Graham Hancock - Surnaturel

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SuRNATUREL

Graham HANCOCK

SurnaturelRencontres avec les premiers enseignants de l'humanit

Traduit de l'anglais par Sylvain Tristan

jEAN-PAUL BERTRAND

www.editions-alphee.com

Supernatural, meeting with the ancient teachers ofmankind. Premire dition : Century, 2005. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation rservs pour tous pays. Graham Hancock, 2005.

ditions Alphe Jean-Paul Bertrand, 2009. EAN: 978 2 7538 0490 6

Pour mon pre, Donald M. Hancock, 7 dcembre 1924- 16 septembre 2003. Puisses-tu flotter au-dessus de verts pturages.

PREMIRE PARTIE

Les Visions

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CHAPITRE PREMIER

La plante qui permet aux hommes de voir les morts

allong sur un canap dans le salon de rception sombre d'une maison de ville vieille de deux cents ans dans la ville anglaise de Bath. Les rues taient dsertes et offraient peu d'indices me permettant de me souvenir du monde qui nous est familier. Il m'tait rassurant de voir que j'tais toujours en mesure de lire le cadran lumineux de ma montre-bracelet s'il me prenait de la maintenir devant les yeux. Dix minutes s'coulrent, puis vingt, puis trente-cinq. Je commenais ressentir 1'ennui, l'nervement, j'tais mme un peu blas. Aprs quarantecinq minutes, je fermai les yeux et concentrai mes penses vers 1'intrieur, vers la contemplation, ne remarquant encore rien d'inhabituel. Mais au terme de ma premire heure de veille, lorsque j'essayai de me relever et de faire quelques pas, j'eus la nette surprise de dcouvrir que mes jambes ne me rpondaient plus. Venue de nulle part, une faiblesse amollissante avait neutralis mes membres, le moindre effort physique dclenchait des tremblements incontrlables et des trbuchements, et j'avais compltement perdu le sens de l'quilibre. Une vague d'tourdissements et de nause dferla sur moi et je tombai, puis, sur le canap, tremp de sueurs froides. Je me rappelai avec un frissonnement irrvocable que je ne pouvais plus changer d'avis parce qu'il n'existe pas d'antidote. Une fois commenc, le processus dans lequel je m'tais engagTAISSURNATUREL

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ne pouvait tre interrompu et je n'avais plus d'autre choix que de 1' endurer. Ce fut au tour de mon oue d'tre affecte. Par intervalles se dclenchait un incroyable son de cloche, un bourdonnement dans mes oreilles qui voilait tous les autres sons. Ma vue, galement, se dtriora rapidement, s'obstruant bientt sur les cts par d'tranges lignes noires, tels les pieux d'une clture ou du grillage, tel point que je ne pouvais plus percevoir ma montre et que je dus abandonner toute notion du temps. Pendant ce qui sembla tre un trs long moment, le poison accentua son emprise sans le moindre remords, et je fus la proie de sensations indescriptibles de malaise physique et psychique. Je ressentais beaucoup de douleur, de faiblesse, d'inconfort. C'tait comme si mon corps tait doucement et systmatiquement fracass et dmembr, et je me mis nourrir la crainte de ne pas tre capable de le remettre en tat plus tard. Dans un instant d'immobilit, alors que mes yeux taient clos, une vision surgit- une tapisserie mouvante et vivi de de branches et de feuilles s'entremlant, des arabesques complexes et des jeux de nuds celtiques. J'ouvrai les yeux en battant des paupires. Les figures gomtriques qui se tortillaient disparurent instantanment et le salon sombre rapparut. Mais ds que j'eus referm les yeux, les figures furent de retour. Il s'coula un temps impossible mesurer, tandis que les figures gomtriques continuaient s'tirer et se multiplier. Je fus alors frapp par une bouffe de vertiges, et je tressaillis cette terrible sensation nouvelle qu'elle amena avec elle, celle de se balancer sur une corde raide oscillant au-dessus d'un abysse sans fond. Je me rendis compte que si je m'allongeais sur le dos en regardant fixement le plafond et en restant absolument immobile, je pouvais minimiser ces effets inconfortables. Mais il suffisait du moindre mouvement de la tteSURNATUREL

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vers la gauche ou vers la droite pour dclencher un nouvel accs de vertiges. Lorsqu'enfinje russis fermer les yeux de nouveau, les figures gomtriques sinueuses qui s'entrelaaient rapparurent avec une intensit renouvele, avant d'tre superposes de faon abrupte par la vue de profil d'un jeune homme blond fortement bti aux yeux dsapprobateurs tourns vers les miens. Il apparut ct de moi, si proche que j'en sursautai. Sa peau tait blafarde et son front tch de plaques de moisissure verte.

Portails chamaniquesDans les pays d'Afrique centrale comme le Gabon, le Cameroun et le Zare, certains cultes des anctres venus du fond des ges se perptuent au XXIe sicle. Leurs membres partagent une croyance commune, fonde disent-ils sur des expriences directes, en l'existence d'un monde surnaturel o l'on peut contacter les esprits des morts. l'instar d'une dimension hypothtique de la physique quantique, cet autre monde interpntre le ntre, et pourtant on ne saurait 1'observer de faon ordinaire ou le vrifier par des tests empiriques. Il s'agit donc d'un sujet de grand intrt, dont les implications en matire de recherche sont multiples, selon lequel les chamans des tribus prtendent avoir matris un moyen, au travers de la consommation d'un arbrisseau vnneux connu localement sous le nom d'eboka ou d'iboga, par lequel les hommes sont capables d'atteindre cet autre monde et d'en revenir vivants. La faon dont ils sont parvenus matriser cette technique est raconte dans le mythe des origines de la socit secrte indigne connue sous le nom de Bwiti :Zam y Mbg [le dernier des dieux crateurs] nous a offert Eboka. Un jour ( . .) il a vu ( . .) le Pygme Bitamu, haut perch dans 1'arbre A tanga, cueillant ses fruits. Il le fit tomber. IlLES VISIONS

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mournt, et Zam amena son esprit lui. Zam coupa les petits doigts et les petits orteils du cadavre du Pygme et les planta en diffrents lieux de la fort. Ils se transformrent en pousses de buisson Eboka.

du Pygme tait prnomme A tanga. Quand elle fut prvenue de la mort de son mari, elle partit la recherche de son corps. Finalement, aprs maintes aventures, elle arriva une caverne au cur de la fort dans laquelle elle vit une pile d'os humains:Alors qu'elle entrait dans la caverne, elle entendit soudain une voix - qui ressemblait celle de son mari - demandant qui elle tait, d 'o elle venait, et avec qui elle dsirait parler. La voix lui demanda de regarder gauche l'entre de la caverne. La plante Eboka tait l. La voix lui demanda d 'en manger les racines ( . .) Elle en mangea et se sentit trs fatigue ( . .) Puis on lui demanda de retourner dans la caverne. Les os avaient disparn et leur place se tenaient son mari et d'autres membres dfunts de sa famille. Ils lui parlrent et lui donnrent un [nouveau] nom, Disoumba, et lui dirent qu'elle avait trouv la plante qui permet de voir les morts. Ce fut la premire initiation aux Bwiti etc 'est ainsi que les hommes ont acquis le pouvoir de rencontrer les morts et de leur demander conseil.

~pouse

Aujourd'hui, plusieurs millions de personnes rparties sur les territoires du Gabon, du Cameroun et du Zare n'ont aucune difficult rsister aux efforts bien financs de conversion que prodiguent des missionnaires chrtiens et musulmans. Ils font allgeance, au contraire, aux Bwiti, chez lesquels ils ont t initis en consommant d'normes quantits de copeaux d'corce de racines d' boka et ont fait un voyage dans des mondes surnaturels. ~boka, galement connue sous le nom d'iboga (ce sera l'orthographe retenue partir de maintenant), est classe scientifiquement sous le nom de Tabernanthe iboga et appartient la famille des apocynaces. ~corce de sa racine s'avre trs spciale, comme 1' affirme le mythe pygme, etSURNAT U REL

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contient plus d'une douzaine d'lments chimiques inhabituels appartenant une classe connue sous le nom d' alcalodes indoles. L'un d'entre eux, l'ibogane, est un puissant hallucinogne responsable de visions trs convaincantes qui changent la vie, dont les initis bwiti font 1' exprience, notamment des rencontres avec des tres surnaturels et des rencontres avec les esprits des morts. Beaucoup de gens rapportent avoir rencontr leurs pres ou leurs grands-pres dcds, qui agissent pour eux comme des guides dans le monde des esprits. Cependant, la racine doit tre consomme en quantits toxiques si 1' on veut atteindre 1' tat de vision, et les initis sont confronts un risque constant d' overdose fatale lorsqu'ils recherchent leurs anctres .

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Fig. 1-1. Tabernanthe iboga. L'corce de sa racine est la source de l 'ibogane, un puissant hallucinogne.

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V corce de la racine d'iboga et l'hydrochlorate d'ibogane (1' extrait pur de 1'alcalode psychoactif) sont tous les deux illgaux aux tats-Unis; ils sont classs Schedule I 1 comme les autres grands hallucinognes, tel le LSD, ainsi que les narcotiques et stimulants crant une dpendance comme l'hrone et le crack. Par contraste, en Grande-Bretagne comme dans plusieurs pays europens, o l'on constate un sentiment de reconnaissance croissante parmi les scientifiques de nombre d'effets thrapeutiques tonnants de 1'ibogane, cette drogue n'a pas t proscrite. On peut s'en procurer lgalement et ouvertement dans des magasins spcialiss en botanique et en consommer en toute libert en n'importe quel lieu priv.

La rechercheMme sans la menace barbare d'une peine de prison, l'ibogaine n'est pas quelque chose que 1' on prend la rigolade, aussi n'tait-ce pas avec lgret que j'avais pris les dcisions qui allaient me mener ce canap, cette nuit-l, et dans cet tat de prostration impuissante vis--vis de ce qui pouvait m'attendre. Ma motivation principale, je le dis sans honte, tait la recherche. Je m'tais dlibrment soumis cette preuve comme partie intgrante d'une investigation, plus ample et plus long terme, dans le domaine du mystrieux instant d'avant et d'aprs qui eut lieu au cours de la prhistoire humaine, peut-tre seulement vers 40000 BP 2 Avant celuici, hormis une poigne d'exemples isols et grandement

1. Schedule 1: Littralement Annexe 1 ; aux tats-Unis, liste de substances illicites (NdT). 2. BP: Before present, c'est--dire avant le prsent>>(NdT).

