés de Dieu dans un but tout spécial, soitcomme moyens préservatifs, afin que cettepersonne entourée de toutes parts de cette baied’épines si poignantes ne pût point aller chercherdans le monde quelques plaisirs trompeurs, oubien comme des aiguillons, afin que cettepersonne torturée par de si piquantes angoissess’empressât avec une plus grande ardeur d’allerchercher un sûr asile dans une saintecongrégation. On peut bien juger qu'il en futainsi, puisqu’à peine elle iut entrée dans cettecommunauté, tous les troubles scrupuleux dontelle était agitée se calmèrent immédiatement.

432. – Enfin, les signes auxquels on peutreconnaître si une personne est affligée descrupules, sont en grand nombre. Parmi cesindices je choisis ceux qui me semblent occuper lepremier rang. C’est premièrement, une facilitésingulière à concevoir des doutes et des craintesqui troublent l’esprit, et qui sont fondés sur lesmotifs les plus frivoles. Secondement, c’est uneversatilité d’opinions sur ces doutes et cescraintes, ce qui lait que sur de légères apparenceson juge tantôt que la même chose est licite, tantôtqu’elle ne l’est pis. Troisièmement, c’estd'éprouver au milieu de ces mêmes doutes et deces mêmes hésitations, des inquiétudes, des

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angoisses, des perturbations, tandis que lesretours amers que Dieu suscite dans les cœurs neles [366] aveuglent pas et ne les jettent point dansl’anxiété. Et même, ces remords que la voix de laraison éveille au-dedans de nous ne sont pasaccompagnés de troubles et d’inquiétudes. Ceteffet est uniquement produit par une inspirationfausse et mal fondée qui obsède l’esprit despersonnes scrupuleuses. Quatrièmement, c’estl’obstination de l’âme agitée de scrupules dansl’adhésion à son propre jugement ; elle ne veutpas accéder aux avis des personnes éclairées, pasmême à ceux de son confesseur, et après avoirconsulté tantôt l’un, tantôt l’autre, elle finit par necroire qu’elle toute seule. Cinquièmement, si l’uninterroge la personne sur les matières qui fontnaître en elle tant de doutes, elle répond que là iln’y a point de péché, et pourtant elle redoute defaire ces mêmes choses qui lui semblaientinnocentes. Quiconque découvre en soi-même oudans les autres de semblables indices, ne doit pasdouter que ce ne soit le vrai caractère du scrupule,c’est-à-dire qu’il n’y ait en cela un très-grandobstacle à la perfection chrétienne, comme nousallons le voir.

CHAPITRE II. DES OBSTACLES QU’OPPOSENT LES SCRUPULES À LA PERFECTION CHRÉTIENNE.

433. – Les scrupules sont un véritable verrongeur pour une âme qu’ils ne cessent de

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molester par leurs inquiétudes, et dans laquelle ilscorrompent toute l’œuvre de la perfection. Ilspeuvent être comparés à un buisson de ronces,qui étouffe dans l’âme la semence des bonnespensées et des saintes inspirations, et faitdessécher la racine de toutes les vertus. Entrons àcet égard dans quelques détails.

434. – La racine de laquelle doivent sortir etgermer toutes les branches de la perfectionchrétienne, est bien, sans contredit, l’oraison.Celle-ci est bien en effet le milieu par lequelrayonne ou fond de nos âmes la lumièresurnaturelle, qui nous fait connaître combienDieu mérite d’être aimé, et nous embrase de cesaint amour. À la lueur de ce flambeau, nousdécouvrons tout le prix dont brillent les vertus,nous y en admirons les charmes qui nous excitentà les pratiquer ; nous y trouvons de l’attrait à[367] mortifier les passions et les vices qui nousempêcheraient de travaillera l'acquisition de cesvertus. Enfin, dit saint Jean Chrysostôme, il n'estrien au monde qui nous fasse avancer autant dansla vertu, que ces entretiens avec Dieu dansl'oraison : Nihil autem æque facit in virtute crescere,quam cum Deo assidue versari, et colloqui. (In psalm, 7).Ailleurs, il nous assure comme une chosemanifestement indubitable, qu’il n'est pas possibleen aucune manière, de mener une vie vertueusesans vaquer assidûment à l'oraison : Arbitrorcunctis esse manifestum, quod simpliciter impossibile sit

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absque precationis præsidio cum virtute degere. (Lib. I, deOran. Deum). Et c’est cette racine si féconde entoute sorte de biens spirituels que les scrupulesviennent dessécher par leurs turbulentesagitations. La raison en est évidente. Dieu neverse ses lumières et ses inspirations saintes, quedans des âmes tranquilles et dans des cœurspacifiques, parce qu’il n’habite que dans les lieuxoù réside la paix. Factus est in pace locus ejus. Lerepos et la tranquillité sont sa demeure deprédilection. Or, les cœurs et les âmes desscrupuleux, ne sont point dans cet état desérénité. Il n’y règne que des ténèbres, desombres, des inquiétudes, des anxiétés, c’estpourquoi ces malheureuses âmes ne trouvantdans leur fond aucune disposition à l’oraison,deviennent par cela même inhabiles à toutavancement dans la vertu, et à tout progrès dansla perfection chrétienne.

435. – Qui ne sait que les sacrements sont lessources et les canaux du ciel, par lesquels la grâcedivine coule dans nos âmes, pour leur faireproduire de bonnes œuvres ? Or, si les scrupulesne dessèchent pas tout à fait ces canaux et cessources de la grâce, du moins, ils en rendentmoins abondante la précieuse infusion, parcequ’en se confessant les scrupuleux s’approchentdu tribunal sacré, l’esprit tout préoccupé decraintes mal fondées sur leur disposition dumoment, et sur leurs péchés passés. Puis en

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abordant la sainte table, leurs folles pensées lesinquiètent elles troublent. Il en résulte qu’ils nepeuvent pas y recevoir cette plénitude de grâcesqui, par le moyen de ces sacrements, se répandsur les âmes sereines et tranquilles. Quand lesscrupuleux entendent la parole de Dieu, par labouche des ministres chargés de l’annoncer, s’ilsla lisent dans les écrits des saints Docteurs, si elleleur est communiquée dans des entretiensparticuliers par leurs pères spirituels, ils mêlent[368] toujours au bon grain de la semence divinel’ivraie de leurs faux raisonnements qui l’étouffentet la leur rendent infructueuse. Eu un mot, lesscrupuleux ne prennent pas les moyens qui seulspeuvent les conduire à la perfection, car ils nesont attentifs qu’à combattre les fantômes deleurs scrupules, ou bien s’ils emploient cesmoyens, ils les rendent stériles par leursimaginations, toujours dans le trouble etl’inquiétude. Quel avantage spirituel, quel progrèsdans la vertu, peut-on attendre ainsi de ces âmesinfortunées ?

436. – Voici encore une autre raison quiprouve manifestement combien il est difficile àune personne scrupuleuse de pratiquer les vertuschrétiennes. C’est que cette malheureuse âme aperdu, par le seul fait deses scrupules, la vertud’espérance, ou du moins, cette vertu s’est en elletellement affaiblie qu’elle ne peut plus en retirerl’énergie dont elle aurait besoin, pour pratiquer la

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vertu. Il faut ici, en ce moment, montrer quel’espérance fournit à notre âme le courage et laforce d’opérer des actes vertueux. Quiconqueespère en Dieu, dit le prophète Isaïe, acquerra parcette vertu un grand courage, il marchera, ilcourra, il volera comme un aigle, dans le cheminde la perfection ; il ne ralentira jamais son vol, nisa course, ni ses pas. Qui sperant in Domino,mutabunt fortitudinem, assument pennas sicut aquilæ,current, et non laborabunt, ambulabunt, et non deficient(Isai., cap 40, 31). Par une raison contraire, sil’espérance s’évanouit, la vigueur, la force etl’intrépidité disparaissent. Il faut rester dans unétat d’abattement. C’est pourquoi saint Ambroisenous dit : (In Psalm. 118, Serm. 15). Esto sint aliquiduri ad labores, firmi ad injurias perferendas ; si spemauferas, non potest perpetua esse patientia, Montrez-moiun homme endurci à la fatigue, aussi bien qu’untaureau, dit saint Ambroise ; un homme aussiferme et inébranlable contre les injures et lespersécutions qu’un rocher. Enlevez-luil’espérance, il ne pourra plus supporter les durstravaux, il n’aura plus de patience dans l’adversité,et un peu après il en donne la raison : Spes est solaquæ nostrum non confundit affectum. Ubi est spes,apostolicum illud, Foris pugnæ, intus timores, nocere nonpossunt. La seule espérance peut nous raffermir, etne nous laisser jamais confondus dans lesmouvements de notre cœur. Là où règnel’espérance, on n’a rien à redouter des luttes

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extérieures, ni des craintes qui à l’intérieur nousobsèdent. [369]

437. – Or, cette espérance qui est l'âme detoutes les vertus, est étouffée ou grandementaffaiblie par les scrupules qui se liguent toujoursavec les passions qui lui sont opposées, telles queles craintes mal fondées. Et en effet, vous verreztoujours les scrupuleux craintifs et pusillanimes,tristes, mélancoliques ; vous reconnaîtrez de plusen plus, combien se fonde sur la vérité ce quenous dit saint Laurent Justinien, lorsqu’en parlantdes scrupules, il les appelle pusillanimitateminternam consummantem fortitudinem, c'est-à-dire, unepetitesse d'esprit qui consume la force d’âme, et larend incapable de se livrer à l’exercice de la vertu.

438. – Si ensuite les scrupules augmentent àl’excès, non-seulement ils affaiblissent la vertud'espérance, mais l'anéantissent complètement etla tuent, parce que cet accroissement excessifprécipite enfin l'âme dans l'abîme du désespoir.C'est là ce que nous enseigne saint Bernard ;Tribulatio parit pusillanimitatem, pusillanimitasperturbationem, perturbatio desperationem : et illainterimit. (Epist. 32, ad Abb. S. Nich. de Remis). Latribulation des scrupules produit la pusillanimité,la pusillanimité engendre le trouble de l’esprit, letrouble de l'esprit provoque le désespoir, et ledésespoir conduit l’âme à sa perte. Le cardinal deVitry raconte (Lib. II, cap. 3, apud Surium), qu'unreligieux de l'Ordre de Citeaux s'était mis

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follement dans la tête de revenir au premier étatd'innocence. Mais comme il ne pouvait pas venirà bout de réaliser son dessein, il tomba dans unocéan d’amers scrupules. Si en mangeant iltrouvait du goût aux aliments, il s’en désolait ; s'ilsentait un faible aiguillon de passion, ils’affligeait ; s'il se laissait aller à quelque petitefaute, il la réputait mortelle, et c’était pour lui unaffreux supplice. Cet excès de scrupules le fittomber dans une tristesse profonde, et ensuitedans le plus sombre désespoir, puisqu'ayant perdutoute espérance de salut éternel, il s'éloignatotalement des sacrements. Les autres religieux,pénétrés de compassion pour lui, lerecommandèrent vivement à Dieu, les conseils lesplus sages lui furent prodigués, on alla jusqu'auxréprimandes les mieux méritées, mais rien n’étaitcapable de le toucher. Si la bienheureuse Maried'Oignies ne lui avait pas rendu le bon sens parune faveur miraculeuse qu'elle obtint du ciel, cereligieux serait mort dans un si triste état. J’aiconnu un homme qui fut troublé de si terriblesscrupules, qu’il tomba [370] dans un affreuxdésespoir, et saisissant un couteau, s’en portaplusieurs coups à la poitrine. J’en ai encore connuun autre, qui, pour le même motif, prit une armeà feu qu’il se déchargea sur la tête, et tomba raidemort. Tant il est vrai que les scrupules portés àl’excès, peuvent conduire celui qui est sous le

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coup de leurs agitations, à un désespoir sansremède.

