gguriopar

95

description

njigart

Transcript of gguriopar

  • www.tv5monde.com/lf

  • 1NoticeQuand jai commenc, par la Mare au Diable, une srie de romans

    champtres que je me proposais de runir sous le titre de Veilles duChanvreur, je nai eu aucun systme, aucune prtention rvolutionnaire enlittrature. Personne ne fait une rvolution soi tout seul, et il en est, surtoutdans les arts, que lhumanit accomplit sans trop savoir comment, parce quecest tout le monde qui sen charge. Mais ceci nest pas applicable au romande murs rustiques : il a exist de tout temps et sous toutes les formes, tanttpompeuses, tantt manires, tantt naves. Je lai dit, et dois le rpter ici, lerve de la vie champtre a t de tout temps lidal des villes et mme celuides cours. Je nai rien fait de neuf en suivant la pente qui ramne lhommecivilis aux charmes de la vie primitive. Je nai voulu ni faire une nouvellelangue, ni me chercher une nouvelle manire. On me la cependant affirmdans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que personne quoi mentenir sur mes propres desseins, et je mtonne toujours que la critique encherche si long, quand lide la plus simple, la circonstance la plus vulgaire,sont les seules inspirations auxquelles les productions de lart doivent ltre.Pour la Mare au Diable en particulier, le fait que jai rapport dans lavant-propos, une gravure dHolbein, qui mavait frapp, une scne relle que jeussous les yeux dans le mme moment, au temps des semailles, voil tout cequi ma pouss crire cette histoire modeste, place au milieu des humblespaysages que je parcourais chaque jour. Si on me demande ce que jai voulufaire, je rpondrai que jai voulu faire une chose trs touchante et trs simple,et que je nai pas russi mon gr. Jai bien vu, jai bien senti le beau dans lesimple, mais voir et peindre sont deux ! Tout ce que lartiste peut esprer demieux, cest dengager ceux qui ont des yeux regarder aussi. Voyez doncla simplicit, vous autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et lespaysans surtout dans ce quils ont de bon et de vrai : vous les verrez un peudans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux dans la nature.

    Nohant, 12 avril 1851.George Sand.

  • 2ILauteur au lecteur

    la sueur de ton visaigeTu gagnerais ta pauvre vie,Aprs long travail et usaige,Voicy la mort qui te convie.

    Ce quatrain en vieux franais, plac au-dessous dune compositiondHolbein, est dune tristesse profonde dans sa navet. La gravurereprsente un laboureur conduisant sa charrue au milieu dun champ. Unevaste campagne stend au loin, on y voit de pauvres cabanes ; le soleilse couche derrire la colline. Cest la fin dune rude journe de travail. Lepaysan est vieux, trapu, couvert de haillons. Lattelage de quatre chevauxquil pousse en avant est maigre, extnu ; le soc senfonce dans un fondsraboteux et rebelle. Un seul tre est allgre et ingambe dans cette scne desueur et usaige. Cest un personnage fantastique, un squelette arm dunfouet, qui court dans le sillon ct des chevaux effrays et les frappe,servant ainsi de valet de charrue au vieux laboureur. Cest la mort, cespectre quHolbein a introduit allgoriquement dans la succession de sujetsphilosophiques et religieux, la fois lugubres et bouffons, intitule lesSimulacres de la mort.

    Dans cette collection, ou plutt dans cette vaste composition o la mort,jouant son rle toutes les pages, est le lien et la pense dominante, Holbeina fait comparatre les souverains, les pontifes, les amants, les joueurs, lesivrognes, les nonnes, les courtisanes, les brigands, les pauvres, les guerriers,les moines, les juifs, les voyageurs, tout le monde de son temps et du ntre,et partout le spectre de la mort raille, menace et triomphe. Dun seul tableauelle est absente. Cest celui o le pauvre Lazare, couch sur un fumier laporte du riche, dclare quil ne la craint pas, sans doute parce quil na rien perdre et que sa vie est une mort anticipe.

    Cette pense stocienne du christianisme demi-paen de la Renaissanceest-elle bien consolante, et les mes religieuses y trouvent-elles leurcompte ? Lambitieux, le fourbe, le tyran, le dbauch, tous ces pcheurssuperbes qui abusent de la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont trepunis, sans doute ; mais laveugle, le mendiant, le fou, le pauvre paysan,sont-ils ddommags de leur longue misre par la seule rflexion que la mortnest pas un mal pour eux ? Non ! Une tristesse implacable, une effroyablefatalit pse sur luvre de lartiste. Cela ressemble une maldiction amrelance sur le sort de lhumanit.

  • 3Cest bien l la satire douloureuse, la peinture vraie de la socitquHolbein avait sous les yeux. Crime et malheur, voil ce qui lefrappait ; mais nous, artistes dun autre sicle, que peindrons-nous ?Chercherons-nous dans la pense de la mort la rmunration de lhumanitprsente ? Linvoquerons-nous comme le chtiment de linjustice et leddommagement de la souffrance ?

    Non, nous navons plus affaire la mort, mais la vie. Nous ne croyonsplus ni au nant de la tombe, ni au salut achet par un renoncement forc ;nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons quelle soitfconde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne serjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin quele bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il fautque le laboureur, en semant son bl, sache quil travaille luvre de vie, etnon quil se rjouisse de ce que la mort marche ses cts. Il faut enfin quela mort ne soit plus ni le chtiment de la prosprit, ni la consolation de ladtresse. Dieu ne la destine ni punir, ni ddommager de la vie ; car il abni la vie, et la tombe ne doit pas tre un refuge o il soit permis denvoyerceux quon ne veut pas rendre heureux.

    Certains artistes de notre temps, jetant un regard srieux sur ce qui lesentoure, sattachent peindre la douleur, labjection de la misre, le fumierde Lazare. Ceci peut tre du domaine de lart et de la philosophie ; mais, enpeignant la misre si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si criminelle, leurbut est-il atteint, et leffet en est-il salutaire, comme ils le voudraient ? Nousnosons pas nous prononcer l-dessus. On peut nous dire quen montrantce gouffre creus sous le sol fragile de lopulence, ils effraient le mauvaisriche, comme, au temps de la danse macabre, on lui montrait sa fosse banteet la mort prte lenlacer dans ses bras immondes. Aujourdhui on luimontre le bandit crochetant sa porte et lassassin guettant son sommeil. Nousconfessons que nous ne comprenons pas trop comment on le rconcilieraavec lhumanit quil mprise, comment on le rendra sensible aux douleursdu pauvre quil redoute, en lui montrant ce pauvre sous la forme du foratvad et du rdeur de nuit. Laffreuse mort, grinant des dents et jouant duviolon dans les images dHolbein et de ses devanciers, na pas trouv moyen,sous cet aspect, de convertir les pervers et de consoler les victimes. Est-ceque notre littrature ne procderait pas un peu en ceci comme les artistes duMoyen ge et de la Renaissance ?

    Les buveurs dHolbein remplissent leurs coupes avec une sorte de fureurpour carter lide de la mort qui, invisible pour eux, leur sert dchanson.Les mauvais riches daujourdhui demandent des fortifications et des canonspour carter lide dune jacquerie que lart leur montre, travaillant danslombre, en dtail, en attendant le moment de fondre sur ltat social.

  • 4Lglise du Moyen ge rpondait aux terreurs des puissants de la terre par lavente des indulgences. Le gouvernement daujourdhui calme linquitudedes riches en leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geliers, debaonnettes et de prisons.

    Albert Drer, Michel-Ange, Holbein, Callot, Goya, ont fait de puissantessatires des maux de leur sicle et de leur pays. Ce sont des uvresimmortelles, des pages historiques dune valeur incontestable ; nous nevoulons pas dnier aux artistes le droit de sonder les plaies de la socit etde les mettre nu sous nos yeux ; mais ny a-t-il pas autre chose fairemaintenant que la peinture dpouvante et de menace ? Dans cette littraturede mystres diniquit, que le talent et limagination ont mise la mode,nous aimons mieux les figures douces et suaves que les sclrats effetdramatique. Celles-l peuvent entreprendre et amener des conversions, lesautres font peur, et la peur ne gurit pas lgosme, elle laugmente.

    Nous croyons que la mission de lart est une mission de sentimentet damour, que le roman daujourdhui devrait remplacer la paraboleet lapologue des temps nafs, et que lartiste a une tche plus large etplus potique que celle de proposer quelques mesures de prudence et deconciliation pour attnuer leffroi quinspirent ses peintures. Son but devraittre de faire aimer les objets de sa sollicitude et, au besoin, je ne lui feraispas un reproche de les embellir un peu. Lart nest pas une tude de la ralitpositive ; cest une recherche de la vrit idale, et Le Vicaire de Wakefieldfut un livre plus utile et plus sain lme que Le Paysan perverti et LesLiaisons dangereuses.

    Lecteur, pardonnez-moi ces rflexions, et veuillez les accepter enmanire de prface. Il ny en aura point dans lhistoriette que je vais vousraconter, et elle sera si courte et si simple que javais besoin de men excuserdavance, en vous disant ce que je pense des histoires terribles.

    Cest propos dun laboureur que je me suis laiss entraner cette digression. Cest lhistoire dun laboureur prcisment que javaislintention de vous dire et que je vous dirai tout lheure.

  • 5IILe labour

    Je venais de regarder longtemps et avec une profonde mlancolie lelaboureur dHolbein, et je me promenais dans la campagne, rvant la viedes champs et la destine du cultivateur. Sans doute il est lugubre deconsumer ses forces et ses jours fendre le sein de cette terre jalouse, qui sefait arracher les trsors de sa fcondit, lorsquun morceau de pain le plusnoir et le plus grossier est, la fin de la journe, lunique rcompense etlunique profit attachs un si dur labeur. Ces richesses qui couvrent le sol,ces moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui sengraissent dans leslongues herbes, sont la proprit de quelques-uns et les instruments de lafatigue et de lesclavage du plus grand nombre. Lhomme de loisir naimeen gnral pour eux-mmes, ni les champs, ni les prairies, ni le spectacle dela nature, ni les animaux superbes qui doivent se convertir en pices dorpour son usage. Lhomme de loisir vient chercher un peu dair et de santdans le sjour de la campagne, puis il retourne dpenser dans les grandesvilles le fruit du travail de ses vassaux.

    De son ct, lhomme du travail est trop accabl, trop malheureux et tropeffray de lavenir, pour jouir de la beaut des campagnes et des charmesde la vie rustique. Pour lui aussi les champs dors, les belles prairies, lesanimaux superbes, reprsentent des sacs dcus dont il naura quune faiblepart, insuffisante ses besoins, et que, pourtant, il faut remplir, chaqueanne, ces sacs maudits, pour satisfaire le matre et payer le droit de vivreparcimonieusement et misrablement sur son domaine.

    Et pourtant, la nature est ternellement jeune, belle et gnreuse. Elleverse la posie et la beaut tous les tres, toutes les plantes, quon laissesy dvelopper souhait. Elle possde le secret du bonheur, et nul na su lelui ravir. Le plus heureux des hommes serait celui qui, possdant la sciencede son labeur et travaillant de ses mains, puisant le bien-tre et la libert danslexercice de sa force intelligente, aurait le temps de vivre par le cur et parle cerveau, de comprendre son uvre et daimer celle de Dieu. Lartiste ades jouissances de ce genre, dans la contemplation et la reproduction desbeauts de la nature ; mais, en voyant la douleur des hommes qui peuplent ceparadis de la terre, lartiste au cur droit et humain est troubl au milieu desa jouissance. Le bonheur serait l o lesprit, le cur et les bras, travaillantde concert sous lil de la Providence, une sainte harmonie existerait entrela munificence de Dieu et les ravissements de lme humaine. Cest alorsquau lieu de la piteuse et affreuse mort, marchant dans son sillon, le fouet

  • 6 la main, le peintre dallgories pourrait placer ses cts un ange radieux,semant pleines mains le bl bni sur le sillon fumant.

