Gravité de Rousseau

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  • Alain GROSRICHARD

    GRAVITE DE ROUSSEAU

    Des premiers Discours aux Rveries l'oeuvre de Rousseau ne ces-se de dsigner, l'intr~eur d'elle-mme, son propre extrieur; travail de partage obstin. opr sur un monde d'abord peru comme obscur, con-fus, contradictoire, et qui peu peu le constitue en systme: l'autre sys-tme, systme tout la fois extrieur et de l'extriorit, qui n'est chass dans le dehors de l'oeuvre que parce qu'il est le dehors mme de la nature en tant sa reprsentation aline; et que l'oeuvre, elle, ne se veut rien d'autre que le systme mme de la nature rapparaissant au regard dans l'intgralit de sa prsence. Il n'y aurait pas eu d'oel~vre si, au dpart, il n'y avait pas eu douleur, contradictions. dchirement du sujet, - symp-

    t(~mes non pas d'un ordre qui se dfait, mais comme d'une maladie qui ga-gne, active, vivante, prolifrant sur le champ ordonn de la nature, dont elle utilise les forces pour la retourner contre elle-mme. L'oeuvre de Rousseau est profondment une oeuvre de raction. Elle ne nait, ne se constitue, ne se dveloppe en systme que de se provoquer elle-mme.

    Il y a deux sortes de silence chez Rousseau. Celui de l'origine, o il n'y a rien dire, parce qu'il n'y a rien d'autre dire que la nature mme: langage silencieux des gestes, du visage qui n'est en quelque sor-te que la nature jouissant d'elle-mme, jouant avec sa propre multiplicit. Rien n'est signe et tout est signe. La voix mme est comme muette, elle ne survient pas la nature pour la reprsenter: chantant elle est la natu-re s'enchantant. Ce silence bruissant infiniment riche d'expreSSion est celui du sauvage. L'enfant le retrouve: "On a longtemps cherch s'il y avait une langue naturelle et commune tous les hommes, sans doute, il y en a une; et c'est celle que les enfants parlent avant de savoir parler" (1). Mais c'est aussi le silence de l'homme naturel accompli, devant le texte (2) d'une nature dploye dans toute sa diversit, et que seul son re-gard, coextensif elle, peut entendre et comprendre: l'oeil coute et parle. Et c'est encore le silence des peuples heureux, dans un tat o la Volont Gnrale n'a pas prendre la parole parce que l'tat, tout mo-ment, est cette parole mme.

    (1) Emile Ed. Garnier, p. 45. (2) ProfessioD de foi iIl.Emile p. 320

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    A l'oppos, il y a un autre silence, qui est celui de l'esclavage. La Volont Gnrale se tait sous la tyrannie, la conscience sous l'opi-nion, la parole sous l'criture, et en gnral le sujet sous la vote de ses reprsentations qui lui chappent, captent, dtournent et emportent sa voix: il tait le sujet de ses reprsentations, elles s'assujettissaient lui au point de ne s'en pas distinguer. Il en est maintenant le sujet, mais assujetti elles dans une sujtion qui lui Ote toute libert. Et, ici aussi, le plus profond silence se donne sous l'apparence d'un perptuel bruisse-ment: Tout est devenu signe, mais rien n'est plus signe. Muet parce qu'il tait pris dans le discours de la nature, le sujet est maintenant pris tout entier dans le discours de l'autre de la nature, qui lui impose silence.

    C'est entre ces deux silences que nai\ l'oeuvre de Rousseau. rompant l'un pour chapper l'autre .

    Depuis le jour o l'quilibre en repos de la Nature premire a t ananti, par "celui qui toucha du doigt l'axe du globe et l'inclina sur l'axe de l'univers" (1), l'histoire du monde est la recherche sans fin d'un centre de gravit introuvable, dans un dsquilibre qui va en s'aggravant. Le monde est aujourd'hui le produit, complexe et monstrueux, d'un long procs de perversion, tant de la Nature que du Droit, par lequel le sujet (l'homme ou l'Etat) a peu peu bascul hors de lui-mme pour ne vivre~ dsormais que dans l'excentricit de leur reprsentation.

    Contre ce monde, l'oeuvre de Rousseau fonctionne comme un contrepoids ou plus exactement comme un systme de contrepoids. Au vrai, comme nous le verrons, l'oeuvre donne en elle-mme la thorie de sa propre fonction. Il suffit ainsi de se rfrer la thorie de l'instinct physique ou moral, dvelopp par exemple dans la Profession de foi : l'instinct est toujours instinct de conservation d'un sujet qui doit tre un s:::.ns tre simple, c'est--dire quilibr, et il maintient cet quilibre n contrebalanant le dveloppement hypertrophique et pathologique de telle ou telle facult. On retient le plus souvent de ce prinCipe d'quilibre, son utilisation par Rousseau pour rendre compte de la gense des facults de l'homme : une facult (la raison, l'imagination, etc ... ) ne se dveloppe que lorsque le besoin s'en fait sentir, lorsque des obstacles se prsentent qui ne peuvent pas tre surmonts par les moyens dj existants. Mais cette actualisation des facults virtuelles n'est que l'aspect normal du jeu de ce principe d'quilibre, celui qui est l'oeuvre dans la gense d'un su-jet de droit comme Emile qui n'a de rapport qu'avec les choses, et non avec les hommes et leur reprsentation d'eux-mmes et des choses. - ou

    (1 ) Essai sur l'origine des langues Ed. Belin, p. 521.

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    dans celle de l'Etat du Contrat Social, qui lui aussi est seul et n'a de rap-port avec aucun ~.

    Mais ce qui est donn l'homme d'aujourd'hui, ce n'est plus l'immdiatet de la nature, mais le monde excentrique de la reprsenta-tion, et l'homme de l'homme. L'instinct joue alors pour supprimer le dsquilibre cr par les facults mmes de l'homme. Aussi se dplace-t-il et prend-il diffrents noms, selon la facult dont il doit balancer les excs: sentiment lorsque la raison, sans frein, se lance dans les cons-tructions chimriques d'un systme matrialiste, o la pense en vient se nier elle-mme, raison au contraire lorsque l'imagination se perd dans les absurdits de la religion rvle, conscience lorsque la passion emporte au mal. Si loin qu'il ait t entrafu par le procs de perversion, l'individu ne peut faire qu'il se dnature absolument, qu'il bascule une fois pour toutes et rompe dfinitivement le fil qui le relie son origine. La voix de la nature parlera toujours, si un moment on l'coute dans le silence des passions. De mme, la Volont Gnrale, dans l'Etat, est in-destructible : elle parlera toujours, pour peu qu'on lui en donne l'occasion en l'interrogeant pertinemment, et le lieu en rassemblant le peuple entier dans l'enclos des Comices, tout gouve;n;ment et toute autre autorit que la sienne tant du mme coup suspendue.

    L'oeuvre- de Rousseau veut n'IHre pour la nature et le droit, que cette occasion et ce lieu. Son criture se donne comme le rcueil mme de la nature et du droit, et dgage, dcouvre inlassablement un lieu pour les laisser apparatre dans leur immdiatet, et parler sans Reprsentant: liA l'instant que le Peuple est lgitimement assembl en corps Souverain, toute juridiction du Gouvernement cesse, la puissance excutive est sus-pendue ..... parce qu'o se trouve le Reprsent, il n'y a plus de Repr-sentant" (1). C'est pourquoi, paradoxalement, la fin qui hante ds son d-but, est d'tre un discours sans sujet, d'tre le discours mme de la Na-ture, le calque de ce texte immense qui se propose au regard du Vicaire Savoyard. La rfrence au Moi n'est pas d'abord le retour une subjec-tivit singulire, mais bien l'tape oblige par quoi l'on doit passer pour retrouver le lieu commun o le regard se confond avec le spectacle.