439. – Mais ne nous occupons pas pluslonguement de ces faits qui sont d’autant plusdéplorables qu’ils arrivent peu fréquemment etparlons de ce qui se passe toujours à cet égard. Ilest certain que si les scrupules sont portés àl’excès, deux funestes résultats en sont laconséquence. Ou la personne qui est sous le coupde cette obsession, ne pouvant plus la maîtriser,en éprouve des tortures morales qui la conduisentau relâchement, ou la violence qu’elle se fait luicause un dérangement de facultés intellectuelles.La nature humaine n’a pas assez de force pourrésister à une crainte immodérée, à uneinquiétude extrêmement agitée et qui ne connaîtpoint d’intermittence ; elle est donc forcée desecouer le joug qui l’accable et de passer d’uneextrême étroitesse à un extrême relâchement, etc’est ce qui arriva à ce religieux franciscain dontnous avons parlé dans le dernier chapitre del’article précédent. Le démon inculqua à l’espritde ce malheureux moine le scrupuleux dessein dene proférer aucune parole, même quand il le fautdans le sacrement de pénitence. Ensuite cetinfortuné, ne pouvant plus vivre dans un état decontrainte aussi violent, rentra dans le siècle oùnon-seulement il parla, mais proféra desblasphèmes, au grand étonnement de quelquesreligieux de cet ordre qui l’entendirent et l’en

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reprirent vivement. Si la personne scrupuleuse estd’un tempérament robuste, et si elle résiste avecénergie à la violence de ces scrupules exagérés,elle ne pourra se soustraire à une aliénationmentale, parce que l'esprit demeurant toujoursfixé, ou du moins très-souvent, sur une multituded’idées extravagantes, n’est plus capable de suffireà embrasser toutes ces illusions fantastiques,toutes ces imaginations déréglées, etnécessairement les organes du cerveau finissentpar éprouver de terribles secousses qui lesaffaiblissent. La raison en est insensiblementtroublée et ne peut se livrer à ses fonctionsrégulières pour agir avec toute la rectitudenécessaire. En outre, les craintes, les inquiétudes,les agitations, les anxiétés, si elles durent troplongtemps, altèrent, [371] selon leur manière deprocéder, les organes du corps, détériorent lacomplexion physique, et celle-ci, une fois atteinte,influe d’une manière funeste sur les organes ducerveau et, à la suite de toutes ces commotions, laraison subit nécessairement le contre-coup detous ces désordres. En effet, l'expérience vientnous prouver tous les jours que beaucoup depersonnes, n’ayant passu mettre un frein à leursscrupules, sont arrivées à ne pouvoir plus réciterl’office divin, à n’être plus capables de célébrer lasainte messe. Il en est même qui sont devenuesincapables de recevoir les sacrements. On en a vumême qu’il a fallu enchaîner parce que leur raison

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s’était complètement égarée ; et, lors même quecela n’arrive point, il est certain qu’à force d’êtreplacés sous l’action de ces troubles et de cesperturbations, plusieurs en ont éprouvé decruelles atteintes à leur organisation corporelle ;ou bien, si encore il n’est pas arrivé qu’on aitperdu l’esprit au milieu de ces troublesscrupuleux, on en connaît qui y ont totalementperdu la santé, et c’est ce qui arrive à la majeurepartie des personnes scrupuleuses. Ce n’est pointmal à propos que Louis de Blois s’exprime ainsiqu’il suit. (Paradis, animæ, cap. 8, § 4) : Nimiumtimorem, et inordinatam pusillanimitatem, et tristitiam,superfluos conscientiæ scrupulos, irrequietasque curas, etimplexas sollicitudines asceta devitet. La personnespirituelle doit éviter, autant qu’il lui est possible,la crainte excessive, la pusillanimité, la tristesse,les soucis inquiets, les sollicitudes turbulentes, enun mot les scrupules de conscience, car il n’estrien qui mette plus que tout cela des obstacles àl’avancement spirituel et au progrès de laperfection ; il arrive même assez souvent, commeon l’a déjà vu, que l’âme en devient complètementinhabile, ou du moins, peu propre à marcher dansla voie de la perfection.

440. – Avant de passer outre, je doism’occuper d’une objection qui pourrait m’êtrefaite. J’ai dit, dans le chapitre précédent, que lesscrupules sont quelquefois envoyés de Dieu pourpurifier et perfectionner les âmes justes qui sont

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agréables à ses yeux. Donc, si ce sont des moyensqu’on nous fournit pour arriver à la perfection,comment ces scrupules peuvent-ils être desobstacles ? Je réponds à cela que les scrupulessont des moyens semblables aux tentations lesplus honteuses, les plus impies et les plushorribles. Or, comme les tentations sont [372]considérées comme des moyens de perfection,non pas comme étant acceptées, mais en tantqu’elles sont repoussées et promptement chasséesdu cœur et de l’âme ; de même les scrupules sontdes moyens de perfection, non pas en tant qu’onles fomente, mais en tant qu’on les éloigne pardes moyens convenables. De même encore qu’ilest illicite de s’arrêter volontairement auxtentations, bien qu’elles puissent être utiles à laperfection, de même il n’est point permis de fixerson esprit sur des pensées ou des affectionsscrupuleuses, bien qu’il puisse à la fin en résulterquelque utilité spirituelle. En somme, tout le bienque peuvent produire les tentations et lesscrupules consiste à ne pas y attacher leconsentement et à mettre en œuvre tous lesmoyens propres à s’en délivrer. Si ensuite lelecteur désire savoir quels sont les meilleursprocédés à employer pour extirper les épines deces scrupules, aussi nuisibles qu’inquiétants, il n’aqu’à poursuivre sa lecture et il y trouveral’indication au chapitre suivant.

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CHAPITRE III. ON Y EXPOSE LES REMÈDES PROPRES À ÉCARTER LES SCRUPULES.

441. – Le premier remède est l’oraison. Celle-ci est, sans doute, un remède contre tous lesmaux, mais c’en est un spécial contre le mal desscrupules, parce que le moyen curatif des grandesinfirmités de l’âme est entièrement dans les mainsde Dieu. La première cause des scrupules est undéfaut de lumières qui laisse l’âme dans lesténèbres et comme dans l’impuissance dedistinguer entre la lèpre et la lèpre, je veux direentre un péché grave et une faille légère, entre cequi est permis et ce qui ne l’est pas. Il suit de làque l’esprit s’embarrasse, se trouble et setourmente de mille manières. Mais il n’est queDieu seul qui puisse procurer cette lumière, il latient dans ses mains. Les ouvre-il ? c’est pour larépandre en nos âmes. Les ferme-t-il ? l’infusioncesse. L’homme, tourmenté par les scrupules, doitdonc demander à Dieu constamment cettelumière, afin qu’elle vienne dissiper les ténèbresde son âme et lui lasse connaître, à l’abri de touteanxiété et inquiétude, ce qui est [373] péché et cequi ne l’est pas Il doit confesser devant D' !euqu’il est frappé de cécité, et semblable à cetaveugle de l’Évangile qui, interrogé par le divinSauveur sur ce qui était l’objet de son désir,répondit : Domine, ut videam, Seigneur, faites que jevoie, il doit dire au Seigneur, dans ses prières : Jedemande vos lumières, ô mon Dieu, afin que

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mon esprit s’éclaire pour connaître et discernerclairement ce qui est mal ou ce qui ne l’est pas, et,par ce moyen, vous servir avec une pleinetranquillité d’esprit et avec la paix du cœur. Il doitprincipalement se recommander à Dieu quand latempête de ses scrupules se ; déclare et qu’il sentson esprit s’obscurcir et son cœur se troubler. Ence moment il doit pousser des cris vers leSeigneur : Mon Dieu, venez à mon aide ; àl’exemple de saint Pierre qui, marchant sur lesflots agités de la mer, et voyant que peu à peu ils’enfonçait dans les eaux, au milieu du granddanger qu’il courait, éleva la voix et demanda dusecours à son divin Maître : Cum cœpisset mergi,clamavit dicens : Domine, salvum me fac. (Matth. 14).C’est ainsi que le scrupuleux, au milieu desturbulentes ondulations de son cœur, doit setourner vers son Dieu et s’écrier à son tour :Domine, salvum me fac.

442. – Le second remède se trouve dans lesoin qu’on a de se placer sous la conduite d’unpère spirituel et de lui obéir aveuglément. Tousles théologiens moraux et tous les maîtres de lavie spirituelle, disent que c’est le plus importantde tous les remèdes propres à guérir les scrupules,que c’est, pour ainsi dire, une panacée infailliblepour ce mal. La personne travaillée de scrupules,doit bien se convaincre de cette grande vérité,qu’en agissant conformément aux ordres et auxconseils de son confesseur, elle ne peut point

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tomber dans le péché, parce que Jésus-Christ a ditde sa propre bouche, que quiconque écoute sesministres, entend sa propre voix, et que celui quileur obéit, exécute sa très-sainte volonté. Qui vosaudit me audit. (Lucæ 10, 16). En outre, pourchasser de son cœur toute espèce d’ombre devaine crainte, cette personne doit bien se pénétrerd’une vérité qui doit la rassurer complètement :c’est que quand elle paraîtra devant le tribunal dusouverain Juge, si elle peut répondre à toutes lesquestions qui lui sont adressées : Seigneur, j’ai faitcela ou j’ai omis cela pour obéir à celui qui tenaitvotre place, tout son compte sera rendu, et queDieu ne pourra pas la condamner ni la punir enaucune manière, parce que Dieu [374] ne peut pasêtre en contradiction avec lui-même, et que quandil nous a commandé d’obéir à ses ministres, il nepeut pas nous punir d’avoir agi conformément àce qu’il nous a lui-même ordonné.

443. – Mais afin que les scrupuleux soientvivement frappés d’une vérité si importante, jeveux invoquer en ce moment un témoignage très-convaincant et d’une autorité irrécusable. SainteThérèse, fut pendant quelque temps tourmentéeet rudement éprouvée par ses directeurs spirituels,parce que nul d’entre eux ne s’étant formé unejuste idée de la rectitude d’esprit de cette Sainte,ils prenaient tous pour des illusions sataniques lesgrâces signalées et extraordinaires dont Dieu lafavorisait. (In vita cap. 29). Parmi ses confesseurs,

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il s’en trouva qui exigèrent d’elle que, quand elleaurait quelque apparition de Notre-Seigneur oud’autres habitants du ciel, elle fît le signe de lacroix pour chasser ces visions, et eût à les éloignerpar des marques de mépris qui prouveraient sonimprobation. Ils l’assuraient que ce qu’elle voyaitn’était point Jésus-Christ, comme elle le croyait,mais bien le démon qui se montrait à elle souscette apparence pour lui faire illusion. Quand laSainte se remettait en oraison, le divin Sauveurrevenait pour la consoler par son aimableprésence. Mais sainte Thérèse, voulant obéir àson confesseur, mettait tous ses soins à l’éloignerpar des signer de croix et en lui témoignant uninjurieux dédain qu’on lui avait recommandé. Or,comme en ce même instant une lumièresurnaturelle lui faisait connaître avec certitude quece n’était point une apparition fausse, elleconservait toute sa liberté pour y voir son divinconsolateur et lui demandait pardon de ce qu’ellefaisait, en s’excusant sur ce que c’était pour obéirà ceux qu’il avait établis ses ministres sur la terreau sein de sa sainte Église. Une personnescrupuleuse en lisant ceci sera singulièrementétonnée que la Sainte s’y prit de telle manièrepour exécuter ce qui lui avait été ordonné. Ellecroira que Notre-Seigneur a dû trouver mauvaiseune telle conduite, qu’il l’aura fortementimprouvée, lui aura fait des menaces, et se seraretiré de la présence de la sainte avec indignation.

