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129 Grandeurs et vicissitudes de l’aménagement des suberaies algériennes durant la période coloniale française (1830-1962) par Jean-Yves PUYO Comparativement à sa superficie, l’Algérie était et reste encore aujourd’hui très peu boisée 1 , avec par exemple près d’1 386 000 hec- tares relevés au tournant du XIX e siècle. Par rapport à ce chiffre, les forêts dans lesquelles dominait le chêne-liège (Quercus suber) cou- vraient près d’un tiers de la superficie boisée, réparti de façon très iné- gale. Son aire d’implantation se limite en effet au littoral et à la région des chaînes telliennes (Cf. Fig. 1) ; le chêne-liège présente la particula- rité d’être d’implantation spontanée aussi bien en plaine qu’en mon- tagne (jusqu’à une altitude de 1 400 mètres), tels les massifs forestiers de Kabylie où la pluviométrie annuelle dépasse souvent les 1 000 milli- mètres. Il forme, avec un sous-étage souvent difficilement pénétrable (et très inflammable) de lentisque, myrte, arbousier, philaria, bruyère arborescente, ciste et genêt, de vastes massifs, soit à l’état pur, soit en mélange avec le chêne vert (Quercus ilex), le chêne zéen (Quercus fagi- nea), le pin maritime (Pinus pinaster) et quelques oliviers. Et c’est jus- tement par la mise en valeur des peuplements de chêne-liège, alors de loin l’essence forestière la plus intéressante d’un point de vue écono- mique, que débutèrent en Algérie, comme plus tard dans les protecto- rats tunisiens puis marocains, les opérations d’aménagement forestier. C’est dans les peuplements de chêne-liège qu’ont débuté les premières opérations d’aménagement forestier de l’administration coloniale française en Algérie. A travers l’analyse de cette filière liège, l’auteur nous montre toute l’ambiguïté de cette politique coloniale qui, si elle a indéniable- ment permis de développer la production de liège, a aussi conduit au mécontentement de la population indigène, dépossédée de ses forêts. 1 - Administrativement, la République algérienne s’étend de nos jours sur 2 376 400 kilomètres carrés ; mais ce chiffre imposant est quelque peu « artificiel » car il englobe 2 081 400 kilomè- tres carrés de régions sahariennes. En les déduisant, on obtient le chiffre de 295 000 kilomètres carrés qui correspond au « territoire du nord » dans lequel la puissance coloniale française avait tracé trois départements : Oran, Alger et Constantine. forêt méditerranéenne t. XXXIV, n° 2, juin 2013

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Grandeurs et vicissitudesde l’aménagement des suberaies

algériennes durant la périodecoloniale française

(1830-1962)

par Jean-Yves PUYO

Comparativement à sa superficie, l’Algérie était et reste encoreaujourd’hui très peu boisée 1, avec par exemple près d’1 386 000 hec-tares relevés au tournant du XIXe siècle. Par rapport à ce chiffre, lesforêts dans lesquelles dominait le chêne-liège (Quercus suber) cou-vraient près d’un tiers de la superficie boisée, réparti de façon très iné-gale. Son aire d’implantation se limite en effet au littoral et à la régiondes chaînes telliennes (Cf. Fig. 1) ; le chêne-liège présente la particula-rité d’être d’implantation spontanée aussi bien en plaine qu’en mon-tagne (jusqu’à une altitude de 1 400 mètres), tels les massifs forestiersde Kabylie où la pluviométrie annuelle dépasse souvent les 1 000 milli-mètres. Il forme, avec un sous-étage souvent difficilement pénétrable(et très inflammable) de lentisque, myrte, arbousier, philaria, bruyèrearborescente, ciste et genêt, de vastes massifs, soit à l’état pur, soit enmélange avec le chêne vert (Quercus ilex), le chêne zéen (Quercus fagi-nea), le pin maritime (Pinus pinaster) et quelques oliviers. Et c’est jus-tement par la mise en valeur des peuplements de chêne-liège, alors deloin l’essence forestière la plus intéressante d’un point de vue écono-mique, que débutèrent en Algérie, comme plus tard dans les protecto-rats tunisiens puis marocains, les opérations d’aménagement forestier.

C’est dans les peuplementsde chêne-liège qu’ont débuté

les premières opérationsd’aménagement forestier

de l’administration colonialefrançaise en Algérie.

A travers l’analyse de cette filièreliège, l’auteur nous montre toute

l’ambiguïté de cette politiquecoloniale qui, si elle a indéniable-

ment permis de développerla production de liège, a aussi

conduit au mécontentementde la population indigène,

dépossédée de ses forêts.

1 - Administrativement, la République algérienne s’étend de nos jours sur 2 376 400 kilomètrescarrés ; mais ce chiffre imposant est quelque peu « artificiel » car il englobe 2 081 400 kilomè-tres carrés de régions sahariennes. En les déduisant, on obtient le chiffre de 295 000 kilomètrescarrés qui correspond au « territoire du nord » dans lequel la puissance coloniale française avaittracé trois départements : Oran, Alger et Constantine.

forêt méditerranéenne t. XXXIV, n° 2, juin 2013

Comme nous le verrons plus loin, les pro-ductions de la filière liège algérienne intégrè-rent un vaste marché du liège qui s’étaitmondialisé dès les années 1820, venantconcurrencer fortement les productions enmatière brute non transformée métropoli-taines et ce, dès la fin de la première moitiédu XIXe siècle 2. Trente ans après le commen-cement des opérations militaires françaisesde conquête, on estimait la superficie fores-tière en chênes-lièges à 208 000 hectares,dont plus de 190 000 pour la seule région deConstantine 3. Avec la pacification et la mul-tiplication des missions d’arpentage, ce chif-fre évolua ensuite pour atteindre près de440 000 hectares durant les années 1870,une fois les inventaires terminés 4. Toutefois,si sur un plan comptable la superficie enchêne-liège apparaît considérable, les statis-tiques forestières masquent en fait les « réa-lités du terrain ». Celles-ci rendirent en effetplus que laborieuse la mise en valeur dessuberaies algériennes. Aussi, consacrerons-nous ces quelques pages à l’élaboration d’unbilan du développement de la filière liègealgérienne durant la période coloniale fran-çaise, à la fois « honorable » sur le plan quan-titatif avec un développement considérablede la production de liège mais, dans les faits,participant du mécontentement général deszones rurales envers la soumission à l’auto-rité coloniale française. Au final, cette étudede la filière liège maghrébine nous permettraaussi de mettre en évidence la complexité dela politique coloniale, tant sur le plan del’aménagement forestier que du développe-ment industriel des territoires algériens,notre recherche s’inscrivant fort modeste-ment dans la lignée des travaux des histo-

riens Jacques Marseille et CatherineCoquery-Vidrovitch, consacrés à l’esprit éco-nomique colonial français 5.

Les premiers temps du corpsforestier algérien

Au moment de la conquête française, deuxstatuts fonciers traditionnels régissent lapropriété foncière algérienne : le statut melk,qui correspond à des biens possédés enpleine propriété conformément au droitmusulman ou à la coutume kabyle et le sta-tut arch, soit les terrains de gestion collec-tive appartenant à une tribu. Les colonisa-teurs français assimilent alors lespeuplements forestiers de statut arch à despropriétés communales, qui, à l’exemple dela métropole, devront être soumises à la ges-tion de l’État, en compagnie d’un grand nom-bre de forêts privées expropriées au bénéficede la puissance occupante. Aussi, dans lesfaits, plus des trois quarts des peuplementsforestiers se retrouvent-ils soumis à l’auto-rité du seul État français. Certes, une ordon-nance de 1851 permet bien à un indigèned’essayer de faire reconnaître ses droits depropriété ; toutefois, la lourdeur de la procé-dure fait que bien peu obtiennent satisfac-tion, comme le reconnaissent du bout leslèvres les juristes de l’époque : « [...] l’indi-gène pourra, dans un territoire non francisé,prouver à l’encontre de l’État un droit de pro-priété sur les forêts à l’aide des modes depreuve et en prévalant des moyens d’acquisi-tion autorisés par la loi musulmane (pres-

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2 - Cf. Jean-Yves Puyo,« L’opposition entre liège

métropolitain et liègecolonial : le « paradoxe »

français / (1890-1950) » inAlcornocales y industria cor-chera : hoy, ayer y mañana -

cork oak woodlands and corkindustry: present, past and

future, S. Zapata (dir.),Palafrugell, Museo del Surode Palafrugell, 888 p., 2009

(pp. 712-726).3 - « Constantine, 190 131

hectares - Alger, 13 800 hec-tares - Oran, 4 128 hectares

[...] Dans ce relevé ne sontpas comprises les forêts dont

on a seulement constatél’existence dans les canton-

nements de Constantine,Philippeville, Bougie, Aumale

et Mascara. »(ROUSSET, 1858, p. 353).