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parpills, il n'existe rien dans les restes archologiques laisss par nos anctres que nous puissions instantanment reconnatre comme un comportement humain moderne. Aprs celuil, les signes indiquant que des cratures notre image taient arrives sont lgion, et sont plus particulirement visibles travers les premires preuves solides de croyances en des mondes et des tres surnaturels- des preuves, en d'autres termes, que la religion tait ne. L'illustration la plus claire possible de ce changement se trouve dans le sud-ouest de 1'Europe, o un art religieux sophistiqu - ce jour le plus vieux jamais dcouvert dans le monde apparat soudainement, sans antcdents apparents, entre 40 000 et 30 000 BP, et qui perdure jusqu' approximativement 12000 BP. Il s'agit de l'art des grandes grottes ornes telles Chauvet, Lascaux, Pech Merle et Altamira - certainement parmi les plus belles et les plus nigmatiques de toutes les crations humaines. Les peintures de ces grottes sont clbres, juste titre, pour leurs reprsentations ralistes des mammifres de la priode glaciaire. Ce que l'on connat beaucoup moins, en revanche, est le fait qu'elles dpeignent galement de nombreux tres surnaturels et chimriques, souvent mihumains, mi-animaux. Une explication ingnieuse de 1'apparence bizarre de ces tres, ainsi que d'autres traits intrigants des grottes que nous tudierons dans des chapitres ultrieurs, a t avance par un groupe d'anthropologues et d'archologues internationaux prestigieux. L'essence de leur argument est que 1'art rupestre exprime les premires, les plus anciennes notions humaines du surnaturel, de 1' me et des mondes de 1' existence aprs la mort - des notions qui prirent la forme d' tats modifis de conscience probablement atteints grce la consommation de plantes psychoactives. Bien que cela ne plaise pas certains universitaires, cette thorie relative 1'art rupestre

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est la plus largement accepte depuis le milieu des annes 1990. Il est donc quelque peu embarrassant qu'aucun des experts qui s'en font actuellement les avocats n'ait jamais consomm effectivement de plantes psychoactives eux-mmes; ceux-ci n'ont d'ailleurs aucune ide directe de ce qu'un tat modifi de conscience reprsente, pas plus qu'ils n'expriment le dsir d'en faire l'exprience. Afin d'tudier de faon objective leurs arguments, ainsi que la vision de leurs adversaires, je ressentis le besoin de juger sur la base de l'exprience personnelle si les visions induites par les plantes pouvaient avoir t assez fortes pour avoir convaincu les premiers humains de 1'existence de mondes surnaturels, et de la survivance aprs la mort de quelque essence d'anctres dcds. Voil donc pourquoi, pour rsumer, j'avais pris de l'ibogane -pour les besoins d'une recherche de bon sens, solide et raisonne. Mais je me dois de reconnatre qu'il existait galement un autre motif, bien plus personnel. Cela avait trait la mort douloureuse de mon pre d'un cancer des os 1' automne prcdent, et mon inexcusable incapacit me rendre son chevet durant les derniers jours de sa vie. Une partie de cet attrait vers cette exprience lgrement risque avec l'ibogane tait sans doute sa promesse de rencontres avec les anctres et - bien que tnue - la possibilit de fermeture et de retrait qu'elle semblait offrir.

Une longue nuit d'ibogaJ'ai probablement donn 1' impression jusqu' maintenant que j'tais seul durant ma veille Bath, mais ce n'tait pas le cas. La dose psychoactive d'ibogane que j'ai consomm me fut administre par un gurisseur d'exprience et rputSURNATUREL

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qui demeura proximit de moi tout au long de la nuit; mon pouse Santha tait galement dans la pice, ainsi qu'un mdecin. Au dbut, j'avais pleinement conscience de leur prsence tous les trois, mais au fur et mesure que le malaise et la paralysie s'accenturent, ils s'effacrent pour devenir insignifiants et c'tait comme si je les voyais- si tant est que ce fut le cas - au travers de panneaux de verre pais. Le mme sentiment de dconnexion bizarre s'appliquait la bassine qu'on rn' avait remise pour vomir. J'tais capable de la tenir et d'essayer de me faire vomir au-dessus d'elle, mais je me trouvais un endroit, et elle un autre. Au fur et mesure que la nuit s'avanait, je sentais mon canap subir un processus insidieux de transformation jusqu'au moment o il fut devenu un sarcophage de pierre l'intrieur duquel j'tais allong. Je ressentais une forte constriction, une immobilit, comme si un norme poids faisait pression sur ma poitrine, et me demandai: est-ce la mort ? Au mme instant, la pice s'emplit de gens- ni le gurisseur, ni ma femme, ni le docteur, qui pouvaient tout autant avoir t enferms dans une capsule insonorise, mais une grande foule quelque peu menaante de personnages qui n'avaient pas t invits. Elle ne disparut pas lorsque j'ouvrai les yeux, comme cela avait t le cas pour mes prcdentes visions, mais resta fermement devant mon regard, la plupart des tres la formant tant anonymes et comme des ombres, les paules votes, le visage bas. Quelques-uns me montrrent leur visage, mais comme le jeune homme blond que j'avais vu plus tt, avec sa peau moisie, ils avaient l'air tout droit sortis d'une tombe. Je pris conscience que quelqu'un tait en train de me regarder loin derrire la foule qui se bousculait. lanc et d'un ge moyen, avec un air solennel, sa peau tait sombre et ses traits 1' vidence africains. Ses yeux taient normes et noirs comme de l'obsidienne. Il n'tait pas vieux et grisonnant

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comme c'tait le cas dans les visions des Bwiti, mais il me vint l'esprit que ce pt tre le lgendaire Esprit d'iboga , venu pour enlever mon me:L'iboga est intimement associe la mort; la plante est frquemment anthropomorphise comme un tre surnaturel, un anctre gnrique qui peut si hautement valoriser ou mpriser un individu au point de 1'emmener dans le monde des morts.

Je sombrai dans un tat onirique pendant ce qui me parut tre une longue priode, et comme c'est le cas pour la plupart des rves, j'ai aujourd'hui du mal me souvenir des dtails. Tout ce que je peux dire avec certitude, c'est que j'ai l'intime conviction qu'il rn' arriva quelque chose - quelque chose d'importance durable. Ai-je hallucin une rencontre avec mon pre? Je ne me rappelle pas de faon assez claire pour en tre parfaitement certain, mais j'ai des flash-backs de cette nuit durant laquelle je le vois parmi la foule de fantmes qui s'taient rassembls autour de moi. Parfois, les flash-backs sont si poignants et intenses que je peux presque croire qu'il fut rellement l, marchant prs de moi avec dignit et douleur, comme ce fut le cas lorsqu'illuttait contre son cancer. ct de ces souvenirs furtifs de mon pre, je suis parvenu reconstituer quelques morceaux d'images de ces heures de rves enfivrs qui ajoutent mon sentiment d'avoir vcu quelque chose d'unique. un certain moment, j'eus la trs nette impression que je m'tais rveill. J'ouvrai les yeux, m'attendant voir les contours familiers de la salle d'attente sombre. sa place, je me retrouvai dans un lieu trs trange que je n'avais jamais vu auparavant, avec des tentures qui pendaient aux murs et qui se gonflaient, des arbres qui poussaient l'intrieur et un plafond transparent qui laissait voir les toiles. Cela ressemblait quelque temple exotique, la fois sanctuaire, palais et tente du dsert. Sur un ct,

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absorb dans les mouvements d'une danse, je pouvais distinguer une silhouette gante vtue d'une toge blanche flottante avec des motifs noirs verticaux. tais-je en train de rver, ou tais-je veill ? Ce que je voyais tait-il rel d'une certaine faon- comme cela semblait tre le cas de faon convaincante- ou bien tout cela n'taitil qu'une grande illusion? Et l'esprit de mon pre survivaitil dans une autre dimension ou ralit ? Ces questions taient de poids, et il n'tait pas facile d'y rpondre. Mais pour l'instant, au moins, mes soucis taient plus restreints. Nos anctres avaient accs des plantes comme la Tabernanthe iboga et celle-ci devait avoir eu le mme effet sur eux que sur nous. Je me rappelle la sensation bizarre et envahissante que j'ai eue pendant une bonne partie de la nuit o les foules de dfunts se sont rassembles autour de moi - des foules de fantmes, de mes aeux. Bien sr, il tait raisonnable et potentiellement fructueux de se demander si ce n'tait prcisment pas des expriences de la sorte qui avaient donn naissance loin dans le pass - aux premires notions humaines du monde des esprits. Puisque les universitaires n'offrent ce jour aucune explication complte, ou du moins satisfaisante, sur 1' origine de la religion, il s'agit l d'un domaine qui ne demande qu' tre explor. Vers le matin, quand la lumire commena filtrer entre les rideaux, je ne fus pas surpris de subir un lger voyage hors du corps. Ceux-ci sont courants au sein des initis bwiti qui sont sous l'influence de l'iboga, et je n'tais pas compltement novice au phnomne lui-mme. La dernire fois que cela m'tait arriv, j'avais seize ans et avais failli mourir cause d'une svre lectrocution. Ce jour-l comme dans le pass, ma conscience se mit flotter prs du plafond de la pice durant quelques instants, regardant mon corps au-dessous. Dans les deux cas, je ressentis un mlange de dtachement etLES VISIONS

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de curiosit, certainement pas de la peur, et me dlectai de la lgret de mon tre et de la libert de voler dont je semblais capable de jouir dans cet tat dsincarn. Dans les deux cas, 1'hallucination - ou quoi que cela puisse avoir t - s' estompa subitement et la vision hors du corps fut rapidement perdue. Il ne me restait plus qu'une rflexion philosophique sous forme d'image de dessin anim reprsentant une grosse saucisse fortement ligote un bout. Voil ce que nous sommes, semblait dire l'image. Le message tait vident, presque un clich- nulle peine de s'attarder sur les aspects physiques et matriels de la vie, parce que fondamentalement, nos corps ne sont que des peaux de saucisses rembourres.

Soigner avec les espritsPlus de douze heures aprs que les visions aient cess, je demeurais vigoureusement malade et tais incapable de marcher. Il fallut attendre la deuxime nuit pour que je commence recouvrer mes forces, pour que les tremblements musculaires s'arrtent et que je recouvre mon sens de l' quilibre. Le lendemain matin, je me sentais vraiment mieux et j'tais affam. reus une longue et active journe, sans ressentir la moindre fatigue. I.?iboga est une drogue chamanique. Dans la conception bwiti des choses, elle apporte la gurison en ce monde en nous reconnectant au monde des esprits. Mes visions, je le savais, avaient t relativement faibles et peu spectaculaires en comparaison de celles des initis bwiti, mais moi aussi, de faon limite, j'avais eu 1' exprience d'un contact avec une espce d'autre monde travers la consommation de cette plante sacre. tait-ce rellement dans un monde surnaturel que l' ibogane m'avait emmen, ou tait-ce juste une hallucination folle?S URNAT UREL

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Comme je l'ai soulign, je n'tais pas encore en mesure de juger; pas plus qu'il tait ais de dmler la cause de l'effet. Mais le miracle, nanmoins, c'tait le chamboulement fantastique de 1'humeur dont j'avais bnfici durant ma session d'ibogane. Pendant des mois avant elle, j'avais t dprim et irritable, plein de penses morbides et d'anxit morose. ce sentiment de culpabilit que je ressentais comme un chec vis--vis de mon pre, et au chagrin de la perte de celui-ci, s'ajoutaient une impression d'inutilit et une angoisse si profonde que je ne voyais mme plus l'intrt de prendre de nouvelles initiatives dans ma vie. Bien moins pire que cela, je m'tais persuad de me retirer du monde, d'abandonner la recherche et d'viter tout nouveau dfi intellectuel- car, je n'en doutais pas, j'aurais t incapable de les relever. Je ne rn' tais pas attendu ce que 1' ibogane cre une diffrence, mais ce fut le cas. compter du moment o je rn' veillai, mes forces recouvres, je savais que j'avais dclench une sorte d'interrupteur en moi parce que je n'tais plus capable de voir quoi que ce soit dans le monde de faon ngative et nihiliste, comme cela avait t le cas auparavant. De temps en temps, il pouvait arriver qu'une pense morbide s'gare dans mon esprit et essaie de rendre mon humeur plus maussade; dans le pass, je me serais fix sur elle avec obsession jusqu' ce qu'elle me donne des ides noires ; prsent, il rn' tait facile de l'carter et de penser autre chose. La mort de mon pre me faisait galement moins souffrir. Je n'avais pas t son chevet, et je ne pouvais changer cela. Mais d'une certaine manire, maintenant, je souffrais moins. Que cette gurison ait t atteinte par le biais du monde des esprits, ou qu'elle soit simplement un effet bnfique d'une secousse chimique de mon cerveau, j'tais reconnaissant envers l'ibogane. Peu importe l'explication, ou le mcanisme, elle m'avait transport dans quelque chose que je n'oublieraisLES VISIONS

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jamais- quelque chose qui ressemble s'y mprendre une exprience mystique. Elle avait dpoussir les recoins des mauvaises habitudes et humeurs enracines en moi. Et elle avait dmontr de faon trs persuasive la valeur d'une ligne de recherche jusqu' prsent nglige dans le domaine de la vie spirituelle des anciens.

