Gilbert Durand ou le discours de la mythode · 2020. 6. 9. · Gilbert Durand d’asseoir une...

6
Philosophie Le maillon n°121 Février 2013 43 Philosophie 42 Le maillon n°121 Février 2013 à mes chats. Contre certains spiritualistes aux arguments bas de plafond, écoutons aussi les matérialistes. Comme vous, « je ne sais ni lire ni écrire » ; mais je me soigne. J’indique simple- ment qu’il existe d’autres médecines, à côté de la marchandise spirituellement correcte. L’histoire veut qu’à l’heure de la mort du très très vieux Démocrite, sa sœur – alors qu’on était en pleins préparatifs des Thesmophories, fête religieuse de grande importance – se penchant vers son frère, lui exprima le désir qu’il voulût bien attendre la fin des cérémonies pour décider (comme seul un sage saurait le faire) de passer de l’autre côté du monde. Profondément respectueux des obligations religieuses de sa cité, Démocrite se fit apporter chaque matin des pains chauds. Respirant de temps en temps leur fumet, le bonhomme se maintint en vie et, les trois jours sacrés s’étant écoulés, se laissa enfin glisser vers le néant d’où l’on ne revient pas. Pour qu’une histoire soit vraie, il suffit d’y croire. À défaut, on dira que tout est symbole. Et qu’il y eut bien de la grandeur dans la vie et la mort du père de la pensée matérialiste. Lucrèce, disciple d’Épicure et de Démocrite, écrivait : « [C’est] la philosophie [qui] nous élève jusqu’au ciel. » Par Frédéric Vincent Gilbert Durand (1921-2012) ou le discours de la mythode Hommage au maître de l’imaginaire « G enio loci ignoto » : telle est l’inscription que l’on peut observer sur la stèle surplom- bant la tombe d’Olga Föbe- Kapteyn, fondatrice du célèbre cercle Eranos à Ascona (Suisse), et qui rappelle que les lieux sont bien souvent habités par des génies inconnus ou méconnus. Certes, Eranos compte en son sein les illustres Corbin, Jung, Eliade, Campbell, Hillman, Suzuki. Mais d’autres génies, plus discrets et moins médiatisés, faisaient partie intégrante de l’esprit Eranos et parmi eux, il faut citer notre regretté Frère Gilbert Durand, ce « Juste parmi les Nations », ce Résistant savoyard, cet anthropologue de l’Imaginaire dont l’œuvre monumentale et érudite a su redonner force et vigueur aux symboles, mythes, et images qui inondent la vie quotidienne. Gilbert Durand nous a quittés, le vendredi 7 décembre 2012, à l’âge de 91 ans. Son passage à l’Orient Éternel nous interpelle et nous attriste. Nous gémissons, mais l’œuvre qu’il nous laisse, nous donne malgré tout espoir et courage parce qu’elle incarne à la fois un « nouvel esprit anthropologique » et une « mythode » permettant de révéler la dimension profonde des mythes et des symboles. C’est dire la manière dont son œuvre contribue à mieux vivre et comprendre notre démarche maçonnique. Il faut ici préciser que son engagement au sein de notre Ordre demeure exemplaire. Initié en 1971 au Rite Ecossais Rectifié, affilié aux loges La Eliade, Durand et Corbin à Eranos

Transcript of Gilbert Durand ou le discours de la mythode · 2020. 6. 9. · Gilbert Durand d’asseoir une...

  • Philosophie

    Le maillon n°121 ▲ Février 2013 43

    Philosophie

    42 Le maillon n°121 ▲ Février 2013

    à mes chats. Contre certains spiritualistes aux arguments bas de plafond, écoutons aussi les matérialistes. Comme vous, « je ne sais ni lire ni écrire » ; mais je me soigne. J’indique simple-ment qu’il existe d’autres médecines, à côté de la marchandise spirituellement correcte.