4 - Alger, 41 078 ha ;Oran, 7 354 ha ;

Constantine, 391 190 ha.5 - Cf. l’ouvrage d’HubertBonin, Catherine Hodeir &Jean-François Klein (dirs.),

L’esprit économique impérial(1830-1970). Groupes de

pression & réseaux du patro-nat colonial en France & dans

l’empire, Paris, Publicationsde la SFHOM, 2007, 848 P.

Fig. 1 :Carte des principalessuberaies algériennes

Source : Service infogra-phie du Laboratoire SET

(UMR 5603)

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cription de 10 ans, preuve testimoniale, etc.).Le juge n’accueillera bien entendu la preuvetestimoniale qu’avec la plus extrêmeréserve » 6. Il est évident que ces spoliationsfoncières allaient alimenter un importantmécontentement local, l’expropriation desforêts perturbant fortement l’organisationagro-sylvo-pastorale traditionnelle, ce dontnous reparlerons plus loin.Si théoriquement les forêts sont dites sou-

mises et incorporées au domaine public, dansles faits, leur aménagement demeura trèsproblématique, tant était immense la tâchedévolue aux membres du service forestieralgérien. Sous la responsabilité directe desgouverneurs militaires de la colonie, cettestructure, créée en 1838 avec la mise à dispo-sition du département de la Guerre d’ungarde général et d’un garde à cheval, montatrès lentement en puissance par la suite.Ainsi, en 1846 on ne comptait encore que 12« cadres », 48 brigadiers et gardes, 1 seularpenteur forestier, 1 interprète et 21 gardesindigènes 7. Sil existait alors tout un disposi-tif d’incitations visant à favoriser les voca-tions (primes de départ, avancement des car-rières accéléré, passage gratuit vers l’Algériepour les membres du corps forestier et leurfamille, etc.), la perspective de faire carrièreattirait peu, le pays étant en effet considérécomme très peu sûr et les conditions de tra-vail connues pour être extrêmement diffi-ciles. Et malgré les espoirs émis parcertains 8, il faudra parfois recourir à desdésignations d’office pour fournir en cadresles services forestiers algériens. Un décretd’août 1903 prévoyait que sur les dix-huitélèves reçus chaque année à l’École nationaleforestière de Nancy, deux étaient destinés auservice des Eaux et Forêts de l’Algérie, demême que deux autres, pour l’Indochine :« Les postes coloniaux seront bientôt, nous enavons l’assurance, considérés comme despostes de choix ; cette carrière, bien rémuné-rée [...] doit devenir promptement, pour nosjeunes agents, le meilleur moyen de se faireconnaître et d’acquérir des droits à un rapideavancement. Dans de telles conditions, dès lasortie de 1905, on peut compter que les candi-dats ne manqueront pas de répondre volon-tairement à l’appel » 9. À noter toutefois quele législateur, peut-être bien moinsconvaincu de l’attrait des postes forestierscoloniaux, avait prévu un article introdui-sant la désignation d’office en cas d’absencede volontaires 10… Si les officiers sont déta-chés des cadres métropolitains et mis tempo-rairement à la disposition du gouvernement

général, les brigadiers et gardes formaientau contraire un corps distinct de celui de lamétropole, un corps de gardes indigènesvenant s’ajouter en plus à cette structure.Ainsi, en 1927, le corps forestier algériencomprenait 65 officiers et 1 003 préposésfrançais et indigènes, chargés de l’aménage-ment des 2 220 000 hectares soumis auRégime forestier 11. En comparaison, le ser-vice forestier du protectorat tunisien, pourune surface certes de moitié moindre(1 017 000 hectares), était beaucoup moinsdéveloppé, avec seulement 9 officiers et 117brigadiers et gardes 12.En Algérie, une Amicale des gardes indi-

gènes des Eaux et Forêts défendait les inté-rêts de cette catégorie de personnel. Ainsi, en1939, son secrétaire général, NekkéaMessaoud « [exhortait] les camarades à res-ter unis et leur [demandait] de continuer l’ac-tion dans les limites de la légalité et desformes courtoises et déférentes, tant à l’égardde chefs et des pouvoirs publics, pour soutenirleurs justes et légitimes revendications » 13.Cette liste de revendications, signaléecomme identique à celle de 1938, reflète parson importance un malaise certain de cecorps. Les gardes indigènes réclamaiententre autres la revalorisation de leur traite-ment, l’attribution du « quart colonial », lerelèvement de l’indemnité d’éloignement aumême titre que les préposés européens,l’amélioration du gourbi forestier affecté àl’habitation du garde indigène et la construc-tion de sanitaires, le relèvement de l’indem-nité de surveillance et de mission, égales àcelles des gardes européens et enfin le relè-vement de l’indemnité de surveillance deschantiers, au même titre toujours que lesEuropéens « [...] pour tous les gardes indi-gènes capables de tenir une feuille dejournée » 14.La soumission et incorporation au domaine

public des peuplements forestiers algériensne se fit que très progressivement, au gré dela conquête militaire. Ainsi, en 1847, la sur-face forestière contrôlée par le tout jeune ser-vice forestier de la colonie algérienne se limi-tait à 160 000 hectares, contre près de1 400 000 hectares, dix ans plus tard, chiffre« [...] qui ne représente pas encore toute lasuperficie boisée » 15. Dès la conquête fran-çaise, l’Algérie est soumise à la même régle-mentation que la métropole, soit l’ordon-nance réglementaire de 1827, complétéeensuite par deux lois propres à la colonie :celle du 17 juillet 1874, relative à la défensecontre les incendies de forêts, et celle du 9

6 - M. Pouyanne, La propriétéfoncière en Algérie, Alger,imprimerie Adolphe Jourdan,1898, 1120 p. (p. 789).7 - Échelle hiérarchique ducorps français des Eaux etForêts, par ordre décroissantd’importance, soit en premierlieu les cadres : Inspecteurgénéral, conservateur,inspecteur, garde général ;puis le « petit personnel », lespréposés : brigadier, garde« métropolitain », garde« indigène ».8 - « La position des agentset gardes forestiers en Algérieest donc avantageuse, et doitsourire à ceux qui, pourvusde jeunesse et d’activité,désirent se distinguer par leurzèle et leurs travaux, dans unpays où il y a tant à faire sousle rapport forestier, et où laforêt a tant de puissance ».Epailly, « Sur l’organisationdu service forestier del’Algérie », Le Moniteurdes Eaux et Forêts, mai 1847,pp. 200-203 (p. 203).9 - Chronique forestière,Revue des Eaux et Forêts(REF), septembre 1903,pp. 569-570.10 - « En cas d’insuffisancede demandes pour lesservices de l’Algérie etde l’Indochine, la désignationest faite d’office en suivantl’ordre de sortie ». Chroniqueforestière, REF, septembre1903, pp. 540-542 (p. 541).11 - Les forêts algériennesprivées ne couvraient qu’unesuperficie estimée à 453 000hectares, dont seulement230 000 hectares apparte-nant à la population indi-gène. Venaient s’y ajouter600 000 hectares de maquiset broussailles, utiliséscomme zones de parcourspour le bétail local. Chiffrescités par Paul Boudy, Guidedu forestier en Afrique duNord, Paris, La MaisonRustique, 1951, 504 p.(p. 387).12 - Debierre et Lavauden,Les forêts de la Tunisie.Direction Générale del’Agriculture, du Commerceet de la Colonisation,Imprimerie Victor Berthod,Bourg, 1931, 183 p. (p. 14).13 - Revue le Chêne-liège,n° 1131, 1939.14 - Ibidem.15 - Antonin Rousset, « Del’exploitation et de l’aména-gement des forêts de chênes-lièges en Algérie », octobre,novembre et décembre 1858,pp. 253-264, 297-308 &341-353 (p. 343).

