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L’esclavage en Nouvelle-France a donné lieu à de nombreux travaux — au premier rang desquels ceux du Professeur Trudel — qui ont été marqué par des débats parfois vifs au sein de l’historiographie canadienne. Les questions démographiques, l’esclavage des populations africaines ont largement été débattues. Toutefois, les juristes et les historiens du droit sont restés trop longtemps éloignés de ces questions. Cette étude, s’appuyant sur un cor- pus de documents d’archives - parfois inédites -, tente de mettre sous un jour nouveau la con- dition juridique effective des esclaves - princi- palement d’origine amérindienne - dans leurs rapports avec les autorités, dans l’accomplisse- ment d’actes juridiques de droit privé. On constate alors l’application à ces populations d’une norme esclavagiste d’essence à la fois coutumière et administrative distincte pour partie de celle appliquée dans les Antilles. Marquée largement par le contexte particulier de la Nouvelle-France et de sa population servile panis, une condition juridique fort sin- gulière s’affirme alors, partagée entre le statut de biens meuble et la survivance d’une certaine capacité juridique. 495 Slavery in New France has inspired several writ- ings, namely by Professor Trudel who has cov- ered the topic quite extensively. It has been warmly debated in Canadian historiography. Much has been said about demographic issues and slavery of African people. However, lawyers and legal historians have disregarded the subject altogether for too long.This article, based on a corpus of archival documents, sometimes unpublished, focuses on the true legal status of slaves, especially of Amerindian descent, partic- ularly in their relationship with authorities when performing private legal transactions. It was observed that a slavery standard, essential- ly customary and administrative in nature, dif- fering somewhat from that of the West Indies, applied to them. Due largely to the particular circumstances existing in New France and to its servile population of Pawnees, slaves revealed to have a singular legal status, falling between that of personal property and enjoyment of some survival form of legal capacity. La norme esclavagiste, entre pratique coutumière et norme étatique : les esclaves panis et leur statut juridique au Canada (XVIIe-XVIIIe s.) PAR DAVID GILLES* * David Gilles est Professeur de droit privé à l’Université de Sherbrooke. Diplômé de plusieurs universités européennes, il a enseigné dans différentes établissements en France et au Québec. Il est spécialisé en droit privé, en histoire du droit et philosophie du droit. Les plus vifs remerciements à M. Michel Morin pour avoir éclairé cette réflexion de ses judicieuses remarques.

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L’esclavage en Nouvelle-France a donné lieu àde nombreux travaux — au premier rangdesquels ceux du ProfesseurTrudel — qui ontété marqué par des débats parfois vifs au seinde l’historiographie canadienne. Les questionsdémographiques, l’esclavage des populationsafricaines ont largement été débattues.Toutefois, les juristes et les historiens du droitsont restés trop longtemps éloignés de cesquestions. Cette étude, s’appuyant sur un cor-pus de documents d’archives - parfois inédites-, tente de mettre sous un jour nouveau la con-dition juridique effective des esclaves - princi-palement d’origine amérindienne - dans leursrapports avec les autorités, dans l’accomplisse-ment d’actes juridiques de droit privé. Onconstate alors l’application à ces populationsd’une norme esclavagiste d’essence à la foiscoutumière et administrative distincte pourpartie de celle appliquée dans les Antilles.Marquée largement par le contexte particulierde la Nouvelle-France et de sa populationservile panis, une condition juridique fort sin-gulière s’affirme alors, partagée entre le statutde biens meuble et la survivance d’une certainecapacité juridique.

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Slavery in New France has inspired several writ-ings, namely by Professor Trudel who has cov-ered the topic quite extensively. It has beenwarmly debated in Canadian historiography.Much has been said about demographic issuesand slavery ofAfrican people. However, lawyersand legal historians have disregarded the subjectaltogether for too long.This article, based on acorpus of archival documents, sometimesunpublished, focuses on the true legal status ofslaves, especially ofAmerindian descent, partic-ularly in their relationship with authoritieswhen performing private legal transactions. Itwas observed that a slavery standard, essential-ly customary and administrative in nature, dif-fering somewhat from that of theWest Indies,applied to them. Due largely to the particularcircumstances existing in New France and to itsservile population of Pawnees, slaves revealedto have a singular legal status, falling betweenthat of personal property and enjoyment ofsome survival form of legal capacity.

La norme esclavagiste, entre pratique coutumièreet norme étatique : les esclaves panis et leur statutjuridique au Canada (XVIIe-XVIIIe s.)

PAR DAVID GILLES*

* David Gilles est Professeur de droit privé à l’Université de Sherbrooke. Diplômé de plusieurs universitéseuropéennes, il a enseigné dans différentes établissements en France et au Québec. Il est spécialisé en droitprivé, en histoire du droit et philosophie du droit. Les plus vifs remerciements à M. Michel Morin pouravoir éclairé cette réflexion de ses judicieuses remarques.

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497 I. INTRODUCTION499 II. GENÈSE DES NORMES ESCLAVAGISTES

510 A. L’ordonnancement normatif esclavagiste dans le système juridique français

510 1. Le contexte normatif religieux

516 2. Panis, norme esclavagiste et Code Noir

505 B. L’esclavage sous l’empire de la common law

510 1. Common law en Grande-Bretagne et dans les colonies

516 2. La marche vers l’abolition

504 III. LA PRATIQUE DE L’ESCLAVAGE PANIS EN NOUVELLE-FRANCE ET DANS

LA PROVINCE OF QUEBEC

510 A. Le statut juridique des esclaves panis dans la pratique

510 1. Fondement de la norme esclavagiste en Nouvelle-France

516 2. La survivance d’une certaine capacité juridique

520 B. Devenir, rester et cesser d’être esclave

520 1. L’adage partus sequitur ventrem

528 2. La difficile preuve de la liberté

510 IV. CONCLUSION

Table des matières

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I. INTRODUCTION

Dans un discours prononcé en 2007 à l’occasion du 200ème anniversaire de l’aboli-tion de la traite des esclaves par l’honorable Jason Kenney, Secrétaire d’État auMulticulturalisme et à l’Identité canadienne, une réalité de l’esclave était judicieuse-ment rappelée : le Haut-Canada a joué un rôle de chef de file dans l’abolition del’esclavage. Avant même l’édiction de la loi interdisant ce commerce, le lieutenant-gouverneur John Graves Simcoe avait fait adopter la Loi sur l’abolition de l’esclavage en1793 par le Parlement de la Province. Le secrétaire d’État souligne alors que« [d]epuis ce temps, les Canadiens et Canadiennes d’origine africaine de toutes lescouches de la société ont grandement contribué à l’essor de notre pays »1.

Cette phrase montre que cette question, dans nos esprits, est fortement liée àl’esclavage des populations africaines.Toutefois, la réalité de l’esclavage est bien plusvaste et pour le Canada, l’esclavage a d’abord et avant tout été amérindien, soit lamise en servitude des premières nations occupant ce territoire2. Les études l’ontlargement montré, mais nos consciences collectives ont encore du mal à appréhen-der cette réalité. Les travaux de Marcel Trudel—pionnier sur ces questions—ontdémontré cette cruelle réalité3. Bien évidemment, il ne peut s’agir d’opposer ou de

La norme esclavagiste, entre pratique coutumièreet norme étatique : les esclaves panis et leur statutjuridique au Canada (XVIIe-XVIIIe s.)

PAR DAVID GILLES

1. L’Honorable Jason Kenney,Allocution d’ouverture, Lancement du Mois de l’histoire des Noirs, Colline duParlement, 7 février 2008 [non publié].Transcription disponible en ligne : Ministère du Patrimoine canadien<http://www.patrimoinecanadien.gc.ca/pc-ch/discours-speeches/2008/kenney/2008–02–07_f.cfm>.

2. Sur la perte de la souveraineté des populations autochtones, voir l’ouvrage de référence de Michel Morin,L’usurpation de la souveraineté autochtone : le cas des peuples de la Nouvelle-France et des colonies anglaises de l’Amériquedu Nord, Montréal, Boréal, 1997 [Morin, L’usurpation] ; voir également, pour le contexte étatsunien, l’ouvragedeWilliam Brandon, The Rise and Fall of North American Indians : From Prehistory through Geronimo, Lanham(MD),TaylorTrade, 2003 et Charles Gibson, « Conquest, Capitulation and IndianTreaties » (1978) 83American Historical Review 1.

3. Sur la perspective traditionnelle de l’esclavage, voir J.Viger et L.-H. Lafontaine, De l’esclavage en Canada,Montréal, La société historique de Montréal, 1859 ;T.Watson Smith, «The Slave in Canada », (1896–98) 10Collections of the Nova Scotia Historical Society 1; François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sadécouverte jusqu’à nos jours, vol. 1, 2e éd., Québec, Bibliothèque québécoise, 1852 à la p. 264. Les auteurs às’être intéressé spécifiquement à cette question dans des études d’ampleur sont rares, à l’exception de

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confronter les populations et les esclavages amérindiens et africains. Il est simplementnécessaire de rappeler la réalité et les conditions spécifiques de la mise en servitudedes populations autochtones.

Comme l’a souligné Olivier Pétré-Grenouilleau, le recours à l’esclavage d’o-rigine africaine n’est qu’un second choix dans les pratiques coloniales des différentespuissances. L’esclavage des amérindiens constitue la première étape dans la mise enplace d’un système économique basé sur la servitude. Le particularisme du contextecanadien est que cet esclavage débute relativement tardivement, aux alentours desannées 1670–1680, et qu’il perdure, en demeurant la base principale de l’esclavage,sans que les populations africaines ne deviennent majoritaires, du moins jusqu’à la findu XVIIIe siècle. Pour les colonies espagnoles, anglaises ou même françaises desAntilles, la traite négrière devient très vite le principe premier de l’esclavage alorsque le rôle de la main d’œuvre servile d’origine amérindienne est souvent minimisé4.Cela s’explique par le très fort recul démographique des populations amérindiennesdès le XVIe siècle, suite aux mauvais traitements et aux chocs microbiens, et la répro-bation de cet esclavage dans les milieux cléricaux au XVIe siècle5. En Louisiane etdans les Caraïbes, l’administration française pose le principe de l’interdiction del’esclavage des indiens6. Néanmoins, à la fin du XVIIe, l’écho de ces débats seraoublié, et peu de voix s’élèveront en Nouvelle-France, du moins avant le XVIIIe siè-cle, contre l’esclavage des panis.

Il s’agit bien alors d’un esclavage à l’échelle du continent, puisqu’une bonnepartie de la population mise en servitude dans ce qui deviendra le Canada provenaitdes populations amérindiennes du sud et de l’ouest du continent nord-américain7.

MarcelTrudel et de Brett Rushforth. MarcelTrudel avec la collaboration de Micheline D’Allaire, Deux sièclesd’esclavage au Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 2004 [Trudel, Deux siècles] ; Brett Rushforth, « “A littleFleshWe OfferYou” :The Origins of Indians Slavery in New France » (2003) 60William & Mary Quaterly777. Néanmoins, outre ces deux auteurs, plusieurs publications, notamment anglo-saxonnes, apportent cer-tains éléments sur le contexte nord-américain de l’esclavage des amérindiens. James F. Brooks, Captives &Cousins : Slavery, Kinship, and Community in the Southwest Borderlands, Chapel Hill, University of North CarolinaPress, 2002 à la p. 15 ;Winstanley Briggs, « Slavery in French Colonial Illinois » (1989–1990) 18 ChicagoHistory 66 ; Éric Hinderaker, Elusive Empires : Constructing Colonialism in the OhioValley, 1673–1800,Cambridge, Cambridge University Press, 1997 aux pp. 16–17 ; RobinW.Winks, The Blacks in Canada:AHistory, 2e éd., Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1997 aux pp. 1–23. Pour une bibliographieexhaustive sur l’esclavage au Canada et au Québec, voirTrudel, Deux siècles, ibid. à la p. 349.

4. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004 à la p. 56.5. Sur cette question, voir Noble David Cook, Born to Die: Disease and NewWorld Conquest, 1492–1650,

Cambridge, Cambridge University Press, 1998 à la p. 26 et s.6. Rushforth, supra note 3 à la p. 779.7. L’historiographie récente, sous l’impulsion des travaux de CécileVidal notamment, a largement fait pro-

gresser les recherches sur l’esclavage et l’apparition d’une société mixte dans le sud du continent nord-américain.Voir notamment Gwendolyn Midlo Hall, Africans in Colonial Louisiana:The Development of Afro-CreoleCulture in the Eighteenth Century, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1992 ; Daniel H. Usner, Jr.,Indians, Settlers & Slaves in a Frontier Exchange Economy:The Lower MississippiValley Before 1783, Chapel Hill,University of North Carolina Press, 1992 ; Joseph Zitomersky, French Americans-Native Americans in Eighteenth-Century French Colonial Louisiana:The Population Geography of the Illinois Indians, 1670s-1760s, Lund (Suède),Lund University Press, 1994 ;Thomas N. Ingersoll, Mammon and Manon in Early New Orleans:The First Slave

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499LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE :

LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

Certaines sociétés amérindiennes furent d’ailleurs esclavagistes8 ou intégraient l’util-isation de captifs dans leurs liens sociaux. C’est à travers des présents d’esclavesaccordés par des nations alliées que les premiers esclaves amérindiens pénètrent dansce qui est devenu le Canada. Comme le souligne Gilles Havard, « [u]n “esclave,” dansla diplomatie amérindienne, était un objet de médiation au même titre qu’une brassede tabac ou qu’une fourrure de castor ; mais son don cristallisait d’autant mieux lapaix entre les alliés qu’il exaltait la guerre contre l’ennemi commun »9. Dans cer-taines nations, la distinction entre prisonnier de guerre, esclave et adopté était rela-tivement perméable10 ce qui rendait la restitution de ces captifs relativementcomplexe11, en l’absence de procédure d’affranchissement sur le modèle romain.L’esclave est d’abord un prisonnier de guerre12, et sa possession peut être la garantiede la paix future ou de la guerre éventuelle13. Le constat pour les premiers explo-rateurs français consiste donc dans l’existence de formes de captivité14 parmi les

Society in the Deep South, 1718–1819, Knoxville, University ofTennessee Press, 1999; Guillaume Aubert,“Français, Nègres et Sauvages”:Constructing Race in Colonial Louisiana, thèse de doctorat en histoire,TulaneUniversity, 2002 [University Microfilms International]; CécileVidal, « Africains et Européens au pays desIllinois durant la période française (1699–1765) » (2003) 3 French Colonial History 51 ; CécileVidal,« Private and StateViolence Against African Slaves in Lower Louisiana During the French Period,1699–1769 », dansTh. J. Humphrey and J. Smolenski, eds., NewWorld Orders:Violence, Sanction, and Authorityin the Colonial Americas, Philadelphia, 2005, 92.

8. VoirTheresa A. Singleton, «The Archeology of Slavery in North America » (1995) 24 Annual Review ofAnthropology 119. Sur l’esclavage pratiqué par les nations amérindiennes, des Aztèques aux Chinooks, voirWilliam Christie McLeod, « Economic Aspects of Indigenous American Slavery » (1928) 30 AmericanAnthropologist 632.

9. Gilles Havard, Empire et métissage: Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660–1715, Paris, Presses del’Université Paris-Sorbonne, 2003 à la p. 174.Ainsi en 1750, Loranger et Marin Leduc indiquent, endéplacement au Fort Miami, queTête Blanche, chef des « Ouiatanons », est venu au fort des Miamis « pourassurer de sa fidélité inviolable et pour amener une esclave tête-plate et une chevelure chicacha pourMonsieur le général ». État des effets de Loranger et Marin Leduc associés, Ottawa,Archives nationales duCanada (C11A, vol. 119, fol. 109–109v).

10. Ainsi, le captif reçoit un accueil ritualisé. S’il peut être torture et ingéré, le captif, à la demande de la mèreiroquoise pas exemple, peut être intégré socialement par l’adoption où il se voit symboliquement restituerla vie. Cette seconde naissance vise principalement les jeunes et les femmes dont l’assimilation est facilitée ;ibid. à la p. 159. Dans la même logique, les peuples algonquins et iroquoiens peuvent adopter des captifspour repeupler rapidement un village qui a perdu ses habitants ; Rushforth, supra note 3 à la p. 784.

11. Bruce G.Trigger, Les Indiens, la fourrure et les Blancs : Français et Amérindiens en Amérique du Nord, Montréal,Boréal, 1992 aux pp. 376–77.

12. Dans le contexte guerrier des relations entre premières nations, Gilles Havard montre que la restitutiond’esclaves représente davantage un moyen dans le cadre de négociations qu’une fin en soi.Toutefois, l’objec-tif de captation de population est bien l’un des moteurs de la guerre, mais dans une perspective sociale etspirituelle plutôt qu’économique et démographique ; Havard, supra note 9 aux pp. 150–51 et 155–58.

13. Ainsi Nicolas Perrot relate en 1665 la négociation avec les tribus autour de Green Baie (la baie des puants) etsouligne que, dans ce cadre, les Potawatomis offrent une captive aux Miamis pour les persuader de ne pas entr-er dans une alliance avec les français ; Nicolas Perrot,Mémoire sur les mœurs, coustumes et religion des sauvages del’Amérique septentrionale,Montréal, Comeau & Nadeau, coll. Mémoire des Amériques, 1999 aux pp. 96–98.

14. Sur ces notions, notamment pour les peuples iroquoiens, voirWilliam A. Starna et RalphWatkins, «Northern Iroquoian Slavery » (1991) 38 Ethnohistory 34 et RolandViau, Enfants du néant et mangeurs d’âmes :Guerres, culture et société en Iroquoisie ancienne, Montréal, Boréal, 1997 aux pp. 137–99. Brett Rushforthsouligne que, dans la plupart des langues indiennes, les mots utilisés pour qualifier les captifs ou les esclavessont dépréciatifs ; Rushforth, supra note 3 à la p. 783.

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amérindiens, cela même si l’esclavage stricto sensu, comme propriété perpétuelled’une personne sur une autre, est rare15.

Les panis, au sens premier du terme, sont des amérindiens qui proviennent del’ouest du Mississippi et plus spécifiquement du Nebraska et du Haut-Missouriactuels. Le terme de panis réfère donc à une nation particulière,mais a été utilisé pluslargement pour désigner l’ensemble des amérindiens mis en servitude.Toutefois, leterme de panis ne qualifie pas obligatoirement les amérindiens d’esclaves, de nom-breux indiens panis libres participant à la vie de la colonie, sans qu’ils aient jamais étéesclaves et sans qu’ils soient effectivement de la nation panis. L’espérance de vie desesclaves panis était relativement courte, inférieure à trente ans16. Si à partir de1687–1688, la volonté apparaît chez les colons d’obtenir des esclaves d’origineafricaine, ce sont les esclaves amérindiens qui restent très largement les plus nom-breux dans la vallée du Saint Laurent et dans les pays d’en haut, notamment à Détroitet Michillimakinac. Bien évidemment, si les esclaves amérindiens échappent à lalogique du commerce triangulaire17, leur statut est bien celui de biens meubles18 etils font l’objet de transactions commerciales ou de trocs similaires à ceux que con-nurent les rivages d’Afrique.