    Et le rve dune existence douce, libre, potique, laborieuse et simplepour lhomme des champs, nest pas si difficile concevoir quon doivele relguer parmi les chimres. Le mot triste et doux de Virgile : heureux lhomme des champs sil connaissait son bonheur est un regret ;mais, comme tous les regrets, cest aussi une prdiction. Un jour viendrao le laboureur pourra tre aussi un artiste, sinon pour exprimer (ce quiimportera assez peu alors), du moins pour sentir le beau. Croit-on que cettemystrieuse intuition de la posie ne soit pas en lui dj ltat dinstinct etde vague rverie ? Chez ceux quun peu daisance protge ds aujourdhui,et chez qui lexcs du malheur ntouffe pas tout dveloppement moral etintellectuel, le bonheur pur, senti et apprci est ltat lmentaire ; et,dailleurs, si du sein de la douleur et de la fatigue, des voix de potes sesont dj leves, pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusifdes fonctions de lme ? Sans doute cette exclusion est le rsultat gnraldun travail excessif et dune misre profonde ; mais quon ne dise pas quequand lhomme travaillera modrment et utilement, il ny aura plus que demauvais ouvriers et de mauvais potes. Celui qui puise de nobles jouissancesdans le sentiment de la posie est un vrai pote, net-il pas fait un vers danstoute sa vie.

    Mes penses avaient pris ce cours, et je ne mapercevais pas que cetteconfiance dans lducabilit de lhomme tait fortifie en moi par lesinfluences extrieures. Je marchais sur la lisire dun champ que des paysanstaient en train de prparer pour la semaille prochaine. Larne tait vastecomme celle du tableau dHolbein. Le paysage tait vaste aussi et encadraitde grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de lautomne,ce large terrain dun brun vigoureux, o des pluies rcentes avaient laiss,dans quelques sillons, des lignes deau que le soleil faisait briller comme deminces filets dargent. La journe tait claire et tide, et la terre, frachementouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur lgre. Dans lehaut du champ un vieillard, dont le dos large et la figure svre rappelaientcelui dHolbein, mais dont les vtements nannonaient pas la misre,poussait gravement son areau de forme antique, tran par deux bufstranquilles, la robe dun jaune ple, vritables patriarches de la prairie,hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieuxtravailleurs quune longue habitude a rendus frres, comme on les appelledans nos campagnes, et qui, privs lun de lautre, se refusent au travailavec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin. Les gensqui ne connaissent pas la campagne taxent de fable lamiti du buf pourson camarade dattelage. Quils viennent voir au fond de ltable un pauvre

  • 7animal maigre, extnu, battant de sa queue inquite ses flancs dcharns,soufflant avec effroi et ddain sur la nourriture quon lui prsente, les yeuxtoujours tourns vers la porte en grattant du pied la place vide ses cts,flairant les jougs et les chanes que son compagnon a ports, et lappelantsans cesse avec de dplorables mugissements. Le bouvier dira : Cest unepaire de bufs perdue ; son frre est mort et celui-l ne travaillera plus. Ilfaudrait pouvoir lengraisser pour labattre ; mais il ne veut pas manger etbientt il sera mort de faim.

    Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles.Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui ; mais, grce lacontinuit dun labeur sans distraction et dune dpense de forces prouveset soutenues, son sillon tait aussi vite creus que celui de son fils, quimenait, quelque distance, quatre bufs moins robustes, dans une veine deterres plus fortes et plus pierreuses.

    Mais ce qui attira ensuite mon attention tait vritablement un beauspectacle, un noble sujet pour un peintre. lautre extrmit de laplaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelagemagnifique : quatre paires de jeunes animaux robe sombre mle de noir etde fauve reflets de feu, avec ces ttes courtes et frises qui sentent encorele taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, cetravail nerveux et saccad qui sirrite encore du joug et de laiguillon etnobit quen frmissant de colre la domination nouvellement impose.Cest ce quon appelle des bufs frachement lis. Lhomme qui lesgouvernait avait dfricher un coin nagure abandonn au pturage etrempli de souches sculaires, travail dathlte auquel suffisaient peine sonnergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indompts.

    Un enfant de six sept ans, beau comme un ange, et les paulescouvertes, sur sa blouse, dune peau dagneau qui le faisait ressemblerau petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dansle sillon parallle la charrue et piquait le flanc des bufs avec unegaule longue et lgre, arme dun aiguillon peu acr. Les fiers animauxfrmissaient sous la petite main de lenfant et faisaient grincer les jougs etles courroies lis leur front, en imprimant au timon de violentes secousses.Lorsquune racine arrtait le soc, le laboureur criait dune voix puissante,appelant chaque bte par son nom, mais plutt pour calmer que pour exciter ;car les bufs, irrits par cette brusque rsistance, bondissaient, creusaientla terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jets de ct emportantlareau travers champs si, de la voix et de laiguillon, le jeune hommenet maintenu les quatre premiers, tandis que lenfant gouvernait les quatreautres. Il criait aussi, le pauvret, dune voix quil voulait rendre terrible etqui restait douce comme sa figure anglique. Tout cela tait beau de force

  • 8ou de grce : le paysage, lhomme, lenfant, les taureaux sous le joug ; et,malgr cette lutte puissante o la terre tait vaincue, il y avait un sentiment dedouceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand lobstacletait surmont et que lattelage reprenait sa marche gale et solennelle, lelaboureur, dont la feinte violence ntait quun exercice de vigueur et unedpense dactivit, reprenait tout coup la srnit des mes simples etjetait un regard de contentement paternel sur son enfant qui se retournaitpour lui sourire. Puis la voix mle de ce jeune pre de famille entonnait lechant solennel et mlancolique que lantique tradition du pays transmet, non tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consomms dans lartdexciter et de soutenir lardeur des bufs de travail. Ce chant, dont loriginefut peut-tre considre comme sacre, et auquel de mystrieuses influencesont d tre attribues jadis, est rput encore aujourdhui possder la vertudentretenir le courage de ces animaux, dapaiser leurs mcontentements etde charmer lennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bienles conduire en traant un sillon parfaitement rectiligne, de leur allger lapeine en soulevant ou enfonant point le fer dans la terre : on nest pointun parfait laboureur si on ne sait chanter aux bufs, et cest l une science part qui exige un got et des moyens particuliers.

    Ce chant nest, vrai dire, quune sorte de rcitatif interrompu et repris volont. Sa forme irrgulire et ses intonations fausses selon les rglesde lart musical le rendent intraduisible. Mais ce nen est pas moins unbeau chant, et tellement appropri la nature du travail quil accompagne, lallure du buf, au calme des lieux agrestes, la simplicit des hommesqui le disent, quaucun gnie tranger au travail de la terre ne let invent,et quaucun chanteur autre quun fin laboureur de cette contre ne sauraitle redire. Aux poques de lanne o il ny a pas dautre travail et dautremouvement dans la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et sipuissant monte comme une voix de la brise, laquelle sa tonalit particuliredonne une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase, tenue ettremble avec une longueur et une puissance dhaleine incroyable, montedun quart de ton en faussant systmatiquement. Cela est sauvage, mais lecharme en est indicible, et quand on sest habitu lentendre, on ne conoitpas quun autre chant pt slever ces heures et dans ces lieux-l, sans endranger lharmonie.

    Il se trouvait donc que javais sous les yeux un tableau qui contrastaitavec celui dHolbein, quoique ce ft une scne pareille. Au lieu dun tristevieillard, un homme jeune et dispos ; au lieu dun attelage de chevauxefflanqus et harasss, un double quadrige de bufs robustes et ardents ; aulieu de la mort, un bel enfant ; au lieu dune image de dsespoir et duneide de destruction, un spectacle dnergie et une pense de bonheur.

  • 9Cest alors que le quatrain franais : la sueur de ton visaige, etc. etle O fortunatos agricolas de Virgile me revinrent ensemble lesprit, etquen voyant ce couple si beau, lhomme et lenfant, accomplir dans desconditions si potiques et avec tant de grce unie la force, un travail pleinde grandeur et de solennit, je sentis une piti profonde mle un respectinvolontaire. Heureux le laboureur ! Oui, sans doute, je le serais sa place, simon bras, devenu tout dun coup robuste, et ma poitrine devenue puissante,pouvaient ainsi fconder et chanter la nature, sans que mes yeux cessassentde voir et mon cerveau de comprendre lharmonie des couleurs et des sons,la finesse des tons et la grce des contours, en un mot la beaut mystrieusedes choses ! Et surtout sans que mon cur cesst dtre en relation avec lesentiment divin qui a prsid la cration immortelle et sublime.

    Mais, hlas ! Cet homme na jamais compris le mystre du beau, cetenfant ne le comprendra jamais ! Dieu me prserve de croire quils nesoient pas suprieurs aux animaux quils dominent, et quils naient pas parinstants une sorte de rvlation extatique qui charme leur fatigue et endortleurs soucis ! Je vois sur leurs nobles fronts le sceau du Seigneur, car ils sontns rois de la terre bien mieux que ceux qui la possdent pour lavoir paye.Et la preuve quils le sentent, cest quon ne les dpayserait pas impunment,cest quils aiment ce sol arros de leurs sueurs, cest que le vrai paysanmeurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champ qui la vu natre.Mais il manque cet homme une partie des jouissances que je possde,jouissances immatrielles qui lui seraient bien dues, lui, louvrier du vastetemple que le ciel est seul assez vaste pour embrasser. Il lui manque laconnaissance de son sentiment. Ceux qui lont condamn la servitude dsle ventre de sa mre, ne pouvant lui ter la rverie, lui ont t la rflexion.

    Eh bien ! Tel quil est, incomplet et condamn une ternelle enfance,il est encore plus beau que celui chez qui la science a touff le sentiment.Ne vous levez pas au-dessus de lui, vous autres qui vous croyez investisdu droit lgitime et imprescriptible de lui commander, car cette erreureffroyable o vous tes prouve que votre esprit a tu votre cur et que voustes les plus incomplets et les plus aveugles des hommes ! Jaime encoremieux cette simplicit de son me que les fausses lumires de la vtre ; et sijavais raconter sa vie, jaurais plus de plaisir en faire ressortir les ctsdoux et touchants, que vous navez de mrite peindre labjection o lesrigueurs et les mpris de vos prceptes sociaux peuvent le prcipiter.

    Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant, je savais leur histoire,car ils avaient une histoire, tout le monde a la sienne, et chacun pourraitintresser au roman de sa propre vie, sil lavait compris Quoique paysanet simple laboureur, Germain stait rendu compte de ses devoirs et deses affections. Il me les avait raconts navement, clairement, et je lavais

  • 10

    cout avec intrt. Quand je leus regard labourer assez longtemps, jeme demandai pourquoi son histoire ne serait pas crite, quoique ce ft unehistoire aussi simple, aussi droite et aussi peu orne que le sillon quil traaitavec sa charrue.

