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Les Bals populaires et la grisette

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Grisettes et bals populaires dans la premire moiti du dix-neuvime sicle.

Alain Lescart

(Figure 1)

Figure 1. Sortie du Bal Mabille1

Dans sa description des distractions de la vie parisienne en 1803, Francis William

Blagdon, chroniqueur britannique de passage Paris, stonne de la prolifration des bals

et de lengouement des Parisiennes pour la danse:

In this gay capital, balls succeed to balls in an almost incredible variety. [...] It is no longer a matter of surprise to me that the French women dance so well, since to find that they take frequent lessons from their master, and, almost every night, they are a dance of one kind or another (Blagdon 369). Suite cette remarque, quelle peut tre la place des bals dans la vie populaire

parisienne dans la premire moiti du dix-neuvime sicle, ainsi que lvolution des

1 Jean-Baptiste Alexandre Paulin, Jean-Jacques Julien Dubochet and Eustache Lorsay, "Le Bal Mabille," L'Illustration, Journal Universel VI.135, 27 Septembre (1845).


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danses parisiennes dans la perception dun Paris centre mondial de la mode et des plaisirs

faciles.

Les annes qui suivent la Rvolution Franaise enregistrent une multiplication

tonnante des bals publics parisiens2. Trois sortes de bals existaient traditionnellement en

France: les bals de crmonie, les bals masqus et les bals publics. Ces derniers, moins

prestigieux que les prcdents, sont dune facture plus rcente. Si les premiers bals

publics doivent leur existence linitiative des thtres, une nouvelle tendance champtre

voit le jour, lair libre, dans de beaux jardins amnags. Cest dans la dcennie

prcdant la Rvolution Franaise que, suivant le modle des jardins anglais dagrment

adjoints aux bals, quelques tablissements comme le Ranelagh3 de Morisan (cr en

1774), situ lentre du Bois de Boulogne, Passy, deviennent le prototype de la

nouvelle ambiance festive associant nature et danse4. Lapprobation de la reine Marie-

Antoinette, qui se produit au Ranelagh en 1780, lui donne ses lettres de noblesse5 et

participe dune nouvelle forme de snobisme exprime par les quipages et les costumes

luxueux6.

Le bal populaire appartient, lui, plus proprement la Rvolution Franaise7 ; le

premier prend place le 14 juillet 1790, pour commmorer la prise de la Bastille. Cette

2 Le premier bal public est cependant celui de lOpra, mis en place par le Rgent, le 31 dcembre 1715. Il prenait place trois fois par semaine. Le bal commenait onze heures du soir pour finir six ou sept heures du matin (Dictionnaire du Thtre. 72). Au dix-neuvime sicle, pendant le Carnaval, le Bal de lOpra a lieu tous les samedis. Musard sy rendit clbre. Les bals publics commencent dcliner partir de 1865, lors de la cration des cafs-concerts qui se substituent aux bals publics (exception faite du Bal de lOpra qui connat une existence plus longue). 3 Le nom de Ranelagh sinspire de son homonyme anglais situ Chelsea, prs de Londres. Cf. "Le Ranelagh," Le Charivari 21 Juin 1838. 4 Jean-Baptiste Alexandre Paulin and Jacques Dubochet, "Le Ranelagh," (1845). 5 Benjamin Franklin y est reu franc-maon en 1778. 6 Ce jardin dansant fut aussi en 1796 le lieu de runion politique des Muscadins, jeunesse dore de lpoque tendance contre-rvolutionnaire. Leur prsence conduisit la fermeture du jardin jusquen 1800. 7 Cf. M. de Champeaux, Physiologie Des Bals De Paris Et De Ses Environs. Bal Mabille (Paris: Decaux, 1845). Aprs le terrible ouragan de 1793. Le peuple voulut connatre son tour les jouissances de cette


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anne-l, on constate la prsence spectaculaire de plus de 400 bals Paris8. La remarque

de 1803 faite par lobservateur quest William Blagdon sur la prolifration des bals

parisiens, attire le regard sur la centralit de la danse et des bals dans la vie culturelle et

sociale de la capitale en tant qulment qui participe amplement llaboration du

mythe de lesthtique de la Parisienne, point focal des plaisirs vanescents. Plus quun

simple dlassement, il faut voir dans le bal populaire du dix-neuvime sicle, un

phnomne de socialisation, de compagnonnage9, dmancipation, de rite de passage pour

ltudiant, de contestation et de sduction. Cest aussi le nouveau locus de la crativit, la

possibilit pour des filles du peuple de gagner une certaine (bien quphmre) notorit

par le dploiement dun art plus individuel. Le bal public et populaire (quoique ce soit un

miroir compartiment des clivages sociaux), autorise de plus en plus les brassages de

population et la circulation des marchandises humaines telles que la sexualit des

femmes, la mode, dans un univers dbrid o le peuple tente de sexprimer plus par une

libration du corps que par le discours qui est censur.