CHAPITRE

Il

La plus grande nigme de l'archologie

de Pech Merle dans le sud-ouest de la France est un sanctuaire sacr au moins cinq fois plus ancien que la Grande Pyramide d'gypte. Tout comme la pyramide, elle possde son systme de labyrinthes de corridors internes, de passages, de chambres et de galeries. Mais contrairement la pyramide, qui a t entirement faite de la main de 1'homme - pour sa majeure partie avec des blocs extraits dans une carrire -les entrailles de Pech Merle ont t rodes dans un massif calcaire par une rivire souterraine il y a des millions d'annes. Lorsque le cours de la rivire se modifia, le systme caverneux qu'elle laissa derrire elle mesurait quatre kilomtres de long. Il resta intact et personne ne le visita- hormis quelques ours occasionnels venus pour y hiberner - jusqu' ce que des tres humains en prennent possession il y a environ 25 000 ans 1' poque dite du palolithique suprieur. Il ne semble pas qu'ils aient jamais vcu ici- ce qui n'est gure surprenant puisque son entre est troite et inaccessible ; elle tait en outre sombre et impntrable, et dgoulinante d'humidit l'intrieur. Mais ils entreprirent un programme de modification subtile et d'embellissement qui se perptua de faon continue, bien qu' des intervalles largement espacs, entre 25 000 BP et les alentours de 15 000 BP, aprs quoi il semble bien que laA GROTTESURNA TU REL

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connaissance de ce lieu en tant qu'endroit sacr se soit perdue. Vers 10 000 BP, la fin de la priode glaciaire, un glissement de terrain scella compltement 1' entre de la grotte du monde extrieur. compter de ce moment et jusqu' sa redcouverte en 1922, personne ne la visita ou mme n'eut la moindre ide que des merveilles, ainsi que des indices relatifs aux secrets de nos origines, se trouvaient enfermes l'intrieur, encodes dans des figurations sacres, revtues dans un linceul d'obscurit millnaire.

Des formes et des ombresChaperonn par M. Zimmermann, officiel du muse de Pech Merle, je descends l'escalier qui mne l'entre moderne de la grotte, quelques mtres de l'entre originale, sur un ct. Les premires sensations qui m'envahissent sont celles d'un changement d'atmosphre, d'une humidit frache, de ruisseaux coulant sous mes pieds. Il me semble que nous nous sommes dj profondment engags l'intrieur de la montagne lorsque nous atteignons une massive porte de scurit. M. Zimmermann la dverrouille crmonieusement et me conduit dans les salles de mystre qui se situent audel. Mes yeux sont encore en train de s'habituer au contraste qu'il y a avec l'extrieur ensoleill d'un aprs-midi du dbut du printemps, et 1' clairage tant faible, j'ai du mal voir quoi que ce soit dans les premiers instants. Mais les peuples du palolithique suprieur n'y voyaient sans doute encore moins que moi il y a 25 000 ans quand ils commencrent utiliser Pech Merle. Mon imagination vagabonde dj quand je vois les formes et les ombres autour de moi. Comme il a d tre impressionnant, effrayant sans doute, de voir ceSURNATUREL

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systme de cavernes avec une lumire basse et vacillante projete par de simples torches et lampes de pierre dont nous savons que les anciens faisaient usage. De plus, en diffrentes parties des quatre kilomtres de corridors et de galeries Pech Merle, l'accs a t artificiellement largi, amlior et rendu plus sr dans les temps modernes. Dans le pass, les personnes qui considraient la grotte comme sacre ont d tre obliges de ngocier de dangereux piges et de ramper sur le ventre travers des fentes et des boyaux troits et restreints, avant d'atteindre les salles principales. Chaque passage a d reprsenter une exprience terrifiante, forant au courage et un effort dtermin de volont - en aucun cas le genre d'aventure qu'on puisse entreprendre avec lgret. Les fouilles archologiques indiquent de faon certaine que cette grotte fut pntre relativement peu souvent au cours de son histoire, par des nombres relativement faibles d'individus qui se rpartissent sur une priode de plus de 10 000 ans, mais qui tous venaient dans le mme but- pour peindre (et peut-tre pour vnrer) des reprsentations belles et nigmatiques sur certains pans de roc choisis avec soin. Partant de cela, ainsi qu'au travers d'autres indices, les spcialistes concluent raisonnablement qu'on pratiquait l une religion, l'une des premires vraies religions de l'humanit, et que ceux qui la pratiquaient taient sans doute des spcialistes des rites, qui travaillaient principalement seuls ou bien avec quelques acolytes afin de crer leur art mystrieux. Il semble galement clair, comme il est vident dans bien d' autres grottes, qu'on attribuait des qualits particulires au lieu lui-mme, ce qui mena les artistes l'lire comme toile de travail.LES VISIONS

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Une antichambre vers le monde souterrainPech Merle est avant tout une merveille de la nature - dont les formes, telles une cration habile et ingnieuse, ne peuvent que crer un impact puissant et numineux sur n'importe quel tre humain qui la rencontre. Mme dans les temps modernes, avec un clairage lectrique permanent, elle demeure un monde souterrain spectaculaire et inquitant, dgag des contingences de ce monde. Aprs que M. Zimmermann ait ferm la porte de scurit derrire nous, nous nous retrouvons dans un long corridor, sinueux et en pente douce, de trois mtres de haut et de large, taill dans le soubassement par l'ancienne rivire. Des stalactites et stalagmites noueuses et scintillantes de la couleur de 1'ivoire vieilli sont arranges en niches comme des ranges de tuyaux d'orgue ou replies en rideaux et draperies qui semblent caresser les parois rocheuses. Il n'y a pas encore de peintures rupestres, mais plus on pntre profondment, plus 1'atmosphre devient trange, chimrique et extravagante, onirique. Il m' est facile d'imaginer que je suis en train de descendre dans quelque univers parallle, un monde de nains et d'elfes- ptrifis et prservs comme une capsule du temps qui nous serait parvenue d'une poque lgendaire, ou un coup d'il furtif travers les frontires d'une autre dimension. Nous arrivons maintenant la premire uvre d' art du palolithique suprieur sur la route que tous les visiteurs modernes empruntent Pech Merle - bien qu'en termes d' anciennet relative aux autres peintures ici, elle ne soit en aucun cas la premire. Faisant environ sept mtres de large et deux mtres cinquante de haut, c'est une composition horizontale, appose sur une tendue lgrement concave de la paroi de la grotte sur notre gauche, o le roc, qui s'abrite derrire un surplomb, est inhabituellement ple, sec et extrSURNAT U REL

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mement poli. Les archologues l'appellent Frise noire parce que ses figurations principales, des mammouths laineux adapts au froid, un bison, un aurochs (les anctres sauvages des bovins modernes) et un cheval dot d'une petite tte disproportionne sont des figurations main leve, comme 1' expression de rves, faits au manganse noir. Les figurations datent toutes d'environ 16 000 BP et on pense qu'elles sont le travail d'un mme artiste.

Fig. 2-1. Animaux et points de la Frise noire.

Au premier coup d'il, elles semblent constituer le sujet de l'ensemble du panneau, mais une inspection plus minutieuse montre qu'elles ont t surimposes sur de copieuses quantits d'ocre d'oxyde de fer rouge. Il a t barbouill et enduit environ 4000 ans plus tt d'un bout l'autre de la partie infrieure de la paroi, rassembl ici et l en groupes distincts de points, et en certains points attnu pour crer les vagues esquisses des ammaux. Flottant au-dessus du premier plan rouge du panneau, les mammifres de la priode glaciaire de la Frise noire concourent crer l'illusion convaincante d'une assemble en trois dimensions. travers 1'usage ingnieux de techniques de perspectives, on transmet en quelque sorte l'impression que les figura-

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tions les plus proches ont merg de la paroi rocheuse ellemme, tandis que les ranges d'autres cratures au-del semblent se fondre et disparatre dans ses profondeurs distantes.

L'mergenceLe bestiaire de la Frise noire se situe prs de 1'entre de ce qu'on appelle la Salle prhistorique , la vaste salle principale qui contient la grande majorit de l'art du palolithique suprieur de Pech Merle. On ne sait pas pourquoi d'autres zones du systme caverneux - telle la spectaculaire et spulcrale Salle rouge- n'ont pas t utilises par les artistes prhistoriques, mais il ne fait aucun doute que la Salle prhistorique fournit un dcor imposant et une atmosphre unique. Large de 40 mtres en certains endroits, elle supporte un labyrinthe de passages latraux et de tunnels, et se complexifie davantage par des rochers qui se sont dtachs et des dpts d'boulis qui crent une srie de plusieurs niveaux. certains endroits, le plafond de la grotte est bas au-dessus de nos ttes, d'autres il s'envole pour disparatre dans l'obscurit noble du dessus, et de laquelle, tir par la force de la gravit, un dluge ptrifi de stalactites s'abat sur nous. Certaines font plusieurs mtres de long, denteles, avec plusieurs ttes pointes, gouttant comme des glaons gants lors d'une fonte. D'autres rejoignent les stalagmites qui s'lvent du sol pour former des colonnes cannelures multiples, gigantesques et irrgulires, tels des os de jambes fossiliss ou des vertbres empiles dans un mausole de gants primordiaux. S'loignant de la Frise noire, M. Zimmermann me conduit notre droite vers une vole d'escaliers installs dans les temps modernes l'intrieur de ce qui a d tre, l' origine,SuRNATUREL

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Fig. 2-2 Plan de Pech Merle.