    Lanne prochaine, ce sillon sera combl et couvert par un sillon nouveau.Ainsi simprime et disparat la trace de la plupart des hommes dans le champde lhumanit. Un peu de terre lefface et les sillons que nous avons creussse succdent les uns aux autres comme les tombes dans le cimetire. Lesillon du laboureur ne vaut-il pas celui de loisif qui a pourtant un nom, unnom qui restera si, par une singularit ou une absurdit quelconque, il faitun peu de bruit dans le monde ?

    Eh bien ! Arrachons, sil se peut, au nant de loubli, le sillon de Germain,le fin laboureur. Il nen saura rien et ne sen inquitera gure ; mais jauraieu quelque plaisir le tenter.

  • 11

    IIILe pre Maurice

    Germain, lui dit un jour son beau-pre, il faut pourtant te dcider reprendre femme. Voil bientt deux ans que tu es veuf de ma fille, et tonan a sept ans. Tu approches de la trentaine, mon garon, et tu sais que,pass cet ge-l, dans nos pays, un homme est rput trop vieux pour rentreren mnage. Tu as trois beaux enfants, et jusquici ils ne nous ont pointembarrasss. Ma femme et ma bru les ont soigns de leur mieux, et les ontaims comme elles le devaient. Voil Petit-Pierre quasi lev ; il pique djles bufs assez gentiment ; il est assez sage pour garder les btes au pr,et assez fort pour mener les chevaux labreuvoir. Ce nest donc pas celui-l qui nous gne ; mais les deux autres, que nous aimons pourtant, Dieu lesait, les pauvres innocents ! nous donnent cette anne beaucoup de souci.Ma bru est prs daccoucher et elle en a encore un tout petit sur les bras.Quand celui que nous attendons sera venu, elle ne pourra plus soccuper deta petite Solange, et surtout de ton Sylvain, qui na pas quatre ans et qui nese tient gure en repos ni le jour ni la nuit. Cest un sang vif comme toi : afera un bon ouvrier, mais a fait un terrible enfant, et ma vieille ne court plusassez vite pour le rattraper quand il se sauve du ct de la fosse ou quand ilse jette sous les pieds des btes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettreau monde, son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur lesbras de ma femme. Donc tes enfants nous inquitent et nous surchargent.Nous naimons pas voir des enfants mal soigns ; et quand on pense auxaccidents qui peuvent leur arriver, faute de surveillance, on na pas la tteen repos. Il te faut donc une autre femme et moi une autre bru. Songes-y,mon garon. Je tai dj averti plusieurs fois, le temps se passe, les annesne tattendront point. Tu dois tes enfants et nous autres, qui voulons quetout aille bien dans la maison, de te remarier au plus tt.

    Eh bien, mon pre, rpondit le gendre, si vous le voulez absolument,il faudra donc vous contenter. Mais je ne veux pas vous cacher que celame fera beaucoup de peine, et que je nen ai gure plus denvie que de menoyer. On sait qui on perd et on ne sait pas qui lon trouve. Javais unebrave femme, une belle femme, douce, courageuse, bonne ses pre et mre,bonne son mari, bonne ses enfants, bonne au travail, aux champs comme la maison, adroite louvrage, bonne tout enfin ; et quand vous me lavezdonne, quand je lai prise, nous navions pas mis dans nos conditions queje viendrais loublier si javais le malheur de la perdre.

    Ce que tu dis l est dun bon cur, Germain, reprit le pre Maurice ; jesais que tu as aim ma fille, que tu las rendue heureuse, et que si tu avais

  • 12

    pu contenter la mort en passant sa place, Catherine serait en vie lheurequil est, et toi dans le cimetire. Elle mritait bien dtre aime de toi cepoint-l, et si tu ne ten consoles pas, nous ne nous en consolons pas nonplus. Mais je ne te parle pas de loublier. Le bon Dieu a voulu quelle nousquittt et nous ne passerons pas un jour sans lui faire savoir par nos prires,nos penses, nos paroles et nos actions, que nous respectons son souveniret que nous sommes fchs de son dpart. Mais si elle pouvait te parler delautre monde et te donner connatre sa volont, elle te commanderait dechercher une mre pour ses petits orphelins. Il sagit donc de rencontrer unefemme qui soit digne de la remplacer. Ce ne sera pas bien ais ; mais ce nestpas impossible ; et quand nous te laurons trouve, tu laimeras comme tuaimais ma fille, parce que tu es un honnte homme et que tu lui sauras grde nous rendre service et daimer tes enfants.

    Cest bien, pre Maurice, dit Germain, je ferai votre volont comme jelai toujours faite.

    Cest une justice te rendre, mon fils, que tu as toujours cout lamitiet les bonnes raisons de ton chef de famille. Avisons donc ensemble au choixde ta nouvelle femme. Dabord je ne suis pas davis que tu prennes unejeunesse. Ce nest pas ce quil te faut. La jeunesse est lgre ; et commecest un fardeau dlever trois enfants, surtout quand ils sont dun autre lit,il faut une bonne me bien sage, bien douce et trs porte au travail. Si tafemme na pas environ le mme ge que toi, elle naura pas assez de raisonpour accepter un pareil devoir. Elle te trouvera trop vieux et tes enfants tropjeunes. Elle se plaindra et tes enfants ptiront.

    Voil justement ce qui minquite, dit Germain. Si ces pauvres petitsvenaient tre maltraits, has, battus ?

    Dieu ne plaise ! reprit le vieillard. Mais les mchantes femmes sontplus rares dans notre pays que les bonnes, et il faudrait tre fou pour ne pasmettre la main sur celle qui convient.

    Cest vrai, mon pre : il y a de bonnes filles dans notre village. Il ya la Louise, la Sylvaine, la Claudie, la Marguerite enfin, celle que vousvoudrez.

    Doucement, doucement, mon garon, toutes ces filles-l sont tropjeunes ou trop pauvres ou trop jolies filles ; car, enfin, il faut penser cela aussi, mon fils. Une jolie femme nest pas toujours aussi range quuneautre.

    Vous voulez donc que jen prenne une laide ? dit Germain un peuinquiet.

    Non, point laide, car cette femme te donnera dautres enfants, et il nya rien de si triste que davoir des enfants laids, chtifs, et malsains. Mais

  • 13

    une femme encore frache, dune bonne sant et qui ne soit ni belle ni laide,ferait trs bien ton affaire.

    Je vois bien, dit Germain en souriant un peu tristement, que, pour lavoirtelle que vous la voulez, il faudra la faire faire exprs : dautant plus quevous ne la voulez point pauvre, et que les riches ne sont pas faciles obtenirsurtout pour un veuf.

    Et si elle tait veuve elle-mme, Germain ? l, une veuve sans enfantset avec un bon bien ?

    Je nen connais pas pour le moment dans notre paroisse. Ni moi non plus, mais il y en a ailleurs. Vous avez quelquun en vue, mon pre ; alors, dites-le tout de suite.

  • 14

    IVGermain le fin laboureur

    Oui, jai quelquun en vue, rpondit le pre Maurice. Cest une Lonard,veuve dun Gurin, qui demeure Fourche.

    Je ne connais ni la femme ni lendroit, rpondit Germain rsign, maisde plus en plus triste.

    Elle sappelle Catherine, comme ta dfunte. Catherine ? Oui, a me fera plaisir davoir dire ce nom-l : Catherine !

    Et pourtant, si je ne peux pas laimer autant que lautre, a me fera encoreplus de peine, a me la rappellera plus souvent.

    Je te dis que tu laimeras : cest un bon sujet, une femme de grand cur ;je ne lai pas vue depuis longtemps, elle ntait pas laide fille alors ; maiselle nest plus jeune, elle a trente-deux ans. Elle est dune bonne famille,tous braves gens, et elle a bien pour huit ou dix mille francs de terres,quelle vendrait volontiers pour en acheter dautres dans lendroit o ellestablirait ; car elle songe aussi se remarier, et je sais que, si ton caractrelui convenait, elle ne trouverait pas ta position mauvaise.

    Vous avez donc dj arrang tout cela ? Oui, sauf votre avis tous les deux ; et cest ce quil faudrait vous

    demander lun lautre, en faisant connaissance. Le pre de cette femme-l est un peu mon parent et il a t beaucoup mon ami. Tu le connais bien,le pre Lonard ?

    Oui, je lai vu vous parler dans les foires, et la dernire, vous avezdjeun ensemble ; cest donc de cela quil vous entretenait si longuement ?

    Sans doute ; il te regardait vendre tes btes et il trouvait que tu typrenais bien, que tu tais un garon de bonne mine, que tu paraissais actif etentendu ; et quand je lui eus dit tout ce que tu es et comme tu te conduis bienavec nous, depuis huit ans que nous vivons et travaillons ensemble, sansavoir jamais eu un mot de chagrin ou de colre, il sest mis dans la tte de tefaire pouser sa fille ; ce qui me convient aussi, je te le confesse, daprs labonne renomme quelle a, daprs lhonntet de sa famille et les bonnesaffaires o je sais quils sont.

    Je vois, pre Maurice, que vous tenez un peu aux bonnes affaires. Sans doute, jy tiens. Est-ce que tu ny tiens pas aussi ? Jy tiens si vous voulez, pour vous faire plaisir ; mais vous savez que,

    pour ma part, je ne membarrasse jamais de ce qui me revient ou ne merevient pas dans nos profits. Je ne mentends pas faire des partages et matte nest pas bonne pour ces choses-l. Je connais la terre, je connais lesbufs, les chevaux, les attelages, les semences, la battaison, les fourrages.

  • 15

    Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les menus profits et la culture fine,vous savez que a regarde votre fils et que je ne men mle pas beaucoup.Quant largent, ma mmoire est courte, et jaimerais mieux tout cder quede disputer sur le tien et le mien. Je craindrais de me tromper et de rclamerce qui ne mest pas d, et si les affaires ntaient pas simples et claires, jene my retrouverais jamais.

    Cest tant pis, mon fils, et voil pourquoi jaimerais que tu eusses unefemme de tte pour me remplacer quand je ny serai plus. Tu nas jamaisvoulu voir clair dans nos comptes, et a pourrait tamener du dsagrmentavec mon fils, quand vous ne maurez plus pour vous mettre daccord etvous dire ce qui vous revient chacun.

    Puissiez-vous vivre longtemps, pre Maurice ! Mais ne vous inquitezpas de ce qui sera aprs vous ; jamais je ne me disputerai avec votre fils.Je me fie Jacques comme vous-mme, et comme je nai pas de bien moi, que tout ce qui peut me revenir provient de votre fille et appartient nos enfants, je peux tre tranquille et vous aussi ; Jacques ne voudrait pasdpouiller les enfants de sa sur pour les siens, puisquil les aime quasiautant les uns que les autres.