Le nombre d’esclaves amérindiens semble se situer, durant les moments lesplus forts de la servitude, à quelques centaines d’esclaves pour l’ensemble de laNouvelle-France, nombre auquel il faut ajouter les résultats de la traite menée par lesfrançais et leurs alliés vers les colonies britannique19. L’arrivée de contingentsnumériquement importants d’esclaves d’origine africaine se fera essentiellementsous le régime britannique et avec l’arrivée des loyalistes, au moment de la guerre

15. Seuls les indiens du nord de la côte américaine pacifique semblent avoir condamné leurs captifs à un étatd’esclavage perpétuel, sans qu’il soit héréditaire toutefois ; Leland Donald, Aboriginal Slavery on the NorthwestCoast of North America, Berkeley, University of California Press, 1997 aux pp. 69–102.

16. Voir par ex.Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 24.17. Sur le commerce triangulaire et son impact sur l’esclavage nord-américain, soulignons le numéro spécial de

la revue du Omohundro Institute of Early American History and Culture, New Perspectives on the TransatlanticSlave Trade (2001) 58William & Mary Quarterly.

18. Soulignons toutefois que, notamment dans les Antilles ou dans les grandes plantations, ce qui n’était pas oupeu le cas en Nouvelle-France, les esclaves réputés meubles pouvaient dans certaines conditions faire partiedu fonds de terre ou du commerce où ils travaillaient, devenant alors un accessoire au bien immeuble. C’estle cas par exemple à l’île Bourbon; voir J.V. Payet, Histoire de l’esclavage à l’île Bourbon, Paris, L’Harmattan,1990 à la p. 22.

19. Les esclaves indiens, capturés depuis les régions de l’Ohio et convoyés par les coureurs des bois et leurs alliés,ne se rendaient pas forcément dans le bassin du St Laurent mais étaient vendus sur les marchés plus développésdes colonies britanniques, comme celui de la Caroline où des milliers d’indiens travaillaient sur les plantations.Alan Gallay estime à plus de 51 000 les esclaves indiens qui seraient passés par la Caroline du sud ;Alan Gallay,The Indian SlaveTrade :The Rise of the English Empire in the American South, 1670–1717, New Haven,YaleUniversity Press, 2002 aux pp. 299, 288–314. MarcelTrudel rapporte, quant à lui, les chiffres suivants à titrede comparaison, esclaves noirs et amérindiens confondus : pour l’année 1749, on compterait à New-York 10500 esclaves, 8 000 au Maryland en 1710, 12 000 en Caroline du Sud en 1721, 5 000 en Louisiane en 1746 etenviron 250 000 auxAntilles vers 1744 ;Trudel, Deux siècles, supra note 3 aux pp. 91–93.

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501LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE :

LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

d’Indépendance20. Il faut souligner qu’aucune nation alliée des français n’est mise enesclavage ce qui, à partir de la Grande paix de Montréal de 170121, restreint l’orig-ine des esclaves amérindiens aux nations de l’ouest américain. Ces esclaves sont leplus souvent mis en servitude par des nations amérindiennes22 et ensuite vendus auxfrançais et aux britanniques23. Certains personnages, comme Gauthier de laVérendrye24 dans les années 1730, se firent une spécialité du trafic d’esclaves amérin-diens. Enfin, l’esclavage, qu’il soit amérindien ou d’origine africaine, reste pour leCanada un phénomène essentiellement urbain et un esclavage domestique25 con-trairement à d’autres colonies nord-américaines. Ainsi, le paradoxe de l’asservisse-ment amérindien en Nouvelle-France apparaît clairement. D’une part, les autoritéset les colons jouent la carte d’un système d’alliances complexes, de la bonne ententeavec les nations amérindiennes, poussant la logique de la cohabitation paisible jusqu’àun niveau jamais atteint en Amérique du Nord. D’autre part, surtout à partir desannées 1690, se développe, sous l’égide des autorités françaises, des coureurs desbois, de leurs alliés indiens et des britanniques, un vaste système qui asservit des cen-taines d’amérindiens26, hommes mais surtout femmes et enfants, faisant d’eux unobjet de commerce conjoint à celui de la fourrure.

20. Sur la réalité de cet esclavage, voir RolandViau, Ceux de Nigger Rock : enquête sur un cas d’esclavage des Noirsdans le Québec ancien, Outremont, Libre expression, 2003 ainsi que I.Allen Jack, «The Loyalists and Slaveryin New-Brunswick » (1898)Transactions of the Royal Society of Canada, vol. 9, section 2, 137.

21. Voir Alain Beaulieu et RolandViau, La Grande Paix : Chronique d’une saga diplomatique, Outremont, LibreExpression, 2001.

22. Ainsi, le père Marquette rapporte que les Illinois « se rendent redoutables aux peuples éloignés du sud et del’ouest où ils vont faire des esclaves, desquels ils se servent pour trafiquer, les vendant chèrement à d’autresnations pour d’autres marchandises », cité par Havard, supra note 9 à la p. 161.

23. J. LeitchWright, Jr., The Only LandThey Knew :TheTragic Story of the American Indians in the Old South, Lincoln,University of Nebraska Press, 1999 aux pp. 126–50.

24. D’abord officier dans plusieurs conflits nord-américains et européens, il a entrepris la recherche de la merde l’Ouest en 1731.Afin de financer celle-ci, il mit sur pied une société disposant du monopole de la traitede la fourrure pendant trois ans dans la région d’un futur poste construit sur les bords du lac Ouinipigon.Dans les années qui suivirent, LaVérendrye contrôla rapidement la région des lacs en bordure des prairies.Explorant le Missouri, il fut confronté à l’état de guerre chronique qui existait à l’ouest des Grands Lacs auXVIIIe siècle. Les Assiniboines, les Cris et les Monsonis étaient confrontés aux Sioux et aux Sauteux.« La chaîne de postes de LaVérendrye se trouvant sur le territoire des Assiniboines et des Cris, il dut pren-dre fait et cause pour eux dans leurs querelles [ ... ] ». Fondant l’exploration du futur Manitoba sur les basesde la traite de fourrure, il développa par ailleurs un commerce d’esclaves amérindiens. Dans une dépêche àBeauharnois, en date du 26 mai 1742, le père Claude-Godefroy Coquart signala que les alliés cris et assini-boines de l’explorateur « avaient capturé un si grand nombre d’esclaves qu’on pouvait les aligner sur unfront de quatre arpents ». Dans son mémoire à Maurepas, en 1744, LaVérendrye lui-même affirma que lacolonie avait profité à ce titre de son expédition dans l’Ouest, s’exclamant « ne compte-t-on pour rien legrand nombre de gens à qui cette entreprise fait gagner la vie, les esclaves que cela procure au pays et toutesles pelleteries dont les Anglois proffitoient cy devant » ;Y.V. Zoltvany, s.v. « Gaultier deVarennes et de laVérendrye, Pierre » dans GeorgeW. Brown, David M. Hayne et Francess G. Halpenny, dir., DictionnaireBiographique du Canada., vol. 3, Presses de l’université Laval, 1974 aux pp. 268, 270 et 264–72 [Dictionnairebiographique, vol. 3].

25. VoirTrudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 92.26. Des milliers pour ceux qui sont amenés vers les colonies britanniques ; James H. Merrel, The Indians’ New

World : Catawbas andTheir Neighbors from European Contact through the Era of Removal, Institute of EarlyAmerican History and Culture, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1989 aux pp. 36–37.

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Face à cette réalité, deux régimes juridiques successifs, relativement prochesdans leur pratique, sont venus organiser le statut de servitude de ces populations, l’unfrançais, l’autre britannique jusqu’à l’abolition de la pratique dans l’empire britan-nique en 1833.Tous deux font des esclaves des biens meubles dont certains élémentsde la personnalité juridique subsistent toutefois. Ces règles, coutumières ou d’orig-ine législative, s’inspirent largement du modèle juridique esclavagiste prédominant :le modèle romain.

À Rome existaient deux types d’esclaves, les esclaves domestiques et ruraux.Ce sont des choses, des biens au statut particulier, des res mancipi. Les Institutes deJustinien fait de « [l]a servitude [ ... ] une institution du droit des gens qui, contrenature, fait d’un homme la propriété d’un autre »27. Le maître, le pater familias, pos-sède le dominum (une puissance proche de la propriété) sur ces choses, sur ces biens.Sa dominica potestas peut être comparée à un droit de propriété impliquant le droitd’user, de jouir et de disposer de la chose. Celle-ci, très vaste, va connaître tout aulong de l’époque antique des limitations28.Ainsi, Gaius dans ses Institutes indique quel’empereurAntonin a proclamé que le maître ne peut pas tuer son esclave sans motif.De plus, l’esclave, objet de mauvais traitements, qui s’est réfugié dans un temple ouauprès de la statue du prince, pourra recourir au magistrat qui obligera son maître àle vendre29. Les enfants de la femme esclave (partus, le part) appartiennent au maîtreet il peut les vendre même séparément de la mère et du père30. Le maître disposeainsi sur l’esclave d’un droit de vie et de mort qui est cependant davantage encadrésous l’empire romain. Les règles qui fixent les manières d’entrée en esclavagerelèvent du jus gentium et non pas du droit de la cité, et s’appliquent ainsi à tous leshabitants de l’empire.Ainsi, on naît esclave quand on est l’enfant d’une mère esclavelors de l’accouchement31. On ne tient aucun compte de la situation du père, puisquele mariage entre l’homme et la femme esclave n’est pas reconnu légalement. L’enfantné d’un homme libre et d’une femme esclave est esclave; l’enfant né d’un hommeesclave et d’une femme libre est libre32. L’esclave, du moins à l’époque archaïque etclassique, est privé de toute personnalité juridique (caput), mais le système judiciaire

27. Inst. 1.3.2 (trad.A. M. du Caurroy, Paris,Thorel, 1851) [Inst.]. Pour une étude détaillée des cadres poséspar le droit romain et leur transposition dans le Code noir, voir Dominique Aimé Mignot, « La matriceromaine de l’Édit de mars 1685, dit Code noir » dans Jean-François Niort dir., Du Code noir au Code civil.Jalons pour l’histoire du Droit en Guadeloupe, Paris, L’Harmattan, 2007 aux pp. 87–98.

28. Pour un aperçu de ces questions, voir Michel Morin, Introduction historique au droit romain, au droit français etau droit anglais,Montréal,Thémis, 2004 aux pp. 82–84 [Morin, Introduction].

29. G. 1.53 (trad. Edward Poste, 4e éd., Londres, Oxford University Press, 1925) [Gaius, Institutes].30. A.-E. Giffard, Précis de droit romain, t. 1, 3e éd., Paris, Librairie Dalloz, 1938 aux pp. 209–10.31. « On est esclave de naissance ou par un fait postérieur : de naissance, quand la mère est esclave ; par un fait

postérieur, soit d’après le droit des gens, c’est-à-dire lorsqu’on est fait prisonnier, soit d’après le droit civil,lorsqu’un homme libre, majeur de vingt ans, s’est laissé vendre pour avoit part au prix. » ; Inst., supra note27, 1. 3. 4.

32. Gaius, Institutes, supra note 29, 1.82 ; Inst., ibid.

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503LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE :

LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

romain va lui accorder une certaine reconnaissance sous l’Empire33. Les esclaves nepeuvent ainsi pas intervenir dans un acte juridique en leur nom, proprio nomine, maisil fut décidé que les engagements de l’esclave, nuls de jure civili, seraient valables dejure naturali, c’est-à-dire de droit naturel, le droit qui s’applique à tout être doué deraison. L’esclave est de plus tenu de jure civili de ses délits privés34, c’est-à-dire selonle droit applicable aux citoyens romains. S’il existe des situations où les esclaves peu-vent cesser de l’être aux termes de la loi, c’est l’affranchissement, c’est-à-dire lavolonté du maître de libérer son esclave, qui est la principale source de libération dela servitude à Rome. Le rôle des affranchis, surtout à partir du IIe siècle, est bienconnu. Mais existaient des situations où certains esclaves « privilégiés »—lesesclaves vicaires—pouvaient agir comme un homme libre, sans être affranchi pourautant, en vertu du principe « servus vicarius emit mancipioque accepit puellam »35, sig-nifiant que l’esclave vicaire accepte de facto les droits et devoirs de l’homme libresans en obtenir le statut.

C’est en reprenant la plupart de ces lignes forces—à l’exception de ce dernieradage—que les droits français et anglais se sont édifiés en s’adaptant aux pratiquescoloniales de l’esclavage. Le corpus normatif d’origine française partage donc denombreuses similitudes avec la common law et les normes locales gouvernant lestatut des esclaves dans les provinces coloniales anglaises (II). En confrontant cesnormes avec la pratique, on obtient une large perspective de l’asservissement desindividus appartenant aux premières nations du continent américain, et de la réalitéjuridique et sociale de celui-ci (III).

II. GENÈSE DES NORMES ESCLAVAGISTES

En reprenant l’analyse démographique et statistique de MarcelTrudel, il convient desouligner le caractère largement coutumier de la pratique esclavagiste en Nouvelle-France. Ce faisant, l’esclavage sur ce territoire reste proche des normes édictées par

33. Ainsi, l’étude de Marcel Morabito portant sur le Digeste démontre que les jurisconsultes classiques, dont laréflexion est au cœur de cet ouvrage, définissent les liens très forts entre la nature du travail servile et sonimpact sur la capacité juridique de l’esclave, établissant ainsi une hiérarchie des dépendances ; MarcelMorabito, Les réalités de l’esclavage d’après le Digeste,Annales littéraires de l’Université de Besançon, Paris, LesBelles Lettres, 1981 à la p. 78 et s.

34. Il ne pourra être poursuivi pratiquement que le jour où il cessera d’être esclave; car, jusque-là, il n’a pas depatrimoine. Mais tant qu’il est esclave, on pratique l’abandon noxal c’est-à-dire que le maître dont l’esclavecommettait un délit devait l’abandonner à la victime, à moins de payer afin de réparer le préjudice causé parcet esclave ; Giffard, supra note 30 aux pp. 212–13.

35. Francesca Reduzzi Merola, « L’esclave qui agit comme un homme libre : “Servus vicarius emit mancipioqueaccepit puellam” » dansVasilis I. Anastasiadis et Panagiotis N. Doukellis, dir., Esclavage antique et discriminationssocio-culturelles,Actes du XXVIIIe colloque international du groupement international de recherche surl’esclavage antique, Mytilène, 5–7 décembre 2003, Bern, Peter Lang, 2005 aux pp. 315–319.

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le pouvoir royal français dans d’autres colonies (A) et se rapproche, tant dans sanature que dans ses fondements, de la pratique esclavagiste issue de la common lawtelle qu’appliquée dans les colonies nord-américaines (B).

A. L’ordonnancement normatif esclavagiste dans le système juridiquefrançais

Au sein du système normatif français, plusieurs outils sont venus organiser à la fois latraite mais aussi le statut juridique des esclaves, en se basant sur ces principes roman-istes. L’ensemble de ce corpus se caractérise par un système juridique dérogatoire dudroit commun visant à une règlementation de la condition sociale de l’esclave. Cedernier, travailleur non libre, généralement non rémunéré, est la propriété d’uneautre personne, constitue un bien négociable dont le statut partage de nombreux élé-ments relatifs aux biens meubles. Les textes adoptés par les puissances coloniales—française ou anglaise—seront élaborés dans un souci officiel de règlementer la policeadministrative des colonies36. Ce faisant, ils reprennent bon nombre de pratiques cou-tumières, de revendications des propriétaires en cherchant à la fois à préciser les rela-tions entre maître et esclave et également à tenir compte des contingences de politiquegénérale, comme des relations avec les nations amérindiennes37.

Sous la mainmise des puissances européennes, les colonies sont, pour unegrande partie, organisées autour de l’exploitation forcée de la main d’œuvre servilevenue d’Afrique, l’introduction massive d’esclaves d’origine africaine assurant—auxyeux des colons et de l’administration—la viabilité économique des îles et des terri-toires dont les colons ne représentaient parfois que 10% de la population38.

La Nouvelle-France échappe largement à cette perspective39, le rapportdémographique étant d’une toute autre ampleur et les origines de la populationservile étant fort différente. La population servile d’origine amérindienne n’avraisemblablement jamais constitué plus de 5% de la population40. De plus, comme

36. Dominique-Aimé Mignot, « Le droit romain aux Antilles: La pratique des affranchissements » (2001) 79Revue historique de droit français et étranger 347.

37. Ainsi, dans les années précédant l’ordonnance de l’intendant Raudot de 1709 qui confirme la validité del’autorisation de l’esclavage amérindien pour la Nouvelle-France, le gouverneur de la jeune colonielouisianaise Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville se voit refuser par le pouvoir, métropolitain trois pétitionsdemandant l’autorisation de la traite des esclaves amérindiens, vraisemblablement en raison de la situationprécaire de la colonie face à des nations amérindiennes puissantes. Bien évidemment, dans les faits, la pra-tique de la traite sera une réalité dès les premiers temps de la colonie ; Robert P.Wiegers, « A Proposal forIndian SlaveTrading in the MississippiValley and its Impact on the Osage » (1988) 33 Plains Anthropologist187 ; RichardWhite, The Roots of Dependency : Subsistence, Environment, and Social Change among the Choctaws,Pawnees and Navajos, Lincoln, University of Nebraska Press, 1983 aux pp. 35–36.

38. Voir Stephen D. Behrendt, « Markets,Transaction Cycles, and Profits: Merchant Decision Making in theBritish SlaveTrade » (2001) 58William & Mary Quarterly 171.

39. Ce n’est que vers la fin du XVIIe siècle que des raisons économiques furent mises en avant pour appuyer la pra-tique esclavagiste en Nouvelle-France, notamment des populations africaines ;Winks, supra note 3 à la p. 4.

40. Rushforth, supra note 3 à la p. 777.

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505LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE :

LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

l’a montré Marcel Trudel, la majorité des esclaves en Nouvelle-France puis dans laProvince of Quebec étaient d’origine amérindienne, dans une proportion d’environ64%41. Au contact de cette réalité différente des autres systèmes coloniauxesclavagistes des XVIIe et XVIIIe siècle, il est naturel de se demander comment lanorme s’est adaptée à ce contexte et à ses nécessités?