Le Parisien qui souhaite marivauder sous couvert de se dgourdir les jambes

dans des bacchanales, a le choix entre deux lieux de plaisir : dune part les bals situs aux

noblesse que la loi venait de proscrire et de frapper. Il pntra dans ses htels, dans ses petites maisons, il en parcourut les dlicieux jardins, il y trouva les salons de verdure o nagure les brillants marquis, les jolies comtesses, les abbs musqus, les actrices en renom, les courtisanes en faveur se livraient la danse (4). 8 Arthur Pougin, Dictionnaire Historique Et Pittoresque Du Thtre Et Des Arts Qui S'y Rattachent, Potique, Musique, Danse, Pantomime, Dcor, Costume, Machinerie, Acrobatisme (Paris: Firmin-Didot et Cie, 1885) 78. Information tire de lAlmanach Gnral des Spectacles, 1791. 9 Cf. la cration de Decamps en 1832 qui eut lide dinscrire le chiffre 45 sur lpaule de ses camarades costums : Nous serons, dit-il, la confrrie des 45, histoire de se reconnatre!. Cit dans Lon Sch, La Jeunesse Dore Sous Louis-Philippe, Alfred De Musset. De Musard La Reine Pomar. La Prsidente (Documents Indits), ed. tudes d'Histoire Romantique (Paris: Mercure de France, 1910) 160. De leur nombre tait : Decamps, son frre Alexandre, Jadin, Fau, Dumas, Flers, Jamar, Ribot, Boissart et Royer.


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barrires de la priphrie, chez les marchands de vin, dans les guinguettes10 (aux Folies

de Belleville, au bal du Sauvage, au bal Marchaux et au bal du Petit Saint-Martin)11 et

dautre part, les bals localiss lintrieur des murs de la capitale (au bal Mabille, au

Tivoli, au bal Musard, la Closerie des Lilas, au Prado et la Grande-Chaumire). Ces

derniers sorganisent principalement autour de jardins prestigieux, salles de danse

naturelles aux bosquets accueillants o les piafs parisiens sbattent en libert.

(Figure 2)

Figure 2. L'intrieur du Bal Mabille

10 Le mot guinguette sapplique aux dbits de boisson. Le mot pourrait tre une dformation de guiguet ou guinguet, qui signifie vin aigrelet. Cf. Franois Gasnault, Guinguettes Et Lorettes, Bals Publics Et Danse Sociale Paris Entre 1830 Et 1870 (Paris: Aubier, 1986) 29. 11 Eustache Lorsay and Charles Philipon, "Physionomie, Tournure, Gestes, Toilette Et Amusements Des Habitus De La Courtille," Muse Philipon 1.39 (1842).


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Dans ces jardins, le Tout Paris vient conter fleurette aux plus belles coquettes qui il

suffit de paratre pour faire et dfaire la mode : ici une robe, un chapeau, l un pas de

danse original.

(Figure 3)

Figure 3. Chapeau Pomar12

Le bal public est le nouveau spectacle parisien o lon peut briller et le spectacle est dans

la salle et non plus sur scne. Cette mode suit le train de personnalits marquantes : des

professeurs de danse comme Mabille, des chefs dorchestre comme Musard13, des

danseurs innovateurs comme Chicard14, Pritchard, Brididy et enfin, des danseuses

quivoques comme la Taglioni, Fanny Elssler (dite la gitane), la polkeuse Hlose-Marie

Sergent (dite la Reine Pomar), Clara Fontaine, Maria lAnglaise, Cleste Mogador,

Rose Pompon, Rigolboche toutes toiles filantes des bals. En marge de la vie politique,

12 "Chapeau Pomar," L'Illustration, Journal Universel V.108 - 22 mars (1845). 13 Surnomm le Paganini de la danse et le Roi du quadrille. 14 De son vrai nom Alexandre Lvque, marchand de cuir en gros.


