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Conception graphique de la collection : Marion GuillaumeRéalisation de la maquette : Marc Lafon

© Capricci, 2017

Isbn papier 979-10-239-0125-2Isbn web 979-10-239-0281-5Issn 2112-9479Édition augmentée (novembre 2017)

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GÉNIEDE PIXAR

HERVÉAUBRON

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Vous n’êtes que des larves. Ils sont trop mignons. Des ordures et de la poussière à perte de vue. Le soleil brille, un bourgeon croît. Seulement de la terre, avec des cadavres en dessous, de la saloperie au-dessus. Oh oui, ma tête dans ton cou, ta tête dans mon cou. Rien, personne vers qui se tourner. Je vous aime, je t’aime. Saleté. Gros bisous partout. Vous n’êtes que des larves. Qu’ils sont beaux, qu’il est doux de pleurer devant une comédie musicale. Vous méritez de disparaître. Tiens, c’est pour toi, un cadeau pour toi, une caresse pour toi. Déchet humain. Ma douce, ma belle, mon amour. Poches à merde. Féli-cité. Enfer. Il y a toujours une solution. Vous êtes perdus.

Ad libitum, ad nauseam, c’est la comptine schizo-phrène, l’apocalypse roudoudou que murmure le robot conçu par Pixar pour son neuvième long métrage généré par ordinateur, Wall-E (Andrew Stanton, 2008). Dernière machine à ne pas avoir été débranchée, Wall-E est le seul à s’animer encore sur une Terre devenue inhabitable, déser-tifiée et stérile. Quelque part dans le cosmos, les derniers hommes flottent depuis sept siècles. Avachis dans des canapés-déambulateurs, ils sont devenus des loques obèses et anesthésiées, enkystées dans un vaisseau en pilotage automatique qui doit sentir le détergent et les exhalaisons gastriques.

De son côté, le robot exquis poursuit la tâche à laquelle il était préposé : la compression des déchets. Wall-E a eu

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tout le temps de constituer un petit musée de l’Homme, rassemblant dans l’antre d’un conteneur les vestiges — bibelots, ustensiles, fragments — des activités humaines d’autrefois, collectés au fil de ses opérations de terras-sement et de déblaiement. Le voilà gardien et musée lui-même, sanctuaire, réserve : le robot s’est entiché de bribes de la comédie musicale de Gene Kelly Hello, Dolly!, encore lisibles sur un filament de VHS. Il se repasse une séquence de duo amoureux en boucle et bien plus : il en est la mémoire vive. Il la mime devant l’écran en s’eni-vrant de soupirs, rallumant chaque soir l’électricité qu’elle devait produire, il y a longtemps, dans nos corps et nos cerveaux. Plus tard, à bord de l’arche spatiale dans laquelle somnolent les derniers représentants de l’espèce humaine, son hyperactivité constitue un décisif réservoir de vitalité.

Wall-E est notre meilleur ami et notre fossoyeur. Son nom sonne comme Wally, diminutif rondouillard, idéal pour un personnage de cartoon (et ainsi était en effet bap-tisée l’une des deux figurines inaugurales de Pixar, dans le tout premier court métrage de Pixar, réalisé par John Lasseter en 1984). Mais, inversé, Wall-E devient E-Wall, le mur électronique dans lequel nous fonçons, la dalle de silicium que les ordinateurs pourraient finir par sceller sur la fosse de l’humanité, devenue trop lente et archaïque au regard de la cybernétique. Wall-E nous réconforte et nous accable, nous soulage et nous donne la migraine avec son

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langage binaire. 0-1. 1-0. Vivant. Mort. Vivant. Mort. Je suis vivant (je frissonne, je roucoule, je blague...). Je suis mort (régulièrement voué à devenir inerte, sous le coup d’un endommagement ou d’une batterie déchargée). Vous êtes vivants (vous parviendrez à revenir sur terre et tout recommencer — finale du film). Vous êtes morts (si Wall-E et Pixar peuvent faire ça, contenir, simuler ou exprimer l’affect, le genre humain a de quoi s’interroger). Mur élec-tronique, dalle funéraire, pendule en suspens entre vie et mort de notre espèce, affligeante de mollesse : ce ronron d’ordinateur, sceptique quant à la nécessité et aux chances de l’humanité, finit par devenir assourdissant.

