Georges Perec Un Homme Qui Dort

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  • eor es erec

    roman

  • Ouvrage paru, en premire dition,dans la collection : Les Lettres nouvelles,

    dirige par Maurice Nadeau.

    by ditions Denol, 1~)6730, rue de l'Universit, 75007 Paris

    ISB.207.2342~). XB 23424.7

  • pottr Paillette

    le memoriam J P.

  • Il n'est pas ncessai'"e que tu sor tes deta maison Reste . ta t a b l e e t c o u te .N'coute mme pas, attends seulement.N'attends mme pas, sois absolument si-lencieux et seul. Le monde viendra s'o ffrir toi pour que t u l e d m a s ques, il n epeut faire autrement, extasi, il se tordradevant toi.

    FRANZ KAFKA

    (Mdi tati ons sur le p ch, la souf france,l'espoir et le vrai chemin)

  • Ds que tu fermes les yeux, l'aventure du som-meil commence. A la pnombre connue de lachambre, volume obscur coup par des dtails,o ta mmoire identifie sans peine les cheminsque tu as mille fois parcourus, les retraant partir du carr opaque de la fentre, ressuscitantle lavabo partir d'un reflet, l 'tagre partirde l'ombre un peu plus claire d'un l ivre, prci-sant la masse plus noire des vtements suspendus,succde, au bout d'un certain temps, un espace deux dimensions, comme un tableau sans l imi tessures qui ferait un trs petit angle avec le plande tes yeux, comme s'i l reposait, pas tout f a i t

    13.

  • perpendiculairement, sur l ' a rte de ton n ez , t a -bleau qui, d'abord, peut te sembler uniformmentgris, ou plutt neutre, sans couleurs ni f o rmes,mais qui, assez vite sans doute, se trouve possderau moins deux proprits : la premire est qu'ils 'assombrit plus ou mo ins se lon que t u f e r m esplus ou moins fo r tement tes paupires, commesi, plus prcisment, la cont raction exerce surla barre de tes sourcils lorsque tu fermes les yeuxavait pour effet de modifier l inclinaison du planpar rapport ton corps, comme si la barre de tessourcils en formai t l a c h a rn ire,et, par cons-quent, bien que cette consquence n'ait pas l 'a irdmontrable sinon par l 'vidence, de modifierla densit, ou la qualit, de l 'obscurit que tuperois ; la seconde est que la surface de cetespace n'est pa,s du tout rgulire, ou plus pr-c isment, que la d i s t r ibut ion, la r p a r t i t ion del'obscurit ne se fait pas d'une manire homo-gne : la zone suprieure est manifestement plussombre, la zone infrieure, qui te semble la plusproche, bien que dj, videmment, les notionsde proche et lointain, haut et bas, devant et der-rire, aient cess d'tre tout f a i t p r c ises, est,d'une part, beaucoup plus grise, c'est--dire non

  • pas beaucoup plus neutre comme tu commencespar le croire, mais bel et b ien beaucoup plusblanche, et d 'autre par t co n t ient , ou supporte,une, deux, ou plusieurs sortes de sacs, de capsu-les, un peu l ' ide que tu te fa is d 'une glandelacrymale, par exemple, bords minces et cilis,et l ' intrieur desquels tremblent, s 'agitent, setordent des clairs trs t rs b lancs, parfois t rsminces, comme de trs f ines zbrures, parfoisbeaucoup plus gros, presque gras, comme desvers. Ces clairs, bien qu'clairs soit un terme tout fait impropre, ont cette cur ieuse vertu de nepouvoir tre regards. Ds que tu f ixes un peut rop ton a t tent ion su r e ux , e t i l e st p re s q u eimpossible de ne pas le faire, car enfin, ils dan-sent devant toi et tout le reste est peine existant,en fait, il n'y a gure de vraiment sensible quela charnire de tes sourcils et ce trs vague espace deux dimensions plus ou moins perceptible ol'obscurit s'tale irrgulirement, mais ds quet u les regardes, bien que ce mot ne veu i l le p lusrien dire, bien sr, ds que tu cherches, pare xemple, t 'assurer un t an t s o i t p e u d e l e u rforme, ou de leur substance, ou d 'un d ta i l , tupeux tre sr de te retrouver, les yeux ouverts, en

    15.

  • face de la fentre, rectangle opaque r 'devenantcarr, bien que ce ou ces sacs ne lui ressemblenten rien. I ls rapparaissent, par contre, et aveceux l'espace plus ou mo ins i nc l in a r t i cul surtes sourcils, quelque temps aprs que tu as refer-m les yeux, et , v r a i semblablement, i l s n ' o n tpas chang d'une fois l ' autre. Tu ne peux,pourtant, tre tout fait sr de ce dern ier pointcar, au bout d'un temps diff icilement apprcia-ble, et bien que rien ne te permette encore d'af-f irmer qu'ils aient posit ivement disparu, tu peuxconstater qu'ils ont considrablement pli. Tu asmaintenant affaire une sorte de grisaille zbre,appartenant toujours ce mme espace prolon-geant plus ou moins tes sourcils, mais, dirait-on,dform au point d 'tre constamment dportsur la gauche ; tu peux le regarder, l 'explorer,sans bouleverser l'ensemble, sans susciter un r-veil immdiat, mais cela est totalement dpourvud'intrt. C'est sur la droite que quelque chosese passe, en l'occurrence une planche, plus oumoins derrire, plus ou moins au-dessus, plus oumoins droite. La planche ne se voit videm-ment pas. Tu sais seulement qu'elle est dure, bienque tu ne sois pas dessus, puisque, justement, tu

    16.

  • es sur quelque chose de trs mou qui est tonpropre corps. Il se produit alors un phnomnetout fait tonnant : i l y a d ' abord t rois espacesque rien ne te permettrait de confondre, ton corps-l it qui es t m ou , h o r i zonta l , et blanc, puis la'barre de tes sourcils qui commande un espaceg."is, mdiocre, en biais, et la planche, enfin,qui est immobile et trs dure au-dessus, parallle toi, et peut-tre accessible. Il est clair, en ef fet ,mme s'il n'y a plus que cela qui soit clair, quesi tu grimpes sur la p lanche, tu dors, que laplanche, c'est le sommeil. Le principe de l 'op-ration est on ne peut p lus simple, bien que toutte donne penser qu'il te faudra beaucoup detemps : il faudrait ramener le l it , le corps, jus-qu' ce qu'ils ne soient plus qu'un point, qu'unebille, ou bien, ce qui revient au mme, il faudraitrduire toute la f l acc idit du co rps, l a c o ncen-trer en un seul endroit, par exemple dans quelquechose comme une vertbre lombaire. Mais le corps, cet instant, ne prsente plus du tou t l a b e l l eunit de tout l 'heure, en fait, i l s 'tale dans tousl es sens. Tu en t reprends de r a m ener v er s l ecentre un orteil, ou ton pouce, ou ta cuisse, maisalors, chaque fois, il y a une rgle que tu oublies.

    17,

  • c'est qu'il ne faut jamais perdre de vue la duretde la planche, c'est qu'il fa l lait procder avecruse, ramener ton corps sans qu'il se doute derien, sans que toi-mme le saches avec certitude,mais il est trop tard, chaque fois depuis long-temps dj trop tard et, curieuse consquence, labarre de tes sourcils se casse en deux et au cen-t re, entre tes deux yeux, comme si l a ch arn ireavait tenu tout l 'ensemble, et que toute la fo rcede cette charnire se rassemblait en cet endroi t ,survient d'un seul coup une douleur prcise, indu-bitablement consciente et que tu r e connais toutde suite comme tant le plus banal des maux dette.

  • Tu es assis, torse nu, vtu seulement d'un pan-talon de pyjama, dans ta chambre de bonne, surl 'troite banquette qui te sert de l i t , un l i v re , lesLeons sur la socit industrielle, de RaymondAron, pos sur tes genoux, ouvert la page centdouze.

    C'est d'abord seulement une espce de lassitude,de fatigue, comme si tu t'apercevais soudain quedepuis trs longtemps, depuis plusieurs heures,tu es la proie d'un malaise insidieux, engourdis-sant, peine douloureux et pourtant insuppor-table, l'impression doucereuse et touffante d'tresans muscles et sans os, d'tre un sac de pltre aumilieu de sacs de pltre.

    19.

