Gilles Kepel _ « L'Iran Pourrait Redevenir Le Gendarme Du Moyen-Orient »

01/09/14 Gilles Kepel : L'Iran pourrait redevenir le gendarme du Moyen-Orient

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Gilles Kepel : L'Iran pourraitredevenir le gendarme du Moyen-Orient LE MONDE | 01.09.2014 10h33 Mis jour le 01.09.2014 10h34 |

Propos recueillis par Gaidz Minassian et Nicolas Weill (/journaliste/nicolas-weill/)

Gilles Kepel, professeur Sciences Po, spcialiste de l'islam et

du monde arabe, rentre d'une tourne effectue dans plusieurs pays du

Moyen-Orient. Il livre son analyse sur les bouleversements qui ont secou

la rgion ces derniers mois.

Gaza, Irak, Syrie, l't a t meurtrier au Moyen-Orient.

Pourquoi ?

Gilles Kepel : Nous assistons la remise en cause du Moyen-Orient, tel

qu'il est sorti des accords Sykes-Picot l'issue de la premire guerre

mondiale. Les frontires traces par les Anglais et les Franais aprs le

dmembrement de l'Empire ottoman ont t un facteur de stabilit. Ces

frontires, contestes par les nationalistes arabes, n'en ont pas moins

favoris des systmes d'quilibre, le maintien de dictatures et l'absence de

dmocratisation. Mais elles avaient aussi empch le chaos qui rgne

aujourd'hui. La naissance encore fragile d'un Kurdistan est un signe patent

de la rupture de l'quilibre n des accords Sykes-Picot, puisqu'ils l'avaient

exclu.

Quelle pourrait tre la nouvelle puissance qui mergerait de ce

chaos ?

Ce qui se passe en Irak, Gaza ou en Syrie s'inscrit dans le processus de

rintgration ou non de l'Iran dans la stratgie moyen-orientale. Aussi bien

l'attaque isralienne contre Gaza que l'offensive de l'Etat islamique en Irak

se comprennent partir de ce contexte. Si l'Iran, une fois aboutie la

ngociation sur le nuclaire et du moins conduit par une direction

frquentable, se voit rintroduit dans le concert des nations, cela veut dire

que Thran pourra redevenir le gendarme de la rgion qu'il tait avant

1979. Ce pays de 80 millions d'habitants dispose de la bureaucratie tatique

ncessaire et surtout de la classe moyenne qui a rsist aux tribulations du

rgime. S'il rentre dans le jeu, l'quilibre rgional en sera modifi en

premier lieu la relation privilgie que les Etats du Golfe ont construite avec

les Etats-Unis, mise mal depuis le 11-Septembre. Si l'Iran revient,

l'osmose amricano-isralienne n'aura plus la mme qualit.



Mais le Moyen-Orient aura-t-il la mme importance ?

Non. Il faut tenir compte de la perte de sa centralit dans la production

nergtique mondiale. Dsormais, les Etats-Unis sont exportateurs de gaz

de schiste et n'ont plus besoin de l'nergie en provenance du Moyen-Orient.

Isral est producteur de gaz en Mditerrane et devrait devenir lui aussi

exportateur. Pour les Etats-Unis, dans une stratgie long terme o la part

du Moyen-Orient dans la production d'nergie mondiale va dcliner, la

question se pose de savoir si leur forte prsence militaire vaut toujours la

peine.

Ne serait-il pas plus opportun de s'en remettre une politique de sous-

traitance des gendarmes ? D'autant plus que, en Irak comme Gaza, la

domination occidentale a t mise mal en termes militaires. En Isral non

plus on n'a pas russi dtruire significativement l'arsenal du Hamas et,

surtout, ce dernier a russi, comme nagure le Hezbollah, trouver le

dfaut de la cuirasse : creuser des tunnels, tuer les soldats, envoyer des

missiles. La solution du tout-technologique qui assurait la supriorit de

l'Occident a fait apparatre des fissures dont se servent ses adversaires.

Bordure protectrice mene par Isral contre Gaza s'insre-t-

elle dans ce nouveau paysage ?

