GRANDS PROCÈS OUBLIÉS

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GRANDS P R O C È S OUBLIÉS

MADAME LAFARGE VOLEUSE DE DIAMANTS

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DU MÊME A U T E U R

DANS LA M Ê M E S E R I E

G R A N D S P R O C È S O U B L I É S

L ' A s s a s s i n a t de Pau l -Louis Cour ie r . 2 édition. 1 volume.

PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C 8 , RUE GAR ANCIERE. — 1 9 6 4 3 .

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GRANDS PROCÈS OUBLIÉS

MADAME LAFARGE VOLEUSE DE DIAMANTS

PAR

Loui s ANDRÉ

P A R I S L I B R A I R I E P L O N

PLON-NOURRIT ET C IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GARANCIÈRE 6

1914

Tous droits réservés

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Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

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PRINCIPALES PUBLICATIONS CONSULTÉES

MME LAFARGE. — M é m o i r e s é c r i t s p a r elle- m ê m e (2 vol. Paris, 1841). — S u i t e é c r i t e s u r s e s n o t e s e t c o n t e n a n t s a C o r r e s p o n d a n c e (2 vol. Paris, 1842). — H e u r e s de p r i s o n (Paris, 1854). — L e t t r e s à son d i r e c t e u r d e con- sc ience (publiées par M. BOYER D'AGEN dans le Mercure de France, du 1 février au 16 mars 1913).

Les P r o c è s de M m e L a f a r g e publiés en 1841, par le journal judiciaire l'Audience.

HENRI-ROBERT. — Confé rence s u r L a c h a u d (1888).

CHARPENTIER (D RENÉ). — Les E m p o i s o n n e u s e s , étude psychologique et médico-légale (1906).

ROGER MILLEVOYE. — Le R o m a n e t le P r o c è s de M m e L a f a r g e (discours de rentrée au Barreau de Lyon, en 1908).

J o u r n a u x de 1840 e t 1841 : l'Album de la Corrèze, la Gazette des Tribunaux, l'Indicateur corrézien, le Journal des Débats, la Presse, le Progrès de la Corrèze, le Temps, etc.

NOTA. — Les nombreux détails inédits que contient la publication actuelle proviennent des recherches de l'auteur : notamment, aux Archives nationales, dans les archives de départements et de communes, ainsi que dans des archives privées (parmi lesquelles les Archives généalogiques de la Maison Pavy, Andriveau, Schœffer et Pelletier).

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GRANDS PROCÈS OUBLIÉS

MADAME LAFARGE V O L E U S E DE DIAMANTS

L'énigmatique et gracieux visage de Mme Lafarge s'illustre d'une vague auréole de martyre : sa condamnation comme em- poisonneuse laisse en beaucoup d'esprits le tourment d'une erreur possible.

Le souvenir ému attaché à son nom a

fait, en général, perdre de vue les incidents étranges, les mystérieuses complications de l'autre drame judiciaire, où le front de la captivante héroïne se courba plus irrémé- diablement flétri.

Ce grand procès aux détails effacés, qui — tout autant que le procès d'empoisonne-

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ment, — troubla et divisa l'opinion publi- que, c'est l'affaire du vol de la parure de diamants de Mme de Léautaud.

Dans la génèse et les péripéties de l'aven- ture apparaît et se développe le vrai roman de la célèbre accusée ; — là, de façon sai- sissante, se révèle une Mme Lafarge à peu près ignorée.

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I

LES DEUX AMIES

En janvier 1836, à Paris, rue de la Ville-

l'Évêque, dans le salon de la jeune et spiri-

tuelle baronne Eugène de Montbreton, se

rencontraient deux jeunes filles de la meil-

leure société, et, dès leur premier regard,

dès leur premier sourire, elles sympathi- saient.

L'une, Marie de Nicolaï, — la sœur de

la maîtresse de maison, — était la fille du

marquis Scipion de Nicolaï, institué par

Napoléon, en 1812, intendant du gouverne-

ment de Vilna, préfet de Laon en 1814,

député sous la Restauration.

L'autre, Marie Cappelle, — dont le

père, ancien officier de la vieille garde im-

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périale, avait été colonel d'artillerie, — était la nièce du baron Paul Garat, secré-

taire général de la Banque de France, et du baron de Martens, éminent diplomate prus- sien.