  • Le soleil tape sur les feuil les de zinc de latoiture. En face de toi, la hauteur de tes yeux,sur une tagre de bois blanc, il y a un bol deNescaf moiti vide, un peu sale, un paquet desucre tirant sur sa fin, une cigarette qui se consu-me dans un cendrier publicitaire en fausse opa-line blanchtre.

    Quelqu'un va et vient dans la chambre voi-sine, tousse, trane les pieds, dplace des meubles,ouvre des tiroirs. Une goutte d'eau perle continuel-lement au robinet du poste d 'eau sur le p a l i e r .Les bruits de la rue Saint-Honor montent detout en bas.

    Deux heures sonnent au clocher de Saint-Roch.Tu relves les yeux, tu t'arrtes de lire, mais tune lisais dj plus depuis longtemps. Tu poses lel ivre ouvert ct de to i , sur l a b a nquette. Tut ends la main, tu c rases la c igarette qui f u m edans le cendrier, tu achves le bol de Nescaf :il est peine tide, trop sucr, un peu amer.

    T u es tremp de sueur. Tu t e l v es, tu v a svers la fentre que tu fermes. Tu ouvres le robi-net du minuscule lavabo, tu passes un gant detoilette humide sur ton f r ont , sur ta n u que, surtes paules. Bras et jambes replis, tu te couches

    20

  • de ct sur la banquette troite. Tu fermes les yeux.Ta tte est lourde, tes jambes engourdies.

    Plus tard, le jour de ton examen ar r ive et t une te lves pas. Ce n'est pas un geste prmdit,ce n'est pas un geste, d'ailleurs, mais une absencede geste, un geste que tu ne fais pas, des gestesque tu vites de faire. Tu t'es couch tt, ton som-meil a t paisible, tu avais remont ton rveil,tu l'as entendu sonner, tu as attendu qu'i l sonne,pendant plusieurs minutes au moins, dj rveillpar la chaleur, ou par la lumire, ou par le bruitdes laitiers, des boueurs, ou par l'attente

    Ton rveil sonne, tu ne bouges absolumentpas, tu restes dans ton l i t , tu r e fe rmes les yeux.D'autres rveils se mettent sonner dans deschambres voisines. Tu entends des bruits d'eau,des portes qui se ferment, des pas qui se pr-cipitent dans les escaliers. La rue Saint-Honorcommence s'emplir de bruits de voitures, crisse-ment des pneus, passage des vitesses, brefs appelsd'avertisseurs. Des volets claquent, les marchandsrelvent leurs rideaux de fer.

    Tu ne bouges pas. Tu ne bougeras pas. Un

    21.

  • autre, un sosie, un double fantomatique et mt i -c uleux fait, peut-tre, ta p l ace, un u n , l e sgestes que tu ne fais plus : il se lve, se lave, serase, se vt, s'en va. Tu le laisses bondir dans lesescaliers, courir dans la rue, at traper l 'autobusau vol, arriver l'heure dite, essouffl, triomphant,aux portes de la salle. Certificat d'Etudes Sup-rieures de Sociologie Gnrale. Premire preuve

    Tu te lves trop tard. L-bas, des ttes stu-dieuses ou ennuyes se penchent pensivement surles pupitres. Les regards peut-tre inquiets de tesamis convergent vers ta place reste libre. Tu nediras pas sur quatre, huit ou douze feuillets ceque tu sais, ce que tu penses, ce que tu sais qu'ilfaut penser sur l'alination, sur les ouvriers, sur lamodernit et sur les loisirs, sur les cols blancs ousur l'automation, sur la connaissance d'autrui, surMarx rival de Tocqueville, sur Weber ennemi deLukacs. De toute faon, tu n'aurais rien dit cartu ne sais pas grand-chose et tu ne penses rien.Ta place reste vide. Tu ne finiras pas ta licence,tu ne commenceras jamais de diplme. Tu neferas plus d'tudes.

    Tu prpares, comme chaque jour, un bol de

    crite.

    22.

  • Nescaf ; tu y ajoutes, comme chaque jour, quel-q ues gouttes de lai t concentr sucr. Tu n e t elaves pas, tu t'habilles peine. Dans une bas-sine de matire plastique rose, tu mets trempertrois paires de chaussettes.

    Tu ne vas pas la sortie de la salle d'exament'enqurir des sujets qui ont t proposs laperspicacit des candidats. Tu ne vas pas au cafo la coutume aurait voulu que tu a i l les, commechaque jour, mais plus particulirement en cejour d'exceptionnelle gravit, retrouver tes amis.L'un d'eux, le lendemain matin, va gravir les sixtages qui mnent ta chambre. Tu reconnatrasson pas dans l'escalier. Tu le laisseras frapper ta porte, attendre, frapper encore, un peu plusfort, chercher au-dessus du chambranle la c lque souvent tu laissais lorsque tu t 'absentais quel-ques minutes pour descendre chercher du pain,ou du caf, des cigarettes, ou le journal ou lecourrier, attendre encore, f rapper fa ib lement,t'appeler voix basse, hsiter, et redescendre,lourdement.

    I l est revenu, plus tard, et a g l iss un mot

    23.

  • sous la porte. Puis d'autres sont venus, le lende-main, le surlendemain, ont frapp, ont cherchla cl, ont appel, ont gliss des messages.

    Tu lis les bil lets et tu les f roisses en boule.On t'y f ixe des rendez-vous auxquels tu ne terends pas. Tu r e s tes tendu su r t a b a n q u e t tetroite, les bras derrire la nuque, les genouxhaut. Tu regardes le plafond et tu en dcouvresles fissures, les cailles, les taches, les reliefs. Tun'as envie de voir personne, ni de parler, ni depenser, ni de sortir, ni de bouger.

    C'est un jour comme celui-ci, un peu plus tard,un peu plus tt, que tu dcouvres sans surpriseque quelque chose ne va pas, que, pour parlersans prcautions, tu ne sais pas vivre, que tu nesauras jamais.

    Le soleil tape sur les tles du toit. La chaleurdans la chambre de bonne est insupportable. Tues assis, coinc entre la banquette et l 'tagre, unlivre ouvert sur les genoux. Tu ne lis plus depuislongtemps. Tes yeux restent fixs sur une tagrede bois blanc, sur une bassine de matire plas-tique rose dans laquelle croupissent six chaus-

    24.

  • settes. La fume de ta cigarette abandonne ~)ansle cendrier monte, rectiligne ou presque, et s'taleen nappe instable sous le plafond marqu deminuscules lzardes.

    Quelque chose se cassait, quelque chose s'estcass. Tu ne te sens plus com m e n t d i r e ?soutenu : quelque chose qui , t e s e m b la i t - i l , t es emble-t-il, t 'a j u squ 'alors rconfort, t ' a t e n uchaud au cur, l e s en t iment de to n e x i s tence,de ton importance presque, l'impression d'adh-rer, de baigner dans le monde, se met te fairedfaut.

    Tu n'es pourtant pas de ceux qui passent leursheures de veille se demander s'ils existent, etpourquoi, d'o ils viennent, ce qu'ils sont, o ilsvont. Tu ne t ' es j a m ais sr ieusement in terrogsur la priorit de l 'uf ou de la poule. Les in-quitudes mtaphysiques n'ont pas notablementburin les traits de ton noble visage. Mais, rienne reste de cette trajectoire en f lche, de ce mou-vement en avant o t u a s t , d e t o u t t e m p s ,invit reconnatre ta vie, c'est--dire son sens,sa vrit, sa tension : un pass riche d'expriencesfcondes, de leons bien retenues, de radieuxsouvenirs d'enfance, d'clatants bonheurs cham-

    2).

  • ptres, de vivifiants vents du large, un prsentdense, compact, ramass comme un r essort, unavenir gnreux, verdoyant, ar. Ton pass, tonp rsent, ton avenir se con fondent : ce son t l aseule lourdeur de tes membres, ta migraine insi-d ieuse, ta lassitude, la c h a leur, l ' amer tume e tla tideur du Nescaf. Et, s'il faut un dcor tavie, ce n'est pas la majestueuse esplanade (gn-ralement, une spectaculaire illusion de perspec-t ive) o s'battent et s 'envolent les enfants auxjoues rebondies de l 'humanit conqurante, mais,quelque effort que tu fasses, quelque illusion quetu berces encore, c'est ce boyau en soupente quite sert de chambre, ce galetas long de deux m-tres quatre-vingt-douze, large d'un mtre soixan-t e-treize, soit un t ou t p e t i t p e u p l u s d e c i n qmtres carrs, cette mansarde d'o tu n 'as p l usboug depuis plusieurs heures, depuis plusieursjours : tu es assis sur une banquette trop courtepour que tu pu isses, la nuit , t 'y tendre de toutton long, trop troite pour que tu puisses t'y retour-ner sans prcaution. Tu regardes, d'un ceil main-tenant presque fascin, une bassine de matireplastique rose qui ne contient pas moins de sixchaussettes.