1. Le contexte normatif religieux

Au moment de la constitution de la colonie, dans la première moitié du XVIe siècle,le pouvoir religieux avait d’ores et déjà édicté deux bulles pontificales telles que laSublimus Dei (29 mai 1537)42 et la bulle Veritas Ipsa (2 juin 1537) du Pape Paul III con-damnant l’esclavage des amérindiens. Le Concile de Lyon (567–570) en son temps,avait déjà interdit la réduction en esclavage d’un homme libre, cela sans effet43.Encore au XVIIe siècle, une bulle papale de 1639 « menaçait [ ... ] d’excommunica-tion toute personne s’adonnant au trafic des Indiens »44. On peut apprécier le peud’impact d’une telle norme sur les coureurs des bois trafiquant des peaux et desesclaves avec leurs associés indiens. La doctrine des pères de l’Église?de SaintAugustin notamment?considérait qu’il était du devoir de l’Église de tenter deprévenir l’asservissement des individus dans l’Empire romain et de racheter ceux

41. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 90. Le passage de la domination française à la domination britanniquesur les territoires devant constituer au XIXe siècle le Canada a bien évidemment été marqué de vastes trans-formations juridiques et politiques.Après la cession définitive de cet espace à l’Angleterre par leTraité deParis en 1763, il est créé la Province of Quebec qui fait passer les populations d’origine française sous la loi bri-tannique, du moins est-ce l’esprit des textes et de la Proclamation royale. Dans les faits, les administrateurslocaux, notamment le gouverneur Murray, adoptent une attitude plus conciliante. Si le droit pénal et le droitpublic d’origine britannique sont appliqués à toute la population, un système institutionnel hybride permetaux colons d’origine française et anglaise d’user du droit civil français ou de la common law en s’adressantsoit à la Cour des plaids communs soit à la Cour du Banc du roi. L’acte de Québec de 1774, en imposant ledroit pénal et le droit public issus de la common law et le droit privé issu de la tradition française (àquelques exceptions près, comme la liberté testamentaire ou certaines dispositions commerciales) àl’ensemble de la population de la colonie viendra clarifier l’ordonnancement juridique interne.Ainsi, con-cernant les normes esclavagistes, celles-ci sont conservées dans leur forme « française » telles qu’appliquéesdans la colonie avant la conquête ; voir infra note 59. Il faut souligner la part importante des notaires et del’arbitrage comme outil de transition juridique, permettant un pluralisme juridique pacifié durant les années1760–1774 (sans qu’un acte d’arbitrage durant cette période porte toutefois sur la possession d’esclave).Sur cette question spécifique, voir M. Morin, D. Gilles,A. Decroix, La prévention et le règlement des différendsavant et après la Conquête de 1760, Montréal,Thémis [à paraître au troisième trimestre 2009].

42. Sur la logique de cette bulle et le refus de la papauté d’étendre l’interdiction à la traite négrière, voir Pétré-Grenouilleau, supra note 4 à la p. 70. On peut souligner, plus généralement, que les religions du Livre, lechristianisme, le judaïsme et la religion musulmane s’accommodent malheureusement de la pratiqueesclavagiste. Il se développe tout au plus une pratique visant à l’utilisation de l’argent public ou de l’aumôneprivée pour le rachat de ses coreligionnaires captifs.Voir sur ces questions Guillaume Hervieux, La Bible, leCoran et l’Esclavage, Paris, éditions de l’Armançon, 2008 et Malek Chebel, L’Esclavage en terre d’Islam, Paris,Fayard, 2007.

43. Mylène Desroses, « Les conséquences juridiques de l’esclavage outre-mer. Contribution à l’histoire des petitesAntilles françaises » (2007) 3 Cahiers Aixois d’histoire des droits de l’outre-mer français 149 à la p. 163.

44. Pétré-Grenouilleau, supra note 4 à la p. 70.

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prisonniers des Barbares. Néanmoins, pour Augustin—reprenant l’enseignement deSan Ambrogio, l’évêque de Milan—« [l]a première cause de la servitude est donc lepéché, qui assujettit un homme à un homme »45, ce qui est l’effet de la volonté divinequi ne peut être injuste :

“En vérité, en vérité, je vous le dis : quiconque commet le péché est esclave du péché[Jean 8.34].” Ô la misérable servitude! [ ... ] On voit de temps en temps des hommeschercher un refuge dans nos églises ; d’habitude, nous les subissons comme des individusindisciplinés [ ... ]. Il arrive aussi quelquefois qu’un homme, né libre, vienne se réfugier àl’église pour se soustraire à une illégitime et insupportable servitude ; il y vient réclamerla protection de l’évêque46.

La controverse deValladolid, opposant Bartholomé de Las Casas à Sépulvéda,posa la question de la liberté naturelle des hommes et notamment des amérindiens47.La réflexion deVitoria sur cette question a bien évidemment marqué la question del’esclavage des amérindiens, cela même si l’esclavage amérindien a rapidement dis-paru dans les colonies espagnoles au profit de la traite négrière. La question del’esclavage par nature, développée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, sembledans un premier temps constituer la réalité juridique des amérindiens. LorsqueVitoria pose la question de savoir si les indiens étaient « véritablement leurs maîtresdans l’ordre privé et dans l’ordre public », il évoque les arguments tirés d’Aristote,des Institutes et du Digeste établissant que les esclaves n’ont pas de pouvoir sur leschoses et que les indiens sont esclaves par nature. Rejetant le syllogisme voulant ques’il existe des hommes esclaves par nature, « ce sont bien les Indiens, qui en vérité nesemblent pas très éloignés des animaux sauvages et sont tout à fait incapables de com-mander », ne disposant donc « pas du pouvoir sur les choses », il affirme que « lesIndiens étaient en possession paisible de leurs biens, tant à titre public que privé »48.Cette affirmation toutefois n’aura pas de conséquences notables sur la pratique, ledroit laissant la place libre à la pratique de l’asservissement notamment dans l’hy-pothèse de la guerre juste, c’est-à-dire fondée sur une juste cause. Comme l’évoquaitdéjà Saint Thomas le rapport maître-esclave consiste en un droit de propriété quiréside dans le pouvoir de disposer d’une chose en vue d’une utilité personnelle49 et

45. Saint-Augustin, De civitate Dei 19.15, tel que cité dans Peter Garnsey, Conceptions de l’esclavage d’Aristote à saintAugustin, trad. par Alexandre Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, 2004 à la p. 289.Voir également CatherineSalles, Saint Augustin, un destin africain, Paris, Desclée de Brouwer, 2008.

46. Saint Augustin, In Ioannis Evangelium tractatus 41.4, ibid. à la p. 283.47. Pour une perspective inverse à la nôtre, centrée sur l’esclavage noir, voir Nestor Capdevila, « Las Casas et

les Noirs : quels problèmes? » dans Isabel Castro Henriques et Louis Sala-Molins, dir., Déraison, esclavage etdroit. Les fondements idéologiques et juridiques de la traite négrière et de l’esclavage, Paris, UNESCO, 2002 aux pp.23–39.

48. Francisco deVitoria, Leçons sur les Indiens, tel que cité dans Ramon Hernandez Martin, Francisco deVitoria et la« Leçon sur les Indiens », trad. par Jacques Mignon, Paris Les éditions du Cerf, 1997 à la p. 59. Sur la réflexiondeVitoria et, plus largement des auteurs de l’école du droit naturel moderne, de Grotius àVattel, concer-nant les peuples autochtones, voir Morin, L’usurpation, supra note 2 aux pp. 32–62.

49. Thomas d’Aquin, Somme théologique, t. 1, Paris, Éditions du Cerf, 1984 à la p. 819, Qu. 96, art. 4.

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

il faut bien constater que globalement, la théologie et la philosophie, selon la formulede Louis Sala-Molins50, ont choisi leur camp : celui de l’asservissement.

L’ordonnancement juridique français se fit le reflet de l’ambiguïté inhérente àl’esclavage des esclaves chrétiens, posant le principe de l’affranchissement automatiquede tout esclave baptisé lors de son arrivée sur le sol métropolitain tout en constituantun ordre juridique de l’esclavage pour les colonies. Il faut souligner en outre, commel’a brillamment démontré Pierre H. Boulle, que la réalité d’un affranchissement mét-ropolitain est somme toute très relative. Ainsi, en 1716, 173851 puis en 1777, à lademande des colons, des édits prévoient que les esclaves pouvaient venir en métropoleaccompagnés et déclarés par leur maître sans obtenir leur affranchissement52. Plusieursesclaves panis se rendront d’ailleurs en métropole sans être libérés pour autant53.

2. Panis, norme esclavagiste et Code noir

Les panis, dans une certaine mesure, échappent aux préjugés raciaux qui se dévelop-pent dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle dans l’Europe qui mérite bien mal sonadjectif des Lumières à cette occasion. Buffon, dans sa célèbre Histoire naturelle,générale et particulière (1749–1788), vademecum scientifique des Lumières, ne caté-gorise pas les amérindiens à un rang bien avantageux54, mais ils échappent auxextrêmes que constituent selon lui lesAfricains et les Lapons55. Inutile de rappeler les

50. Louis Sala-Molins, «Théologie et philosophie choisissent leur camp : l’esclavage des Nègres est légitime »dans Castro Henriques et Sala-Molins, supra note 47 aux pp. 23–39.

51. Sur l’économie de ces différentes législations, voir les pages éclairantes de Michel Morin; Morin,Introduction, supra note 28 aux pp. 175–80.

52. L‘édit du roi d’octobre 1716 prévoyait différentes mesures, demandées par les commerçants et lesplanteurs, afin d’organiser le régime de résidence des esclaves en métropole.Ainsi tout mariage d’esclave,obligatoirement autorisé par le maître équivalait à une manumission.Toute infraction à l’édit, notammentl’oubli de la déclaration d’arrivée, était sanctionnée par l’affranchissement de l’esclave.Voir Pierre H.Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime,A.l., Perrin, 2007 à la p. 89 et s.

53. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 64.54. « En un mot, on trouve dans le nouveau continent, comme dans l’ancien, d’abord des hommes au nord sem-

blables aux Lappons, & aussi des hommes blancs & à cheveux blonds semblables aux peuples du nord del’Europe, ensuite des hommes velus semblables aux Sauvages d’Yeço, & enfin les Sauvages du Canada & detoute la terre ferme, jusqu’au golphe du Mexique, qui ressemblent auxTartares par tant d’endroits qu’on nedouteroit pas qu’ils ne fussentTartares en effet, si l’on n’étoit embarrassé sur la possibilité de la migration ;cependant si l’on fait attention au petit nombre d’hommes qu’on a trouvé dans cette étendue immense desterres de l’Amérique septentrionale, & qu’aucun de ces hommes n’étoit encore civilisé, on ne pourra guèrese refuser à croire que toutes ces nations sauvages ne soient de nouvelles peuplades produites par quelquesindividus échappés d’un peuple plus nombreux » ; Georges-Louis Leclerc, Comte de Buffon, Histoirenaturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du roi (1749–1789), t. 3, 2e éd., Paris, DeL’Imprimerie royale, 1749–1804 à la p. 487 et s.

55. Ces derniers sont qualifiés de « race d’hommes de petite stature, d’une figure bizarre, dont la physionomieest aussi sauvage que les mœurs. Ces hommes, qui paroissent avoir dégénéré de l’espèce humaine, ne lais-sent pas que d’être assez nombreux & d’occuper de très-vastes contrées » ; ibid. aux pp. 371–75.

56. Boulle, supra note 52 à la p. 27. Sur l’attitude générale des philosophes des Lumières et la difficile questiondu droit naturel et de l’esclavage, voir Laurent Estève, Montesquieu, Rousseau, Diderot : du genre humain au boisd’ébène. Les silences du droit naturel, Paris, éditions Unesco, 2002.Voir également Michel Morin, « LesAutochtones et les fondements juridiques de la colonisation française en Amérique du XVIe au XVIIIesiècles » Revue d’histoire du droit international public [à paraître en 2010].

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pages peu glorieuse deVoltaire sur les africains ou les juifs56. L’importance de la pop-ulation mise en esclavage d’origine amérindienne en Nouvelle-France oppose les his-toriens. Frédéric Régent, dans un récent ouvrage, relève 5% d’esclaves d’origineamérindienne pour ce qu’il appelle le Québec, avec un certain anachronisme57.Marcel Trudel évoque lui le chiffre bien connu de plus de 4200 esclaves pourl’ensemble du régime français, dont la majorité d’esclaves amérindiens58.

Toutefois, l’objectif est ici d’envisager spécifiquement la question du rapportdes esclaves amérindiens et des colons aux normes esclavagistes. Il faut bien le recon-naître, de ce point de vue, les ouvrages de MarcelTrudel laissent le juriste perplexe.Il utilise très largement l’idée du légalisme en tant que synonyme de l’existence denormes écrites sanctionnées par le pouvoir positif. Paradoxalement, s’il se réfère par-fois à la notion de coutume, il semble qu’il ait une vision réductrice de ce qu’est laforce juridique d’une norme coutumière. Mettant l’accent sur la légalité, au sein dela norme écrite, il occulte pour partie l’idée, très forte dans les systèmes juridiquesanciens, que le droit peut être constitué essentiellement, voire exclusivement, denormes coutumières, même si celles-ci ne sont pas écrites ou sanctionnées par lepouvoir local59. La légalité, pour ces périodes, ne peut se résoudre aux ordonnancesédictées ou enregistrées au sein de la colonie. Les difficultés posées—au moment dela Conquête—par les normes—ordonnances ou édits—qui ne furent pas enreg-istrées par le Conseil Souverain de la Nouvelle-France et malgré tout appliquées dansla colonie sont bien connues par ailleurs60.

La légalité positive, le droit enregistré par le Conseil Supérieur, s’écartaitainsi de la réalité juridique de la colonie. Ainsi, en l’absence de Code Noir61 à desti-nation expresse de la Nouvelle-France et enregistré par le Conseil Souverain, ilconvient de dresser le portrait d’une norme coutumière esclavagiste, s’appuyant

57. Frédéric Régent, La France et ses esclaves : De la colonisation aux abolitions (1640–1848), Paris, Grasset &Fasquelle, 2007 à la p. 38.

58. Concernant la réalité de l’esclavage amérindien du point de vue statistique, la présente étude s’appuieralargement sur les résultats de cette analyse documentaire ;Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 69 et s.

59. Ainsi, il rapporte qu’« avant que l’intendant Raudot n’intervienne en 1709 pour donner un caractère légal àl’esclavage, les registres d’état civil semblent répugner à l’emploi du mot esclave ». Faut-il en déduire qu’avantcette ordonnance de 1709, l’esclavage était illégal? Bien évidemment non, et MarcelTrudel ne fait pas cetteerreur d’ailleurs. Il intitule toutefois le chapitre II de son ouvrage « La légalisation de l’esclavage », ce qui est,stricto sensu, peu satisfaisant juridiquement. La nature même des normes de l’ancien droit, fondées essentielle-ment sur les sources coutumières invalide l’utilisation du terme légal/illégal fondée sur le simple critère de l’é-diction officielle de la norme par le pouvoir législatif ou règlementaire ; ibid. aux pp. 28, 49–68.

60. Voir Michel Morin, « Les grandes dates de l’histoire du droit québécois, 1760–1867 » dans Actes de la XIIIe

Conférence des juristes d’État, Québec, 2–3 avril 1998, Cowansville (Qc),Yvon Blais, 1998 aux pp. 293–301 ;Evelyn Kolish, Nationalismes et conflits de droits : le débat du droit privé au Québec, 1760–1840, Cahiers duQuébec (Collection Histoire),Ville LaSalle, Hurtubise HMH, 1994 aux pp. 45–61 ; John E.C. Brierley etRoderick A. MacDonald, Quebec Civil Law:An Introduction to Quebec Private Law,Toronto, Emond Montgomery,1993 aux para. 13, 14.

61. Le Code Noir lui-même fut largement précédé et inspiré par la pratique reconnue institutionnellement etantérieurement à son édiction proprement dite ; voir Morin, Introduction, supra note 28 aux pp. 167–71.

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509LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE :

LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

pour partie sur certains actes des administrateurs locaux, mais également sur l’ex-emple donné par les normes esclavagistes des autres colonies de l’empire colonialfrançais ainsi que sur la pratique propre à la Nouvelle-France. Ici, la spécificité del’esclavage sur ce territoire, majoritairement marqué par l’esclavage amérindien,fait unique dans le système colonial français, explique vraisemblablement le refusdu pouvoir d’édicter une norme esclavagiste à destination de la colonie. En effet,il était difficile de s’appuyer d’une part essentiellement sur les nations amérindi-ennes pour maintenir la présence française sur le continent et d’autre part d’af-ficher une norme organisant l’esclavage des amérindiens, même si les nationsamérindiennes pratiquaient elles-mêmes ce trafic62.

L’économie générale de l’édit royal de 168563, appelé communément le CodeNoir, ne surprend pas. Il est marqué d’une part par les revendications des proprié-taires terriens et des nécessités économiques et idéologiques du mercantilisme etd’autre part par le substrat très important du droit romain qui a donné l’armature dutexte. Il vise essentiellement l’esclavage des populations africaines, puisque seul cetype d’esclavage était pratiqué par les colons dans lesAntilles depuis le début du XVIesiècle64. Il constitue le résultat d’une consultation du gouverneur général des îlesd’Amérique, Blénac, sur la pratique esclavagiste coloniale65, largement dans lesmains, jusque-là, des conseils supérieurs66. L’édit de 1685 sera, tout au long desXVIIe et XVIIIe siècles, complété par divers instruments règlementaires et con-stituera un recueil d’arrêt embrassant l’ensemble des normes à visée esclavagistes67.

62. On trouve d’ailleurs certains actes juridiques, et certains témoignages relatifs à des esclaves blancs possédéspar certaines nations amérindiennes.Toutefois, l’esclavage dans ce contexte repose sur un fondement fortdifférent, et se trouve proche de l’adoption.Ainsi, en novembre 1710, Nicolas Pinaud et son épouse LouiseDouaire, bourgeois et marchands de Québec, font une donation à Paul Hotes et son épouse Marie-ÉlisabethWabert, natifs de la Nouvelle-Angleterre. Cette dernière a été rachetée des mains des sauvages Abénaquisqui l’avait fait prisonnière : « ils en avaient fait leur esclave depuis environ huit ans et l’avaient élevée commeleur enfant » ; Notaire L. Chambalon, Qc. (1 novembre 1710), Montréal,Archives nationales du Québec.

63. Le rapprochement entre la question religieuse et le premier Code Noir a été souligné largement, l’adoptionde ce texte la même année que la révocation de l’Édit de Nantes offrant un rapprochement entre les préoc-cupations religieuses et les normes esclavagistes. Cette logique ne sera pas sans conséquence juridique,notamment quant à la preuve de la liberté.Toutefois, cela ne doit pas occulter la logique proprementjuridique du Code Noir de 1685 et des normes à visée esclavagiste qui vont le compléter. Sur le Code Noir,voir les travaux engagés de Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PressesUniversitaires de France, 1988.

64. Ce fut le cas à la Martinique et à Sainte Lucie en 1625, à la Guadeloupe en 1635 et dans la partie ouest de StDomingue, (future Haïti) en 1640 ;Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècle), Paris,Karthala, 1981 à la p. 19, n. 2.

65. L’édit, de son vrai nom Édit du roi concernant la discipline de l’Église et l’état et la qualité des nègres esclaves auxîles de l’Amérique, rédigé sous les directives de Colbert, se fonde essentiellement sur les mémoires du 20 août1682 et du 13 février 1683 de Blénac, Patoulet et Bégon, gouverneur-général et intendants des îles français-es d’Amérique ; Lucien Peytraud, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Pointe-à-Pitre (Guadeloupe),Désormeaux, 1973 aux pp. 150–158.

66. Régent, supra note 57 à la p. 64.67. Voir Le Code noir et autres textes de loi sur l’esclavage, St Maur-des-Fossés (France), Éditions Sépia, 2006.