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ces figures offrent au peuple une alternative sduisante aux restrictions imposes par

ltat bourgeois.

(Figure 4)

Figure 4. Danse aux Folies de Belleville15

Le bal populaire est surtout le lieu de prdilection des pauvres petites grisettes,

ouvrires couturires ou fleuristes pour la plupart, animaux dansants du dimanche,

pendues aux bras des tudiants de mdecine ou de droit (leur Arthur du Quartier Latin),

habitantes peu fortunes de la rive gauche. Ces matresses provisoires du monde

estudiantin, que Victor Hugo idalisera avec le personnage de Fantine, viennent y

chercher un drivatif lennui de leur longue semaine de labeur. Lespce grisette se

dcline en littrature en deux catgories qui partagent un esprit dindpendance dtach

15 Eustache Lorsay and Charles Philipon, "Histoire Chronologique, Philosophique Et Morale Du Cancan," Muse Philipon 1.48 (1842).


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de tout lien familial: dun ct la coquette modiste la bourse plus garnie, de lautre, la

brave petite couturire ou bouquetire dsargente au grand cur. La premire est

gnralement dpeinte comme infidle, et parfois assimile la Delphine de Mme de

Stal16. Objet marchand, elle fait partie du nouvel univers des Magasins de Nouveauts,

boutiques o les femmes en ouvrage sont exposes en vitrines aux passants qui viennent

les regarder dun il grillard. Son got pour le luxe qui passe par ses mains agiles peut

en faire une proie facile pour le riche bourgeois. Cest alors la Lisette du Branger de la

Restauration, une lorette avant la lorette historique.

(Figure 5)

Figure 5. Ce n'est plus Lisette de Tony Johannot.17

16 Cf. A. Fontaney, "Un Magasin De Modes - Histoire D'une Capote," Paris; Ou Le Livre Des Cent-Et-Un, vol. 7 (Paris: Ladvocat Libraire, 1832). Ctait lun de ces chapeaux que mditait la premire demoiselle de notre magasin de modes. [] Elle avait, peu de chose prs, lattitude de Corinne au cap Micne (sic) (331). 17 Pierre Jean de Branger, Oeuvres Compltes De P. J. De Branger, Orne De 104 Vignettes En Taille-Douce. Dessines Par Les Peintres Les Plus Clbres, vol. 1, 4 vols. (Paris: Perrotin, 1834).


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La deuxime travaille dans sa mansarde, la lueur dune chandelle, et utilise son

chle comme rideau18. Celle-ci est gnralement plus fidle et plus aimante que lautre.

Personnage romantique, sa fin est gnralement tragique. Cest, dans les annes quarante,

la Mimi Pinson dAlfred de Musset ou la Mimi dHenri Murger.

(Figure 6)

Figure 6. Le Grenier19

Lomniprsence de la grisette dans les bals populaires de la premire moiti du

dix-neuvime sicle en fait un des types les plus reprsents dans la littrature populaire

dont les romans de Paul de Kock sont larchtype. Paul de Kock est le grand oubli des

tudes littraires modernes qui ne soccupent le plus souvent que de Grande Littrature,

mais il tait, dans la premire moiti du dix-neuvime sicle, lauteur franais le plus lu,

et son uvre est inluctablement associe la grisette, tel point que Baudelaire a

exagrment dit de lui : Paul de Kock a cr la grisette (Baudelaire Vol II, 560). Ses

18 Cf. le chant de Branger : Le Grenier Lisette ici doit sur-tout apparatre, Vive, jolie, avec un frais chapeau ; dja sa main ltroite fentre, suspend son schall en guise de rideau. Branger, Oeuvres Compltes De P. J. De Branger 127. 19 D. Grenier, "Le Grenier," Oeuvres Compltes De P. J. De Branger, vol. 3 (Paris: Perrotin, 1834).


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livres sexportent hors frontires et outremer et servent de base au maintien quotidien de

la langue Franaise. Dans sa correspondance, Charlotte Bront, par exemple, le

mentionne comme objet de lecture des fins linguistiques et culturelles20. Les romans de

Paul de Kock exportent galement une certaine vision exotique de la Parisienne, femme

facile aux moeurs libres. Or, lquation entre grisettes et danse est un des composants

essentiel de la reprsentation quen donne la littrature partir de Paul de Kock. Louis

Huart dans sa Physiologie de la grisette (1841) indique ainsi que, contrairement la

grisette de La Fontaine21 qui il suffisait de raconter nimporte quoi pour lui faire

connatre les joies de ldredon : Il faut la faire danser beaucoup et souvent ; autrement,

pas daffaires, vous nen viendrez jamais bout (Huart 12).