    26.

  • Tu restes dans ta chambre, sans manger, sansl ire, presque sans bouger . Tu regardes la bas-s ine, l'tagre, tes genoux, ton r e gard dans l emiroir fl, le bol, l ' interrupteur. Tu coutes lesbruits de la rue, la gou t te d 'eau au rob inet dupalier, les bruits de ton voisin, ses raclements degorge, les tiroirs qu'il ouvre et ferme, ses quintesde toux, le sifflement de sa bouilloire. Tu suis,sur le plafond, la ligne sinueuse d'une mince fis-s ure, l'it inraire inut i le d ' une m o u che, l a p r o -gression presque reprable des ombres.

    C eci est ta vie. Ceci est to i . Tu p eux f a i r el 'exact inventaire de ta ma igre fo r tune, le b i l anprcis de ton premier quart de sicle. Tu as vingt-cinq ans et v i ng t -neuf dents, t rois chemises ethuit chaussettes, quelques l ivres que tu n e l isplus, quelques disques que tu n'coutes plus. Tun'as pas envie de te souvenir d'autre chose, ni deta famille, ni de tes tudes, ni de tes amours, nide tes amis, ni de tes va-ances, ni de tes projets.Tu as voyag et tu n 'as r ien rapport de tesvoyages. Tu es assis et tu ne v eux q u ' a t tendre,attendre seulement jusqu' ce qu'il n'y ai t p lusr ien attendre : que vienne la nu it , que sonnent

    27.

  • les heures, que les jours s'en aillent, que les sou-venirs s'estompent .

    Tu ne revois pas tes amis. Tu n 'ouvres pas taporte. Tu ne descends pas chercher ton courrier.Tu ne rends pas les livres que tu as emprunts la Bibliothque de l ' Institut pdagogique. Tun'cris pas tes parents.

    Tu ne sors qu' la nui t tombe, comme lesrats, les chats et les monstres. Tu tranes dans lesrues, tu te glisses dans les petits cinmas cras-seux des Grands Boulevards. Parfois, tu marchestoute la nuit ; parfois, tu dors tout le jour .

    Tu es un oisif, un somnambule, une hutre.Les dfinitions varient selon les heures, selon lesj ours, mais le sens reste peu prs clair : tu t esens peu fait pour vivre, pour agir, pour faon-ner ; tu ne veux que durer, tu ne veux que l ' a t -tente et l'oubli.

    La vie moderne apprcie gnralement peu det elles dis, ositions : autour de to i t u a s v u , d etout temps, privilgier l 'action, les grands pro-jets, l'enthousiasme : homme tendu en avant ,homme les yeux fixs sur l'horizon, homme regar-

    28.

  • dant droit devant lui. Regard l impide, mentonvolontaire, dmarche assure, ventre rentr. Latnacit, l'initiative, le coup d 'clat, le t r i omphet racent le chemin trop l impide d'une vie t ropmodle, dessinent les sacro-saintes images de lalutte pour la vie. Les pieux mensonges qui bercentles rves de tous ceux qui p it inent et s 'embour-bent, les illusions perdues des milliers de laissspour compte, ceux qui sont arrivs trop tard, ceuxqui ont pos leur val ise sur le t ro t toir et se sontassis dessus pour s'ponger le f ront . Mais tun'as plus besoin d'excuses, de regrets, de nostal-gies. Tu ne rejettes rien, tu ne r e fuses r ien. Tuas cess d'avancer, mais c'est que tu n ' avanaispas, tu ne repars pas, tu es arriv, tu ne vois pasce que tu irais faire plus loin : il a suffi, il a pres-que suffi, un jour de mai o il faisait trop chaud, del 'inopportune conjonction d'un texte dont tu avaisperdu le fil, d'un bol de Nescaf au got soudaintrop amer, et d'une bassine de matire plastiquerose remplie d'une eau noirtre o f l o t ta ient s ixchaussettes, pour que quelque chose se casse, s'al-tre, se dfasse, et qu'apparaisse au grand jour

    mais le jour n'est jamais grand dans la cham-b re de bonne de la rue Saint-Honor cett e

  • vrit dcevante, triste et ridicule comme un bon-net d'ne, lourde comme un dictionnaire Gaffiot :tu n'as pas envie de poursuivre, ni de te dfendre,ni d'attaquer.

    Tes amis se sont lasss et ne frappent plus taporte. Tu ne marches plus gure dans les rueso tu pourrais les rencontrer. Tu vi tes les ques-tions, le regard de celui que le hasard met parfoissur ton chemin, tu refuses la bire ou le cafqu'il t'offre. Seules, la nuit, ta chambre te pro-tgent : la banquette troite o tu restes tendu,le plafond qu' chaque instant tu redcouvres ;la nuit, o, seul au milieu de la foule des GrandsBoulevards, il t 'arr ive presque d'tre comme heu-reux du bruit et des lumires, du mouvement, del'oubli. Tu n'as pas besoin de parler, de vouloir.Tu suis le flot qui va et vient, de la Rpublique la Madeleine, de la Madeleine la Rpublique.

    Tu n'as pas l ' habi tude et t u n ' a s pa s e n v ied'tablir des diagnostics. Ce qui te t rouble, cequi t'meut, ce qui te fait peur, mais qui parfoist 'exalte, ce n'est pas la soudainet de ta mtamor-phose, c'est au contraire, justement, le sentiment

    30,

  • vague et lourd que ce n'en est pas une, que rienn'a chang, que tu as toujours t ainsi, mme situ ne le sais qu'aujourd'hui : ceci, dans la glacefle, n'est pas ton nouveau visage, ce sont lesmasques qui sont tombs, la chaleur de ta cham-bre les a fait fondre, la torpeur les a dcolls. Lesmasques du droit chemin, des belles certitudes.Pendant vingt-cinq ans, n'as-tu rien su de ce qu iaujourd'hui est dj l'inexorable ? Dans ce qui tetient lieu d'histoire, n'as-tu jamais vu de failles ?Les temps morts, les passages vide. Le dsirfugitif et poignant de ne plus entendre, de neplus voir, de rester silencieux et immobile. Lesrves insenss de solitude. Amnsique errant auPays des Aveugles : rues larges et vides, lumiresfroides, visages muets sur lesquels glisserait tonregard. Tu ne serais jamais atteint.

    Comme si, sous ton histoire tranquille et rassu-rante d'enfant sage, de bon lve, de franc cama-rade, sous ces signes vidents, trop vidents, del a croissance, du mr issement l e s t r a i t s aucrayon sur le chambranle de la porte des cabinetsde toilette, les diplmes, les pantalons longs, les

    31.

  • premires cigarettes, le feu du rasoir, l'alcool, lacl sous le paillasson pour les sorties du samedisoir, le dpucelage, le baptme de l'air, le bap-tme du feu avai t dep u i s t o u j ours couru unautre fil, toujours prsent, toujours tenu lo intain,q ui tisse maintenant la to i le fami l ire de ta v i eretrouve, le dcor vide de ta vie dserte, souve-nirs resurgis, images en filigrane de cette vritdvoile, de cette dmission si longtemps sus-pendue, de cet appel au calme, images inertes etfloues, photographies surexposes, presque blan-ches, presque mortes, presque dj fossiles : unerue de province, volets clos, ombres mates, mou-ches bourdonnant dans un l ocal m i l i t a i re, saloncouvert de housses grises, poussires en suspen-sion dans un rai de lumire, campagnes peles,cimetires des dimanches, promenades en auto-mobile.

    Homme assis sur une banquette troite, un jeudiaprs-midi, un livre ouvert sur les genoux, regardabsent.

    Tu n'es qu'une ombre trouble, un dur noyaud'indiffrenc~, un regard neutre fuyant les regards.

    32.

  • Lvres muettes, yeux teints, tu sauras dsormaisreprer dans les flaques, dans les vitres, sur lescarrosseries luisantes des automobiles, les ref letsfugitifs de ta vie ralentie.