décembre 1885, traitant de l’extension desdroits d’usages et « [...] des exploitations etabus de jouissance dans les bois particuliers,de la police des forêts et du reboisement ».L’objectif essentiel affiché de cette législationforestière est de sauvegarder l’existence desforêts algériennes, décrites comme toutes« plus ou moins dévastées » suite à une pro-duction non encadrée de charbon de bois ouencore par le pâturage du bétail des tribusnomades : « Dès qu’un canton est épuisé, lechef de tribu ou fraction de tribu ordonne deplier les tentes, et la petite caravane va cher-cher plus loin un canton de bois où ellerecommence le même genre d’exploitation, etainsi de suite [...] Qu’importe à l’Arabe ! Sestroupeaux s’engraissent, et si le pays devientstérile, il va chercher d’autres contrées oùl’eau et les pâturages abondent. Il y a tou-jours assez de bois pour lui » 16. Et l’auteur,dans ces années 1860, de prôner le recours àun service forestier fort et doté de moyensfinanciers lui permettant de mettre lui-même en valeur ces forêts, dont les dévasta-tions décrites ci-dessus ne sont pas généralesmais « [...] circonscrites dans certains cantonsde masses boisées ». À noter enfin que cemême auteur espère un futur radieux pourles massifs forestiers algériens tant lanature s’y révèlerait généreuse 17.Cette réglementation forestière fut dans

les faits très difficilement acceptée, aussibien par les colons que par les indigènes ; lesuns lui reprochaient d’entraver la colonisa-tion, les autres de ruiner le pastoralisme.Les agents du corps forestier se trouvèrentde plus accusés de se servir trop durement

des mesures de répression prévues par lestextes. Et soixante-deux ans après les débutsde la conquête française, les griefs de lapopulation locale finirent par interpeller lesautorités de l’État ; en 1892, une commissionsénatoriale, chargée de l’étude des questionsalgériennes, recueillait lors d’un périple dansla colonie de nombreuses plaintes contre lesprocédés abusifs de l’Administration fores-tière, mentionnées dans un rapport finalguère complaisant envers les forestiers : « Sila situation de l’indigène est souvent miséra-ble, si fréquemment on voit éclater sa haineconcentrée et farouche contre l’Européen, c’estaux forestiers, c’est-à-dire à la législationforestière qu’on le doit » 18. Aussi concluait-elle à la nécessité d’élaborer un nouveaucode forestier, qui sera présenté par le minis-tre de l’Agriculture, Jules Méline, en octobre1896.Le nouveau texte, fort de 199 articles, soit

autant que l’ordonnance de 1827, est adoptéaprès quelques modifications en février1903. Les innovations portent essentielle-ment sur le titre VI, relatif aux bois des par-ticuliers et aux périmètres de reboisement etde défrichement ; le propriétaire désirantdéfricher, était tenu à une déclaration préa-lable auprès de l’Administration forestièrequi pouvait formuler une opposition pour desraisons d’ordre public (maintien des terressur les montagnes, protection des dunes, lit-torales ou intérieures, défense du sol contrel’érosion, salubrité publique, etc.).Toutefois, il faut noter que cette nouvelle

législation ne fut pas mieux accueillie que laprécédente, tant par la population indigèneque par les forestiers algériens, qui dénon-çaient un texte jugé comme trop conciliantenvers les intérêts des populationsindigènes : « L’article 66 du nouveau codeforestier algérien porte, en effet, que le rachatdes droits de pâturage et de pacage ne pourraêtre requis par l’Administration dans les ter-ritoires où l’exercice de ces usages est l’abso-lue nécessité. Qu’est-ce au juste que cetteabsolue nécessité ? Est-ce le privilège des pyg-mées de l’Afrique équatoriale de vivre enparasites ? Est-ce celui plus doux encore devivre sans rien faire ? La loi ne le dit pas, etpour cause » 19. Et malgré cet « assouplisse-ment » supposé de la réglementation,dénoncé par les forestiers, le nouveau codeforestier connut toutefois le même « succès »que le précédent, soit une multitude de délitsforestiers relevés et la poursuite des actescriminels. En 1935, le Gouverneur généralCale obtint la diminution par deux du mon-

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16 - Ibidem., p. 347.17 - « Partout où le sol

renferme un peu de terreet de fraîcheur, la végéta-

tion est tellement activeet rapide, les années

de semence sont sifréquentes et la naturesait si bien réparer elle-même toutes les fautes

des hommes, qu’ellene demande pas qu’on

l’aide ; elle demandeseulement qu’on ne la

contrarie pas trop ».Ibidem., p. 349.

18 - Charles Guyot,Commentaire de la loiforestière algérienne,

promulguée le 21 mars1903, Paris, Librairie J.

Rothschild, 1904, 356 p.(p. 6 de l’introduction).19 - Alphonse Mathey,

« De la propriétéet des droits d’usage

en Algérie », REF, janvier,février & mars 1909,

pp. 65-78, 97-102 & 137-154 (p. 102).

Photo 1 :Massif de chêne-liège

près de ColloSource

http://colliotte.free.fr

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tant des amendes pour les infractions fores-tières, ce qui n’avait guère plu aux forestiersde l’État de même qu’aux colons, à l’exempledes producteurs de liège dont Henri Prax sefaisait l’écho dans les colonnes de la revue LeChêne-liège : « Avant-guerre, les pénalitéss’élevaient environ à 300 000 francs par an,tandis qu’en 1930, elles ont été de plus de sixmillions et demi. Or, comme le montant dechaque pénalité a été réduit, il s’en suit forcé-ment que la proportion des délits commisavant guerre est beaucoup plus forte que cellecorrespondant aux pénalités. Ce qui démon-tre de façon lumineuse qu’à mesure que larépression est moins vigoureuse, le nombredes délits est plus élevé » 20.À notre sens, ce sombre bilan découlait

bien sûr des tensions politiques toujours pré-sentes mais aussi de la persistance d’unepolitique forestière d’un autre âge. Pour lesresponsables du service forestier algérien, ilfallait être ferme avec les populationslocales : « L’indigène, lui, fera ce qu’on vou-dra, dans l’Afrique du Nord commeailleurs » 21. Or, l’expérience marocaine voi-sine, basée sur une foresterie plus sociale,démontra exactement le contraire 22.

La mise en valeurdes suberaies :le recours aux concessionset adjudications (1848-1900)

Face à un manque cruel en personnels etmoyens financiers, les premières opérationsde mise en valeur des suberaies « vierges »s’avéraient difficilement envisageables : hor-mis quelques rares peuplements proches dulittoral et jadis exploités pour des négociantsanglais, la quasi-totalité des peuplementsrestait encore à démascler avant d’espérerobtenir les premières récoltes en liège dereproduction 23. Dans un premier temps, legouvernement militaire fit appel à l’initiativeprivée, par l’adoption d’un régime de conces-sions avec redevance : contre rétribution, unparticulier ou une société civile se voyaitconcéder un peuplement forestier pour unedurée fixée à 16 ans. Durant cette période, leconcessionnaire était tenu de réaliser ledémasclage des forêts concédées, opérationréalisée sous la surveillance de membres ducorps forestier algérien ; la durée du contrat

permettait aussi une première récolte deliège de reproduction. Par une telle opéra-tion, une fois la fin des exploitations privées,l’Etat devait récupérer une forêt en situationde production sans avoir eu à investir pourla coûteuse opération du démasclage 24.Ce système, qui s’apparente à des contrats

d’affermage, était alors fréquent en métro-pole, depuis les années 1820, dans les sube-raies privées méditerranéennes. Toutefois, ildonnait lieu à de nombreux abus ; parmi lesplus répandus, les fermiers levaient le liègejuste avant la fin du contrat alors qu’uneépaisseur suffisante n’est pas atteinte, « [...]dépouillant donc d’autant le propriétaire,sans avoir égard, comme c’est leur devoir, àla conservation de la chose louée ; ils ruinenten même temps l’aménagement de la forêt » 25.L’administration, pour éviter ce type d’abusdans les forêts domaniales et communales,établît un cahier des charges très précis(repris en Algérie) stipulant entre autres quele liège enlevé la douzième année de l’adjudi-cation ne pourrait avoir moins de 23 millimè-tres d’épaisseur, « mesuré dans la partie laplus forte » 26.À ces prescriptions quant au calibrage des

lièges venaient s’ajouter des prescriptionsobligatoires à suivre par le concessionnairelors de l’opération d’enlèvement du liègemâle ; en effet, un démasclage « intégral » duchêne en une seule opération, tronc etgrosses branches latérales, peut entraîner lamort de l’arbre ou hypothéquer durablementla croissance des arbres les plus jeunes.Aussi, l’article 35 du cahier des charges de1865 fixait-il la norme de hauteur du démas-clage, avec par exemple, pour le premier pas-sage en démasclage, un enlèvement du liègemâle du raz de terre jusqu’à la naissance desbranches : « À chaque révolution suivante, ledémasclage sur ces mêmes arbres pourras’étendre aux branches jusqu’au point où ellescesseront de mesurer 0,30 m decirconférence. » 27

Entre 1848 et 1860, près de 152 000 hec-tares de chênes-lièges, soit 35 % des sube-raies domaniales, furent ainsi concédéscontre redevance 28 pour une durée primitive-ment fixée à 16 ans, puis progressivementportée à 40 ans. On retrouvait parmi lesconcessionnaires aussi bien des membres dela nouvelle bourgeoisie commerçante instal-lée dans la colonie que des représentants dela haute société métropolitaine, à l’exempled’un descendant du maréchal Suchet, ducd’Albuféra 29. Dans l’opération, ces investis-seurs pouvaient espérer au bout de 10 ans