A l'occasion, Marie Cappelle se disait plus hautement apparentée encore. A l'en croire, — et, de nos jours, le fait est devenu bien acquis, — une « noblesse illégitime » la rattachait mystérieusement, par sa grand'mère maternelle, à la prude et doucereuse Mme de Genlis et à Philippe- Égalité, le prince révolutionnaire, comme arrière-petite-fille : par suite, comme petite- nièce, à Louis-Philippe, le roi régnant.

Marie Cappelle était orpheline de père et de mère.

Alors qu'elle n'avait pas douze ans, son père avait succombé aux suites d'un acci- dent de chasse.

Sa mère — qui s'était remariée un an après, — venait de mourir, à son tour, au

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début de l'année précédente, le 5 février 1835.

Mme Garat s'était alors particulièrement chargée de Marie Cappelle, tandis que Mme de Martens assumait le soin de sa

sœur Antonine, — de cinq ans plus jeune que Marie.

Mais Marie Cappelle avait, dès lors, — au gré de son humeur vagabonde, — par- tagé entre les siens et des amis sa vie fri- vole.

Tantôt elle résidait en Picardie, aux abords de la forêt de Villers-Cotterets, à

Villers-Hellon, auprès de son grand-père maternel, Jacques Collard, — très âgé, devenu veuf vers la soixantaine, — qui avait été « la joie de son enfance » .

Tantôt elle séjournait à Paris, rue de La Vrillière, dans l'appartement des Garat, à la Banque de France, — parmi l'élégante et « ennuyeuse » société de « divinités dorées » qui y fréquentait, — ou bien rue de Berry, en l'hôtel de la simple et véné-

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rable Mme de Valence, — cette fille de

Mme de Genlis, qui avait été l'amie de Mme Jacques Collard et était, en réalité, sa sœur naturelle.

Marie Cappelle — frêle, l'air maladif, ni laide, ni jolie, — avait de peu vulgaires attraits : sous des sourcils largement arqués, de beaux yeux, cerclés de bistre, aux pru- nelles ardentes, au regard pénétrant, pres- que toujours d'une douceur infinie, mais parfois d'une singulière dureté ; une voix bien timbrée, musicale, avec des inflexions

prenantes ; un teint d'un blanc mat, rendu plus pâle encore par le contraste de che- veux très noirs, qui, sur un front proémi- nent, s'aplatissaient en épais bandeaux, coquettement lissés.

L'orpheline inspirait, en ses élégants vêtements de deuil, un intérêt profond; et, irrésistiblement, cette sympathie était avi- vée par la grâce de ses manières et le charme d'une intelligence alerte, extraor-

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dinairement fine, très profondément culti- vée.

L'un de ses admirateurs a laissé ce témoi-

gnage de la variété de ses merveilleuses aptitudes :

« Il est difficile de rencontrer une femme

du monde qui sache mieux se placer au niveau des personnes qui lui parlent, et ne mettre dans ses réponses que tout juste la dose d'esprit dont fait preuve son interlocu- teur. Elle cherche à plaire à tous, et jamais à effacer personne.

« Elle cause de toutes choses avec le

même intérêt et le même avantage. « Elle est d'une force supérieure sur le

piano, et elle chante avec méthode. Elle connaît plus d'une science, explique et tra- duit Gœthe à livre ouvert, possède plusieurs langues, improvise les vers italiens avec autant de grâce et de pureté de style que les vers français ».

Par le pouvoir de tant de mérites, de séductions et de talents, « l'exquise Marie »

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exerçait une « fascination inexprimable », qui « charmait et attirait les âmes ».

Entre Marie Cappelle et Marie de Nicolaï existaient des rapports d'âge : les environs de la vingtième année (1), — l'âge des faciles élans d'affection.

Une intimité allait naître, — complète, profonde.

Lorsqu'elle vit pour la première fois Marie de Nicolaï, c'est de Mme de Valence

que Marie Cappelle était l'hôtesse. La rue d'Angoulême-Saint-Honoré, où

se trouvait l'hôtel des Nicolaï (2), est si

près de la rue de Berry, que les deux Maries « se virent un peu... beaucoup... puis tous les jours... et presque à toutes heures ».

Avec déplaisir Mme Garat constata les étroites relations des deux jeunes filles.

(1) Marie Cappelle était née le 15 janvier 1816 (à Paris, rue de Courcelles) ; Marie de Nicolaï, la même année.

(2) La rue d'Angoulême-Saint-Honoré est l'actuelle rue de la Boétie. L'hôtel Nicolaï y portait le n° 10.