    Ta main absente glisse le long de l'tagre debois blanc. L'eau goutte au robinet du palier. Ton

    l'arrt souligne plus qu'il ne rompt le si lencede la rue. L'oubli s'infiltre dans ta mmoire. Rienne s'est pass. Rien ne se passera plus. Les fis-sures du plafond dessinent un improbable labyrin-the.

    voisin dort. Le faible haltement d'un taxi-diesel

    Il y eut ces journes creuses, la chaleur dans tachambre, comme dans une chaudire, comme dansune fournaise, et les six chaussettes, requins mous,baleines endormies, dans la cuvette de m a t i replastique rose. Ce rveil qui n'a pas sonn, qui nesonne pas, qui ne sonnera pas l 'heure de tonrveil. Tu poses le livre ouvert ct de toi, surla banquette. Tu t'tends. Tout est lourdeur, bour-donnement, torpeur. Tu te l a i sses gl isser. Tuplonges dans le sommeil.

  • Il y a d'abord des images, familires ou obs-d antes ; des cartes tales que tu p rends et r e -prends sans cesse, sans jamais parvenir l esordonner comme tu l e v o u d ra is, avec cette im-pression dsagrable d'avoir besoin d'achever, derussir cette mise en ordre, comme si d'elle dpen-dait le dvoilement d'une vrit essentielle, maisc 'est toujours la mme carte que t u p r e nds e treprends, poses et reposes, classes et reclasses ; desfoules qui montent et descendent, vont et viennent ;des murs qui t 'entourent et dont tu cherches l ' is-sue secrte, le bouton cach qui fera basculer lesparois, s'envoler le plafond ; des formes qui s'es-

    35.

  • quissent, s'esquivent, rev iennent, d i sparaissent,s'approchent, s'estompent, f lammes ou femmesqui dansent, jeux d'ombres.

    Plus tard, des souvenirs qui ne parviennent plus se frayer un chemin, des preuves qui ne prou-vent plus r ien, s inon, peut-tre, qu'un Observa-toire Aberdeen, I n v e rness, a e f fect ivementrussi capter des signaux venant d'toiles loin-taines : tait-ce la N bu leuse d 'Andromde, oula Constellation de Goll et Burdach ? Ou les Tu-bercules quadrijumeaux . La solution immdiate,vidente, du problme qui jamais n'a cess de teproccuper : le cavalier n'est jamais matre cur moins que le f a usset n 'ai t t d fauss.Des mots sans suite porteurs de sens embroussail-ls tournent en rond autour de to i . Quel hommeest enferm dans quel chteau de cartes ? Quelfil ? Quelle Loi ?

    Il faut tre prcis, logique. Agir avec mthode.A un moment donn, i l f au t t ou t p r i x s avo i rs'arrter, rflchir, bien peser la situation. S'il ya un lac au milieu de ta tte, ce qui est non seule-ment vraisemblable, mais normal, encore qu'on

    36.

  • ne puisse l'affirmer sans prcautions, il te faudraun certain temps pour l'atteindre. Il n'y a pas desentier, il n 'y a j a m a is de s en t ier et , p rs desbords, il te faudra faire attention aux herbes,toujours dangereuses en cette poque de l 'anne.Il n'y aura pas de barques non plus, bien sr, iln'y a presque jamais de barques, mais tu peuxtraverser la nage.

    Plus tard, il n'y a jamais eu de lac, videmment.Tu te souviens parfaitement qu'il n'y a jamais eude lac. Pourtant, depuis longtemps dj, le som-meil est en face de toi, plus proche qu'il ne l 'ajamais t Il .a sa forme habituelle : la boule,ou plutt la bulle, la grande, trs grande bulle,transparente, bien sr, mais pas en verre, ce seraitplutt du s avon, mais un savon t rs d ur , p a sgras du tout, et peu fr iable, ou bien peut-tre,plutt, une peau extrmement f ine, t rs tendue.Toutes ses caractristiques sont l, tu n 'as mmepas besoin de les chercher pour le savoir, c'estnormal, il suffit de les numrer : en haut labulle rosit, en face elle se desquame, ct elletente faiblement de respirer ; le reste appart ient

  • l'oreiller autour duquel tu es enroul et auqueltu es arrim grce la pression que tu exercessans forcer sur la boucle que forment ton pouceet ton index d r o i t s .

    Maintenant cela devient beaucoup plus difficile.D'abord, il commence tre vident que la bullea trich ; elle n'est pas du tout sphrique, maisplutt pisciforme, fusiligne ; ensuite sa t rans-lucidit est d 'une qua l i t tout f a i t m d i o c re,gure suprieure celle de l 'oreiller ; enfin etsurtout, elle n'est pas du tout en train de rosir enhaut. Tout ce qu'il y avait de peut-tre sr, ce sontles desquamations qui se sont mul t ipl ies trsvite, et la respiration qui de faible s'est faite am-ple. Mais le plus embarrassant, c'est la tempra-ture de l'ensemble qui s'est leve rapidement etqui ne va plus tarder atteindre un seuil critique,ce dont les exfoliations de plus en plus nombreusessont certainement le signe avant-coureur.

    La situation est inconfortable. Tu as eu tort deprter attention ces dtails qui n'taient mme

    38.

  • pas vrais ; de toute vidence, c'tait seulement despiges, et maintenant, tu es bel et bien pr isonnier l'intrieur de l'oreiller o il fai t si chaud et sinoir que tu te demandes non sans quelque inqui-tude comment tu vas t 'y prendre pour sor t ir . Cen'est pas la premire fois, heureusement, que tute trouves dans une telle si tuation ; tu sais qu ' i lte suffit de trouver un accident de terrain l 'ho-rizon, ou une lueur dans l'obscurit, un lac, ouun endroit f rais o te c o u ler, et , ju s tement, t ut e sens d'tonnantes dispositions pour c o u l e r .Mais tu as beau chercher, il n'y a rien devant toi,pas d'horizon, pas de lueur, pas de lac, rien, seu-lement l'oreiller, noir, pais, touffant C.ela nete surprend pas, tu t'y attendais un peu. Tu cher-ches derrire toi, et, b ien sr , tou t de su i te , tut'aperois que tu n'tais mme pas vraiment en-ferm, que, pendant tout ce temps, le sommei l ,le vrai sommeil tait derrire toi, pas devant toi,derrire toi, tellement reconnaissable avec ses lon-gues plages grises, son horizon glac, son cielnoir parcouru de lueurs blanches ou grises. Tul'aperois d'un seul coup, tu le reconnais imm-diatement, mais il est trop tard pour l 'atteindre,c omme toujours ; ce sera pour un e a u t re f o i s .

    39..

  • Tu le savais aussi, ou bien tu aurais d le prvoir :i l ne faut jamais se retourner, en tout cas pas sibrusquement, sinon tout se casse, ple-mle, tonoreiller tombe et emporte ta joue, ton avant-bras,ton pouce, tes pieds basculent l'un sur l 'autre : les oupirail gris retrouve sa place non lo in de t o i ,le cachot mansard se reforme et se referme, tues assis sur ta banquette.

  • Plus tard, tu quittes Paris ; tu ne vas pas l'aven-ture, tu pars chez tes parents, la campagne, prsd 'Auxerre. Cest un bourg un peu mort o i l sont pris leur retraite. Tu y as pass quelques annesd'enfant, quelques vacances. Les restes d'un ch-t eau fortifi surmontent une co l l ine au ba s d elaquelle le vi l lage s'est tal. Un bienheureux,non loin de l, aurait vcu dans une caverne quel'on peut visiter. Sur la place, prs de l'glise, ily a un arbre que l'on dit plusieurs fois centenaire.

    Tu restes l plusieurs mois. Aux repas, vouscoutez les informations, les jeux radiophoniques.Le soir, tu joues la belote avec ton pre, qui

  • gagne. Tu te couches trs tt, avant tes parents,ds neuf heures. Tu lis parfois pendant toute lanuit. Tu as retrouv, dans ta chambre, au grenier,au fond d'armoires linge, les livres de tes quinzeans, Alexandre Dumas, Jules Verne, Jack Lon-don, et les monceaux de romans policiers que tuapportais chacun de tes sjours passs. Tu lesrelis soigneusement, sans sauter une ligne, commes i tu les avais totalement oubl is, comme si tune les avais jamais vraiment lus.

    Tu parles peine tes parents. Tu ne les voisgure qu'aux heures des repas. Le matin, tu tra-nes au lit. Tu les entends aller et venir dans lamaison, monter et d escendre l 'escalier, tousser,ouvrir des tiroirs. Ton pre scie du bois. Un pi-cier ambulant klaxonne prs du portail. Un chienaboie, des oiseaux chantent, la cloche de l'glisesonne. Couch sur ton lit haut, l'dredon de plu-me remont jusqu'au menton, tu regardes les soli-ves du plafond. Une araigne minuscule, au ven-tre d'un gris presque blanc, tisse sa toile au coind'une poutre

    Tu t'assieds la table recouverte de toile cirede la cuisine. Ta mre te sert un bol de ca f aulait, pousse vers toi le pain, la confiture, le beurre.