    Tu as raison en cela, Germain. Jacques est un bon fils, un bon frre etun homme qui aime la vrit. Mais Jacques peut mourir avant toi, avant quevos enfants soient levs, et il faut toujours songer, dans une famille, nepas laisser des mineurs sans un chef pour les bien conseiller et rgler leursdiffrends. Autrement les gens de loi sen mlent, les brouillent ensembleet leur font tout manger en procs. Ainsi donc, nous ne devons pas penser mettre chez nous une personne de plus, soit homme, soit femme, sansnous dire quun jour cette personne-l aura peut-tre diriger la conduite etles affaires dune trentaine denfants, petits-enfants, gendres et brus Onne sait pas combien une famille peut saccrotre, et quand la ruche est troppleine, quil faut essaimer, chacun songe emporter son miel. Quand je taipris pour gendre, quoique ma fille ft riche et toi pauvre, je ne lui ai pas faitreproche de tavoir choisi. Je te voyais bon travailleur et je savais bien que lameilleure richesse pour des gens de campagne comme nous, cest une pairede bras et un cur comme les tiens. Quand un homme apporte cela dans unefamille, il apporte assez. Mais une femme, cest diffrent : son travail dansla maison est bon pour conserver, non pour acqurir. Dailleurs, prsentque tu es pre et que tu cherches femme, il faut songer que tes nouveauxenfants, nayant rien prtendre dans lhritage de ceux du premier lit, setrouveraient dans la misre si tu venais mourir, moins que ta femmenet quelque bien de son ct. Et puis, les enfants dont tu vas augmenternotre colonie coteront quelque chose nourrir. Si cela retombait sur nousseuls, nous les nourririons, bien certainement, et sans nous en plaindre ;

  • 16

    mais le bien-tre de tout le monde en serait diminu, et les premiers enfantsauraient leur part de privations l-dedans. Quand les familles augmententoutre mesure sans que le bien augmente en proportion, la misre vient,quelque courage quon y mette. Voil mes observations, Germain, pse-les,et tche de te faire agrer la veuve Gurin ; car sa bonne conduite et ses cusapporteront ici de laide dans le prsent et de la tranquillit pour lavenir.

    Cest dit, mon pre. Je vais tcher de lui plaire et quelle me plaise. Pour cela il faut la voir et aller la trouver. Dans son endroit ? Fourche ? Cest loin dici, nest-ce pas ? et nous

    navons gure le temps de courir dans cette saison. Quand il sagit dun mariage damour, il faut sattendre perdre du

    temps ; mais quand cest un mariage de raison entre deux personnes quinont pas de caprices et savent ce quelles veulent, cest bientt dcid. Cestdemain samedi ; tu feras ta journe de labour un peu courte, tu partiras versles deux heures aprs dner ; tu seras Fourche la nuit ; la lune est grandedans ce moment-ci, les chemins sont bons et il ny a pas plus de trois lieuesde pays. Cest prs du Magnier. Dailleurs tu prendras la jument.

    Jaimerais autant aller pied, par ce temps frais. Oui, mais la jument est belle, et un prtendu qui arrive aussi bien mont

    a meilleur air. Tu mettras tes habits neufs et tu porteras un joli prsent degibier au pre Lonard. Tu arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tupasseras la journe du dimanche avec sa fille et tu reviendras avec un ouiou un non lundi matin.

    Cest entendu rpondit tranquillement Germain ; et pourtant il ntaitpas tout fait tranquille.

    Germain avait toujours vcu sagement comme vivent les paysanslaborieux. Mari vingt ans, il navait aim quune femme dans sa vie et,depuis son veuvage, quoiquil ft dun caractre imptueux et enjou, ilnavait ri et foltr avec aucune autre. Il avait port fidlement un vritableregret dans son cur, et ce ntait pas sans crainte et sans tristesse quilcdait son beau-pre ; mais le beau-pre avait toujours gouvern sagementla famille, et Germain, qui stait dvou tout entier luvre communeet, par consquent, celui qui la personnifiait, au pre de famille, Germainne comprenait pas quil et pu se rvolter contre de bonnes raisons, contrelintrt de tous.

    Nanmoins il tait triste. Il se passait peu de jours quil ne pleurt safemme en secret et, quoique la solitude comment lui peser, il tait pluseffray de former une union nouvelle que dsireux de se soustraire sonchagrin. Il se disait vaguement que lamour et pu le consoler, en venantle surprendre, car lamour ne console pas autrement. On ne le trouve pasquand on le cherche ; il vient nous quand nous ne lattendons pas. Ce froid

  • 17

    projet de mariage que lui montrait le pre Maurice, cette fiance inconnue,peut-tre mme tout ce bien quon lui disait de sa raison et de sa vertu, luidonnaient penser. Et il sen allait, songeant, comme songent les hommesqui nont pas assez dides pour quelles se combattent entre elles, cest--dire ne se formulant pas lui-mme de belles raisons de rsistance etdgosme, mais souffrant dune douleur sourde et ne luttant pas contre unmal quil fallait accepter.

    Cependant, le pre Maurice tait rentr la mtairie tandis que Germain,entre le coucher du soleil et la nuit, occupait la dernire heure du jour fermer les brches que les moutons avaient faites la bordure dun enclosvoisin des btiments. Il relevait les tiges dpine et les soutenait avec desmottes de terre tandis que les grives babillaient dans le buisson voisin etsemblaient lui crier de se hter, curieuses quelles taient de venir examinerson ouvrage aussitt quil serait parti.

  • 18

    VLa Guillette

    Le pre Maurice trouva chez lui une vieille voisine qui tait venue causeravec sa femme tout en cherchant de la braise pour allumer son feu. La mreGuillette habitait une chaumire fort pauvre deux portes de fusil de laferme. Mais ctait une femme dordre et de volont. Sa pauvre maison taitpropre et bien tenue, et ses vtements rapics avec soin annonaient lerespect de soi-mme au milieu de la dtresse.

    Vous tes venue chercher le feu du soir, mre Guillette, lui dit levieillard. Voulez-vous quelque autre chose ?

    Non, pre Maurice, rpondit-elle ; rien pour le moment. Je ne suis pasqumandeuse, vous le savez, et je nabuse pas de la bont de mes amis.

    Cest la vrit ; aussi vos amis sont toujours prts vous rendre service. Jtais en train de causer avec votre femme, et je lui demandais si

    Germain se dcidait enfin se remarier. Vous ntes point une bavarde, rpondit le pre Maurice, on peut parler

    devant vous sans craindre les propos : ainsi je dirai ma femme et vous queGermain est tout fait dcid ; il part demain pour le domaine de Fourche.

    la bonne heure ! scria la mre Maurice ; ce pauvre enfant ! Dieuveuille quil trouve une femme aussi bonne et aussi brave que lui !

    Ah ! il va Fourche ? observa la Guillette. Voyez comme a se trouve !cela marrange beaucoup, et puisque vous me demandiez tout lheure si jedsirais quelque chose, je vas vous dire, pre Maurice, en quoi vous pouvezmobliger.

    Dites, dites, vous obliger, nous le voulons. Je voudrais que Germain prt la peine demmener ma fille avec lui. O donc ? Fourche ? Non, pas Fourche ; mais aux Ormeaux, o elle va demeurer le reste

    de lanne. Comment ! dit la mre Maurice, vous vous sparez de votre fille ? Il faut bien quelle entre en condition et quelle gagne quelque chose.

    a me fait assez de peine et elle aussi, la pauvre me ! Nous navons paspu nous dcider nous quitter lpoque de la Saint-Jean ; mais voil quela Saint-Martin arrive, et quelle trouve une bonne place de bergre dans lesfermes des Ormeaux. Le fermier passait lautre jour par ici en revenant de lafoire. Il vit ma petite Marie qui gardait ses trois moutons sur le communal. Vous ntes gure occupe, ma petite fille, quil lui dit ; et trois moutonspour une pastoure, ce nest gure. Voulez-vous en garder cent ? je vousemmne. La bergre de chez nous est tombe malade, elle retourne chez

  • 19

    ses parents, et si vous voulez tre chez nous avant huit jours, vous aurezcinquante francs pour le reste de lanne jusqu la Saint-Jean. Lenfanta refus mais elle na pu se dfendre dy songer et de me le dire lorsquenrentrant le soir elle ma vue triste et embarrasse de passer lhiver, qui vatre rude et long, puisquon a vu, cette anne, les grues et les oies sauvagestraverser les airs un grand mois plus tt que de coutume. Nous avons pleurtoutes deux ; mais enfin le courage est venu. Nous nous sommes dit quenous ne pouvions pas rester ensemble, puisquil y a peine de quoi fairevivre une seule personne sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est enge (la voil qui prend seize ans), il faut bien quelle fasse comme les autres,quelle gagne son pain et quelle aide sa pauvre mre.

    Mre Guillette, dit le vieux laboureur, sil ne fallait que cinquante francspour vous consoler de vos peines et vous dispenser denvoyer votre enfant auloin, vrai, je vous les ferais trouver, quoique cinquante francs pour des genscomme nous a commence peser. Mais en toutes choses il faut consulter laraison autant que lamiti. Pour tre sauve de la misre de cet hiver, vousne le serez pas de la misre venir, et plus votre fille tardera prendre unparti, plus elle et vous aurez de peine vous quitter. La petite Marie se faitgrande et forte, et elle na pas de quoi soccuper chez vous. Elle pourrait yprendre lhabitude de la fainantise

    Oh ! pour cela, je ne le crains pas, dit la Guillette. Marie est courageuseautant que fille riche et la tte dun gros travail puisse ltre. Elle ne restepas un instant les bras croiss et, quand nous navons pas douvrage, ellenettoie et frotte nos pauvres meubles quelle rend clairs comme des miroirs.Cest une enfant qui vaut son pesant dor et jaurais bien mieux aim quelleentrt chez vous comme bergre que daller si loin chez des gens que jene connais pas. Vous lauriez prise la Saint-Jean, si nous avions su nousdcider ; mais prsent vous avez lou tout votre monde et ce nest qu laSaint-Jean de lautre anne que nous pourrons y songer.

    Eh ! jy consens de tout mon cur, Guillette ! Cela me fera plaisir. Maisen attendant, elle fera bien dapprendre un tat et de shabituer servir lesautres.

    Oui, sans doute ; le sort en est jet. Le fermier des Ormeaux la faitdemander ce matin ; nous avons dit oui, et il faut quelle parte. Mais la pauvreenfant ne sait pas le chemin et je naimerais pas lenvoyer si loin touteseule. Puisque votre gendre va Fourche demain, il peut bien lemmener. Ilparat que cest tout ct du domaine o elle va, ce quon ma dit ; carje nai jamais fait ce voyage-l.

    Cest tout ct et mon gendre la conduira. Cela se doit ; il pourra mmela prendre en croupe sur la jument, ce qui mnagera ses souliers. Le voil

  • 20

    qui rentre pour souper. Dis-moi, Germain, la petite Marie la mre Guillettesen va bergre aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval, nest-ce pas ?

    Cest bien, rpondit Germain qui tait soucieux, mais toujours dispos rendre service son prochain.

    Dans notre monde nous, pareille chose ne viendrait pas la pensedune mre, de confier une fille de seize ans un homme de vingt-huit ; carGermain navait rellement que vingt-huit ans ; et quoique, selon les idesde son pays, il passt pour vieux au point de vue du mariage, il tait encore leplus bel homme de lendroit. Le travail ne lavait pas creus et fltri commela plupart des paysans qui ont dix annes de labourage sur la tte. Il taitde force labourer encore dix ans sans paratre vieux et il et fallu que leprjug de lge ft bien fort sur lesprit dune jeune fille pour lempcherde voir que Germain avait le teint trais, lil vif et bleu comme le ciel demai, la bouche rose, des dents superbes, le corps lgant et souple commecelui dun jeune cheval qui na pas encore quitt le pr.

    Mais la chastet des murs est une tradition sacre dans certainescampagnes loignes du mouvement corrompu des grandes villes et, entretoutes les familles de Belair, la famille de Maurice tait rpute honnteet servant la vrit. Germain sen allait chercher femme ; Marie tait uneenfant trop jeune et trop pauvre pour quil y songet dans cette vue et, moins dtre un sans cur et un mauvais homme, il tait impossible quil etune coupable pense auprs delle. Le pre Maurice ne fut donc nullementinquiet de lui voir prendre en croupe cette jolie fille ; la Guillette et cru luifaire injure si elle lui et recommand de la respecter comme sa sur ; Mariemonta sur la jument en pleurant, aprs avoir vingt fois embrass sa mreet ses jeunes amies. Germain, qui tait triste pour son compte, compatissaitdautant plus son chagrin, et sen alla dun air srieux tandis que les gensdu voisinage disaient adieu de la main la pauvre Marie sans songer mal.