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Ce texte organise le concubinage, le mariage et leurs effets civils sur les esclaves (art.8–13), la règlementation des allées et venues (art. 15–21), la nourriture et l’habille-ment des esclaves (art. 22–27). Ensuite sont posés les principes de l’incapacité del’esclave à la propriété (art. 28–29), complétée par une certaine incapacité juridique(art. 30–31). La pratique viendra toutefois atténuer quelque peu ces règles. Ainsi,l’esclave ne peut ni contracter, ni posséder, ni ester en justice, ni témoigner, ni êtrepourvu d’une charge publique. De plus il n’a pas de personnalité civile et ne peut enprincipe être poursuivi civilement, alors qu’il peut l’être pénalement (art. 31 et 32).Si l’esclave répond corporellement de ses actes, son maître reste responsable finan-cièrement des dommages causés par son esclave, sous peine de confiscation selon l’ar-ticle 37 de l’édit68. Les rapports entre la justice et le maître face aux esclaves sontorganisés par les articles 40 à 43, les premiers ayant le pouvoir de donner le fouet ouenchaîner les seconds. Ils ne peuvent toutefois les mutiler, les tuer ou les torturer69.Si l’esclave suit largement le régime des biens mobiliers et constitue une marchan-dise (art. 44–54), le maître est néanmoins soumis à des obligations envers lui. Il sedoit de le nourrir, de le vêtir, de le soigner, d’entretenir les vieillards et les infirmes(art. 22–27). L’édit de 1685 vient enfin organiser l’affranchissement et ses con-séquences (art. 55–59). Le régime ainsi fixé par l’édit de 1685 place l’esclave dansun statut de bien meuble dont certaines caractéristiques le rapprochent néanmoinsd’une personnalité juridique70. L’article 2 pose ainsi le principe du baptême obliga-toire des esclaves et le code précise que ceux-ci devront être déclarés et instruits. Lestatut de l’esclave est posé comme étant celui d’un bien meuble (art. 44) qui peutêtre saisi, vendu ou transmis, même si certains éléments d’une personnalité juridiqueapparaissent : l’esclave peut se marier (art. 10) mais uniquement avec le consente-ment du maître (art. 9) qui ne peut obliger son esclave à une telle union contre savolonté. La volonté de l’esclave est ainsi reconnue, mais très partiellement.

L’adage partus sequitur ventrem organise, par l’article 13, les unions mixtes etpose le principe de la transmission du statut maternel aux enfants nés d’une telleunion. En raison notamment du rapport de force démographique très défavorableaux colons dans les Antilles, un régime répressif très strict est organisé, établissantnotamment la peine de mort pour l’esclave qui frappe son maître (art. 35) et despeines telles que le fouet, la bastonnade, la mutilation voire la mort pour sanctionnerles insultes, la fuite ou le vol (art. 33–38). Bien meuble, sujet de vente, saisie, partage

68. Régent, supra note 57 à la p. 81.69. L’article 34 qui prévoyait que l’esclave qui aura frappé un homme libre devait ainsi être sévèrement puni,

« même de mort s’il échet » est conforme à la pratique de la Martinique et à la jurisprudence du Conseilsupérieur, au regard des arrêts du Conseil du 20 juin 1672 et du 4 octobre 1677 ; voir Émilien Petit, Traitésur le gouvernement des esclaves, vol. 1, Paris, Knappen, 1777 aux pp. 5–7.

70. Robert Chesnais, L’esclavage à la française : le Code Noir (1685 et 1724), Paris, Nautilus, 2006 à la p. 48.

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entre héritiers ou immeuble, l’absence de propriétaire ne libère pas l’esclave, ne lerend pas sui juris mais en fait une épave au sens juridique, objet d’occupation en con-formité avec la pratique romaine71.

La logique du Code de 1724 édicté par Louis XV se révèle encore plus défa-vorable au statut des esclaves : les mariages mixtes sont interdits (art. 6) et les affran-chissements encore plus difficiles72. Cet édit, à destination de la Louisiane, accentuele statut juridique inférieur des esclaves et aura des conséquences directes surl’esclavage des panis, dont nombre d’entre eux proviennent de l’ouest du Mississipi.Il ne sera toutefois pas appliqué en tant que tel en Nouvelle-France.

Chaque colonie connait donc, en principe, sa propre législation. Ainsi, enMartinique, est publié en 1767 un Code de la Martinique, compilation des différentsarrêts du Conseil supérieur de la Martinique73 alors qu’à la Guadeloupe est composéun Recueil des loix particulières à la Guadeloupe visant la condition des esclaves74. À l’îleBourbon (l’île de la Réunion), ce fut en décembre 1723 que le ministre Phélyppeauxobtint de Louis XV un édit concernant l’esclavage des îles de «France et de Bourbon.Enregistré par le Conseil supérieur de Bourbon lors de son inauguration en septem-bre 1724, il est fortement inspiré de l’édit de 1685 malgré quelques singularités75. Ilsera largement complété au cours du siècle et prendra le nom de Code Jaune, ou deCode Delaleu, du nom de son principal compilateur76. Bien évidemment, il fautrelever que, dans la pratique, les règles défavorables aux maîtres furent de manièregénérale, bien peu appliquées. Après l’édit de 1724, il y a peu d’évolution dans lestatut général des esclaves. Il faut souligner essentiellement l’ordonnance du 15 juil-let 1738 permettant, en modifiant l’article 30 de l’édit de 1685, aux esclaves detémoigner contre les blancs, à l’exception de leur propre maître77.

71. Gisler, supra note 64 à la p. 27.72. Frédéric Régent a dressé un intéressant comparatif entre l’édit de 1685 et l’édit de mars 1724 montrant la

forte proximité des deux textes et l’adaptation du texte de 1724 au contexte de la Louisiane ; Régent, supranote 57 aux pp. 66–67.

73. Ibid. à la p. 67.74. Recueil des loix particulières à la Guadeloupe et dépendance,Aix-en-Provence, Centre des archives d’outre-mer

(CAOM, F3 236).75. Cet édit reprenait largement l’ordonnance locale de l’amiral Blanquet de la Haye du 1er décembre 1674

qui défendait aux Blancs des deux sexes d’épouser des noirs (anticipant sur l’édit de 1724) et réglait selonl’adage partus sequitur ventrem la condition des enfants nés des unions mixtes. Autre singularité, l’édit de1723 prévoyait une juridiction spéciale chargée des causes impliquant les esclaves accusés de crimes, dedélits ou de marronnage, sans expliciter la procédure à suivre dans ces circonstances ; Payet, supra note 18aux pp. 21–22.

76. Delaleu, Jean-Baptiste Étienne, Code des Isles de France et de Bourbon. Par M. Delaleu, conseiller au conseil supérieurde l’Isle de France et Procureur du Roi du tribunal terrier de la même Isle, Ile de France, Imprimerie royale de l’îlede France, 1777. Il fut complété en 1783, 1787 et 1788 ; voir Norbert Benoit, « L’esclavage dans le Codejaune ou code Delaleu », dans Castro Henriques et Sala-Molins, supra note 47 aux pp. 95–104.

77. Ordonnance du 15 juillet 1738 sur le témoignage des esclaves contre les blancs,Aix-en-Provence, Centredes archives d’outre-mer, (CAOM F3 236) à la p. 708.

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L’absence de législation esclavagiste à destination, à proprement parler, de laNouvelle-France a renforcé pendant longtemps l’idée d’une colonie sans esclaves.C’était oublier que le pouvoir normatif des administrateurs coloniaux, intendants etgouverneurs, était très étendu. Dans les Antilles comme en Nouvelle-France, ceux-ci participeront en effet largement à l’édification d’un corpus normatif esclavagiste.La législation va évoluer vers un plus grand contrôle des esclaves mais aussi desagissements des maîtres, en renforçant par exemple les sanctions à l’encontre desmauvais traitements. Les esclaves vont connaître alors un régime très encadré rela-tivement à l’autonomie de mouvement, l’indépendance laborieuse ou la capacitéd’affranchissement. Pour la Nouvelle-France, la pratique esclavagiste va, de longtemps, précéder les rares textes législatifs ayant trait à celle-ci, soit les textes de 1689et de 1709.

Le corpus normatif codifié partiellement en 1685 constitue donc le socleautour duquel les différentes législations particulières se développent. Le statut del’esclave est proche, dans ce cadre, de ce qu’il était dans le droit romain et connaîtles mêmes caractéristiques que celui que connait l’esclave sous la common law : un bienmeuble disposant de certaines caractéristiques de la personnalité juridique.

B. L’esclavage sous l’empire de la common lawUn phénomène identique à celui qui a occulté le fait esclavagiste en Nouvelle-France,en raison de son aspect coutumier, a contribué à ce que l’esclavage dans le système bri-tannique soit considéré comme illégal, du moins enAngleterre, car simplement orga-nisé par la common law et non par le statute law. Le régime juridique proche de celuiadopté en France, connaîtra des adaptations propres à chaque colonie britannique, lasortie du système esclavagiste se faisant graduellement à la fin du XVIIIe siècle.

1. Common law en Grande-Bretagne et dans les colonies

Les différentes colonies britanniques en Amérique vont toutefois éprouver le besoind’adopter certains textes relatifs à l’esclavage, reprenant le plus souvent la pratiquecoutumière développée dès les premiers temps de la colonisation et les exemplesespagnols et portugais78.Ainsi, en 1641 le Massachusetts fut la première colonie bri-tannique à sanctionner une norme locale reconnaissant l’esclavage. Il fut suivi par leConnecticut en 1650, la Virginie en 166179, le Maryland en 1663 et NewYork et leNew Jersey en 1664.Dans le même temps, des nations amérindiennes semblent avoir

78. Christopher Leslie Brown, Moral capital. Foundations of British Abolitionism, Chapel Hill,University of NorthCarolina press, 2006 à la p. 49.

79. Voir AldenT.Vaughan, «The Origins Debate: Slavery and Racism in Seventeenth-CenturyVirginia » dansRoots of American Racism: Essays on the Colonial Experience, NewYork, Oxford University Press, 1995, c. 7 auxpp. 136–174.

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513LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE :

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développé, dès le XVIe siècle et notamment sur le territoire duWisconsin, un traficde captifs amérindiens pris au sein d’autres nations :

During the constant wars of the Indians, several of theWisconsin tribes were in the habitof making captives of the Pawnees, Osages, Missouries, and even of the distant Mandans,and these were consigned to servitude. I know that the Ottawas and Sauks made suchcaptives ; but am not certain about the Menomonees, Chippewas, Pottawottamies, FoxesandWinnebagos.The Menomonees, with a few individual exceptions, did not engage inthese distant forays.The Menomonees, and probably other tribes, had Pawnee slaves,which they obtained by purchase of the Ottawas, Sauks and others who captured them ;but I never knew the Menomonees to have any by capture, and but a few by purchase.[ ... ] Of the fourteen whom I have personally known, six were males and eight females,and the most of them were captured while young80.

L’évolution normative des colonies britanniques dépasse la simple affirmationde la « codification » locale de la pratique esclavagiste. Elle vient réaffirmer certainesrègles, reprenant parfois la common law ou adaptant les règles esclavagistes au contextecolonial. EnVirginie, une loi est ainsi prise afin de confirmer que le baptême ne libèrepas l’esclave de sa condition, ce qui montre que la pratique coutumière appelait uneconfirmation de la part du pouvoir local.

An act declaring that baptisme of slaves doth not exempt them from bondage.

WHEREAS some doubts have risen whether children that are slaves by birth, and by thecharity and piety of their owners made pertakers of the blessed sacrament of baptisme,should by vertue of their baptisme be made ffree; It is enacted and declared by this grand assem-bly, and the authority thereof, that the conferring of baptisme doth not alter the condition ofthe person as to his bondage or ffreedome; that diverse masters, ffreed from this doubt,may more carefully endeavour the propagation of christianity by permitting children,though slaves, or those of greater growth if capable to be admitted to that sacrament81.

Toutefois, comme l’explique Peter Kolchin, l’esclavage amérindien vit sondéveloppement entravé dans les colonies britanniques, en raison des plaintes descolons envers l’attitude des Indiens, ces derniers considérant que les tâches agricolesétaient le travail des femmes. De plus, connaissant bien le pays, le risque de fuite étaitélevé, comme en Nouvelle-France. Les colons préfèrent alors parfois la déportationdes Indiens capturés au combat plutôt que l’asservissement sur place82. Si le

80. Augustin Grignon, « Seventy-TwoYears’ Recollection ofWisconsin » dansThird Annual Report andCollections of the State Historical Society ofWisconsin, for theYear 1856, vol. 3, Madison, Calkins &Webb,1857, vol. 3, à la p. 256.

81. W.Walter Hening, Hening’s Statutes at Large: Being a Collection of all the Laws ofVirginia, from the First Session ofthe Legislature in theYear 1619, 2e éd., vol. 1, NewYork, R. &W. & G. Bartow, 1823 à la p. 260 (19 septembre1667, Charles II, ACT III).

82. Il relève qu’en Caroline du Sud en 1708, il se trouvait environ 1400 esclaves amérindiens pour une popula-tion totale de 12 580 personnes ; Peter Kolchin, American Slavery, 1619–1877, New-York, Hill andWang,1993 à la p. 14.

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Parlement britannique évoqua dans une dizaine d’actes la question de l’esclavage àla fin du XVIIIe siècle, cette matière fut laissée à la common law. La doctrine tradi-tionnelle de common law s’intéressait davantage à la condition d’homme libre et devilain83 qu’à celle des esclaves84. Plusieurs causes vont venir déterminer le régime del’esclavage dont les causes Gelly v. Cleve en 169485, Chamberlain v. Harvey en 169786 etSmith v. Brown en 170287 mais celles-ci concernent la traite négrière88. Toutefois laquestion est posée de la reconnaissance par la common law de la traite esclavagiste.Curieusement, on trouve un adage similaire à celui qui voulait donner la liberté àtout esclave se rendant en métropole dans la common law. Les cours ont varié,apparentant d’abord les esclaves au bétail au motif qu’ils étaient infidèles dans lacause Butts v. Peny en 167789 où une action fut accordée pour obtenir la restitution de100 esclaves. La cour estima donc que l’esclavage était légal en Grande-Bretagne.Mais Holt rejeta cette perspective dans l’arrêt Smith v. Gould en 1705–0790 et refusaégalement en 1702 la possibilité d’accorder un assumpsit sur la vente d’un esclavenoir en Angleterre. Cela semblait affermir l’idée qu’un esclave pénétrant sur le solanglais devenait libre91. Néanmoins on trouvait des esclaves sur les marchés deLondres et Liverpool, cette dernière ville constituant la principale place esclavagisteenAngleterre, au même titre que Bordeaux ou Nantes en France. Le développementde la pratique esclavagiste dans la common law fut donc sujet à un certain nombred’hésitations, la réalité de la pratique en Grande-Bretagne ne se développant qu’auXVIIIe siècle92. L’idée relayée par Blackstone dans ses Commentaires, est que

83. John Cowell, The Institutes of the Laws of England, Digested into the Method of the Civil or Imperial Institutions,trad. parW.G. Esquire, Londres, Roycroft, 1651, 1.3.4–7 aux pp. 8–9 et concernant l’affranchissement et lafin de la servitude, 1.5.1–4, aux pp. 12–13.

84. Sont bien souvent repris, quasiment in extenso, les lignes des Institutes que Bracton avait repris avant lui :« Servitude is a constitution of the Law of Nations ; by which, contrary to nature, one is subjected to anoth-ers power ; and it is so called from servando, and not serviendo, for anciently Princes used to sell their slavesand for that cause they did reserve, rather then kill them.Wherefore when they were afterwards set at liber-ty, they were called Manumissi, as being delivered out of the hand. [ ... ] Servants are either those which areborne so, or made so:Those which are borne so, come from Natives, Father and Mother, whether they bemarried or not which is true both in Natives and them which are free whether they be in the power of theirLord, or out of his power [ ... ] » ; ibid, 1.3.2–3, à la p. 7.

85. Gelly v. Cleve (1694), 1 Ld. Raym. 147, 91 E.R. 994.86. Chamberlain v. Harvey (1697), 1 Ld. Raym. 146, 91 E.R. 994.87. Smith v. Brown (1702), 2 Ld. Raym. 1274, 91 E.R. 566.88. Voir J. H. Baker, An Introduction to English Legal History, Londres, Butterworths, 1990 aux pp. 540–44.89. Butts v. Peny (1677), 3 Keb. 785, 84 E.R. 1011.90. Smith v. Gould (1705–07), 2 Salk. 666, 91 E.R. 567.91. Dans cette cause, le plaignant avait toutefois la possibilité de procéder à son acte enVirginie où le droit

statutaire reconnaissait l’esclavage ; ibid., cité par James Oldham, « New light on Mansfield and Slavery »(1988) 27 Journal British Studies 45 à la p. 49.

92. En 1772, on estime le nombre d’esclaves en métropole à 14 000 ; Baker, supra note 88 à la p. 541, n. 48.

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l’esclavage ne se pratique pas enAngleterre, en critiquant largement le droit romainau nom de la loi naturelle93 :

I have formerly observed that pure and proper slavery does not, nay cannot, subsist inEngland; such I mean, whereby an absolute and unlimited power is given to the masterover the life and fortune of the slave.And indeed it is repugnant to reason, and the prin-ciples of natural law, that such a state should subsist any where. [ ... ] And now it is laiddown, that a slave or negro, the instant he lands in England, becomes a freeman; that is,the law will protect him in the enjoyment of his person, his liberty, and his property94.

En 1729, certains propriétaires d’esclaves obtinrent une opinion officielle deSir PhilippYorke (attorney general) et CharlesTalbot (solicitor general) affirmant quele statut d’un esclave n’est pas modifié lorsqu’il se rend sur le territoire anglais, quele baptême ne libère pas l’esclave et qu’un esclave peut être reconduit de force dansles colonies. Cette opinion sera reprise par Philipe Yorke, alors devenu LordChancellor Hardwicke en 174995. C’est cette question cruciale que Lord Mansfield96

aura à trancher dans la célèbre affaire Somerset97. La question de l’esclavage enGrande-Bretagne98 est donc celle du transit et de la possibilité de renvoyer un esclavedans les colonies où des outils législatifs locaux permettent la traite négrière. Il y aun conflit latent entre les règles commerciales traditionnelles permettant l’esclavageet la logique de la liberté protégée par l’Habeas corpus99. Dans Somerset100, un writ de

93. « This, if only meant of contracts to serve or work for another, is very just: but when applied to strictslavery, in the sense of the laws of old Rome or modern Barbary, is also impossible. Every sale implies aprice, a quid pro quo, an equivalent given to the seller in lieu of what he transfers to the buyer: but whatequivalent can be given for life, and liberty, both of which (in absolute slavery) are held to be in the mas-ter’s disposal? His property also, the very price he seems to receive, devolves ipso facto to his master, theinstant he becomes his slave. In this case therefore the buyer gives nothing, and the seller receives noth-ing: of what validity then can a sale be, which destroys the very principles upon which all sales are found-ed? Lastly, we are told, that besides these two ways by which slaves “fiunt,” or are acquired, they may alsobe hereditary: “servi nascuntur;” the children of acquired slaves are, jure naturae, by a negative kind ofbirthright, slaves also. But this being built on the two former rights must fall together with them. If nei-ther captivity, nor the sale of oneself, can by the law of nature and reason, reduce the parent to slavery,much less can it reduce the offspring. » ;William Blackstone, Commentaries on the Laws of England:AFacsimile of the First Edition of 1765–1769, vol. 1, Of the Rights of Persons (1765), Chicago, University ofChicago Press, 1979 aux pp. 411–412. .