un tunnel naturel en pente forte. Au sommet, nous mergeons sur une saillie, galement naturelle, qui court le long de la paroi de la grotte une hauteur d'environ 10 mtres au-dessus du sol et qui offre un point de vue fantastique sur des zones cls de la Salle prhistorique. Esquisses en manganse sur le plafond au-dessus de la saillie, les silhouettes spectrales de deux bisons et un mammouth flottent devant nos regards. Puis, en contrebas dans les profondeurs tnbreuses de la salle principale, un spot s'allume d'un bruit sec et me permet d'apercevoir distance le chef-d'uvre de Pech Merle, le panneau mondialement clbre des Chevaux ponctus. Comme un supplice, M. Zimmermann teint le spot presque immdiatement mais me rassure en me disant que nous arriverons ce panneau en temps voulu, lorsqu'il me conduira la partie infrieure de la salle. Il semble prsent que nous ayons atteint le bout de la saillie et nous empruntons 10 marches modernes au-dessus de ce qui fut vraisemblablement une descente difficile aux temps prhistoriques. Cela nous amne une crevasse naturelleLES VISIONS

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peu profonde, entaille dans la paroi de la grotte. la droite de la fissure, M. Zimmermann me fait remarquer la silhouette peinte d'un bison, la tte d'un second dot une crinire bien visible de poils touffus, ainsi que le dos, la tte et la trompe d'un mammouth- tous en manganse noir. droite, une lvation lgrement suprieure, l'artiste ancestral a d'une certaine faon trouv la forme immanente d'un autre mammouth au sein des protubrances, indentations et fissures naturelles du roc, puis a renforc le phnomne grce des lignes noires suggestives. I..:homme de Cro-Magnon a utilis la forme naturelle du roc , explique M. Zimmermann, illustrant son propos en suivant la figuration avec son pointeur laser. Vous pouvez voir ici la tte, avec la trompe. Vous voyez les pattes avant et les pattes arrire. Et vous avez deux lignes, une pour 1'arrire et la queue, et une pour 1' estomac - ici. Encore une fois, comme pour la Frise noire, la qualit essentielle de ces animaux peints semble tre celle de rsider dans la paroi rocheuse, et d'en merger. Ce sentiment est vrifi non seulement travers 1' mergence tridimensionnelle remarquable du mammouth, mais galement travers l'ensemble de la composition, qui d'une certaine manire parvient donner 1'impression que les cratures dpeintes ont merg, venues de profondeurs caches en dessous, la jonction de la fissure autour de laquelle elles se regroupent.

GravuresNous descendons une autre vole de 10 marches vers un niveau infrieur de la salle o le sol est jonch de piles normes de pierres gantes, entre lesquelles nous suivons un chemin sinueux. Au-dessus de nous - mon sens environ trois mtres au-dessus de ma tte cet endroit - M. Zimmermann meSURNATUREL

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montre une tendue de plafond orne de ce qui ressemble un gribouillis sans signification de lignes inscrites de faon fruste mais qui, aprs une tude minutieuse, s'avrent reprsenter des motifs et des formes. Le plafond est trs mou, explique M. Zimmermann, et ils ont fait ces dessins avec leurs doigts. On peut sans doute distinguer deux priodes -l'une avec seulement des lignes, et dans une seconde priode vous avez des figurations. Son laser claire le contour d'un norme mammouth faiblement incis: Ici, nous avons le dos, ici la tte; voici la trompe; les pattes avant; 1' estomac. Un second mammouth se dessine pas trs loin, et sa droite se prsente une figuration exagre, un peu comme dans un dessin anim, de femme nue avec des fesses et des seins immenses et une tte minuscule - une Vnus classique du palolithique suprieur, une parmi tant d'autres reprsentations voluptueuses du genre fminin dcouvertes dans les grottes ornes de la vieille Europe. Nous avons treize figurations humaines Pech Merle, commente M. Zimmermann, deux hommes et onze femmes. -Et les femmes sont toutes du type "Vnus", trs fortes, comme celle-ci ? - Oui. Comme celle-ci. Vous pouvez en voir une autre ici, sans tte. Vous voyez le sein. Vous voyez les jambes. Vous voyez le derrire. Et le dos. C' tait sur les piles de gros blocs qui se sont crouls qui bloquaient presque le sol cet endroit - que les anciens grimprent pour crer de l'art sur le plafond avec leurs doigts. Autour de 20 000 BP, ils ont aussi peint les silhouettes de deux animaux en manganse noir sur les blocs de pierre eux-mmes: un mammouth hauteur d'paule et un gros bison plus haut que notre tte. Nous continuons marcher sur quelques dizaines de mtres sur un chemin qui semble - la manire d'un labyrinthe caracLES VISIONS

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tristique de Pech Merle - d'abord monter un peu en zigzag, puis redescendre en pente forte. Nous nous retrouvons dans la Salle des disques, ainsi nomme en raison de ses magnifiques formations concentriques de calcite cristallise. 1'autre bout, la droite du chemin, se trouve un pan abrupt stri dans sa partie suprieure de quatre balafres parallles. Les marques de griffes d'un ours des cavernes, explique M. Zimmermann. Cet ours faisait trois mtres de haut.

Le mystre des enfantsAu coin de la paroi o les marques de griffes sont immortalises, nous arrivons au pied d'un escalier moderne. Il compte 20 marches en deux voles angle droit, o les anciens ont d tre confronts un chemin pentu sur un boulis tratre. Au sommet, nous atteignons une alcve naturelle quelques mtres plus haut et derrire les marques de griffes, et sur le sol de 1' alcve, M. Zimmermann me montre les empreintes d'un enfant g d'environ douze ans. Elles ont t laisses voil presque 20 000 ans, dans ce qui 1'origine tait de la boue non durcie, et qui a survcu sous une forme fossilise. Certaines des empreintes sont extrmement claires, comme si elles avaient t laisses au matin, et il rn' est impossible de les regarder sans me reprsenter une image mentale de l'intrpide jeune personne- nous savons qu'il s'agissait d'un individu seul mais nous ignorons si c'tait une fille ou un garon - qui les a cres. Avec leurs talons et orteils nettement arrondis, les empreintes renforcent avec vigueur le lien humain que nous avons en commun, loin dans le pass mais solide, avec les artistes des grottes en dpit du passage des millnaires. C'est le mme lien qui nous permet de rpondre de manire motive l'art lui-mme, d'tre touch par celui-ciSURNA TU REL

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-peut-tre de la mme faon ou presque qu'il a touch les anciens - et de reconnatre ses qualits subtiles d'abstraction et de symbolisme mme lorsque la signification de son lexique symbolique continue de nous chapper. Pech Merle n'est pas l'unique grotte prhistorique orne dans laquelle on retrouve des preuves que les enfants taient d'une certaine faon associs aux artistes. Pourquoi est-ce qu'il a bien pu en tre ainsi ?

La Galerie de l'oursAu-del de la petite zone aux empreintes prserves, profondment caches dans la montagne et environ 50 mtres sous terre, nous pntrons dans la Galerie de l'ours, une trs ancienne section du systme de Pech Merle. Elle ne contient aucune peinture mais une explosion de stalactites et de stalagmites, des piliers cannels et atrophis, et d'improbables phallus immenses en calcite lubriquement en rection. notre droite, protgeant un sanctuaire sombre, une range de colonnes polies, si symtriques qu'elles paraissent avoir t cres par les hommes, forme un trait architectural distinct, telle une version en modle rduit d'un ancien temple gyptien. Nous grimpons une vole moderne de huit marches puis suivons un corridor long et troit notre gauche o la hauteur du plafond n'excde pas quelques centimtres au-dessus de ma tte. Mais aux temps prhistoriques, elle tait encore moindre, explique M. Zimmermann- il n'y avait d'espace que pour ramper. Vingt mille ans avant que 1'accs ne soit largi au bnfice des visiteurs modernes, quel motif a bien pu conduire les anciens ramper ici? La rponse se prsente bientt sous forme d'une nouvelle uvre artistique incise haut sur les parois du corridor -trs distinctivement, la tte et l'il joliment dessins d'unLES VISIONS

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ours brun grav de profil. ct de celui-ci se trouvent des motifs de lignes verticales et horizontales. Taills dans la paroi oppose du corridor, on peut voir quatre triangles partiellement les uns sur les autres, et ct d'eux un curieux symbole, pas encore identifi, qui ressemble la come d'un taureau.

L'homme blessLe corridor nous ramne la galerie de principale peintures de Pech Merle par une voie en zigzags, rcemment taille sur le ct de la pente bouleuse depuis laquelle les points de vue sont imprenables. ~effet obtenu est celui de se trouver au cur d'un immense difice gothique, consacr l'adoration de dieux minraux et pourvu, dans les profondeurs tnbreuses de la terre, de grandes salles et de votes, d'arches qui s'lancent, d'arcs-boutants, et de piliers de calcite et d'albtre. Il est certain que dans sa clbre transe l'opium, ce furent des visions d'autres mondes sans soleil tel que celui-ci qui ont inspir Coleridge lorsqu'il dcrivit les cavernes dmesures du Xanadu et le majestueux dme des plaisirs de Kubla Khan? L'endroit parat irrel et enchant, comme si un sort jet par les magiciens de 1're glaciaire 1'avait endormi comme la mort et que celui-ci n'avait jamais t lev. mi-chemin en redescendant, M. Zimmermann m'invite dans une alcve pour me montrer l'trange figuration d'une silhouette humaine, ou d'un hominid, celui qu'on appelle l'homme bless, peint en ocre rouge sur le bas plafond. Je dois me courber pour pouvoir le voir convenablement mais, une fois encore, la zone a t retaille pour le confort moderne et il a d tre bien plus difficile d'y accder aux temps prhistoriques. En fait, durant le palolithique suprieur, le plafond n'tait gure plus haut qu'un mtre au-dessus du sol. ~artisteSURNATUREL

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Fig. 2-3 L'homme bless de Pech Merle.

a d par consquent avoir dispos d'une place extrmement limite pour manuvrer et n'a pu travailler qu'en tant allong sur le dos. Ceux qui sont venus plus tard pour admirer la peinture - en supposant que cela est bien arriv - ont d tre obligs d'adopter la mme posture. I.:homme bless est ainsi nomm en raison d'une srie de lignes, dessines obliquement et de faon heurte (qu'on interprte souvent comme des lances), qui passent directement travers le poitrail, le torse et les fesses. Sur la toile de fond forme par le plafond, il semble s'lever lentement dans les airs. Sa tte est d'une forme tout fait particulire. Certains archologues affirment qu'elle ressemble celle d'un oiseau. Mais avec son crne bomb prominent, son menton pointu et troit et ses yeux obliques en amande, la premire impression qui s'impose moi n'est pas celle d'un oiseau d'une espce ou d'une autre, mais la reprsentation traditionnelle d'un elfe ou d'un lutin relevant du domaine du conte. Immdiatement au-dessus de la tte de l'homme bless et touchant son dos, un grand signe a t peint l'ocre rouge. Des variations de ce mme symbole, comme d'ailleurs de l'homme bless lui-mme, ont t dcouverts dans d'autres grottes,LES VISIONS

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toutefois jamais rigoureusement identiques celle-ci. Les archologues dcrivent ce symbole comme tant tectiforme (ressemblant un btiment) ou aviforme (ressemblant un oiseau). Il a la forme de la lettreT esquisse l'envers, avec des lignes simples s'affmant en s'tendant vers le bas, en angles droits de part et d'autre de sa barre transversale. Il est possible- ou non- qu'une partie de la mme composition reprsente la silhouette d'un aurochs vigoureux (une espce teinte de taureau sauvage) avec des cornes en forme de lyre. Elle aussi a t faite 1' ocre rouge et flotte sur le 'alcve, tout prs de 1 'homme bless. Un peu plus plafond de 1 loin se trouve un ibex stylis (un bouquetin), galement peint 1'ocre rouge. Entre les deux, on distingue plusieurs symboles associs, dont un qui possde des branches distinctes ou en forme deY. Tout cet arrangement de signes et de figurations, compliqu et qui emploie diffrentes techniques, semble palpiter et vibrer, sans signification ineffable.