  • 21

    VIPetit-Pierre

    La Grise tait jeune, belle et vigoureuse. Elle portait sans effort sondouble fardeau, couchant les oreilles et rongeant son frein, comme une fireet ardente jument quelle tait. En passant devant le pr-long elle aperut samre, qui sappelait la vieille Grise, comme elle la Grise, et elle hennit ensigne dadieu. La vieille Grise sapprocha de la haie en faisant rsonner sesenferges, essaya de galoper sur la marge du pr pour suivre sa fille ; puis, lavoyant prendre le grand trot, elle hennit son tour et resta pensive, inquite,le nez au vent, la bouche pleine dherbes quelle ne songeait plus manger.

    Cette pauvre bte connat toujours sa progniture, dit Germain pourdistraire la petite Marie de son chagrin. a me fait penser que je nai pasembrass mon petit Pierre avant de partir. Le mauvais enfant ntait pas l ! Ilvoulait, hier au soir, me faire promettre de lemmener, et il a pleur pendantune heure dans son lit. Ce matin encore, il a tout essay pour me persuader.Oh ! quil est adroit et clin ! mais quand il a vu que a ne se pouvait pas,monsieur sest fch : il est parti dans les champs et je ne lai pas revu dela journe.

    Moi, je lai vu, dit la petite Marie en faisant effort pour rentrer seslarmes. Il courait avec les enfants de Soulas du ct des tailles, et je me suisbien doute quil tait hors de la maison depuis longtemps car il avait faimet mangeait des prunelles et des mres de buisson. Je lui ai donn le pain demon goter et il ma dit : Merci, ma Marie mignonne : quand tu viendraschez nous, je te donnerai de la galette. Cest un enfant trop gentil que vousavez l, Germain !

    Oui, quil est gentil, reprit le laboureur, et je ne sais pas ce que je neferais pas pour lui ! Si sa grand-mre navait pas eu plus de raison que moi,je naurais pas pu me tenir de lemmener quand je le voyais pleurer si fortque son pauvre petit cur en tait tout gonfl.

    Eh bien ! pourquoi ne lauriez-vous pas emmen, Germain ? Il ne vousaurait gure embarrass ; il est si raisonnable quand on fait sa volont !

    Il parat quil aurait t de trop l o je vais. Du moins ctait lavis dupre Maurice Moi, pourtant, jaurais pens quau contraire il fallait voircomment on le recevrait, et quun si gentil enfant ne pouvait qutre pris enbonne amiti Mais ils disent la maison quil ne faut pas commencer parfaire voir les charges du mnage Je ne sais pas pourquoi je te parle de a,petite Marie ; tu ny comprends rien.

  • 22

    Si fait, Germain ; je sais que vous allez vous marier ; ma mre me ladit en me recommandant de nen parler personne, ni chez nous, ni l o jevais, et vous pouvez tre tranquille : je nen dirai mot.

    Tu feras bien, car ce nest pas fait ; peut-tre que je ne conviendrai pas la femme en question.

    Il faut esprer que si, Germain. Pourquoi donc ne lui conviendriez-vouspas ?

    Qui sait ? Jai trois enfants, et cest lourd pour une femme qui nestpas leur mre !

    Cest vrai, mais vos enfants ne sont pas comme dautres enfants. Crois-tu ? Ils sont beaux comme des petits anges, et si bien levs quon nen peut

    pas voir de plus aimables. Il y a Sylvain qui nest pas trop commode. Il est tout petit ! il ne peut pas tre autrement que terrible, mais il a

    tant desprit ! Cest vrai quil a de lesprit ! et un courage ! Il ne craint ni vaches,

    ni taureaux, et si on le laissait faire, il grimperait dj sur les chevaux avecson an.

    Moi, votre place, jaurais amen lan. Bien sr a vous aurait faitaimer tout de suite davoir un enfant si beau !

    Oui, si la femme aime les enfants ; mais si elle ne les aime pas ! Est-ce quil y a des femmes qui naiment pas les enfants ? Pas beaucoup, je pense ; mais enfin il y en a, et cest l ce qui me

    tourmente. Vous ne la connaissez donc pas du tout cette femme ? Pas plus que toi, et je crains de ne pas la mieux connatre aprs que je

    laurai vue. Je ne suis pas mfiant, moi. Quand on me dit de bonnes paroles,jy crois : mais jai t plus dune fois mme de men repentir car lesparoles ne sont pas des actions.

    On dit que cest une fort brave femme. Qui dit cela ? le pre Maurice ! Oui, votre beau-pre. Cest fort bien : mais il ne la connat pas non plus. Eh bien, vous la verrez tantt, vous ferez grande attention, et il faut

    esprer que vous ne vous tromperez pas, Germain. Tiens, petite Marie, je serais bien aise que tu entres un peu dans la

    maison avant de ten aller tout droit aux Ormeaux : tu es fine, toi, tu astoujours montr de lesprit, et tu fais attention tout. Si tu vois quelque chosequi te donne penser, tu men avertiras tout doucement.

  • 23

    Oh ! non, Germain, je ne ferai pas cela ! je craindrais trop de metromper ; et dailleurs, si une parole dite la lgre venait vous dgoterde ce mariage, vos parents men voudraient, et jai bien assez de chagrinscomme a, sans en attirer dautres sur ma pauvre chre femme de mre.

    Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un cart en dressant les oreillespuis revint sur ses pas et se rapprocha du buisson, o quelque chose quellecommenait reconnatre lavait dabord effraye. Germain jeta un regardsur le buisson et vit dans le foss, sous les branches paisses et encorefraches dun tteau de chne, quelque chose quil prit pour un agneau.

    Cest une bte gare, dit-il, ou morte car elle ne bouge pas. Peut-treque quelquun la cherche ; il faut voir !

    Ce nest pas une bte, scria la petite Marie, cest un enfant qui dort ;cest votre petit Pierre.

    Par exemple ! dit Germain en descendant de cheval : voyez ce petitgarnement qui dort l, si loin de la maison, et dans un foss o quelqueserpent pourrait bien le trouver !

    Il prit dans ses bras lenfant qui lui sourit en ouvrant les yeux et jeta sesbras autour de son cou en lui disant : Mon petit pre, tu vas memmeneravec toi !

    Ah oui ! toujours la mme chanson ! Que faisiez-vous l, mauvaisPierre ?

    Jattendais mon petit pre passer, dit lenfant ; je regardais sur lechemin et, force de regarder, je me suis endormi.

    Et si jtais pass sans te voir, tu serais rest toute la nuit dehors et leloup taurait mang !

    Oh ! je savais bien que tu me verrais ! rpondit Petit-Pierre avecconfiance.

    Eh bien, prsent, mon Pierre, embrasse-moi, dis-moi adieu, et retournevite la maison si tu ne veux pas quon soupe sans toi.

    Tu ne veux donc pas memmener ! scria le petit en commenant frotter ses yeux pour montrer quil avait dessein de pleurer.

    Tu sais bien que grand-pre et grand-mre ne le veulent pas, ditGermain, se retranchant derrire lautorit des vieux parents, comme unhomme qui ne compte gure sur la sienne propre.

    Mais lenfant nentendit rien. Il se prit pleurer tout de bon, disant que,puisque son pre emmenait la petite Marie, il pouvait bien lemmener aussi.On lui objecta quil fallait passer les grands bois, quil y avait l beaucoupde mchantes btes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne voulaitpas porter trois personnes, quelle lavait dclar en partant et que, dansle pays o lon se rendait, il ny avait ni lit ni souper pour les marmots.Toutes ces excellentes raisons ne persuadrent point Petit-Pierre ; il se jeta

  • 24

    sur lherbe, et sy roula en criant que son petit pre ne laimait plus et que,sil ne lemmenait pas, il ne rentrerait point du jour ni de la nuit la maison.

    Germain avait un cur de pre aussi tendre et aussi faible que celui dunefemme. La mort de la sienne, les soins quil avait t forc de rendre seul ses petits, aussi la pense que ces pauvres enfants sans mre avaient besoindtre beaucoup aims, avaient contribu le rendre ainsi, et il se fit en luiun si rude combat, dautant plus quil rougissait de sa faiblesse et sefforaitde cacher son malaise la petite Marie, que la sueur lui en vint au front etque ses yeux se bordrent de rouge, prts pleurer aussi. Enfin, il essayade se mettre en colre ; mais, en se retournant vers la petite Marie, commepour la prendre tmoin de sa fermet dme, il vit que le visage de cettebonne fille tait baign de larmes et, tout son courage labandonnant, il luifut impossible de retenir les siennes, bien quil grondt et menat encore.

    Vrai, vous avez le cur trop dur, lui dit enfin la petite Marie, et, pourma part, je ne pourrai jamais rsister comme cela un enfant qui a un sigros chagrin. Voyons, Germain, emmenez-le. Votre jument est bien habitue porter deux personnes et un enfant, preuve que votre beau-frre et safemme, qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au march le samediavec leur garon, sur le dos de cette bonne bte. Vous le mettrez chevaldevant vous, et dailleurs jaime mieux men aller toute seule pied que defaire de la peine ce petit.

    Qu cela ne tienne, rpondit Germain, qui mourait denvie de se laisserconvaincre. La Grise est forte et en porterait deux de plus sil y avait placesur son chine. Mais que ferons-nous de cet enfant en route ? il aura froid,il aura faim et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le coucher,le laver et le rhabiller ? Je nose pas donner cet ennui-l une femme queje ne connais pas, et qui trouvera, sans doute, que je suis bien sans faonsavec elle pour commencer.

    Daprs lamiti ou lennui quelle montrera, vous la connatrez tout desuite, Germain, croyez-moi ; et dailleurs, si elle rebute votre Pierre, moi jemen charge. Jirai chez elle lhabiller et je lemmnerai aux champs demain.Je lamuserai toute la journe et jaurai soin quil ne manque de rien.

    Et il tennuiera, ma pauvre fille ! Il te gnera ! toute une journe, cestlong !

    a me fera plaisir, au contraire, a me tiendra compagnie et a merendra moins triste le premier jour que jaurai passer dans un nouveau pays.Je me figurerai que je suis encore chez nous.

    Lenfant, voyant que la petite Marie prenait son parti, stait cramponn sa jupe et la tenait si fort quil et fallu lui faire du mal pour len arracher.Quand il reconnut que son pre cdait, il prit la main de Marie dans ses deuxpetites mains brunies par le soleil, et lembrassa en sautant de joie et en la

  • 25

    tirant vers la jument avec cette impatience ardente que les enfants portentdans leurs dsirs.

    Allons, allons, dit la jeune fille en le soulevant dans ses bras, tchonsdapaiser ce pauvre cur qui saute comme un petit oiseau, et si tu sens lefroid quand la nuit viendra, dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans macape. Embrasse ton petit pre, et demande-lui pardon davoir fait le mchant.Dis que a ne tarrivera plus, jamais ! jamais, entends-tu ?

    Oui, oui, condition que je ferai toujours sa volont, nest-ce pas ? ditGermain en essuyant les yeux du petit avec son mouchoir : ah ! Marie, vousme le gtez, ce drle-l ! Et vraiment, tu es une trop bonne fille, petiteMarie. Je ne sais pas pourquoi tu nes pas entre bergre chez nous la Saint-Jean dernire. Tu aurais pris soin de mes enfants, et jaurais mieux aim tepayer un bon prix pour les servir que daller chercher une femme qui croirapeut-tre me faire beaucoup de grce en ne les dtestant pas.