20 - Henri Prax, « La répres-sion des délits forestiers », leChêne-Liège, n° 1064, août1936, p. 3.21 - Louis Lavauden, « La pro-pagande forestière en France», REF, octobre 1935, pp. 879-890 (p. 885).22 - Jean-Yves Puyo, « Lyauteyet la politique forestière duProtectorat marocain : desinfluences leplaysiennes « tar-dives » ? », in Frédéric Le Play- parcours, audience, héritage,A. Savoye & F. Cardoni (dirs.),Paris, ParisTechn, coll. SciencesSociales, 2007, 325 p. (pp.239-262).23 - Le démasclage est l’opé-ration consistant à enlever leliège mâle, soit la premièreécorce formée par le chêne-liège (impropre à la fabricationde bouchons), pour favoriser laformation d’une secondeenveloppe, le liège femelle ouliège de reproduction.24 - En Algérie, faute d’utilisa-tion industrielle locale (lino-léum, par exemple), le liègemâle était soit abandonné enforêt (100 000 quintaux par andurant les années 1890 -1900), soit vendu à des prixtrès minimes, ce qui repoussaitd’autant la première rentréefinancière « conséquente »aux alentours des 9 - 12 ansaprès le démasclage.25 - Nicolas Eymard, « De laculture du chêne-liège et deson exploitation dans le dépar-tement du Var », Annalesforestières, mai 1844, pp. 245-263 (p. 254).26 - « Le fermier ne pourraêtre recherché lorsque le liègen’excédera pas le dixième endessous de vingt-trois millimè-tres ». Ibid., p. 254. Cela signi-fie en fait que les 9/10° de laplanche de liège de reproduc-tion doivent présenter 23 milli-mètres d’épaisseur.27 - Niepce, « Les concessionsde chênes-lièges en Algérie »,Revue des Eaux et Forêts (REF),août et septembre 1865, pp.361-365 et 394-398 (p. 364).28 - A partir de la dixièmeannée de contrat, l’Etat rece-vait 75 centimes à 2 francspar hectare concédé, ce quirajouté à des taxes diversesreprésentait une redevanceannuelle « théorique » nonnégligeable de 130 000francs pour l’ensemble desconcessions.29 - Ce dernier, décédé en1826, aurait-il sensibilisé sesdescendants sur la questionde la production de liège àlaquelle il a dû êtreconfronté à coup sûr durantla guerre d’Espagne ?

un rendement financier de 18 à 20 % ducapital engagé, dans le cas bien sûr d’uneexploitation « sans problèmes » 30. Or, l’his-toire de ces concessions ne fut pas sans péri-péties ; et face aux difficultés d’exploitation(absence de voies de communications, débutdes incendies criminels etc.), le lobby des

concessionnaires obtenait en 1862 une révi-sion du cahier des charges, jugé trop restric-tif. La redevance domaniale était allégée etla durée de jouissance des concessions plusque doublée, passant à 90 ans…Ce premier succès demeura toutefois de

courte durée car l’application du nouveaucahier devint rapidement impossible suite àla multiplication catastrophique des incen-dies 31 ; en août et septembre 1863, un impor-tant foyer, parti des frontières de la Tunisie,parcourait pas moins de 45 000 hectares,dont de nombreuses concessions : « Le désas-tre est malheureusement très considérable.Dans l’arrondissement de Philippeville, plusde 3 000 hectares de chênes-lièges en pleinrapport ont été brûlés sur la concessionChapon, au Djebel-Halia. On estime à 3 000hectares la surface incendiée dans la conces-sion Lucy et Falcon [...] Dans l’arrondisse-ment de Bône, la concession Lecocq et Bertona été atteinte sur 950 hectares démasclés,dont une partie avait été récemment récoltée.Le lot du Metzel, récemment adjoint à laconcession Duprat, a été ravagé sur une éten-due de 2 000 hectares environ. Enfin, 1 000hectares ont été atteints dans la forêt nonconcédée de l’Oued-Ziat. » 32

Ces faits se reproduirent de nouveau avecla même ampleur en 1865, puis en 1871 lorsd’une importante insurrection en Kabylie 33.Aussi, les concessionnaires « malchanceux »invoquèrent l’article 75 du cahier descharges de 1862 qui stipulait qu’en cas dedestruction totale ou partielle de la forêt pardes incendies, le concessionnaire pouvaitobtenir, selon les circonstances, soit unediminution du prix de la redevance, soitmême la résiliation de son contrat... Lesconclusions de la commission d’enquête surles incendies criminels, mise en place parl’assemblée des concessionnaires, aboutirentà des conclusions « limpides » : les faits decombustion spontanée ou d’imprudence, évo-qués par certains, étaient jugés insuffisantspour expliquer de pareils sinistres, les feuxétant dus en réalité « [...] à la malveillancedes indigènes, résultat du fanatisme religieuxet politique, dont le foyer est à la Mecque etqui a soulevé depuis 1856, dans trop de cir-constances douloureuses à rappeler, les popu-lations musulmanes contre les chrétiens » 34.Et de demander à l’Etat la réparation dudommage causé, évalué à 18 millions defrancs, et plus de sévérité dans la répressionde tels actes en faisant jouer la loi sur laséquestration des propriétés collectives destribus suspectées.

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Photo 2 :Facture établie par la

Maison Marill & Lavernyle 18 septembre 1911

Fonds du Musée du liègeet du bouchon de Mézin

30 - Niepce, « Etudes forestières sur l’Algérie », REF, février 1865, pp. 81-91 (p. 87).31 - Les premiers incendies criminels remontent à 1860 avec l’assassinat par des « indigènes

révoltés » des responsables de la concession Delacroix et Block, l’incendie de leurs habitationset des 2 500 hectares de chênes-lièges concédés.

32 - Chronique forestière, REF, octobre 1863, p. 285.33 - Après l’épisode de la conquête militaire, la colonie est gérée par une succession de gouver-

neurs militaires disposant des pleins pouvoirs ; aussi, cette période se caractérise entre autres parla mise en place de multiples réglementations particulièrement coercitives envers la populationindigène. Puis, en 1863, Napoléon III assouplit quelque peu ces textes et introduit une certaine

autonomie de la colonie envers la Métropole, de telle sorte que l’on parlera de « royaumearabe ». Quelques années plus tard, la guerre funeste de 1870 causera sa perte et une reprise en

main autoritaire par la toute nouvelle Troisième République française : l’autonomie est suppri-mée et la zone nord, nouvellement découpée en trois départements, se voit considérée commeun simple prolongement du territoire national. Or, ce revirement brutal générera un important

soulèvement, notamment en Kabylie, réprimé brutalement par les armes.D’où cette nouvelle recrudescence des incendies en 1871…

34 - Chronique forestière, REF, février 1866, p. 62-63 (p. 62).

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Face à ces multiples demandes d’indemni-sation, l’Etat, désargenté, capitulait et alié-nait les forêts « concessionnées » par le biaisde deux décrets successifs. Mais les condi-tions d’aliénation fixées par le premierdécret en date du 7 août 1867 furent jugéesencore trop onéreuses par le lobby desconcessionnaires et, sur leur demande, legouvernement consentait à les soumettre àun nouvel examen aboutissant au décret du2 février 1870. Près de 152 000 hectares (soitplus d’un tiers de la superficie totale ensuberaies) passaient « au privé » à des condi-tions très avantageuses : les parties atteintespar les incendies depuis 1863 se voyaientcédées gratuitement, ainsi que le tiers desforêts non atteintes, le restant étant vendu àun prix « symbolique » 35...En métropole, un tel évènement, aurait

provoqué immanquablement une levée deboucliers de la part des forestiers de l’État etle lancement d’une pétition nationale oppo-sée « au pillage des ressources de la Nation »,comme jadis lors d’aliénations ô combienplus modestes ! Or, rien de tel, avec bien aucontraire certains forestiers se félicitantouvertement de cette cession : « C’est unevéritable aliénation que l’Etat consent à leurprofit, mais une aliénation avantageuse àtous les points de vue, car l’administrationn’est pas en mesure d’exploiter ces boiscomme les compagnies pourront le faire etelle n’est pas plus intéressée qu’elles à lesconserver » 36.En fait, cette remarque traduit bien le dés-

intérêt profond des serviteurs de l’État fran-çais envers un domaine forestier colonialjugé trop périlleux à mettre en valeur,notamment pour le personnel de terrain. Onpeut juger des conditions de travail de cedernier à travers les passages suivantspubliés par le Robinson des bois, un bimen-suel indépendant consacré à la défense despréposés forestiers. En août 1892, la femmed’un garde y dépeint la triste situation desforestiers en poste en Algérie : des attaquesaprès que le mari soit parti ; dans le meilleurdes cas, seule la maison forestière brûle,entraînant la perte de tous les biens du cou-ple (et une indemnisation qui ne dépassejamais les 150 francs, alors que plusieurscentaines de francs sont partis en fumée) ;des coupables jamais retrouvés et punis ; des

maladies, souvent mortelles, avec l’impossi-bilité de faire un enterrement décent, la cha-leur empêchant de garder le corps « souspeine de tomber aussi » : « Alors, résigné, l’onfabrique comme l’on peut, un mauvais cer-cueil avec des planches prises un peu partout,souvent dans les débris des caisses à savonque l’on reçoit ; vous y tendez le cadavre, quiest déposé dans une fosse faite au pied d’unarbre quelconque qui devient ainsi le tristecyprès du cimetière improvisé. Le soir, vousentendez les chacals et les hyènes qui rôdentautour de la tombe, et dans la nuit le bruit deleur mâchoire broyant les os de celui que vousaimez, vient tristement interrompre votreléger sommeil. Votre douleur n’en est que plusgrande, et l’on se demande après tant de souf-france comment l’on n’est pas folle » 37. Aussi,autant de forêts cédées au privé, autant detravail en moins à assurer (surveillance,aménagement, démasclage, etc.) pour unnombre encore trop restreint de forestiers.