    42.

  • Tu manges en silence. Elle te parle de ses reins,de ton pre, des voisins, du v i l lage. MadameTheveneau a mis sa ferme en viager. Le chiendes Moreau est mort. Les t ravaux de l ' autorouteont dj commenc.

    Tu descends au village faire quelques coursespour ta mre, acheter du tabac pour ton pre, desc igarettes pour to i . Les fe rmiers on t fu i d e c equi fut autrefois un gros bourg. Le chemin def er s'arrtait, i l y a v a i t u n n o t a i r e ,un march.Deux exploitations agricoles seulement subsis-tent. Le village est maintenant peupl de retraitset de citadins qui y v iennent en week-end et unmois chaque t, doublant ou triplant la popula-

    Tu longes les maisons restaures : volets re-peints en vert pomme, plaqus de fleurs de l isen fer forg, lanternes d'antiquaires, jardins d'agr-ment, rocailles que nulle divinit n'habite, para-dis des villgiateurs. Des avocats, des piciers, desfonctionnaires taillent les buis, rat issent les gra-viers, poussettent les parterres, donnent mangeraux poissons rouges. Sur la place s'agglutinentles vlomoteurs, les scooters de". plus jeunes. Lecaf-tabac est plein.

    tion hivernale.

    43.

  • Chaque aprs-midi, tu pars en promenade. Tusuis la route d'abord, puis, au-del d'une carrireabandonne, tu t'enfonces dans la fort. Tu ramas-ses terre une branche que tu lagues commetu peux. Tu longes des champs de bl mr, tudcapites des herbes folles grands coups mala-droits de ton bton. Tu ne connais pas le nomdes arbres, ni celui des fleurs, des plantes, desnuages. Tu t ' assieds au sommet d ' une c o l l i ned'o tout le vil lage t'apparat : la maison de tesparents, lgrement l 'cart, avec ses trois toi tsde couleurs diffrentes, l'glise, le chteau pres-que la hauteur de tes yeux, le viaduc o passaitjadis le chemin de fer, le lavoir, la poste Sur .laroute blanche, tout en bas, comme un galion quisort du port, un norme camion s'loigne. Unpaysan, seul, au milieu de son champ, guide sacharrue trane par un cheval pommel.

    Des oiseaux lancent leurs cris, des gazouillis,des appels rauques, des trilles. Les grands arbresfrmissent. La nature est l qui t ' inv ite et qui

  • t'aime . Tu mchonnes des herbes que tu recra-ches aussitt : le paysage t'inspire peu, la paixdes champs ne t'meut pas, le si lence de la cam-pagne ne t'nerve ni ne t 'apaise. Seuls te fasci-nent parfois un insecte, une p ierre, une feuill.etombe, un arbre : tu restes parfois des heures regarder un arbre, le dcrire, le dissquer :les racines, le tronc, la ramure, les feui l les, cha-que feuille, chaque nervure, chaque branche nouveau, et le jeu inf ini des formes indiffren-tes que ton regard avide qumande ou suscite :visage, ville, ddale ou chemin, blasons et che-vauches. Au fur et m esure que ta perceptions'affine, se fait plus patiente et plus souple, l'ar-bre explose et renat, mille nuances de vert, millefeuilles identiques et pourtant diffrentes. Il tesemble que tu pourrais passer ta vie devant unarbre, sans l'puiser, sans le comprendre, parceque tu n'as rien comprendre, seulement regar-d er : tout ce qu e t u p e u x d i r e d e c e t a r b r e ,a prs tout, c'est qu'i l est un a rbre ; tou t ce qu ec et arbre peut te d i re , c 'est qu ' i l es t un a r b r e ,racine, puis tronc, puis branches, puis feuilles.Tu ne peux en attendre d au'tre vrit. L'arbren'a pas de morale te proposer, n'a pas de message

  • te dlivrer. Sa force, sa majest, sa vie si tuespres encore tirer quelque sens, quelque courage,de ces anciennes mtaphores c e n e s on t j amaisque des images, des bons points, aussi vains quela paix des champs, que la tratrise de l'eau quidort, la vail lance des petits sentiers qui gr impentpas bien haut mais tout seuls, le sourire des c-teaux o les grappes mrissent au soleil.

    Cest cause de cela que l'arbre te fascine, out'tonne, ou te repose, cause de cette videnceinsouponne, insouponnable, de l'corce et desbranches, des feuilles. C'est cause de cela, peut- tre, que tu n e t e pro m nes j a m ais avec u nchien, parce que le chien te regarde, te supplie,te parle. Ses yeux mouills de reconnaissance, sesairs de chien battu, ses gambades de chien joyeux,t'obligent sans cesse lui confrer l'ignoble sta-tut de la bte domestique T.u ne peux rester neutreen face d'un chien, pas plus qu'en face d'unhomme. Mais tu ne dialogueras jamais avec unarbre. Tu ne peux pas vivre en face d'un chienparce que le chien, chaque instant, te deman-dera de le faire vivre, de le nourrir, de le flatter,d'tre homme pour lui, d'tre son matre, d'tre ledieu tonnant ce nom de chien qui le fera aussi-

    46.

  • tt s'aplatir. Mais l 'arbre ne te demande rien.Tu peux tre Dieu des chiens, Dieu des chats,Dieu des pauvres, i l te su f f i t d ' une l a isse, d'unpeu de mou, de quelque fortune, mais tu neseras jamais matre de l 'arbre. Tu ne p our rasjamais que vouloir devenir arbre ton tour.

    Ce n'est pas que tu dtestes les hommes, pour-quoi les dtesterais-tu ? Pourquoi te dtesterais-tu ?Si seulement cette appartenance l'espce humainene s'accompagnait pas de cet insupportable vacar-me, si seulement ces quelques pas drisoires fran-chis dans le rgne animal ne devaient pas sepayer de cette perptuelle indigestion de mots,de projets, de grands dparts ! Mais c'est tropcher pour des pouces opposables, pour une sta-t ion debout, pour l ' imparfaite r otation de l a ,tte sur les paules : cette chaudire, cette four-naise, ce gril qu'est la vie, ces milliards de som-mations, d'incitations, de mises en garde, d'exal-tations, de dsespoirs, ce bain de contraintes quin 'en finit jamais, cette ternelle machine p ro -duire, broyer, engloutir, triompher des em-bches, recommencer encore et sans cesse, cette

    47.

  • douce terreur qui veut rgir chaque jour, cha-que heure de ta mince existence !

    Tu n'as gure vcu, et pourtant, tout est dj dit,dj fini. Tu n 'as que v ingt-cinq ans, mais taroute est toute t race. Les r les sont p r ts, lestiquettes : du po t d e t a p r e m i re e n f ance aufauteuil roulant de tes vieux jours, tous les sigessont l e t a t t endent l eu r t o u r . T e s a v e n tu ressont si bien dcrites que la rvolte la plus vio-lente ne ferait sourciller personne. Tu auras beaudescendre dans la rue et envoyer dinguer leschapeaux des gens, couvrir ta tte d'immondices,aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer descoups de revolver au passage d'un quelconqueusurpateur, rien n'y fera : ton l i t es t dj fa i td ans le dortoir de l ' a s i le , ton c o uver t es t m i s la table des potes maudits. Bateau ivre, mis-rable miracle : le Harrar est une attraction fo-raine, un voyage organis. Tout est p rvu, toutest prpar dans les moindres dtails : les grandslans du cur, la f roide ironie, le dchirement,la plnitude, l'exotisme, la grande aventure, ledsespoir. Tu ne vendras pas ton me au diable,

  • tu n'iras pas, sandales aux pieds, te jeter dansl'Etna, tu ne dtruiras pas la septime merveilled u monde. Tout est dj prt pour ta m or t : l eboulet qui t'emportera est depuis longtemps fon-du, les pleureuses sont dj dsignes pour suivre