Vers notre butNous poursuivons notre descente vers le niveau de la galerie principale et arrivons au bout d'un moment une structure de points en ocre rouge peints sur la paroi de la grotte. leur gauche, on devine la reprsentation fantomatique, en ngatif et galement esquisse de rouge, d'une main de femme pleine de grce. La rencontre est intime. Lorsqu'une femme s'est tenue ici il y a 20000 ans, plaquant ses doigts sur la paroi, quelles ont bien pu tre les penses qui lui ont travers l'esprit? tait-elle jeune, ou ge, ou dans la fleur de 1' ge ? Quelle tait sa relation avec 1'artiste, qui a

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Fig. 2-4. Empreinte de main en ngatifet points...... .

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mch une solution d'ocre dans sa bouche, la mlant sa salive, afin qu'il puisse utiliser son souffle pour la pulvriser sur sa main? Ou bien fut-elle l'artiste en mme temps que le modle ? Quelle que soit la rponse, dans quel but a-t-elle laiss cette empreinte spectrale de sa main ici ? Une alcve s'tend l'intrieur de la paroi en dessous, derrire la main. Sur la paroi droite de l'alcve, M. Zimmermann me fait remarquer une reprsentation, nouveau 1'ocre, de huit silhouettes fminines, toutes hautement stylises dans la forme familire de Vnus, avec des seins et des fesses disproportionns. Il y a cependant une ambigut leur sujet qui conduit certains experts les classifier comme des tres composites, mi-animaux, mi-humains. Le prhistorien franais A. Leroi-Gourhan les appelait femmes-bisons. ~une d'entre elles est surimpose la tte d'un cheval. La mme composition inclut galement deux groupes vaguement circulaires de points (1 'un constitu de 7 et 1'autre de 14 points) et l'esquisse d'un mammouth. Quelques mtres plus loin, sur la paroi oppose du passage, la tte d'un cerf surgit au-dessus de nous, esquisse 1'ocre rouge.LES VISIONS

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Un palimpseste de chevaux ponctusUne marche de seulement quelques secondes nous fait atteindre le chef-d' uvre reconnu de la galerie d'art prhistorique de Pech Merle, le panneau spectaculaire des chevaux ponctus, que M. Zimmermann m'avait fait remarquer plus tt lorsque nous tions plus haut. Maintenant, en gros plan, je peux voir que le panneau est encadr par de nouvelles empreintes de mains en ngatif- cette fois des mains masculines, silhouettes de noir, l'une apparemment dote de six doigts au lieu des cinq habituels. Que cela rsulte d'une intention des anciens ou non, 1' impression cre est celle de mains ayant fusionn avec le roc en dessous - comme si, par l'action de la peinture, les premires furent dessines l'intrieur et incorpores dans le second. Il me semble qu'il s' agit du corollaire exact de cet autre don des artistes des grottes, celui de savoir trouver et extraire les formes des animaux existant dj dans les roches sur lesquelles ils choisissent de peindre. Et c'est bien ce don, une fois encore, qui s' exprime travers ce panneau, qui culmine, droite, dans un peron rocheux de formation naturelle, dont la forme voque irrsistiblement celle d'une tte de cheval. Il n'y a raisonnablement que peu de doute que ces deux chevaux miroits, chacun d'environ deux mtres en longueur, furent peints ici pour cette raison (plutt que nulle part ailleurs dans la grotte ou pas du tout) et que le cheval se trouvant droite de la composition soit orient de faon ce que sa tte chevauche, si j'ose dire, 1'peron suggestif. e peron est de la bonne taille et se trouve la bonne place afin de servir, avec une dcoration moindre, de tte de cheval. Il s'agit nanmoins d'une illusion. Un regard attentif sur le panneau rvle que cet animal par ailleurs raliste, comme c'est le cas pour sa contrepartie gauche, possde dj saSURNATUR E L

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propre tte peinte- qui n'est absurdement pas l'chelle par rapport au reste du corps et qui semble au premier coup d'il n'tre qu'une simple continuation de la crinire. Ces ttes minuscules, perches au bout de cous et de corps robustes, donnent aux chevaux ponctus de Pech Merle un caractre fantasmagorique, comme s'ils avaient t sortis de la paroi rocheuse, venus d'une dimension qui serait similaire la ntre et toutefois, en mme temps, foncirement et bizarrement diffrente. Comme d'autres uvres dans la grotte, la frise est un palimpseste dans lequel des compositions d'res distinctes se superposent. Les chevaux, par exemple, ont t entirement crs 1' aide de peinture organique base sur du charbon de bois ml de la salive et pulvris oralement sur la paroi rocheuse. Il est minemment ais de dater le charbon de bois, et on sait maintenant que les fragments de peinture du cheval de droite ont plus de 24000 ans. Mais il y a d'autres lments sur le panneau, excut 1' ocre rouge, ils sont plus jeunes et datent d'approximativement 20000 ans. Parmi ceux-

Fig. 2-5. Le panneau des chevaux ponctus.

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ci, un impressionnant poisson d'eau douce de deux mtres de long se distingue tout particulirement, surimpos au dos et une partie de la crinire du cheval de droite. On peut galement voir des points faits 1' ocre rouge qui sont de la mme taille que les mouchetures noires sur le corps du cheval, et qui se mlangent avec celles-ci. Pour finir, on remarque sept signes indchiffrables dont la forme est comme des pouces recourbs, et une gamme d'autres symboles plus abstraits incluant lignes, triangles, points, ainsi qu'un cercle.

La rvolution symboliqueLes chevaux ponctus, avec leurs ttes minuscules, ne sont pas les seules reprsentations curieusement dformes et fantasmagoriques Pech Merle. Dans 1'troite galerie Combell, qui est actuellement ferme au public, on peut voir d ' autres animaux imaginaires. Ceux-ci sont plus ou moins bass sur des antilopes et, encore une fois, leurs ttes sont disproportionnellement petites. Estimes 25 000 ans, elles sont les plus anciennes peintures de la grotte. La composition dont elles font partie comprend galement plusieurs points et signes, d'autres chevaux, ainsi qu'un gros lion des cavernes dpeint comme s'il tait prt bondir sur sa proie. Ce n'est pas la premire fois que les limites de la connaissance prsente sont telles que nous ne pouvons qu'hausser les paules et nous demander: qu'est-ce que cela signifie? Vingt mille ans, plus ou moins, nous sparent des artistes religieux inspirs de Pech Merle, et prs de 35 000 ans de l' art rupestre le plus vieux trouv jusqu' prsent en Europe. Aucune tradition ni rcit, quels qu'ils soient, ne nous sont parvenues de ces visionnaires de l'ge de pierre qu'on a oublis depuis longtemps, et malgr leur usage frquent de signes et deS U RNA TU R E L

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symboles, ils n'avaient pas de langage crit et donc ne nous ont laiss aucune inscription que nous pourrions esprer dchiffrer un jour. Il n'est par consquent gure surprenant que nous ne connaissions la signification d'aucune de leurs peintures, que presque tout ce qu'ils ont fait, ainsi que leurs raisons de le faire, demeure nos yeux compltement mystrieux, et que beaucoup d'universitaires dans ce domaine ont abandonn toute thorie sur 1'art prhistorique, prfrant se contenter d'accumuler et trier des donnes. La consquence, c'est que nous ne savons rien des mcanismes et des forces l'uvre derrire ce qui reste de loin la plus grande transformation jamais opre au cours de 1'volution de la race humaine -ce qu'on appelle la rvolution symbolique, dont les peintures rupestres qui commencrent apparatre en Europe il y a plus de 30000 ans constituent une expression riche et dj pleinement volue. Malgr quelques trs rares anomalies qui posent question, il existe un consensus parmi les experts selon lequel nos prdcesseurs hominids n'eurent aucun comportement li aux symboles durant approximativement les cinq ou sept premiers millions d'annes d'volution qui nous sparent de notre dernier anctre commun avec le chimpanz. Ce que nous constatons d'un bout 1'autre de la priode est un monotone et abrutissant copiage et recopiage des mmes schmas de comportement et des mmes kits d'outils de pierre bruts, sans changement ni innovation, pendant des priodes de centaines de milliers, parfois de millions, d'annes. Lorsqu'un changement est introduit (dans la forme de 1' outil, par exemple), cela pose les bases d'une nouvelle norme qu'on va copier et recopier sans innover pendant une nouvelle priode trs longue, jusqu' ce que le nouveau changement soit finalement adopt. Dans le processus, glacialement lent, on constate galement le dvelopLES VISIONS

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pement graduel de 1' anatomie humaine dans le sens de la forme moderne. Vers 196 000 BP, et d'aprs certains considrablement plus tt, les humains avaient atteint la modernit anatomique complte. Cela signifie qu'on ne pouvait en aucune manire les distinguer physiquement des hommes d'aujourd'hui et, fondamentalement, qu'ils taient en possession du mme gros cerveau complexe que le ntre. I.;un des mystres est que leur comportement, au dbut, tait en retard par rapport leur acquisition de la neurologie et de leur apparence physique modernes- parce qu'il fallut attendre autour de 100000 BP pour qu'ils commencent montrer les premiers signaux indubitables d'une capacit symbolique que nous associons pratiquement chacun des aspects de la vie humaine moderne. Un autre mystre est que ces dveloppements semblent s'tre produits seulement en Afrique. En dehors du continent africain, des hominids beaucoup plus primitifs continuaient de prvaloir. Il existe des preuves sur le continent asiatique qu'une espce, l'Homo erectus (dont le cerveau tait d'une taille quivalente deux tiers du ntre et dont les anctres avaient quitt l'Afrique plus d'un million d'annes auparavant), puisse avoir survcu sans volution notable jusqu'au premier contact avec les humains modernes vers 50000 BP ou un peu moins. Au cours de l'anne 2004, des archologues travaillant sur la lointaine le indonsienne de Flors ont mis au jour les restes d'un autre hominid primitif qui a galement survcu jusqu' des poques rcentes- dans ce cas prcis jusqu' 20000 BP ou aprs, quand lui aussi est entr en contact avec les humains modernes. Surnomm le hobbit en raison de sa trs faible stature, les scientifiques le classifient maintenant sous le nom Homo jloresiensis. Les tudes initiales ont suggr que cette espce nouvellement dcouverte pourrait tre une descendante d'uneSURNATUREL

