Gérard Genette - Pierre-‐Henry Frangne

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Gérard Genette: la philosophie de l’artcomme «pratique désespérée», conclusion d'un colloque consacré à Gérard Genette

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  • rivista on-line del Seminario Permanente di Estetica anno III, numero 1

    pag. 7

    Aisthesis pratiche, linguaggi e saperi dellestetico 1/2011 www.aisthesisonline.it

    Grard Genette: la philosophie de lart comme pratique dsespre

    Pierre-Henry Frangne

    Etant donn le rseau inextricable de relations qui com-pose le monde de lart, aucune uvre [] ne se suffit elle-mme, ni ne se contient elle-mme: la transcendance des uvres est sans limites. (Genette [1996]: 238)

    Je voudrais donner mon intervention la forme dune conclusion notre colloque, aux

    communications et aux discussions qui lont constitu pendant deux jours et demie.

    Pour ce faire, je ne voudrais pas produire une rflexion ni trop serre ni trop technique

    comme vous lavez tous fait sur lontologie de luvre dart, sur le mode dexistence de

    certains arts ou de certaines uvres, sur lattention, lapprciation, le jugement ou

    lexprience esthtiques. Je voudrais simplement envelopper dun seul mouvement de

    pense luvre de Genette de faon en produire une interprtation densemble per-

    mettant de relier son travail critique, son travail dlaboration dune potique, son u-

    vre philosophique et, pourquoi pas, ses tentatives littraires voues au seul plaisir dune

    criture non thorique, subjective, et dont la subjectivit ludique et ironique sexacerbe

    comme dans le romantisme allemand, comme chez Nietzsche ou comme chez Valry

    dans lindtermination, louverture et les dplacements de textes fragmentaires.

    Afin de produire cet enveloppement et de construire cette interprtation sous la

    forme dune hypothse, je voudrais poser une question qui sarticule sur cette prsence

    qui nous a occupe tout au long de notre colloque, celle dune philosophie de lart e-

    xtrmement analytique, discriminante, argumente et cultive, dune philosophie de

    lart non systmatique mais extrmement typologique articulant de faon circulaire

    comme Genette le dit la fin de La relation esthtique lanalyse des modes dexistence

    des uvres dart lanalyse de lexprience subjective de ces uvres. Ma question est

    ainsi: est-ce quil ny pas toujours eu chez Grard Genette, et depuis ses premiers arti-

    cles des annes soixante, un souci philosophique fort, une inquitude philosophique cer-

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    taine, une certaine conception de la philosophie de lart adosse des principes qui

    sexplicitent dans les deux tomes de Luvre de lart? Ma question en engendre une au-

    tre: quelle est la nature de cette philosophie de lart qui se veut explicitement aussi lu-

    cide et dsillusionne que possible afin, dun ct de dsamorcer limpressionnisme ou

    lmotivisme esthtique telle quon en trouverait les justifications chez Rousseau, et,

    dun autre ct, de dgonfler les idoles mtaphysiques ou spculatives que la tradition

    philosophique continentale ramorcerait ou regonflerait perptuellement depuis Platon

    ou plutt depuis le noplatonisme? Cette dflation la fois psychologique et mta-

    physique perptuellement nonce, pratique ironiquement et presque mchamment

    exprime dans Luvre de lart, cette dsacralisation qui fait dire aussi Genette la fin

    de Fiction et diction lart est une activit humaine parmi dautres, et il ny a pas tou-

    jours lieu de tirer une montagne de cette souris (Genette [2004]: 233), ne sont-elles

    pas le signe renvers de la prsence souterraine mais effective dune partie de la pense

    genettienne contre laquelle Genette lutte constamment parce quelle ne saurait tre ra-

    dicalement dracine si lon me permet ce jeu de mots? Cette part indracinable de la

    pense genettienne nest-elle pas justement cette philosophie de lart contre laquelle

    Genette lutte constamment et qui fait de cette lutte un combat possdant un double ca-

    ractre: un combat contre soi-mme dabord et comme je viens de lindiquer, un

    combat incessant ensuite, une pratique dsespre comme le disait Mallarm (2003:

    67) de la lecture parce que face au mystre du texte, son ouverture, son indtermi-

    nation, cette lecture fait irrmissiblement lexprience dun travail infini, dun mouve-

    ment indfiniment reconduit, jamais garanti ni achev, jamais certain mais toujours in-

    stable que Genette appelle curieusement aprs Sartre alors quil le critique toujours

    une transcendance, une transcendance dans limmanence du texte et de son atten-

    tion lui: une transcendance tombe dans limmanence selon lexpression mme de

    Sartre reprise par Genette (Genette [1996]: 62)?