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Mais cette personne sera dans l’erreur, car Notre-Seigneur regardant d’un œil favorable cetteconduite de notre Sainte, y donnait sonassentiment en lui disant qu’elle faisait très-biend’obéir. Il la consolait en lui donnant la certitudeque bientôt elle serait mieux appréciée et que saspiritualité serait enfin approuvée. [375]

444. – Qu’ont donc à redouter les scrupuleux,et de quoi peuvent-ils s’épouvanter ? Ne voient-ils pas Jésus-Christ lui-même ne point s’offenserde ce qu’on le repousse, de ce qu’on le chasse etqu’on le traite si indignement ; quand cela se faitpour obéir à ceux qui tiennent sa place ? Maisserait-il possible, que la sainte obéissance qu’on atoujours considérée comme le chemin le plusdirect et le plus sûr pour arriver au ciel, fût pourles personnes scrupuleuses toutes seules lechemin qui précipite dans l’enfer ? Qu’ilss’occupent donc de chasser de leur cœur et deleur esprit une aussi abominable obstination, etprennent la résolution d’obéir à leur directeur, enfoulant aux pieds toute appréhension, toutecrainte, tout retour de conscience mal éclairée enopposition avec l’esprit de docilité. S’ils ne sedéterminent pas à remplir ce devoir, leur guérisonest désespérée ; leur maladie spirituelle ne recevrajamais, non, jamais, aucun soulagement. Aucontraire, en prenant pour guide la sainteobéissance et se laissant par elle conduire avecfacilité, ils se verront délivrés de leurs accablantes

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perplexités, et de leurs turbulentes pensées,comme l’observe si bien Louis de Blois : Qui siprudentum consiliis potius, quam proprio judicio prompteet intrepide acquiescere vellent, facile curarentur. (Parad.animæ cap. 13). La raison en est claire. Lescrupuleux ne suit pas les droites inspirations dela conscience, parce qu’aveuglé par les ténèbres ilest incapable de porter un jugement sain sur cequ’il doit faire. (Ceci doit s’entendre des chosesqui font naître ses scrupules). Il ne lui reste doncpour diriger sa conduite que d’acquiescer aux avisd’autres personnes qui ne sont point affligées decette infirmité spirituelle. Mais à quels avis peut-ilmieux se montrer docile qu’à ceux de sondirecteur que Dieu lui a donné pour le guiderdans tous ses actes ? Dites-moi, que ferait cescrupuleux si Dieu le privait entièrement de la vueet le frappait d’une cécité complète ? Que ferait-il,je le demande, s’il voulait parcourir les rues d’unecité, sans trouver à chaque pas un obstacle, unepierre d’achoppement ? Il prendrait un guidefidèle, et puisque le pauvre aveugle ne pourraitsavoir où il doit poser le pied en toute sécurité, ille mettrait là où son guide le dirigerait. Or, cequ’il ferait pour marcher sans danger et sanscrainte sur une route terrestre, il devra le fairepour marcher sur un chemin spirituel et se figurerqu’il y est privé de la vue, parce que la lumièresurnaturelle [376] De l’éclaire pas et que lesombres purement naturelles offusquent et voilent

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les yeux de son intelligence. Il aura soin de sechoisir pour guide un confesseur ou tout autremaître spirituel, de se soumettre à ses décisions,de réformer les inspirations trompeuses de sapropre conscience en se conformant à ce qui luisera prescrit. Il marchera dans les voies qui luiseront tracées et il y fixera toutes ses démarchesen pleine sécurité. C’est l’unique moyen de sortirde ce labyrinthe à mille détours d’où saconscience aveuglée par les fantômes de sesscrupules ne saurait jamais se tirer.

445. – Telle fut la conduite de saint Ignacequi, assailli d’une tempête de scrupules, se plaçadocilement sous la conduite d’un sage confesseurqui, tel qu’un pilote habile, le fit promptementarriver au port tranquille d’une douce paix. SaintAntonin raconte (Sum. P. prim. tit. 3. cap. 10, § 10),qu’un religieux dominicain ayant apparu après samort à un autre religieux du même ordre, lequelétait tourmenté de beaucoup de scrupules, luiadressa ces paroles : Consule discretos et acquiesce eis.Consultez des personnes discrètes et suivez leursavis. Le même Saint rapporte qu’un disciple desaint Bernard était molesté de scrupules à un telpoint qu’il n’osait plus s’approcher de l’autel pourcélébrer le saint sacrifice. Il alla demander desconseils à son saint maître, et saint Bernard aprèsl’avoir entendu, lui dit : Allez célébrer sur maparole. Le religieux s’inclina pour marquer sonobéissance, renonça à son propre avis, repoussa

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tout ce qui dans son intérieur semblait vouloir lefaire retomber dans ses scrupules et célébra lasainte messe. Cet acte généreux de soumission leguérit en le délivrant de toute anxiété.

446. – Il ne servirait à rien de dire : Mondirecteur n’est pas saint Bernard, parce qu’il n’estpas question de se soumettre à son directeur àcause de sa sainteté, mais parce que ce directeurtient la place de Dieu, et ce qui nous garantit quenous faisons la volonté du Seigneur en exécutantce qui nous est ordonné, ce n’est pas sa qualité deSaint, mais c’est la déclaration qui nous a été faitepar Jésus-Christ, quand il nous a dit de faire toutce qu’il nous commande. Je joins à ceci ce quenous apprend sur le même sujet Vercelli,touchant un pieux habitant de la campagne.(Quæst. moral, tract. 5, Qu. 3, p. 12). Cet hommes’était laissé troubler la tête de tant de scrupules[377] qu’il en était venu à se persuader qu’il n’yavait pour lui d’autre moyen de salut que celui dese donner la mort. Il croyait qu’une mort de cegenre lui serait comptée au tribunal de Dieucomme un vrai martyre et qu’ainsi il arriveraittout droit au bonheur éternel. Il avait plusieursfois essayé de se tuer soit par l’eau, soit par le feu.Enfin la sainte Vierge ayant eu pitié de lui à causede la dévotion qu’il avait pour la mère de Dieu, luiapparut couverte d’un manteau de la blancheur laplus éblouissante, lui commanda d’aller ouvrirson cœur à un prêtre, et de suivre exactement les

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ordres qui lui seraient donnés. Cet homme suivitle commandement qui lui était tait par la Reine duciel et il retrouva sa liberté dans cet acted’obéissance. Voilà donc que les Saints eux-mêmes et la Reine des Saints ne proposent pasd’autres remèdes aux scrupuleux pour obtenir laguérison, si ce n’est une obéissance aveugle à leurconfesseur. Il faut donc bien convenir que si lesscrupuleux ne veulent pas se rendre à l’avis quileur est proposé, il faut bien dire aussi qu’ilsveulent rendre leur mal tout-à-fait incurable.

447. – Mais je sais ce que répondent lesscrupuleux et je connais, les raisons ou pourmieux dire les sophismes qu’ils opposent pour sesoustraire au joug de la sainte obéissance. Ilsdisent qu’ils obéiraient volontiers aux directeursqui les regarderaient comme véritablementscrupuleux et qui les dirigeraient en cette mêmequalité, s’ils étaient de ce nombre. Mais ils ne seconsidèrent pas eux-mêmes comme scrupuleux.Les doutes qu’ils ont, disent-ils, ne sont point desscrupules ni des craintes mal fondés, parce que cequi fait le sujet de leurs doutes et ce qui les frappede crainte n’est pas une vaine apparence depéché, mais bien un véritable péché. Je répondsqu’il n’est personne au monde qui se croie privéde bon sens, et c’est pour cela que les fous quel’on châtie à cause de leur démence, s’étonnent etse plaignent des traitements qu’on leur fait subir,et c’est bien en cela que consiste leur folie de ne

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pas la reconnaître, car s’ils avaient connaissancede leur triste état, ce serait une preuve du retourde leur bon sens. Il en est de même pour ce quiregarde les scrupuleux, c’est qu’ils ne connaissentpas leur mal ; car enfin, si quelqu’un était dansune intime persuasion qu’il est scrupuleux et queses doutes ne sont fondés sur rien, que sescraintes sont chimériques, il n’en feraitabsolument aucun cas, et sa conscience qui étaitscrupuleuse deviendrait aussitôt droite [378] etraisonnable. Toute personne donc, qui se voitcirconvenue d'anxiétés, doit ajouter foi à sondirecteur ou à toute autre personne capable,quand on lui dit qu'elle est scrupuleuse. Lesthéologiens nous enseignent, en effet,unanimement que pour tout ce qui concernenotre conscience, nous sommes obligés d’ajouterfoi à notre confesseur. Nul n’est bon juge lorsqu'ils'agit de prononcer dans sa propre cause, etbeaucoup moins encore quand il s'agit descrupules, car celui qui en est atteint estcertainement très-incapable de porter unedécision. Vouloir n’écouter que soi-même etrefuser les avis d’un directeur, surtout en ce quitouche la matière que nous traitons, c’est unorgueil intolérable qui mérite les plus sévèreschâtiments.

448. – Il en est d'autres qui disent : J'obéirais àmon confesseur si je m'étais entièrementdécouvert à lui et s’il avait sur mon compte des

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lumières suffisantes, mais je n'ai pas sum’expliquer, surtout par rapport à certainescirconstances. Mon directeur se fourvoie, nonpoint par sa faute, mais par la mienne. Je répondsà cela que quand nous dévoilons notre conscienceà un directeur, nous ne sommes pas obligésd’apporter à l’exposé que nous faisons uneexactitude philosophique, mais seulementhumaine et raisonnable, comme celle dont ou useordinairement dans une affaire importante.Quand cela est fait, Dieu ne nous en demandepas davantage, et notre devoir est accompli. Nousdevons croire alors que le directeur nous a biencompris, et que si dans le cas qui lui a été exposé,il n’a commis aucune erreur, nous ne pouvonspas nous-mêmes y tomber en suivant ses avis.Mais je n’ai pas fait cette exposition d’unemanière exacte, me réplique le scrupuleux. À cecije réponds que si ce dernier a dit tout ce qu’ilsavait et n’a rien omis par malice, il ne doit pluss’en occuper ; car les théologiens nous enseignentque la personne scrupuleuse après avoir exposéses doutes au ministre du Seigneur, qui ainsidûment consulté, déclare avoir bien compris laquestion, doit, sans écouter de vaines subtilités deconscience qui traversent son esprit, se rendresans arrière-pensée aux avis de son directeur. Lescrupuleux doit donc faire sur lui de sincèresefforts, dédaigner des craintes chimériques, et se

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débarrasser de ses importunes anxiétés. Ce n’estqu’ainsi qu’il peut obtenir la guérison de son mal.

449. – Troisième remède. Le scrupuleux doitmodérer ses méticuleuses appréhensions enouvrant pleinement son cœur à [379] l’espérance.J’ai dit, dans le précédent chapitre, quel’espérance et la crainte sont deux affectionsopposées et que si la crainte l’emporte,l’espérance est anéantie. Celui qui a la conscienceétroite, doit donc travailler à faire prévaloir dansson cœur l’espérance ; parce que si cette vertuprédomine, elle comprimera la crainteimmodérée, expulsera du cœur la pusillanimité etrendra à son esprit la paix, le repos et la sérénité.Le scrupuleux ne doit pas voir en Dieu un rigideexacteur, un juge impitoyable, mais il doit leconsidérer toujours comme un père tendre, et sesouvenir que c’est en lui donnant ce nom qu’ill’honore par l’oraison dominicale, quand il lui dit :Pater noster qui es in cœlis. Il doit se représenter Dieucomme se le dépeint le prophète Jérémie, c’est-à-dire comme une mère pleine de tendresse, quiréchauffe son enfant sur son sein, qui le caresseavec une douce affection, et qui ne demandeavant tout que de combler de consolations et debiens le fruit de ses entrailles. Or chacun de nousest cet enfant chéri. Ego scio cogitationes, quas egocogito super vos, cogitationes pacis, et non afflictionis, utdem vobis finem, et patientiam. Quomodo si cui materblanditur, ibi ego consolabor vos. (Jerem. cap. 29, 11,

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Isai. 66, 13). La personne scrupuleuse doitconsidérer Dieu comme un protecteur plein decharité, qui, à la vue de nos fautes, ne s’irrite pas,ne se laisse point emporter par son indignation,mais qui, rempli de compassion, se présentedevant son Père, l’apaise par ses prières, en luimontrant ses plaies sacrées. C’est ce que nousassure saint Jean : Si quis peccaverit, advocatumhabemus apud Patrem Jesum Christum justum, (1 Joann.cap. 2, 1). Il doit réfléchir sur la tendancemiséricordieuse de Dieu à nous pardonner noségarements, à tel point qu’il proteste dans leprophète Ézéchiel, qu’il n’entre pas dans ses vuesque l’impie tombe dans l’abîme de la perdition,mais bien au contraire qu’il revienne à lui, afinqu’en obtenant le pardon de son impiété, il viveéternellement avec lui dans le séjour de la gloire :Numquid voluntatis meæ est mors impii, et non utconvertatur, et vivat. (Ezech. cap. 18, 23). Dieu, pournous donner une juste idée de sa grandemiséricorde, se représente tellement désireux denotre salut, que tantôt il se compare à un pasteurplein d’une tendre inquiétude, qui court après unede ses brebis qui s’était égarée, tantôt à cettefemme affligée qui s’empresse d’aller à larecherche d’un bijou qu’elle a perdu (la gioja). Ilnous [380] assure ensuite qu'après avoir retrouvécet objet précieux et cette brebis infortunée, ilsent son cœur inondé de joie, et que, parvenuenfin à reconquérir tout ce qu'il recherchait, sans