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population d'Homo erectus qui se seraient choue Flors des centaines de milliers d'annes auparavant, et qui aurait ensuite poursuivi son propre chemin volutif bien distinct. 1' instar d'autres animaux vivant sur cette le (o 1' on trouvait aussi des lphants pygmes de la taille de poneys), cela se traduisit par le nanisme. Des chercheurs ultrieurs suggrrent que cette crature n'tait pas simplement un Homo erectus nain mais une espce auparavant inconnue situe sur une branche diffrente de 1'arbre gnalogique de l'humanit. Le sujet reste controvers, mais quelle qu'en soit l'issue, les restes de Homo floresiensis indiquent que des adultes parvenus au terme de leur croissance atteignaient une taille de seulement un mtre environ et avaient une capacit crbrale d'environ 380 centimtres cubes, ce qui, pour mettre les choses en perspective, reprsente peu prs la mme taille que le cerveau d'un chimpanz, le tiers de la taille d'un cerveau d'Homo erectus, et peine plus du quart de la taille d'un cerveau humain moderne. Ce qui est frappant, malgr son cerveau de la taille d'un singe, c'est qu'Homo florensiensis fabriquait et utilisait des outils de pierre; mais ni lui ni son anctre au cerveau plus gros, Homo erectus, ne semblent avoir fait 1'usage de symboles. Pendant ce temps, en Europe, Homo neanderthalensis, 1' espce trapue et renfrogne qu'on connat mieux sous le nom d'Homme de Neandertal, avait t le seul matre de toutes les rgions qu'il a pu arpenter depuis peut-tre 250000 BP jusqu' ce qu'il fasse galement sa rencontre fatale avec les humains modernes il y a moins de 50 000 ans. V Homme de Neandertal tait bien en avance sur Homo erectus et Homo floresiensis sur 1' chelle volutive, mais lui non plus - et considrablement son dsavantage - semble ne pas avoir eu connaissance des symboles.LES VISIONS

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Les avantages multiples en matire de survie que la capacit utiliser le symbole a offert nos anctres anatomiquement modernes - qui vont des stratgies de chasse amliores une meilleure transmission d'us et de coutumes vitaux d'une gnration une autre- sont trop vidents pour qu'on les numre ici. Il n'est en aucune manire vident, cependant, que tous les groupes humains devinrent partout des adeptes de la manipulation des symboles exactement au mme moment. Le bon sens veut que certains aient probablement compris beaucoup plus tt que d'autres et qu'il y ait eu des dcalages de plusieurs milliers d'annes pour certains exemples isols. Gnralement parlant, c'est ce que les dcouvertes archologiques montrent, avec la premire preuve de symbolisme (bien que certains universitaires aient du mal 1' accepter comme telle) apparaissant au sud de l'Afrique entre approximativement 110 000 et 90 000 BP. Dans nombre de sites, des outils en os d'excution raffine mais souvent fragiles et peu fonctionnels ont t dcouverts. Ils datent de cette priode et paraissent avoir t amasss et changs, plutt qu'utiliss. V implication vidente est que ces objets ont d revtir une valeur symbolique importante aux yeux de leurs propritaires.

Fig. 2-6. Bloc d 'ocre rouge possdant des motift gomtriques (gauche), et coquillages percs pour colliers (droite), provenant de la grotte de Blombos, Afrique du Sud, estims aux alentours de 77 000 BP.

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Un autre point de repre de la pense symbolique que les archologues ont identifi se trouve une fois encore dans le sud de 1'Afrique. Les excavations de Chris Henshilwood la grotte de Blombos au Cap ont mis au jour le premier exemple non contest d'art purement symbolique trouv jusqu' prsent dans le monde -une composition gomtrique abstraite inscrite sur un petit bloc d'ocre rouge. Elle ne paie pas forcment de mine, et cependant, pour des raisons qui deviendront claires pour le lecteur dans le chapitre huit, le fait que ces motifs spcifiques apparaissent dans les tout premiers objets d'art au monde pourrait s'avrer hautement significatif. En 2004, Henshilwood excava galement le plus ancien exemple non contest de parure personnelle trouv jusqu' prsent dans le monde : un assortiment de coquillages pour colliers minutieusement percs. V ocre et les coquillages furent tous dcouverts dans une strate date 76000 BP. Il faut se souvenir qu'en archologie, un coup de pelle peut tout changer. Toutefois, en juger par les preuves dont on dispose aujourd'hui, tout porte croire que la rvolution symbolique humaine demeura coince , plus ou moins, la phase Blombos (de bijoux de coquillages et de motifs gomtriques) pendant une assez longue priode - de 77 000 BP jusqu' ce que le grand art rupestre commence apparatre en Europe plus de 40 000 ans plus tard. Pendant la plus grande partie de cette priode immense, toutes les dcouvertes montrent que l'Afrique, ainsi que des zones voisines du Levant, constituent la seule rgion au monde o les humains modernes ancestraux furent prsents- et pour la plupart, le symbolisme qui a perdur l-bas fut confin au niveau relativement grossier des motifs abstraits et des parures personnelles trouvs Blombos. Il existe, cependant, une exception intrigante. I..: Australie, qui ne fut jamais peuple par d'autres espces d'hominids,LES VISIONS

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a t colonise par des humains anatomiquement modernes une date tonnamment prcoce - ds 60 000 BP d'aprs certaines estimations, et mme peut-tre (bien que des dates aussi extrmes soient prement contestes) ds 75 000 BP. En plus d'avoir effectu l'immense voyage travers les terres depuis leur foyer en Afrique, apparemment en 1' espace de seulement quelques gnrations, et peut-tre mme en l'espace d'une seule, ces pionniers de l'humanit furent finalement contraints de mettre en uvre un exploit en matire de navigation ocane (afin de rejoindre l'Australie depuis l'Asie du Sud-Est) qui aurait certainement t impossible sans des capacits symboliques avances. Le mystre s'paissit lorsque nous ralisons que les toutes premires preuves de la prsence d'humains modernes en Asie du sud-est (qui s'tend d'un bout l'autre de la route terrestre que les migrants venus d'Afrique ont t amens suivre) datent de moins de 40 000 ans- c'est--dire au moins 20 000 ans aprs 1'arrive des humains modernes en Australie. Il existe galement des thories controverses relatives des uvres d'art rupestre extrmement anciennes en Australie, concernant des motifs gomtriques gravs simples, dont certains auraient peut-tre plus de 40000 ans, et d'autres, encore une fois, auraient plus de 75 000 ans, une datation extrme proche de l'ge des motifs gravs de Blombos. Que 1' on retrouve sa trace en Australie, en Asie, en Afrique ou en Europe, il est impossible d'exagrer le caractre unique et la singularit de 1' vnement volutif par lequel nous avons t amens une complte conscience moderne et la capacit non moins moderne embrasser le symbolisme, la culture, la religion et 1'art. Aucun anctre dans la ligne humaine n'avaitjamais fait usage d'une quelconque forme de symbolisme auparavant, et nul besoin de rappeler qu'aucune autre espce animale non plus. Mais la mise en route de cetteS U RNA TU REL

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capacit crer des symboles chez les humains entre approximativement 100 000 et 40 000 BP fut le changement qui modifia tout. Avant celle-ci, hormis le fait d'parpiller leurs outils de pierre pour que nous les retrouvions, des gnrations de nos anctres semblent avoir vcu en ne laissant pas plus de traces sur terre que n'importe quel autre mammifre; aprs elle, notre comportement et nos ralisations commencrent diverger trs rapidement de ceux du reste du rgne animal. Bien qu'il soit indubitable qu'il y ait eu une longue accumulation de savoir menant cela, il est galement vident qu'une sorte de masse critique a t atteinte, au moins dans le sud-ouest de 1'Europe, lorsque les grandes grottes commencrent tre peintes entre 40 000 et 30 000 BP. Par la suite, note Richard Klein, professeur d'anthropologie 1'universit de Stanford, des rvolutions culturelles de plus en plus rapproches dans le temps ont conduit 1'humanit de son statut de mammifre relativement grand quelque chose qui ressemble plus une force gologique. Ce qui ajoute au mystre de cette incroyable intensification de notre efficacit et comptitivit est qu'elle ne fut ni accompagne ni immdiatement prcde de changements anatomiques vidents. Il n'y eut, par exemple, aucune augmentation de la taille du cerveau humain entre 100 000 et 40 000 BP. Bien au contraire, les fossiles montrent que la moyenne actuelle d'environ 1 350 centimtres cubes avait dj t atteinte par nos anctres en Afrique ds un demi-million d'annes BP - avant mme que la modernit anatomique complte soit atteinte - et est reste depuis relativement stable. Nous sommes par consquent obligs de nous demander pourquoi des humains dots d'un cerveau, d'un physique et de gnes identiques aux ntres se comportrent nanmoins de faon trs diffrente au cours des 100 000 premires annes de leur existence (c'est--dire, grosso modo, de 200 000 LES VISIONS

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100000 BP)- de faon si diffrente, en fait, qu'ils semblent presque appartenir une autre espce. Et pourquoi ont-ils entam une mtamorphose comportementale radicale - qui ne devait atteindre une masse critique que vers 40 000 BP qui allait les faire devenir innovants et artistiques, symboliques et culturels, religieux et conscients d'eux-mmes? Qu'est-ce qui a caus le changement radical de direction et de destine, jusqu' prsent sans quivalent dans l'histoire de la vie sur Terre, qui a donn naissance la culture humaine moderne? Le Dr Frank Brown, dont la dcouverte en thiopie de squelettes humains anatomiquement modernes de 196 000 ans a t publie dans Nature le 17 fvrier 2005, fait remarquer qu'ils sont de 35 000 ans plus anciens que les prcdents plus vieux restes humains modernes connus des archologues:La dcouverte est importante parce que les aspects culturels de 1'humanit dans la plupart des cas apparaissent bien plus tard dans la chronologie, ce qui impliquerait 150 000 ans d 'Homo sapiens sans lments culturels ( . .)

Le collgue de Brown, John Fleagle, de 1'universit de Stony Brook dans 1'tat de New York, fait galement ce commentaire sur le mme problme :Il existe un norme dbat en ce qui concerne la premire apparition des aspects modernes de comportement ( . .) Comme on documente 1'anatomie humaine moderne dans des sites toujours et encore plus anciens, il devient vident qu'il y eut un grand dcalage entre l'apparition du squelette moderne et le comportement moderne.

Pour lan Tattershall du Musum amricain d'histoire naturelle, le problme pos par ce dcalage -ainsi que ce qui est arriv nos anctres dans 1' intervalle - est la plus grande question dans le domaine de la paloanthropologie . SonSURNATUREL

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collgue le professeur David Lewis-Williams de l'Institut de Recherches sur 1'Art rupestre 1'universit de Witwatersrand en Afrique du Sud dcrit le mme problme comme tant la plus grande nigme de 1' archologie: comment nous sommes devenus humains et, au cours du processus, nous avons commenc faire de 1'art et pratiquer ce que nous appelons la religion.