    Ce nest pas que Genette se soumettrait au principe selon lequel luvre dart est le

    mouvement dexpression dune pense subjective (Rousseau) ou dune ide objective

    (Hegel) que lon aurait interprter. Ce nest pas que Genette demeurerait attach in-

    consciemment lide selon laquelle lart dvoilerait dans une sorte de fulgurance

    mystique le substratum mtaphysique du monde. Ce nest pas enfin quil resterait se-

    crtement fidle lide selon laquelle lessence de lart est de manifester ou

    dexprimer lessence du monde selon cette tche ontologique propre aux thories que

    Jean-Marie Schaeffer a nommes thories spculative de lArt (Schaeffer [1992]: 11).

    Cest que malgr, ce travail critique, analytique et que Genette appelle au dbut des an-

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    nes 70 au sujet de la littrature une science (Genette [1972]: 11) afin de sortir dune

    relation seulement affective au texte, malgr une dmarche effectue dabord dans le

    cadre dune critique structuraliste, puis dans le champ dune potique pragmatique, en-

    fin dans la perspective de la philosophie dobdience amricaine et Goodmanienne, G-

    rard Genette continuerait de dvelopper une philosophie de lart attache lide dun

    monde de lart spar, spcifique, autonome, se donnant lui-mme ses propres lois.

    Ce monde, il essaye den dcrire les mcanismes internes mais aussi den dterminer le

    statut ontologique. Ni compltement fait dobjets physiques et matriels, ni complte-

    ment fait dides, ce qui est tout fait classique pour un lecteur de Hegel et de Husserl,

    Genette essaye de montrer que ce monde de lart comme espace intermdiaire ente

    sur la spatialit du langage littraire est constitu didalits (Genette [1994]: 103,

    115).

    Que le travail de Genette soit marqu ds le dbut par un projet philosophique qui

    na fait que crotre tout au long des quarante ou cinquante ans de sa production, je crois

    que cela se voit par la nature de la critique littraire quil met en uvre dans les trois vo-

    lumes des Figures. Car sa critique, participant de ce que lon appelait lpoque la

    nouvelle critique, est ce quil nommait lui-mme dans Figures III, une mtacritique (Ge-

    nette [1972]: 9). Cette mtacritique nest pas une critique empirique interprtant un te-

    xte particulier considr comme lexpression dune subjectivit particulire sise dans

    une poque, une socit ou une culture particulires. Elle est, dans le dploiement m-

    me de son effort de lecture, une rflexion sur elle-mme qui suppose une certaine ide

    du texte, de la lecture et de la littrature, ide quelle se donne pour tche dexpliquer

    cest--dire de dplier. A rebours du romantisme qui dplaa lattention des formes et

    des genres (attention qui la premire fut celle dAristote) vers des individus crateurs

    et qui produisit, comme chez Sainte-Beuve de faon paradigmatique, une psychologie

    de luvre (Genette [1972]: 10) impliquant le dialogue dun texte et dune psych

    consciente et/ou inconsciente, individuelle et/ou collective, cratrice et/ou rceptrice,

    la critique thorique genettienne porte son attention sur la nature et les fonctionne-

    ments de luvre littraire en de ou au-del de la particularit psychologique de son

    auteur, de la particularit des conditions historiques de son mergence et mme de la

    particularit du systme de relations, de diffrences et de significations en lequel une

    uvre littraire consiste. Luvre ne saurait tre un objet clos, achev, absolu et par-

    fait que la critique traditionnelle se donne ncessairement pour tche de motiver par

    lanalyse de la dcision (peut-tre arbitraire) ou les circonstances (peut-tre fortuite)

    qui linstaure et que mme la pense structuraliste cherche motiver, cest--dire

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    dlimiter, justifier et mettre en mouvement, par les lois de structure dont elle repre

    les procdures. Le statut duvre npuise pas, dit Genette, la ralit, ni mme la litt-

    rarit du texte littraire (). Le fait de luvre (limmanence) prsuppose un grand

    nombre de donnes transcendantes elle, qui relvent de la linguistique, de la stylisti-

    que, de la smiologie, de lanalyse des discours, de la logique narrative, de la thmati-

    que des genres et des poques, etc. () Il faut donc admettre la ncessit, de plein exer-

    cice, dune discipline assumant ces formes dtudes non lies la singularit de telle ou

    telle uvre, et qui ne peut-tre quune thorie gnrale des formes littraires disons

    une potique (Genette [1972]: 10).