    L’histoire veut qu’à l’heure de la mort du très très vieux Démocrite, sa sœur – alors qu’on était en pleins préparatifs des Thesmophories, fête religieuse de grande importance – se penchant vers son frère, lui exprima le désir qu’il voulût bien attendre la fin des cérémonies pour décider (comme seul un sage saurait le faire) de passer de l’autre côté du monde. Profondément respectueux des obligations religieuses de sa cité, Démocrite se fit apporter chaque matin des pains chauds. Respirant de temps en temps leur fumet, le bonhomme se maintint en vie et, les trois jours sacrés s’étant écoulés, se laissa enfin glisser vers le néant d’où l’on ne revient pas.Pour qu’une histoire soit vraie, il suffit d’y croire. À défaut, on dira que tout est symbole. Et qu’il y eut bien de la grandeur dans la vie et la mort du père de la pensée matérialiste. Lucrèce, disciple d’Épicure et de Démocrite, écrivait :

    « [C’est] la philosophie [qui] nous élève jusqu’au ciel. »

    Par Frédéric Vincent

    Gilbert Durand (1921-2012) ou le discours de la mythode

    Hommage au maître de l’imaginaire

    « Genio loci ignoto » : telle est l’inscription que l’on peut observer sur la stèle surplom-bant la tombe d’Olga Föbe-Kapteyn, fondatrice du célèbre cercle Eranos à Ascona (Suisse), et qui rappelle que les lieux sont bien souvent habités par des génies inconnus ou méconnus. Certes, Eranos compte en son sein les illustres Corbin, Jung, Eliade, Campbell, Hillman, Suzuki. Mais d’autres génies, plus discrets et moins médiatisés, faisaient partie intégrante de l’esprit Eranos et parmi eux, il faut citer notre regretté Frère Gilbert Durand, ce « Juste parmi les Nations », ce Résistant savoyard, cet anthropologue de l’Imaginaire dont l’œuvre monumentale et érudite a su redonner force et vigueur aux symboles, mythes, et images qui inondent la vie quotidienne. Gilbert Durand nous a quittés, le vendredi 7 décembre 2012, à l’âge de 91 ans. Son passage à l’Orient Éternel nous interpelle et nous attriste. Nous gémissons, mais l’œuvre qu’il nous laisse, nous donne malgré tout espoir et courage parce qu’elle incarne à la fois un « nouvel esprit anthropologique » et une « mythode » permettant de révéler la dimension profonde des mythes et des symboles. C’est dire la manière dont son œuvre contribue à mieux vivre et comprendre notre démarche maçonnique. Il faut ici préciser que son engagement au sein de notre Ordre demeure exemplaire. Initié en 1971 au Rite Ecossais Rectifié, affilié aux loges La

    Eliade, Durand et Corbin à Eranos

  • Philosophie Philosophie

    Le maillon n°121 ▲ Février 2013 4544 Le maillon n°121 ▲ Février 2013

    Constance (Annecy) et Saint Jean des Trois Mortiers (Chambéry)1, il a toujours fait preuve d’une attitude fraternelle constante et sans faille à l’image de son parrain Henry Corbin. Il est élevé en 1975 au grade de Maître Écossais de Saint-André, puis celui de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte (CBCS) en 1978

    avant d’accéder au grade de Grand Profès en 1985. Gilbert Durand a toujours su puiser au cœur de la démarche maçonnique pour mieux étayer ses recherches.So n o u v r a g e p u b l i é chez Dervy Les Mythes f o n d a t e u r s d e l a Franc‑maçonnerie l’atteste et prouve la ferveur avec laquelle il défendait notre idéal :

    « La Franc-maçonnerie, nous dit-il, par ses redondances surmul-tipliées est bien le terrain privilégié où peut se dérouler une mythanalyse !2 ».Gilbert Durand doit sa renommée scientifique à son premier chef d’œuvre Les Structures anthropologiques de l’imaginaire publié en 1960, et qui se présente comme une sorte de traité d’archétypologie. Gilbert Durand propose ici une classification pertinente des mythes et des symboles à partir d’une observation réflexologique3 où l’on peut distinguer trois 1 1 La loge Saint Jean des Trois Mortiers dans laquelle l’ éminent savoyard Joseph de Maistre fut orateur est devenue indépendante et n’est rattachée à aucune obédience. C’est Gilbert Durand qui fut à l’ initiative du rallumage des feux de cette loge en 1973 en compagnie d’Henry Corbin, d’Antoine Faivre et de Jean Servier.2 Gilbert Durand, Les Mythes fondateurs de la Franc-maçonnerie, Paris, 2002, p. 22.3 Gilbert Durand estime que l’ image archétypale est verbale et qu’elle est issue de notre gestuelle de base. L’ homo sapiens possède des réflexes qui en font sa spécifi-cité comme la verticalité, la digestion ou encore la copulation.

    Saint Georges terrassant le dragonJost Haller, peinture sur bois, XVe siècle.