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Elle appréhendait que sa nièce ne prit

dans l'opulent milieu de la famille Nicolaï

des goûts hors de proportion avec le

modeste patrimoine qui lui venait de la succession de sa mère : une centaine de

mille francs.

La prudente tante avait une autre pré-

occupation, qu'elle devait, plus tard, expri- mer en ces termes :

« Mlle de Nicolaï passait pour une jeune

personne un peu inconséquente, et je crai- gnais que ma nièce ne contractât des habi-

tudes semblables. Je n'ai jamais, cepen-

dant, entendu dire au sujet de Mlle de

Nicolaï rien de précis, ni de très grave. On

parlait de son inconséquence, en général;

mais on ne précisait rien. »

Régenter Marie Cappelle était, en tout

cas, une impossible tâche : c'était une

enfant gâtée, — ambitieuse, fière, — et, avec

d'autant plus d'indépendance que son édu-

cation avait été mal dirigée, elle avait, dès

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son jeune âge, imposé aux siens toutes les bizarreries d'un caractère vain et futile, à

la fois excentrique et généreux. « Ma tête était trop vive pour ne pas être

mauvaise », a confessé Marie Cappelle. Elle a, d'ailleurs, exposé elle-même la

formation, depuis son extrême enfance, de son esprit, de ses tendances et de ses habi- tudes.

A travers cet examen intime, — quelle que soit sa manifeste indulgence, — on la voit volontaire, orgueilleuse, impertinente, irréfléchie. Avec des « pensées voyageant toujours sur des échasses », avec « une ima- gination qui allait chercher ses joies dans les nuages », elle « préférait en tout l'impos- sible au possible ».

Un trait de sa personnalité particulière- ment saillant, c'était l'indomptable désir de sa « liberté d'action et de mouvements ».

Vers sa douzième année, sa mère avait

tenté de « plier sa naissante indépendance sous le joug de la pension », et l'on avait

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obtenu son admission à la Maison royale de

Saint-Denis. Mais, captive entre les grands

cloîtres de l'ancienne abbaye, enserrée dans

une discipline qu'elle jugeait « sévère et

monastique », elle avait « compris davan-

tage le prix et la passion de la liberté » :

une « tristesse incurable » s'était emparée

d'elle, et, promptement, avait abouti à une

très dangereuse fièvre cérébrale, — qui lui valut libération définitive.

Un vice, d'autre part, la dominait, que

sa famille lui avait toujours vivement re-

proché : elle était très dissimulée et, avant

tout, profondément menteuse.

Dans une lettre, déjà ancienne, l'une de ses tantes lui disait, avec une tendre sévé- rité :

« Tu m'as fait encore des mensonges, et

je n'en ai pas été dupe. Il me faut peu de

chose pour me mettre au courant, et main-

tenant tu me tromperas difficilement... « Tu flattes tout le monde, tu caresses

tout le monde : ce n'est pas de la franchise.

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Je voudrais que ton esprit te servît à ne pas être fausse, adroite, mais bonne et simple. Tu es encore ce que tu étais autrefois; moi qui espérais tant t'avoir changée !

« Souviens-toi que les personnes à double parole se font aimer d'abord, et ensuite détester, quand on les connaît. Au lieu de rêver à beaucoup de choses inutiles, rêve à te corriger. »

A ses courses et promenades, à ses dis- tractions comme à ses plus intimes pensées, Mlle de Nicolaï associait Marie Cappelle, — qui, très rapidement, grâce surtout à son caractère insinuant, était devenue l'insépa- rable compagne.

Un jour, les deux amies remarquèrent un jeune homme paraissant s'attacher à leurs pas. De loin, sans trop d'indiscrétion, il les suivait partout, même en l'église Saint- Philippe- du-Roule.

C'est sous ses voûtes, à la dernière fête de

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Noël, que, pour la première fois, lui était apparue Marie de Nicolaï.

L'inconnu, de belle tournure, avait l'œil vif, la chevelure brune et frisée.

Marie Cappelle en a tracé cet enthou- siaste portrait :

« L'imagination n'aurait pu inventer un héros plus accompli ! Sa taille était haute, élancée, flexible ; il avait une figure expres- sive et mélancolique, comme celle des mois- sonneurs du tableau de Robert, un singu- lier cachet de distinction et d'originalité dans sa physionomie, dans sa mise, dans sa pose et dans ses mouvements. »

Au numéro 20 du faubourg du Roule (1), à quelques pas de l'église Saint-Philippe, était une maison blanche où, en grandes lettres jaunes, se lisait, sur une grande enseigne noire :

I N S T I T U T I O N C L A V É .