94. Ibid. aux pp. 411, 412.95. Pearne v. Lisle (1749),Amb. 75, 27 E.R. 47.96. Voir sur la common law esclavagiste de cette époque, l’ouvrage de James Oldham, English Common Law in the

Age of Mansfield, Chapel Hil,University of North Carolina Press, 2004 aux pp. 305–23.97. Ruth Paley, « After Somerset: Mansfield, slavery and the law in England, 1772–1830 » dans Norma Landau,

dir., Law, Crime and English society 1660–1830, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, 165.98. Sur ce débat voir Brown, supra note 78 aux pp. 91, 97–101.99. Habeas Corpus Act, 1679 (R.-U.), 31 Ch. II, c. 2. Celui permettrait à l’esclave ayant posé le pied en

Angleterre de résister à son renvoi dans les colonies ; voir Baker, supra note 88 aux pp. 168–69.100. Somerset v. Stewart (1772), 1 Lofft 1, 98 E.R. 499. Sur cette affaire et sa place dans la common law, voir

GeorgeVan Cleve, « Somerset’s Case and its Antecedents in Imperial Perspective » (2006) 24 L.H.R. 601 ;Daniel J. Hulsebosch, « Nothing But Liberty : Somerset’s Case and the British Empire » (2006) 24 L.H.R. 647et Ruth Paley, « Imperial Politics and English Law :The Many Contexts of Somerset », (2006) 24 L.H.R. 659.

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l’habeas corpus est accordé, assurant la liberté de James Somerset, un esclave noirretenu à bord d’un navire arrivé deVirginie et ancré dans laTamise. Pris entre deuxlobbies, celui des marchands qui veulent voir reconnaitre la qualité de l’investisse-ment dans la traite négrière, et celui des défenseurs des esclaves, Lord Mansfield jugel’esclavage odieux, mais se garde de le déclarer à proprement parler illégal. Sansreconnaître que Somerset n’est plus esclave, il s’en tient à l’idée qu’il ne peut êtredéporté contre sa volonté. La common law se garde donc bien de déterminer si descontrats organisant la traite sont illégaux ou contraire à l’ordre public101.

Enfin, concernant la force du baptême en common law, qui posera des dif-ficultés dans le contexte de la Nouvelle-France, il semble que le consensus ait étéassez fort pour rejeter tout impact et tout élargissement consécutif au baptêmedes esclaves102.

2. La marche vers l’abolition

Après la Conquête de 1760, l’esclavage panis en Amérique du nord diminue large-ment, jusqu’à pratiquement disparaître au tournant du siècle, vraisemblablement enraison de conditions économiques peu favorables. Le contexte s’avère par ailleurs enfaveur d’un assouplissement, voire d’une abolition des normes permettantl’esclavage dans les colonies du nord du continent. La common law demeure la même.C’est donc au droit statutaire qu’il appartenait de montrer la voie, l’évolutionjuridique prenant forme d’abord dans l’empire colonial103. À la frontière canadienne,auVermont, l’esclavage sera aboli dès 1777 alors que depuis le milieu du XVIIIe siè-cle les colons quakers établis en Nouvelle-Angleterre s’interdisent largement la pos-session d’esclave. Le Massachusetts104 en 1781 et le New Hampshire en 1783

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101. Baker, supra note 88 aux pp. 542–43.102. « [T]he infamous and unchristian practice of withholding baptism from negro servants, lest they should

thereby gain their liberty, is totally without foundation, as well as without excuse.The law of England actsupon general and extensive principles: it gives liberty, rightly understood, that is, protection, to a jew, aturk, or a heathen, as well as to those who profess the true religion of Christ; and it will not dissolve a civilcontract, either express or implied, between master and servant, on account of the alteration of faith ineither of the contracting parties: but the slave is entitled to the same liberty in England before, as after, bap-tism; and, whatever service the heathen negro owed to his English master, the same is he bound to renderwhen a christian. » ; Blackstone, supra note 93 à la p. 413.

103. Antérieurement à cette période, certaines voix isolées se sont fait entendre, telles queThomasTryon àBarbados (1684) et Samuel Sewall dans le Massachusetts (1704) ; Brown, supra note 78 à la p. 78.

104. Toutefois, de 1719 à 1781, plus de deux mille africains ont été vendus dans les pages de la Boston Gazette ;Robert E. Desrochers, Jr., « Slave-for-Sale Advertisements and Slavery in Massachusetts, 1704–1781 »,(2002) 59William & Mary Quarterly 623. Soulignons également que, dans cet État, les conditions d’uneégalité ethnique furent posées dès le XIXe siècle, à travers le Massachusetts Indian Enfranchisement Act permet-tant aux indiens d’obtenir un certain nombre de droits civiques ;Ann-Marie Plane et Gregory Button, «TheMassachusetts Indian Enfranchisement Act: Ethnic Contest in Historical Context, 1849–1869 » (1993) 40Ethnohistory 587.

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suivront, le Connecticut et le Rhode Island en 1784105 et le New Jersey en 1804. Levent de liberté insufflé par l’indépendance américaine a favorisé les mouvements abo-litionnistes, tant du côté américain, comme le prouvent ces réformes, que du côtéanglais, qui libèrent les esclaves loyalistes qui vont s’implanter en grand nombre dansla colonie canadienne fidèle à Albion106.Toutefois, l’esclavage issu de la common lawperdurera encore dans les États du sud de l’Amérique du nord, sans modificationnotoire de leur condition juridique107.

En Grande-Bretagne, le député anglaisWilliamWilberforce fonde, en 1788,la société pour l’abolition de la traite négrière, soutenu en cela parWilliam Pitt. Ilfaut rappeler que les Lumières furent bien partagées sur l’esclavage108, qu’un juristecomme Montesquieu, par un effet pervers de la théorie des climats, théorisa l’idéearistotélicienne de la servitude naturelle109 et que plus tôt dans le siècle, John Lockedéveloppa une pensée juridique ambiguë sur cette question, cautionnant « a just slav-ery »110. Heureusement des mouvements abolitionnistes firent entendre leurs voix lesiècle avançant, notamment dans le monde anglo-saxon111 et cela malgré une forteopposition112. Le 25 mars 1807, le SlaveTrade Act recevait la sanction royale et prenaitainsi force de loi, marquant une étape vers l’abolition ultérieure de l’esclavage dansl’empire britannique :

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

105. Sur l’abolition graduelle décidée par les législateurs de l’État du Rhode Island, voirWilliam M.Wiecek, «The Statutory Law of Slavery and Race in theThirteen Mainland Colonies of British America » ( 1977)34William & Mary Quarterly 258.

106. Voir Brown, supra note 78 aux pp. 106–107. Les loyalistes noirs arrivèrent en Nouvelle-Écosse entre 1783et 1785, fuyant la Révolution américaine. Le commandant en chef des forces britanniques à NewYork, sirHenry Clinton, proclama (proclamation de Philipsburg) que tous les esclaves noirs qui déserteraient la causedes rebelles recevraient une protection totale, leur liberté et des terres. Plusieurs milliers d’esclaves d’orig-ine africaine se rangèrent ainsi aux côtés des Anglais.Après la victoire américaine, sir Guy Carleton refusa,comme le demandait GeorgeWashington, de rendre aux Américains les esclaves qui s’étaient rangés auxcôtés des Anglais avant le 30 novembre 1782, une indemnisation en argent étant prévue. La commissionanglo-américaine identifia les Noirs qui étaient entrés dans les rangs britanniques avant la reddition et leurremit à chacun un certificat d’affranchissement ; voir John N. Grant, « Black Immigrants into Nova Scotia,1776–1815 » (1973) 58 Journal of Negro History 253 ; Neil MacKinnon, This Unfriendly Soil :The LoyalistExperience in Nova Scotia, 1783–1791, Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1986.

107. Sur ce point, voirThomas D. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619–1860, Chapel Hill, University ofNorth-Carolina Press, 1999 à la p. 174 et s.

108. Pour une caractérisation géographique de cette idée, voir Colin M. McLachlan, « Slavery, Ideology, andInstitutional Change:The Impact of the Enlightenment on Slavery in Late Eighteenth-Century Maranhao »(1979) 11 Journal of Latin American Studies 1.

109. Voir Laurent Estève, « La théorie des climats ou l’encodage d’une servitude naturelle » dans CastroHenriques et Sala-Molins, supra note 47 aux pp. 59–68.

110. J. Farr, « “SoVile and Miserable an Estate”:The Problem of Slavery in Locke’s PoliticalThought » (1986)14 PoliticalTheory 263 à la p. 273.

111. Matthew Mason, «The Battle of the Slaveholding Liberators: Great Britain, the United States, and Slavery inthe Early Nineteenth Century » (2002) 59William & Mary Quarterly 665.

112. Leland J. Bellot, « Evangelicals and the Defense of Slavery in Britain’s Old Colonial Empire » (1971) 37TheJournal of Southern History 19.

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[B]e it therefore enacted by the King’s most Excellent Majesty, by and with the adviceand consent of the Lords Spiritual andTemporal, and Commons, in this presentParliament assembled, and by the Authority of the same, [t]hat from and after the FirstDay of May One thousand eight hundred and seven, the African slave trade, and all and allmanner of dealing and trading in the Purchase, Sale, Barter, orTransfer of Slaves, or ofPersons intended to be sold, transferred, used, or dealt with as Slaves, practiced or car-ried on, in, at, to or from any part of the Coast or Countries of Africa, shall be, and thesame is hereby utterly abolished, prohibited, and declared to be unlawful [ ... ]113.

La loi prévoit une amende de 100 livres pour chaque esclave dont la vente contre-vient à cet acte. Elle prohibe également la participation de tout sujet britannique à latraite négrière114 ainsi que tout contrat ou assurance visant cette pratique. La formu-lation de l’acte vise donc essentiellement l’esclavage africain, et ne joue donc qu’unrôle symbolique au regard des esclaves panis. L’activisme continu d’un JamesCropper apportera ensuite une forte contribution à la lutte contre l’esclavage115. En1833, soit vingt-six ans plus tard, le British Imperial Act abolissait l’esclavage dansl’ensemble des colonies britanniques après un long travail parlementaire116, celui-ciétant aussi bien à destination des esclaves africains qu’amérindiens.

Bien avant que la loi de 1807 ne soit adoptée à l’échelle de l’empire, lelieutenant-gouverneur John Graves Simcoe a fait adopter, par l’assemblée législativedu Haut-Canada, en 1793, An Act to prevent the further introduction of Slaves, and to limitthe term of contracts for servitude within this Province117. Cette loi libérait les esclaves devingt cinq ans ou plus et interdisait que d’autres esclaves soient emmenés au Haut-Canada. Le préambule est particulièrement significatif des aspirations visées par cetacte : protéger la propriété tout en préservant les valeurs de la liberté.

WHEREAS it is unjust that a people who enjoy freedom by law should encourage theintroduction of Slaves; And whereas it is highly expedient to abolish Slavery in this Province,so far as the same may gradually be done without violating private property [ ... ]118.

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113. An Act for the Abolition of the Slave Trade, 1807 (R.-U.), 47 Geo. III, c. 36, art. 1.114. « [I]t shall be unlawful for any of His Majesty’s Subjects, or any Person or Persons resident within this

United Kingdom, or any of the Islands, Colonies, Dominions, orTerritories thereto belonging, or in HisMajesty’s Possession or Occupation, to fit out, man, or navigate, or to procure to be fitted out, manned, ornavigated, or to be concerned in the fitting out, manning, or navigating, or in the procuring to be fitted out,manned, or navigated, any Ship or vessel for the Purpose of assisting in, or being employed in the carryingon of the African SlaveTrade, or in any other the Dealing,Trading, or Concerns hereby prohibited anddeclared to be unlawful, and every Ship orVessel which shall, from and after the Day aforesaid, be fitted out,manned, navigated, used, or employed by any such Subject or Subjects, Person or Persons, or on his or theirAccount, or by his or their Assistance or Procurement for any of the Purposes aforesaid, and by this Act pro-hibited, together with all her Boats, Guns,Tackle,Apparel, and Furniture, shall become forfeited, and mayand shall be seized and prosecuted as herein-after is mentioned and provided » ; ibid., art. 2.

115. David B. Davis, « James Cropper and the British Anti-Slavery Movement, 1821–1823 » (1960) 45TheJournal of Negro History 241.

116. Izhak Gross, «The Abolition of Negro Slavery and British Parliamentary Politics 1832–3 », (1980) 23TheHistorical Journal 63.

117. S.U.C. 1793 (33 Geo. III), c. 7.118. Ibid., art. 1.

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Maintenant les propriétaires d’esclaves dans leur possession, la dispositionlégislative prive d’effets les contrats visant à la traite et à l’introduction de nouveauxesclaves dans la colonie119, oblige à l’enregistrement de toute nouvelle naissance d’en-fant d’esclave, obligeant les maîtres à pourvoir à leurs nécessités jusqu’à l’âge devingt cinq ans, date à laquelle ils sont ipso facto libérés120. Il est également prévu d’ac-corder le recours de la justice, en la personne du juge de paix, afin de permettre auxesclaves ayant atteint vingt cinq ans de faire valoir leurs droits, ceux-ci obtenant alors« all the rights and privileges of free born subjects » :

That in case any master or mistress shall detain any such child, born in their service asaforesaid, after the passing of this Act, under any pretence whatever, after such Servantshall have attained the age of twenty-five years, except by virtue of a contract of serviceor indentures, duly and voluntarily executed after such discharge as aforesaid, it shall andmay be lawful for such Servant to apply for a discharge to any of His Majesty’s Justices ofthe Peace [ ... ]121.

Enfin, l’acte de 1793 prévoit que les esclaves ainsi libérés bénéficieront d’une certaineprotection, confirmant bien que les esclaves sont passés du statut de biens meubles àcelui de personnes juridiques, disposant de droits et de devoirs122. Établissant ainsi unezone d’affranchissement au nord du continent, cet acte va engendrer une forte migra-tion d’esclaves fuyant les États-Unis et obtenant leur liberté à leur arrivée dans la

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

119. « [N]or shall any Negro, or other person, who shall come or be brought into this Province after the passingof this Act, be subject to the condition of a Slave, or to such service as aforesaid, within this Province, norshall any voluntary contract of service or indentures that may be entered into by any parties within thisProvince, after the passing of this Act, be binding on them, or either of them, for a longer time than a termof nine years, from the day of the date of such a contract. » ; ibid.

120. «That immediately from and after the passing of this Act, every child that be born of a Negro mother, orother woman subjected to such service as aforesaid, shall abide and remain with the master or mistress inwhose service the mother shall be living at the time of such child’s birth, (unless such mother and child shallleave such service by and with the consent of such master or mistress) and such master or mistress shall, andis hereby required to give proper nourishment and clothing [sic] to such child or children, and shall and mayput such child or children to work [ ... ], and shall and may retain him or her in their service, until everysuch child shall have attained the age of twenty-five years, at which time they and each of them shall be enti-tled to demand his or her discharge from and shall be discharged by such master or mistress, from any fur-ther service [ ... ]. » ; ibid., art. 3.

121. Ibid., art. 4. C’est alors au maître de prouver soit que l’esclave est âgé de moins de 25 ans soit qu’il existeun contrat de serviteur ou de tout autre lien professionnel entre lui et la personne faisant valoir ses droits,celle-ci étant de plein droit alors un sujet de sa Majesté, avec tous les privilèges et droits y afférents : « HisMajesty’s Justices of the Peace who shall and is hereby required thereupon to issue a summons to such mas-ter or mistress to appear before him to shew cause why such servant should not be discharged: and theproof that such servant is under the age of twenty-five years shall rest upon and be adduced by the master ormistress of such servant, otherwise it shall and may be lawful for the said Justice to discharge such servantfrom such service as aforesaid: Provided always, [t]hat in case any issue shall be born of such children duringtheir infant inservitude or after, such issue shall be entitled to all the rights and privileges of free born sub-jects. » ; ibid.

122. « And be it further enacted, [t]hat whenever any master or mistress shall liberate or release any person subjectto the condition of a Slave from their service, they shall at the same time give good and sufficient security tothe Church orTownWardens of the parish or township where they live, that the persons so released by themshall not become chargeable to the same, or any other parish or township. » ; ibid., art. 5.

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Province du Haut-Canada. Ce sont toutefois alors essentiellement des esclaves d’orig-ine africaine qui bénéficient de ce qu’il est convenu d’appeler un chemin de fer clan-destin123. Concernant le Bas-Canada, les projets déposés?notamment par le député etancien notaire et avocat Pierre-Louis Panet124?afin d’abolir la pratique échouent devantla Chambre d’Assemblée de la Province du Bas-Canada125, et c’est le juge en chefWilliam Osgoode qui se distingue alors en refusant la poursuite d’esclaves en fuite en1798, déclarant qu’il agissait sur le fondement de l’Habeas corpus126. Toutefois, làencore, ce sont des esclaves noirs qui bénéficient ou se prévalent de ces décisions,aucune décision ne semblant toucher les panis127.

III. LA PRATIQUE DE L’ESCLAVAGE PANIS EN NOUVELLE-FRANCEET DANS LA PROVINCE OF QUEBEC

Concernant spécifiquement la Nouvelle-France, le paradigme de l’esclave va connaîtreune évolution singulière en raison du contexte particulier de cette colonie et de laforte part des amérindiens parmi ces esclaves. La terminologie est d’abord floue.

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123. Ce « chemin de fer » clandestin a été mis en branle dans les années 1780, mais n’a été désigné sous ce nomque dans les années 1830. De 1800 à 1865, de 20 000 à 30 000 Afro-Américains se seraient réfugiés auCanada par cette voie. Ce chemin de fer était en fait un réseau secret de personnes et de maisons sûresétabli pour aider les Noirs à s’enfuir de plusieurs États américains où ils étaient esclaves et à venir s’établirdans d’autres États, ou au Canada. L’organisation utilisait des mots du vocabulaire ferroviaire pour décrire lerôle des personnes qui faisaient partie du réseau et aidaient les fugitifs le long de leur route ; voir AfuaCooper, «The Fluid Frontier: Blacks and the Detroit River Region,A Focus on Henry Bibb » (2000)30 Revue canadienne d’études américaines 129 ;Adrienne Shadd,Afua Cooper et Karolyn Smardz Frost,The Underground Railroad: Next Stop,Toronto!,Toronto, Natural Heritage Books, 2002 à la p. 17 et s.

124. Celui-ci propose qu’il soit introduit un Bill intitulé Acte qui tend à l’abolition de l’esclavage en la Province duBas-Canada en 1793 mais son collègue Pierre-Amable De Bonne réussit à empêcher l’Assemblée de seprononcer en troisième lecture. Il reviendra à la charge en 1801, sans plus de succès ;Trudel, Deux siècles,supra note 3 aux pp. 313–15. Sur Pierre Louis Panet, voir André Morel, s.v. « Pierre-Louis Panet » dansFrancess G. Halpenny et Jean Hamelin, dir., Dictionnaire Biographique du Canada, vol. 5,A.l., Presses del’Université Laval, 1983 aux pp. 719–21 ; F. Murray Greenwood, Legacies of Fear : Law and Politics in Quebec inthe Era of the French Revolution,Toronto, University ofToronto Press forThe Osgoode Society, 1993 aux pp.183–88 et David Gilles, « Le notariat canadien face à la Conquête anglaise : l’exemple des Panet » dansVincent Bernaudeau et al., dir., Les praticiens du droit du Moyen Âge à l’époque contemporaine.Approches proso-pographiques, Belgique, Canada, France, Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 aux pp. 189–207.