(Figure 7)

Figure 7. Mon Voisin Raymond - Barba-Bertal illustration22

20 Margaret Smith, The Letters of Charlotte Bront. Vol. One: 1829-1847 (Oxford: Oxford, 1995) 226. 21 Celle du dix-septime sicle, rencontre dans sa nouvelle Joconde 22 Charles Paul de Kock, Mon Voisin Raymond (Paris: Jules Rouff et Cie, 1849).


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Dans son premier roman populaire grisette, frquemment rdit23, Mon Voisin

Raymond (1822), qui sinscrit dans ce que Walter Benjamin a appel la littrature

Panoramique linstar des libells de lpoque, Paul de Kock conduit son hros flneur

au jardin public de Tivoli, un des premiers grands parcs dattractions franais du genre

avec la Grande-Chaumire. La description spirituelle quen fait Paul de Kock donne de ce

jardin une image trs rotique, lieu de rencontre et de passades, dont la femme constitue

le spectacle permanent : des montagnes russes o elle se serre fivreusement contre son

compagnon, aux rvlations coquines des balanoires la Fragonard ; dans les buissons

et les bosquets discrets : Tous les plaisirs tournent au profit de lamour. [] la danse,

sur les montagnes, sous les bosquets, il faut tre deux pour tre heureux (Kock Mon

Voisin Raymond 12).

(Figure 8)

Figure 8. Un Bosquet du jardin Mabille.24

23 Publications: 1822, 1825, 1832, 1838, 1839, 1842, 1845, 1847, 1849, 1849 (2ed). 24 Eustache Lorsay, "Un Bosquet Du Jardin Mabille," L'Illustration, Journal Universel VI.135 (1845).


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Paul de Kock introduit ensuite son lecteur la section dansante du jardin. Passage

important car il focalise lattention sur lune des hrones principale de son roman,

linfidle grisette Caroline laquelle sopposera la brave petite grisette bouquetire

Nicette :

Me voici devant lenceinte consacre la danse. [...] Ici les marchandes, les petites bourgeoises, les grisettes, osent seules se livrer au plaisir de la danse; elles ne connaissent point la gne, le bon ton; elles veulent samuser, et elles sont si contentes en dansant! le plaisir se peint sur leur visage: elles sautent de si bon coeur! ... [...] Mais les spectateurs se portent vers un autre quadrille : la foule grossit ; les danseurs sont entours dun triple rang curieux. Il faut quil y ait l quelques jolis minois []. Mes yeux parcourent alors ltendue du quadrille, et sarrtant bientt sur une jeune personne coiffe dun petit bonnet sur lequel est un bouquet de roses. Jadmire les traits piquants de la jeune fille : ses yeux sont anims par la danse; le plaisir fait plus frquemment palpiter son sein, et le murmure flatteur qui retentit autour delle colore ses joues dun vif incarnat. [...] ces traits, cette taille, ce bouquet de roses, et ce projet de venir Tivoli ... plus de doute, cest mademoiselle Caroline; cest ma petite fleuriste dhier (Kock Mon Voisin Raymond 14).

Ce qui caractrise les danseuses des bals populaires (marchandes, petites

bourgeoises, grisettes), cest le ton naturel, non sophistiqu, non empaill, sans gne de

leur comportement. Elles seules osent se livrer au plaisir de la danse . Le discours sur

ces danseuses sert dappui une critique des classes suprieures. Les belles

demoiselles qui observent ce spectacle sont mesquines. Lauteur les rduit au pronom

indfini on : on raille, on se moque des autres, on dit des mchancets, on

tourne en ridicule ce quon ne peut pas faire, on persifle ce que lon aime en secret : cest

partout la fable du renard et des raisins. Le discours sur la grisette, amorc par les

chanteurs Branger et Dsaugiers et port au vaudeville par Eugne Scribe25, reconduit

les mmes prsupposs sociaux. La grisette sert alors de faire-valoir de la classe

populaire fidle aux ides rpublicaines. Elle fait vrai dans un monde artificiel. Au

cotillon simple, la robe de percale de la grisette dansante que lon peut chiffonner

25 Cf. le chant de Mimi, dans la pice de Scribe : Ces robes, ou lor stale, Au bal peuvent se froisser; Mais enrob de percale, Sans crainte lon peut danser. Cest bien, cest bien, Pour nous tout va bien; On na peur de rien, Quand on na rien. Eugne Scribe and Henri Dupin, Les Grisettes, Vaudeville En Un Acte, Represente Sur Le Theatre Du Gymnase Dramatique, 8 Aot 1823 (Paris: Houdaill et Veniger (2nd), 1828) 81.