Des indices suivreLe fait que les universitaires admettent que nous ne comprenions tout simplement pas la rvolution artistique et religieuse de l'ge de pierre, ou le rle qu'elle a jou en nous propulsant sur la voie rapide qui allait nous mener 1'ge de la conqute spatiale, met au jour une direction vidente pour de nouvelles recherches. Les bibliothques sont dj pleines de volumes massifs et d'articles savants gnrs par plus d'un sicle d'tude acadmique orthodoxe de l'art prhistorique. La montagne de donnes est gigantesque; pourtant, ironiquement, conclut le professeur Lewis-Williams, tous les efforts qui ont contribu 1'lever ne nous ont pas rapprochs de la dcouverte de la seule chose que nous ayons rellement besoin de savoir propos du palolithique suprieur: Pourquoi les peuples de cette priode pntrrent-ils dans les profondes grottes de calcaire de France et d'Espagne pour excuter des uvres d'art dans l'obscurit la plus complte? Eh oui, pourquoi ? Quelles motivations les ont conduits slectionner ces lieux aussi extrmes et difficiles ? Dans quel but eux-mmes croyaient-ils faire tout cela? Telles taient les questions qui m'avaient amen Pech Merle - hors saison, quand la grotte tout entire tait ferme au public, afin que j'aie l'occasion de contempler ses uvresLES VISIONS

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d'art grandioses dans des conditions de solitude et de silence se rapprochant de ce qui dut tre le cas lorsqu'elles furent cres. Quelle que soit la vritable nature du processus qui a transform la vie de nos anctres, il est clair que celui-ci a ncessit 1'expression symbolique au-dessus de tout autre chose. Que ce soit Pech Merle ou dans des dizaines d'autres sites du palolithique suprieur, les figurations qu'ils ont laisses derrire eux sont sans doute les meilleurs indices dont nous disposions si nous voulons percer le secret de notre propre humanit.

CHAPITRE

III

La liane des esprits

sont vritablement universelles s'expliquent facilement en termes d'volution, et les arguments sont connus du grand public. Par exemple, nous vivons tous dans des familles et en socit parce que cela aide notre survie et la propagation de nos gnes. Nous avons tous la capacit aimer parce qu'il s'agit d'une motion qui promeut la famille et la vie sociale. Nous possdons des lois sous une forme ou une autre parce que celles-ci, galement, renforcent la famille et les liens sociaux, nous rendant ainsi plus forts et plus comptitifs. Nous mangeons tous de la nourriture et buvons de 1'eau parce que sans cela nous mourrions rapidement. Nous faisons tous usage du don unique des humains pour le langage afin de communiquer de faon plus efficace que les autres espces de la plante, afin de prserver la connaissance que les gnrations prcdentes nous ont transmises, et afin de crer la culture aiguisant ainsi davantage notre lame comptitive. Mais il existe une chose trs trange que chacun d'entre nous toutes les priodes de l'Histoire semble avoir fait et qui dfie une explication volutive vidente. Allant 1' encontre de toute logique et de toute raison, sans possder de preuve irrfutable que nous sommes dans le vrai, et parfois 1'encontre de nos propres intrts objectifs, chacune des socits queSURNATUREL

L

A PLUPART des caractristiques humaines qui

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nous connaissons depuis 1' apparition des humains modernes sur la plante maintient une croyance inbranlable en 1'existence de mondes et d'tres surnaturels. Mme dans ce sicle rationnel et scientifique (le xxre depuis la crucifixion d'un tre surnaturel appel Jsus), plus d'un milliard de chrtiens continuent croire au paradis et 1' enfer, en Dieu et au diable, aux anges et aux dmons. Les musulmans, hindous, bouddhistes, anciens gyptiens, Mayas, druides et pratiquants de toutes les autres religions connues, vivants ou morts, partagent galement tous ces ides. La nature exacte et la multiplicit des tres peuvent varier, le nombre et le caractre des mondes galement, mais dans tous les cas, la racine, ce qui nous unit, ce sont nos croyances irrationnelles non dmontres en un genre ou un autre de dimensions non matrielles de la ralit, habites par des tres incorporels qui interagissent avec nous et guident notre destin de faon mystrieuse. Beaucoup de scientifiques de 1'volution affirment que des croyances de la sorte font partie du disque dur de nos cerveaux. On dit que cette adaptation neurologique a t slectionne, et ce malgr certaines aberrations et exceptions videntes, parce que les croyances religieuses, en gnral, renforcent la socit et par consquent favorisent la survie de notre espce - tout comme notre propension 1'amour, ou notre inclination universelle vivre avec des lois. Mais mme si la religion remplit exactement le rle que les volutionnistes lui prtent, le problme central demeure. Nous en avons peuttre appris davantage sur les rouages de la socit et de ses institutions, mais nous sommes toujours aussi loin de comprendre pourquoi le socle commun de toutes les religions partout dans le monde devrait consister en des croyances remarquables, non dmontres et profondment illogiques en des niveaux spirituels et surnaturels de ralit, et l'influence qu'on leur prte sur nos vies quotidiennes.SURNATUREL

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Je voudrais insister nouveau sur le fait qu'il n'est pas question ici de remettre en question 1'utilit sociale des croyances religieuses. Celle-ci va de soi. Le problme se pose mieux si 1'on se demande pourquoi les socits humaines ont immanquablement opt pour ces croyances particulires- en des mondes et des tres surnaturels - plutt que d'autres qui auraient pu servir les mmes fins sans avoir besoin de recourir une dconnexion si radicale de la ralit observe. Pour mettre le problme en perspective, on peut difficilement imaginer que des lions seraient des prdateurs plus efficaces s'ils donnaient sans compter des heures de leurs temps et de leur nergie apaiser des tres inexistants venus d'autres mondes. Et les gazelles ? Auraient-elles la moindre chance d'chapper aux gupards si elles ne cessaient d'tre distraites par des cohortes d'esprits, d'elfes ou d'anges? Parce qu'il est difficile de percevoir 1'avantage volutif pratique de telles distractions pour les animaux, il est d'autant plus difficile de comprendre comment elles ont pu fournir un quelconque avantage aux humains. Pourtant, si elles ne fournissent aucun avantage, comment allons-nous alors expliquer que chaque socit humaine travers l'Histoire connue et au sein de laquelle la religion a jou un rle important- ce qui revient dire toutes les socits ayant jamais exist, sans exception a t domine de faon si profonde et transporte par prcisment de telles croyances ?

Une neurologie partageLa thorie anthropologique que j'avais dcid de mettre 1' preuve, brivement dcrite dans le chapitre premier, fournit une rponse partielle cette question. Mme si elle n'explique pas la survivance long terme et l'influence historique consi-

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drable d'une religion en particulier, elle fournit en revanche une explication trs raisonnable, logique et simple aux mondes et tres surnaturels qui forment le fondement de toutes les religions. Selon le professeur David Lewis-Williams, chef de file de cette thorie, de telles ides ne font pas partie du cours normal et prvisible de la vie de tous les jours, mais rsultent de la capacit neurologique humaine et universelle entrer dans des tats modifis de conscience (EMC)- c'est-dire des tats de transe profonde dans lesquels on a des hallucinations extrmement ralistes. Beaucoup d'anthropologues sont convaincus que ds le palolithique suprieur, nos anctres ont attribu une grande valeur aux hallucinations et consomm de faon intensive les plantes psychoactives qui les induisent. De surcrot, il est bien connu que le tambourinement rythmique et la danse, l'hyperventilation, l'auto-mutilation, l'inanition et toute une gamme d'autres techniques plus ou moins dsagrables peuvent galement entraner des hallucinations. Dans les socits de chasseurs-cueilleurs, un tel travail ne relve typiquement pas de la responsabilit des personnes en gnral mais seulement de celle des chamans - ces spcialistes rituels qui sont capables d'effectuer le voyage prilleux dans le monde hallucinatoire et d'en revenir avec des connaissances de gurisseur. Soutenu par David Whitley, 1'un des plus grands spcialistes nord-amricains de l'art rupestre, Jean Clottes, expert mondialement reconnu des grottes prhistoriques peintes en France, ainsi qu'un nombre croissant d'autres universitaires issus de bien d'autres pays, Lewis-Williams dfend le point de vue que les premires notions de 1' existence de mondes et d'tres surnaturels, les premires ides religieuses leur propos, la premire uvre d'art les reprsentant, et les premires mythologies les concernant furent toutes drives des expriences vcues par des chamans en tat hallucinatoire.SURNATUREL

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D'aprs cette thorie, les uvres d'art de Pech Merle, ainsi que celles de 300 autres grottes ornes ou presque du sudouest de l'Europe, sont des uvres d'art faites d'aprs des visions- en d'autres termes, les figurations extraordinaires auxquelles nous sommes confronts l-bas dpeignent des hallucinations vues par des chamans dans des tats modifis de conscience. Puisque la fois les artistes-chamans du palolithique suprieur et nous-mmes partageons la mme neurologie humaine moderne, et puisque les EMC sont un phnomne universel li cette neurologie, il s'ensuit qu'il puisse aprs tout exister la possibilit d'un pont entre eux et nous - la possibilit pour nous de voir ce qu'ils ont vu et, malgr le passage de dizaines de milliers d'annes, d'avoir un aperu exprimental direct des racines mmes de leurs croyances.

Les limites de la recherche objectiveDavid Lewis-Williams commena dvelopper son modle neuropsychologique de 1'art rupestre et des origines de la religion au dbut des annes 1980, 1' a test et dfendu pratiquement sans discontinuer depuis 1988, lorsque lui et son collaborateur Thomas Dowson le prsentrent leurs pairs dans la revue universitaire Current Anthropology. Malgr l'accueil favorable rserv ce modle, des critiques ont commenc tre souleves, critiques que Lewis-Williams continue rfuter activement. Comme il me 1' a admis lorsque je l'ai rencontr l'universit de Witwatersrand en 2004, cependant, s'il y a une chose qu'il n'a pas faite et qu'il n'est pas prt faire au nom de la science, c'est d'exprimenter de faon directe et personnelle les tats modifis de conscience sur lesquels il s'est forg une carrire travers ses recherchesLES VISIO N S

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et ses crits. Comme beaucoup d'Occidentaux, m'a-t-il confi, il aime trop garder le contrle pour s'infliger une transe par la danse et le battement du tambour, il n'a aucune intention de jener durant 40 jours, et il ne va certainement pas prendre de drogues psychoactives - de loin la mthode la plus facile, la plus sre et, au cours de l'Histoire, la plus commune qu'ont utilis les chamans pour atteindre 1'tat de visions. Pourquoi pas ? demandai-je. Lewis-Williams haussa les paules : Je ne veux pas me griller le cerveau et franchement, ce genre d'exprience ne m'intresse pas une seule minute. Je protestai, lui faisant remarquer qu'en tant qu'interprte en chef de la thorie hallucinatoire de 1' art du palolithique suprieur, j'aurais pens que lui plus que quiconque aurait d se montrer extrmement intress par de telles expriences, mais Lewis-Williams maintint rsolument qu'il ne l'taitpas. Il me fit remarquer que la littrature scientifique contient dj un nombre trs lev d'tudes relatives aux tats de transe et aux hallucinations, et que d'ajouter quelques-unes de ses propres hallucinations ne changerait rien 1' affaire. Mieux vaut rester en arrire-plan, demeurer objectif et se focaliser sur la recherche de structures communes dans l'art rupestre d'une part, et dans ce que les experts psychiatriques et psychologiques ont rapport au sujet des hallucinations d'autre part. C'tait le meilleur moyen d'toffer la thorie neuropsychologique- au moyen d'un dluge crasant d'lments de preuves et de sens commun. Il n'y avait rien gagner en cherchant entreprendre un priple personnel dans l'autre monde chamanique qui - nous savons maintenant ce que nos anctres ignoraient- n'est rien d'autre qu'une illusion bte. Bien que comprenant parfaitement d'o Lewis-Williams tait issu, je ne pouvais tre d'accord avec lui et objectai que nous ne pouvons pas affirmer une telle chose. Nous pouvonsSURNATU R E L