125. VoirTrudel, Deux siècles, ibid. aux pp. 299–300.126. Une décision antérieure, en1794, prise par une juridiction montréalaise avait déclaré que l’esclavage n’était

pas reconnu par les lois d’Angleterre, reprenant la logique de la jurisprudence de common law, deBlackstone et partiellement celle de la décision Somerset. Relevons que MarcelTrudel, sur ces questions,n’évoque à aucun moment la jurisprudence de common law et que les décisions de 1798 sont citées de sec-onde main par MarcelTrudel.;Trudel, Deux siècles, ibid. aux pp. 306–07. Sur le contexte de ces affaires et lerôle deWilliam Osgoode, voir Greenwood supra note 124 aux pp. 23–34, 116–37. Pour notre part, il nenous a pas été possible de consulter les sources documentaires originales ; voir. la base de donnéesThémis I,Archiv-histo, folio corp., Cour du Banc du roi, District de Montréal, 1792- 1827.

127. Dans la base de donnéesThémis reprenant les actes de Cour du Banc du roi, District de Montréal, de 1792-1827, les trente deux actes se référant à des « indians » ou « panis » ne touchent pas l’esclavage. On netrouve que deux actes, en 1798 et 1799, relatant des actes impliquant des esclaves, pour des questions dedettes ; ibid.

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Inutile de gloser sur la différence connue entre le peuple amérindien des panis etl’usage du vocable dans les actes et les documents des colons. L’usage du terme panisest ainsi relevé,mais aussi celui de sauvage, d’indien et plus rarement il existe une indi-cation sur la nation proprement dite de l’esclave128. Malgré l’absence de norme éta-tique à destination de la Nouvelle-France, l’esclavage panis va donc se développer à lafin des années 1670. L’intendant Raudot intervient en 1709 afin d’affirmer la pratiquedans la colonie sans toutefois en organiser le régime (A). C’est donc l’exemple desnormes des autres colonies qui va nourrir la pratique. Malgré la faible proportiond’esclaves amérindiens dans la colonie, dans les centres urbains de Québec et deMontréal les esclaves amérindiens jouent un rôle significatif.Ainsi, comme le rapporteBrett Rushforth, autour de la rue Saint Paul et de la place du marché à Montréal, cœuréconomique de la ville, près de la moitié des colons qui y possédaient une maison en1725 possédaient également des esclaves indiens129. Cette réalité démontre la néces-sité d’évaluer l’application des normes esclavagistes aux panis de la Nouvelle-France.Dans ce cadre, les grands principes juridiques gouvernant le corpus esclavagistefrançais—mais aussi britannique—sont appliqués dans leurs grandes lignes avec toute-fois certaines adaptations mineures au contexte de la colonie (B).

A. Le statut juridique des esclaves panis dans la pratiqueMalgré un fondement coutumier dans un premier temps, la pratique de l’esclavagepanis s’est développée dès les années 1690 à une échelle commerciale. Reprenant lespoints d’ancrage juridiques de la pratique esclavagiste dans les colonies françaises,l’esclavage amérindien se trouve être singulier par les populations mises en servitudeet la mixité entre population panis libre et esclave.

1. Fondement de la norme esclavagiste en Nouvelle-France

Pour le contexte particulier de la Nouvelle-France, l’ordonnance de l’intendantRaudot en 1709 constitue une affirmation de la pratique coloniale. Ce texte serviradès lors de norme de référence dans la jurisprudence. Ce sera encore le cas lors dela capitulation de Montréal, le gouverneurVaudreuil-Cavagnial qui porte les deman-des de capitulation, consacre l’article 47 spécialement à l’esclavage :

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

128. C’est toutefois le cas, par exemple, dans l’affaire de l’enlèvement, peut-être amoureux, de Madeleine,esclave panise de la nation renarde, enlevée à son maître le sieur de la Pérade.Voir l’ordonnance de l’inten-dant Bégon (17 juillet 1726), Montréal,Archives nationales du Québec (E1, S1, P1749, M5/4), qui enjointau capitaine de la côte de la Chevrotière, ou autre officier de milice sur ce requis, de retirer des mains dunommé Lagerne (Lajerne) une esclave Panis Renarde (Amérindienne) nommée Madeleine qu’il a enlevéefurtivement la nuit de la maison du sieur de la Pérade (Tarieu), officier des troupes du détachement de laMarine, pour la remettre à son maître. En cas de refus de la part de LaGerne, ordre est donné au capitainede la côte ou à tout autre officier de milice requis d’arrêter celui-ci et de le placer en « bonne et sûre gardedans les prisons de Québec »; voir cahier 11, ordonnances de justice rendues par Monsieur Begon intendant(8 janvier 1725–28 août 1726), Montréal,Archives nationales du Québec (fol. 100–100v).

129. Rushforth, supra note 3 aux pp. 777–78.

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Les Negres et panis des deux Séxes resteront En leur qualité d’Esclaves, en la possessiondes françois et Canadiens à qui Ils appartiennent; Il leur Sera libre de les garder à leurService dans la Colonie, ou de lesVendre, Et ils pourront aussi Continuer à les faireElever dans la Religion Romaine130.

Le général Amherst accède à cette demande, à l’exception de ceux qui ont étéfaits prisonniers. À partir de cette date, les pratiques esclavagistes issues de la com-mon law et de la pratique civiliste ont vocation à se mêler. L’adoption de l’Acte deQuébec, réintroduisant dans l’ordonnancement juridique les règles relatives à la pos-session des biens meubles dans la tradition civiliste, s’applique bien évidemment auxesclaves ainsi qu’à leur statut. La proximité des règles esclavagistes issue de la com-mon law et du droit civil explique largement qu’après la Conquête, rien n’est véri-tablement modifié dans la pratique. Dans les fonds d’archives notariées figurent desactes de vente mais aussi d’émancipation par des britanniques. Ainsi, le notaireFrançois-Dominique Rousseau cède un jeune esclave panis de treize ans, nomméPontiac, à Christy Cramer, négociant de Montréal représenté à l’acte par GuillaumeBurns, négociant de Québec131. Au contraire, en 1766, on trouve un acte sous seingprivé qui déclare l’émancipation de l’esclave panis Manette par JohnAskin132. Si doncle passage de l’un à l’autre système juridique est de peu d’influence sur la conditiondes panis, il faut se demander quelle était la réalité de cette condition d’esclave?

Dans les premiers temps de la colonie, de jeunes amérindiens sont adoptés,par Champlain ou Chomedey de Maisonneuve par exemple. À partir de 1671, leshabitants de la colonie commencent à acquérir des esclaves amérindiens, tout d’abordpar don. Deux esclaves poutéoutamises sont ainsi acceptées par le Gouverneur Remyde Courcelle et placée auprès des sœurs de la Congrégation133.Toutefois, c’est à par-tir de 1687—soit deux ans après l’édiction du Code Noir à destination des Antilles—que le flux d’esclaves amérindiens commence à se renforcer, chaque année amenantson lot de nouveaux captifs134, même si les contingents restent numériquementfaibles. Il convient de remarquer que l’un des paradoxes de la Grande paix deMontréal de 1701 est d’intensifier la traite des populations amérindiennes du grandouest, les alliés de la France se multipliant, et l’échange de captif constituant un fortsymbole dans l’établissement d’une collaboration apaisée135. L’échange de captifs

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130. Adam Shortt et Arthur G. Doughty, Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada 1759–1791, vol.1, 2e éd., Ottawa, Imprimerie du roi, 1921, à la p. 19.

131. Notaire J.-N. Pinguet deVaucour (28 octobre 1781), Montréal,Archives nationales du Québec.132. Fonds Drouin (11 juin 1768), Montréal,Archives nationales du Québec (MFILM 3316, registre 1, fol. 40).133. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 21.134. Voir ibid. aux pp. 23–26.135. Bien évidemment, les coureurs des bois profitent largement de la sécurisation des routes de traite consécu-

tive à la Grande paix, et développent un commerce binaire alliant traite des fourrures et des amérindiens ;Rushforth, supra note 3 à la p. 779.

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permet même parfois de concilier l’ennemi anglais lorsqu’il intervient en contrepar-tie de colons britanniques capturés par les nations amérindiennes136. Si le roi autoriseen 1689 l’importation, par les colons, d’esclaves venus d’Afrique137, il faudra atten-dre 1709 pour que la première norme administrative vise l’esclavage amérindien.Encore une fois, soulignons que cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de fondementjuridique à l’esclavage amérindien, même si une certaine confusion terminologiquerègne, mais simplement que la pratique esclavagiste est de nature coutumière ou quela pratique fait fi des réticences du pouvoir royal à autoriser un tel esclavage. Dans lemême ordre d’idées, avant 1685, l’esclavage dans les Antilles existe bel et bien, maisn’est simplement pas édicté sous forme codifiée par le pouvoir en place138. À partirdes années 1690, le nombre d’esclaves amérindiens va en augmentant dans les villesde Québec et Montréal, notamment par le relais des administrateurs des différentspostes de traite de l’ouest139.

La norme suit alors la pratique. Le 13 avril 1709, l’intendant Raudot pose uneordonnance qui vient à la fois intégrer dans l’ordonnancement juridique écrit l’exis-tence de l’esclavage amérindien et aussi reprendre les normes coutumièresappliquées dans la colonie. Il justifie cette ordonnance sur un fondement économiqueet oriente l’esclavage amérindien vers les panis :

Ayant une connoissance parfaite de l’avantage que cette colonie retirerait si on pouvoit ymettre, par des achats que les habitants en feroient, des sauvages qu’on nomme Panis,dont la nation est très éloignée de ce pays et qu’on ne peut avoir que par les sauvages quiles vont prendre et les trafiquent le plus souvent avec les Anglais de la Caroline, et qui enont quelques fois vendu aux gens de ce pays140.

En conséquence de quoi, il cautionne la possession d’esclaves et édicte une normevisant à garantir la propriété des maîtres vis-à-vis de leurs esclaves et de ceux quisouhaiteraient les « débaucher » :

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

136. Sur cette question, voir E. Lewis Coleman, New England Captives Carried to Canada between 1677 and 1760during the French and Indian wars, vol. 1, Portland, Southworth Press, 1925, aux pp. 69–129.

137. Dans le cadre de la politique de développement de la colonie menée par Louis XIV, celui-ci autorise, à lademande des colons et des administrateurs locaux, la venue des esclaves noirs, afin de pallier « les grandesdépenses qu’ils sont obligés de faire en se servant des ouvriers et des journaliers du pays dont la cherté estexcessive. Sur quoi Sa Majesté est bien aise de leur dire qu’elle consent que les habitants fassent venir desnègres comme ils le proposent [ ... ] » ; Mémoire à Denonville et à Champigny (1 mai 1689), Montréal,Archives nationales du Québec (Ordres du roi, série B, vol. 15, 108–109) ; voir aussi Mémoires et documentsrelatifs à l’histoire du Canada, Montréal, Société historique de Montréal, 1859 aux pp. 1–3.

138. Morin, Introduction, supra note 28 aux pp. 168–69.139. Jean Baptiste Bissot deVincenne importe ainsi un esclave baptisé Jean-René qu’il a acquis des Iowas dans

l’Arkansas actuel ; voirYves F. Zoltvany, s.v. « Bissot deVincennes, Jean-Baptiste » dans David M. Hayne etAndréVachon, dir., Dictionnaire Biographique du Canada, vol. 2, Presses de l’Université Laval, 1969 aux pp.70–71 [Dictionnaire biographique, vol. 2].

140. Ordonnance de l’Intendant Raudot, 13 avril 1709, Édits, ordonnances royaux, t. 2, Québec, E.-R. Fréchette,1854–1856, à la p. 271.

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Nous, sous le bon plaisir de Sa Majesté, ordonnons que tous les panis et nègres qui ontété achetés et qui le seront dans la suite appartiendront en pleine propriété à ceux quiles ont achetés comme étant leurs esclaves; Faisons défense auxdits Panis et nègres dequitter leurs maîtres, et à qui que ce soit de les débaucher sous peine de cinquantelivres d’amende141.

C’est à la suite de cette ordonnance que l’on trouve instrumenté les premiersactes de vente dans la colonie, sous la plume du notaire Adhémar142. Le statut desesclaves panis se démarque alors de celui des esclaves d’origine africaine sur la ques-tion de l’exportation. Une ordonnance de l’intendant Raudot du 23 mars 1710indique que « les panis ne peuvent être réputés esclaves que tant qu’ils [ ... ]demeurent [dans la colonie] et qu’ainsi il n’est pas permis de les transporter pour lestrafiquer ailleurs »143. Il caractérise cette règle lors d’un différend opposant François-Marie Bouät à Mounier suite à la vente d’un esclave. Toutefois, il arrive que desamérindiens soit déportés et vendus aux Antilles, à l’instar de Marie-MargueriteRadisson dit Duplessis, l’intendant Hocquart et le gouverneur La Galisonnière envis-ageant même d’ériger cette procédure en système, afin d’éviter que les panis ne s’en-fuient et ne rejoignent les territoires de l’ouest144.

Au sein du vaste corpus juridique relatif aux panis et notamment de la centained’actes notariés, figurent bien évidemment les actes malheureusement traditionnelsrelatifs au statut juridique de l’esclave. De nombreux actes de vente concernent dejeune panis.Ainsi, François Laroze, panis de nation, âgé de 16 ans, est vendu le 31 août1711 par François Lalumandière dit Lafleur, caporal de la compagnie de Monsieur deMarigny, à Pierre-ThomasTharieux de Laperade, écuyer, seigneur de Ste-Anne et lieu-tenant d’une compagnie des troupes du détachement de la Marine145. De même lepanis Michel « d’environ 18 ou 19 ans », est vendu par Joseph Fleury deLaGorgandière, bourgeois et marchand de la ville de Québec à François Bissot et sonassocié Charles Jolliet d’Anticosty146 ou encore le jeune Louis, panis de 15 ans, vendule 13 août 1753 par Louis Fleury de LaGorgendière grand voyer de laVille de Québecà Jean Louis Bouyries, commandant du navire « le Grand Cyrus »147.

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141. Ibid. à la p. 272.142. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 54.143. Ordonnance de l’intendant Jacques Raudot (23 mars 1710), Montréal,Archives nationales du Québec (E1,

S1, P647, M5/1), qui « permet au sieur Mounier (Monier) de reprendre son Panis partout où il se trouveraet qui fait défense à tous de le retirer ni de le cacher sous peine de cinquante livres d’amende, payablemoitié à ceux qui le trouveront et moitié au Roi » ; Cahier 4, ordonnances de M. Raudot (1er janvier-20novembre 1710) (fol. 34–35).

144. Sur cette idée, voirTrudel, Deux siècles, supra note 3 aux pp. 61–62.Ainsi, en Louisiane, suite à un conflitavec les Natchez et à la prise d’une plantation, deux expéditions punitives furent organisées par les français.Cinq cent captifs, dont quatre cent cinquante femmes ou enfants, furent envoyés à Saint-Domingue pour yêtre vendus comme esclaves, ce qui amena la quasi extinction du peuple Natchez ; Gilles Havard etCatherineVidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2003 aux pp. 299–305.

145. Notaire L. Chambalon, Qc. (31 août1711), Montréal,Archives nationales du Québec.146. Notaire L. Chambalon, Qc. (27 avril1714). Montréal,Archives nationales du Québec.147. Notaire J.-A. Saillant de Collégien, Qc. (13 août 1753), Montréal,Archives nationales du Québec.

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2. La survivance d’une certaine capacité juridique

Si le vocable a un sens, toute la population « panis » ne se trouve pas dans un état deservitude. La particularité de ce régime de servitude est de faire cohabiter une pop-ulation amérindienne libre en grand nombre et une population amérindienneasservie. Il existe de nombreux actes d’engagement, comme serviteur ou en tant quevoyageur par exemple, qui montrent l’implication des panis libres dans l’activité dela colonie. De même, des actes d’acquisition de terres au profit des panis témoignentde leur souhait de s’implanter comme cultivateur dans la vallée du St Laurent148.

Il faut relever que la servitude n’empêche pas un panis d’être engagé en qual-ité de voyageur. Mais il le fait alors pour le compte de son maître qui généralementtire profit de la traite ainsi faite et alloue une somme d’argent à son « esclave ».L’obligation juridique est toutefois peu déterminée alors. Pèse-t-elle sur le maître ousur l’esclave? Ainsi en 1756, Régis, esclave de Jean L’échelle, négociant de la ville deMontréal, est engagé en tant que voyageur auprès de René de Couagne, négociant dela même ville. Dans ces conditions, il faut qu’une grande confiance et une forte fidél-ité existent entre le maître et son esclave149. Néanmoins, le statut des esclaves panisne se détache que ponctuellement de celui d’un bien meuble. Ainsi, un contrat detransport instrumenté en juillet 1756 relate le transport de biens meubles et d’uneesclave panise de 25 ans150.

Devant les différentes institutions et les juridictions du pays, la réalité de lacondition des esclaves panis navigue entre bien meuble et capacité juridique entravée.L’intendant de justice, de police et de finance intervient ainsi, dans ses compétencestraditionnelles, afin de régler les litiges afférents aux esclaves panis dans les relationscommerciales. Il ordonne ainsi le paiement d’un billet à terme concernant le prix devente d’un esclave151 ou il intervient dans la détermination de la qualité d’esclavelorsque celle-ci est contestée152.

Lorsqu’il s’agit de trancher un différend civil ou de mener une enquête crim-inelle, les esclaves panis retrouvent une certaine capacité juridique, en pouvant être

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

148. Échange de terre située à la seigneurie deYamaska en retour d’une terre située à la Baie St Antoine entreLouis Peron, époux d’Agathe Demarais deYamaska et Michel Dubois, panis de nation, époux actuel deMarie-Josèphe Campagna, de la Baie St Antoine ; Notaire P. Dielle (24 mars 1763), Montréal,Archivesnationales du Québec. Le même Michel Dubois avait obtenu, par acte notarié du trois juin 1762, la conces-sion de terre par Joseph Lefebvre, seigneur de la Baie St Antoine ; Notaire F.-P. Rigaud,T.-R. (3 juin1762),Montréal,Archives nationales du Québec.

149. Notaire L.-C. Danré de Blanzy, Mtl. (9 juillet 1756), Montréal,Archives nationales du Québec.150. Notaire L.-C. Danré de Blanzy, Mtl. 27 juillet 1756), Montréal,Archives nationales du Québec.151. Ordonnance de l’intendant Dupuy (19 juillet 1727), Montréal,Archives nationales du Québec (E1, S1, P1894,

M5/4), qui condamne le sieur Lamy, marchand à Montréal, à payer comptant au sieur de Gannes (de Falaise) lasomme de cent livres pour un des quatre termes d’un billet donné pour la vente d’un esclave panis (amérindi-en) , Ordonnance de justice et police rendues par Monsieur Dupuy intendant de la Nouvelle France, cahier12A (14 septembre 1726–28 août 1727), Montréal,Archives nationales du Québec (f. 129v-130).

152. Voir infra, note168.

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assigné à comparaître153, ou un procès criminel pouvant être instruit contre unesclave panis et des voyageurs—dont son maître—qui ont entrepris des voyages detraite sans autorisation154.