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soppose la robe de soie et dor sophistique de la demoiselle quil ne faut pas toucher.

La grisette na pas peur daffirmer son existence en abandonnant la modestie requise des

grandes bourgeoises et des aristocrates. Un autre discours se profile galement en

filigrane, qui ressortit plus lrotisme de la femme populaire : le plaisir fait plus

frquemment palpiter son sein , ses joues dun vif incarnat , font allusion aux

motions des corps.

Lextrme rapidit des mutations librales de la vie politique parisienne passe

simultanment par une acclration des pas de danse, une certaine manire de lever la

jambe et en gnral un laisser-aller du corps qui soffre en manire de provocation au

public dfiant les autorits. Sous lEmpire, on a surtout dans la contredanse et la valse

dans les ftes publiques de Vauxhall et de Tivoli. En 1812, apparat la gigue et lors de

linvasion des cosaques Paris, en 1815, la bourre la remplace.

(Figure 9)

Figure 9. La Bourre26

26 Eustache Lorsay and Charles Philipon, "Boure in Histoire Chronologique Du Cancan," Muse Philipon 1.48 (1842).


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Sous la Restauration et au tout dbut du rgne de Louis-Philippe, entre 1815 et 1832, on

abandonne ces danses et on en revient des danses plus franaises, mais il faut constater

la coexistence de deux traditions de gigote diffrentes selon les classes sociales : dun

ct les danses bien sages et poses de laristocratie qui reprend les pas de quadrille27 de

lAncien Rgime inspirs du ballet28; de lautre, les danses plus oses, plus cabrioles

de la classe ouvrire qui, smillante, bondit plus haut et sindividualise. Jusquen 1831, la

jeunesse dore parisienne se contente de danser le menuet de lAncien Rgime et les

entrechats du directoire.

(Figure 10)

Figure 10. Le Menuet.29

27 Le Quadrille est une danse franaise compose de cinq parties, excutes tour de rle par chaque participant. On y distingue les parties suivantes: 1) la chane anglaise ou le Pantalon; 2) lavant-deux ou lEt; 3) la Poule; 4) la Pastourelle ou Trnitz et 5) la Finale, qui porte plusieurs noms comme Saint-Simonienne, chass-crois, galop, boulangre ou corbeille. 28 Cf. Gasnault, Guinguettes Et Lorettes 49. 29 Eustache Lorsay and Charles Philipon, "Le Menuet in Histoire Chronologique Du Cancan," Muse Philipon, Album de tout le monde 1842.


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De leur ct, les tudiants de Paris et leurs compagnes grisettes dansent un autre pas

interdit, la chahut30 qui pourrait tre interprte comme une nouvelle forme de charivari

social.

(Figure 11)

Figure 11. La Cachucha31

Cest de la contigut entre la jeunesse dore et la jeunesse des bals populaires que natra

le cancan, danse typiquement parisienne qui correspond lesprit gaulois et qui

deviendra rapidement lambassadrice de la danse franaise associe la promiscuit

sexuelle.

Parmi nous, dit dAlton-She32 les uns avaient dj pratiqu la Chaumire la danse dbraille des tudiants ; les jeunes officiers imitaient le flic-flac des prvts de rgiment la guinguette ;

30 Lorigine du mot chahut semble devoir se rattacher une danse espagnole nomme cachucha. 31 Eustache Lorsay and Charles Philipon, "Cachucha in Histoire Du Cancan," Muse Philipon 1.48 (1842). 32 Membre de la jeunesse dore, danseur de Charles X et un des prsums crateur du cancan/