35- Le prix fixé était de 60francs par hectare, payableen 20 annuités commençantà courir à partir de ladixième année suivant lavente (juillet 1880), à raisonde 2 francs par hectare etpar an pendant les 10 pre-mières années, et de 4francs par hectare et par anles 10 années suivantes.Chiffres cités par A. Lamey,Le chêne-liège - sa culture etson exploitation, Paris,Berger-Levrault éditeur,1893, 289 p. (p. 46).36 - Chronique forestière,REF, mars 1869, p. 101.37 - Jane Delabrouissaille(pseudonyme), « En avant »,le Robinson des bois, n° 3,15 août 1892, pp. 36-38(p. 38).

Photo 3 (ci-dessous) :Usine de conditionne-ment du liège à Collo.Vue prise du MontBocquillon

Photo 4 (ci-contre) :Atelier de préparation du liège à Collo, avec une

presse à bras pour former les balles de lièges classésSource http://marcelpaul.duclos.free.fr/cite_liege.htm

L’intensificationde la production de liègeLes dernières interventions duprivé dans le domaine publicAux lendemains de la guerre de 1870, la

superficie des massifs de chênes-lièges setrouvait donc réduite aux alentours des275 000 hectares. L’Administration, ne dis-posant toujours pas des crédits nécessairesau démasclage, malgré les expériences mal-heureuses du passé, fit une nouvelle foisappel à l’initiative privée par le biais d’adju-dications publiques 38. Ce dispositif consistaità mettre en location un certain nombre deforêts pour une période de 14 ans ; durantles quatre premières années, l’adjudicatairedevait opérer le démasclage de tous lesarbres susceptibles d’être mis en productionet effectuer les travaux de défense contre lesincendies stipulés dans le cahier des charges(débroussaillement des lisières, mise enplace de tranchées pare-feu essartées de 20mètres de large et de laies séparatives descoupes de 10 mètres de large avec extractiondes souches, etc.) 39. Seules les quatre der-nières années de la période d’exploitationdonnaient lieu au paiement d’un fermage. De1876 à 1879, 52 lots, tant de forêts doma-niales que communales pour une superficietotale de 52 000 hectares, sont ainsi adjugés,ces contrats prenant tous fin, après de multi-ples difficultés, entre 1890 et 1893.À l’opposé des aliénations qui ne donnè-

rent pas lieu à des oppositions sévères, cedernier dispositif ne fut guère prisé par lesforestiers. Ces derniers, à l’exemple de nom-breux parlementaires, reprochèrent aux

autorités d’avoir loué les plus beaux peuple-ments contre des redevances trop modiques.Comme l’expliquait alors un adjudicataire,M. Bourlier, député d’Alger et paradoxale-ment opposé à l’exploitation indirecte dessuberaies, « Il ne faut pas perdre de vue quel’individu qui se présente à une adjudicationsuppute les chances à venir. Il se dit que lestravaux qui lui seront imposés ne lui profite-ront pas en cas d’incendie et il a soin de nefaire à l’Etat que des offres restreintes » 40.Le coût du démasclage, estimé par ce

même auteur à 10 centimes au maximumpar arbre, laissait espérer un revenu moyende 1,5 francs au bout de 10 ans pour une pro-duction moyenne de liège fixée à 5 kilo-grammes par arbre : « Les avances sont insi-gnifiantes eu égard aux bénéfices qui peuventrésulter des travaux de démasclage » 41. Etface à ce constat indéniablement défavorablepour les finances publiques, l’Administrationforestière algérienne finit par obtenir desmoyens financiers suffisants pour pouvoir selancer, à la fin des années 1880, dans l’ex-ploitation en régie directe de ses peuple-ments de chênes-lièges.

Le développement de la régiedirecteL’intensification des opérations d’aména-

gement, tant dans les forêts soumises à l’au-torité de l’Etat que dans le domaine privéengendra d’un essor formidable de la produc-tion de liège puis de son exportation, celle-cipassant de 48 500 quintaux en 1877 à420 000 en 1913. Ainsi, à partir de 1891, lecorps forestier se lançait dans de vastes opé-rations de démasclage, à raison de 15 à20 000 hectares par an. Aussi, à la veille dela Première Guerre mondiale, toutes lessuberaies intéressantes sur le plan de larichesse étaient-elles en production, soit prèsde 200 000 hectares pour les seules forêtsdomaniales sur un total « théorique » de275 000 hectares. Cette différence traduit lagrande variété de composition des forêtsclassées comme suberaies, le pourcentage enchêne-liège variant de 10 à 100 % des tigesinventoriées ; d’où un certain désintérêt pourles peuplements les plus pauvres.Pour la mise en production des suberaies,

il a fallu appliquer dans la colonie desméthodes de conduite des peuplementsissues de la métropole, les forestiers françaisintroduisant dès 1850 en Algérie la méthoded’aménagement des suberaies alors utilisée

136

38 - Décret sur les adjudica-tions pour le démasclage du

22 juillet 1876.39 - Essartage : opération

consistant à enlevertoute la végétation par

débroussaillement et brûlagedes rémanents.

40 - M. Bourlier,« L’exploitation des forêts

de chêne-liège », REF, juillet1893, pp. 309-310 (p. 310).

41 - Ibid., p. 310.

Photo 5 :Société des lièges des

Hamendas et de la PetiteKabylie (stocks et usine)

à Bessombourgprès de Collo

Le stock de liège, au fondau centre le bouillage

et à gauche la cheminéede la chaufferie

http://marcelpaul.duclos.free.fr/cite_liege.htm

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dans les peuplements français depuis près detrente ans. Celle-ci présentait le grand avan-tage d’être relativement simple à mettre enœuvre. En premier lieu, le peuplement fores-tier était divisé en huit parcelles d’égalesuperficie, si possible de composition homo-gène ; chaque parcelle était ensuite exploitéede proche en proche à raison d’une parcellepar an. On reprocha rapidement à cetteméthode, dite des coupons réglés, d’entraînerd’importantes pertes de production car on nerepassait dans la première parcelle exploitéeque huit ans plus tard, soit trop tardivementpour des jeunes arbres dont la faible circon-férence n’avait pas permis le démasclage lorsdu premier passage ; d’où un retard dans lafuture production de liège de reproduction.Aussi, de 1880 à 1935, les services fores-

tiers algériens utilisèrent la méthode dite dujardinage, préconisée par Antonin Rousseten 1858, puis améliorée par Augustin Lameydans les années 1870. La forêt était découpéeen trois séries les plus homogènes possibles ;ensuite, les chênes-lièges de plus de 35 centi-mètres de circonférence étaient démasclésselon une hauteur fixée par un barème 42.Lors du premier passage dans la sérienuméro 1, seule une moitié de tronc estdémasclée — le deuxième passage dans cettemême série intervenait durant la quatrièmeannée et l’on démasclait alors jusqu’auxbranches —puis la septième année, le res-tant et les branches jusqu’à 40 centimètre detour 43. Il fallait donc 9 ans pour enlever leliège mâle sur tout le peuplement, les arbrestrop jeunes au moment du premier passagedans la série pouvant ainsi acquérir desdimensions propres au démasclage et êtrerécoltés au deuxième ou troisième passage.Cet aménagement permettait donc une éco-nomie de temps et un gain de production parrapport à la méthode des coupons réglés 44.Les opérations de démasclage s’accompa-

gnaient de la coupe des arbres dépérissant(afin d’assurer leur régénération naturellepar les rejets des souches), du démasclage etde l’élagage des sujets les plus jeunes, del’entretien des peuplements par des débrous-saillements, du tracé de sentiers de coupe,etc. : « Chaque coupe venant en tour d’exploi-tation tous les trois ans, les travaux d’amélio-ration seront plus suivis, et il n’y aura jamaisque deux ans de retard pour le démasclage oul’abattage des arbres [...] Les forêts de chênes-lièges, ainsi aménagées, laisseront peut-êtreencore à désirer, mais elles présenteront àcoup sûr une amélioration notable sur l’étatactuel, en attendant que l’on puisse donner à

l’exploitation de cette partie de la richesse ter-ritoriale de l’Algérie une marche tout à faitrégulière » 45.Comme le signalait Rousset, la méthode

du « jardinage » constituait un progrès dansl’intensification de la production de liège.Toutefois, elle restait lourde à mettre enœuvre, déjà par le grand nombre de passagesdans les séries qu’elle impliquait : « Ellerepose essentiellement sur le choix du tiersdes arbres, qui est une opération délicate,pratiquement confiée à des ouvriers indi-gènes, mais qu’il serait nécessaire de surveil-ler soigneusement. Toute faute dans ce choixentraîne le désordre. En fait, on constate cou-ramment la récolte de lièges plus âgés qu’iln’était prévu, d’où une perte dans le rende-ment » 46. C’est pourquoi le jardinage futabandonné à la veille de la Seconde Guerremondiale au profit d’un traitement sylvicoleappelé méthode des coupons réglés rajeunis.