Pixar lance une sonde vers la supernova Kubrick. Juste révolution d’orbite : en 1968 (exactement quarante ans avant Wall-E), alors que la science-fiction en restait à un imaginaire métallurgique, 2001, l’Odyssée de l’espace envisagea l’informatique à sa juste mesure en donnant le statut de personnage à un ordinateur : HAL, censé assister l’équipe d’astronautes en route vers Jupiter, les mettra à mort. Les pithécanthropes qui s’affairaient autour du monolithe ont disparu, mais Wall-E prolonge, dans un même désert, leur œuvre de fouissement erratique : allant et venant toutes chenillettes dehors, grattant et bricolant, creusant et amoncelant, il cherche peut-être à égaler la horde d’hominidés. Comme eux condamné à

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une horizontalité désespérante, il guette une verticalité miraculeuse, quelque chose qui tomberait du ciel : ce sera un vaisseau déposant avec fracas EVE, un robot dernière génération envoyé par les hommes, et chargé de sonder la renaissance éventuelle d’une biologie végétale sur la Terre épuisée. Face à EVE, œuf de Teflon et d’ivoire, Wall-E, avec ses rouages encrassés, sa carlingue cabossée et orangeasse, équivaut aux pithécanthropes de Kubrick face au monolithe : une créature archaïque confrontée à l’épiphanie d’une haute technologie.

Dans la seconde moitié du film, HAL accepte de jouer à la guest star : allez, il veut bien se faire appeler Auto — le central informatique qui régule l’arche spatiale des der-niers humains, et qui, à la vue de l’échantillon végétal rapporté par EVE et Wall-E, se révélera une hydre jalouse, prête à tout pour éviter le retour sur Terre et la fin de son règne. HAL a entre-temps, semble-t-il, appris l’autodéri-sion : pour jouer le Big Brother de poche, il laisse sertir son rubis oculaire d’un gouvernail enfantin, proche du joystick. Traînant dans la voie lactée, le Zarathoustra de Strauss (et de 2001) est encore là, avec ses cuivres et ses coups de timbales, accompagnant le redressement du commandant humain du vaisseau, lorsqu’il s’arrache à sa léthargie pour combattre le dangereux Auto.

On cherche le monolithe noir, on ne le voit pas. Il n’est pas à l’écran et il est pourtant partout. Il est à la source.

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Il s’apparentait à un disque dur, cette pierre philosophale capable de tout stocker et calculer, et notamment les coordonnées de Wall-E : le film a incubé dans la render farm du studio, la « ferme de rendu », ce chapelet d’ordi-nateurs interconnectés moulinant la forme définitive des images de synthèse. Réversion saisissante : un film généré par ordinateur reprend l’imagerie de 2001, communé-ment assimilée à une semonce sur la finalité prédatrice de l’informatique. Un film nous met en garde contre la tech-nologie dont il émane. Durant vingt ans, Pixar a eu pour président Steve Jobs ; l’attirail d’Apple fait partie du décor de Wall-E : le robot fait un bruit de Macintosh lorsqu’il a rechargé ses batteries au soleil, l’opium publicitaire des humains est relayé par des tablettes préfigurant les iPad lancés depuis. Ce n’est encore pas assez. L’intelligence artificielle nous dévore, nous enserre, nous étouffe, c’est entendu. Mais elle est aussi présentée comme la garante de l’humanité, la seule en mesure de perpétuer son savoir, sa mémoire, ses affects.

La fable d’une intelligence artificielle supplantant l’espèce humaine n’est pas inédite. C’est en revanche la première fois que sa forme sensible est générée par le biais des machines qu’elle vilipende : même si Tron, Termina-tor 2 ou Matrix utilisaient des effets numériques, l’image analogique et la chair humaine y gardaient la préséance. Quant à l’ironie du robot dernier prosélyte de l’humanité,