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dautres, fidles leur costume, simulaient les bonds et les attitudes brutales des malins se trmoussant la barrire ; avec le sang-froid de lhabitude, la Cure et sa compagne excutaient les gestes honts, les poses lubriques de la chahut. Ajoutez ces lments lexcitation du travestissement, de livresse, les rires, les applaudissements frntiques des spectateurs merveills : telle fut la naissance du cancan, qui devint la danse nationale des Franais. [] Le cancan, cest le caprice la franaise, sensuel et railleur, lascif et goguenard, se moquant de lui-mme ; grce bouffonne, ardeur grotesque, on senlace, on se poudre, un rapprochement rotique est interrompu par une gambade et un tour de roue ; la tte renverse, la bouche entrouverte, Margot pme sous le regard de son danseur lui adresse un pied de nez auquel il rpond en la bnissant. Dans un galop final, on se mle, on se rue, on renverse ou lon tombe33 (Sch 159).

(Figure 12)

Figure 12. Le Grand cart de l'tudiant (1)34

(

Figure 13)

Figure 13. Le grand cart des tudiants (2)

33 Edmond de Lignres comte d' Alton-She, Mmoires Du Vicomte D'aulnis. [a Novel.] (Paris: 1868) 189. 34 Eustache Lorsay and Charles Philipon, "Le Grand cart (1) in Histoire Chronologique Du Cancan," Muse Philipon. Album de tout le monde 1842.


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La danse dbraille des tudiants et de leurs compagnes grisettes est celle qui donnera

naissance au cancan, danse nationale des Franais. Elle est associe aux bals des

barrires, cest--dire aux guinguettes. Ce Cancan, rsume bien le nouveau contrle que

les tudiants et les grisettes souhaitent exercer sur leur corps par un jeu rotique qui se

donne et se rtracte. Le cancan comme la chahut qui le prcde cherche attirer

lattention par son clat. Ces danses sont considres indcentes et mme attentat

aux murs ce qui nempche pas leur manifestation lorsque le garde de service ne

regarde pas.

(Figure 14)

Figure 14. Le Cancan, danse interdite35

35 Eustache Lorsay and Charles Philipon, "Le Cancan Est Dfendu in Physionomie De La Courtille," Muse Philipon. Album de tout le monde 1842.


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Lintrt de la grisette pour cette tude, est sa position sociale intermdiaire36 dans

une socit en pleine mutation et traverse par les spasmes rguliers des rvolutions

successives qui font natre chez le peuple des espoirs htivement rprims par ltat

bourgeois. Entre la femme du peuple et la grande bourgeoise, la grisette symbolise un

nouveau type de femme qui acquiert plus dindpendance par rapport aux hommes et

remet en cause le march du mariage. Sous ses deux genres, la modiste et la couturire, le

dmon et lange, elle focalise les peurs et les attractions des hommes. Son refus

dendosser la vue traditionnelle de la femme soumise, auquel vient sajouter lacquisition

de son indpendance conomique, en fait un des moteurs de lmancipation des femmes

au dix-neuvime sicle. Elle reprsente la nouvelle femme libre de la modernit,

cependant soumise linstabilit du march du travail. Au milieu du dbat

dindpendance de la femme se situe la question de sa sexualit libre souvent associe

la danse. Le bal est ainsi le lieu public o elle peut exprimer ses sentiments et se relcher

de ltreinte sociale oppressante. Romanc par Alfred de Musset dans sa nouvelle

Frdric et Bernerette (1838), le bal populaire des tudiants et des grisettes acquiert un

statut figuratif de dernire enclave libre pour le peuple :

La Chaumire est le Tivoli du quartier Latin; cest le rendez-vous des tudiants et des grisettes. Il sen faut que ce soit un lieu de bonne compagnie, mais cest un lieu de plaisir: on y boit de la bire et on y danse; une gat franche, parfois bruyante, anime lassemble. Les lgantes y ont des bonnets ronds, et les fashionables des vestes de velours; on y fume, on y trinque, on y fait lamour en plein air (Musset 208).

36 Un point mis en exergue par Honor de Balzac, "La Grisette," La Caricature. Morale, Religieuse, Littraire et Scnique 6 janvier 1831. [Je] dirai que la Grisette me semble tre le rsultat-mdium de ces rapports passagrement intimes entre deux presque-extrmits de l'chelle sociale : l'une, mle et distingue; l'autre, fminine et seulement piquante; toutes deux spares par position, mais toutes deux rapproches pendant un instant de la jeune vie par un besoin commun, celui du plaisir.