    En cela, Rousseau ne diffre pas des empiristes et sensualistes du XVIIIe sicle, de Locke Condillac. Il y a toujours deux sortes de moi, dont l'un n'est que superficiel: pris tout entier dans le prjug et dans l'opinion, il n'est, peut-on dire, que leur effet: c'est le moi de l'amour propre qui se compare, qui n'existe que de se diffrer des autres. Mais il y a, sous les prjugs, l'opinion, les mots, un moi que tous peu-vent retrouver au plus profond d'eux-mmes, et qui est le lieu r&~me de la nature : comble de la subjectivit, si l'on veut, mais aussi le seul v-ritable fondement de l'objectivit. De Locke Berkeley et Condillac, la critique des systmes repose toujours sur cette critique premire

    (il Contrat Social ml, XIV)

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    l'auteur n'est pas revenu assez profondment en lui-mme. Ainsi Locke critiquait l'innisme de Descartes, ainsi Condillac critiquait l'innisme tacite de Locke. C'est cette exigence de retour un moi qui n'est que le lieu de l'originel, et permet de voir se dvelopper la nature avant les prjugs d'une exprience reue du dehors, qui la pervertiront, - que Rousseau se rfre. Disant "moi", il n'est qu'un guide. Mais un guide n-cessaire' parce que le seul qui connaisse encore le fil qui rattache leur origine le monde et les hommes pervertis :

    "Ces traits si nouveaux pour nous et si vrais trouvaient bien enco-re au fond des coeurs l'attestation de leur justesse, mais jamais ils ne s'y seraient rencontrs d'eux mmes si l'historien de la nature n'eilt commen-c par ter la rouille qui les cachait" (1).

    De sorte que le discours de Rousseau se dploie tout entier dans la diffrence, comme la diffrence entre l'excentrique et le centre; il mesure rigoureusement la gravit du mal son loignement de l'origine, non pas seulement par le moyen d'chelles et de rgles que sont ses con-cepts thoriques ("Avant d'observer, il faut se faire des rgles pour ses observations: il faut se faire une chelle pour y rapporter les mesures qu'on prend. Nos principes de droit politique (mon Emile), sont cette chel-le. Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays"), mais parce qu' tout moment il n'est que la distance maintenue entre un extrieur qu'il re-pousse sans jamais pouvoir cesser de lui appartenir, puisqu'il est discours crit et reprsentation, et un centre silencieux qu'il n'a jamais fini d'at-teindre, puisque l'atteindre serait se taire et se supprimer comme dis-cours. Si bien que cette oeuvre, qui ouvre le monde referm sur ses ori-gines, s'ouvrir elle-mme en elle-mme perptuellement. L'criture mme qui conteste le monde et porte la nature et le droit bascule dans le monde de la reprsentation. De mme que les gestes et les actes de Rous-seau, expression immdiate d'un sujet naturel, dans un monde dont les Dialogues dcriront le systme achev deviennent lments du systme de la reprsentation, qui les recompose de telle sorte qu'ils renvoient dsor-mais l'tre "le plus Chimrique qu'on puisse imaginer", de mme son criture se dfigure pareillement au seul contact du monde qui la reoit.

    La mme "jaunisse universelle" qui infecte le regard de l'homme et l'empche de voir la nature telle qu'elle est, dans l'univers, l'empche aussi de la voir dans les livres qui la disent: "lecteurs, vous aurez beau faire, vous ne verrez jamais mon Emile comme je le vois". L'histoire de l'oeuvre de Rousseau, est l'histoire d'un partage intrieur au monde, qui devient, peu peu, intrieur l'criture mme. L'oeuvre est ainsi prise elle-mme dans le procs de perversion qu'elle dnonce, elle l'achve en le disant. C et achvement, ce sont les Dialogues, qui ne sont plus le dis-cours d'un sujet cherchant se dfendre contre la dfiguration que subi-ra sa reprsentation, mais qui, d'emble se donnent comme le discours

    (1) Dialogue Troisime, Bibliothque de Cluny, p. 276

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    de l'autre: ,discours dont le sujet lui-mme s'est exclu, pour retrouver, dans le dehbrs quoi ouvrent les Rveries, cette autre vie, et cet autre ordre de choses qui doivent ncessairement exister pour compenser, ba~ lancer l'impossibilit de vivre et le malheur qui sont le lot du juste en ce monde.

    Dans cette histoire de l'oeuvre, qui rpte en elle-mme l'his-toire du monde, l'Emile marque un point remarquable. Et d'abord pour Rousseau lu~-mme, qui y voit la clef permettant de comprendre son oeu-vre comme un systme thorique rigoureux. Il fait dire en effet au ~ ais des Dialogues :

    "J'avais senti ds ma premire lecture que ces crits marchaient dans un certain ordre qu'il fallait trouver pour suivre la chane de leur contenu. J'avais cru voir que cet ordre tait rtrograde celui de leur pu-blication, et que l'Auteur, remontant de principes en principes n'avait at-teint les premiers que dans ses derniers crits. Il fallait donc pour mar-cher par synthse commencer par ceux-ci, et c'est ce que je fis en m'at-tachant d'abord l'Emile par lequel il a fini" (1).

    En vrit, ce que Rousseau prsente comme une "chane" de principes est plutt une constellation de rponses. que l'.Emile permet d'organiser en un systme en quilibre dont le concept qu'est l'Emile se-rait le centre de gravit.

    Le monde en effet que l'Emile dsigne comme son autre, est le produit complexe de deux perversions, celle de l'homme co~individu et celle de l'tat. On retrouve dcrit dans l'Emile l'tat de guerre de la fin du second Discours, mais largi, et transpos dans le champ des int-rts conomiques, sociaux, intellectuels, - en bref, dans le champ de l'o-pinion et de la reprsentation. Mais dans le second Discours, cet tat li-mite ouvrait une solution, la solution par l'tat politique, dont le contrat social dveloppe les fondements. Or en fait, le Contrat Social est moins aSUite thorique du second Discours, qu'une rponse un second aspect de la perversion de ce monde: la dgradation des Etats et leurs contra-dictions.

    A ce monde double correspond un sujet double lui aussi. Les deux "manires d'tre" de l'homme-naturelle et politique, les deux or-

    (1) Dialogue troisime p. 273

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    dres de lgalit - de la nature et des hommes - qui se succdaient du deuxime Discours au Contrat Social, se recouvrent maintenant sans coi'ncider.

    "De ces contradictions nai'!: celle que nous prouvons sans cesse en nous-mmes. Entrals par la nature et par les hommes dans des rou-tes contraires, forcs de nous partager entre ces diverses impulsions, nous en suivons une compose qui ne nous mne ni l'un ni l'autre but. Ainsi combattus et flottants durant tout le cours de notre vie, nous la ter-minons sans avoir pu nous accorder avec nous, et sans avoir t bons ni pour nous ni pour les autres" (1).

    Il faut souligner que la duplicit du monde et de l'homme n'est pas simplement runion ou addition de l'ordre de la Nature et de l'ordre civil, de l'homme de la nature et du citoyen, mais dsigne un mixte nou-veau, dont les lments sont dsormais insparables, tout en tant con-tradictoires.

    Dans ces conditions, quelles solutions thoriques s'offrent Rousseau pour que le sujet chappe une contradiction interne qui fait son malheur?

    Rousseau en carte deux, comme impossibles aujourd'hui: celle du retour l'tat du sauvage du second Discours et celle du retour l'tat de pur citoyen, semblable celui de Sparte par exemple. D'un ct en ef-fet : "un homme abandonn" ds sa naissance lui-mme parmi les autres serait le plus dfigur de tous", de l'autre ... " les deux mots de patrie et de citoyen doivent tre effacs des langues modernes. O il n'y a plus de patrie, il n'y a plus de citoyens".