Certains esclaves voient des affaires instruites pour vol, comme c’est le cas deMarie-Joachim, « esclave » panise de la veuve Biron mais vraisemblablement affranchieen 1725155. Proche du vaudeville, cette affaire témoigne de la situation « grise » de cer-tains esclaves ou ex-esclaves panis, domestiques, disposant d’une forte liberté maisdont le statut exact est flou. Le plaignant, le marchand Julien Trottier DesRivières,porte plainte contre sa servante Marie Joachim, 21 ans, qui s’est absentée de sa mai-son depuis quelques jours en emportant la clef de son grenier ainsi que des pelleter-ies. Elle a alors remis la clef à la femme de Bertrand à qui elle a avoué avoir commisdes petits vols chez lui depuis assez longtemps.Trottier demande son arrestation et soninterrogatoire. Marie Joachim avoue, une fois saisie par la justice, divers vols et ditavoir remis le tout à Jean-Baptiste Gouriou, 18 ans, avec qui elle devait se mettre enménage156.Toutefois, suite aux dénégations de ce dernier, consécutives à la perquisi-tion au domicile de Gouriou et à son résultat infructueux, un nouvel interrogatoire deMarie Joachim a lieu. Elle revient alors sur ses aveux précédents, disant les avoirexprimés sous la pression et l’intimidation des épouxTrottier. Suite à la confrontationdes deux accusés, il est décidé l’élargissement conditionnel des accusés Jean-BaptisteGouriou et Marie Joachim avec défense à cette dernière de résider dans la Juridictionde Montréal. Dans cette affaire, sa condition d’esclave qui est affirmée dans certainsactes n’influe à aucun moment sur la procédure en elle-même.

Certains esclaves semblent toutefois jouir d’une très grande capacitéjuridique.Ainsi, MarcelTrudel nous relate, dans son Dictionnaire, l’histoire de la panisCatherine, esclave de Dame Marey de Lachauvignerie en 1737, placée par samaîtresse auprès du chirurgien Joseph Benoist157. Ce dernier, retient, selon elle,indûment ses hardes en gage d’une dette contractée par sa maîtresse auprès de lui.Catherine engage alors une procédure devant la Juridiction royale de Montréal, faitsommer Benoist par huissier et gagne sa cause.

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153. Il en est ainsi de l’assignation à comparaître adressée à Jean, esclave indien du sieur Saint-Pierre ; Montréal,Archives nationales du Québec (TL4, S1, D409, 14 mai 1700).

154. Procès contre Nicolas Sarrazin, avironnier, Pierre Sarrazin et Joseph, esclave panis de François Lamoureux,accusés d’avoir préparé un voyage de traite dans l’Outaouais, sans permis (18 février 1712—6 mai 1712),Montréal,Archives nationales du Québec (TL4, S1, D1328).

155. Voir MarcelTrudel, Dictionnaire des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français,LaSalle, Hurtubise HMH,1990, s.v. « Marie-Joachim, panise » à la p. 79 [Trudel, Dictionnaire].

156. Procès entre JulienTrottier DesRivières, marchand, plaignant, et Marie-Joachim, panise, esclave de la veuveBiron et Jean-Baptiste Gouriou dit Guignolet, soldat de Blainville, fils du sergent Jean-Baptiste Gouriou ditGuignolet, accusés respectivement de vol et de recel (17 juillet 1725—17 octobre 1725), Montréal,Archives nationales du Québec (TL4, S1, D3159).

157. Trudel, Dictionnaire, supra note155, s.v. « Catherine, panise » à la p. 54.

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Un heureux exemple vient en outre démontrer qu’il est possible aux esclavespanis de regagner leurs libertés et même une certaine prospérité. Ainsi, Skaianis futcapturé enfant par les alliés indiens et vendu en 1696 àAndré Rapin dit Lamusette158.En 1699, alors âgé de 18 ans, son maître décède et l’affranchit par testament pour lesservices qu’il a rendus à la famille159. Il prend le nom de son maître et se dénommealors André Rapin dit Skaianis, reprenant inconsciemment les traditions romaines.Exploitant une petite terre160, il épouse une veuve,Anne Gourdon, voisine et amie dela famille Rapin. Il est qualifié dans les actes de fils adoptif de Rapin. Après la mortde sa première épouse161, il fait de la traite162 pour le compte d’un négociant et d’unmarchand d’esclaves, défend ses intérêts en justice tant professionnellement163 quefamilialement et finit par épouser une nouvelle veuve à Lachine en avril 1706164.

B. Devenir, rester et cesser d’être esclaveL’esclavage est un statut héréditaire, qui se transmet par la mère et dont il est possi-ble de sortir par l’affranchissement.Toutefois, la preuve de la liberté est difficile, etune certaine ambiguïté règne entre adoption, affranchissement, et simplement statutd’homme libre de jure appartenant à tout indien.

1. L’adage partus sequitur ventrem

Concernant le devenir des enfants d’esclaves, la pratique du Code Noir semble avoirété largement suivie en Nouvelle-France: un fils ou une fille née de mère esclave suitle statut de sa mère, même si le père est un homme libre.Toutefois, là encore, la sit-uation des femmes panis et des unions avec des maîtres ou des hommes libres est touten nuances. La Nouvelle-France n’a pas connu une aussi forte réprobation sociale del’union entre maître et esclave que connaissait la Louisiane ou encore les Antilles, lesexemples d’union entre blancs et femmes panis, esclaves ou non, étant plusfréquents. Certains maîtres voient leurs esclaves « subordonnées » par des hommeslibres ou d’autres esclaves, la sexualité ou les unions des esclaves étant étroitement

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

158. Rushforth, supra note 3 à la p. 806.159. Notaire J.-B.Adhémar, Mtl (24 octobre 1699), Montréal,Archives nationales du Québec.160. Il prend à bail une terre située à Lachine en 1731 confiée par Claude Cecire ; Notaire J.-B.Adhémar, Mtl

(19 juin 1731), Montréal,Archives nationales du Québec.161. Un inventaire des biens de la communauté est fait en septembre 1715 ; Notaire M. Lepailleur de la Ferté,

Mtl (20 septembre 1715), Montréal,Archives nationales du Québec.162. Notaire J.-B.Adhémar, Mtl, (8 mai 1716), Montréal,Archives nationales du Québec.163. Procès entre André Rapin dit Scaianis, habitant de Lachine, voyageur, demandeur, et Jacques Larcheveque,

voyageur, défendeur, pour payement d’un billet (31 août 1715), Montréal,Archives nationales du Québec(TL4, S1, D1767).Voir également la tutelle des enfants mineurs d’André Rapin dit Scaianis [Skayanis], deLachine, et de feu Anne Gourdon en secondes noces, veuve de Pierre Lat (19 septembre 1715), Montréal,Archives nationales du Québec (TL4, S1, D1776).

164. Trudel, Dictionnaire, supra note 155, s.v. « André Rapin » à la p. 24.

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surveillée et soumise juridiquement au consentement du maître. Ce sont toutefois lesconséquences matérielles ou morales des grossesses qui sont en jeux le plus souvent.Ainsi Marie, une esclave panise de Pierre Larrivé de Boucherville, engage une procé-dure criminelle devant la Juridiction de Montréal contre Jean-Baptiste Maillot, habi-tant le fort de Boucherville, accusé de « l’avoir mise grosse ». Celle-ci, enceinte decinq mois, semble dans une fâcheuse posture. Dans le cadre de la procédure, Marie-Anne Payet, épouse de Pierre Larrivé, promet de veiller sur l’enfant et de le fairebaptiser alors qu’ordre est donné à Marie de conserver son fruit165.

C’est parfois l’entretien de l’enfant qui pose difficulté, mais uniquementlorsque le père est un esclave et la mère est libre, puisque dans l’hypothèse inverse, lepropriétaire de l’esclave enceinte conserverait son fruit dans son « patrimoine mobili-er ».Ainsi, le procès entre Clément de Sabrevois de Bleury, etAntoine Ménard, engagéafin d’obtenir le paiement des frais d’entretien d’un enfant né de Charles Ménard ouArgencourt, cet esclave appartenant à ce dernier. La poursuite vise au paiement desfrais de couche, de nourrice et pour l’entretien d’un enfant né du commerce charnelque l’esclave a eu avec Charlotte Rondeau, la servante de Sabrevois166.

Les fonds de la Juridiction royale de Montréal rapportent une autre histoire quia animé la chronique Montréalaise167. Guillaume de Lorimier de La Rivière, capitainedes troupes coloniales s’installe à Lachine en 1696 et acquiert un jeune esclave panisappelé Joseph. Celui-ci travaille dans les champs et « s’acoquine » avec Marie-AnneWinder dit l’anglaise, une captive britannique capturée en 1703 que de Lorimieremploie comme servante. La nature étant ainsi faite, Marie-Anne tombe enceinte en1708 des œuvres de Joseph. Guillaume de Lorimier leur permet de se marier et des’installer sur une terre proche, et vraisemblablement affranchit Joseph car par la suitepersonne ne fera plus valoir son statut d’esclave. Il prend alors le nom de Riberville.Pour autant, il reste amérindien et cela semble poser quelques difficultés à Marie-Anne.En 1716, elle le quitte et mène une vie scandaleuse avec un voisin français. Joseph lesdécouvre ensemble et les attaque à coup de hache. Le couple se retrouve dans les geôlesde la Juridiction royale de Montréal, et Marie-Anne tente de justifier son infidélité carelle méritait mieux qu’un sauvage comme mari168. Ainsi, la liberté une fois acquise, il

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165. Procès entre Marie, une esclave panise de Pierre Larrivé de Boucherville, et Jean-Baptiste Maillot (14 juillet1730), Montréal,Archives nationales du Québec (TL4, S1, D3734).

166. Procès entre Clément de Sabrevois de Bleury, et Antoine Ménard, pour le paiement des frais d’entretiend’un enfant né de Charles Ménard ou Argencourt, esclave appartenant à ce dernier (21 février 1742—20avril 1742), Montréal,Archives nationales du Québec (TL4, S1, D4825).

167. Sur cette affaire, voir également Rushforth, supra note 3 à la p. 805.168. Procès contre Marie-AnneWinder dite l’anglaise, servante, épouse de Joseph Riberville, panis accusée de

débauche (9 avril 1716—25 mai 1716), Montréal,Archives nationales du Québec (TL4, S1, D1893), Il fautrelever que c’est bien la débauche qui est visée ici, et non pas l’attaque à la hachette du mari bafoué. Ledossier d’une quarantaine de pages est composé essentiellement de l’information judiciaire « vu l’avis reçu àl’effet que l’anglaise nommée Marie-AnneWinder, 28 ans, autrefois servante chez de Lorimier à Lachine,mène une vie de débauche » et des témoignages du voisinage confirmant les mœurs de la « dévergondée ».

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faut bien souvent pour l’ex-esclave encore vivre avec les préjugés véhiculés par la servi-tude, la liberté juridique trouvant difficilement une concrétisation sociale.

2. La difficile preuve de la liberté

Bien évidemment la question de l’affranchissement ou de l’émancipation apparaîtdans les actes. Ces derniers sont parfois motivés par des considérations humanitaires.Toutefois, la mauvaise santé d’un esclave ne suffit pas toujours pour inciter le maîtreà l’affranchissement. Ainsi, le panis Joseph, esclave arrêté avec son maître FrançoisLamoureux lors d’une tentative de traite illégale, voit son « élargissement » desgeôles requis par son maître. Sa condition d’esclave169 est rappelée dans la sentencedu 6 mai 1712 et dans celle rendue par le Conseil supérieur le 21 octobre 1715170.Toutefois, à son décès en juin 1717, il semble appartenir toujours à son maître171.

La notion de « sauvage naturalisé » pose le difficile problème du passage de laservitude à la liberté ou de la preuve de la liberté et de la fin de la servitude. Cettesituation s’avère particulièrement importante en Nouvelle-France car la majorité desamérindiens sont libres et il est plus difficile de caractériser la servitude des uns et laliberté des autres. A contrario, dans les Antilles par exemple et pour l’esclavage issud’Afrique, le principe est la situation de servitude dans les autres contextes coloni-aux. Il est bien souvent difficile de déterminer dans les actes, sauf mention expresse,la situation de servitude, et cela d’autant que certains esclaves peuvent agir, con-tracter dans une situation proche de la capacité juridique ou du moins en apparencecomme c’est le cas pour les engagements de voyageurs. Les rapports entre libres etesclaves panis font souvent davantage penser à des rapports d’adoption qu’à des liensde servitude172. Afin d’éviter cette confusion, une ordonnance de l’intendantHocquart de 1736 exige que l’affranchissement se fasse devant notaire.

La question juridique posée par les amérindiens naturalisés français est uneexpression singulière de la question des lettres de naturalité, qui faisait, dans le roy-aume de France, d’un étranger un sujet du roi. Certains britanniques installés dans la

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

169. Procès contre Nicolas et Pierre Sarrazin et de Joseph, esclave panis de François Lamoureux, accusés d’avoirpréparé un voyage de traite dans l’Outaouais, sans permis (26 avril 1712), Montréal,Archives nationales duQuébec (TL4, S1, D1353).

170. Procès contre Nicolas et Pierre Sarrazin et Joseph, esclave panis de François Lamoureux, accusés d’avoirpréparé un voyage de traite dans l’Outaouais, sans permis (4 mai 1715—8 mai 1715), Montréal,Archivesnationales du Québec (TL4, S1, D1699).

171. Trudel, Dictionnaire, supra note 155, s.v. « Joseph, panis » à la p. 66.172. Ainsi, de 1716 à 1777, 9 jeunes enfants sont présentés comme ayant été adoptés; toutefois, il peut arriver

qu’ils soient aussi décrit comme étant la propriété d’un Français.VoirTrudel, Deux siècles, supra note 3 auxpp. 147–48.

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colonie bénéficièrent d’ailleurs de ces lettres173. Dans cette acquisition de la « nation-alité » française, la religion prend une forte place. C’est bien souvent par le baptêmeet l’acquisition des lettres que la naturalisation se produit.

Un article de la Compagnie des Cents associés prévoyait qu’un amérindienbaptisé devenait « naturel français ». Pouvait-on en déduire que tout amérindien bap-tisé est sujet du roi de France et libre? Malheureusement non. La preuve de la libertés’avère difficile à rapporter, le fait d’échapper à sa condition nécessitant une preuved’affranchissement sans faille174. Il en est ainsi dans une affaire civile soumise à laPrévôté de Québec qui oppose Marguerite Duplessis Radisson contre Marc-AntoineHuard de Dormicourt. Celle-ci conteste dans un premier temps sa conditiond’esclave devant l’intendant175, et se dit fille naturelle de feu Duplessis Faber, frèred’un capitaine d’une compagnie de troupe de marine, résidant à Montréal176. Cetteaction est intentée par Marguerite représentée par les notaires Imbert et Pinguet.L’affaire est portée devant le Conseil Supérieur. Plusieurs voyageurs sont entendus177

afin de déterminer le statut de la jeune fille. Marguerite indique que Dormicourt« s’étant imaginé sans raison que la suppliante était son esclave, la retient sans raisondans les fers »178 alors que celui-ci souhaite la vendre dans les Antilles179. Elle ajoute :

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173. On peut relever ainsi que, dans une affaire de subordination par voie de promesse de mariage d’une jeunefille, JeanWillis (ouWillet), un britannique installé à Québec dont la jeune fille a été « pervertie » par le filsdu notaire Claude Louet, se dit non naturalisé « mais qu’il a embrassé la religion catholique afin d’y vivre etmourir » ; Montréal,Archives nationales du Québec (TP1, S28, P17736).Voir égalementTP1, S28, P17734,MFILM M9/11 (26 janvier 1733), arrêt qui renvoie les parties à se pourvoir devant le lieutenant général dela Prévôté de Québec, dans l’affaire entre JeanWillis, cordonnier à Québec, contre Claude Louet, âgé de 29ans, fils de Claude Louet, notaire royal et greffier de l’Amirauté, qui a suborné la fille du ditWillis, âgée de18 ans, par le moyen d’une promesse de mariage. Claude Louet père, lui, s’oppose au mariage en affirmantque JeanWillis est anglais de nation et qu’il n’est pas naturalise ; voirTP1, S28, P17736, MFILM M9/11 (26janvier 1733). Sur les naturalisations de citoyens britanniques, voir également les Lettres de naturalitéaccordées par Sa Majesté, Montréal,Archives nationales du Québec (TP1, S36, P500) portant sur la natural-isation de quarante britanniques et irlandais en juin 1713.

174. Il en est ainsi pour l’affranchissement de l’esclave Colombine. Philippe-Antoine de Cuny Dauterive, écrivainde la Marine et caissier des trésoriers généraux de la Marine, accorde la liberté à celle-ci « en appréciationde ses services ; (6 avril 1757) Ottawa,Archives nationales du Canada (MG18-H60 1).

175. L’intendant, saisi de l’affaire, renvoie celle-ci devant les juges ordinaires ; (17 octobre 1740), Montréal,Archives nationales du Québec (E1, S1, P3280, M5/7), ordonnance de l’intendant Hocquart préparatoireentre Marguerite Radisson dite Duplessis, esclave panis, et Marc-Antoine Huart, chevalier Dormicourt,lieutenant des troupes du détachement de la marine ; cahier 28, registre des commissions et ordonnancesrendues par Monsieur Hocquart intendant de justice, police et finances en la Nouvelle France (12 janvier-15décembre 1740), Montréal,Archives nationales du Québec (fol. 83–83v).

176. Procès opposant Marc-Antoine Huard de Dormicourt, à Marguerite Duplessis Radisson, se disant la fillenaturelle de feu sieur Duplessis Faber (Lefebvre), résidant à Montréal, capitaine d’une compagnie dans lestroupes de la Marine, qui conteste le fait qu’elle soit une esclave, et plus particulièrement celle du sieurDormicourt (1 octobre 1740—28 octobre 1740), Montréal,Archives nationales du Québec (TL5, D1230,M67/29).

177. René Bourassa, voyageur, demeurant à la Prairie-de-la-Madeleine, près de Montréal, âgé de 52 ans etNicolas Sarazin, voyageur des pays d’en-haut, âgé de 58 ans, demeurant à Montréal ; ibid.

178. Supplique à Monseigneur l’intendant de justice, de police et de finance dans toute la Nouvelle France (1octobre 1740), Montréal,Archives nationales du Québec (TL5, D1230, M67/29).

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Il est cependant certain que, quoique la suppliante n’ait pas l’avantage d’être le fruit d’unmariage légitime, elle n’est pas née d’une esclave et par conséquent elle est née libre.Cependant on lui conteste son état dans les temps même qu’est sur les terres de l’obéis-sance de sa majesté, qui sous un pays de liberté pour tous ceux qui, comme la suppliante,font profession de la religion catholique, apostolique et romaine, son esclavage cesseraitpar la raison qu’elle serait par là devenue sujette du roi. Mais non seulement on prétendque la suppliante est esclave, [mais] le sieur Dormicourt juge lui-même la contestation enresserrant la suppliante dans une étroite prison, et comme la liberté est aussi naturelle[elle] doit être encore accordée provisionnellement [provisoirement?] à ceux dontl’esclavage n’est pas prouvé180.