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Un mot caractrise alors la grisette chez tous les littrateurs : le plaisir 37. La

force qui la meut, cest le plaisir et seulement le plaisir interprt par les commentateurs

de manire antinomique, comme un hymne la vie o un dchanement des passions.

Cette vertu picurienne se manifeste par la danse qui permet une leve de toutes les

inhibitions. La grisette aime tellement le bal quelle nhsite pas en improviser, au

besoin, dans sa propre mansarde38. cette Rpublique de l'ivresse amoureuse soppose,

sur lautre rive, un discours moralisateur qui se donne une apparence plus raliste et pour

qui le bal est synonyme de dgradation. Lillustrateur Henri Valentin rcapitule cette

dsapprobation dans trois sries de lithographies publies dans lIllustration, en 1848, et

intitules Ordre, Dsordre et Damoiseaux et damoiselles du XIX sicle. Ces tableaux

complmentaires formant comme un triptyque (qui emprunte la chronique des

tribunaux), envisagent deux destins contradictoires faisant de la danse loutil principal de

la chute de la femme et de lhomme.

Dans sa premire srie : lOrdre, Henri Valentin sapplique dmontrer les

bienfaits dune discipline soumise la biensance des rgles sociales contenues et figure

la grisette travailleuse en premire position. Tout son travail de couture, la grisette

penche sur son tablier de taffetas noir sapplique scrupuleusement son ouvrage. Le

grenier respire lordre et la simplicit dune pauvre fille vertueuse qui se contente du peu

(chauffage au charbon, plante, fentre en coin). Dans la lithographie suivante, une jeune

fille bonnet (qui pourrait bien tre notre grisette) fait une promenade avec son tudiant

(casquette) accompagne par une dugne qui veille la biensance de la rencontre.

37 Cf. Balzac : Aucune autre ambition que celle du plaisir ne dcide ses caprices. Balzac, "La Grisette." 38 Cf. Charles Paul de Kock, Un Bal De Grisette. Vaudeville En Un Acte, [Paris, Gat, 23 Dcembre 1838.], ed. Le Magasin Thtral (Paris: Imprimerie Normale de Jules Didot l'ain, 1838).


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(Figure 15)

Figure 15. L'Ordre, tudes de moeurs, par Valentin39

Dans la deuxime srie, intitule Dsordre, on retrouve un dcor sous les toits (dans une

mansarde comme lindique le dessinateur) avec une femme qui pourrait faire penser

une grisette par le lieu, cependant, elle semble avoir perdu tous les attributs de louvrire.

Elle est bien, de fait, dans un pauvre grenier, mais aucun lment de la gravure ne

comporte dindices indiquant clairement sa profession. Loisivet semble au contraire le

trait dominant de cette reprsentation. La jeune femme fait une russite dans et sur son lit.

Ses affaires en dsordre tranent parses sur le sol. Au mur, pend un chapeau (point de

39 Henri Valentin, "L'ordre," L'Illustration, Journal Universel 18 mars 1848.


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bonnet) et lon peut mme entrevoir le pot de chambre sous le lit ct dune bote de

modiste (ce qui semble peut-tre indiquer sa profession). Le dshabill de celle-ci, son

dcollet, font pendants luniforme standard de la premire lithographie. Labsence de

(Figure 16)

Figure 16. Dans la Mansarde. Au Chteau Rouge40

fentre remplace par une collection de bouteilles vides en partie caches par la poutre,

souligne un autre point de dchance de la jeune femme. Au travail de couture de la

premire srie soppose le travail de dcouture de la deuxime. Dans la deuxime

image, au Chteau-Rouge, la jeune femme danse sans retenue au bal (probablement la

chahut ou le cancan), sous lil dsapprobateur du garde officiel cach derrire la

40 Henri Valentin, "Etudes De Moeurs. Dsordres. (1) Dans La Mansarde; Au Chteau Rouge," L'Illustration, Journal Universel 24 Juin 1848.


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colonne. Les deux images suivantes dveloppent la chute avec une soire la Maison

Dore (les bouteilles vides sur le sol rappellent celles de la mansarde), connue pour ses

alcves prives o se pratiquaient des orgies. La dernire image sert de morale la

chronique : la jeune femme finit lhpital, probablement infecte par la syphilis. Elle est

(Figure 17)

Figure 17. la Maison Dore. L'Hpital.41

ainsi assimile au monde de la prostitution. Deux destins fatals comme les deux cts

dune mme carte sont envisags: la maladie et la mort pour la femme ; la ruine pour

lhomme (dans la srie Damoiseaux, lhomme termine sa danse en prison pour dettes).