    Il en carte enfin une troisime, qui est prcisment la pseudo-solution des contemporains et consiste masquer la contradiction des deux premires. On aboutit alors cet tre mixte, qui n'est proprement rien: "Celui qui, dans l'ordre civil, veut conserver la primaut des sen-timents de la nature ne sait ce qu'il veut. Toujours en contradiction avec lui-mme, toujours flottant entre ses penchants et ses devoirs, il ne sera jamais ni homme ni citoyen, il ne sera bon ni pour lui, ni pour les autres. Ce sera un de ces hommes de nos jours, un Franais, un Anglais, un bourgeois; ce ne sera rien" (2).

    Reste la solution qu'est Emile. Emile, c'est l'homme naturel vi-vant dans l'tat civil, mais il n'est pas, comme le bourgeois, le rsultat

    (1) Emile. p. 11

    (2) Emile p. 10

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    du mlange contradictoire d'une nature pervertie et d'un tat dgrad, il sera "un sauvage fait pour habiter les villes". Il se distingue donc du bourgeois comme le droit du fait. Ainsi l'Emile accomplissant en cela le mouvement de partage dont nous parlions plus haut, ds intrique les deux ordres de la nature et des hommes qui se recouvrent et interfrent dans ce monde, et les rpartit sur deux plans diffrents. Ce qui commande. nous allons le voir, la composition de l'Emile.

    Il s'agira d'abord de produire et de dvelopper le concept d'un homme de la nature; l'artifice d'une ducation permettra la nature de poursuivre sa marche, sans se trouver dvi ds le dpart, comme elle l'est aujourd'hui, o le nouveau-n, - seul lieu o la nature pointe encore, -se trouve immdiatement pris et pour toujours dans les restes de l'ordre de l 'homme (le maillot n'est que la figure matrielle de cette emprise mul-tiple qu'a la reprsentation adulte sur l'enfant: "les enfants entendent par-ler ds leur naissance", on leur impose convenances, devoirs, habitudes sociales etc ... l. L'Emile choisit donc de porter son achvement l'or-dre de la nature en retardant l'extrme le moment de son contact avec l'ordre des hommes, en permettant au sauvage de n'tre plus exclu dans le lointain temporel des premiers Temps, ou spatial des terres non civi-lises, mais d'arriver aux portes mmes de nos villes, et de les tenir sous la puret naturelle d'un regard qui clairera leurs contradictions.

    Toute la premire partie de l'Emile, jusqu' la Profession de foi se droule selon le droit d'une gense-modle des facults. En fait Rous-seau prsente cette gense normale comme "la marche mme de la natu-re", Nous l'avons vu plus haut: Si l'oeuvre parart celle d'un auteur, d'un original, d'un visionnaire, c'est qu'on n'y voit pas que c'est la nature mme qui est l sous nos yeux, simplement prsente travers une cri-ture qui voudrait n'tre que pure transparence. L'aspect autoritaire, nor-matif du trait vient de l'autorit, de la norme qu'est la nature elle-m-me.

    Rousseau insiste tout instant sur la ncessit interne qui con-duit la ralit qu'il se contente de voir s'ordonner sous son regard, seul regard original parce qu'il est originaire, et parce qu'entre l'oeil et le spectacle il n'y a pas le filtre dformant des reprsentations: "Ils cher-chent toujours l'homme dans l'enfant". Le spectacle de la nature ne peut tre donn qu' un regard naturel: "Je sais que, s'obstinant n'imaginer possible que ce qu'ils voient, ils prendront le jeune homme que je fi gure pour un tre imaginaire et fantastique, parce qu'il diffre de ceux qui ils le comparent". Et le regard dnatur des hommes de ce sicle ne peut constituer, sous le nom de vrit, de nature et de droit que des ima-ges en miroir de leurs erreurs, de leur dnaturation, de leurs crimes. Aussi faut-il pour voir Emile tel qu'il est, le rejoindre en soi-mme, sous les prjugs, voir Emile (et se voir) avec les propres yeux d'Emile: "Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s'indigne des ntres, et dit en lui-mme: nous sommes tous des mchants. L'autre nous regarde sans s'mouvoir et dit: vous tes des fous".

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    (Cette neutralit du regard dtach des prjugs et dont le dis-cours ne serait que le dcalque, Rousseau la revendique aussi bien ail-leurs: aussi les "erreurs" dans les thories politiques de Hobbes, Grotius etc ... ne sont que des perversions du regard: on juge de ce qu'on doit voir par ce qu'on voit).

    Le problme de la norme de la gense et du fondement des prin-cipes est en fait au coeur du discours empiriste, quoique non formul com-me tel. L'Essai sur l'entendement humain de J. Locke prtendait dj, en partant des ides simples, montrer comment toute la connaissance pou-vait se constituer selon l'ordre naturel de l'exprience, sans recourir l'innisme cartsien. On voit bien pourtant que cette gense de l'entende-ment partir du simple suppose une analyse pralable mais implicite de l'entendement dj constitu, qui dessine le cadre vide dans lequel la ge-nse se dveloppe. Ainsi, c'est le sujet du discours empiriste qui est lui-mme l'horizon et la fin de la gense qu'il dcrit: la description est tou-jours normative. C'est pourquoi l'empirisme est la philosophie du trait d'ducation, qui se donne comme complment et application de la t~, et n'est en fait, rien d'autre qu'un ddoublement du discours empiriste sur la gense. Et l'ducateur n'est rien d'autre que le sujet de ce dis-cours, mais reprsent, mis en scne dans le discours lui-mme. Cet ducateur n'est pas un martre, de mme que le sujet du discours - le phi-losophe - n'est pas un auteur: Il n'impose pas sa loi, ne donne pas d'or-dres, puisque la loi, l'ordre, c'est la nature l'oeuvre dans le dveloppe-ment de son lve. Mais si l'lve est lui-mme le jeu de la nature, il en est du m~me coup le jouet: il ne la saisit pas comme loi. Le rle de l'-ducateur est alors de renvoyer en miroir l'lve l'image de son propre dveloppement, en lui donnant ainsi force de loi. L'ducateur n'est pas la loi, i1la rvle. Il est l'artifice par quoi le jeu de la nature qu'est l'en-fant se rflchit lui-m~me, prenant conscience de sa lgalit. Mais que l'ducateur impose l'enfant une lgalit qui ne soit pas l'exacte repr-sentation de celle qui, implicitement, le commande, alors les principes mmes de l'empirisme s'effondrent, puisque ce n'est plus la nature qui mne la gense, mais l'arbitraire des hommes. Aussi Condillac crit-il, en des termes que Rousseau pourrait reprendre son compte : "Il fallait me rapprocher de mon lve, et me mettre tout fait sa place, il fallait tre enfant plutt que prcepteur. Je le laissais donc jouer et je jouai avec lui, mais je lui faisais remarquer tout ce qu'il faisait, et comment il avait appris le faire" (1).

    Mais une diffrence essentielle spare Rousseau de Condillac, c'est que son lve n'est pas simplement un entendement. Il y a, chez Condillac, un ordre pour l'enseignement des sciences (l'ordre de leur gense historique) mais cet ordre est logique, et non temporel. Condil-lac crit bien: "n n'y a point d'Age o l'on puisse comprendre les princi-pes gnraux d'une science, si l'on n'a pas fait les observations qui ont

    (1) Condillac, Cours d'Etudes Corpus des philosophes franais, p. 408

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    conduit ces principes. L'ge de raison est donc celui o l'on a observ", Mais il ajoute aussitt: " et, par consquent, la raison viendra de bonne heure. si nous engageons les enfants faire des observations" (1). Il n'y a donc qu'une seule et mme raison de l'enfant l'homme, et une ducation bien conduite est celle qui fait gagner du temps, en multipliant les obser-vations : la raison se constituera d'autant plus tt que les observations au-ront t plus nombreuses.

    Or, si le modle sensualiste de la sensation transforme dter-mine bien aussi la gense des facults etdes connaissances d'Emile, cette gense est chez Rousseau commande par une temporalit relle, celle d'un individu vivant, qui nan, souffre, dsire et peut tout instant mou-rir, - bref fait d'un esprit et d'un corps. Aussi la gense dans l'Emile n'est -elle pas une transformation linaire de la sensation, mais une dou-ble transformation parallle; non pas une succession de formes de l'en-tendement, mais une succession de couples de formes quilibres.