    Ds le dbut de sa carrire et jusque dans ce texte de 1972 qui fixe dj la notion

    dimmanence et celle de transcendance (cette dernire ntant pas encore celle de

    luvre mais celle des donnes de et sur luvre), Genette jette les bases dun discours

    mu par un mouvement dabstraction qui le mne de la description monographique la

    recherche de lois gnrales du discours et de luvre dart littraire qui se spare (tel

    est le sens strict dabstraction) des uvres effectives dissmines dans lensemble de

    lhistoire et du champ de la littrature. Et ce mouvement de sparation est si vif et si d-

    cisif quil lamne une sorte de passage la limite par lequel il a conscience, dune part

    de reprendre le projet de la rhtorique et de la potique de lge classique qui depuis A-

    ristote tudiaient les formes et les genres de manire riger en norme la tradition et

    canoniser lacquis (Genette [1972]: 11), mais dautre part et plus encore, explorer

    les divers possibles du discours dont les uvres dj crites et les formes dj remplies

    napparaissent que comme autant de cas particuliers au-del desquels se profilent

    dautres combinaisons prvisibles ou dductibles. Lobjet de la thorie serait ici non le

    seul rel, mais la totalit du virtuel littraire tombant sous la logique combinatoire et

    dductive dune pense qui se dveloppe en considrant moins des uvres que des

    fonctions, moins des textes que des formes envisages dans leurs oprations. Telle est

    ce que Genette appelle dans Figures III, une potique ouverte par opposition la po-

    tique ferme des classiques.

    Cette potique est en outre historique, non au sens dune suite chronologique et ju-

    xtapose duvres dont on tudie, dun ct les circonstances individuelles ou sociales

    de leur cration et de leur rception et, de lautre, la faon documentaire dont elles re-

    fltent les poques, mais au sens logique. Ce sens logique nest videmment pas celui

    (tout hglien) du dploiement organique dune essence, mais celui, foucaldien note

    Genette en se rfrant (Genette [1972]: 17) au dbut de LArchologie du savoir (Fou-

    cault [1969]: 15), qui fait de la littrature, non un document pens comme trace inerte

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    laiss par le pass mais un monument assembl; un monument travaill de lintrieur

    par des organisations, des distributions et des relations permettant de penser des tran-

    sformations qui ne sont pas de simples successions. Ces transformations sont, comme

    leur nom lindique, celles de formes (des codes rhtoriques, des techniques narratives,

    des structures potiques) qui durent et qui se varient; elles ne sont pas celles des u-

    vres singulires qui ne sauraient entrer dans une logique de transformation si lon persi-

    ste les envisager dans une existence que lon pourrait qualifier de monadique. Au con-

    traire de cette persistance, leffort de Genette consiste faire entrer lhistoire des u-

    vres dans un espace thorique et transhistorique commun, parce que cet espace est ap-

    puy, non seulement sur lespace du systme du langage mais aussi sur lespace de ce

    que la rhtorique appelle dun mot dont lambigut mme est heureuse, dit Genette:

    la figure ; la figure, cest--dire, prcise-t-il, la fois la forme que prend lespace et

    celle que se donne le langage et () le symbole mme de la spatialit du langage littrai-

    re dans son rapport au sens (Genette [1969]: 47). Il y a une spatialit du texte littraire

    parce que les deux significations que la rhtorique appelle littrale et figure creusent

    un espace smantique entre le signifi apparent et le signifi rel abolissant du mme

    coup la linarit du discours (Genette [1969]: 47).

    Tout au long de luvre de Genette, on voit ainsi sagrandir cette espace commun

    dont il explore les frontires et les oprations en les multipliant et les compliquant. Mais

    cet espace commun devient au fur et mesure si grand que toutes les frontires qui im-

    pliquaient des limites entre lintrieur et lextrieur1 deviennent progressivement des

    frontires internes desquelles est finalement expuls ce qui relverait de lextriorit. Ce

    mouvement dagrandissement qui le fait passer dune mtacritique une potique ou-

    verte enveloppant lensemble des oprations des structures littraire pour sachever,

    comme par cercles concentriques, dans une philosophie gnrale de lart enveloppe el-

    le-mme dans une philosophie de la relation esthtique qui concerne les tres naturels

    et tout artefact, ce mouvement dlargissement donc se manifeste trs tt (ds Figure I:

    voir Genette [1966]) dans la fascination pour ce quil appelle dans les annes soixante

    lutopie littraire et ce quil appelle dans Figures III (1972), dans Introduction

    larchitexte (1979), dans Palimpseste (1982) et dans Luvre de lart (1994 et 1997) la

    transcendance du texte et, plus gnralement, de luvre et de lart.

    Palimpseste souvre comme lon sait sur lide selon laquelle un texte nest jamais

    1 Voyez par exemple larticle de 1966 sur les frontires du rcit qui dlimite le rcit cest--dire distingue le rcit de ce qui nest pas, spare le rcit de ce que Genette appelle les diverses for-mes de non-rcit (Genette [1969]: 50).