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aucun avantage pour lui, mais exclusivement pourle nôtre, il convie le ciel tout entier à se réjouir :Congratulamini mihi, inveni drachmam, inveni ovem quceperierat. (Lucæ cap. 15, 6, 9). L’âme scrupuleuse doitsouvent penser à la grandeur des miséricordesdivines, dont les œuvres sont si nombreuses, siélevées qu’elles l’emportent sur toutes les autresœuvres de sa suprême puissance. Miserationes ejussuper omnia opera ejus. (Ps. 144, 9). Elle doitréfléchir sur cette admirable mansuétude aveclaquelle le divin Rédempteur voulut bien guérirl’oreille de Malchus pendant que ce serviteur dugrand-prêtre l’insultait plus cruellement que sescomplices. Qu’elle le considère, priant pour sesbourreaux, au moment même où ils lemaltraitaient avec le plus de barbarie, promettantson paradis à un larron, donnant les clefs du cielet la suprême puissance pontificale à un parjure,défendant contre l’accusation publique unefemme adultère, et recevant au nombre desesfilles chéries une pécheresse qu’un mondescandalisé rebutait. Cette âme ne doit jamaisoublier les promesses tant de fois répétées queDieu a daigné nous faire de nous exaucer, denous protéger, de nous assister, de nous défendrechaque fois que nous aurions recours à lui avecune ferme confiance et une vive foi. On diraitmême qu’il est beaucoup mieux disposé à semontrer miséricordieux que nous ne sommesdisposés de notre côté à recourir à lui pour

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implorer et recevoir miséricorde. Elle doit unir àla confiance l’amour, en pensant fréquemment àla grandeur des bontés divines, à son amour sansbornes, aux peines, aux outrages, aux injures qu’ila bien voulu souffrir pour nous. Tels doivent êtreles sujets de méditation pour les personnesscrupuleuses, afin de réveiller dans leur cœur uneespérance vive qui puisse triompher d’une crainteexagérée et dilater son cœur étroit, pusillanime, etsous l’obsession de la peur. Pour guérir unemaladie, il faut employer les remèdes qui lui sontcontraires et qui la combattent. Or, il n’est rienqui soit plus opposé à la fièvre des scrupules,qu’une espérance ferme et robuste spécialementunie au saint amour.

450. – À ces remèdes on peut en joindreplusieurs autres très-opportuns pour guérir cettemaladie spirituelle. [381] Premièrement, il fautéviter l’oisiveté, parce que le cerveau desscrupuleux est comme un moulin qui est toujoursen mouvement, mais ce n’est pas le bon grain desréflexions utiles qui s’y broie, c’est seulementl’ivraie des pensées étroites, des affectionspénibles. Il faut donc à ces personnes desoccupations, des distractions pour ne pas fournirà l’esprit l’occasion de se fixer sur quelque vainfantôme qui bouleverse leur esprit.Deuxièmement, il ne faut pas fréquenter despersonnes dont la conscience est étroite, parceque les scrupules dont celles-ci sont dévorées ont

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le caractère d’une maladie contagieuse qui secommunique facilement à ceux qui enapprochent, et par la même raison il ne faut paslire des livres d’une morale étroite et d’uneaustérité outrée. Troisièmement, on ne doit points’entretenir de ses scrupules, tantôt avec l’un,tantôt avec l’autre, comme c’est la pratique decertaines personnes des deux sexes qui courentd’un confessionnal à un autre en exposant partoutleurs perplexités de conscience et après avoir prisles avis de cent confesseurs, n’en suivent aucun etcontinuent d’agir à leur guise. Les scrupulespourraient se comparer à la pâte et à la poix, qui,plus on les manie et plus ils se collent aux mains.Plus les scrupuleux parlent de leurs doutes malfondés et plus s’attachent aussi à leur imaginationet s’enracinent dans leur cœur ces vaines anxiétés.Ce qu’il y aurait de mieux à faire ce seraitd’exposer à son confesseur toutes ces peinesd’esprit, ou bien plutôt en certains cas particuliersà une personne expérimentée, et suivre les avisqu’on en recevrait. Tel est le conseil que donnesaint Augustin dans une lettre qu’il adresse à saintPaulin : Sin et te ita ut me movent ista ; confer ea cumaliquo mansueti cordis medico, sive illic inveneris, ubidegis, sive cum Romam toto anniversario pergis, et quodper illum tibi loquentem, seu nobis colloquentibusDominus aperuerit, scribe mihi. (Epist. 250, ad Paulin).Si ce dont vous m’entretenez, répond le saintDocteur à Paulin, ne fait pas sur vous la même

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impression que sur moi, conférez-en avecquelque habile médecin des âmes, dans le lieu quevous habitez ou bien à Rome quand vous en ferezle voyage, et ce qu’il vous dira, ou mieux encore,ce que cette personne et moi vous aurons dit,acceptez-le comme venant de la bouche de Dieumême, ajoutez-y toute votre confiance, etdonnez-m’en des nouvelles. On doit remarquerici que saint Augustin ne dit pas [382] à son amiPaulin, qu’il doive conférer sur ses doutes avec lepremier prêtre qu’il rencontrera dans son pays ouà Rome, mais seulement avec quelque habile etcharitable maître spirituel, capable de donner unconseil. En outre, il lui dit qu’il ne devra pasaccepter les avis qui lui seront donnés, commes’ils venaient d’un simple mortel, mais commeémanant de la sagesse divine. C’est là toutjustement ce que ne font pas les scrupuleux etc’est la raison pour laquelle ils viventcontinuellement dans le trouble.

431. – Quatrièmement ; il ne faut pass’entretenir de ses scrupules, même dans sonintérieur ; je veux dire, en faire le sujet de sesréflexions intimes, même pour se délivrer desinquiétudes, des remords, des perplexités qu’ilsamènent avec eux ; ne pas s’efforcer de sepersuader que telle action n’est pas un péché,quoiqu’elle le paraisse sans fondement. La raisonen est que la personne scrupuleuse, en procédantde la sorte, se trouble de plus en plus, et voit ses

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inquiétudes s’accroître. Je répète que les scrupulessont comparables à la poix, plus on les travaille etles manie par le raisonnement et la réflexion, etplus ils s’agglutinent, pour ainsi dire, à l’esprit. Ilvaut beaucoup mieux ne faire aucun effort, lesdédaigner, d’après l’avis de son confesseur, et s’ilscontinuent de tourmenter l’âme, il faut souffrircela avec patience et l’offrir à Dieu.Cinquièmement, il faut s’habituer à agir sur lemodèle des personnes qui ont une consciencedroite et timorée, sans éprouver aucune crainte depécher en faisant ce que ces personnes pratiquentsans craindre d’offenser Dieu ; car il faut bienconvenir qu’il y a un orgueil insupportable àcroire que tout le monde fait mal et que soi-même on fait exclusivement ce qui est bien.Sixièmement enfin, on doit s’accoutumer à suivreles opinions mitigées et indulgentes, si elless’appuient sur des probabilités évidentes, afind’arriver, par ce moyen, à passer d’une excessiveétroitesse à une liberté raisonnable. [383]

CHAPITRE IV. ON Y EXPOSE CERTAINS PRIVILÈGES DONT JOUISSENT LES PERSONNES SCRUPULEUSES ET QUI PEUVENT ÊTRE EMPLOYÉS COMME DES REMÈDES EFFICACES POUR LA GUÉRISON DE LEUR MAL.

452. – PREMIER PRIVILÈGE. Le scrupuleux nepèche pas en agissant avec scrupule, avec crainteet appréhension du péché ; en un mot, il ne pèche

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point par le fait de sa conscience scrupuleuse,pourvu qu’il sache, par ce que lui en a dit sonconfesseur, ou toute autre personneexpérimentée, qu’il est affligé de ce mal spirituelet qu’il ne doit pas tenir compte de ses craintesmal fondées, de ses agitations qui le tiennent dansun état d’inquiétude. C’est ce qu'enseignentcommunément les théologiens. (Navar. in som.prol. 9, et in cap. 27, num. 182. – Vasqu. in 1, 2, disp.67, cap. 2. – Azor in 1 part., lib. II, cap. 2. – Castrop.,tract. 1, disp. 4, tit. 1. – Sanch. in som. supra Decalog.,lib. I, cap. 10. – S. Anton, in p. 1.Sum., tit. 4, cap. 10,§ 10. – Lay. lib. I. tract. 1, cap. 6. – Filine. tract. 21,cap. 18. – Valent. 1, 2, disput. 3, qu. 14., p. 4. –Suarez, lib. 1, 2, disput. 11, § ul. – Medina, Tabicua,Pelizz., Bardi, Sayra, et alii). Il n’est pas, du reste,nécessaire que ce mépris des scrupules soitformellement exprimé, il suffit qu’il soit virtuel ;c’est-à-dire qu’en vertu du salutaire usage de nefaire aucun cas de ces vaines appréhensions, onopère de fait contrairement à ces impulsionsdéraisonnables. La raison de ceci est évidente, carle scrupule n’est nullement fondé sur un motiflégitime comme le seraient le remords qu’éprouveune conscience droite ; mais il se baseuniquement sur des raisons apparentes. De làvient qu’en agissant contrairement au scrupule,aux appréhensions et aux perplexités d’uneconscience étroite, on n’agit pas contre la raison,mais contre ce qui n’en est que le fantôme, et

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partant, on ne peut dire absolument qu’unepareille manière d’agir soit opposée à la raison, et,par une conséquence nécessaire, on ne sauraitdire non plus qu’il y ait là quelque chose decoupable. Bien mieux encore, puisqu’on est tenud’agir de la sorte, vu qu’il n’y a pas d’autre moyende se délivrer de ses craintes insensées et de sesperplexités sans [384] fondement, qui ne sont pasmoins pernicieuses au corps qu'à l’âme, ainsi queje l’ai démontré dans le chapitre précédent. Celuiqui, pour la première fois, voyage sur mer, craintla fureur des flots, les écueils, les tempêtes ; maisquand il y fait une seconde course, ses craintessont bien moindres ; puis, s’il se remet encore enmer, toutes ses craintes se dissipent, parce que, enfaisant bonne contenance contre la peur, il entriomphe, la surmonte et n’en est plus subjugué.Un soldat novice tremble dès qu’il voit briller lefer de l'ennemi, il est tenté de reculer ; mais, en setrouvant à de nouveaux combats, et aguerricontre la peur, il ne redoute plus la pointe desglaives, il les affronte au contraire et se lance aumilieu du danger à travers les coups et au milieudu sang, au milieu de la plus terrible mêlée descombattants. Il en est de même du scrupuleux quiagit sans rien redouter de ses appréhensionschimériques, il les foule aux pieds et finit par enêtre vainqueur. C’est en agissant de la sorte qu'ilretrouve sa liberté et brise les liens de sesscrupules qui l'enlaçaient de leurs innombrables

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petitesses. (Tra mille inezie). Mais si, enchaîné parses craintes minutieuses, le scrupuleux s’abstientd’agir, la peur le surmonte, en fait son esclave, nelui permet pas d’opérer le moindre acte en libertéet conformément aux inspirations de la raison.