    Il ne faut pas voir comme a les choses par le mauvais ct, rponditla petite Marie, en tenant la bride du cheval pendant que Germain plaaitson fils sur le devant du large bt garni de peau de chvre : si votre femmenaime pas les enfants, vous me prendrez votre service lan prochain, et,soyez tranquille, je les amuserai si bien quils ne sapercevront de rien.

  • 26

    VIIDans la lande

    Ah a, dit Germain, lorsquils eurent fait quelques pas, que va-t-onpenser la maison en ne voyant pas rentrer ce petit bonhomme ? Les parentsvont tre inquiets et le chercheront partout.

    Vous allez dire an cantonnier, qui travaille l-haut sur la route, que vouslemmenez, et vous lui recommanderez davertir votre monde.

    Cest vrai, Marie, tu tavises de tout, toi ; moi, je ne pensais plus queJeannie devait tre par l.

    Et justement, il demeure tout prs de la mtairie ; et il ne manquera pasde faire la commission.

    Quand on eut avis cette prcaution, Germain remit la jument au trot,et Petit-Pierre tait si joyeux quil ne saperut pas tout de suite quil navaitpas dn ; mais, le mouvement du cheval lui creusant lestomac, il se prit, aubout dune lieue, biller, plir et confesser quil mourait de faim.

    Voil que a commence, dit Germain. Je savais bien que nous nirionspas loin sans que ce monsieur crit la faim ou la soif.

    Jai soif aussi ! dit Petit-Pierre. Eh bien ! nous allons donc entrer dans le cabaret de la mre Rebec,

    Corlay, au Point du Jour ? Belle enseigne, mais pauvre gte ! Allons, Marie,tu boiras aussi un doigt de vin.

    Non, non, je nai besoin de rien, dit-elle, je tiendrai la jument pendantque vous entrerez avec le petit.

    Mais jy songe, ma bonne fille, tu as donn ce matin le pain de tongoter mon Pierre, et toi tu es jeun ; tu nas pas voulu dner avec nous la maison, tu ne faisais que pleurer.

    Oh ! je navais pas faim, javais trop de peine ! et je vous jure quprsent encore je ne sens aucune envie de manger.

    Il faut te forcer, petite ; autrement tu seras malade. Nous avons duchemin faire et il ne faut pas arriver l-bas comme des affams pourdemander du pain avant de dire bonjour. Moi-mme je veux te donnerlexemple, quoique je naie pas grand apptit ; mais jen viendrai bout, vuque, aprs tout, je nai pas dn non plus. Je vous voyais pleurer, toi et tamre, et a me troublait le cur. Allons, allons, je vais attacher la Grise la porte ; descends, je le veux.

    Ils entrrent tous trois chez la Rebec et, en moins dun quart dheure, lagrosse boiteuse russit leur servir une omelette de bonne mine, du pain biset du vin clairet.

  • 27

    Les paysans ne mangent pas vite, et le petit Pierre avait si grand apptitquil se passa bien une heure avant que Germain pt songer se remettre enroute. La petite Marie avait mang par complaisance dabord ; puis, peu peu, la faim tait venue : car seize ans on ne peut pas faire longtemps dite,et lair des campagnes est imprieux. Les bonnes paroles que Germain sutlui dire pour la consoler et lui faire prendre courage produisirent aussi leureffet ; elle fit effort pour se persuader que sept mois seraient bientt passset pour songer au bonheur quelle aurait de se retrouver dans sa famille etdans son hameau, puisque le pre Maurice et Germain saccordaient pourlui promettre de la prendre leur service. Mais, comme elle commenait sgayer et badiner avec le petit Pierre, Germain eut la malheureuse idede lui faire regarder par la fentre du cabaret, la belle vue de la valle quonvoit tout entire de cette hauteur, et qui est si riante, si verte et si fertile.Marie regarda et demanda si de l on voyait les maisons de Belair.

    Sans doute, dit Germain, et la mtairie, et mme ta maison. Tiens, cepetit point gris, pas loin du grand peuplier Godard, plus bas que le clocher.

    Ah ! je la vois, dit la petite ; et l-dessus elle recommena de pleurer. Jai eu tort de te faire songer a, dit Germain, je ne fais que des btises

    aujourdhui ! Allons, Marie, partons, ma fille ; les jours sont courts, et dansune heure, quand la lune montera, il ne fera pas chaud.

    Ils se remirent en route, traversrent la grande brande et comme, pourne pas fatiguer la jeune fille et lenfant par un trop grand trot, Germain nepouvait faire aller la Grise bien vite, le soleil tait couch quand ils quittrentla route pour gagner les bois.

    Germain connaissait le chemin jusquau Magnier ; mais il pensa quilaurait plus court en ne prenant pas lavenue de Chanteloube mais endescendant par Presles et la Spulture, direction quil navait pas lhabitudede prendre quand il allait la foire. Il se trompa et perdit encore un peude temps avant dentrer dans le bois ; encore ny entra-t-il point par le bonct et il ne sen aperut pas, si bien quil tourna le dos Fourche et gagnabeaucoup plus haut du ct dArdentes.

    Ce qui lempchait alors de sorienter, ctait un brouillard qui slevaitavec la nuit, un de ces brouillards des soirs dautomne que la blancheur duclair de lune rend plus vagues et plus trompeurs encore. Les grandes flaquesdeau dont les clairires sont semes exhalaient des vapeurs si paisses que,lorsque la Grise les traversait, on ne sen apercevait quau clapotement deses pieds et la peine quelle avait les tirer de la vase.

    Quand on eut enfin trouv une belle alle bien droite et quarriv au boutGermain chercha voir o il tait, il saperut bien quil stait perdu ; carle pre Maurice, en lui expliquant son chemin, lui avait dit qua la sortie desbois il aurait descendre un bout de cte trs raide, traverser une immense

  • 28

    prairie et passer deux fois la rivire gu. Il lui avait mme recommanddentrer dans cette rivire avec prcaution, parce quau commencement dela saison il y avait eu de grandes pluies et que leau pouvait tre un peu haute.Ne voyant ni descente, ni prairie, ni rivire, mais la lande unie et blanchecomme une nappe de neige, Germain sarrta, chercha une maison, attenditun passant et ne trouva rien qui pt le renseigner. Alors il revint sur sespas et rentra dans les bois. Mais le brouillard spaissit encore plus, la lunefut tout fait voile, les chemins taient affreux, les fondrires profondes.Par deux fois, la Grise faillit sabattre ; charge comme elle ltait, elleperdait courage, et si elle conservait assez de discernement pour ne pas seheurter contre les arbres, elle ne pouvait empcher que ceux qui la montaientneussent affaire de grosses branches, qui barraient le chemin la hauteurde leurs ttes et qui les mettaient fort en danger. Germain perdit son chapeaudans une de ces rencontres et eut grand-peine le retrouver. Petit-Pierrestait endormi et, se laissant aller comme un sac, il embarrassait tellementles bras de son pre, que celui-ci ne pouvait plus ni soutenir ni diriger lecheval.

    Je crois que nous sommes ensorcels, dit Germain en sarrtant : car cesbois ne sont pas assez grands pour quon sy perde, moins dtre ivre, et il ya deux heures au moins que nous y tournons sans pouvoir en sortir. La Grisena quune ide en tte, cest de sen retourner la maison, et cest elle quime fait tromper. Si nous voulons nous en aller chez nous, nous navons qula laisser faire. Mais quand nous sommes peut-tre deux pas de lendroito nous devons coucher, il faudrait tre fou pour y renoncer et recommencerune si longue route. Cependant, je ne sais plus que faire. Je ne vois ni ciel niterre et je crains que cet enfant-l ne prenne la fivre si nous restons dans cedamn brouillard, ou quil ne soit cras par notre poids si le cheval vient sabattre en avant.

    Il ne faut pas nous obstiner davantage, dit la petite Marie. Descendons,Germain ; donnez-moi lenfant, je le porterai fort bien, et jempcheraimieux que vous que la cape, se drangeant, ne le laisse dcouvert. Vousconduirez la jument par la bride et nous verrons peut-tre plus clair quandnous serons plus prs de terre.

    Ce moyen ne russit qu les prserver dune chute de cheval car lebrouillard rampait et semblait se coller la terre humide. La marche taitpnible et ils furent bientt si harasss quils sarrtrent en rencontrant enfinun endroit sec sous de grands chnes. La petite Marie tait en nage mais ellene se plaignait ni ne sinquitait de rien. Occupe seulement de lenfant, ellesassit sur le sable et le coucha sur ses genoux tandis que Germain exploraitles environs, aprs avoir pass les rnes de la Grise dans une branche darbre.

  • 29

    Mais la Grise, qui sennuyait fort de ce voyage, donna un coup de reins,dgagea les rnes, rompit les sangles et, lchant par manire dacquit unedemi-douzaine de ruades plus haut que sa tte, partit travers les taillis,montrant fort bien quelle navait besoin de personne pour retrouver sonchemin.

    , dit Germain, aprs avoir vainement cherch la rattraper, nous voici pied, et rien ne nous servirait de nous trouver dans le bon chemin car ilnous faudrait traverser la rivire pied ; et voir comme ces routes sontpleines deau, nous pouvons tre bien srs que la prairie est sous la rivire.Nous ne connaissons pas les autres passages. Il nous faut donc attendre quece brouillard se dissipe ; a ne peut pas durer plus dune heure ou deux.Quand nous verrons clair, nous chercherons une maison, la premire venue la lisire du bois ; mais prsent nous ne pouvons sortir dici ; il y a lune fosse, un tang, je ne sais quoi devant nous ; et derrire, je ne sauraispas non plus dire ce quil y a car je ne comprends plus par quel ct noussommes arrivs.

  • 30

    VIIISous les grands chnes

    Eh bien ! prenons patience, Germain, dit la petite Marie. Nous nesommes pas mal sur cette petite hauteur. La pluie ne perce pas la feuillede ces gros chnes, et nous pouvons allumer du feu car je sens des vieillessouches qui ne tiennent rien et qui sont assez sches pour flamber. Vousavez bien du feu, Germain ? Vous fumiez votre pipe tantt.

    Jen avais ! mon briquet tait sur le bt dans mon sac, avec le gibier queje portais ma future ; mais la maudite jument a tout emport, mme monmanteau, quelle va perdre et dchirer toutes les branches.

    Non pas, Germain ; la btine, le manteau, le sac, tout est l par terre, vos pieds. La Grise a cass les sangles et tout jet ct delle en partant.

    Cest, vrai Dieu, certain ! dit le laboureur ; et si nous pouvons trouver unpeu de bois mort ttons, nous russirons nous scher et nous rchauffer.

    Ce nest pas difficile, dit la petite Marie, le bois mort craque partoutsous les pieds ; mais donnez-moi dabord ici la btine.

    Quen veux-tu faire ? Un lit pour le petit : non, pas comme a, lenvers ; il ne roulera pas

    dans la ruelle ; et cest encore tout chaud du dos de la bte. Calez-moi a dechaque ct avec ces pierres que vous voyez l !

    Je ne les vois pas, moi ! Tu as donc des yeux de chat ! Tenez ! voil qui est fait, Germain. Donnez-moi votre manteau, que

    jenveloppe ses petits pieds, et ma cape par-dessus son corps. Voyez ! silnest pas couch l aussi bien que dans son lit ! et ttez-le comme il a chaud !