    La vie d'Emile de l'enfance l'ge adulte sera donc une suite d'tats d'quilibre. Rousseau dfinit l'unit du sujet (2) comme une frac-tion dont le quotient serait gal 1 ou comme une dUfrence gale zro. Le progrs d'Emile. le progrs de son "Empire", sera comme la suite: Q. = U = U etc .... d reprsentant les besoins du corps ou les dsirs f 2 f 3 f et f les forces physiques ou les facults intellec-tuelles qui peuvent les satisfaire. Cette unit dans l'quilibre est pour Rousseau la condition de la libert et du bonheur. Tel sera donc le prin-cipe de l'ducation: "En quoi consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur? Ce n'est pas prcisment diminuer nos dsirs ; car, s'ils taient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facults resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre tre. Ce n'est pas non plus tendre nos facults, car si nos dsirs ne s'tendaient la fois en plus grand rapport, nous n'en deviendrions que plus misrables. Mais c'est diminuer l'excs des dsirs sur les facults, et mettre en galit par-faite la puissance et la volont. C'est alors seulement que, toutes les for-ces tant en action, l'me cependant restera paisible, et que l'homme sera bien ordonn" (3).

    Ce principe d'quilibre (4) permet de jouir pleinement tout mo-ment, tout lige, de tout son tre. Qu'est-ce donc que la mauvaise duca-tion? Celle, dit Rousseau, qui ne sait pas "voir l'enfant dans l'enfant",

    (l)Coun d'Etude . "Discoun p-limiDaire". p. 397 (2)OD verra que cette dfinition de l'uniti du sujet vaut auai pour ce sujet qu'est l'Etat politique. (3)Emile p. 63-64 (4) Il ert iDutile de montrer ici comment ce p-Incipe d'iquillbJoe. ce vitable calcul de la libert et du

    bonheur joue aUleun, et en particulier dans le Contrat Social. oil. il va meme jusqu" doJm.er lieu l de !avanu calculs.

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    c'est--dire celle qui introduit le dsquilibre dans l'enfant. On peut pro-voquer ce dsquilibre de deux faons: soit en ajoutant, soit en retran-chant quelque chose sur l'un des deux bras du levier. On ajoute quelque chose, par exemple. lorsqu'on se plie au caprice de l'enfant. lorsqu'on "met ses bras au bout des siens". Ds lors en devenant tyran, il perd sa libert: "le seul qui fait sa volont est celui qui n'a pas besoin. pour la faire. de mettre les bras d'un autre au bout des siens". On retranche quelque chose. lorsqu'on l'enserre dans des contraintes et des limites qui ne sont pas celles de la nature (maillot, devoirs etc .... ). Et. de mme que l'accroissement de force.dans le premier cas n'est qu'illusoire. et se retourne en son contraire la servitude, de mme, une limitation violente de la libert n'est que provisoire. elle finira par tre dborde et condui-ra la licence dont nous verrons plus loin les effets.

    Si l'on veut se reprsenter le mcanisme de la perversion dans sa plus grande gnralit. il suffit de dire qu'il est la mconnaissance de la temporalit de la nature. On dtache les reprsentations de l'adulte de leur sujet pour les reporter sur un sujet enfant. L'Homme est celui qui pr -vient la nature et la fait se recouvrir elle-mme : par qui la diversi-t des climats, avec les fruits. les caractres humains, les langues qui y correspondaient adquatement. s'est fondue. donnant un mixte contra-dictoire et insipide: l'Essai sur l'Origine des Langues dcrit bien ce re-couvrement progressif et mutuel du Nord et du Midi. ce pliage de la terre sur elle-mme par le jeu de la reprsentation.

    Examinons un instant le spectacle du monde cr par l'homme "l'homme force une terre nourrir les productions d'une autre. un arbre porter les fruits d'un autre; il mle et confond les climats, les lments, les saisons ... Il bouleverse tout, il dfigure tout, il aime la difformit, les monstres". L'ordre de la nature, c'tait une certaine distribution dans l'espace, un espacement gographique (climats, terrains). aussi bien que temporel (saisons), et un accord tel finit avec son climat, ou sa saison. L'ordre de l'homme, c'est simplement la nature se recouvrant elle-m-me sans concider, mais en interfrant, le Sud et ses produits venant s'appliquer sur le Nord, et l't sur l'hiver. comme un livre qu'on ferme. La nature aujourd'hui est ce livre ferm dont les pages se superposent, rendant la lecture impossible. Il en est de mme chez l'homme d 'aujourd'-hui, produit d'une ducation qui au lieu d'espacer son dveloppement dans une succession d'ges avec leurs reprsentations. l'crase ds sa nais-sance des reprsentations de sa fin.

    L'Emile est le livre rouvert, le texte tal, rordonn: le sujet s'espace dans le temps naturel de sa gense, et il sera celui qui laisse devant lui la nature s'espacer, diffrer d'elle-mme, dans un quilibre de varits, o toutes ses forces sont en action. Au livre IV de l'Emile, Rousseau, (se supposant riche) au lieu d'tre celui en qui et par qui la natu-re se contredit elle-mme, sera celui qui se diversie avec elle en quel-que sorte, qui la rend presque plus nature que nature. Il crit, dans un texte qui rpond exactement celui que nous citions quelques lignes plus haut: "Je n'imiterais pas ceux qui mettent toujours les saisons en contra-

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    diction avec elles-mmes, et les climats en contradiction avec les sai-sons; qui, cherchant l't en hiver, et l'hiver en t, vont avoir froid en Italie et chaud dans le Nord .... Moi, je resterais en place, ou je prendrais tout le contre-pied; je voudrais tirer d'une saison tout ce qu'elle a d'agrable, et d'un climat tout ce qu'il a de particulier. J'irais passer l't Naples et l'hiver Ptersbourg ... etc .... " (1).

    "Chaque ge, chaque tat de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturit qui lui est propre", mais Emile accrot cependant peu peu SOl'. empire. Cet empire n'est, la vrit que l'largissement et le perfectionnement de la reprsentation qu'il se fait de la nature, cha-que facult n'apparaissant qu'au moment favorable (et tout l'art de l'du-cation est de reconnatre ce moment favorable), c'est--dire au moment o elle est ncessaire un sujet qui est mr pour la recevoir. Chaque progrs intellectuel et moral, chaque progrs de la raison rpond un progrs du corps.

    On en arrive ainsi cet ge o le corps cesse de se dvelopper, et du mme coup la raison.

    L'empire d'Emile, est alors la reprsentation de la nature en-tire ; la nature a produit, par une gense naturelle, un sujet naturel capable de la reprsenter adquatement. C'est le moment du spectacle de la nature tal sous les yeux au pied de la colline, le moment de son texte ouvert au regard.

    L'homme est maintenant au centre de la nature sa place, puis-. qu'il est ordonn par elle pour l'ordonner: "n est donc vrai que l'homme

    est le roi de la terre qu'il habite; 'car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des lments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s'approprie encore, par la contemplation, les astres mmes dont il ne peut approcher" (2).

    On peut se demander si, ce moment Emile aura l'ide de Dieu. n semble bien que non, dans la mesure prcisment o il est un sujet fi-ni mais qui n'a pas conscience de sa finitude, qui du mme coup n'a pas l'ide d'une tre infini et transcendant. L'ide de Dieu va apparatre pour rpondre un nouveau besoin, un nouveau dsquilibre: il est re-marquable que l'ide de Dieu apparat chez Emile en mme temps que nat en lui le dsir sexuel, que Rousseau assimile au dsir de la repro-duction : le dsir c'est la finitule, consciente d'elle-mme, l'ouverture l'autre, l'infini: "le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut qu'il arrive. Puisqu'il faut que l'homme meure, il faut qu'il se reprodui-se, afin que l'espce dure et que l'ordre du monde soit conserv" (3).