    Musée d’UnterLinden, Colmar

    régimes anthropologiques de l’image. On trouve tout d’abord les structures héroïques ou schizomorphes attachées au réflexe postural qui définissent les images incarnant le dualisme entre les visages du temps (symboles thériomorphes, nyctomorphes et catamorphes) et les symboles ascensionnels et diarétiques (épée, soleil). On peut prendre l’exemple de saint Georges tuant le dragon. Dans les structures héroïques, on peut dire en quelque sorte que les ténèbres sont toujours balayées par la lumière. Les structures mystiques (réflexe digestif ), quant à elles, rassemblent les images qui protègent, miniaturisent, gullivérisent, amoindrissent la portée des visages du temps. Ce sont surtout les symboles féminins que l’on retrouve comme le ventre maternel, le cocon, la coupe, la barque ou la maison. Les structures synthétiques ou disséminatoires (réflexe copulatif ) dévoilent enfin les images qui concilient les opposés à l’instar du yin et du yang ou du pavé mosaïque. Les visages du temps font alors partie intégrante d’une image qui dit et redit la manière dont on peut harmoniser les contraires.Avec les structures anthropologiques de l’imaginaire, Gilbert Durand ouvre la voie à une nouvelle conception de l’imagination humaine où celle-ci n’est plus cette folle du logis comme le disait Malebranche, mais bien cette fée du logis qui sait si bien donner sens et réenchanter nos vies. Non seulement, Gilbert Durand démontre qu’il existe une rationalité de la « faculté fabulatrice » (Bergson) mais il expose également la manière dont l’imaginaire nous permet de lutter contre l’angoisse existentielle liée à notre conscience objective de la mort et à notre expérience négative du temps. L’Homo Sapiens possède donc cette faculté incroyable de produire des images qui lui permettent d’échapper à l’horreur d’un temps historique objectif et lui offrent la possibilité de lutter contre la mort elle-même. L’Imaginaire est ainsi l’outil par excellence à l’origine de toute transformation du monde. La thèse des structures anthropologiques de l’imaginaire ne se contente pas de classifier les symboles et les mythes, elle rend aussi compte de la fonction vitale de l’imaginaire dans l’existence

  • Philosophie Philosophie

    Le maillon n°121 ▲ Février 2013 4746 Le maillon n°121 ▲ Février 2013

    humaine et ce à une époque où l’on croit encore naïvement que la « raison est la reine des facultés ». Les structures anthropologiques de l’imaginaire ouvrent également la voie à quelques concepts-clefs comme le trajet anthropolo-gique que Gilbert Durand définit comme « l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social4 ». Le trajet anthropologique a le mérite de montrer que les images que notre cerveau fabrique sont influencées par la rencontre entre notre intériorité subjective et l’extériorité objective. Dans la même continuité, Durand développe la notion de bassin sémantique, c’est-à-dire la manière dont un mythe s’installe et se désagrège dans une société à travers différentes phases, en s’appuyant sur l’image du fleuve : ruissellement (ce sont des mythèmes qui apparaissent spontanément dans un groupe culturel donné et qui peuvent être issus autant de l’inconscient collectif que d’événements historiques, scientifiques ou sociaux), partage des eaux (les mythèmes se relient pour former une entité culturelle, un courant, une école qui entre directement en conflit avec les mythes dominants), confluences (le courant constitué gagne en reconnaissance institutionnelle), au nom du fleuve (apparition de figures réelles ou fictives qui imposent le courant constitué), aménagement des rives (le courant constitué prend place et domine la société en définissant des contours esthétiques, philosophiques, symboliques, rationnels), épuisement des deltas (le courant constitué devenu dominant se désagrège et se laisse envahir par de nouveaux courants). Ces deux concepts durandiens nous éclairent déjà sur la manière dont ils s’opposent à l’école structuraliste qui dominait largement la recherche en sciences humaines dans les années 1960-1970 et dont l’approche demeurait essentiellement déterministe et matérialiste. Au contraire de Lévi-Strauss ou de Lacan, Durand revendique une approche beaucoup plus spiritualiste en phase avec les traditions