    Pourquoi grimperais-tu au sommet des plushautes collines, puisque ensuite il te faudrait redes-cendre, et, une fois redescendu, comment fairepour ne pas passer ta vie raconter comment tut'y es pris pour monter ? Pourquoi ferais-tu sem-blant de v ivre ? Pourquoi con t inuerais-tu ? Nesais-tu pas dj tout ce qu i t ' a r r i vera ? N 'as-tupas dj t tout ce que tu devais tre : le dignefils de ton pre et de ta mre, le brave petit scout,le bon lve qui aurait pu mieux fa i re, l 'amid'enfance, le lointain cousin, le beau mil i taire,le jeune homme pauvre ? Quelques efforts, mmepas quelques efforts, quelques annes encore, ettu seras le cadre moyen, le cher collgue. Bonmari, bon pre, bon ci toyen. Ancien combattant.Un un, comme la grenouille, tu grimperas lespetits barreaux de la r ussite sociale. Tu po u r -ras choisir, dans une gamme tendue et va r ie,la personnalit qui convient le mieux tes dsirs,

    ton cercueil.

    g

  • elle sera soigneusement retail le tes mesures :seras-tu dcor ? Cultiv ? Fin gourmet ? Son-deur des reins et des curs ? Ami des btes ?Consacreras-tu tes heures de l o i si r m a ssacrersur ton piano dsaccord des sonates qui ne t'ontrien fait ? Ou bien fumeras-tu la pipe dans unfauteuil bascule en te rptant que la vie a du

    Non. Tu prfres tre la pice manquante dupuzzle. Tu retires du jeu tes billes et tes pingles.Tu ne mets aucune chance de ton ct, aucunuf dans nul panier. Tu mets la charrue devantles bufs, tu jettes le manche aprs la cogne,tu vends la peau de l 'ours, tu manges ton bl enherbe, tu bois ton fonds, tu mets la cl sous laporte, tu t'en vas sans te retourner.

    Tu n'couteras plus les bons conseils. Tu nedemanderas pas de remdes. Tu passeras tonchemin, tu regarderas les arbres, l'eau, les pierres,le ciel, ton visage, les nuages, les plafonds, levide.

    Tu restes prs de l'arbre. Tu ne demandes mmepas au bruit du vent dans les feuilles de devenir

    bon ?

    oracle.

    50.

  • La pluie vient. Tu ne sors plus de la maison, peine de ta chambre. Tu lis voix haute, tout lejour, e n suivant du do ig t l e s l i g nes du t e x t e ,comme les enfants, comme les vieillards, jusqu'ce que les mots perdent leur sens, que la phrasela plus simple devienne bancale, chaotique. Les oir vient. Tu n ' a l l umes pas l a l u m i re e t t urestes immobile, assis la petite table prs dela fentre, le livre entre les mains, ne l isant plus,coutant peine les bruits de la maison, le cra-quement des poutres, des planchers, ton pre quitousse, les cercles de fonte mis en place sur lacuisinire bois, le bruit de la pluie sur les gout-tires de zinc, le trs lointain passage d'une auto-mobile sur la route, le coup de klaxon du carde sept heures au tournant prs de la col l ine.

    Les estivants sont partis. Les maisons de cam-pagne sont fermes. Quand tu traverses le vil-lage, de rares chiens aboient sur ton passage. Deslambeaux d'affiches jaunes, sur la place de l'glise, ct de la mairie, de la poste, du lavoir, appel-

    51.

  • lent encore des ventes aux enchres, des bals, des ftes passes.

    Tu te promnes encore parfois. Tu refais lesmmes chemins. Tu traverses des champs laboursqui laissent tes chaussures montantes d'paissessemelles de glaise. Tu t'embourbes dans les fon-drires des sentiers. Le ciel est gris. Des nappesde brume masquent les paysages. De la fumemonte de quelques chemines. Tu as f roid ma l -gr ta vareuse double, tes chaussures, tes gants ;tu essayes maladroitement d'allumer une cigarette.

    Tu fais des promenades plus lointaines qui temnent vers d'autres villages, travers les champset les bois. Tu t'assieds la longue table de boisd 'une picerie-buvette dont tu es l e s eu l c l i en t .On te sert un viandox ou un caf sans got Des.dizaines de mouches sont agglutines sur le pa-pier collant qui tombe encore en spirale de l'abat-jour de mtal maill. Un chat ind i f frent sechauffe prs du pole de fonte. Tu regardes lesbotes de conserve, les paquets de lessive, les ta-

    52.

  • bliers, les cahiers d'colier, les journaux djv ieux, les cartes postales rose bonbon o dessoldats poupins chantent en vers les beaux sen-timents que leur inspire une fiance blonde, l'ho-raire des cars, les chiffres du tierc, le rsultat desmatches dominicaux.

    Des bandes d'oiseaux passent trs haut dansle ciel. Sur le canal de l'Yonne, un long chaland, la coque d'un bleu mtallique, glisse, tir pardeux grands chevaux gris. Tu reviens en mar-chant le long de la route nat ionale, dans la nui t ,crois et dpass par des voitures qui hur lent,bloui par les phares qui, du bas des ctes, sem-b lent un instant vouloi r i l l um iner l e c ie l av an tde fondre sur toi

  • Tu reviens Paris et tu ret rouves ta chambre,ton silence. La goutte d'eau, les foules, les rues,les ponts ; le plafond, la bassine de matire plas-t ique rose ; l'troite banquette. Le miroir f lo se refltent les traits qui composent ton visage.

    Ta chambre est le centre du monde. Cet antre,ce galetas en soupente qui garde jamais tonodeur, ce lit o tu te g l isses seul, cette tagre,ce linolum, ce plafond dont tu as compt centmille fois les fissures, les cailles, les taches, lesreliefs, ce lavabo si petit qu'i l ressemble un

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  • meuble de poupe, cette bassine, cette fentre, cepapier dont tu connais chaque fleur, chaque tige,chaque entrelacs, et dont tu es le seul pouvoi raffirmer que, malgr la perfection presque infailli-ble des procds d'impression, ils ne se ressemblentjamais tout fa it , ces journaux que tu as lus etrelus, que tu l iras et rel iras encore, cette glacefle qui n'a jamais rflchi que de ton visage mor-cel en trois portions de surfaces ingales, lg-rement superposables, que l'habitude te permetpresque d'ignorer, oubliant l 'bauche d'un i lfrontal, le nez fendu, la bouche perptuellementtordue, pour ne plus retenir qu'une zbrure enforme de Y comme la marque presque oublie,presque efface, d'une blessure ancienne, coup desabre ou coup de fouet, ces livres rangs, ce radia-teur ailettes, cette mallette-lectrophone gainede pgamod grenat : ainsi commence et finit tonroyaume, qu'entourent en cercles concentriques,amis ou ennemis, les bruits toujours prsents quite relient seuls au monde : la g o u t te d 'eau qu iperle au robinet du poste d'eau sur le palier, lesbruits de ton voisin, ses raclements de gorge, lest iroirs qu'il ouvre et fe rme, ses quintes de toux,le sifflement de sa bouilloire, les bruits de la rue

    56.

  • Saint-Honor, le murmure incessant de la vi l le.De trs loin, la sirne d'une voiture de pompierssemble venir sur toi, s'loigner, revenir. Au cro i -sement de la rue Saint-Honor et de la ru e d esPyramides, l'alternance rgle des coups de frein,des arrts, des reprises, des acclrations, rythmel e temps presque aussi srement que la g o u t t einlassable, que le clocher de Saint-Roch.

    Ton rveil, depuis longtemps, marque cinqheures et quart. Il s'est arrt, pendant ton absence,sans doute, et tu as nglig de le remettre en mar-che. Dans le silence de ta chambre, le temps nepntre plus, i l es t a l e n tour , b a in p e r m anent ,encore plus prsent, obsdant, que les aiguillesd'un rveil que tu p o u r rais ne pas regarder, etpourtant lgrement tordu, fauss, un peu suspect :le temps passe, mais tu ne sais jamais l'heure, lec locher de Saint-Roch ne dist ingue pas le quar t ,ni la demie, ni les trois quarts, l'alternance des feuxau croisement de la rue Saint-Honor et de la ruedes Pyramides n' intervient pas chaque m i nu te ,la goutte d'eau ne tombe pas chaque seconde. Ilest dix heures, ou peut-tre onze, car comment tre sr que tu as b ien en tendu, i l es t t a rd , i lest tt, le jour nat , la nui t t ombe, les bru its ne

    57.

  • cessent jamais tout f a i t , l e t e mps ne s ' a r rtej amais totalement, mme s ' i l n ' es t p lus q u ' i m -perceptible : minuscule brche dans le mur dusilence, murmure ralenti, oubli, du goutte gout-te, presque confondu avec les battements de toncccuf.