Photos 6, 7 et 8 :A la Société des liègesdes Hamendas et de laPetite Kabylie deBessombourg, de haut enbas :– le bouillage du liège,l’entrée des wagonnets,– l’atelier de visage dulièges,– la presse hydrauliquepour former les balles deliège de triturationhttp://marcelpaul.duclos.free.fr/cite_liege.htm

42 - Pour les arbres de 0,35à 0,60 mètre de circonfé-rence prise à hauteurd’homme, la hauteur dedémasclage sera compriseentre 0,8 à 1 mètre de haut ;de 0,6 à 1 mètre de circon-férence, de 1 à 1,2 mètresde haut ; pour une circonfé-rence de 1 mètre et plus, lahauteur de démasclage nedépassera pas les 1,5 mètresde haut. « Le démasclage,s’opérant en trois fois avecun intervalle de trois années,ne fatiguera pas l’arbre dontla circulation sera moinsexcitée ». Antonin Rousset,« De l’exploitation et del’aménagement des forêtsde chênes-lièges enAlgérie », op. cit., p. 303.43 - Même système avec lasérie numéro deux, avec unpremier passage en « l’anII », puis en « l’an V », etc.44 - « Cette succession decoupes amènera en tourd’exploitation chaque annéeune des trois parties démas-clées dans les trois coupesdifférentes, ce qui égaliserales produits en les rendantplus abondants et de meil-leure qualité » AntoninRousset, « De l’exploitationet de l’aménagement desforêts de chênes-lièges enAlgérie », op. cit. p. 302.45 - Ibid., p. 304.46 - L. Saccardy, « le chêne-liège et le liège en Algérie »,Revue de Botanique appli-quée et d’Agriculture tropi-cale, vol. XVIII, n° 204, 1938,pp. 574-593 (p. 586).

Le liège de reproduction, récolté par le per-sonnel du Service forestier algérien, étaitensuite vendu par voie d’adjudicationpublique à l’état brut, sans aucune opérationpréalable (raclage, bouillage, classement,etc.). La récolte était transportée, d’abord àdos d’homme, puis à dos de mulet et parcharrette ou par camion, jusqu’à des placesde dépôt où le liège est trié et empilé. Ce pre-mier tri sommaire a pour objet de séparertrois catégories principales : les lièges de

rebut (doublés, altérés), les lièges minces etles lièges marchands (la plus belle qualité).Les piles de 1 mètre 80 de haut, façonnéespar qualité, ne quittaient pas les places dedépôt et formaient les lots d’adjudication, unlot renfermant un volume maximum de 500quintaux de liège.Les ventes se déroulaient du 1er au 30 sep-

tembre, afin de permettre aux négociants dedébarder les lots avant la mauvaise saison.Chaque année, l’Administration forestièreéditait une plaquette, adressée aux princi-paux négociants, de la colonie et de la métro-pole mais aussi des pays étrangers (150exemplaires dans les années 1930, dont unecentaine pour la seule colonie). Dans ce pros-pectus se voyaient mentionnés les renseigne-ments concernant les périmètres forestiersrécoltés, les quantités approximatives et lesqualités, les places de dépôt et leur distancepar rapport aux voies de communications(routes, gares ou ports d’embarquement) ;exemple, « forêt de Oued-Ferah, communed’Aumale, 165 hectares, gare d’embarque-ment Bouira, distance 10 kilomètres, 17 kilo-mètres 400 de vidange, chemin de fer d’Algerà Constantine, route d’Aumale à Alger ».En parallèle, la liste annuelle des adjudi-

cations était publiée dans la revue Le Chêne-liège, assurant aux ventes domaniales unepublicité tant nationale qu’internationale. Cebimensuel, très précieux pour la filière fran-çaise du liège, relatait l’actualité mondialede cette branche ; on y trouvait ainsi desarticles issus de la presse étrangère, tellesles revues Portugal corticiero, Corcho ytapones et Industria corchera 47.

La montée en puissancede la production privéeSi les réalisations des services de l’Etat ont

donné lieu à quelques écrits, on manquehélas cruellement de renseignements sur laproduction de liège des suberaies privéesalgériennes. Il faut toutefois classer ces pro-priétés en deux catégories : les anciennesconcessions cédées par l’Etat et les forêtsreconnues comme appartenant en propre àdes Algériens, soit respectivement 152 000 et20 000 hectares. La première catégorie, prin-cipalement des grandes propriétés couvrantde 800 à 1 000 hectares, connut dès la fin duXIXe siècle une exploitation très intensive,certains propriétaires se déplaçant enEspagne ou au Portugal pour y étudier lestechniques employées 48.

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Photo 9 :Les balles de liège

sur le port de Collo prêtesà l’embarquement

sur les cargoshttp://marcelpaul.duclos.

free.fr/cite_liege.htm

Photo 10 :Embarquement de chêne-

liège à Tabarka (Tunisie)Fonds de l’auteur

47 - Pour l’anecdote, dans un numéro de janvier 1935 de la revue le Chêne-liège, nous avonsrelevé la nationalité des sociétés qui y publiaient alors des annonces publicitaires. La répartition

constatée est à l’image du poids des principaux pays contrôlant alors le marché international duliège : publicités « algériennes », 4 - Maroc, 2 - Métropole française, 11 (Paris, mais aussi le Var,Toulouse, les Pyrénées-Orientales, la Corse, les Basses-Pyrénées, soit les régions métropolitainesde production) - Portugal, 12 (Cantinhos y Trindade Lda, Lisbonne - Henry Bucknall & sons limi-

ted, Lisbonne / John W. Nolte Lda, Lisbonne, etc.) - Espagne, 4 (Manufacturas de corchoArmstrong S.A., Séville / José Roldan, Séville / T. Gallart, Palafrugell, etc.) - 1 publicité pour une

société Suisse (E. & B. Schlittler frère, Naefels), de même qu’ 1 seule pour les USA (Johnson-Turner trading compagny, New-York).

48 - « M. Dolfus nous rapporte qu’il a relevé (au Portugal) des chênes-lièges sur lesquels onvenait de récolter 200, 450 et jusqu’à 950 kilog. de liège, et qu’il a vu de jeunes peuplements de

semis démasclés à l’âge de 10 ans. Pareils faits ne se produisent pas en Algérie ; et cependantnombre d’arbre traités comme en Portugal pourraient rendre 500 à 600 kilog. de liège, alors

qu’ils ne rendent dans l’état actuel que 50 à 60 kilog. au plus ». Commentaires bibliographiquesde l’ouvrage d’Henri Pensa, Une exploitation de chênes-lièges en Algérie, REF, août 1894,

pp. 312-315 (p. 313).

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Pour la période 1900-1939, l’analyse desstatistiques de production des forêts doma-niales ainsi que des totaux des exportationsde la colonie montre un rapport de 2 à 2,5fois en faveur de la production privée parrapport à la production domaniale et ce, pourdes superficies moindres 49. Cette différencede rendement, en défaveur des forêtspubliques, s’explique principalement par lefait que les forêts aliénées jadis étaient com-posées des peuplements les plus productifs.Dans cette récolte « privée », la part des pro-priétés indigènes était loin d’être négligea-ble, avec 30 % du total pour une superficie nereprésentant que 13 % des suberaiesprivées 50. Par un manque cruel d’informa-tions sur ces forêts indigènes, il est très diffi-cile d’interpréter un tel résultat ; cette diffé-rence de production découlerait-elle du faitque ces dernières auraient eu moins à souf-frir par le passé des incendies volontaires ?C’est une hypothèse possible. Quoi qu’il ensoit, une telle récolte traduit l’acquisitiond’un savoir-faire bien différent de l’utilisa-tion traditionnelle du liège par les sociétéslocales (ruches pour les abeilles, couverturedes habitations, cuvettes ou écuelles, etc.) etla mise en place de nouveaux débouchésrémunérateurs.