    4 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, 1960, p. 38

    initiatiques d’antan qu’il s’agisse de l’hermétisme, de l’alchimie, de l’astrologie ou encore de la Franc-maçonnerie. Il faut dire que la France est issue d’une tradition cartésienne qui a instauré une grande méfiance vis-à-vis de l’imagination. En ce sens, on peut imaginer toute la difficulté que Durand a dû rencontrer pour imposer ses concepts. On comprend dès lors les raisons qui l’ont poussé à se rapprocher du champ littéraire qui était certainement le lieu le plus approprié pour élaborer une mythocri-tique puis une mythanalyse. C’est bien d’une mythode dont il s’agit, méthode symbolique qui cherche à expliquer l’esprit d’une société à partir des mythes qui la composent et ce dans tous les recoins de la vie sociale, qu’il s’agisse de la politique, de la littérature, du cinéma, des arts, des nouvelles technologies, etc. On le comprend bien, la pensée durandienne est essentielle puisqu’elle fait émerger de nouvelles perspectives paradigma-tiques là où le cogito cartésien n’est plus le centre du monde. Les structures anthropologiques de l’imaginaire ont ainsi permis à Gilbert Durand d’asseoir une certaine autorité scientifique et de faciliter la création du Centre de Recherche sur l’Imaginaire (CRI) à l’université de Grenoble en 1966 avec ses amis Léon Cellier et Paul Deschamps, lequel, après cette date, n’a pas cessé de s’agrandir. Depuis un demi siècle, le CRI n’a pas cessé de se développer. En France, on compte plus de 15 centres dans les plus grandes universités françaises (Paris, Lyon, Bordeaux, Grenoble, Dijon, Montpellier, Lille, Perpignan, Nice, Angers, etc.) au Brésil plus de 28 ! Il existe également plus de 18 centres étrangers (Portugal, Espagne, Italie, Belgique, Pologne, Roumanie, Canada, Israël, Corée du Sud). Depuis un demi-siècle, l’imaginaire a pris une importance éminente dans les réflexions d’une bonne partie de l’humanité. Il faut aussi ajouter que l’esprit du CRI n’aurait pas été ce qu’il est s’il n’avait pas été créé et maintenu selon l’expérience

    La France est issue d’une tradition

    cartésienne qui a instauré une grande méfiance vis-à-vis de l’imagination.

  • Philosophie Philosophie

    Le maillon n°121 ▲ Février 2013 4948 Le maillon n°121 ▲ Février 2013

    « résistante » de Gilbert Durand, qui repose, selon ses dires, sur trois pieds fondamentaux :

    • Ne jamais considérer l’adversaire comme un ennemi irréductible ;

    • Ne pas tenir compte des organisations stériles (universités !) ;• Se fondre sur des organismes en place. C’est en tenant compte de cette s t ructure « résistante » que le CRI allait investir les universités dans cinq parties du monde. D e f a i t , G i l b e r t Durand a une expé-rience de la Résistance qu i ne peu t ê t re

    négligée si l’on souhaite mieux appréhender sa pensée. Rappelons tout d’abord qu’il a été blessé par la Gestapo, et transféré début avril au 24 juillet 1944, au « Lazaret », une dépendance du Fort de l’Est à saint Denis. Le « Lazaret » sonne ici comme une épreuve à part entière. Captivité difficile et douloureuse qui forgera néanmoins des liens fraternels uniques et extrêmement forts entre Durand et ses camarades : parmi eux, le chef de chambrée Gibert, J.Sellier, Ménabréa, Pinon, Destrac, le procu-reur Ancelin, un Espagnol Frédérico, Van den Brook. Ils ont tous été très « amochés » par les mauvais traitements qu’ils ont subis (blessures de guerre réouvertes, paralysie des membres supérieurs dus à une longue suspension par les bras, etc.). Van den Brook est mort en juin 1944, Sellier meurt une semaine après leur libération. Ils ont été évacués comme « non transportables », soit la totalité des prisonniers, via le « Val de Grâce » (allemand) où ils étaient préalablement installés. Ils sont restés au « Lazaret »

    accolé d’une part à l’hôpital de saint Denis, d’autre part au parc « de la Légion d’Honneur ». Au-delà de cette douloureuse expérience et des nombreuses actions (évasion, renseignement, surveillance des trains, protec-tion des juifs) du 5e bureau de l’A.S. (armée secrète) départe-mentale dont Durand était le commandant, il faut rappeler une autre anecdote importante de son parcours de résistant. En mars 1945, le général de Gaulle missionne Durand pour aller négocier la libération immédiate des déportés alsaciens auprès d’Himmler :

    J’ai pris sur moi de changer la demande et d’exiger que soient libérés des camps tous les Français prisonniers, avec naturellement tous les juifs. Les Allemands ont accepté à une condition : ils voulaient des papiers de sauf-conduits pour deux cent cinquante SS et leurs familles. De Gaulle a refusé. Les alliés s’étaient mis d’accord pour exiger la reddition sans conditions. Cent mille déportés en sont morts, en attendant l’armistice. J’étais furieux d’avoir échoué. C’est ainsi…5.