453. – Mais je fais un pas plus en avant et jedis de concert avec plusieurs théologiens (Laym.Castrop. et alii in locis citatis) que non-seulement lescrupuleux doit agir malgré la répugnance de sesscrupules, mais qu'il y est obligé en conscience etqu'en faisant autrement il pèche. Je dispremièrement, qu’il commet un péché d'orgueil,en ne voulant pas se soumettre aux avis de sondirecteur. Secondement, en ne voulant pas obéir àce même directeur quand celui-ci lui en fait undevoir. Quasi peccatum ariolandi est repugnare ; et quasiscelus idololatriæ, nolle acquiescere (1 Reg. cap. 15, 23).Ne vouloir point se soumettre, dit Samuel à Saül,c’est se rendre coupable d’une sorte d’idolâtrie,car c’est vouloir préférer son avis et sa volonté àla volonté et à l’avis même de Dieu qui nouscommande la sainte obéissance. Troisièmement,en portant un grave préjudice à son âme parceque le scrupuleux la rend ainsi impropre à toutprogrès dans la perfection. Quatrièmement, enportant dommage à la santé du corps,l’affaiblissant peu à peu [385] et le rongeant, pourainsi parler, par l’incessante action délétère de sesperplexités et de ses inquiétudes. Cinquièmement,en mettant un obstacle au bien, à la rectitude de

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ses occupations quotidiennes dont le scrupuleuxdevient incapable par l’effet de ses anxiétés sansfin. Le scrupuleux doit donc en abordant letribunal de la pénitence s’accuser de toutes ceschoses qui sont de véritables péchés, au lieu derecommencer l’interminable narration de sesscrupules qui ne peuvent que causer du dégoût etde l’ennui à son directeur. Il doit dire à son guidespirituel : mon père, je m’accuse d’avoir étéobstiné et indocile et de n’avoir pas obéi àl’injonction que vous m’avez faite de méprisertoutes ces pensées de frivoles scrupules qui metroublent, mais de m’y être longtemps arrêté pourles combattre, d’y avoir donné monconsentement, au lieu d’agir contre leursimpulsions et de m’être laissé guider par cespensées dans mes actions. Je m’accuse desperplexités que j’ai nourries dans mon âme en lesy accueillant et du dommage que j’ai causé à monesprit et à mon corps, ainsi qu’à mes devoirstemporels. Voilà une confession droite, uneconfession sainte, une confession méritoire etutile qui ne porte point aux pieds d’un prêtre desniaiseries, mais des péchés réels dont le pénitentdevra rendre un compte sévère devant le tribunaldu souverain Juge.

454. – Mais, mon père, dira le scrupuleux, jecrains de pécher et je ne veux pas m’exposer audanger d’y tomber, car quiconque se met en périld’offenser Dieu, pèche par cela même, selon cette

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parole célèbre : Qui amat periculum, in illo peribit. Jeréponds que cette parole ne doit pas s’appliqueraux scrupules qui ne sont fondés que sur devaines apparences, mais seulement aux doutes quiont pour base des raisons solides. Ainsi, lapersonne qui agit contre les inspirations desscrupules et des craintes vaines, ne s’expose àaucun danger, mais elle se conforme à l’opinion laplus commune des théologiens, à un sentimentplus certain, plus sûr, en un mot à un sentimentd’après lequel on peut, à l’exclusion de tout autre,marcher en toute sécurité dans la voie de laperfection. Mais, mon père, me trouvant anmilieu de tant de perplexités, je veux prendre leparti le plus sûr, car dans les choses douteusestutior pars est eligenda. Je mets de côté cette maximequi aurait besoin d’un plus mûr et plus longexamen pour ne pas se tromper sur son véritablesens et je dis que le parti le plus sûr pour le [386]scrupuleux est d’obéir à son confesseur et d’agirsans écouter les scrupules. En suivant leurimpulsion il n’y a aucune espèce de sécurité, il s’ytrouve au contraire un grand danger et undommage considérable. Mais, mon père, jen’agirais pas de la sorte à l’article de la mort ! Jedis que, même en cet instant, tout bon chrétiendoit fouler aux pieds les scrupules et tenir uneconduite opposée à leurs exigences, s’il ne veutpas devenir le jouet du démon dans ce momentdécisif, et se tromper dans ce terrible instant d’où

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dépend l’éternité. Mais, mon père, saint Grégoirene nous tient pas ce langage, car il nous assureque l’on reconnaît une âme juste quand elle secroit coupable lorsqu’elle ne l’est pas ! Bonarummentium est etiam ibi aliquo modo, culpas suas agnoscere,ubi culpa non est (Regist. lib. XII, Respon. 10, adAugust.). Il semble donc que le saint Docteur faitune seule et même chose du scrupule et de lavertu. Je réponds que les scrupuleux ne doiventpoint avoir de telles prétentions et faire à un sigrand Saint l’injure de croire qu’il voulait louerune âme qui s’enveloppe de ses sombres etfantastiques imaginations et s’égare dans sespensées ; car, en effet, ces paroles n’ont pas étédites pour une illusion de cette espèce. Le pèreSuarez dit (1, 2, disp. 12, sect. Ultim.) : Que saintGrégoire ne parle pas en cet endroit des âmesscrupuleuses et indiscrètes, mais bien des âmestranquilles, humbles et sereines qui, craignantd’offenser Dieu, agissent avec circonspection,même quand elles font des choses qui n’ont riende mauvais et de répréhensible. Navarre (InSumm. cap. 27, num. 2, § 4,), Filucci (tract. 21, cap. 4,Quæst. 15), Louis de Blois (tract. de Scrup. § 2,) etautres théologiens, sont d’avis que le Saint parlede l’âme juste, mais non étroite qui, dansl’intérieur de sa conscience, se reconnaît coupableen général et très-imparfaite, et qui s’humiliedevant Dieu, bien qu’elle ne découvre aucunpéché grave dans ses actes particuliers et pris

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séparément. Si donc les scrupuleux désirent êtredu nombre des âmes justes et vertueuses, ils nedoivent pas alimenter les impulsions irritantes deleurs scrupules, mais doivent au contraire ne pasen tenir compte, et quand ils se sentent assaillis deces fâcheuses appréhensions de pécher, ilsdoivent réfléchir sur les ordres qui leur ont étésignifiés par leurs directeurs et, selon ce qui leur aété prescrit, dédaigner les inspirations de leurconscience erronée. [387]

455. – DEUXIÈME PRIVILÈGE. Le scrupuleuxqui se tourmente au sujet du consentement qu’illui semble avoir donné à ses mouvementsintérieurs, ne doit pas croire qu’il a péchémortellement, s’il peut s’assurer de ne pas avoirconsenti pleinement et avec une adhésioncomplète, et même, en supposant que cettepersonne est très-scrupuleuse, si elle ne peut pasaffirmer avec serment qu’elle a très-évidemmentconnu toute la malice de ces pensées et de cesaffections intérieures, et d’y avoir, comme onvient de le dire, adhéré avec un pleinconsentement. C’est ce qu’enseignent de gravesauteurs ; (Bon., de peccat, dist. 2, quæs. 2, par. 3, num.19. – Sayr., in Clavi Regn. lib. VIII, cap. 7, num. 6. –Herin., de pecc. d. 7, n. 41. – Bost, de pœnit., dist. 7. §8, num. 104 et 107). Ils se fondent sur ce qu’uneâme qui craint extrêmement de tomber dans unefaute grave, et c’est bien surtout le cas d’unepersonne scrupuleuse, en changeant ainsi de

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volonté et consentant en pleine connaissance à cequ’auparavant elle abhorrait si fortement, nepourrait pas s’empêcher d’apercevoir et dereconnaître, avec une certitude infaillible, lechangement qui s’est opéré en elle d’une manièresi extraordinaire. Donc, lorsqu’une âme ne saitpas avec certitude, mais qu’elle se borne àcraindre en ce qui touche ce qui vient d’être dit,c’est une marque évidente qu’elle n’a pas donnéson consentement, du moins avec la plénitude desa volonté.

456. – Des moyens qu’indiquent les auteurséclairés, pour savoir connaître si une personne,bien qu’elle n’ait pas une conscience scrupuleuse,n’a nullement consenti à des pensées coupables,résulte, à plus forte raison, la confirmation de ladoctrine par nous établie, sur ce qui concerne lespersonnes dont la conscience est trop méticuleuseet étroite. (Lacroix, lib. I, de Conscien. cap. 3, num.547). Ces auteurs disent que les signes où l’onpeut s’assurer qu’il n’y a pas eu pleinconsentement, peuvent se réduire aux suivants.Premièrement, quand la personne qui doute, sielle a adhéré à une instigation intérieure, a unevive horreur du péché, et habituellement setrouve dans la disposition de souffrir la mortplutôt que de souiller sa conscience par une fautegrave ; parce que les personnes qui sont dans desemblables dispositions, peuvent difficilementêtre dans l’impuissance d’ignorer si elles ont

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donné leur consentement pleinement libre etvolontaire, vu que cela ne concorde pas du toutavec leur disposition actuelle. Secondement,quand [388] en s’apercevant tout d’un coupqu’elle s’arrête à une pensée mauvaise, lapersonne se recueille promptement et la rejette,car cette promptitude est une marque certaineque d’abord elle ne s’était pas aperçue de cettetentation, et qu’il y manque nécessairement laréflexion et le consentement nécessaires pourcaractériser un péché mortel. Troisièmement,quand en s’apercevant de la criminelle suggestion,la personne ne passe pas à l’action, pouvant lafaire sans qu’aucun respect humain pût la retenir,et quand au contraire elle en éprouve de l’horreur,cela démontre que sa volonté d’elle-même, n’arien de commun avec cette perverse instigation.Quatrièmement, quand la personne doute si elle adonné son consentement durant le sommeil oubien éveillée, attentive ou distraite, car celaprouve que la connaissance du fait était liée, jeveux dire qu’il n’y avait pas une attention fixe etsoutenue, puisque si elle eût joui de toute saliberté, elle n’aurait aucun doute sur ce point. Ortous ces signes et quelques autres que je pourraisindiquer, se retrouvent d’une manière plusparticulière dans les âmes scrupuleuses qui ontune appréhension si excessive du péché mortel, etqui s’en éloignent avec une horreur sans bornes,dont la manifestation leur fait commettre des

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actes si indiscrets, qu’on peut bien tenir pourcertain, qu’elles sont à une distance immense del’accomplissement d’un acte coupable. Il suit detout ceci, que les personnes dont nous parlons, nepouvant s’assurer avec certitude si elles ontconsenti à des mouvements intérieurs criminels,sont pleinement autorisées à croire sans nuldoute, et doivent même être convaincues qu’ellesn’y ont donné aucun consentement. Pourtant,elles doivent craindre de se fourvoyer, comme ilarrive souvent, en pensant qu’elles sontcoupables, parce que, malgré tous leurs soirs derepousser les tentations, le sentiment intérieur dedélectation ne s’efface pas sur-le- champ. Elles nedoivent pas ignorer que l’appétit sensitif n’obéitpas à la volonté, mais à l’imagination, et celle-ci àson tour, n’exécute pas toujours avecpromptitude les ordres de la volonté, pendantqu’elle lui défend de s’arrêter sur des objetsillicites et emploie toute la diligence possible pouren détourner son attention. Concluons donc onnous fondant sur l’enseignement le plusuniversellement admis et que nous fournissent lesthéologiens sur cette matière, que si la personnequi craint d’avoir donné son adhésion à unesuggestion interne, [389] est d’une consciencelarge et donnant facilement accès à de perversesinstigations, en ce cas la présomption est contreelle, et on doit la réputer coupable d'y avoirconsenti. Si la personne est d'une conscience

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timorée, et si elle est dans le saint usage derepousser toute pensée, toute affection perverse,la présomption est en sa faveur, et on doitordinairement la considérer comme innocented'un consentement entier et délibéré. Si enfin,cette personne est à la merci d’incessantsscrupules, elle doit tenir pour certain, moralementparlant, qu'il n'y a eu chez elle, ni consentementtout à fait volontaire, ni faute grave. On peutconsulter les théologiens suivants : (Castrop., in p.part. tract. 2, dis. 2, num. 6. – Sayr., in Clavi Reg. lib.VIII, cap. 7, num. 6. – Bar. Medina, in p. part., quæst.74, art. 8. – Trull., in Deca. lib. VII, cap. 1, dub. 13 etalii.).