L’état de la filière algériennedu liège à la veille de la guerred’Indépendance

Le bilan que l’on peut établir au début desannées 1950 demeure relativementcontrasté. Par la simple étude des chiffres, lamise en production des suberaies semble êtreun succès complet, avec une très forte crois-sance de la production privée et des exporta-tions. Toutefois, des facteurs limitants réap-paraissent régulièrement, à savoir desexportations très sensibles aux évènementsinternationaux, telles les guerres, les criseséconomiques ou les dévaluations des mon-naies, et une production toujours sous lesfourches caudines des incendies.En quelques quatre-vingt dix années (de

1847 à 1937), les exportations de chêne-liègealgérien (tant les lièges mâles que les liègesde reproduction) étaient passées de 467quintaux à 557 000 ! Toutefois, ce constatbrillantissime ne reflétait guère les nom-breuses crises rencontrées durant cettepériode. À partir des années 1880, le liège

algérien fut constamment concurrencé parles productions espagnoles et portugaises.Jusque-là, le marché catalan représentaitpresque un quart des exportations algé-riennes ; mais l’instauration par l’Espagnede droits de douane conséquents interrom-pait durablement ce débouché 51. Précisonsque la manœuvre visant à frapper des pro-duits concurrents de droits de douane, ouencore à fixer des quotas d’importationlorsque les produits étrangers devenaientune menace trop sérieuse pour les produc-tions locales, fut employée par tous lesgrands pays producteurs ; au milieu desannées 1930, ces derniers étaient, par ordred’importance, le Portugal (37 % de la produc-tion mondiale), l’Algérie (23,5%), l’Espagne(21,5%) et la France métropolitaine (9%) 52.Paradoxalement, cette dernière achètera

toujours sur le marché international entreun tiers et cinquante pour cent de sesbesoins en liège brut, alors que son domainecolonial était susceptible de la satisfairetotalement ; aussi, le lobby politique colonialn’eut-il cesse de dénoncer régulièrementcette concurrence étrangère, en premier lieuportugaise et espagnole 53. Par exemple, ennovembre 1934, le député Barris du Penherobtenait de l’Assemblé nationale françaiseune limitation des importations étrangèresde liège brut à 55 000 quintaux. Il s’en suivitun fort mouvement de protestation auPortugal, principal pays touché par cecontingentement : « Le Portugal possède desmoyens de défense, puisque l’importationd’articles français en Portugal n’est pas assu-jettie à un contingentement quelconque etnous avons montré que lorsque c’est néces-saire, nous savons répondre par les mêmesmesures » 54.En parallèle, le marché du liège algérien

connut trois crises sérieuses ; en premierlieu, le déclenchement de la Première Guerremondiale vint interrompre le mouvementjusque-là ascendant de la production algé-rienne et il fallut attendre l’année 1920 pourassister à un retour aux chiffres d’avant1914, soit des exportations annuelles auxalentours des 320 000 quintaux. En secondlieu, à l’exemple du commerce mondial dubois, le marché du liège fut particulièrementperturbé par le prolongement en Europe desconséquences du krach de Wall Street ; labanqueroute de nombreux importateurs alle-mands et américains entraîna une méventegénérale des récoltes de liège 55. La crise futd’autant plus cruelle que le marché améri-cain représentait en 1927 plus de 50 % des

49 - Exemple, en 1913, avec 130000 quintaux récoltés dans lesforêts domaniales contre 270000 quintaux pour le privé (rap-port de 1 à 2,1) ; autre année,1926, avec 139 000 quintaux deliège « domanial » contre 358000 quintaux « privés » (rapportde 1 à 2,6). Pour finir, 1932 avecune production de 117 000contre 291 000 quintaux (rap-port de 1 à 2,49).50 - Rapports calculés à partird’un état récapitulatif des liègesrécoltés en Algérie pour lesannées 1936 et 1937, publié parL. Saccardy dans « le chêne-liègeet le liège en Algérie » ; op. cit.,p. 589.51 - « Les lièges algériens étaientlivrés au commerce catalancomme de provenance espa-gnole. Aujourd’hui l’Angleterreet la Russie achètent directementen Algérie des quantités assezconsidérables et l’exportationpour l’Espagne est en baisse [...]Les lièges ne paient point dedroits à la sortie d’Algérie, et ilsentrent en franchise en France eten Angleterre. En Espagne, lesdroits d’entrée sont de 0,75 cen-times pour 70 kilogrammes pourles lièges en planche ». A.Lamey, Le chêne-liège enAlgérie, Alger, publication duGouvernement général del’Algérie, 1879, 123 p. (p. 94).52 - Le solde restant se répartitentre l’Italie (3,5%), la Tunisie(3,5%) et le Maroc (1,5%) ;notons que la France et ses pos-sessions représentaient alors plusd’un quart de la productionmondiale. « L’industrie duliège », Revue internationale dubois, mai 1934, pp. 61-63 (p.62). Après le déclenchement dela guerre civile, la part del’Espagne chutera à 15 % dutotal mondial.53 - « L’industrie portugaise aatteint tout son développement,elle inonde le marché français etforce au chômage l’industriefrançaise et provoque des ferme-tures d’usines [...] La concur-rence espagnole est arrivéeaujourd’hui à des prix tels queles 70 000 casques dont on doitéquiper l’armée coloniale d’icitrois mois, vont être livrés enFrance par des Espagnols, souspavillon Espagnol ». Discours àl’Assemblée nationale du députédu Lot-et-Garonne, M.Defontaine, cité dans « La crisede l’industrie du liège », leChêne-Liège, n° 1031, mars1935 pp. 1-3 (p. 3).54 - Article de J. J. Fernades dePortugal corticiero reproduitdans le Chêne-Liège, n° 1033,avril 1935, pp. 2-3 (p. 3).55 - « Le produit de la vente deslièges domaniaux, qui avaitatteint, en moyenne, 30 millionspendant la période 1926-1929,est tombé brusquement à 7 mil-lions en 1930, 1,7 en 1931, puiss’est relevé à 5 millions en 1932,10 millions en 1933, pour retom-ber à 4,6 aux dernières adjudica-tions ». Henri Prax, « La crisemondiale », le Chêne-Liège, n°1033, avril 1935, p. 1.

exportations algériennes (tant en liège mâlequ’en liège de reproduction) contre 9 % pourl’Allemagne 56. Aussi, les stocks invendus semultiplièrent et les exportations chutèrent,avec une crise optimale pour l’année 1931(Cf. Tab. I).En parallèle, la valeur moyenne du quintal

de liège en planche produit en Algérie, soit lacatégorie la plus noble, baissait significative-ment, comme le montre le graphique de lafigure 2.Le retour à des prix voisins de ceux

d’avant crise n’intervint qu’en 1936, augrand soulagement des représentants de lafilière chêne-liège : « Aux adjudications delièges de la récolte 1935 à Constantine, onvendit des lièges datant des récoltes de 1931et suivantes. Il resta seulement 6 000 quin-taux invendus sur les 105 000 quintaux envente, liège mâle non compris [...] Les prix ontété considérablement plus élevés en 1936qu’en 1935. Mais nous sommes encore loin duprix d’avant-guerre » 59. Précisons en effetqu’avec la cascade de dévaluations queconnut le franc après la Première Guerremondiale, une même qualité de liège, vendue35 francs-or en 1913, correspondait à un prixde 175 francs de 1935 ! Aussi, entre 1913 et

1939, la dévaluation du liège non travaillés’élevait-elle à près de 80 % de sa valeur…Enfin, comme vingt-cinq ans plus tôt, la

Seconde Guerre mondiale venait stoppertous les échanges internationaux et cejusqu’à la fin des années 1940. En 1950, laproduction algérienne de liège repassait audessus des 300 000 quintaux, avec un maxi-mum de 429 000 pour l’année 1952. Mais ledéclenchement des « évènements d’Algérie »durant l’année 1956 interrompait la presquetotalité des récoltes pendant près de troisannées (Cf. Fig. 3).