    Ces quelques mots nous font comprendre à quel point Durand était investi dans son engagement humaniste. Il était vraiment le reflet de la Résistance. Comme le disait Raymond Aubrac lors de son allocution où il remit les insignes de Commandeur de la Légion d’Honneur à Gilbert Durand :

    Vous n’êtes pas entré dans la résistance, vous étiez la Ré-sistance.

    Tout comme son ami Edgar Morin, c’est probablement à partir de son expérience de la Résistance que Durand suggère une herméneutique qui refuse de se replier sur elle-même ou de s’enfermer dans une logique schizoïde. Contrairement à une herméneutique réductive que l’on trouve chez Freud ou Lévi-Strauss, Durand propose une herméneutique instaurative qui

    5 Patrice van Eersel, « Le Retour des dieux. Entretien avec Gilbert Durand » in Nouvelles Clés, 30, été 2001, pp. 54-59.

    Le Fort de l’Est, Saint-DenisCarte postale ancienne éditée par ELD, N° 44 Carte oblitérée en

    1910 – Col. Claude Shoshany

  • Philosophie Philosophie

    Le maillon n°121 ▲ Février 2013 5150 Le maillon n°121 ▲ Février 2013

    insiste bien sur le fait qu’un « symbole renvoie bien à quelque chose, mais il ne se réduit pas à une chose6 ». Le problème de l’herméneutique réductive rend tout symbole univoque alors que dans la vie ordinaire il est avant tout multivoque. Pour la psychanalyse freudienne par exemple, les symboles sont des métaphores de la sexualité humaine, notamment ses symptômes. Pour un psychanalyste freudien, le mythe d’Hiram est l’illustration parfaite du meurtre du père renvoyant par là-même au complexe œdipien. On réduit ici le mythe à la manifestation par image symbolique de pathologies affectives et sexuelles et on oublie ainsi que mythes et symboles sont avant tout la présence d’un sens existentiel et transcendant qui est différent selon le contexte culturel. En effet, un même symbole ne révèle pas toujours le même sens. Dans les cultures amérindiennes, le symbole du serpent est contraire au sens qu’on lui attribue dans le christianisme. Et pourtant pour un psychanalyste freudien qui accepte la théorie stérile de l’univocité des symboles, il s’agit toujours du même symbole phallique renvoyant à la sexualité masculine. L’herméneutique instaurative nous dit aussi qu’un symbole peut perdre son sens initial pour en adopter un autre. Elle montre par là que l’objet symbolique n’est pas un objet mort et figé mais qu’il évolue constamment au même rythme que nos vies et aspirations.C’est bel et bien en résistant que Gilbert Durand s’est opposé à l’hégémonie du positivisme régnant dans les sciences humaines afin d’ouvrir l’esprit du chercheur à un paradigme qui revendique une harmonisation des contraires, un principe de contradiction qui, contrairement au principe aristotélicien du tiers exclu, dit qu’une « chose peut à la fois être et ne pas être ». Nous retrouvons ici toute la pensée de la complexité d’Edgar Morin, fervent défenseur de la transdisciplinarité, et qui enseigne depuis toujours la nécessité pour nos sociétés contemporaines d’intégrer un mode de production du savoir qui tenterait de relier les connaissances plutôt que de chercher constamment

    6 Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, 2012, pp. 66.