    Ta chambre est la plus belle des les dsertes,et Paris est un dsert que nul n'a jamais travers.Tu n'as besoin de r ien d 'autre que de ce calme,de ce sommeil, que de ce silence, que de cettetorpeur. Que les jours commencent et que lesjours finissent, que le temps s'coule, que ta bou-che se ferme, que les muscles de ta nuque, deta mchoire, de ton menton, se relchent tout fait, que seuls les soulvements de ta cage thoraci-que, les battements de ton cur t mo ignent en-core de ta patiente survie.

    Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu' ce qu'iln'y ait plus rien attendre. Traner, dormir. Telaisser porter par les foules. par les rues. Suivreles caniveaux, les grilles, l'eau le long des berges.

    58.

  • Longer les quais, raser les murs. Perdre ton temps.Sortir de tout p ro jet , de t oute i m p a t ience. Etresans dsir, sans dpit, sans rvolte.

    C e sera devant toi, au f i l d u t e m ps , une v i eimmobile, sans crise, sans dsordre : nulle asp-rit, nul dsquilibre. Minute aprs minute, heureaprs heure, jour aprs jour, saison aprs saison,quelque chose va commencer qui n'aura jamaisde fin : ta vie vgta.e, ta vie annule.

  • Ici, tu apprends durer. Parfois, matre dutemps, matre du monde, petite araigne attentiveau centre de ta toile, tu rgnes sur Paris : tu gou-vernes le nord par l 'avenue de l 'Opra, le sudpar les guichets du Louvre, l 'est et l 'ouest parla rue Saint-Honor.

    Parfois, tu tentes de rsoudre l 'nigmatiquevisage qu'bauche peut-tre le jeu complexe desombres et des gerures sur un fragment du pla-f ond, yeux et nez, ou nez e t bouche, f ront quenulle chevelure n'arrte, ou bien le dessin prcisde l'ourlet d'une oreille, l 'amorce d'une pauleet d'un cou.

    61.

  • I l y a m i l l e m a n i res de t ue r l e t e m p s etaucune ne ressemble l'autre, mais elles se valenttoutes, mille faons de ne r i e n a t t endre,millejeux que tu peux inventer et abandonner tout de

    Tu as tout apprendre, tout ce qu i ne s ' ap-prend pas : la solitude, l'indiffrence, la patience,le silence. Tu dois te dshabituer de tout : d'al-ler la rencontre de ceux que s i l o ng temps tuas ctoys, de prendre tes repas, tes cafs laplace que chaque jour d 'autres ont retenue pourtoi, ont parfois dfendue pour toi, de traner dansla complicit fade des amitis qui n'en finissentpas de se survivre, dans la rancceur opportunisteet lche des liaisons qui s'effilochent.

    Tu es seul, et parce que tu es seul, i l faut quet u ne regardes jamais l 'heure, i l faut que tu n ecomptes jamais les minutes. Tu ne dois plus ou-vrir ton courrier avec fbrilit, tu ne dois plus tredu si tu n ' y t r o u ves qu 'un p r o spectus t ' inv i -t ant acqurir pour l a modique somme desoixante-dix sept francs un service gteaux grav ton chiffre ou les trsors de l'art occidental.

    suite.

    62.

  • Tu dois oublier d'esprer, d'entreprendre, derussir, de persvrer.

    Tu te laisses aller, et cela t 'est presque facile.Tu vites les chemins que tu as trop longtempsemprunts. Tu laisses le temps qui passe effacerla mmoire des visages, des numros de tl-phone, des adresses, des sourires, des voix.

    Tu oublies que tu as appris oublier, que tut 'es, un jour, forc l 'oubli. Tu t ranes sur leboulevard Saint-Michel sans plus rien reconna-t re, ignorant des vitr ines, ignor du f lo t montantet descendant des tudiants. Tu n'entres plus dansles cafs, tu n'en fais p lus le tour d 'un a i r sou -cieux, allant jusque dans les arrire-salles larecherche de tu ne sais plus qui. Tu ne cherchesplus personne dans les queues qui se formenttoutes les deux heures devant les sept c inmasde la rue Champollion. Tu n'erres plus commeune me en peine dans la grande cour de laSorbonne, tu n'arpentes plus les longs couloirspour atteindre la sortie des salles, tu ne vas plusquter des saluts, des sourires, des signes de recon-naissance dans la bibliothque.

    63.

  • Tu es seul. Tu apprends marcher comme unhomme seul, flner, traner, voir sans regar-der, regarder sans voir. Tu apprends la trans-parence, l'immobilit, l' inexistence. Tu apprends tre une ombre et regarder les hommes com-me s'ils taient des pierres. Tu apprends resterassis, rester couch, rester debout. Tu apprends mastiquer chaque bouche, trouver le mmegot atone chaque parcelle de nourr i ture quetu portes ta bouche. Tu apprends regarderles ta.bleaux exposs dans les galeries de peinturecomme s'ils taient des bouts de murs, de plafonds,et les murs, les plafonds, comme s'ils taient destoiles dont tu suis sans fa t igue les d izaines, lesmilliers de chemins toujours recommencs, labyrin-thes inexorables, texte que nul ne saurait dchif-frer, visages en dcomposition.

    Tu t'enfonces dans l'Ile Saint-Louis, tu prends larue de Vaugirard, tu vas vers Preire, vers Ch-teau-Landon. Tu marches lentement, tu revienssur tes pas, tu essuies les devantures. Etalages de

    64.

  • droguistes, d'lectriciens, de merciers, de brocan-teurs. Tu vas t ' asseoir sur le parapet du pontLouis-Philippe et tu regardes se faire et se dfaireun remous sous les arches, la dpression en en-tonnoir qui perptuellement se creuse et se com-ble en avant des perons. Des coches d'eau, despniches passent plus loin, bouleversant lalongue les jeux de l'eau contre les piles. Tout lelong du quai, des pcheurs assis, immobiles, sui-vent des yeux l'inflexible drive des flotteurs.

    De la terrasse d'un caf, assis en fa~e d'un demide bire ou d'un caf noir, tu regardes la rue. Desvoitures particulires, des taxis, des camionnettes,des autobus, des motocyclettes, des vlomoteurspassent, en groupes compacts que de rares et br-ves accalmies sparent : les ref lets lo intains desfeux qui rglent la c i r cu lat ion. Sur les t r o t to i rscoulent les doubles flots continus, mais beaucoupplus fluides, des passants. Deux hommes por-teurs des mmes porte-documents en faux cuir secroisent d'un mme pas fat igu ; une mre et safille, des enfants, des femmes ges charges defilets, un mil i taire, un homme aux bras lests

  • de deux lourdes valises, et d'autres encore, avecdes paquets, avec des journaux, avec des pipes,des parapluies, des chiens, des ventres, des cha-peaux, des voitures d'enfant, des uniformes, lesuns courant presque, les autres tranant les pieds,s'arrtant prs des v i t r ines, se saluant, se spa-rant, se dpassant, se croisant, vieux et j e unes,hommes et femmes, heureux et malheureux. Desgroupes sans cesse dissous et reforms s'entas-sent auprs des stations d'arrt des autobus. Unhomme-sandwich distribue des prospectus. Unefemme adresse en vain de grands gestes aux taxisqui passent La .sirne d'une voiture de pompiersou de police-secours vient vers toi en s'amplifiant.

    Des dpanneurs passent en trombe, appels pourquelles urgences ? Tu ne sais rien des lois quifont se rassembler ces gens qui ne se connaissentpas, que tu ne connais pas, dans cette rue otu viens pour la premire fois de ta vie, et otu n'as rien faire, sinon regarder cette foule quiva et vient, se prcipite, s'arrte : ces pieds surles trottoirs, ces roues sur les chausses, que font-ils tous ? O vont-ils tous ? Qui les appelle ? Quiles fait revenir ? Quelle force ou quel mystreles fait poser alternativement le pied droit puis

    66.

  • le pied gauche sur le trottoir avec, d'ailleurs, unecoordination qui saurait dif f icilement tre plusefficace ? Des milliers d'actions inutiles se ras-semblent au mme instant dans le champ troptroit de ton regard presque neutre. Ils tendent enmme temps leurs mains droites et se la serrentcomme s'ils voulaient la broyer, ils mettent avecleur bouche des messages apparemment pourvus desens, ils tordent en tous sens leurs joues, leurnez, leurs sourcils, leurs lvres, leurs mains, ponc-tuant leurs discours de mimiques expressives ; ilssortent leurs agendas, ils se dpassent, se saluent,s 'invectivent, se congratulent, se bousculent ; i l ss'acheminent sans te voir, et pourtant, tu es quel-ques centimtres d'eux, assis la t e r rasse d'uncaf, et tu ne cesses pas de les regarder.