    (1) Emile, p. 432.

    (2) Profession de Foi.

    (3) Emile. p. 362.

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    Le moment de ce dsir indfini (qui n'est pas peru encore par Emile comme dsir de l'autre sexe) est le moment favorable l'apparition de l'ide de Dieu, qui l'quilibrera. Aussi le rle de l'ducateur est-il ici de diffrer le moment de la satisfaction sexuelle, qui plongerait Emile dans le mauvais infini de la licence.

    Cette "licence" est le lot des jeunes gens victimes d'une mau-vaise ducation, qui l'on a essay trop tt d'inculquer l'ide de Dieu. Ne rpondant pas un dsir infini. ni une raison parfaitement dvelop-pe. cette ide sera immdiatement dchue en une image dfigure de la diversit. Mais surtout il ne sera plus possible ensuite de retrouver une ide adquate de la divinit: "Le grand mal des images dilformes de la Divinit qu'on trace dans l'esprit des enfants est qu'elles y restent toute leur vie. et qu'ils ne conoivent plus, tant hommes. d'autre Dieu que celui des enfants" (1). En consquence, lorsqu'arrivera le moment du dsir, le jeune homme ne disposera plus de ce contrepoids indfini qu'est l'ide de Dieu. Il sera jet dans la licence. qui est une infinie recherche de l'quilibre. Il faut voir d'ailleurs que cette licence est aussi bien licence sexuelle' que licence intellectuelle d'une raison qui a perdu la clef de l'ordre de la nature. Aussi le matrialisme du sicle est-il es-sentiellement et profondment li sa licence morale. Mais la licence} morale et intellectuelle, est elle-mme l'effet d'un dsquilibre premiel', celui de la rvlation de Dieu un sujet qui ne l'attend pas. Rvler Dieu mme s'il s'agit du vrai Dieu. c'est toujours le dfigurer (2). Prtres au-toritaires de la Religion Rvle et philosophes athes sont ainsi profon-dment complices et appartiennent au mme systme, en dsquilibre per-ptuel. qui n'est fait que de leur antagonisme sans fin.

    On se presse d'enseigner le vrai Dieu pour prvenir la licence. mais la licence na't de ce dsquilibre premier, en entrarne en consquen-ce le redoublement de l'autorit du prtre etc .... (3). Toute la Profes-sion de Foi du Vicaire Savoyard entreprend de rtablir l'quilibre, en ap-puyant sur le seul centre de gravit qui soit fixe : le sujet de la religion. Or ce n'est pas par hasard que Rousseau a insr la Profession de Foi dans l'Emile. ni l'endroit prCiS o elle est insre. Lorsque le Vicai-re, dt::vant les contradictions qui le dchirent. entreprend de rentrer en

    (1) Emile, p. 311. (2) "Cardons-nous d'annoncer la vrit ceux qui ne sont paS en tat de l'entendre, car c'est vouloir y

    substituer l'erreur". Emile P. 312, La licence civile dans l'tat aura exactement la m~me origine. C'est pourquoi la libert une fois perdue ne se retrouve jamais, et. que l'histoire d'un peuple qui a perdu sa libert oscillera sans fin entre la licen-ce et la servitude l "Les peuples une fois accoutums li des maltres ne IOnt plus en tat de s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug, ils ,'loignent d'autant plus de la libert que, prenant pour elle une li-cence effrne qui lui est oppose, leurs rvolutions les livrent presque toujours 11 des sducteurs qui sous le leurre de la libert ne font qu'aggraver leurs chaines" (Epl'tre ddicatoire du Discours sur l'ingalitl.

    (3) Sur l'origine historique de ce dsquilibre, il faut lire le ch. VlII du Livre IV du Contrat SOci3~

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    lui-mme pour considrer ce qu'il lui importe vraiment de croire, il re-joint trs prcisment le lieu du sujet naturel dont l'Emile vient de dve-lopper la gense (1). L'Emile fournit ainsi le concept thorique d'un sujet naturel qui doit servir de fondement rigoureux pour une religion naturelle.

    Et, de mme qu'Emile est "l'Homme abstrait, qui n'est d'aucun temps ni d'aucun pays", sa religion sera la base commune de toutes les religions particulires, qui n'en sont que la diversification accidentelle, selon les pays et les hommes.

    Mais, sans nous interroger pour le moment sur le dtail de cet-te religion naturelle, et sur sa fonction, examinons comment se poursuit l'ducation d'Emile.

    Nous avons vu que l'Emile, des deux ordres qui se nouaient et interfraient dans ce monde, choisissait d'en dvelopper un, celui de la nature, jusqu' son achvement. Emile sera d'abord Homme de la nature. A la fin du livre V, cet Homme de la nature rencontre l'ordre civil mais sous sa forme actuelle, c'est--dire dgnre: Or, loin de conseiller Emile de fuir un tel ordre, son prcepteur l'engage au contraire y en-trer : comme si les lois humaines mme infidles leur essence qui est d'expripler la volont gnrale, taient bonnes du seul fait qu'elles sont lois. "0 Emile! oil est l'homme de bien qui ne doit rien son pays? Quel qu'il soit, il lui doit ce qu'il y a de plus prcieux pour l'homme, la mora-lit de ses actions et l'amour de la vertu. N dans le fond d'un bois, il eOt .vcu plus heureux et plus libre; mais n'ayant rien combattre pour suivre ses penchants, il eOt t bon sans mrite, il n'eOt point t ver-tueux, et maintenant il sait l'tre malgr ses passions. La seule appa-rence de l'ordre le porte le connatre, l'aimer ... Elles lui donnent le courage d'tre juste, mme parmi les mchants" (2). On voit donc que l'ordre naturel, selon lequel s'est constitu Emile, ne se soutient pas de lui-mme, et doit s'appuyer sur l'ordre civil de la loi. L'Homme n'est pas yr~iment Homme s'il n'est pas aussi citoyen.

    Il est alors intressant de relire le Contrat Social, qui dvelop-pe les fondements non pas comme l'Emile, de l'ordre de la nature, mais de l'ordre civil. Il propose lui aussi un Etat conu comme sujet de droit, norme de rfrence pour tous les tats de faits. Mais on s'aperoit que, sous l'expos des principes d'un tat de droit, on peut lire travers les exemples choisis par Rousseau, une certaine histoire, qui conduit vers un certain Etat/celui trs prcisment du dernier chapitre.

    (1) "Il faut

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    Or cet Etat politique ne se soutient qu'en s'appuyant sur la ga-rantie d'une religion civile, dont les articles reproduisent presque exac-tement les dogmes de la Religion Naturelle.

    On arrive donc ainsi un tat o le pur citoyen peut et doit tre en mme temps un Homme. Et ceci, par une vritable ducation des tats, qui se dessine travers le Contrat Social et n'est pas l'ducation civile des citoyeI1s (1), mais une ducation comparable celle d'Emile: le sujet de l'ducation n'est plus un individu humain, sOn champ une vie humaine, mais un peuple et l'histoire des peuples. Comme l'enfant, le peuple porte en lui la loi mais ne la reconnat pas ni ne l'exprime comme telle. De l la ncessit du lgislateur (2), qui n'a aucun pouvoir pour imposer sa loi, et doit n'tre, - comme l'ducateur l'tait pour la raison naissante que le porte-parole de la volont gnrale. Et comme l'du-cateur devait employer des artifices et des ruses pour donner force la raison et la faire accepter par l'enfant (3), de mme le lgislateur utili-sera ici la force de la religion

    L'ducation historique des peuples repose, elle aussi sur les deux principes d'quilibre des besoins et des facults, et sur celui de moment favorable.

    C'est pourquoi la tche du lgislateur, quoique analogue dans sa structure celle de l'ducateur, la dpasse infiniment en dilficult : "n faudr"ait des Dieux pour donner des lois aux Hommes" (4).