457. – TROISIÈME PRIVILÈGE. Le scrupuleuxn'est pas obligé dans ses actes de s'examiner avecun soin pareil à celui que doivent employer lespersonnes dont la conscience est droite, car unexamen semblable ne serait pour lui qu’uneoccasion de nourrir sa perplexité habituelle.(Lacroix, l. 1. de consc. cap. 3. num. 511). S'il craintd'avoir donné son consentement, il ne doit pasinsister sur la recherche des circonstances qui ontaccompagné ou suivi sa tentation. Il doitseulement s'occuper de savoir s'il y a pleinementadhéré. S'il n'en est pas bien assuré, il doit penseret croire qu'il n'y a pas eu de péché mortel etrester tranquille. Pour ce qui est de ses craintes detomber dans le péché qui le tourmentent tantôtdans un acte tantôt dans un autre, dans telle

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circonstance, ou dans telle autre il doit se bornerà examiner si ce sont des scrupules, d'après lesinstructions qui lui ont été données par sondirecteur. S'il en est ainsi, il doit, sans procéder àun nouvel examen et à des recherches ultérieures,réputer ces actes comme parfaitement licites etagir sans tergiversation. Si le scrupuleux se trouvedans un fâcheux état de perplexité et s'il ne sait cequ'il a à faire, se figurant qu'à quelque parti qu'ils'arrête, il y a toujours péché, il doit agir comme ilvoudra, pourvu qu'il n'y reconnaisse évidemmentaucun péché, et en agissant selon cette règle,comme le dit le père Vasquez (In 1, 2, d. 57, Num.1), il ne tombera dans aucune faute. Lesscrupuleux jouissent encore d'autres privilègesque nous allons exposer dans les [390] chapitressuivants et à leur occasion je fournirai audirecteur les avertissements nécessaires.

CHAPITRE V. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU

DIRECTEUR SUR LA MANIÈRE DONT ILS DOIVENT

CONDUIRE LES ÂMES SCRUPULEUSES.

458. – La direction des âmes scrupuleuses estune des plus pénibles et des plus difficiles dontles médecins spirituels puissent être chargés. Elleest pénible, parce que ces pauvres âmes,s’inquiétant perpétuellement de leurs scrupules,reviennent aussi avec persistance auprès de leurdirecteur pour l’importuner par leurs redites. Elleest difficile, parce que c’est une maladie dont on

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ne parvient jamais à opérer la parfaite guérison.Mais justement parce que cette guérison présentede si grandes difficultés, je me propose de fairecomprendre au directeur quelles doivent être lacharité, la patience, la prudence, la discrétion et larectitude dont il doit user. C’est la fin que je mepropose dans ces avertissements qui n’auront riende neuf, mais qui pourtant seront utiles audirecteur pour rafraîchir sa mémoire au sujet desenseignements divers et dos précautionsnécessaires pour la bonne direction de ces âmesdont l’inquiétude est permanente.

459. – PREMIÈREMENT. Le directeur doitprocéder à l’égard de ces esprits méticuleux avecbeaucoup de franchise et se garder avec soin, demanifester le moindre doute, la plus légèreincertitude, car autrement le mal deviendraitdésespéré. En effet, son exemple serait pluspropre à aggraver leurs craintes que sa parole neserait capable de les dissiper. Deuxièmement, il nedoit pas rendre compte au scrupuleux des raisonssur lesquelles il se fonde, eu lui répondant, mais ildoit lui parler avec autorité en lui prescrivantrésolument ce qu’il lui ordonne comme une règlede conduite ; parce que les raisons et les motifssont pour ces âmes perplexes une source denouveaux embarras et de nouvelles subtilités.Troisièmement, le directeur aura soin que sonpénitent se découvre à lui avec une parfaitesincérité, en [391] l’avertissant toutefois en ce

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moment même que s’il n’est pas permis de cacheren confession une faute grave, ni de déclarercomme douteux un péché réel, il ne l’est pas nonplus de s’accuser d’une faute grave que l’on n’apas commise, ni s’en accuser comme d’un péchéréel s’il n’est que douteux, en se fondant sur ceque l’on veut rassurer sa conscience ; c’est là unfaux motif, et c’est bien là pourtant l’écueil contrelequel vont se heurter ces âmes étroites etméticuleuses. Quatrièmement, il doit agir enversces âmes avec une grande douceur et beaucoupde charité, car il ne conviendrait certainement pasd’ajouter de nouvelles peines à celles dont cesâmes sont affligées. Néanmoins, en certains cas, ilne saurait être hors de propos d’user de quelquesparoles sévères et même de repousser avecquelque improbation vive les redites duscrupuleux, afin de briser l’opiniâtreté par troptenace de son esprit, quand ce pénitent se montrerebelle et peu disposé à suivre les avis qu’on luidonne, à cause de son obstination dans ses idéesétroites. Cinquièmement, après que le directeuraura entendu plusieurs fois le récit des mêmesscrupules et qu’il aura prescrit ce qui doit être fait,il ne doit plus permettre au pénitent derecommencer la même déclaration, mais il doit luiimposer silence, en lui faisant comprendre qu’ilne lui reste qu’à obéir à ce qui lui a été prescrit. Laraison en est que ces conférences interminablesn’aboutissent qu’à fixer de plus en plus dans ces

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âmes faibles leurs idées fantastiques et que si elless’aperçoivent que leur confesseur en tientcompte, elles se confirment encore davantagedans leurs vaines perplexités. Il vaut donc mieuxque le directeur témoigne le mépris qu’il en faitpour que le scrupuleux suive son exemple. Tel estl’avis de plusieurs théologiens.(Bonnac., Castrop.,Sanch., Bosio., Busemb., in locis citatis.) Sixièmement,pour les raisons qui viennent d’être exposées, ledirecteur ne doit pas permettre à son pénitent des’accuser de ses scrupules, mais uniquement despéchés réels, et s’il n’en a pas commis, il doitl’admettre à la sainte communion et quelquefoismême sans lui donner l’absolution sacramentelle,(Sanch. in Decal., lib. I, cap 10 nwn 82. – Castrop.,tract. 1, disp. 4, part. 2) ; parce qu’au moyen de cespratiques, le scrupuleux pourra plus facilementobtenir la délivrance de ses vaines appréhensions.Septièmement, le confesseur ne permettra pas auscrupuleux un examen trop long, parce que dansses actes une personne affligée de ce mal estordinairement [392] incertaine, vacillante ; elle setrouble pour des bagatelles et craint qu’il n’y aitquelques fautes graves, mais il doit lui dire que siau premier coup d’œil elle ne se reconnaît pascoupable de péché, surtout d’une faute mortelle,elle doit regarder cette action comme licite etpasser outre. Le motif qui a déterminé lesmoralistes à prescrire une semblable règle est basésur l’évidence, car l’expérience nous prouve que

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ces craintes n’ont point de fondement, et qu’en selaissant guider par elles après de longs retours sursoi-même, on n’arrive pas à connaître la vérité ;que d’ailleurs dans ces âmes embarrassées unexamen prolongé ne sert qu’à multiplier leursembarras. Si dès le début de son examen lapersonne scrupuleuse ne reconnaît aucun péché,surtout un péché grave, dans sa conduite, on peutcroire, selon les règles de la prudence, que cettepersonne étant extrêmement timorée, un telpéché n’existe pas, et comme elle est incapabled’en acquérir une connaissance plus positive, elledoit s’en tenir à celle-là, et agir en conformité dece principe. Si quelquefois pourtant il arrive quecette personne se trompe, le directeur ne doitpoint imputer à péché cette erreur, car elle a agiavec de bonnes intentions et avec le plus derectitude qu’il lui a été possible. Huitièmement, ledirecteur ne doit pas plonger le scrupuleux dansla consternation, en lui donnant à entendre que saguérison est désespérée, parce que cette âmeinfortunée étant souverainement timide etpusillanime, cela pourrait la faire tomber dansl’abattement, aggraver son mal et l’exposer audésespoir. Il doit toujours maintenir en ellel’espoir de la guérison, pourvu qu’elle se montredocile, qu’elle se laisse conduire, qu’elle sesoumette aux avis qui lui sont donnés, et ne cessed’agir contrairement à ses craintes insensées. Qu’illui dise qu’elle obtiendra de Dieu cette grâce,

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pourvu qu’elle la sollicite continuellement, et avecune vive foi. Par ce moyen, il la soutiendra dansl’espérance et dans la disposition d’employer tousles moyens nécessaires à son parfaitrétablissement. Neuvièmement, le directeur auragrand soin de tenir le scrupuleux dans un étatd’incessante occupation ; car, ainsi qu’il a été déjàdit, l’oisiveté est une source de scrupules. SaintAntoine adressait un jour au Seigneur cetteplainte : Mon Dieu, je veux résolument opérermon salut, mais les pensées perverses quim’assaillent y portent obstacle, parce qu’ellesreviennent perpétuellement tourmenter monesprit. Pendant [393] qu’il faisait cette prière, unange, sous la forme d’un laboureur ou ouvrier, luiapparut, et, s’étant placé sous ses yeux, il se mit àtravailler pendant un certain temps, puis ils’agenouillait pour prier ; ensuite il se restaurait,en prenant quelque nourriture, et après cela ilrevenait à son travail. Enfin, après avoir vaqué àtous ces actes, il se tourna vers le Saint, en luidisant : Fais comme moi, Antoine, et tu tesauveras. (Gerson. in part. 4. Tract. contra tent.blasph.). Cette, vision avait pour but de fairecomprendre que, par une application continuelleau travail, on se délivre de l’importunité despensées, et que l’on écarte ainsi lesempêchements qu’elles mettent à notre salut et ànotre perfection. Dixièmement, quoiqueordinairement les scrupuleux aient une

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conscience timorée, il s’en trouve néanmoinsdont la conscience est très- mauvaise, et qui sont,malgré cela, tourmentés de scrupules. Il est despéchés sur lesquels leur conscience est très-large,et d’autres sur lesquels elle est d’une rigidité quidépasse les bornes, et les rend méticuleux. Leursscrupules roulent ordinairement sur leursanciennes confessions, sur les vœux qu’ils ontfaits, ou bien sur des pensées de blasphème etd’impiété. La guérison de ceux-ci offre plus dedifficultés, car s’ils ont des scrupules, on ne peutpas dire absolument que ce sont des scrupuleux.Il ne faut pourtant pas les abandonner, et en cequi se rapporte à leurs scrupules, il fautinterpréter en leur faveur les doutes qu’ils ont,élargir leur conscience trop étroite sur ces points,et procéder à leur égard selon les règles propres àla direction des âmes méticuleuses. Puis, en ce quitouche les points de leur conduite où ils semontrent relâchés et trop libres, il faut lessubjuguer sous la règle, les réfréner, lesréprimander et leur fournir des moyens propres àleur amendement, comme on le pratique à l’égarddes âmes pécheresses et coupables. En définitive,il faut s’appliquer à corriger les deux excès, lerelâchement et la trop grande étroitesse, etramener au juste milieu, car c’est par cette voieque l’on peut conduire en toute sûreté les âmes auport du salut. [394]

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CHAPITRE VI. AVERTISSEMENTS PRATIQUES AU DIRECTEUR SUR LES SCRUPULES QUI EN CERTAINS CAS PARTICULIERS ONT COUTUME DE SE PRÉSENTER.

460. – On peut dire que les enseignementsexposés dans le chapitre précédent sont généraux,parce qu’ils s’appliquent à la étonne direction detoute personne scrupuleuse, quelle que soitl’espèce de scrupule qui la tourmente. Maintenantil me paraît convenable d’envisager la questionsous un point de vue particulier et de prescriredes règlements pratiques sur certaines matièresqui sont autant d’écueils pour les personnesméticuleuses ; en s’y arrêtant pour les combattrepar leurs scrupules, elles n’avancent pas du toutdans la sainte voie de leur perfection.

461. – Pour les âmes nouvellement revenues àDieu, et qui sont entrées dans le chemin de laspiritualité et de la dévotion, les péchés et lesconfessions de leur vie passée sont ordinairementdes sources intarissables de scrupules, et,quoiqu’elles se soient accusées d’une manièresuffisante et même surabondante, elless’abandonnent à de grandes inquiétudes ; car illeur semble qu’elles n’ont pas dit tout, qu’ellesn’ont pas expliqué les circonstances nécessaires,et elles voudraient toujours recommencer ladouloureuse histoire de leur vie passée ; il en estd’autres qui s’alarment en s’imaginant que dansleurs confessions le repentir indispensable a fait

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défaut ; à d’autres il semble qu’elles n’ont pas eu,ou même n’ont pas actuellement la fermerésolution de ne plus pécher. Harcelés par cespensées inquiètes, tourmentés par ces vainescraintes, ces pénitents ne peuvent trouver la paix,ils ne goûtent aucune consolation du nouveaugenre de vie qu’ils ont le bonheur d’embrasser.