Bien sr. Des gens proches des cercles militaires israliens m'ont assur

qu'ils avaient pouss M. Ntanyahou accepter le gouvernement de

coalition palestinien (Fatah/Hamas), estimant qu'il reprsentait un

interlocuteur valable. Le premier ministre isralien l'a refus pour des

raisons lectorales. Les opposants cette reconnaissance faisaient observer

que le Hamas, comme le Hezbollah, conserverait son arme et que le

mouvement islamique au pouvoir Gaza gagnerait sur tous les tableaux. Le

Hamas comme le Hezbollah sont considrs comme les deux bras arms de

l'Iran dans la rgion. Il fallait donc au pralable dtruire l'arsenal du Hamas

et affaiblir du mme coup l'axe iranien. Le rsultat n'a pas t la hauteur

de ses attentes.

En quoi l'offensive de l'Etat islamique en Irak entre-t-elle dans

le cadre de l'antagonisme entre l'Iran et les autres puissances de

la rgion ?

Pour les Arabes du Golfe, l'hgmonie de Thran est un scnario de

cauchemar. Turcs, Qatariens, Saoudiens ont vu dans l'Etat islamique le

levier qui allait leur permettre d'en finir avec Bachar Al-Assad, alli de

l'Iran. Le monstre qu'ils ont enfant leur fait peur dsormais.

Plus inquitant, ce phnomne est devenu une sorte de grand rcit

dominant dans le monde sunnite. L'immense majorit des sunnites contre

l'Etat islamique est bien en peine de lui opposer un autre grand rcit aussi



mobilisateur.

Qu'est-ce qui distingue l'Etat islamique d'Al-Qaida ?

Al-Qaida fonctionne selon un modle pyramidal o les excutants sont

sacrifis sans rflchir, le tout tant financ par Ben Laden et ses

successeurs.

L'Etat islamique prfre responsabiliser et substituer la pyramide, que

l'ennemi peut dtruire, un modle en rseau. On endoctrine et on forme

militairement les individus. Avec une priorit sur l'Europe occidentale o

l'on cherche fomenter des situations de guerre civile.

Mais ce terrorisme non structur est poreux la manipulation par les

services secrets. Trs tt, l'Etat islamique a t infiltr par les services

syriens, selon un modle tout droit sorti des manuels de contre-insurrection

russes qui consiste inoculer le djihad l'intrieur de la rbellion pour le

faire exploser.

L'Etat islamique a ainsi bnfici de la mansutude du rgime de Damas, qui

ne s'en est jamais pris ses positions. Cela permettait Bachar Al-Assad de

montrer que, si le bilan du rgime syrien n'tait pas brillant, en face de lui, il

y avait des monstres. En somme, l'Etat islamique est le rejeton de l'alliance

hybride entre deux camps ennemis.

Ne s'est-il pas autonomis par rapport ses parrains

apprentis sorciers ?

On ne connat pas bien le fonctionnement de l'Etat islamique. Parfois les

considrations idologiques paraissent l'emporter, comme dans le cas des

perscutions de chrtiens et des yzidis qui risquaient de mobiliser

l'Occident, alors que ces minorits ne reprsentent aucun danger srieux.

Cela a oblig en tout cas les Qatariens et les Saoudiens se dissocier de

l'Etat islamique, sans tre crdibles.

Quelles sont les rpercussions que cette recomposition

chaotique peut avoir en Europe ?

Il me parat impossible de penser les problmes sociaux qui agitent la

socit franaise indpendamment de ces bouleversements. Il faut compter

avec le phnomne nouveau et inquitant des jeunes djihadistes franais qui

partent sur les fronts irakien et syrien et reviennent en Europe. Mohamed

Merah et Mehdi Nemmouche en sont des illustrations franaises. Mais le

jeune rappeur anglais qui aurait dcapit le journaliste James Foley en

serait aussi une vision effrayante.

L'histoire de l'empire colonial fait partie de la ntre comme de celle du

Maghreb. Les lites maghrbines qui ont pris le pouvoir aprs les



indpendances, tout comme les lites issues du gaullisme, ont vcu sur

l'illusion que chacun pouvait vivre de son ct. C'est faux ! Nous continuons

d'tre interpntrs. Il faut arriver penser cette interpntration, faute de

quoi elle reviendra sous la forme du retour du refoul salafiste et

magique.

Dans Passion arabe , puis dans Passion franaise , vous

avez tourn votre regard d'orientaliste sur les banlieues et la

population originaire des pays arabes. Quelle est votre lecture

des manifestations de cet t en solidarit avec Gaza et des

dbordements qui les ont accompagnes ?