(1) Aujourd'hui faubourg Saint-Honoré.

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Le mystérieux soupirant était Félix Clavé,

— d'origine espagnole.

Malgré ses façons de gentilhomme, il

n'avait d'autre blason que cet écriteau com-

mercial aux lettres éclatantes, et ce pen-

sionnat de jeunes gens était son logis.

L'institution était tenue par Guillaume

Clavé, son père, — un ancien professeur

au Collège de Tarbes, — et toute la famille

— non dépourvue de quelque avoir — y vivait fort honorablement.

Né à Tarbes (1), Félix Clavé avait passé

sa jeunesse là-bas, — « ayant les grands lacs

pour miroirs, les belles étoiles pour amies », — et de « ses Pyrénées » il gardait en sa

« tête poétique » l'enthousiasme et le

regret. Instruit, homme du monde, l'âme ardente

et passionnée, auteur d'un volume de vers,

président d'une Conférence littéraire, il ten- dait vers la carrière des lettres tous ses

(1) Il y était né rue du Bourg-Vieux, le 8 juillet 1811.

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espoirs, toutes les illusions de ses vingt-cinq ans.

Pompeusement, il se parait en ses écrits du pseudonyme « F.-C. de Villanova », et il n'était pas sans présomption.

Pour Marie Cappelle et Marie de Nicolaï, les assiduités de Félix Clavé étaient deve-

nues un objet fréquent de conservation. Mlle Cappelle, dont l'ardente imagination

se grisait avec délices de la littérature alors en faveur, était romanesque jusqu'à l'exal- tation : elle s'amusait fort de l'aventure, trouvant à son imprévu tout le charme piquant d'un bel épisode de ses livres pré- férés.

Une imprudence de jeunes filles allait en être la suite, — à propos de laquelle Marie Cappelle écrirait un jour :

« Cette première faute devait être à ma vie ce que sont aux vallées de la Suisse ces avalanches qui, formées d'un grain de terre,

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grossissent, tourbillonnent au milieu des neiges, détruisent les fleurs, les buissons, entraînent les arbres, les rochers, les forêts,

se précipitent dans la plaine, et en font une trombe immense sous laquelle sont enseve- lis l'aïeul, la mère et l'enfant !... »

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II

LA MYSTIFICATION

Marie Cappelle parvint à connaître le nom et la situation du séduisant inconnu.

Et, vers Pâques 1836, elle proposa de lui

écrire — par amusement, sous prétexte de

le mystifier. Marie de Nicolaï — franche, bonne, ex-

pansive, — était d'un caractère doux, facile

jusqu'à la faiblesse : elle subissait la com-

plète influence de sa compagne.

D'autant plus aisément, elle accéda à la

plaisanterie.

Marie Cappelle tint la plume ; mais la

rédaction se fit en commun, entrecoupée d'éclats de rire.

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Et par la poste partit, sans signature, ce

petit billet :

« Pour la santé, une promenade aux

Champs-Elysées ; pour le salut, une station

à Saint-Philippe-du-Roule, à l'heure des offices. »

Félix Clavé fit des Champs-Élysées son

ordinaire promenade; et, fortuitement, par

deux fois, il y rencontra ensemble les jeu- nes demoiselles : il devint convaincu de la

réalité d'un rendez-vous.

Mais bientôt une nouvelle lettre émanée

des deux amies — encore de la main de

Marie Cappelle — le suppliait d'oublier

une mauvaise plaisanterie, de se montrer

généreux et discret. Félix Clavé demeurait sous l'invincible

attrait de la calme beauté de Marie de Nico-

laï, de ses grands yeux noirs, — dont le

charme discret se voilait sous un soyeux

rideau de longs cils, — de la « pureté de

son regard d'ange ».

De cette préférence, qui ne pouvait lui

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échapper, Marie Cappelle n'éprouvait-elle pas, au fond d'elle-même, quelque dépit?...

Mlle de Nicolaï reçut une lettre où on la remerciait comme d'un bienfait reçu, en la proclamant « la rose mystique de cette terre ». L'écrit était anonyme. On crut, tout d'abord, à l'action de grâce d'une pau- vre vieille femme pour laquelle Marie de Nicolaï avait fait une quête quelques jours auparavant. Mais le style et les pensées ex- primées firent bientôt soupçonner aux deux imprudentes que Félix Clavé pouvait être l'auteur de cette lettre.