    Or, c'est prcisment ce quoi va conduire l'histoire, telle que la dit implicitement Rousseau. On a vu dans l'Emile que le prcepteur reprsentait, chaque ge, la force de la raison pour son lve, jusqu'au moment o Dieu est reconnu comme la raison suprme de l'ordre et l'au-teur du "texte" de 1 a nature. Le prcepteur au mme moment s'vanouit comme prcepteur, et devient simplement.!!!2.i. C'est Dieu maintenant qui est la force de la loi (5).

    Dans l'histoire, il y a plusieurs peuples, donc plusieurs lgisla-teurs, mais Rousseau les distribue selon une hirarchie qu'on peut rta-bliromme suit. Il faut commencer par mettre hors jeu dans cette histoire

    (1) Comparable 1 celle qui est esquisse dans les Considrations sur le Gouvemement de Pologne (Pliade p. 366-399).

    (2) cf. Contrat Social Il, VI, p. 380. (3) "11 importe 1 tout Ige de revtir la raison des fonnes qui la fassent aimer". Emile p. 404. (4) Contrat Social Il, VII, "Du lgislateur", p. 381. (5) Emile p. 389

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    tous les faux lgislateurs qui imposent leur volont particulire au peuple, donc une lgislation o la Volont Gnrale ne peut se reconnatre. Ces faux lgislateurs sont vite dnoncs comme tels, et leur apparition n'est qu'une priptie dans l'histoire.

    Il Y a donc d'abord le bon lgislateur (Solon, Lycurgue) qui ont bien compris et exprim la Volont Gnrale de leur peuple, mais de leur peuple seulement, et telle priode historique seulement. Aussi leurs lois sont-elles bonnes pour un temps. Bientt aprs elles s'efforceront de-vant d'autres, comme les dieux particuliers qui avaient servi de garants leur autorit.

    Il Y a ensuite le lgislateur sublime, qui est Mose: Mose a su, travers la Volont Gnrale de son peuple, lire une Volont Gnrale qui rsiste au temps: sa loi dure, et le Dieu qui.la garantissait aussi. L'criture devient Ecriture: Ce qui demeure en elle, c'est ce qui a at-teint sous le citoyen l'Homme de la nature. Mais il n'en reste pas moins que la loi mosaque tait l pour un peuple lu, et ne se donnait pas ex-plicitement et consciemment comme loi pour le genre humain.

    Arrive enfin le lgislateur Divin, qui est Jsus. Mais cette ide de lgislation divine, les hommes n'ont pas su la recevoir comme telle. L'ide d'un royaume divin s'est immdiatement dgrade en ide d'un ro-yaume politique temporel. "Ce fut dans ces circonstances que Jsus vint tablir sur la terre un royaume Spirituel. " Or cette ide nouvelle d'un royaume de l'autre monde n'ayant pu jamais entrer dans la tte des paens ils regardrent toujours les Chrtiens comme le vrais rebelles, qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient que le moment de se rendre in-dpendants et matres, et d'usurper adroitement l'autorit qu'ils fei-gnaient de respecter dans leur faiblesse" (1). En fait, cette dgration his-torique, et le malheur qui va s'ensuivre (la contradiction de deux pouvoirs dans l'tat) trouve un fondement anthropologique dans l'Emile: si Dieu a t immdiatement dfigur, c'est parce qu'il a t rvl. Personne ne peut rvler Dieu; c'est lui qui se rvle comme corrlat ncessaire d'un sujet qui est l'Homme considr comme humanit. La rvlation fait natre immdiatement et ncessaire un rapport d'autorit; c'est pourquoi "Ce que les paens avaient craint est arriv; alors tout a chang de face, les humbles chrtiens ont chang de langage, et bientt on a vu ce prten-du royaume de l'autre monde devenir sous un chef visible le plus violent despotisme dans celui-ci" (2).

    De l vient la contradiction intrieure qui fait le malheur des tats d'aujourd'hui. C 'est,pensons -nous, cette contradiction dominante que doit rsoudre pour Rousseau le Contrat Social. Mais cette contradic-

    (1) Contrat Social IV, VIN, p. 462. (2) Contrat Social ibid.

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    tion se rpercute et s'inscrit au coeur de l'individu. C'est elle qui fait le malheur du Vicaire Savoyard, et que l'Emile permet, de son ct de r-soudre, en produisant le concept d'un sujet de droit capable de se donner, par la raison, une religion qui ne se juxtapose pas aux autres, mais qui, tant la base m~me de toutes les autres, lve leurs contradictions en montrant qu'elles ne sont que des varits d'une m~me religion.

    Or, dans le Contrat Social (1) comme au dbut de l'Emile, Rous-seau examine les solutions possibles cette contradiction. Et comme dans l'Emile, il en exclut trois qui rptent trs exactement, au niveau non pas du sujet individuel, mais de l'Etat, celles qu'exclut l'Emile: Pour que re-ligion et politique ne se contredisent pas, on peut, premire solution, r-duire la religion la politique: mais cette solution, comme celle du pur citoyen, conduisant une espce de "Thocratie", "bonne en ce qu'elle runit le culte divin et l'amour des lois, et que faisant de la patrie l'ob-jet de 1 'adoration des Citoyens, elle leur apprend que servir l'Etat, c'est en servir le Dieu tutlaire", est impossible aujourd'hui. De plus, elle est mauvaise en ce que - (de mme que le pur citoyen est l'ennemi de tout ce qui n'est pas son concitoyen) - "elle rend le peuple sanguinaire et into-lrant" et le met "dans un tat naturel de guerre avec tous les autres, trs nuisible sa propre sret".

    La seconde solution serait, au contraire, de rduire la politique la vraie religion, de constituer une rpublique de chrtiens: mais "le Christianisme est une religion toute spirituelle, occupe uniquement des choses du Ciel: la patrie du chrtien n'est pas de ce monde". Aussi la loi selon laquelle elle vit sera immdiatement dfigure, elle aura un reprsentant visible! qui, invitablement sera Tyran: "les vrais chr-tiens sont faits pour ~tre t>sclaves".

    La troisime est la plus mauvaise, elle consiste maintenir en-semblen, dans un mme tat, les deux pouvoirs, et masquer la contra-diction, en les rsumant dans un mme chef : "La troisime est si videm-ment mauvaise que c'est perdre son temps le dmontrer. Tout ce qui rompt l'unit sociale ne vaut rien: Toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction avec lui-mme ne valent rien".

    Reste la quatrime solution. L'Emile, nous l'avons vu, revient au sujet de droit. Rousseau, de m~me, crit ici: "Mais laissant part les considrations politiques, revenons au droit". Ce droit, c'est le Sou-verain, dont le Contrat Social tout entier, dfinit les principes: "n y a une profession de foi purement civile, dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas prcisment comme dogmes de Religion, mais comme sentiments de sociabilit, sans lesquels il est impossible d'tre bon Citoyen ni sujet fidle". Or ces articles sont prCisment ceux de la religion naturelle, celle de l'Homme.