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    clos et comme reploy sur sa propre singularit et textualit; il est perptuellement ou-

    vert au-dedans de lui-mme par un rseau stratifi de relations par lesquelles il intgre

    dautres textes en nombre par principe infini qui lamnent constamment dborder de

    lui-mme en un foisonnement de rapports mobiles. Lobjet de la thorie de littrature

    ou de la potique nest donc pas le texte mais la transtextualit cest--dire cette tran-

    scendance textuelle du texte qui le met en relation, manifeste ou secrte, avec dautres

    textes (Genette [1982]: 7). La transtextualit englobe ainsi lintertextualit comme

    relation de co-prsence de plusieurs textes lintrieur du texte; la paratextualit com-

    me relation du texte avec ses marges ou avec ses seuils (titre, avertissement, notes,

    pigraphe, etc.); la mtatextualit comme relation du texte avec lui-mme ou dautres

    textes, relation qui lentrane sur les chemins de sa rflexivit critique ou de sa propre

    thorie littraire au sein mme de son criture; larchitextualit comme relation muet-

    te de pure appartenance taxinomique un genre, un thme, un mode, une forme;

    enfin (parce quon ne peut plus gure trouver de prfixe au-dessus de celui qui dit dj

    au-dessus) lhypertextualit comme lopration par laquelle un texte se greffe sur un

    premier (lhypotexte) quil transforme ou quil imite comme lUlysse de Joyce le fait de

    lOdysse dHomre. Telles sont selon Genette, non les classes de textes mais les a-

    spects de la textualit (Genette [1982]: 18) qui se trouvent et semmlent en toute

    uvre littraire et qui dfinissent ce quil appelle sa littrarit: Il nest pas duvre lit-

    traire qui, quelque degr et selon les lectures, nen voque quelque autre, et en ce

    sens, toutes les uvres sont hypertextuelles. Si lobjet et le projet de Palimpsestes sont

    danalyser les mcanismes conscients de ces vocations, greffes, imitations, reprises se-

    lon des stratgies, relevant, comme il le dit, dune pragmatique consciente et organi-

    se (Genette [1982]: 19), on peut tendre ces mcanismes devenus plus ou moins con-

    scients, non seulement ltude de lensemble de la littrature universelle mais, au-del

    (hyper au-dessus de lhyper), lextrapolation cest--dire au transfert de ces mcani-

    smes littraires ltudes dautres uvres dart comme les uvres darts plastiques ou

    musicales.

    Cest ce que ne manque pas de faire Genette la fin de Palimpsestes en voquant

    rapidement les pratiques hyperartistiques (Genette [1982]: 536) en peinture (Picasso

    et les Mnines de Vlasquez, Mel Ramos et lOdalisque dIngres), dans les pratiques de

    lart contemporain (la Joconde LHOOQ (ready-made rectifi) de 1919 de Duchamp repri-

    se par Duchamp lui-mme dans La Joconde LHOOK rase) et en musique (Bach et Vival-

    di, Stravinsky et Pergolse par exemple). Concernant la musique, Genette va mme ju-

    squ prciser en contredisant le principe nonc ci-dessus de lomniprsence du lien

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    hypertextuel dans tout texte littraire afin de toujours obir cette mme logique de

    llargissement et de la radicalisation que ce qui en littrature passe encore pour un

    jeu quelque peu marginal est presque universellement considr comme le principe

    fondamental du dveloppement , cest--dire du discours musical (Genette [1982]:

    540) occup par la transcription, la rduction, lorchestration, la rorchestration,

    larrangement, la transposition, la variation, etc., dans la musique savante comme dans

    la musique de jazz. De proche en proche on le voit, Genette jette les bases dune thorie

    gnrale oprative et descriptive de la drivation des textes et des uvres toujours en-

    tendue au deuxime degr et dont le jeu interne (jeu au sens mcanique) fait de driva-

    tions leur confre cette duplicit (Genette [1982]: 556) et cette profondeur que dit la

    mtaphore du palimpseste o lon voit, sur le mme parchemin (cest--dire mme la

    surface de la page et du texte crit) un texte se superposer un autre quil ne dissimule

    pas tout fait, mais quil laisse voir par transparence (Genette [1982]: 556). Cette pro-

    fondeur de lhypertexte constitue, selon Genette, la double dimension daccomplisse-

    ment intellectuel et de divertissement, de srieux et de jeu (au sens ludique cette fois-

    ci), qui constitue, explicitement chez lui, tout texte et toute uvre dart, mais aussi, im-

    plicitement cette fois-ci, lensemble entier du monde de lart et, sans aucun doute, celui

    encore plus large de la culture jusqu tre la dimension de lesprit en sa double signifi-

    cation a) de production de significations ou de rapports et b) dhumour (Genette [1982]:

    558). Cest cette conception de lesprit comme humour ou ironie, cest aussi cette con-

    ception dune uvre dart indfiniment rflexive par dincessantes mises en abyme et

    renvois dun texte dautres qui sont au principe des deux derniers livres de Grard Ge-

    nette Bardadrac et Codicille.

    La philosophie de Genette semble ainsi demeurer attache lide dun monde de

    lart foisonnant et insaisissable dans linfinit de ses justement nommes figures, figures

    qui ne sont que des drivations, des variations et des reprises circulairement et con-

    tinuellement enchanes elles-mmes en une sorte de recollection qui apparat bien

    comme tant sa principale loi, loi qui nest pas cependant oriente vers la direction dun

    progrs de la libert ou de la rationalit comme elle lest chez Hegel. Le monde lart, dit

    Genette dans La relation esthtique, nest pas une collection dobjets autonomes, mais

    un champ magntique dinfluences et dactivations rciproques (Genette [1996]: 223).