    Cest vrai ! tu tentends soigner les enfants, Marie ! a nest pas bien sorcier. prsent, cherchez votre briquet dans votre

    sac et je vais arranger le bois. Ce bois ne prendra jamais, il est trop humide. Vous doutez de tout, Germain ! vous ne vous souvenez donc pas davoir

    t ptour et davoir fait de grands feux aux champs, au beau milieu de lapluie ?

    Oui, cest le talent des enfants qui gardent les btes ; mais moi jai ttoucheur de bufs aussitt que jai su marcher.

    Cest pour cela que vous tes plus fort de vos bras quadroit de vosmains. Le voil bti ce bcher, vous allez voir sil ne flambera pas ! Donnez-moi le feu et une poigne de fougre sche. Cest bien ! soufflez prsent ;vous ntes pas poumonique ?

    Non pas que je sache, dit Germain en soufflant comme un soufflet deforge. Au bout dun instant, la flamme brilla, jeta dabord une lumire rouge

  • 31

    et finit par slever en jets bleutres sous le feuillage des chnes, luttantcontre la brume et schant peu peu latmosphre dix pieds la ronde.

    Maintenant, je vais masseoir auprs du petit pour quil ne lui tombe pasdtincelles sur le corps, dit la jeune fille. Vous, mettez du bois et animez lefeu, Germain ! nous nattraperons ici ni fivre ni rhume, je vous en rponds.

    Ma foi, tu es une fille desprit, dit Germain, tu sais faire le feu commeune petite sorcire de nuit. Je me sens tout ranim et le cur me revient ; caravec les jambes mouilles jusquaux genoux et lide de rester comme celajusquau point du jour, jtais de fort mauvaise humeur tout lheure.

    Et quand on est de mauvaise humeur, on ne savise de rien, reprit lapetite Marie.

    Et tu nes donc jamais de mauvaise humeur, toi ? Eh non ! jamais. quoi bon ? Oh ! ce nest bon rien, certainement ; mais le moyen de sen empcher,

    quand on a des ennuis ! Dieu sait que tu nen as pas manqu, toi, pourtant,ma pauvre petite : car tu nas pas toujours t heureuse !

    Cest vrai, nous avons souffert, ma pauvre mre et moi. Nous avionsdu chagrin, mais nous ne perdions jamais courage.

    Je ne perdrais pas courage pour quelque ouvrage que ce ft, ditGermain ; mais la misre me fcherait ; car je nai jamais manqu de rien.Ma femme mavait fait riche et je le suis encore ; je le serai tant que jetravaillerai la mtairie : ce sera toujours, jespre ; mais chacun doit avoirsa peine ! Jai souffert autrement.

    Oui, vous avez perdu votre femme, et cest grand-piti. Nest-ce pas ? Oh ! je lai bien pleure, allez, Germain ! car elle tait si bonne ! Tenez,

    nen parlons plus ; car je la pleurerais encore, tous mes chagrins sont en trainde me revenir aujourdhui.

    Cest vrai quelle taimait beaucoup, petite Marie ! elle faisait grandcas de toi et de ta mre. Allons ! tu pleures ? Voyons, ma fille, je ne veuxpas pleurer, moi

    Vous pleurez, pourtant, Germain ! Vous pleurez aussi ! Quelle honte ya-t-il pour un homme pleurer sa femme ? Ne vous gnez pas, allez ! je suisbien de moiti avec vous dans cette peine-l !

    Tu as bon cur, Marie, et a me fait du bien de pleurer avec toi. Maisapproche donc tes pieds du feu ; tu as tes jupes toutes mouilles aussi, pauvrepetite fille ! Tiens, je vais prendre ta place auprs du petit, chauffe-toi mieuxque a.

    Jai assez chaud, dit Marie ; et si vous voulez vous asseoir, prenez uncoin du manteau, moi je suis trs bien.

  • 32

    Le fait est quon nest pas mal ici, dit Germain en sasseyant tout auprsdelle. Il ny a que la faim qui me tourmente un peu. Il est bien neuf heuresdu soir, et jai eu tant de peine marcher dans ces mauvais chemins que jeme sens tout affaibli. Est-ce que tu nas pas faim aussi, toi, Marie ?

    Moi ? pas du tout. Je ne suis pas habitue, comme vous, faire quatrerepas, et jai t tant de fois me coucher sans souper quune fois de plus nemtonne gure.

    Eh bien, cest commode une femme comme toi ; a ne fait pas dedpense, dit Germain en souriant.

    Je ne suis pas une femme, dit navement Marie, sans sapercevoir de latournure que prenaient les ides du laboureur. Est-ce que vous rvez ?

    Oui, je crois que je rve, rpondit Germain ; cest la faim qui me faitdivaguer peut-tre !

    Que vous tes donc gourmand ! reprit-elle en sgayant un peu sontour ; eh bien ! si vous ne pouvez pas vivre cinq ou six heures sans manger,est-ce que vous navez pas l du gibier dans votre sac et du feu pour le fairecuire ?

    Diantre ! cest une bonne ide ! mais le prsent mon futur beau-pre ? Vous avez six perdrix et un livre ! Je pense quil ne vous faut pas tout

    cela pour vous rassasier ? Mais faire cuire cela ici, sans broche et sans landiers, a deviendra du

    charbon ! Non pas, dit la petite Marie ; je me charge de vous le faire cuire sous la

    cendre sans got de fume. Est-ce que vous navez jamais attrap dalouettedans les champs, et que vous ne les avez pas fait cuire entre deux pierres ?Ah ! cest vrai ! joublie que vous navez pas t pastour ! Voyons, plumezcette perdrix ! Pas si fort ! vous lui arrachez la peau.

    Tu pourrais bien plumer lautre pour me montrer ! Vous voulez donc en manger deux ? Quel ogre ! Allons, les voil

    plumes, je vais les cuire. Tu ferais une parfaite cantinire, petite Marie ; mais, par malheur, tu

    nas pas de cantine, et je serai rduit boire leau de cette mare. Vous voudriez du vin, pas vrai ? Il vous faudrait peut-tre du caf ? Vous

    vous croyez la foire sous la rame ! Appelez laubergiste : de la liqueurau fin laboureur de Belair !

    Ah ! petite mchante, vous vous moquez de moi ? Vous ne boiriez pasdu vin, vous, si vous en aviez ?

    Moi ? Jen ai bu ce soir avec vous chez la Rebec pour la seconde foisde ma vie ; mais si vous tes bien sage, je vais vous en donner une bouteillequasi pleine, et du bon encore !

    Comment, Marie, tu es donc sorcire, dcidment ?

  • 33

    Est-ce que vous navez pas fait la folie de demander deux bouteilles devin la Rebec ? Vous en avez bu une avec votre petit, et jai peine avaltrois gouttes de celle que vous aviez mise devant moi. Cependant vous lesavez payes toutes les deux sans y regarder.

    Eh bien ? Eh bien, jai mis dans mon panier celle qui navait pas t bue, parce

    que jai pens que vous ou votre petit auriez soif en route ; et la voil. Tu es la fille la plus avise que jaie jamais rencontre. Voyez ! elle

    pleurait pourtant, cette pauvre enfant en sortant de lauberge ! a ne la pasempche de penser aux autres plus qu elle-mme. Petite Marie, lhommequi tpousera ne sera pas sot.

    Je lespre car je naimerais pas un sot. Allons, mangez vos perdrix,elles sont cuites point ; et faute de pain, vous vous contenterez dechtaignes.

    Et o diable as-tu pris aussi des chtaignes ? Cest bien tonnant ! tout le long du chemin, jen ai pris aux branches

    en passant et jen ai rempli mes poches. Et elles sont cuites aussi ? quoi donc aurais-je eu lesprit si je ne les avais pas mises dans le feu

    ds quil a t allum ? a se fait toujours, aux champs. Ah a, petite Marie, nous allons souper ensemble ! je veux boire ta

    sant et te souhaiter un bon mari l, comme tu le souhaiterais toi-mme.Dis-moi un peu cela !

    Jen serais fort empche, Germain, car je ny ai pas encore song. Comment, pas du tout ? jamais ? dit Germain en commenant manger

    avec un apptit de laboureur, mais coupant les meilleurs morceaux pourles offrir sa compagne, qui refusa obstinment et se contenta de quelqueschtaignes. Dis-moi donc, petite Marie, reprit-il, voyant quelle ne songeaitpas lui rpondre, tu nas pas encore eu lide du mariage ? tu es en gepourtant !

    Peut-tre, dit-elle ; mais je suis trop pauvre. Il faut au moins cent cuspour entrer en mnage, et je dois travailler cinq ou six ans pour les amasser.

    Pauvre fille ! je voudrais que le pre Maurice voult bien me donnercent cus pour ten faire cadeau.

    Grand merci, Germain. Eh bien ! quest-ce quon dirait de moi ? Que veux-tu quon dise ? on sait bien que je suis vieux et que je ne peux

    pas tpouser. Alors on ne supposerait pas que je que tu Dites donc, laboureur ! voil votre enfant qui se rveille, dit la petite

    Marie.

  • 34

    IXLa prire du soir

    Petit-Pierre stait soulev et regardait autour de lui dun air pensif. Ah ! il nen fait jamais dautre quand il entend manger, celui-l ! dit

    Germain, le bruit du canon ne le rveillerait pas ; mais quand on remue lesmchoires auprs de lui, il ouvre les yeux tout de suite

    Vous avez d tre comme a son ge dit la petite Marie avec un souriremalin. Allons, mon petit Pierre, tu cherches ton ciel de lit ? Il est fait deverdure, ce soir, mon enfant ; mais ton pre nen soupe pas moins. Veux-tu souper avec lui ? Je nai pas mang ta part ; je me doutais bien que tula rclamerais !

    Marie, je veux que tu manges, scria le laboureur, je ne mangerai plus.Je suis un vorace, un grossier : toi, tu te prives pour nous, ce nest pas juste,jen ai honte. Tiens, a mte la faim ; je ne veux pas que mon fils soupesi tu ne soupes pas.

    Laissez-nous tranquilles, rpondit la petite Marie, vous navez pas laclef de nos apptits. Le mien est ferm aujourdhui, mais celui de votre Pierreest ouvert comme celui dun petit loup. Tenez, voyez comme il sy prend !Oh ! ce sera aussi un rude laboureur !

    En effet, Petit-Pierre montra bientt de qui il tait fils, et peine veill,ne comprenant ni o il tait, ni comment il y tait venu, il se mit dvorer.Puis, quand il neut plus faim, se trouvant excit comme il arrive aux enfantsqui rompent leurs habitudes, il eut plus desprit, plus de curiosit et plus deraisonnement qu lordinaire. Il se fit expliquer o il tait, et quand il sutque ctait au milieu dun bois, il eut un peu peur.

    Y a-t-il des mchantes btes dans ce bois ? demanda-t-il son pre. Non, fit le pre, il ny en a point. Ne crains rien. Tu as donc menti quand tu mas dit que si jallais avec toi dans les

    grands bois les loups memporteraient ? Voyez-vous ce raisonneur ? dit Germain embarrass. Il a raison, reprit la petite Marie, vous lui avez dit cela : il a bonne

    mmoire, il sen souvient. Mais apprends, mon petit Pierre, que ton pre nement jamais. Nous avons pass les grands bois pendant que tu dormais, etnous sommes prsent dans les petits bois, o il ny a pas de mchantesbtes.