    à les séparer. Contre la logique bivalente ou schizoïde des grands systèmes philosophiques de l’Occident chrétien, Durand prend donc position pour une logique des antagonismes ou de l’hété-rogénéité que l’on retrouve par ailleurs dans de vieilles traditions comme le taoïsme ou l’alchimie. Ce rapprochement heureux entre les savoirs modernes et les savoirs ances-traux a bien entendu provoqué de nombreuses critiques au sein de l’université française si bien ancrée dans le système bivalent et réducteur du cartésianisme. Seulement, c’est oublier que Durand est aussi le disciple de Bachelard et qu’il possède une connaissance accrue des sciences nouvelles comme la physique quantique. La conception euclidienne d’un espace homogène et continu est radicalement renversée par les découvertes de Planck, Bohr et Einstein qui ont su se démarquer de la logique bivalente du système scientifique pour réintégrer une logique des antagonismes. Heisenberg, avec son principe d’incertitude, ne dit pas autre chose que cela lorsqu’il montre qu’il nous est impossible de connaître à la fois la vitesse et la position d’une particule. En d’autres termes, nous sommes ici dans la discontinuité et l’hétérogénéité, et non plus dans la continuité et l’homogénéité de la physique classique. « Ce n’est que de nos jours, avec la physique moderne, qu’ « un nouvel esprit scientifique » a osé s’avouer non aristotélicien, non cartésien, non newtonien7 ». Étrange paradoxe, ce sont bien ces mêmes sciences dures qui doivent leur hégémonie au principe aristotélicien de non-contradiction et qui ont su réinvestir la logique des antagonismes si chère aux vieilles traditions philosophiques et ésotériques. Il revient alors aux sciences molles d’opérer le même tournant épistémologique. Le sociologue se doit par exemple de se dégager de ses habitudes positivistes pour ne pas limiter l’individu à sa position sociale ou économique ou à sa

    7 Gilbert Durand, Structures Eranos, Paris, La Table Ronde, 2003, pp. 198-199.

    Max Planck Considéré comme le père de la physique quantique. La constante de Planck, y joue

    un rôle central.©Courtesy of the Clende-ning History of Medicine Library, University of Kansas

    Medical Center.

  • Philosophie

    52 Le maillon n°121 ▲ Février 2013

    catégorie socio-professionnelle. L’individu n’est pas singulier ou unidimensionnel mais pluriel et contradictoriel, c’est-à-dire que l’on ne peut pas connaître à la fois « sa position et sa vitesse » pour reprendre le principe d’incertitude d’Heisenberg. L’individu n’est pas un objet fixe mais dynamique, à l’image de la particule. Ce n’est ici qu’un exemple parmi d’autres qui illustre la manière dont Gilbert Durand enseignait le « nouvel esprit anthropologique » autour de lui.Le Frère Gilbert Durand restera toujours un maillon essentiel de notre chaîne d’union et un modèle exemplaire, non seule-ment pour son attitude de Résistant et son engagement fraternel, mais aussi pour son œuvre qui en dit long sur la manière dont la Franc-maçonnerie doit défendre ce trésor d’antique mémoire qu’incarnent l’initiation et ses mystères et qui repose à juste titre sur une logique des antagonismes. Car le désenchantement du monde est avant tout le reflet d’une sécheresse sociale provoquée par une conception du monde trop utilitariste et monocéphale qui a été très « démythisante ». Certes, une telle conception est bien à l’origine des innovations technologiques et de la transformation du monde. Mais pour arriver à un tel résultat, il a fallu inciter les hommes à renoncer aux « productions délirantes et infantiles » de la psyché humaine, rejeter les dieux et autres êtres fantastiques pour privilégier le fameux logos et oublier ainsi que ce sont les mythes véhiculés par les rites qui sont à la source de toute cohésion sociale. La voie maçonnique est alors une alternative dans la mesure où elle demeure une des rares institutions en Occident à proposer une conception initiatique du monde qui dit et redit le besoin pour tout un chacun d’habiter l’univers des symboles et des mythes. La pensée de Gilbert Durand a ainsi toujours été la marque d’une résistance contre un idéal prométhéen et faustien contre-productif pour la fraternité entre les hommes et ce, pour favoriser l’intégration d’autres idéaux, mythes, symboles. De fait, elle éclaire le Maçon sur le chemin qu’il doit tracer pour remythologiser le monde.

    www.detrad.com

    Les éditions

    De nouveau DisponibleDaniel Béresniak Les Clefs du Maître secretISBN : 978-2-916094-30-4, 13 cm x 21 cm, 9,5 €

    Daniel Béresniak Le Sens de l’Initiation SacerdotaleISBN : 978-2-916094-39-7, 13 cm x 21 cm, 9,5 €

    Daniel Béresniak Du Temple de Salomon à l’Échelle MystiquetISBN : 978-2-916094-40-3, 13 cm x 21 cm, 9,5 €

    Jacques Fontaine Les Clefs du Maître secretISBN :978-2-916094-32-8, 16 cm x 24 cm, 27 €