Dans la deuxime partie des annes quarante et dans les annes cinquante, un

nouveau discours prend place la suite de lapparition dune nouvelle figure fminine 41 Henri Valentin, "tudes De Moeurs. Dsordres (2). A La Maison Dor. L'hpital," L'Illustration, Journal Universel 24 Juin 1848.


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dansante qui vient se substituer la grisette dans lassociation au bal, et qui indique un

changement social important (et que pourrait bien avoir reprsent Henri Valentin) : la

lorette42, habitante luxueuse oisive, femme entretenue de la rive droite, largement

illustre par Gavarni ds 184143. Victor Rozier, auteur moraliste, soulignera ce trait en

1855 : Les bals publics ont donc gagn en luxe de toute espce, - car tous les bals ont

progress relativement leur premier tat, - moralement ils ont perdu. La lorette a chass

la grisette ; louvrire a disparu (Rozier 34). La grisette, petite amante dlicieuse,

travailleuse bonnet, spure de plus en plus de sa version infidle et dprave dans un

nouveau sentiment, quasi religieux, elle est anglise en dehors de toute religion. Sa

rdemption romantique se fait par un acte de sacrifice qui est souvent une autre

manifestation de la tragdie de son amour vrai. Le bal continue cependant avec sa

consoeur dprave, la lorette, femme entretenue chapeau, image tran dans la boue par

Emile Zola, dans Nana44, tandis quHugo donne Fantine un statut rdempteur. La lorette

vient au bal pour accrocher des clients fortuns45 tandis que la grisette y venait pour

samuser et y trouver un plaisir tout naturel. Lamour sincre de la grisette abuse,

exploite par les hommes se balance au calcul financier de la lorette exploitante des

hommes, dans un monde industriel qui recherche une nouvelle identit ; la littrature

42 Le mot est invent par Nestor Roqueplan. Nestor Roqueplan, "Les Lorettes," Nouvelles la main 20 Janvier 1841. 43 Maurice Philadelphe Alhoy and Paul Gavarni, Physiologie De La Lorette. Vignettes De Gavarny (Paris: Lavigne; Aubert, 1841). & Louis Huart and Maurice Alhoy, Physiologie De L'tudiant (Paris: Aubert, 1841). Gavarni qui prendra sous ses ailes protectrices les frres Goncourt dont un des premiers romans est La Lorette (1852). 44 Emile Zola, Nana, Les Rougon-Macquart, Histoire Naturelle Et Sociale D'une Famille Sous Le Second Empire (Paris: G. Charpentier, 1880). Zola idalise aussi la grisette dans sa petite nouvelle : Emile Zola, "L'amour Sous Les Toits," Contes Et Nouvelles: Esquisses Parisiennes, ed. Fasquelle Editeurs, 1969 ed. (Paris - Genve: Cercle du Bibliophile, 1865). Il est vrai quil a pous une grisette 45 Le bal, cest le thtre de ses exploits. [] Elle peut tre satisfaite de rencontrer au bal ses amis, elle est heureuse de pouvoir montrer une toilette nouvelle, mais le but principal est tout autre. Victor Rozier, Les Bals Publics Paris, Etudes Parisiennes (Paris: Gustave Havard, 1855) 129-30.


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romantique se heurte lconomie raliste46. lexportation, cette figure de la femme

parisienne contribue faonner un strotype fminin qui aura la vie longue.

46 Dont la nouvelle Chien-Caillou de Champfleury est le meilleur chantillon. Jules Champfleury, Chien-Caillou, 1980 ed., 1 vols. (Utrecht: Stichting "de Roos", 1845). Jules Husson (dit Champfleury), irrit par lidalisation de la grisette, met en scne une histoire macabre o il oppose crment le discours imaginaire romantique la duret pragmatique du discours raliste. Il ritre son exploit en 1849 avec sa petite nouvelle L'homme Aux Figures De Cire, 2004 ed. (Paris: Gallimard, 1849). Un montreur de figures de cire tombe amoureux dune poupe de cire qui reprsente une belle grisette. Il choisit en dernier lieu dabandonner sa femme pour la poupe de cire qui partage son lit. Cette rcriture moderne du mythe de Pygmalion prend le contre-pied du discours contemporain romantique.


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