    Dans ce monde, et selon cette citation que fait Genette de la formule de Malraux tire

    du Muse imaginaire, la mtamorphose nest pas un accident, elle est la vie mme de

    luvre dart (Genette [1996]: 188).

    Si lon saisit bien alors que, dans Luvre de lart, la transcendance ne dsigne pas

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    seulement la nature et lopration palimpsestueuses des uvres, mais, ontologique-

    ment, le second mode dexistence des uvres qui ncessairement dbordent con-

    stamment leur immanence conue comme lobjet matriel (immanence physique de la

    peinture, du film, de la gravure) ou comme lobjet idal (immanence idale du texte lit-

    traire ou de la partition musicale) en quoi elles consistent; si lon saisit en outre que

    luvre est la fois un objet qui est et une action qui fait parce quelle sadresse quel-

    qu'un et lappelle en sollicitant une rponse cest--dire une attitude adquate (cest

    lide qui permet darticuler les deux volumes de Luvre de lart), alors on aura compris

    que, selon lexpression de La relation esthtique: la transcendance des uvres est sans

    limite (Genette [1996]: 238). Elle intgre en son processus, non seulement le monde de

    lart, non seulement la multiplicit des modes dexistence des uvres dart, mais aussi

    celle de la relation esthtique, critique et hermneutique que chaque homme effectue

    au sein de sa culture et mme au sein de toutes les cultures en interrelations ou en cir-

    culations. Nest-il pas permis alors de dire que Genette conserverait un lment central

    dune philosophie purement thorique de lart: lide dune littrature unique qui en-

    globerait tous les livres relis dans lespace commun dune hypertextualit aux chos in-

    finis, lide dune littrature qui contient tous les livres mais o chaque livre contient

    tous les autres par une espce dentre-expression leibnizienne, lide dun monde de

    lart autonome et spcifique dont les mtamorphoses et les champs magntiques

    pourraient tre arraisonne par lanalyse des modes dexistence et des oprations des

    uvres, lide enfin dun monde de la culture comme ce stade et ce rsultat ultimes de

    la transcendance circonscrite dans limmanence du monde de lexistence humaine?

    Par conception purement thorique, je nentends pas cette conception pleinement

    spculative ente sur des exigences mtaphysiques ou thologiques fortes auxquels, et

    juste titre, Genette ne croit pas. Par conception thorique, il faut entendre une con-

    struction mue ou travaille par ce quAntoine Compagnon a appel le dmon de la

    thorie (Compagnon [1998]) cest--dire par une sorte dhubris de lattitude formaliste

    qui consiste tre intellectuellement attentif des fonctionnements anonymes de

    structures relationnelles plutt quau monde extrieur que ces structures viendraient -

    clairer; plutt quau sujet qui serait lauteur de ces structures et qui les considrerait

    comme des instruments dintelligibilit du monde extrieur. Quand Mallarm, par e-

    xemple, dfinit la littrature dans La Musique et les Lettres, il dit: A quoi sert cela et

    il rpond: A un jeu. Mais il prcise cependant (une prcision de pote cest toujours

    un peu difficile) en crivant: En vue quune attirance suprieure comme dun vide, nous

    avons droit, le tirant de nous par de lennui lgard des choses si elles stablissaient

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    solides et prpondrantes perdument les dtache jusqu sen remplir et aussi les

    douer de resplendissement, travers lespace vacant, en des ftes volont et solitai-

    res (Mallarm [2003]: 67). Cela signifie que le jeu littraire de lcriture et de la lecture

    consiste se dtacher des choses par trop massives, ennuyeuses et opaques mais pour

    sen remplir galement cest--dire pour se remplir de leurs reprsentations resplendis-

    santes et des infinies relations que le pote-pyrotechnicien aura dcouvertes en elles et

    claires par la matrise de son criture: Tout lacte disponible, jamais est seulement,

    reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multiplis; daprs quelqutat int-

    rieur et que lon veut son gr tendre, simplifier le monde (Mallarm [2003]: 67)2.