Ces manifestations ont t marques par la confusion des genres.

Traditionnellement, ces manifestations taient l'apanage de l'extrme

gauche. Pour la premire fois, elles ont t dbordes par des groupes

islamistes dont certains taient djihadophiles. Dans la manifestation du 9

aot Paris, on a entendu des slogans qui allaient de Jean Moulin,

rsistance Hamas rsistance , jusqu' Djihad rsistance .

Il y a des risques que cette volution prenne une dimension sociale.

L'expression de la solidarit avec les Palestiniens est lgitime tout comme

il est lgitime que d'autres en dmocratie expriment leur solidarit avec

Isral. Mais ce qui est nouveau, c'est qu'on a vu des associations islamistes

locales marcher ct des groupes issus de la filire d'extrme droite Soral-

Dieudonn : preuve, ces missiles Kassam en carton brandis dans les

manifestations par des gens qui faisaient la quenelle.

On voit bien comment cette nouvelle idologie d'extrme droite mle la

fois l'antismitisme traditionnel et une judophobie issue de la vision

salafiste du monde. Ce mlange, cette confusion populiste, qui est aussi

l'expression d'une souffrance sociale, constitue aujourd'hui un problme

majeur.

Pourquoi, votre avis, la souffrance sociale se traduit-elle par

un raidissement communautaire ?

Les groupes salafistes dans les quartiers se renforcent en miroir aux

mouvements juifs les plus rigoristes. La rupture communautaire s'affiche

avec l'ultraorthodoxie juive et, dans la tte des salafistes, on s'imagine que

c'est cela qui permet aux juifs d'tre puissants et respects. Ils estiment que

les Arabes ayant jou le jeu de l'assimilation en sont les grands perdants.

L'exacerbation du halal se construit selon le mode du casher.

Comment faire pour dminer le mlange explosif que vous

dcrivez ?

On peut penser qu'il est au moins possible d'viter la balkanisation de la

socit franaise. Ds que des incidents se produisent, on fait venir les



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reprsentants des cultes musulman, juif. C'est une erreur. Car nous

disposons dans les assembles de la Rpublique de milliers d'lus de

confession musulmane. Des lus qui certes ont les rapports les plus divers

leur foi du plus grand rigorisme l'indiffrence. De mme y a-t-il des lus

d'origine juive.

Mme si ceux-ci n'ont pas t lus sur cette base-l, ils n'en sont pas moins

issus de cette diversit. Pourquoi n'avons-nous pas recours eux ? Tous les

conseils municipaux des villes populaires comportent des personnalits

reprsentatives de la diversit, la fois assez sensibles aux aspirations du

milieu dont elles proviennent mais parties prenantes du pacte rpublicain et

de la machine politique franaise. Certes, le culte a le droit de s'exprimer.

Mais la reprsentation nationale donne une image plus fidle du pays rel

.

N'y aurait-il pas galement des modles alternatifs au salafisme

manant du monde arabe lui-mme ?

L'enjeu principal pour la France se trouve au Maghreb. Un dixime de la

population tunisienne vit en France (600 000 1 million, clandestins

compris). On compte au Parlement tunisien dix dputs lus par les

Tunisiens de France.

Or, pour la premire fois dans un pays du Maghreb, un gouvernement n'a

pas construit sa lgitimit sur la lutte contre le colonialisme franais mais

sur la lutte contre un dictateur issu de l'indpendance. Cela permet la

Tunisie d'avoir une relation beaucoup plus dcontracte avec la France, car

celle-ci prend mieux en compte la ralit des flux conomiques, migratoires.

Elle est donc plus porteuse d'avenir. Cela explique aussi pourquoi, de tous

les Etats secous par les rvolutions arabes, la Tunisie est le seul ne pas se

retrouver dans un tat catastrophique. Une classe moyenne cheval sur les

deux rives de la Mditerrane a russi y prendre en main le destin du

pays, y compris dans une formation islamiste comme Ennahda.

Puisqu'on est en peine de contre-modle, l'volution de la Tunisie, toutes

proportions gardes, est suffisamment rare et positive pour qu'on

l'encourage.

Gaidz Minassian

Nicolas Weill (/journaliste/nicolas-weill/)

Journaliste au Monde

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