462. – Pour venir au secours de ces âmestroublées, le directeur doit d’abord remarquer queces personnes, ayant déjà satisfait à leur devoirdans le tribunal de la pénitence, ne doivent pluss’occuper en détail des péchés de leur vieantérieure, ce qui est pour les scrupuleux unecause perpétuelle de leurs appréhensions, maisqu’elles doivent se borner, en général, à y penserseulement autant qu’il est nécessaire pour sepénétrer d’un repentir humble, paisible et plein deconfiance en Dieu. [395] C’est ce qu’enseignesaint Bernard : Ad Dominum conversos non nimiscruciet præteritorum conscientia delictorum ; sed tantumhumiliet eos sicut et ipsum Paulum. (Serm. 3, de SS.Petro et Paulo). C’est à cela que fait allusionCassien, dans la vingtième conférence de l’abbéPaphnuce, par les paroles qui suivent : Ceterumquod paulo ante dixisti, te etiam de industria peccatorumpraeteritorum memoriam retractare, hoc fieri penitus nonoportet : quinimo etiam si violenter irrepserint, protinusextrudatur. Il déclare qu’on ne doit point penseraux péchés passés, qu’il faut, au contraire, enchasser de l’esprit le souvenir quand il se

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présente. Ce grand maître de la vie spirituelleentend parler du souvenir spécial de ces péchéspassés dans le nouveau converti, parce que cesouvenir n’est propre qu’à engendrer des troubleset des scrupules, mais il ne prétend pas qu’ondoive écarter le souvenir général et confus desanciennes prévarications ; car c’est un moyensouverainement utile pour produire dans l’âmeune humble componction et un amendementsolide.

463. – Mais saint Laurent Justinien dévoiled’une manière encore plus claire, ces pièges quetend le démon à ceux qui sont nouvellemententrés dans les voies spirituelles, en leur remettantsous les yeux le souvenir de leurs anciensdésordres. Oh ! quoties sub specie boni, et sub imaginesanctæ compunctionis inexpertos, et ad spirituale certamenindoctos ludificat diabolus et occidit ! Latenter namqueinvenit occasionem intrandi in ipsorum cor : et tanquamangelus lucis suadere conatur hujus modi redire ad se, ethumilitatis causa suorum diligenter considerare sarcinampeccatorum. Hoc ipsis minus caute peragentibus, idemadversarius paulatim aggravat dolorem, accendittristitiam, et aufert spem. Nec prius hi insidiatoriscalliditatem agnoscunt, quam in foveam ruantdesperationis (De discipl. et perfect. monast. convers. cap.16). Oh ! combien de fois, dit ce Saint, le démonsous prétexte de componction, trompe lescommençants inexpérimentés et les fait périr !Car en se transformant en ange de lumière, il leur

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persuade de rentrer en eux-mêmes et deconsidérer l’énormité de leurs péchés pour s’enhumilier. Mais pendant qu’ils suivent ce conseilsans avoir pris de sages précautions, l’ennemi dusalut grossit dans leur esprit les péchés passés,jette leur cœur dans la tristesse, leur enlèvel’espérance, et les infortunés, avant des’apercevoir de cette infâme ruse, tombent dansl’abîme du désespoir. Il faut [396] bien entendrele sens de ces paroles. Le Saint nous dit que l’âmesans expérience, quand elle réfléchit sur sespéchés, tombe par un effet des ruses du démondans la tristesse, dans la défiance et même dans ledésespoir, parce qu'elle agit ainsi sans prendre sesprécautions. Tout le mal est là ; car les réflexionsque l’on fait sur ses propres fautes, si l’on s’yprend avec précaution, sont par elles-mêmesbonnes, salutaires et grandement avantageuses.Mais quelles sont, me direz-vous, les précautionsà prendre pour se rappeler avec fruit le souvenirde ses péchés ? Les voici : On doit penser auxpéchés passés en les considérant sous un aspectgénéral, et sans s’arrêter aux actes en détail ni àleurs circonstances, et puis il faut que ce souvenirfasse naître au fond de notre cœur une douleur etune affliction accompagnées d’humilité, etnullement troublées par des agitations et desinquiétudes. Ces sentiments trouveront leurcomplément dans une vive confiance en Dieu et ilen résultera que l’âme éprouvera une sincère

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douleur qui n’exclura pas une confiance filiale enla miséricorde divine. Le souvenir des péchéspassés se représentant à l’esprit avec cesconditions, sera d’une grande utilité pour purifierl’âme des souillures qu’elle avait contractées parses égarements, et pour la faire arriver à une plushaute perfection à l’avenir. Les directeurs nepeuvent pas donner de plus excellents conseils àleurs pénitents.

464. – Le directeur remarquera ensuite que siune confession générale n’est pas toujoursnécessaire aux âmes qui sont revenues à Dieu, elleleur est cependant toujours utile, parce que, par lemoyen de cette accusation plus exacte de leurspéchés et d’une douleur plus vive, ces âmespeuvent plus facilement sortir du bourbier deleurs iniquités, réparer les imperfections de leursconfessions passées, et y trouver autant qu’on lepeut dans la vie présente, l’assurance du pardonde toutes leurs fautes. On peut encore, pour unpeu de temps, permettre à ces personnes des’accuser de certains péchés oubliés dans leurconfession générale, car il pourrait arriver qu’aumilieu de l’accusation d’un grand nombre depéchés, on omit quelque péché grave. Puis, quandle directeur verra que ces personnes ont missurabondamment tous leurs soins à biens’accuser, mais qu’elles recommencent à répéterles mêmes accusations et à remettre, comme ondit vulgairement, sur le [397] tapis les mêmes

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choses ; quand il s’apercevra qu’elles commencentà se troubler et à perdre le calme de leurconscience dans la crainte de n’avoir pas tout ditou de ne pas l’avoir bien dit, il leur imposera unsilence absolu, et ne s’occupera plus d’écouterl’accusation de leurs anciennes fautes. Si de telsscrupules font du progrès, le directeur devra leurmettre sous les yeux la doctrine enseignée parplusieurs graves théologiens, selon laquelle onn’est tenu d’accuser que les péchés que l’onpourrait affirmer avec serment être des péchésmortels, et n’avoir jamais déclarés dans lesconfessions précédentes. Lors donc que cespersonnes veulent commencer l’accusation desemblables péchés, le confesseur doit leurdemander si elles sont prêtes à affirmer par unserment que les péchés dont elles veulents’accuser sont mortels et n’ont jamais été déclarés.Si la réponse est négative, le prêtre doit leurfermer la bouche et ne pas les écouter. (Sanch., inDeclar. lib. I, cap. 10, num. 8. – Castrop., tom. 1, disp.4, punct. 2. – Laym., lib. I, tract. 3, cap. 6. – Sa, inApho 5, Dubium num. 5 et alii.).

465. – Mais, mon père, s’écrie aussitôt lescrupuleux tourmenté de ses perplexités, si jen’avais pas confessé ce péché, ou si je ne l’avaispas accusé comme il faut, que deviendrais-je ? Ledirecteur répondra : Vous n’avez rien à craindreet en tout cela votre salut n'est pas exposé, carvous n’étiez pas tenu d’entrer dans d’autres

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détails. La raison sur laquelle se base cettedoctrine, c’est que, d’un côté, il est certain que cepéché est indirectement remis, puisque lepénitent, comme nous l’avons déjà supposé, avaitmis toute l’exactitude nécessaire dans sesconfessions précédentes et y avait apporté lesdispositions convenables. D’un autre côté, cepénitent n’est pas obligé de soumettre au pouvoirdes clefs un tel péché, puisque les théologiensprécités nous disent qu’on n’est pas tenu deprocurer l’intégrité matérielle de la confessionquand cela cause une grande perturbation deconscience et porte un préjudice notable à l’âme,puisque nous savons que des motifs moinspuissants nous dispensent d’une intégritécomplète en plusieurs autres cas. Mais, mon père,répliquera le scrupuleux, permettez-moi dem’occuper encore d’une autre recherche, et, pourle moment, laissez-moi vous révéler certainspéchés qui me troublent la conscience, et puis, jen’y penserai plus. Le directeur répondra encore icinégativement ; il ne devra ajouter [398] aucune foià l'assurance du pénitent et se laisser séduire parses promesses, car il est certain qu'après avoir faitcette nouvelle recherche et une nouvelleaccusation, le pénitent sera encore plus inquiétépar ses scrupules et que ses agitationsredoubleront. C'est ce que nous prouvel'expérience, parce que plus le scrupuleuxréfléchit, et plus il s'embarrasse et se trouble. Le

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remède ne consiste pas à dire, mais à ne pas dire,et à se soumettre docilement et à mépriser lesdoutes qui assiègent vainement l'imagination. Ledirecteur enjoindra donc au scrupuleux de se taireet lui ordonnera d’obéir, et s'il n'est pas délivré deses peines et de sas fâcheux retours deconscience, il lui dira d’offrir à Dieu ces épreuves,de les supporter patiemment pour son amour enajoutant qu'il en retirera un grand mérite, etcomme le dit si à propos Louis de Blois. (Inconfess. animæ fidelis, cap. 2). Si post confessionem, utoportet, peractam, remorsus adhuc remaneant, patientercum humili resignatione ferendi sunt et propter illosconfessio iteranda non est.

466. – Le directeur trouvera d'autres pénitentsqui sont dans l'inquiétude sur leur repentir, et,d’autres encore, sur le bon propos, parce qu’illeur semble qu’ils ne remplissent pas, ou qu'ilsn’ont jamais rempli leur devoir. En ce cas, si leconfesseur reconnaît que le pénitent travaille ou atravaillé à se bien repentir, il ne doit pas lui laisserrecommencer sa confession, parce que laprésomption est en sa faveur, et, jusqu'à ce que lecontraire soit prouvé, il n’y a pour lui aucuneobligation de recommencer. D'autre part, il neconvient pas de renouveler l'accusation à cause dudommage spirituel qui pourrait en résulter. Dansun cas de ce genre, le directeur doit avertir sonpénitent qu’une douleur sensible n’est pasnécessaire pour la validité de la confession ; mais

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qu’il suffit d’éprouver dans l’âme un sentiment decontrition, comme dit le concile de Trente, c’est-à-dire une douleur de la volonté, et quand on ditque la douleur requise pour le sacrement doit êtresupra omnia (par-dessus toutes choses), celasignifie que ce doit être une douleurd’appréciation, et non pas une douleur desensibilité. Il suit de là que si la personne qui seconfesse n’éprouve aucune douleur sensible aufond de son cœur, tandis qu’elle existe dans savolonté, en reconnaissant le mal qui se trouvedans l'offense faite à Dieu, si elle déteste ce malplus que tout autre qui pourrait lui arriver, et sielle est résolue à souffrir toutes [399] sortes demaux plutôt que d’offenser encore le Seigneur, ondoit dire que cette personne a une douleursuffisante pour recevoir le sacrement depénitence. Or, personne ne peut se plaindre avecraison de ne pas éprouver un tel sentiment dedouleur, puisque Dieu l’accorde toujourspromptement à quiconque le lui demande, enfaisant, de son côté, tout ce qu’il faut pour ystimuler sa volonté. Quant à ce qui concerne lebon propos, le directeur doit faire observer queles rechutes, quelques nombreuses qu’ellespuissent être, ne sont point une preuve certainede l’absence du bon propos dans les confessionsantérieures, parce que la volonté aiguillonnée àl’intérieur par les passions, à l’extérieur par lesobjets enchanteurs, et privée de la lumière qui

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l’éclairait au moment où elle abordait la tablesacrée, peut facilement se laisser aller àl’inconstance. On ne doit pas faire attention àl’inquiétude du scrupuleux qui, pour quelquefaute d’instabilité dans ses résolutions, conçoitdes craintes excessives sur ses confessionsprécédentes.