    Pour Genette, la littrature et lart tout entier sont bien et galement un jeu, mais ce jeu

    souvent compliqu et dont il dmonte (cette expression est genettienne et mallar-

    menne la fois) les rouages semble fonctionner pour lui-mme sans fonction ou sans

    finalit cognitive dune part et, dautre part, pour un plaisir totalement subjectif, non

    seulement parce quil est infiniment vari et variable, mais aussi parce quil nouvre ja-

    mais la voie vers la connaissance dun objet, ne serait-ce que par la sensation dont Mal-

    larm mais aussi Proust (au sujet duquel Genette a consacr de nombreuses tudes) se

    sont occups toute leur vie. Il y aurait donc chez Genette comme un idalisme plus radi-

    cal encore que chez Proust toujours soucieux3 de la recherche de la vrit par apprentis-

    sage des signes, de lexploration dun monde des signes mais qui sont les signes du

    monde. Il y aurait un idalisme plus radical encore que chez Mallarm qui nest pas

    (comme on pourrait le penser et comme la pens Genette)4 le thoricien ni le praticien

    de la forme intransitive absolument dlie du temps, de lespace, des choses de la bana-

    lit ordinaire, du sensible et du vcu, parce que sa recherche dun langage impersonnel

    et autonome (Genette [1966]: 97), dun absolu littraire ou textuel qui a lieu tout

    seul: fait, tant, seffectue toujours mme la sensation de la relation extrmement

    labile quimpliquent un pli de page ou de robe, un lever de soleil ou de rideau, un

    concert, la chute des feuilles en automne, louverture dun livre, dun ventail, dun ca-

    nal ou dune voie ferre, une crise politique ou conomique, la coupe dun vers enfin.

    Cet idalisme culminerait mon sens par cette fascination que Genette a toujours eu

    2 Cest moi qui souligne. 3 Voir Deleuze (1976). 4 Voir Genette (1966): Bonheur de Mallarm?, sur LUnivers imaginaire de Mallarm de Jean-Pierre Richard, o le livre est critiqu pour son psychologisme et sa profondeur interprtative au sein de laquelle les thmes passent les uns dans les autres comme des variations musicales ou une mlodie continue.

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    pour la littrature de Borges laquelle il ne cesse jamais de se rfrer en relisant sans

    cesse dans tous ses propres livres, soit La bibliothque de Babel, soit Pierre Mnard,

    auteur du Quichotte les deux contes des Fictions. De cette lecture, Genette tirerait

    chaque fois la confirmation de trois ides: a) lide dun monde de la littrature comme

    une sorte dimmense production intemporelle et anonyme conue comme lextension

    maximale de la spatialit du langage littraire que jvoquais plus haut, extension que

    Genette, ds 1966, qualifiait dutopie littraire; b) lide dune littrature et dun art

    conus comme un vaste domaine simultan que lon doit savoir parcourir en tous

    sens, contemporains deux-mmes, rversibles, vertigineux, secrtement infinis

    (Genette [1969]: 47-48); c) lide dune circularit en quelque sorte tautologique de ce

    monde o tout est sans cesse repris selon un mouvement que Philippe Lafon repris lui-

    mme par Jacques Morizot (2004) appelle un mouvement de mnardisation qui sem-

    ble saccrotre encore et sexpliciter toujours plus lucidement dans les pratiques de lart

    contemporain. Ainsi, dit Genette en 1966 et en radicalisant sa pente idaliste, Borges

    redit, ou dit, sa manire, que la posie est faite part tous, non par un. Pierre Mnard

    est lauteur du Quichotte pour cette raison suffisante que tout lecteur (tout vrai lecteur)

    lest. Tous les auteurs sont un seul auteur parce que tous les livres sont un seul livre,

    do il suit encore quun seul livre est tous les livres () (Genette [1966]: 132).

    La philosophie de lart de Genette semble alors le dpassement et la conservation de

    cet idalisme, la lutte dsespre cest--dire toujours recommence contre cet idali-

    sme: cest cette lutte qui me semble authentiquement philosophique en ce quelle est

    une difficile recherche et cest elle aussi qui me semble justifier notre prsent colloque

    que jessaye de conclure en concluant mon propre propos.

    Cette lutte seffectue la fois par une phnomnologie prcise des modes dexisten-

    ce et de fonctionnement des uvres et, du point de vue plus thorique, par la rencontre

    avec le nominalisme de Goodman que Genette ne saurait admettre et encore moins in-

    tgrer, mais partir duquel il entend penser la nature du monde de lart qui a t sa

    principale proccupation aprs celle du monde la littrature. A cet gard, le titre de son

    premier livre de philosophie de lart dit beaucoup de choses. En tenant videmment

    compte de lironie genettienne constamment prsente et constamment propice toutes

    les dprises (les mprises?) et tous les retournements, ce titre5 Luvre de lart. Im-

    manence et transcendance comporte comme Genette le thorise lui-mme au sujet de

    tout titre (voir Genette [1987]: 78 ss.): a) une fonction thmatique (ce dont on parle), b)

    5 Dans Genette (1987), il parle de ce pritexte quest un titre comme dun appareil titulaire.

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    une fonction rhmatique (la modalit dont on en parle) et c) une fonction hypertextuelle.