Conclusion

À notre sens, le cas du chêne-liège algérienconstitue un exemple représentatif d’opéra-tions aménagistes coloniales se concluantd’une façon désastreuse. Malgré un vrai suc-cès « sur le papier », les incompréhensionsmutuelles aboutirent à un gâchis final d’au-tant plus inquiétant qu’il concernait un amé-nagement à très long terme.Après l’Indépendance algérienne, la

presque totalité des suberaies algériennes,alors dans un état fortement dégradé, futnationalisée. Notons que dès les années1930, les forestiers français se préoccupaientdu vieillissement des peuplements ; or, lesopérations de régénération durent êtrerepoussées suite au déclenchement de laguerre d’indépendance. Puis, pendant cettedernière, le défaut de surveillance, les délitsdivers, l’incendie, l’absence d’entretien,conjuguèrent leurs effets pour accélérer ladégradation de suberaies déjà fragilisées 61.Dès 1962, l’aménagement des suberaiesnationalisées était ainsi hypothéqué, avec deplus un personnel de surveillance dépourvud’uniforme et d’armement, 45 % des maisonsforestières à reconstruire, un matériel dedémasclage très détérioré, voire inexistant 62,etc. En parallèle, de nombreux peuplementsencore en état de produire furent surexploi-

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Fig. 2 :Evolution du prix

du quintal de liègeen planche entre 1930

et 1939, en francscourant 58

Liège 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938

Mâle 140450 56720 97370 34610 110810 20860 35560 56300 60810Déchets 73500 63850 50540 104790 138900 210410 179470 204430 192910Brut 27100 15350 12620 16140 10440 13210 88830 34980 26290Planches 10625 46040 41690 133750 88920 91550 105860 132680 138660

Total 347300 181960 202220 289290 349070 336030 409720 428390 418670

Tab. I :Exportations de chêne-

liège algérien entre 1930et 1938 (en quintaux) 57

56 - Parmi les autres grandesdestinations du liège algé-

rien, la France et les Pays-Bascomptaient à cette mêmedate pour 9 % chacun du

total. U. C., « Le chêne-liègeen Afrique du Nord, Bois etScieries, n° 236, 10 février

1929, pp. 9-10 (p. 9).57 - Institut international

d’Agriculture, Annuaire inter-national de statistique fores-

tière, vol. III, Rome, 1942,402 p. (pp. 274-275).

58 - Graphique établi à partirdes données publiées dansl’Annuaire international destatistique forestière, ibid.,

pp. 274-275.59 - Henri Prax, « Bilan de

l’année 1936-1937 », leChêne-Liège, n° 1074, jan-

vier 1937, pp. 1-3 (p. 3).60 - C.I.F.A.L., Etude secto-rielle sur le Liège, Direction

générale du plan des étudeséconomiques, République

Algérienne démocratique etpopulaire, 1965, 396 p.

(p. 116)

141

tés durant la période allant de 1963 à 1965,à l’exemple des forêts communales de la cir-conscription d’El-Milia : « [elles] présententcette particularité d’avoir été, contre l’avis desEaux et Forêts, exploitées en 1964 par ventedu liège sur pied. De ce fait, la totalité desarbres a été dépouillée avec une récolte de17 325 quintaux. Pendant 9 ans pratique-ment, aucune récolte ne pourra être faite, et,fait plus grave, si un incendie survient cetteannée ou les deux suivantes, la totalité de lasuberaie communale sera détruite » 63.En parallèle, l’industrie du liège se retrou-

vait fortement déstructurée avec le départ dela population européenne. Sur 82 entreprisesenquêtées en 1964, seules 42 employaient dupersonnel, pour un peu moins d’un millierd’ouvriers ; 40 % d’entre-eux relevaient enfait de quatre usines appartenant à la mêmemultinationale, la SHPK, qui représentaitalors près de 60 % de l’exportation de liègesen planches et 50 % de celles en agglomérésexpansés. Et cinquante ans plus tard, lesinformations sur l’état de la filière algé-rienne du chêne-liège demeurent toujourspréoccupantes. Aussi, à quand la fin du mau-vais sort frappant les suberaies algériennes ?

J.-Y.P.

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Nord, Paris, La Maison Rustique, 1951, 504 p.Bouisset Christine, Jean-Yves Puyo, « Dépriserurale, incendies et patrimonialisation : com-ment sauver les suberaies roussillonnaises ? »,Annales de Géographie, nº 677, (1/2011), pp. 88-99.Bourlier M., « L’exploitation des forêts de chêne-liège », Revue des Eaux et Forêts, juillet 1893, pp.309-310.Epailly, « Sur l’organisation du service forestier del’Algérie », Le Moniteur des Eaux et Forêts, mai1847, pp. 200-203.Eymard Nicolas, « De la culture du chêne-liège etde son exploitation dans le département duVar », Annales forestières, mai 1844, pp. 245-263.Gouvernement général de l’Algérie, Chênes-lièges -

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Fig. 3 :Évolution de la récoltedu liège algérienentre 1950 et 1961 60

Jean-Yves PUYOGéographeProfesseur desUniversitésUniversité de Pauet des Pays de l'AdourLaboratoire SET(UMR 5603)Av. du doyenPoplawski64000 PAUTél. : 05 59 40 72 77Fax : 05 59 40 72 55Mél : [email protected]

61 - « La circonscription deSouk Arras englobe la cir-conscription de Duvivier etcomprend 37 300 ha cou-vert en chêne-liège, apparte-nant pratiquement en tota-lité à la forêt domanialedepuis la nationalisation.Nous citerons : forêt desBeni-Salah, terriblementravagée par le feu de 1902 à1935 : 65 000 ha - de 1936à 1955, 44 000 ha parcou-rus par le feu dans la mêmeforêt ». Ibid., p. 13062 - « Rares sont les agentslogés en maisons forestièressur les lieux même à surveil-ler [...] Par ailleurs, lapresque inexistence desmoyens de transport conduitle personnel de surveillanceà une inefficacité domma-geable, voire même à l’inac-tivité ». Ibid., p. 111.63 - Ibid., p. 125

142

Summary

Triumphs and vicissitudes amongst the cork oaks in Algeria during the French colonial period(1830-1962)

On the eve of the Second World War, the 440,000 hectares of Algerian cork oak represented almost afifth of world cork production and supplied more than two thirds of metropolitan France’s domesticdemand. From a purely accountancy perspective, this enhanced worth of a colony would appear as anundeniable success, the yearly output growing from well under a hundred tonnes in the middle of the19th century to more than 30,000 in the 1930s. A study of this special colonial land use and modifica-tion enables us to underline all the ambiguity of colonial policy: on the one hand, colonial producersand state foresters focused on the optimisation of the forest resource and, on the other, a native popu-lation confronted by the destitution of its forests by the French colonial authorities whose aim was toorient them towards pure production. Our research is based on an analysis of written documentsspanning more than a century, including the “classic” French works on the subject as well as thespecialised forestry journals, in particular the magazine le Chêne-liège (The Cork Oak), along with thesemi-official magazine of French (state) forestry professionals les Annales forestières (Annals ofForestry) which was to become the Revue des Eaux et Forêts (Water and Forest Review).

Resumen

Résumé

forêt méditerranéenne t. XXXIV, n° 2, juin 2013

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les 440 000 hectares de suberaies algériennes représen-taient près d’un cinquième de la production mondiale de liège, couvrant alors plus des deux tiers desbesoins de la métropole française en la matière. D’un simple aspect comptable, la mise en valeur colo-niale pouvait apparaître indéniablement comme un succès, le volume récolté passant de quelques cen-taines de quintaux annuels au milieu du XIXe siècle à plus de 300 000 quintaux durant les années 1930.L’étude de cet aménagement colonial particulier nous permet de souligner toutes les ambiguïtés decette politique coloniale, entre d’une part des exploitants coloniaux et des forestiers de l’État, tournésvers l’optimisation d’une ressource forestière et, d’autre part, une population indigène se voyant rapi-dement dépossédée de ses forêts par l’autorité coloniale française afin de les aménager dans uneoptique de production. Notre recherche s’appuie sur une analyse de documents écrits couvrant plusd’un siècle, tant les ouvrages français « classiques » sur la question que la presse spécialisée forestière,à savoir la revue le Chêne-liège ainsi que la revue officieuse du corps forestier français, les Annalesforestières, devenue par la suite la Revue des Eaux et Forêts.

Grandezas y vicisitudes del desarrollo de los alcornocales argelinos durante el período colonialfrancés (1830-1962)

En vísperas de la Segunda Guerra Mundial, las 440.000 hectáreas de alcornocal argelino representabancasi una quinta parte de la producción mundial de corcho, cubriendo por tanto más de dos tercios delas necesidades de la metrópoli francesa. Desde un simple aspecto contable, el desarrollo colonial podíaparecer sin lugar a dudas un éxito, pasando el volumen cosechado a mediados del siglo XIX, de unospocos cientos de quintales al año, a más de 300.000 quintales durante la década de 1930. El estudiode este desarrollo, nos permite destacar las ambigüedades de esta política colonial, por una parte losagricultores y silvicultores coloniales del Estado, dirigidos hacia la optimización de los recursos foresta-les, y por otra parte, la población indígena que rápidamente se vio despojada de sus bosques por lasautoridades coloniales francesas, con el fin de gestionarles dentro de una visión de producción. Nuestrainvestigación se basa en un análisis de los documentos escritos hace más de un siglo, tanto los librosfranceses «clásicos», sobre las preguntas de la prensa especializada en el sector forestal, incluida, larevista Le Chêne-liège (El Alcornoque) así como la revista oficial del cuerpo forestal francés, les Annalesforestières (Anales Forestales), que más tarde se convirtió en Revue des Eaux et Forêts (la Revista deRecursos Hídricos y Forestales).