    Les petits bois sont-ils bien loin des grands ? Assez loin ; dailleurs les loups ne sortent pas des grands bois. Et puis,

    sil en venait ici, ton pre les tuerait.

  • 35

    Et toi aussi, petite Marie ? Et nous aussi, car tu nous aiderais bien, mon Pierre ? Tu nas pas peur,

    toi ? Tu taperais bien dessus ! Oui, oui, dit lenfant enorgueilli, en prenant une pose hroque, nous

    les tuerions ! Il ny a personne comme toi pour parler aux enfants, dit Germain la

    petite Marie, et pour leur faire entendre raison. Il est vrai quil ny a paslongtemps que tu tais toi-mme un petit enfant et tu te souviens de ce quete disait ta mre. Je crois bien que plus on est jeune, mieux on sentend avecceux qui le sont. Jai grand-peur quune femme de trente ans, qui ne sait pasencore ce que cest que dtre mre, napprenne avec peine babiller et raisonner avec des marmots.

    Pourquoi donc pas, Germain ? Je ne sais pourquoi vous avez unemauvaise ide touchant cette femme ; vous en reviendrez !

    Au diable la femme ! dit Germain. Je voudrais en tre revenu pour nyplus retourner. Quai-je besoin dune femme que je ne connais pas ?

    Mon petit pre, dit lenfant, pourquoi donc est-ce que tu parles toujoursde ta femme aujourdhui puisquelle est morte ?

    Hlas ! tu ne las donc pas oublie, toi, ta pauvre chre mre ? Non, puisque je lai vu mettre dans une belle bote de bois blanc et que

    ma grand-mre ma conduit auprs pour lembrasser et lui dire adieu !Elle tait toute blanche et toute froide, et tous les soirs ma tante me fait prierle bon Dieu pour quelle aille se rchauffer avec lui dans le ciel. Crois-tuquelle y soit, prsent ?

    Je lespre, mon enfant ; mais il faut toujours prier, a fait voir tamre que tu laimes.

    Je vas dire ma prire, reprit lenfant ; je nai pas pens la dire ce soir.Mais je ne peux pas la dire tout seul ; jen oublie toujours un peu. Il fautque la petite Marie maide.

    Oui, mon Pierre, je vas taider, dit la jeune fille. Viens l, te mettre genoux sur moi.

    Lenfant sagenouilla sur la jupe de la jeune fille, joignit ses petites mainset se mit rciter sa prire, dabord avec attention et ferveur, car il savaittrs bien le commencement ; puis avec plus de lenteur et dhsitation, etenfin rptant mot mot ce que lui dictait la petite Marie, lorsquil arriva cet endroit de son oraison o, le sommeil le gagnant chaque soir, ilnavait jamais pu lapprendre jusquau bout. Cette fois encore, le travailde lattention et la monotonie de son propre accent produisirent leur effetaccoutum, il ne pronona plus quavec effort les dernires syllabes, etencore aprs se les tre fait rpter trois fois ; sa tte sappesantit et sepencha sur la poitrine de Marie : ses mains se dtendirent, se sparrent et

  • 36

    retombrent ouvertes sur ses genoux. la lueur du feu du bivouac, Germainregarda son petit ange assoupi sur le cur de la jeune fille qui, le soutenantdans ses bras et rchauffant ses cheveux blonds de sa pure haleine, staitlaisse aller aussi une rverie pieuse et priait mentalement pour lme deCatherine.

    Germain fut attendri, chercha ce quil pourrait dire la petite Marie pourlui exprimer ce quelle lui inspirait destime et de reconnaissance, mais netrouva rien qui pt rendre sa pense. Il sapprocha delle pour embrasser sonfils quelle tenait toujours press contre son sein, et il eut peine dtacherses lvres du front du petit Pierre.

    Vous lembrassez trop fort, lui dit Marie en repoussant doucement latte du laboureur, vous allez le rveiller. Laissez-moi le recoucher puisquele voil reparti pour les rves du paradis.

    Lenfant se laissa coucher mais, en stendant sur la peau de chvre dubt, il demanda sil tait sur la Grise. Puis, ouvrant ses grands yeux bleuset les tenant fixs vers les branches pendant une minute, il parut rver toutveill ou tre frapp dune ide qui avait gliss dans son esprit durant lejour, et qui sy formulait lapproche du sommeil.

    Mon petit pre, dit-il, si tu veux me donner une autre mre, je veux quece soit la petite Marie.

    Et sans attendre de rponse, il ferma les yeux et sendormit.

  • 37

    XMalgr le froid

    La petite Marie ne parut pas faire dautre attention aux paroles bizarresde lenfant que de les regarder comme une preuve damiti ; elle lenveloppaavec soin, ranima le feu et, comme le brouillard endormi sur la mare voisinene paraissait nullement prs de sclaircir, elle conseilla Germain desarranger auprs du feu pour faire un somme.

    Je vois que cela vous vient dj, lui dit-elle, car vous ne dites plus motet vous regardez la braise comme votre petit faisait tout lheure. Allons,dormez, je veillerai lenfant et vous.

    Cest toi qui dormiras, rpondit le laboureur, et moi je vous garderaitous les deux, car jamais je nai eu moins envie de dormir ; jai cinquanteides dans la tte.

    Cinquante, cest beaucoup, dit la fillette avec une intention un peumoqueuse ; il y a tant de gens qui seraient heureux den avoir une !

    Eh bien ! si je ne suis pas capable den avoir cinquante, jen ai du moinsune qui ne me lche pas depuis une heure.

    Et je vas vous la dire, ainsi que celles que vous aviez auparavant. Eh bien ! oui, dis-la si tu la devines, Marie ; dis-la-moi toi-mme, a

    me fera plaisir. Il y a une heure, reprit-elle, vous aviez lide de manger et prsent

    vous avez lide de dormir. Marie, je ne suis quun bouvier, mais vraiment tu me prends pour un

    buf. Tu es une mchante fille, et je vois bien que tu ne veux point causeravec moi. Dors donc, cela vaudra mieux que de critiquer un homme qui nestpas gai.

    Si vous voulez causer, causons, dit la petite fille en se couchant demiauprs de lenfant, et en appuyant sa tte contre le bt. Vous tes en trainde vous tourmenter, Germain, et en cela vous ne montrez pas beaucoup decourage pour un homme. Que ne dirais-je pas, moi, si je ne me dfendaispas de mon mieux contre mon propre chagrin ?

    Oui, sans doute, et cest l justement ce qui moccupe, ma pauvreenfant ! Tu vas vivre loin de tes parents et dans un vilain pays de landes etde marcages o tu attraperas les fivres dautomne, o les btes laine neprofitent pas, ce qui chagrine toujours une bergre qui a bonne intention ;enfin tu seras au milieu dtrangers qui ne seront peut-tre pas bons pourtoi, qui ne comprendront pas ce que tu vaux. Tiens, a me fait plus de peineque je ne peux te le dire et jai envie de te remmener chez ta mre au lieudaller Fourche.

  • 38

    Vous parlez avec beaucoup de bont mais sans raison, mon pauvreGermain ; on ne doit pas tre lche pour ses amis, et au lieu de me montrer lemauvais ct de mon sort, vous devriez men montrer le bon, comme vousfaisiez quand nous avons got chez la Rebec.

    Que veux-tu ! a me paraissait ainsi dans ce moment-l, et prsent ame parat autrement. Tu ferais mieux de trouver un mari.

    a ne se peut pas, Germain, je vous lai dit ; et comme a ne se peutpas, je ny pense pas.

    Mais enfin si a se trouvait ? Peut-tre que si tu voulais me direcomment tu souhaiterais quil ft, je parviendrais imaginer quelquun.

    Imaginer nest pas trouver. Moi, je nimagine rien puisque cest inutile. Tu naurais pas lide de trouver un riche ? Non, bien sr, puisque je suis pauvre comme Job. Mais sil tait son aise, a ne te ferait pas de peine dtre bien loge,

    bien nourrie, bien vtue et dans une famille de braves gens qui te permettraitdassister ta mre ?

    Oh ! pour cela, oui ! assister ma mre est tout mon souhait. Et si cela se rencontrait, quand mme lhomme ne serait pas de la

    premire jeunesse, tu ne ferais pas trop la difficile ? Ah ! pardonnez-moi, Germain. Cest justement la chose laquelle je

    tiendrais. Je naimerais pas un vieux ! Un vieux, sans doute ; mais, par exemple, un homme de mon ge ? Votre ge est vieux pour moi, Germain ; jaimerais lge de Bastien,

    quoique Bastien ne soit pas si joli homme que vous. Tu aimerais mieux Bastien le porcher ? dit Germain avec humeur. Un

    garon qui a des yeux faits comme les btes quil mne ? Je passerais par-dessus ses yeux, cause de ses dix-huit ans.Germain se sentit horriblement jaloux. Allons, dit-il, je vois que tu en tiens pour Bastien. Cest une drle

    dide, pas moins ! Oui, ce serait une drle dide, rpondit la petite Marie en riant aux

    clats, et a ferait un drle de mari. On lui ferait accroire tout ce quonvoudrait. Par exemple, lautre jour, javais ramass une tomate dans le jardin monsieur le cur ; je lui ai dit que ctait une belle pomme rouge et ila mordu dedans comme un goulu. Si vous aviez vu quelle grimace ! MonDieu, quil tait vilain !

    Tu ne laimes donc pas puisque tu te moques de lui ? Ce ne serait pas une raison. Mais je ne laime pas : il est brutal avec sa

    petite sur et il est malpropre. Eh bien ! tu ne te sens pas porte pour quelque autre ? Quest-ce que a vous fait, Germain ?

  • 39

    a ne me fait rien, cest pour parler. Je vois, petite fille, que tu as djun galant dans la tte.

    Non, Germain, vous vous trompez, je nen ai pas encore ; a pourravenir plus tard : mais puisque je ne me marierai que quand jaurai un peuamass, je suis destine me marier tard et avec un vieux.

    Eh bien, prends-en un vieux tout de suite. Non pas ! quand je ne serai plus jeune, a me sera gal ; prsent, ce

    serait diffrent. Je vois bien, Marie, que je te dplais : cest assez clair, dit Germain

    avec dpit, et sans peser ses paroles.La petite Marie ne rpondit pas. Germain se pencha vers elle : elle

    dormait ; elle tait tombe vaincue et comme foudroye par le sommeil,comme font les enfants qui dorment dj lorsquils babillent encore.

    Germain fut content quelle net pas fait attention ses derniresparoles ; il reconnut quelles ntaient point sages et il lui tourna le dos pourse distraire et changer de pense.

    Mais il eut beau faire, il ne put ni sendormir, ni songer autre chosequ ce quil venait de dire. Il tourna vingt fois autour du feu, il sloigna, ilrevint ; enfin, se sentant aussi agit que sil et aval de la poudre canon,il sappuya contre larbre qui abritait les deux enfants et les regarda dormir.

    Je ne sais pas comment je ne mtais jamais aperu, pensait-il, quecette petite Marie est la plus jolie fille du pays ! Elle na pas beaucoupde couleurs mais elle a un petit visage frais comme une rose de buissons !Quelle gentille bouche et quel mignon petit nez ! Elle nest pas grandepour son ge, mais elle est faite comme une petite caille et lgre comme unpetit pinson ! Je ne sais pas pourquoi on fait tant de cas chez nous dunegrande et grosse femme bien vermeille La mienne tait plutt mince etple, et elle me plaisait par-dessus tout Celle-ci est toute dlicate maiselle ne sen porte pas plus ma