    ( 1 ) Contrat Soc id IV. VlIl

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    Ainsi, l'Emile et le Contrat Social, qui se dveloppent apparem-ment dans deux champs indpendants convergent en fait vers un centre qui n'est jamais dit comme tel: l'idologie morale et religieuse ne se soutient que de s'appuyer sur une lgalit politique, positive, et l'tat politique ne trouve son assiette fixe qu'avec une idologie morale et reli-gieuse. Tel serait peut-tre le centre de gravit de -l'oeuvre thorique de Rousseau: chaque religion, chaque systme de lois, comme chaque langue ne sont qu'une varit positive, lie la diffrence irrductible des climats et des pays, de la Religion, du Droit, du langage et peuvent c!>exister sans se contredire. On retrouverait ainsi, aprs le dtour im-mense qu'a t l'histoire des hommes, l'tat heureux de la jeunesse du monde, o les reprsentations correspondaient adquatement leurs re-prsents, comme les fruits aux climats, les caractres aux pays, et les langues aux caractres, sur une terre diverse, mais quilibre, une dans la multiplicit. Mais cette diffrence que telle religion, ou tel sys-tme de lois, reprsentant telle ou telle varit de pays de climats ou de moeurs, reprsentent aussila Religion et le Droit, c'est--dire en dfi-nitive peuvent tre rapports un mme Sujet universel de raison, l 'Hom-me, au coeur de qui la loi de Dieu se donne sans intermdiaire. L'Emile et le Contrat Social gravitent l'un et l'autre autour de ce Dieu de l'Homme et cet Homme de Dieu, l'un effaant la plainte du Vicaire: "Que d'hommes entre Dieu et moi !", l'autre celle qui semble sourdre travers l'Histoire que dcrit Rousseau: "Que de dieux entre l'Homme et moi! If,

    En fait, la thorie de la Religion civile dans un tat idal fonc-tionnant selon les normes du Contrat Social est contradictoire avec le concept et la thorie rousseauistes de la religion. Ou plutt, la promul-gation des articles d'une Religion civile n'est ncessaire que parce que jamais l'tat de fait ne peut reproduire l'tat de droit, et qu'il est dans le systme de fait des relations internationales. Elle est le contrepoids idologique qui balance le dsquilibre invitable, la perversion qui tou-jours dj menace l'tat. Et cette fonction de contrepoids fait l'essence de la religion chez Rousseau.

    WoImar peut en effet vivre athe et vertueux parce qu'il vit dans une socit close organise selon l'ordre d;'la nature. Que l'ordre dg-nre, que le mal dveloppe son systme,alors nai't le besoin, pour conti-nuer vivre juste en ce monde, d'une religion consolante. Plus troite sera dans ce monde la place laisse aux justes par l'ordre du mal, plus violente l'adversit qu'ils rencontrent, plus profond leur dchirement, et plus apparai'tra ncessaire le ddommagement d'une autre vie, dans un autre et meilleur ordre. Les dogmes de la religion rousseauiste sont ain-si dduits par une sorte de calcul de proportions. Ainsi pour le dogme de l'immatrialit de l'me, donc de sa survie possible aprs la mort : "Si l'me est immatrielle, elle peut survivre au corps; et si elle lui survit,

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    la Providence est justifie. Quand je n'aurais d'autre preuve de l'imma-trialit de l'me que le triomphe du mchant et l'oppression du juste en ce monde, cela seul m'empcherait d'en douter. Une si choquante disso-nance dans l'harmonie universelle me ferait chercher la rsoudre. Je me dirais : Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l'or-dre la mort" (1). Quant l'existence mme de Dieu: "Mon fils, tenez votre me en tat de dsirer toujours qu'il y ait un Dieu, et vous n'en douterez jamais" (2).

    Le caractre essentiel de cette thologie rousseauiste est qu'el-le permet de restaurer un ordre o le sujet retrouve son unit et cesse d'tre indfiniment alin dans la reprsentation. Le monde d'ici bas est irrmdiablement obscur, confus, brouill, tous y vivent hors d'eux m-mes, nulle part la reprsentation n'y correspond son reprsent. Dans l'autre monde au contraire, le sujet retrouvera son unit dans une pr-sence soi sans intermdiaire: "Je serai moi sans contradiction, sans partage, et n'aurai besoin que de moi pour tre heureux" (3).

    La Providence ne s'en tient pas, d'ailleurs, contrebalancer ce monde par un autre monde, o le sujet juste sera rtabli dans son unit. L'ide mme d'un triomphe absolu des mchants ici bas signierait la dispari-tion totale de la nature. Dans les tous premiers temps de la Terre, dit l'Essai sur l'Origine des Langues, la Nature, par des rvolutions frquen-tes, ne cessait de se rquilibrer elle-mme: "Dans ces temps reculs, o les rvolutions taient frquentes, tout croissait confusment: nulle espce n'avait le temps de s'emparer du terrain qui lui convenait le mieux et d'y touffer les autres: elles se sparaient lentement, peu peu; et puis un bouleversement survenait qui confondait tout ... Sans cela je ne vois pas comment le systme et pu subsister, et l'quilibre se mainte-nir. Dans les deux rgnes organiss, les grandes espces eussent, la longue, absorb les petites : toute la terre n'et bientt t couverte que d'arbres et de btes froces; la fin tout et pri" (4).

    Puis, l'homme est ap~aru, qui ce rle d'quilibrateur fut dl-gu. Mais il a failli sa tche. Bien plus, c'est lui qui, peu peu, a dfi-gur la nature, jusqu' son dernier reprsentant : Rousseau. Aussi la d-figuration dfinitive de Rousseau dans la mmoire des hommes, serait la mort mme de la nature. La nature rtablira donc son quilibre, d'elle-mme, comme aux premiers temps, par une rvolution subite qui dvoi-lera l'innocence de Rousseau: "Je ne puis regarder comme une chose in-diffrente aux hommes le rtablissement de ma mmoire". La rvolution

    (1) Emile, p. 343 (2) Emile p. 385

    (3) Emile, p. 358 (4). Essais sur l'origine des Langues, Ad. Belin 523-524.

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    qui doit "dsabuser le public sur son compte" viendra ncessairement. "Je suis sOr de la chose, quoique j'en ignore le temps ... L'ordre sera rtabli tt ou tard, mme sur la terre, je n'en doute pas" (1).

    La dfiguration totale des gestes, des actes, du visage mme de Rousseau, bref de tout ce qui de lui le reprsente dans le monde et l'ali-ne immdiatement sous le regard dnatur des mchants, est donc balan -

    ~ par la certitude du ddommagement dans ces utopies, ou ces autres mondes de la religion ou de l'histoire. Mais l'criture mme dans laquel-le il dit c et quilibre lui chappe et devient son tour reprsentation er-rante. Paradoxalement, la constatation qu'il faisait du dsquilibre du monde se retourne contre lui: "Nous n'existons plus o nous sommes, nous n'existons qu'o nous ne sommes pas. Est-ce la peine d'avoir une si grande peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste? ... " Or, lui-mme. c'est dans l'criture qu'il vit, et c'est en elle qu'il est dfigur. Les Confessions sont la premire et la dernire tentative pour faire de l'criture un monde o le sujet peut vivre dans la plnitude de sa prsence soi sous le regard des autres. Mais comme on l'exclut du mon-de, on le chasse de son propre discours. Alors, Rousseau renverse sa stratgie, abandonne son criture au monde, en fait lettre morte, et vit dsormais dans l'exil. le silence. la mort, "impassible comme Dieu m-me".

    Michel Foucault prsentait nagure les Dialogues comme des "anti-Confessions" (2). Mais ne pourrait-on pas dire que les Dialogues et les Rveries sont l'un et l'autre, de faon inverse mais complmentaire, des nanti -Confessions", dans la mesure o ils contestent le discours des Confessions en tant, pour ainsi dire les produits de sa dcomposition? Ce discours "mlodique et linaire". "simple sillage d'un moi ponctuel", o. sans plus d'ombre intrieure le sujet se portait dans le jour des si-gnes. la lumire du monde qui aurait da le recevoir -, ce discours se fend sur toute sa longueur: obscurcis et ptrifis par un regard dnatu-r, les signes d'une part sont repris dans la forme prgnante du syst-me de "ces Messieurs", (qui n'est que l'achvement d'une perversion inscrite dans l'origine), et recomposs de telle sorte que le sujet quoi leur nouvelle configuration renvoie comme sa raison est "l'tre le plus chimrique et le plus extravagant que le dlire de la fivre puisse faire imaginer" (3). Par une sorte de doute hyperbolique sur les signes. le peu de dfaut que portait leur transparence est pouss jusqu' l'opacit com-pIte: Tel est le mouvement qui conduit aux Dialogues. Au lieu de se ser-vir de l'criture pour transparai'tre, Rousseau s'en sert pour disparai'tre.