Marie Cappelle, en confidente empressée, entama alors avec le jeune homme une cor- respondance directe, active, familière.

Les lettres de Clavé restaient remplies d'un amour exalté pour Marie de Nicolaï. Le respect ne s'y démentait jamais ; mais ce n'étaient que protestations de tendresse, de regrets, de désespoir et d'espérance.

Félix Clavé appelait Marie Cappelle

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« mon amie » ou bien Mariquita, — du nom des filles de ses montagnes natales, — mais le plus souvent : sa « deuxième Ma- rie ».

Et il lui disait : « Vous me défendez d'écrire à l'autre.

Croyez bien que je ne le ferais jamais, que je ne l'aurais jamais fait, si, par une incroya- ble méprise, je ne m'y étais cru autorisé...

« J'étais heureux, je priais Dieu, et je faisais de la poésie ; j'étouffais tout autre sentiment; ma plume était mon amie, e t toujours fidèle. Vous avez parlé, et son image, que je croyais à peine avoir conser- vée, s'est manifestée de nouveau, là, dans

mon cœur. Je me suis aperçu que rien ne pouvait l'en arracher.

« J'ai lutté, mais je succombe, et dût le mépris des hommes, et dût le vôtre me con- damner, je ne puis m'empêcher d'avouer que je l'aime passionnément...

« Que le ciel vous rende tout le bonheur

que me donnent vos lettres ; douces let-

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très!... Dites-moi tout; parlez-moi d'elle, vous me ferez tant de bien !... »

Le 12 mai, à Tivoli (1), — dans les magni-

fiques jardins où, pour le bal, une immense

tente se dressait, — grande fête de charité,

au profit des anciens pensionnaires de la Liste civile.

Félix Clavé sait par Marie Cappelle que les deux amies seront là.

Bien vite, il les découvre parmi la foule,

— sous l'égide de Mme de Nicolaï.

Et, ce jour-là, Clavé obtient des faveurs, dont l'une surtout lui est chère : de

Marie Cappelle, une fleur de son bou-

quet ; de Marie de Nicolaï, une contre- danse.

A l'intention de Mlle de Nicolaï, des

vers, — simples, touchants, — s'alignent

(1) Le Tivoli de cette époque occupait les anciens jar- dins d'un M. de la Bouxière, s'étendant entre la rue Blan- che et la rue de Clichy. Sur un dernier restant de ces jar- dins est aujourd'hui le Square Vintimille et a été construit le Lycée Jules-Ferry.

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en strophes abondantes, sous sa plume enthousiaste et tendre :

Je t'aime comme le zéphire Aime la rose du matin, Comme le fleuve qui soupire Les rives de son frais bassin.

Ton souvenir remplit ma veille, Et je te vois quand je sommeille, Comme le bel ange qui veille, Du haut des cieux, à mon destin.

J'invoque toujours ta présence, Et je tremble quand je te vois, Comme devant la Providence

Les saints prophètes d'autrefois. J'ai la foi que le malheur donne ; Ainsi, quand le sort l'abandonne, Le nocher devant sa madone

Espère et frissonne à la fois. . . . . . . . . . . .

Il les envoie, ces vers, à Marie Cappelle,

en une très longue lettre, où il soupire :

« Vous pouvez bien lui écrire dès ce jour

qu'elle me fait faire tant de folies que je ne

me reconnais plus; ma tête est tout à fait

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tournée. Je ne puis penser à autre chose du matin au soir.

« Je calcule toutes mes chances, je pèse toutes les probabilités, je fais et défais des espérances. Enfin, que je veille, que je dorme, elle est là toujours. Elle occupe toutes les facultés de mon cœur et de mon

esprit... « Si je faisais quelque chose, si mon nom

excitait par hasard, un jour, l'envie ou l'admiration, dites-lui que c'est pour elle que j'ai tout fait, et que je ne demande qu'une chose, si facile à donner, une chose que je lui rends au centuple : un peu de son amour...

« De grâce, plaidez ma cause... » Sa cause, Félix Clavé ne renonçait pas

à la soutenir lui-même : il adressait à

Mlle de Nicolaï une supplique respectueuse, qui la sollicitait de lui permettre quelque espoir.

Peu à peu, Marie Cappelle et Félix Clavé