    Du point de vue de cette troisime fonction, le titre voque immanquablement les Lan-

    gages de lart. Une approche de la thorie des symboles de Goodman. Ce faisant, il con-

    traste singulirement aussi avec Langages de lart dont il dit secrtement driver. Car, l

    o Goodman annonce sobrement la suite de Peirce et de Cassirer la perspective dune

    explication scientifique dune ralit doublement plurielle (pluralit des types de symbo-

    les, pluralits des fonctionnements symboliques des uvres dart), Genette annonce

    quant lui, par une formule ambige et sduisante, lexploration dun fonctionnement

    unique en un vocabulaire renvoyant invitablement la thologie et ses mystres, le

    premier dentre eux tant celui de lincarnation qui deviendra chez Genette

    lincarnation de luvre (ncessairement entre guillemets comme p. 21). Il y a sans

    doute ici toute une dimension de jeu voire de provocation, mais il y aussi mon sens

    lexpression dune autre pense laquelle le titre renvoie et qui est celle de la phno-

    mnologie husserlienne que Genette na srement pas lu mais dont il a su capter

    lintrt et le mouvement par lintermdiaire dun article de James Edie sur La perti-

    nence actuelle de la conception husserlienne du langage.

    Cette captation se fait dans lanalyse du rgime allographique et dans les deux

    chapitres consacrs la rduction (chapitre 7) et aux rapports entre immanence et

    manifestations (chapitre 8). Dans ces deux chapitres, Genette analyse ce que lon pour-

    rait appeler le destin allographique des uvres en partant de la description de

    lopration mentale, plus ou moins consciente, danalyse en proprits constitutives et

    contingentes et de slection de ces premires en vue dune ventuelle itration correc-

    te (Genette [1994]: 101) de cette uvre qui peut-tre un dessin ou une performance

    en son rgime autographique. Litrabibilit que lon peut faire de toute uvre allogra-

    phique suppose ainsi lopration instituante de rduction allographique qui consiste

    rduire un objet ou un vnement, aprs analyse et slection, aux traits quil partage, ou

    peut partager, avec un ou plusieurs autres objet ou vnements dont la fonction sera de

    manifester comme lui sous des aspects physiquement perceptibles limmanence idale

    dune uvre allographique (Genette [1994]: 103). Ces traits partags constituent

    lidentit singulire dune mlodie ou du texte dun pome. Cette mlodie ou ce pome

    ne sont ni des objets purement matriels ni des abstractions ou des ides universelles:

    idaux sans tre abstrait selon lexpression de Proust, ce sont, en reprenant cette fois

    le vocabulaire husserlien, des idalits ou, si lon parle comme Boris de Schloezer

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    (1947)6 dployant son ontologie de luvre dart musicale sous la lumire du concept

    dobjet intentionnel du phnomnologue Roman Ingarden (1983; 1989), ils sont des

    ralits idales (De Schloezer [1947]: 60) ou des ides concrtes. Genette retrouve

    la mme ncessit qui tait celle de la phnomnologie de penser luvre dart comme

    un objet intermdiaire qui nest rductible ni une ide, ni un ensemble des propri-

    ts abstraites, ni un type gnral spar de ses instances concrtes et matrielles, ni

    un objet physique dtermin dans le temps et dans lespace. Luvre dart est donc en

    quelque sorte un objet supra-individuel comme dirait Ingarden, un objet qui existe

    rellement dans son immanence mais qui a besoin de ses concrtisations (Ingarden

    [1983]: 281-282) ou de ses manifestations (Ingarden [1983]: 116) que sont les nota-

    tions, les excutions et lexcution silencieuse quant il sagit dun texte. Quand il sagit

    dune peinture autographique, Genette montre plusieurs reprises (voir Ingarden

    [1983]: 179, 254-257) que notre culture semble tre sur la voie, par lhypertrophie du

    rle du muse et des techniques de reproduction, dun devenir allographique de la pein-

    ture, cest--dire dun mouvement qui ferait peut-tre un jour de la reproduction un -

    lment de sa constitution, un mouvement qui ferait peut-tre des reproductions des e-

    xemplaires du tableau. Quoiquil en soit de cet hypothtique avenir, et mme parce que

    cet avenir est envisageable comme une possibilit, le monde de lart est bien pour Ge-

    nette ce monde didalits ou dindividus idaux (Ingarden [1983]: 115); et ce monde

    rel, idel, objectif, historique et culturel nest ni mtaphysique, ni empirique. Il est dans

    un entre-deux dont lexistence et dont la modalit dexistence ont du tre confirmes

    Genette par la lecture de Merleau-Ponty commentant lui-mme Proust dans Le visible et

    linvisible et y dcouvrant la nature de lide artistique comme non le contraire du sen-

    sible, mais la doublure et la profondeur (Merleau-Ponty [1964]: 195).