    (1) Dialogue Troisime Ed. Cluny, p. 293-294 (2) cf. Prface 11 l'dition des Dialogues biblioth. Cluny (3) Dialogues

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    Les Dialogues sont tout entiers le discours de l'autre, et l'immense r-pertoire des techniques de la dfiguration. Mais ils sont aussi la descrip-tion d'un discours en perptuel dsquilibre, cercle qui ne parvient pas se fermer; semblable, trs exactement, au discours de la "Philosophie" ou de la Religion rvle, qui ne sont que le bavardage sans fin d'une ima-gination dlirante (1), destin combler le vide originaire qui le consti-tue, o Philosophes et pr~tres sont les administrateurs de la pnurie. Rousseau, en s'annulant dans les Dialogues ("Je suis nul dsormais par-mi les hommes") rend cette pnurie dfinitive, et l'abandonne l'agitation de ces Messieurs: "le concours gnral du tout n'est aperu que des di-recteurs, qui travaillent sans relche dmler ce qui s'embrouille, ter les tiraillements, les contradictions, et faire joue!;' le tout d'une manire uniforme" (2).

    Mais si la voix des Confessions s'est tue dans les Dialogues, elle va sourdre d'un tout autre point, impossible situer avec les coor-donnes de ce monde -g, puisq~il est pur dehors : "habite par des ~tres qui ne me sont rien, L la terre...! est pour moi comme une autre sphre, et je suis aussi peu curieux dsormais d'apprendre ce qui se fait dans le monde, que ce qui se passe Bictre ou aux petites Maisons" (3).

    Ce lieu insituable, ce sont les Rveries. Tout se passe comme si les Dialogues avaient eu pour effet d'extraire, dans sa puret, sa pl-nitude et sa transparence, le sujet des Confessions, et touffant Rousseau sous le poids de la reprsentation, de produire comme ncessairement, le contrepoids: "Voil le contrepoids de leurs succs et de toutes leurs prosprits . .. Ils ont fait trouver J. J. des ressources en lui -m~me qu'il ne connal'trait pas sans eux ... Ils l'ont forc de se rfugier dans des azyles o il n'est plus en leur pOUVOir de pntrer" (4). Rousseau, dsormais s'installe dans la mort, cette autre vie, "o je serai moi-m-me sans contradiction" que la Religion et l 'Histoire avaient fait aperce-voir, et quoi appartiennent, ds ici bas, les Rveries: "Oui sans doute, il faut que j'aie fait sans que je m'en aperusse un saut de la veille au sommeil, ou plutt de la vie la mort".

    Les Rveries ne "prolongent" pas les Confessions : l 'htrog-nit entre elles est complte, parce que la position du sujet par rapport son criture a radicalement chang. Il n'est plus question de conduire un sujet, jusque l cach et secret, dans la lumire publique des signes,

    (1) Exemples: le grand animal (Emile, p. 333) l'ange (Emile p. 378) etc ... (2) Dialogues. cf. aussi "En ne me laissant rien, ils se sont tout Ot~ l eux-memes" (Reverie. 1) (3) ~aux Dialogues, p. 250 (4) Dialogue Trosi~me p. 291-292.

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    il ne s'agit plus de se communiquer: il n'y a plus dsormais d'autres, et plus rien dvoiler: "Qu'aurais-je encore cOlesser quand toutes les affections terrestres sont arraches?" Le discours des Rveries, ce n'est plus celui d'un sujet clair par la lumire des mots pour le regard des autres, mais au contraire, autour d'un sujet prsent lui-mme dans son intgralit et vivant dans un tout autre ordre que celui de ce monde, des mots rassembls qui reoivent de lui leur lumire. Mais, de mme que, du discours ouvert des Confessions, les Dialogues, appuyant l'ex-trme la part d'opacit et d'inertie que reclaient les signes, retenaient du sujet cependant le minimum ncessaire pour qu'ils se constituent en discours, de mme les Rveries. gravitant autour du pur sujet, laissent aux mots le peu de poids qu'il leur faut pour qu'eUes se constituent en ce texte, clair de l'intrieur et comme fluorescent, qui gardera la prsen-ce pour une jouissance indfinie: "Je n'cris mes rveries que pour moi ~. Leur lecture me rappellera la douceur que je gonte les crire, et faisant renatre ainsi pour moi le temps pass, doublera pour ainsi dire mon existence" (1).

    Mais il reste que, parce qu'il ya oeuvre, l'altrit entre les deux mondes n'est jamais que dite et reprsente dans la mme criture continue, chiquier d'une partie o Dialogues et R~veries sont les posi-tions de deux adversaires, de part et d'autre d'un front dsormais immo-bile et fig: face face, deux mo.'ldes - discours sans profondeur, o re-prsent et reprsentation coincident parfaitement, mais pour l'un parce qu'il n'y a plus de reprsent, pour l'autre parce que la reprsentation s'est quasiment vanouie.

    Les pages qui prcdent avaient pour seule ambition d'essayer de penser ensemble ce qu'on a coutume de sparer et d'opposer chez Rousseau, la "thorie" et la "littrature".

    il nous a sembl que l'une et l'autre taient commandes par cette mme configuration inconsciente du savoir classique dont Michel Foucault, dans les Mots et les Choses dessinait la structure. Le monde que dnonce l'oeuvre "thorique" de Rousseau est celui que, longtemps dj, avait dcouvert Don Quichotte. Le monde est devenu illisible, tran-ger son propre sens; reprsentation errante et aberrante. Le recours l'origine, au droit, chez Rousseau, c'est la fois une critique de la re-prsentation, et la tentative de rformer cette reprsentation, de rendre le monde lisible. Mais rendre ce monde lisible, c'est revenir, travers

    (1) Rverie "Premire promenade".

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    les reprsentations jusque vers le lieu, (ou le temps), o le reprsent et la reprsentation "se nouent en leur essence commune" : jeunesse du mon-de, constitution de l'tat politique. Ce n'est pas proprement lui donner un sens, mais glisser sous lui le Livre original dont il est seulement la re-production hrouille, la reprsentation seconde et dfigure. C'est ce Li-vre original, cette reprsentation confondue avec la chose elle -mme dans sa prsence, bref la Nature et le Droit eux-mmes que dsigne, de loin, l'oeuvre "thorique" de RO:lsseau. Mais ce retour passe par un li-vre, et la lisibilit du monde n'est possible que par la lisibilit des livres de Rousseau. Il faut donc, pour que le Livre original du monde transpa-raisse sous sa reprsentation brouille qu'on puisse lire, dans leur origi-nal, les livres mmes de Rousseau. Et toute l'histoire de l'oeuvre de Rous-seau, le passage de la "thorie la littrature", c'est le passage d'une exigence qui est de faire se recouvrir la reprsentation du monde et le monde mme, bref de le nommer, l'exigence pralable de faire conci~ der la reprsentation que j'en donne la reprsentation que j'en ai, bref de me nommer. Michel Foucault crit, propos de la Pense classique, et de "son utopie d'un langage parfaitement transparent o les choses el les-mmes seraient nommes sans brouillage" : "On peut dire que c'est le Nom qui organise tout le discours classique; parler, crire, ce n'est pas dire les choses ou s'exprimer, ce n'est pas jouer avec le langage, c'est s'acheminer vers l'acte souverain de nomination, aller, travers le langage, jusque vers le lieu o les choses et les mots Se nouent en leur essence commune, et qui permet de leur donner un nom. Mais ce nom, une fois nonc, tout le langage qui a conduit jusqu' lui ou qu'on a traver-s pour l'atteindre, se rsorbe en lui et s'efface. De sorte qu'en son es-sence profonde, le discours classique tend toujours cette limite ; mais il ne subsiste que de la reculer. il chemine dans le suspens sans cesse maintenu du nom" (1). La "littrature" de Rousseau n'est que le dpla-cement l'intrieur de sa propre criture, d'un problme pos par la thorie. Sa littrature est mise en scne. dramatisation de la thorie. Le complot des "M