467. – Il est certaines autres personnes quisont sujettes à de grandes anxiétés dans larécitation de leurs prières et il leur semble qu’ellesne prononcent pas tous les mots ou qu’elles lesprononcent mal, ce qui fait qu’elles répètentplusieurs fois les mêmes paroles, et même plusd’une fois elles recommencent leurs prières, maisencore elles n’en restent pas satisfaites et ne sontpas tranquilles. À ces personnes, il faut ordonnerde poursuivre leurs prières, en méprisant cettevaine crainte qui rétrécit leur cœur et leur enlèvetout le suc de la dévotion, et de ne rien répéter.S’il en est encore qui se tourmentent de ne pasporter assez d’attention à leurs prières vocales, àce qui leur semble, le directeur doit leur dire qu’ily a trois sortes d’attentions ; l’une qu’on attacheaux paroles en ayant soin de les prononcer avecun saint respect et avec l’intention de prier, uneseconde qui consiste à penser à Dieu, unetroisième en se recueillant dans lui. Chacune deces attentions suffit en particulier pour rendre larécitation des prières valable et méritoire. Parconséquent, si le directeur voit que son pénitent

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récite l’office divin avec l’intention de prier Dieu,et de remplir un devoir que lui impose la sainteÉglise, en faisant bien attention à prononcerconvenablement les paroles et en ne s’arrêtant àaucune distraction tout à fait volontaire, il ne doitpas lui permettre de recommencer, parce quecette attention suffit, bien [400] qu’elle soit moinsparfaite. Je crois m’être suffisamment étendu surcette matière, car si le voulais traiter de toutes lesespèces de scrupules d’une manière spéciale, ceserait la même chose que vouloir passer en revuetoutes les imaginations fantastiques etdéraisonnables qui peuvent surgir dans l’esprithumain et que le démon peut y fixer pourtroubler les âmes.

FIN DU DEUXIÈME TOME ET DU DEUXIÈME TRAITÉ.

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TABLE

Des articles et des chapitres du deuxième traité.DEUXIÈME TRAITÉ.

Du OBSTACLES QUI S’OPPOSENT A L’ACQUISITION DE

LA PERFECTION CHRÉTIENNE ET DES MOYENSQU’ON DOIT EMPLOYER POUR LES SURMONTER.

– INTRODUCTION DE L’AUTEUR AU DEUXIÈMETRAITÉ...............................................................................3

ARTICLE Ier. – Obstacle qu’apporte à la perfectionchrétienne le sens du toucher quand il n’est passurveillé, et remède contre les empêchements qui enrésultent............................................................................9

CHAPITRE I. – Dommages très-graves que l’âme peutéprouver du sens du toucher.........................................9

CHAPITRE II. – Premier remède à employer contre larébellion du sens du toucher et précautions àprendre dans l’usage qu’on fait de ce sens.................18

CHAPITRE III. – Deuxième remède contre la rébelliondu sens du toucher que l’on réprime par les rigueursde la pénitence...............................................................29

CHAPITRE IV. – On y expose divers genres depénitence qui ont été pratiqués par les Saints...........41

CHAPITRE V. – On y parle d’une autre manière de semortifier qui est pratiquée par les Saints, c’est-à-direles flagellations volontaires..........................................56

CHAPITRE VI. – On y expose certaines règles dediscrète modération à l’égard des mortifications dusens du toucher.............................................................66

CHAPITRE VII. – Avertissements pratiques au directeursur le présent article......................................................81

ARTICLE II. – Obstacles qu’oppose à la perfection lesens du goût, et remèdes contre ces empêchements.........................................................................................95

CHAPITRE I. – On y explique en quoi consiste le sensdu goût et comment il s’allie à la gourmandise, de

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combien de manières ce vice nous fait tomber dansle péché et par conséquent retarde la perfection .....95

CHAPITRE II. – On y expose les déplorables effets et lesdommages spirituels qui résultent d’une trop facilecondescendance au sens du goût, quand on se livreau vice de la gourmandise..........................................106

CHAPITRE III. – On y expose le premier remède pourmodérer le sens du goût et le vice de la gourmandisequi est allié à ce sens...................................................120

CHAPITRE IV. – On y prescrit quelques règles dediscrète prudence sur les remèdes proposés dans lechapitre précédent contre le sens du goût et le vicede la gourmandise.......................................................129

CHAPITRE V, – On y expose un autre remède confie lesens du goût [402] et le vice de la gourmandise, à laportée de tout le monde, et qui peut être employépar ceux-là même qui ne peuvent pas jeûner..........136

CHAPITRE VI. – Avertissements pratiques au directeursur le présent article....................................................152

ARTICLE III. – Des obstacles qu’oppose à laperfection chrétienne le sens de la vue quand il estmal gardé......................................................................162

CHAPITRE I. – On y expose la première raison pourlaquelle le sens de la vue, quand il n’est pas contenudans de justes bornes, peut causer un grandpréjudice à la perfection et au salut ; et on déduit la

nécessité de le surveiller exactement..............................162CHAPITRE II. – On y entre dans de nouveaux

développements par lesquels on démontre les gravespréjudices que cause le sens de la vue quand unesévère modestie ne le retient pas dans ses bornes.........................................................................................174

CHAPITRE III. – On y montre que pour acquérir lavertu de modestie il ne suffit pas de bien surveiller lesens de la vue, mais qu’il faut y joindre le maintienextérieur.de tout le corps...........................................186

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CHAPITRE IV. – On y expose deux modèles demodestie qui peuvent être d’une grande utilité pourexciter à l’acquisition de cette vertu.........................198

CHAPITRE V. – Avertissements pratiques au directeursur le présent article....................................................205

ARTICLE IV. – Obstacles qu’oppose à la perfection lesens de l'ouïe, ainsi que celui de l'odorat, si l’onn’exerce pas sur eux une vigilance assidue..............220

CHAPITRE I. – Dommages que cause l’abus de l’ouïe etavantages qui résultent du bon usage qu’on en fait.......................................................................................220

CHAPITRE II. – On y entre dans les détails et ondémontre le dommage que peut éprouver une âmeen prêtant volontiers l’oreille à la médisance..........230

CHAPITRE III. – On y expose les dommages que peutcauser à l’œuvre de la perfection le sens de l’odorat.......................................................................................251

CHAPITRE IV. – Avertissements pratiques audirecteur sur le présent article...................................256

ARTICLE V. – Obstacles que la langue oppose à laperfection, non pas en considérant cet organecomme un des cinq sens, mais comme étant celui dela parole........................................................................269

CHAPITRE I. – On y fait ressortir les difficultés que l’onéprouve i réprimer la langue et on y montrecombien il faut user de vigilance pour qu’elle neporte aucun préjudice à la spiritualité......................269

CHAPITRE II. – Moyens pour réprimer la langue.........275CHAPITRE III. – On y expose un autre moyen pour

modérer la langue et l’on y traite du silence............287CHAPITRE IV. – Avertissements pratiques au directeur

sur le présent article....................................................295ARTICLE VI. – Obstacles qu’opposent à la perfection

chrétienne les passions déréglées et immortifiées. .305

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CHAPITRE I. – On y considère combien sontnombreuses et nuisibles à la perfection nos passions.......................................................................................305

[403]CHAPITRE II. – On y prouve que le principal obstacle

qui s’oppose à la perfection chrétienne provient despassions immodérées ou immortifiées ....................314

CHAPITRE III. – On y expose des règles pour arriver àla mortification des passions et pour en obtenir plusfacilement la juste modération..................................326

CHAPITRE IV. – On y indique d’autres règles pourarriver à modérer ses passions..................................340

CHAPITRE V. – Avertissements pratiques au directeursur le présent article....................................................350

ARTICLE VII. – Obstacles qu’oppose à la perfectionchrétienne l'amour des biens et des richesses.........361

CHAPITRE I. – On y expose les raisons pour lesquellesl’amour des biens et des richesses met un obstacle àla perfection chrétienne..............................................361

CHAPITRE II – On y montre que si l’amour des biens etdes richesses dépasse les limites convenables, il nemet pas seulement obstacle à la perfection, maisencore au salut éternel................................................375

CHAPITRE III. – On y indique les remèdes contre lesobstacles qui naissent de i amour des richesses et quiempêchent d’arriver à la perfection chrétienne......384

CHAPITRE IV. – On y expose les moyens qui sont lesplus efficaces pour briser les liens qui nous attachentaux biens de la terre et pour acquérir la pauvreté................................................................................d’esprit........................................................................................396

CHAPITRE V. – Avertissements pratiques au directeursur le présent article....................................................405

ARTICLE VIII. – Obstacles qu’oppose à la perfectionchrétienne l’appétit désordonné de la gloire et deshonneurs du monde....................................................421

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CHAPITRE I. – On y établit la différence qui existe entrel’ambition et la vaine gloire, et en quoi consiste lamalice de ces deux vices.............................................421

CHAPITRE II. – On y montre quelle grande guerre lait àl’homme spirituel la passion de l’ambition..............427

CHAPITRE III. – On y démontre que la vaine gloire estun des plus redoutables ennemis de la perfectionchrétienne, parce qu’elle corrompt et infecte tous sesactes et leur donne la mort........................................433

CHAPITRE IV, – On y montre que la vaine gloire estgrandement ennemie de la perfection, parce qu’ellecombat celle-ci avec les sept vices dont elle est lechef................................................................................437

CHAPITRE V. – On y montre que la vaine gloire est uneennemie presqu’invincible de la perfectionchrétienne.....................................................................443

CHAPITRE VI. – On y propose divers moyens pourterrasser le vice de l’ambition et de la vaine gloire.452

CHAPITRE VII. – On y expose d’autres moyens pourremporter une victoire complète sur les vices dont ils’agit..............................................................................462

CHAPITRE VIII. – Avertissements pratiques au directeursur le présent article....................................................474

ARTICLE IX. – Obstacles que peuvent mettre à laperfection quelques autres objets extérieurs quiplaisent..........................................................................488

[404]CHAPITRE I. – On y parle de l’obstacle qu’oppose à la

perfection l'amour désordonné des parents............488CHAPITRE II. – Obstacles que met à la perfection le

dangereux lien de* amitiés fondées sur l’amoursensible et charnel pour les objets qui captivent lesaffections......................................................................499

CHAPITRE III. – On y montre que les amitiés fondéessur un amour tendre et sensible, outre l’obstacle

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qu’elles apportent à la perfection, sont très-pernicieuses et même extrêmement dangereuses.. .510

CHAPITRE IV. – Avertissements pratiques au directeursur le présent article....................................................517

ARTICLE X. – Obstacles que mettent à la perfectionles assauts extérieurs des démons.............................526

CHAPITRE I. – On y démontre que les âmes qui veulentmarcher dans les voies de la perfection sont plusexposées aux tentations des ennemis suscités parl'enfer............................................................................526

CHAPITRE II. – On y expose certaines finsmiséricordieuses que Dieu se propose en permettantque ceux qui le servent soient exposés à de grandestentations......................................................................538

CHAPITRE III. – On y expose encore d’autres fins pourlesquelles Dieu permet que nous soyons tentés.....547

CHAPITRE IV. – On y iodique plusieurs moyens pourvaincre les tentations du démon...............................558

CHAPITRE V. – On y indique d’autres moyens pourvaincre le » tentations.................................................570

CHAPITRE VI. – Avertissements pratiques audirecteur »ur le présent article. .................................582

ARTICLE XI. – Des obstacles que mettent lesscrupules à la perfection chrétienne ........................607

CHAPITRE I. – On y fait connaître la nature du scrupule,les causes qui le produisent et l’on y indique lamanière de le reconnaître...........................................607

CHAPITRE II. – Des obstacles qu’opposent les scrupulesà la perfection chrétienne...........................................620

CHAPITRE III. – On y propose les remèdes propres àécarter les scrupules....................................................631

CHAPITRE IV. – On y expose certains privilèges dontjouissent les personnes scrupuleuses et qui peuventêtre employés comme des remèdes efficaces pour laguérison de leur mal...................................................648

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CHAPITRE V. – Avertissements pratiques au directeursur la manière dont ils doivent conduire les âmesscrupuleuses.................................................................660

CHAPITRE VI. – Avertissements pratiques au directeursur les scrupules qui en certains cas particuliers ontcoutume de se présenter............................................667

[405]Imp. A. CLAVEL, 32, rue Paradis. Paris.

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