    On comprend alors que quand Genette disait en 1966 fascin par lutopie littraire

    de Borges, Pierre Mnard est lauteur du Quichotte pour cette raison suffisante que

    tout lecteur (tout vrai lecteur) lest, cela veut dire dsormais en 1994 que lacte de lec-

    ture du texte exact du don Quichotte est le lieu de la rduction comme condition nces-

    saire et suffisante de lobjet dimmanence allographique, de lobjet singulier et idel, en

    quoi consiste luvre de Cervants qui ne saurait exister sans au moins un exemplaire

    du texte et sans au moins un lecteur, cest--dire sans cette transcendance, conue

    comme largissement et non comme lvation, qui existe dj au plan mme de

    limmanence. Et cest dailleurs cette transcendance dans limmanence qui permet Ge-

    6 Je me permets de renvoyer mon introduction De Schloezer (2009): V ss.

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    nette a) darticuler les deux rgimes, b) de privilgier le premier rgime, c) de faire de

    lanalyse de limmanence des uvres allographiques le modle permettant de penser la

    nature du monde lart, d) de rflchir plus rigoureusement quil ne faisait dans les Figu-

    res ou Palimpsestes ce fait inhrent luvre dart singulire, qui ne cesse, de proche

    en proche et aux titres les plus divers, dvoquer la totalit virtuelle du monde de lart,

    comme Valry dit quelque part quun son soi seul voque la totalit de lunivers

    musical. Cette vocation incessante, cet appel implicite de chaque uvre toute les au-

    tres, mrite assez, je pense, le terme de transcendance (Genette [1994]: 246-247).

    On voit donc comment, tout au long de sa carrire, Genette na fait que de dvelop-

    per et de prciser lintuition originaire de toute son uvre, savoir quil y a un monde

    de lart, un monde rel des uvres dart mais spar du monde ordinaire et dont il sest

    agit, pour lui, darpenter tout lespace, de dcrire les lois de fonctionnement, de com-

    prendre sa nature ontologique, de saisir le maximum de ses virtualits et toutes les fa-

    ons de lactiver ou de le mettre en uvre tous les sens de lexpression. Ce monde de

    lart infiniment polymorphe, et qui na rien dun arrire-monde mtaphysique ni rien de

    transcendant, est son objet presquexclusif. Cette exclusivit explique mon sens trois

    dterminations de la philosophie genettienne de lart que je voudrais reconnatre pour

    finir.

    1) Parti de la critique littraire, Genette pense naturellement ce monde sur lexemple

    privilgi du texte littraire et, dans une moindre mesure, musical. Sans doute aussi

    pense-t-il ce monde sur le modle borgsien et sur le modle proustien qui peut tre

    envisag (cest aussi la thse de Merleau-Ponty) comme son exploration artistique la

    plus accomplie. De ce point de vue, lintrt de la pense esthtique de Genette vient

    quelle conteste le privilge que la pense esthtique traditionnelle accorde volontiers

    aux arts plastiques. La thorie de la littrature qui ne se rduit pas une simple thorie

    de la fiction dune part, et la thorie de arts plastiques, littraires et sonores dautre

    part, y trouvent un espace dialogique commun.

    2) Pour cette philosophie, lart possde une pluralit de fonctions, mais la fonction pro-

    prement esthtique est toujours pense comme minente sans que cette minence ne

    soit vritablement fonde. La fonction esthtique (essentiellement considre comme

    suscitation dun plaisir dsintress et sans concept) est pense sparment des autres

    fonctions: des fonctions cognitives que lart possde chez Aristote, Cassirer ou Good-

    man; des fonctions sociales, morales ou politiques quil possde chez Sartre et Ricoeur

    parce que lart joue chez eux un rle crucial dans la constitution de la libert et de la re-

    sponsabilit de la conscience ou de la personne. Plus mme, pour Genette, il ne semble

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    pas y a avoir dusages de lart autres que celui de donner lieu des apprciations qui

    constituent selon lui llment central de lexprience esthtique (Genette [1996]: 70).

    Genette, pour qui finalement la dlectation serait la fin de lart, pourrait dire comme

    Marcel Duchamp: Lart na pas dexcuse biologique. Ce nest quun petit jeu entre

    hommes de tous les temps: ils peignent, regardent, admirent, critiquent, changent et

    changent. Ils trouvent l comme un exutoire leur besoin constant de dcider entre le

    bien et le mal7.

    3) La philosophie genettienne reconduit lide kantienne de la spcificit et de lautono-

    mie de lexprience esthtique, ide qui nest jamais interroge dans le second volume

    de Luvre de lart comme elle peut ltre, au contraire et par exemple, dans le pragma-

    tisme de John Dewey tentant dtablir la continuit entre lexprience esthtique et les

    processus normaux de lexistence (Dewey [2010]: 41).

    Il y aurait donc bien, chez Grard Genette, un mouvement aportique ou de contra-

    diction interne par lequel lamoureux des lettres quil est (un esthte littraire?) tente

    continuellement de contester cette dtermination par le moyen de la philosophie de

    lart. Mais cette philosophie de lart est bien une pratique dsespre dans la mesure

    o la contestation et larrachement dont elle est le moyen est, paradoxalement aussi,

    linstrument de lincessante reconduction de ce qui y est constamment contest: un ar-

    rachement infini.

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    7 Cit par Gibson (1991): 242.

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