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elle a pu être esquissée (pensons aux androïdes rêveurs de Blade Runner), mais jamais aussi exacerbée. Chez Pixar, Wall-E n’est pas la première entité non humaine promue conservatoire des affects que l’humanité laisserait dispa-raître. C’est quasiment une constante. Des jouets défendent des vertus de fidélité que leurs jeunes propriétaires ont tendance à laisser de côté (Toy Story, John Lasseter, 1995). Des monstres travaillent à provoquer des émotions chez les enfants — et c’est « de plus en plus difficile », ainsi que le remarque l’un d’eux dans Monstres & Cie (Monsters Inc., Pete Docter, 2001). Des voitures nous rappellent le bon vieux temps de l’Amérique rurale (Cars, John Lasseter, 2006). Un rat nous réapprend l’art de la cuisine et la science des saveurs (Ratatouille, Brad Bird, 2007). Comment, der-rière ces bêtes et machines assistées par ordinateur, ne pas entr’apercevoir l’œil rouge de HAL ? Comment ne pas y discerner les émissaires d’une même technologie s’évertuant à donner des leçons d’humanité au genre humain ?

Cette philanthropie apparaît d’autant plus comme une aporie, et presque un scandale, qu’il n’y a, à l’écran, plus grand-chose à sauver. Les personnages humains restent portion congrue : durant le premier quart de siècle de Pixar, seuls Les Indestructibles (The Incredibles, Brad Bird, 2004) en ont fait leurs protagonistes exclusifs — et encore, ce sont des super-héros sur le retour, des figurines de comics, c’est-à-dire des illustrés. Les hommes de Ratatouille

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et de Là-haut (Up, Pete Docter et Bob Peterson, 2009) doivent partager de nombreuses scènes avec des êtres d’autres règnes, qui remettent en cause leur singularité. Les hommes ne sont plus là dans Wall-E : littéralement dans la première moitié, psychiquement dans la seconde. Ailleurs ils ne forment qu’un contexte spectral, quand ils ne sont pas absents (Cars).

Face à la routine animalière de Disney, Pixar cherche sans doute à diversifier l’offre anthropomorphe. C’est aussi et surtout l’héritage de ses débuts, la longue phase durant laquelle il s’agissait de contourner les limites de l’imagerie numérique, donc d’éviter les corps humains, et plus large-ment animaux. On s’en tient à des objets habituellement inanimés pour s’essayer à l’anthropomorphisme, tout en s’épargnant veinules ou ridules, pilosités ou mimiques, harassantes — sinon impossibles, alors — à modéliser.

Les contraintes matérielles n’expliquent pas tout. Depuis, le studio a amplement contresigné le choix d’un anthropomorphisme délié de l’homme. Cars en constitue un manifeste si explicite qu’il apparaît comme encombré de sa doctrine. D’autres films d’animation avaient avant lui anthropomorphisé des voitures, mais ce fut à la marge : l’automobile offre peu de prises stimulantes en la matière, sa carlingue permettant difficilement d’extrapoler une silhouette humanoïde, singulièrement ses bras et ses jambes. Qui aurait envie de suivre pendant deux heures

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des ludions manchots et culs-de-jatte ? Pixar en a envie. L’avachissement des hommes, dans Wall-E, les apparente aux cars : limaces rampantes comme montées sur pédon-cules, agitant les jupons de leurs membres atrophiés.

Alors que l’anthropomorphisme traditionnel s’ap-proprie les corps et objets non humains pour en faire une annexe de notre règne, l’opération de Cars nous exproprie : les ordinateurs prennent le volant car les conducteurs et animateurs « naturels » des voitures se sont volatilisés. L’existence du genre humain est mise en suspens ou entre parenthèses : jamais le film ne l’avère ni ne l’évoque. L’humanité a-t-elle disparu ? Est-elle encore à naître ? Est-elle jamais née ? Cette exfiltration est d’au-tant plus criante que Cars, comme Wall-E, use d’une prémisse vrillée : lesdites voitures défendent les us et cou-tumes campagnards dans une bourgade désertée depuis qu’une autoroute a fait dévier le trafic loin de sa juridic-tion. On prône le retour à une modalité d’existence via cela même qui l’a tuée (la voiture), tout au moins dans notre dimension, le scénario qu’a connu notre monde. On pourrait aussi bien imaginer un film mettant en scène la lutte d’avions contre le trafic aérien ou des ham-burgers se piquant de végétarisme. Même technologie technophobe que celle de Wall-E. Même court-circuit ne visant peut-être qu’à faire sauter les plombs humains, à faire sans.

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