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peut-tre avoir la conviction personnelle qu'il n'y a pas d'autre ralit que celle du monde matriel dans lequel nous vivons, mais nous ne pouvons prouver que c'est bien le cas. Thoriquement, il pourrait exister d'autres mondes, d'autres dimensions, comme toutes les traditions religieuses, au mme titre que la physique quantique, le maintiennent. En thorie, le cerveau pourrait tre autant rcepteur que gnrateur de conscience et pourrait ainsi tre rgl avec prcision, lors des tats modifis, afin de capter des longueurs d'onde qui normalement ne nous sont pas accessibles. Dpendant de notre point de vue et de nos expriences, nous pouvons considrer que la proposition selon laquelle de tels autres mondes sont vrais est plus ou moins improbable, mais il est important de se souvenir qu'il n'existe aucune preuve empirique qui les exclurait entirement. ce moment, Lewis-Williams exprima poliment son impatience vis--vis de la direction spculative vers laquelle il sentait que je dirigeais la conversation et nous passmes des sujets plus importants. Dans un coin de mon esprit, cependant, je ne pouvais m'empcher de penser que le fait que les chercheurs qui ont tudi l'impact religieux des visions soient aussi certains qu'elles n'taient que des illusions btes posait problme. Lewis-Williams avait probablement raison 100% lorsqu'il affirmait qu'elles n'taient que de simples hallucinations et des crations de 1'esprit qui avaient tromp nos anctres pas bien malins, les entranant croire en des mondes qui n'existent pas durant des milliers d'annes. En mme temps, je pensais qu'il avait tort 100% d'exprimer ce point de vue avec autant de force et d'autorit sans jamais avoir expriment lui-mme ces visions. J'avais des raisons de croire que de telles expriences pourraient avoir influenc sa position sur le sujet; elles avaient certainement influenc la mienne ...LES VISIONS

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Des chamans sud-amricains, sous l'effet de la drogue, qui peignent leurs hallucinationsSix mois avant la session d'ibogane que j'ai dcrite dans le chapitre premier, et trois mois avant que je rencontre le professeur Lewis-Williams Johannesbourg, j'ai pass cinq semaines dans la partie amazonienne du Prou en compagnie de chamans indiens indignes, buvant 1'hallucinogne de la plante sacre connue en langue quechua des Incas sous le nom d'ayahuasca. Ce mot composite signifie, littralement, la liane des morts ou, d'aprs certaines traductions, la liane des mes. Il reflte la capacit prtendue de cette dcoction, qui ressemble beaucoup 1' iboga en Afrique, propulser ceux qui 1' ingrent dans des mondes qui, ils en sont persuads, sont des lieux spirituels et surnaturels et o, trs souvent, ils rencontrent leurs anctres dcds. Puisque je cherchais mettre 1'preuve 1'hypothse selon laquelle les premires ides religieuses de l'humanit, ainsi que l'art rupestre qui les exprime, ont t inspires par des visions induites par des plantes psychoactives,je fus intrigu d'apprendre l'existence de chamans appartenant des tribus indiennes en Amazonie qui, de faon routinire, peignent les scnes de leurs visions sous ayahuasca. Certains chamans, tel les illustres Pablo Amaringo et son cousin Francisco Montes Shuna, avaient mme acquis une renomme internationale pour leurs uvres d'art inspires par l'ingurgitation d'ayahuasca -le second contribuant une peinture murale pour 1'Eden Project en Cornouailles en Angleterre, le premier ayant des collections de ses peintures exposes New York et publies dans un prestigieux livre d'art. Les scientifiques savent bien pourquoi 1'ayahuasca produit des visions. C'est parce que 1'un des deux principaux lments de la plante est riche en N,N-dimthyltryptamine (DMT), unSURNA TU R E L

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hallucinogne extrmement puissant et qui agit vite, qui est galement scrt de faon naturelle en quantits trs faibles (habituellement trop faibles pour avoir un effet psychotrope) par le cerveau humain. Bien qu'elle soit prsente dans notre corps, la DMT sous sa forme pure, tout comme la DMT en solution dans la dcoction d'ayahuasca, sont classifies Schedule !/ClassA, c'est--dire comme des drogues illgales aux tats-Unis et en Grande-Bretagne, et le simple fait d'en possder peut nous conduire derrire les barreaux pour une priode prolonge. Dans les pays limitrophes du bassin amazonien, cependant, o 1' ayahuasca fait partie intgrante de la culture indigne des Indiens depuis des milliers d'annes, elle n'est pas illgale; au contraire, au Prou, au Brsil, en Colombie et en quateur, sa consommation est protge par des lois relatives la libert religieuse individuelle. Ces lois justes et dcentes, ainsi que la relative accessibilit des chamans indignes travaillant en tant que curanderos - des gurisseurs - dans leurs communauts locales, furent pour moi des raisons suffisantes pour pratiquer la plupart de mes sessions d'ayahuasca dans le Prou amazonien. Mais il m'arriva galement de participer une session au Brsil au sein d'un culte syncrtique moderne appel Uniao de Vegetal (UdV). Il y est fait usage d'ayahuasca comme d'un sacrement, et cela a ramen la vie l'archaque pratique chamanique des rvlations sous forme de visions au sein d'une communaut de Brsiliens qui s'accrot rapidement, contenant des gens par ailleurs tout fait normaux ,bien duqus et issus de la classe moyenne. Un certain nombre de plantes poussant en diffrentes parties de l'Amazonie contient la DMT qui donne l'ayahuasca ses facults extraordinaires de visions, et toutes sont connues depuis longtemps par les chamans indignes. I.:une des plus utilises est Psychotria viridis. Il s'agit d'un buisson de laLES VISIO N S

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Fig. 3-1. Psychotria viridis. Ses feuilles contiennent de la dimthyltryptamine (DMT), le composant actif de 1'ayahuasca.

famille des rubiaces et ses feuilles librent des quantits psychotropes de DMT si on les fait bouillir avec de l'eau. Que la DMT soit extraite de cette plante ou d'une autre source parmi la demi-douzaine connue actuellement, il reste cependant un problme surmonter. La monoamine oxydase, une enzyme produite naturellement dans notre estomac, dtruit son contact la DMT de manire si efficace qu'elle la rend totalement inactive par la voie orale. C'est ce moment que l'autre ingrdient principal de la dcoction -la liane d'ayahuasca elle-mme - intervient. Classifie par les scientifiques sous le terme Banisteriopsis caapi, et membre de la famille des malpighiaces dont font partie les lianes forestires gantes, elle contient des lments chimiques appels inhibiteurs des monoamines oxydases, qui ont la bonne ide de dsactiver notre enzyme d'estomac, permettant la DMT contenue dans les feuilles de Psychotria viridis (ou issue d'une quelconque autre source) de se mettre au travail.~..:anthropologue

Jeremy Narby fait ce commentaire:SURNATUREL

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Fig. 3-2. Banisteriopsis caapi, la liane des mes ou ayahuasca.

10ici des peuples sans microscopes lectroniques qui choisissent, parmi les quelque 80000 espces de plantes amazoniennes, les feuilles d'un buisson contenant une hormone de cerveau hallucinogne, qu'ils combinent une liane contenant des substances qui dsactivent une enzyme de 1'appareil digestif qui sans cela bloquerait 1'effet hallucinogne. Et ils font cela dans le but de modifier leur conscience. C'est commes 'ils connaissaient les proprits molculaires des plantes et 1'art de les combiner, et lorsqu 'on leur demande comment ils sont au courant de ces choses, ils disent que cette connaissance leur a t directement enseigne par les plantes hallucinognes.

V ethnobotaniste de renom Richard Evans Schultes tait frapp de constater le mme problme :On se demande comment des peuples de socits primitives, avec aucune connaissance de la chimie ou de la physiologie, ont bien pu tomber sur une solution qui active un alcalode grce un inhibiteur de monoamine oxydase. Par pure exprimentation ? Peut-tre pas. Les exemples sont bien trop nombreux.

Ainsi, 1'histoire de la substance que j'tais all boire en Amrique du Sud tait empreinte de mystre. Elle taitLES VISIONS

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intimement lie des ides et un art religieux de la rgion. Son existence mme tait biochimiquement improbable et contraire aux lois de la probabilit, et les chamans qui l'utilisaient prtendaient qu'elle les transportait vers des mondes surnaturels o ils rencontraient des tres spirituels de grande pmssance. Dans les pages qui suivent, j'ai expos les points forts de mes visions, trams dans un rcit squentiel. J'ai particip dix reprises des sessions d' ayahuasca au Prou et au Brsil, et une fois en Europe. Mais qu'importe le lieu o j'ai pu boire la dcoction, ses effets extraordinaires m'ont systmatiquement conduit, trs vite, dans ce mme univers complexe et profondment trange qui possde sa propre logique interne.

La liane et la feuilleJ'accompagne le grand chaman Francisco Montes Shuna jusqu' un endroit de la jungle o l'on prpare l'ayahuasca. Assemble sur le sol se trouve dj une pile de morceaux sectionns de liane d'ayahuasca, qui n'est autre qu'une plante grimpante et robuste comme la liane classique pendant des hauts arbres. Francisco slectionne plusieurs gros morceaux, chacun tant approximativement aussi pais que mon bras, constitu de trois ou quatre lianes enroules sur elles-mmes, en longs nuds serrs tels des serpents en train de copuler. Ces gros morceaux sont coups la hache en 22 parties, chacune d'environ 30 cm de long. Ensuite, nous cueillons approximativement 300 feuilles vertes et fraches de Psychotria viridis dans des buissons avoisinants. Enfin, les 22 parties de liane sont concasses l'aide d'un lourd gourdin en boismthodiquement concasses, principalement par Francisco, bien que je l'assiste de faon inexperte avec trois d'entre eux.SuRNATUREL

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Une fois macre de cette manire, on expose la partie interne de la liane. Elle est trs fibreuse mais galement humide, et elle prend une couleur rouge. Francisco place une couche paisse de la liane concasse au fond d'une grosse marmite en fer, sur celleci il cre une couche faite de toutes les feuilles de P. viridis, puis sur celle-ci une autre couche avec le reste de la liane. Ensuite, 1' ensemble massif est cal sous deux btons transversaux comprimant la marmite pour qu'elle reste en place, et plusieurs litres d'eau froide tirs du ruisseau sont ajouts jusqu' ce que le contenu soit recouvert. On laisse mariner la nuit entire. Le matin suivant, vers 8 heures, je me rends auprs de la dcoction qui mijote. Elle est sur le feu depuis deux heures et elle bout doucement en faisant des bulles rgulires. La premire eau est dcante dans une autre grosse marmite de fer au bout d'un moment et de