Dormicourt, quant à lui, se plaint du « libertinage » de son esclave et de lasubordination qu’y en a été faite. Il relève que « porter le nom de Duplessis ne prou-ve rien, il est ordinaire en ce pays de voir les esclaves porter le nom de leurs maîtresquoiqu’il n’y ait ni paternité ni filiation entre eux »181. Il souligne qu’il faut, pourétablir la filiation naturelle, que le père ait reconnu l’enfant, sinon ce dernier est depère inconnu : « il n’y a point de preuve à ce sujet parce qu’il n’y a personne qui sepuisse dire témoin d’un tel fait. On ne peut prouver telle filiation que par l’aveu dupère ou par l’extrait de Baptême »182. Il relève la qualité de panis et d’esclave de lamère de Marguerite, il estime que la reconnaissance par le père de sa fille esclave nelui donnerait pas la liberté et revendique en l’espèce l’application aux amérindiensdes règles relatives aux esclaves noirs :

Cela ne lui donnerait pas la liberté, [comme] cela suit le cas pour les noirs, un enfant quisort d’une mère esclave et qui a un père français est reconnu esclave, tel est la loi qu’onsuit en l’espèce. La même loi doit subsister en ce pays, pour les sauvages esclaves il n’y aque le roi qui puisse se prononcer à ce sujet pour en faire défense. Si l’on faisait quelquechangement de la sorte, ce serait bien du trouble et du désordre en ce pays183.

La pratique esclavagiste en Nouvelle-France semble donc user de la pratiqueantillaise comme référant. Dormicourt reproche à des gens d’Église d’avoir dévelop-pé chez Marguerite ces aspirations à la liberté184. Souhaitant vendre celle-ci aux îles,

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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

179. Le chevalier de Dormicourt entretenait de forts rapports avec les Antilles, notamment concernantl’esclavage. Cela explique la connaissance qu’il possède des règles juridiques relatives à l’esclavage auxAntilles sur le fondement du Code Noir de 1685.Ainsi, il cède, par donation une esclave mulâtresse âgée de32 ans et dénommée Françoise avec l’enfant de celle-ci à AmbroiseTrouvé, substitut du procureur du roi etcommissaire de police au Fort St Pierre-de-la-Martinique ; Notaire C.H. Dulaurent, Qc (23 août1738),Montréal,Archives nationales du Québec (TL5, D1230, M67/29).

180. Ibid.181. Assignation du Sieur Dormicourt devant la prévôté de Québec (4 octobre 1740), Montréal,Archives

nationales du Québec (TL5, D1230, M67/29).182. Ibid.183. Ibid.184. « Ladite marguerite a toujours reconnu son état d’esclave et sans la charité mal entendue de quelques gens

d’Église, elle n’aurait jamais pensé à la liberté [ ... ] » ; ibid.

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il s’étonne de la protection dont elle jouit auprès de la gens ecclésiastique185.Toutefois, en l’espèce, le statut antérieur d’esclave de Marguerite ne faisait pas oupeu de doute186 et juridiquement, ses arguments, en l’absence de preuve d’affran-chissement ne pouvaient trouver une conclusion positive pour elle. Une affaire simi-laire avait déjà été soumise en 1733 dans le cadre d’un différend entre PhilippeYoud’Youville de Ladécouverte et le capitaine Daniel Migeon de Lagauchetière. Le litigeporte sur Pierre Le Patoca, un panis baptisé à Montréal et appartenant àLadécouverte. Migeon187 fait saisir le panis, le lieutenant général civil et criminel deMontréal, Pierre Raimbault, approuvant la saisie et ordonnant la vente de l’esclaveafin de payer la dette deYou d’Youville. Ici, c’était l’ancien propriétaire qui demande« qu’on déclare nulle et injurieuse à la religion la vente du sauvage en question faitecontre les bonnes mœurs, étant un Chrétien », mettant en cause le lieutenant civilpour « avoir ordonné la vente d’un Chrétien au marché où il a été vendu comme lesont les animaux »188. Aspirations humanistes tardives ou exploitation du droit et dela procédure afin d’échapper à la saisie, l’attitude deYou d’Youville semble pour lemoins ambiguë189. Le Conseil Supérieur, devant qui l’affaire est portée, renvoie lesparties devant l’intendant Hocquart qui estime la saisie valable en se fondant sur l’or-donnance de 1709 qu’il venait de republier190. Marguerite est alors vendue.L’intendant sollicite toutefois l’avis du roi concernant l’esclavage des amérindiensbaptisés, en évoquant l’affaire dans la correspondance officielle. La réponse deVersailles consiste en l’approbation de la décision judiciaire mais dans le refus « defaire aucun règlement sur l’état de cette Nation et des autres avec lesquelles lesfrançais ne sont point en commerce ou sont en guerre, mais [sa Majesté] veut qu’onse conforme à l’usage qui s’est toujours pratiqué à cet égard en Canada »191.

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185. Il voit dans Marguerite « une coquine qui devrait être chassée honteusement d’un pays pour ne pas lui don-ner lieu de pervertir par son libertinage bien du monde [ . . . ] » ; ibid.

186. VoirTrudel, Dictionnaire, supra note 155, s.v. « Marie-Marguerite, panise » aux pp. 146–48.187. Finalement, l’esclave sera vendu au profit de Migeon à Charles Nolan Lamarque ; voir C. J. Russ, s.v.

« Daniel Migeon de Lagauchetière » dans Dictionnaire biographique, vol. 3, supra note 24 aux pp. 486–87.188. Cité dansTrudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 56.189. Le père de Philippe, PierreYou d’Youville, officier et marchand, développa de nombreuses relations dans les

territoires de l’ouest, s’adonnant activement au commerce des fourrures. Il a notamment signé le procès-verbal de la prise de possession du pays des Arkansas au profit de la France.Au regard des pratiques dutemps et de l’activité des officiers dans les territoires de l’Ouest, il est fort probable que Pierre Le Potocaprovient de ces activités, directement ou indirectement ; sur le père de Philippe, voir Albertine Ferland-Angers, s.v. « PierreYou de Ladécouverte » dans Dictionnaire biographique, vol. 2, supra note 139 aux pp.702–03.

190. Ordonnance de l’intendant Hocquart (20 octobre 1740), Montréal,Archives nationales du Québec (E1, S1,P3281, M5/7), qui déclare Marguerite Radisson dite Duplessis esclave de Marc-Antoine Huart, chevalierDormicourt, lieutenant dans les troupes du détachement de la marine, cahier 28, registre des commissionset ordonnances rendues par Monsieur Hocquart intendant de justice, police et finances en la Nouvelle-France (12 janvier-15 décembre 1740), fol. 83v-85v.

191. Le roi au gouverneur Beauharnois et à l’intendant Hocquart (20 avril 1734), Montréal,Archives nationales duQuébec (Ordres du roi, 1–2–3, série B, vol. 61, p. 69), cité dansTrudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 57.

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Si c’est l’usage qui doit primer, encore faut-il déterminer quel est-il en l’e-spèce? L’exemple du Code noir peut jouer, où le baptême constitue le principe maisne libère pas l’esclave. Toutefois il visait essentiellement des populations d’originesafricaines. En se référant à l’usage du terme « sauvage naturalisé » dans les actesnotariés, le doute perdure. Ainsi, un engagement de voyageur en date du 17 mai1737, instrumenté par le notaire montréalais François Lepailleur de Laferté, men-tionne que Jean-Baptiste Lefort s’engage à se rendre en Outaouais pour le compte deJean-Baptiste Bernard. La condition de Lefort est indiquée : il est « sauvage natural-isé ». Il est donc capable de s’engager juridiquement, ce qui laisse entendre que lanotion de sauvage naturalisé indique sa condition juridique d’homme libre192. Il estparfois fait mention de la qualité de panis et d’homme libre, afin d’effacer tout doute,comme c’est le cas de Simon Davis ou Pierre Langy lorsqu’ils s’engagent en qualitérespectivement de milieu193 et de devant194 de bateau auprès de ChapmanAbraham &compagnie. De la même manière, dans un acte du 3 juillet 1697, un engagement deCharles Taquerisay envers Louis Bossé, de la seigneurie de Vincelot, indique que lepremier est « panis de nation, naturalisé français et ne sait l’âge qu’il peut avoir »195.Toutefois, tous les esclavages ne mènent pas à une liberté contestée. Certains esclavesobtiennent leur liberté, même si cela ne les conduit pas forcément sur la voie de laprospérité, ainsi que nous l’avons vu avec Skaianis. En 1696 par exemple, un indienest acquis au poste de Michillimakinac par Pierre Hubert dit Lacroix196. Il obtient cetesclave des mains d’un voyageur, Ignace Durand qui l’avait lui-même reçu commecadeau de voyageurs ottawas. Après avoir utilisé cet esclave, dénommé Pierre, pen-dant cinq ans, il l’affranchit et l’emploie comme serviteur197 pendant sept ans. Parcontrat, il lui accorde cinq livres par mois, un fusil et de l’équipement, s’assurantainsi un voyageur à un prix dérisoire198, un engagé pour la traite de l’Ouest pouvantgagner 350 livres par an en plus des provisions et équipements199.

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192. Notaire F. Lepailleur de Laferté, Mtl (17 mai 1737), Montréal,Archives nationales du Québec.193. Notaire P. Panet de Meru, Mtl. (10 juillet 1764), Montréal,Archives nationales du Québec.194. Notaire P. Panet de Meru, Mtl. (11 juillet 1764), Montréal,Archives nationales du Québec.195. Notaire C. Rageot de Saint-Luc, Qc. (3 juillet 1697), Montréal,Archives nationales du Québec.196. Plus tard, celui-ci pratiqua également la traite des fourrures mais avec les colonies britanniques. Il a ainsi été

condamné par l’intendant pour avoir commercé illégalement avec les colonies anglaises ; voir ordonnance del’intendant Bégon qui déclare Étienne Deneau DesTaillis (Deniau), François Dumay, Pierre Hubert ditLacroix, Louis Ménard, Marie-Madeleine Ménard, femme de Jean-Baptiste Renaudet, Charles Desliettes etRené Bourassa dûment convaincus d’avoir fait le voyage de la Nouvelle-Angleterre l’automne dernier sanspermission et les condamne en cinq cents livres d’amende chacun (15 juillet 1722), Montréal,Archivesnationales du Québec (E1, S1, P1412, M5/3). Plusieurs actes devant la Juridiction royale de Montréal levoient apparaître indiquant sa qualité de marchand, habitant de Laprairie et époux de Catherine Pothier ;voir procès de P. Hubert dit Lacroix c. R. Couagne (2 septembre 1740), Montréal,Archives nationales duQuébec (TL4, S1, D4730).

197. Notaire J.-B.Adhémar, Mtl., engagement de Pierre à Jacques Hubert dit Lacroix (6 mars 1701), Montréal,Archives nationales du Québec.

198. Moins dispendieux que l’esclave africain, l’esclave amérindien moyen coûtait, selon MarcelTrudel, quatrecent livres, alors que l’esclave africain en valait neuf cent.VoirTrudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 115.

199. Voir Rushforth, supra note 3 à la p. 804.

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IV. CONCLUSION

Malgré ces aménagements, un asservissement général des populations panis est pour-tant évoqué en 1731 puis 1749. L’initiative de ce projet est le fait du Président duconseil de marine dans des courriers adressés à Beauharnois et Hocquart. Il consid-ère que « les sauvages seraient devenus plus utiles si on les avaient asservis peu àpeu », mais il reconnait lui-même que « la question est très difficile »200 et nécessiteune réflexion et les conseils des deux administrateurs. Lemoyne de Bienville avaitdéjà, en 1706 et 1708, proposé un système d’asservissement et d’exportation desamérindiens vers les Antilles201. M. de la Galissonière soumet en 1747 puis 1749 despropositions dont les inconvénients pratiques transparaissent dans l’évaluation faitepar Versailles. Le Président du Conseil de Marine soumet à de la Jonquière et Bigotle projet, en soulignant toutefois l’opposition de principe de la métropole. Pour laGalissonière, par ailleurs très hostile aux mariages entre Indiens et Français202, les« esclaves sauvages » qu’on conduit dans la colonie « après avoir été élevés chez lesofficiers et les habitants, prennent généralement le parti de les quitter à un certainâge et redeviennent Sauvages »203. Ces anciens esclaves, revenus à la liberté sont con-sidérés par la Galissonière d’autant plus dangereux « que, par les connaissances qu’ilsont acquises du pays, ils sont plus à portée que les autres d’y faire des incursions ».De plus, selon le marin français, « l’usage où l’on est d’avoir de cette sorted’esclaves, détourne les blancs de se faire domestiques ». Les solutions proposéespour pallier ces défauts montrent le côté sombre de la « gestion administrative » despopulations amérindiennes : il « conviendrait de régler qu’on ne pourrait en garderqui fussent au-dessus de 16 ou 17 ans, et de défendre de donner la liberté à aucunesclave de cette espèce ». Cet abandon de l’affranchissement paraît une mesure par-ticulièrement drastique à l’égard des panis. De plus, la Galissonière préconise qu’onachète alors auprès « des Sauvages des enfants à bon marché, lesquels, après avoir étéinstruits dans la religion, avoir appris à servir ou s’être même instruits de quelquemétier, pourraient être vendus aux Iles d’Amérique »204. La mise en place d’une sortede nouveau commerce triangulaire, le Canada faisant office de centre de « formationet d’asservissement » des populations autochtones à destination desAntilles, les prof-

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200. Lettres envoyées par le président du conseil de marine à MM. de Beauharnois et Hocquart (8 mai 1731)Ottawa,Archives nationales du Canada, (MG1-B série B, vol. 55, fol. 519)

201. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 62.202. Car ils « donnaient des résultats inverses de ceux que l’on recherchait », voir ÉtienneTaillemite « Barrin de

la Galissonière, Roland-Michel, marquis de la Galissonière », dans Dictionnaire biographique, vol. 3, supra note24 aux pp. 27–33.

203. Lettres envoyées par le président du conseil de marine à MM. de La Jonquière et Bigot (4 mai 1749)Ottawa,Archives nationales du Canada, (MG1-B série B, vol. 89, fol. 70)

204. Ibid.

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its allant dans les coffres de la métropole, montre que l’esclavage panis est une ques-tion d’importance pour les administrateurs coloniaux, où les fins justifient largementles moyens. La principale objection à ce projet est, selonVersailles, l’effet que cetteexpatriation « produirait sur les nations de la colonie »205. C’est donc une questionde politique générale vis-à-vis des nations amérindiennes qui est le principal obstacleà ce plan d’asservissement. On est surpris des orientations d’un tel projet sous laplume d’un homme qui, par ailleurs, semble avoir œuvrer pour le mieux lors de sesfonctions en Nouvelle-France, favorisant les rapports avec les nations indiennes, lecommerce et le développement général de la colonie206.Toutefois, ce projet montrebien la particularité intrinsèque de l’esclavage panis dans l’histoire de l’esclavage.

In fine, la réticence du pouvoir à organiser symboliquement l’esclavageamérindien, afin de ne pas froisser ses alliés, fait place néanmoins à une acceptationjuridique du phénomène par l’ordonnance de l’intendant Raudot en 1709 dans l’ob-jectif de s’adapter à la pratique et à l’économie quasi « souterraine » pratiquée dansles postes de traite. Singulièrement, la paix de Montréal et la nécessité de maintenirun réseau d’alliance fort engage le pouvoir politique à favoriser à partir de cette dateun trafic synonyme de profit et de renforcement symbolique des alliances207. Ainsi,lorsque Versailles demande en 1707, à Vaudreuil de renforcer l’alliance avec lesAbenakis, celui-ci ordonne immédiatement à Jean-Paul Legardeur de St Pierre208 d’a-cheter un jeune panis afin de le donner aux Abenakis en symbole d’amitié209. Sicomme le soulignait déjà Francisco deVitoria dans sa Leçon sur les indiens, « les Indiensne sont pas soumis au droit humain ou positif ; leurs affaires ne doivent pas êtreexaminées en fonction des lois humaines, mais des lois divines ou naturelles, danslesquelles les juristes ne sont pas assez experts pour pouvoir, d’eux-mêmes, résoudreces questions »210, on aurait pu espérer que la pratique vienne rejeter l’asservissement

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205. Ibid. Pour une étude détaillée de ce projet et des arguments avancés pour et contre sa mise en œuvre, voirDavid Gilles, « Asservir son prochain pour en faire commerce. Un projet juridique inédit en Nouvelle-France » [à paraître en 2010].

206. Pour mieux appréhender le personnage, voir Roland Lamontagne, La Galissonière et le Canada, Montréal,Presses de l’Université de Montréal, 1962.

207. Les officiers des différents postes de traites jouent alors un grand rôle dans les relations avec les amérindiensdans les pays d’en Haut et donc dans le réseau esclavagiste ; sur les relations amérindiennes et officiersfrançais ; voir Arnaud Balvay, L’Épée et la Plume :Amérindiens et soldats des troupes de la marine en Louisiane et auPays d’en Haut (1683–1763), Saint-Nicolas (Qc), Presses de l’Université Laval, 2006.

208. Celui-ci, officier, seigneur et interprète, passa, à partir de 1690, l’essentiel de sa carrière dans les territoiresde l’ouest. Commandant du fort de Chagouamigon, il le développa et grâce à sa compétence dans ledomaine militaire et aux excellentes relations qu’il avait su nouer avec les Indiens, ce centre de traite d’uneimportance vitale allait connaître plusieurs années de paix. Il circula largement, pour le compte desautorités et le sien propre, entre Michillimakinac, les grands lacs et la Baie des puants (Green Baie) ; voirDonald Chaput, s.v. « Jean-Paul Legardeur de St Pierre », dans Dictionnaire biographique, vol. 2, supra note139 aux pp. 401–02.

209. Instructions deVaudreuil à Jean-Paul Legardeur de St Pierre (6 juillet 1707), Montréal,Archives nationalesdu Québec (C11A, vol. 26, fol. 65–68).

210. F. deVitoria, supra note 48 à la p. 57.

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de ces populations, pour de simples raisons de cohabitation. Malheureusement, lapression économique et la propension des hommes à choisir la solution la plus prof-itable, au mépris des valeurs fondamentales, a conduit le droit à avaliser cephénomène. Si Vitoria préconisait le recours à l’Église, puisque ces interrogationsappartenaient au « for de la conscience » pour répondre à ces questions, il faut regret-ter que la conscience des hommes n’ait pas appréhendé la situation juridique des pre-mières nations plus tôt, laissant trop longtemps perdurer un statut juridique avilissant.

Contrairement à certains auteurs, il nous semble clairement que la pratiquejuridique précède et se poursuit après ce qui est qualifié de légalisation del’esclavage panis211. Le développement de la pratique est davantage dû à l’essor desrelations avec les nations amérindiennes qu’à une sortie de l’illégalité de la pra-tique. Il convient de souligner de plus que la lente diminution de la pratique à la findu XVIIIe siècle est motivée par des raisons matérielles, économiques et géopoli-tiques sans que le droit abolisse la pratique, du moins pour le Bas-Canada jusqu’en1833. À l’inverse, une fois la norme esclavagiste disparue de l’ordonnancementjuridique, la société a conservé, jusqu’à nos jours serions-nous tenté de dire, desolides préjugés ou des refoulements inconscients contre lesquels le droit neparvient pas toujours à lutter.

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211. Contra,Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 52 ; Rushforth, supra note 3 à la p. 806.