    Tu tranes. Tu imagines un classement des rues,des quartiers, des immeubles : les quartiers fous,les quartiers morts, les rues-march, les rues-dor-toir, les rues-cimetire, les faades peles, les faa-des ronges, les faades rouilles, les faades mas-ques.

    Tu longes les petits squares, dpass par les

    67.

  • e nfants qui courent en l a i ssant g l i sser sur l e sgrilles une rgle de fer ou de bois. Tu t 'assiedssur les bancs de lattes vertes aux pieds de fontes culpts en forme de pa t tes de l i on . D e v i e u xgardiens infirmes discutent avec des nurses d'unautre ge. Avec la pointe de ta chaussure, tu tra-ces dans la terre peine sableuse des ronds, descarrs, un il, tes init iales.

    Tu dcouvres des rues o nulle voiture jamaisne passe, o nul presque ne semble habiter, sansautre magasin qu'une boutique fantme, une cou-turire faon avec sa vi tr ine tendue de r ideauxe n voile o semblent avoi r t d e t ou t t e m p sexposs le mme mannequin blafard dcolorpar le soleil, les mmes plaques de boutons fan-taisie, les mmes gravures de mode qu i po r tentpourtant la date de l'anne, ou bien un matelassierproposant ses ressorts, ses pieds de lit en boule, ennoyau d'olive, en fuseau, ses diffrentes qualitsde crin et de coutil, ou bien un cordonnier dansson recoin servant d 'choppe, dont la p o r te es tun rideau fait de bouchons plats en plastiquede toutes couleurs enfils sur des f i ls de ny lon.

    Tu dcouvres les passages : Passage Choiseul.

    68.

  • Passage des Panoramas, Passage Jouffroy, Pas-sage Verdeau, leurs marchands de modles rduits,de pipes, de bijoux en strass, de timbres, leurscireurs, leurs comptoirs hot-dogs . Tu lis, une une, les cartes plies affiches la devantured'un graveur : Docteur Raphal Crubellier, Sto-matologiste, Diplm de la Facult de Mdecinede Paris, sur r e n dez-vous seulement, M a r ce l -Emile Burnachs S.A.R.L. Tout pour les Tapis,Monsieur et Madame Serge Valne, 11 rue Lagar-de, 214 07 35 ; Runion de l 'Amicale des An-ciens lves du Collge Geoffroy Saint-Hila.ire,Menu : Les Dlices de la mer sur le li t des gla-ciers, le Bloc du Prigord aux perles noires, laBelle argente du lac.

    Dans les jardins du Luxembourg, tu regardesles retraits joueurs de bridge, de belote ou detarots. Sur un banc non loin de toi, un viei l lardmomifi, immobile, les pieds joints, le mentonappuy sur le pommeau de sa canne qu'il agrippe deux mains, regarde devant lui dans le v ide,pendant des heures. Tu l 'admires. Tu cherchesson secret, sa faiblesse. Mais il semble inatta-

    69.

  • quable. Il doit tre sourd comme un pot, moit iaveugle et plutt paralytique. Mais i l ne bavemme pas, il ne remue pas les lvres, il cille peine. Le soleil tourne autour de lu i : p e u t -tresa seule vigilance consiste-t-elle suivre son om-bre ; il doit avoir des repres depuis longtempst racs ; sa folie, s'i l est fou , est peut-tre de seprendre pour un cadran solaire. Il ressemble une statue, mais il a sur les statues l'avantage depouvoir se lever et marcher, s'il le dsire. Il res-semble aussi un t re h u ma in, ma lgr sa t tequi est plutt celle d'un oiseau, son pantalon quil ui monte jusqu'au sternum, sa cravate de par -nassien pour cole primaire, mais il a sur les au-tres tres humains ce privilge de pouvoir resterimmobile comme une statue, pendant des heureset des heures, sans efforts apparents. Tu voudraisy parvenir, mais, sans doute est-ce l'un des effetsde ton extrme jeunesse dans la vocation de vieil-lard, tu t'nerves trop vite : malgr toi, ton piedremue sur le sable, tes yeux errent, tes doigts secroisent et se dcroisent sans cesse.

    70.

  • Tu marches encore, au hasard, tu te perds, tutournes en rond. Tu te fixes parfois des buts dri-soires : Daumesnil, Clignancourt, le boulevardGouvion Saint-Cyr, le muse Postal. Tu entresdans des librairies et tu feui l lettes des l ivres sansles lire. Tu entres dans des galeries de tableauxet tu en fais le tour , scrupuleusement, t 'arrtantd evant chaque toi le, penchant la t te d r o i t e ,clignant de l'il, t 'approchant pour lire le t i t re,ou la date, ou le nom du peintre, te reculant pourmieux voir. Tu signes en sortant d'un grand para-phe illisible qu'accompagne une fausse adresse.

    Tu t'assieds au fond d'un caf, tu lis le Afondel igne l igne, systmatiquement C' .est un excel-lent exercice. Tu lis les titres de la premire page, au jour le jour , le bulletin de l 'tranger, lesfaits divers de la dernire page, les petites annon-ces : offres d'emploi, demandes d'emploi, repr-sentations, propositions commerciales, proprits,domaines, terrains, appartements (vente), appar-tements (en construction), appartements (achat),

    71.

  • locaux commerciaux, locations diverses, fonds decommerce, capitaux, associations, cours et leons,viagers, autos, boxes, animaux, occasions, divers ;les rceptions, les naissances, les fianailles, lesmariages, les ncrologies, les remerciements, lesventes l 'Htel Drouot , les v is i tes et confren-ces, les soutenances de thses ; les mots croissque tu rsouds presque mentalement (pas catho-l ique quand on le baptise : vin ; l 'art icle de lamort : la ; sont insparables quand ils sont brouil-ls : ufs ; son exi".tence prcde l'essence : Antar ;s'il est pour le vice c'est peut-tre seulement parcequ'il est contre : am i ral , ; les p rv isions mto-rologiques ; les programmes de radio, de tlvi-sion, des thtres et cinmas, les cours de la bour-se ; les pages touristiques, sociales, conomiques,gastronomiques, littraires, sportives, scientifiques,dramatiques, universitaires, mdicales, fminines,pdogogiques, religieuses, provinciales, aronauti-qu"s, urbanistiques, maritimes, judiciaires, syndi-cales ; la polit ique mondiale, les nouvelles de.'tranger, la politique franaise, les affaires int-rieures, les nouvelles brves, les grandes tudesqui se prolongent sur t ro is ou q u a tre numros,les supplments consacrs un pays, une r-

    2.

  • gion, un p roduit , les p lacards publicitaires.Cinq cents, mille informations sont passes sous

    t es yeux si scrupuleux et s i a t t en t i fs que tu a smme pris connaissance du tirage du numro, etvrifi, une fois de plus, qu'il avait t fabriqupar des ouvriers syndiqus et contrl par leBVP et l'OJD. Mais ta mmoire a pris soin den'en r etenir aucune : tu as l u a v e c u n e g a l eabsence d'intrt que Pont--Mousson tait faible,l 'acier en repli, New York soutenu, qu'i l fautfaire confiance l'exprience de la plus anciennebanque de crdits immobiliers en France et sonrseau de spcialistes, qu'il y a trois mil l iards dedgts en Floride la suite du passage du typhonBarbara, que Jean-Paul et Lucas sont fiers d'annon-cer la venue au monde de leur petite sur Lucie :lire le Monde, c'est seulement perdre, ou gagnerune heure, deux heures ; c'est mesurer, encore unefois quel point tout t'est gal. Il faut que les hi-rarchies, les prfrences s'effondrent. Tu peux en-core t'tonner que la combinaison, selon des rglesfinalement trs simples, d'une trentaine de signestypographiques soit capable de crer, chaque jour,ces milliers de messages. Mais pourquoi en ferais-tu ta pture, pourquoi les dchiffrerais-tu ? Il t ' im-

    73.

  • porte seulement que le temps coule et que r i enne t'atteigne : tes yeux lisent les lignes, posment,l 'une aprs l'autre.

    En face du monde, l'indiffrent n'est ni igno-rant ni hostile. Ton propos n'est pas de redcou-vrir les saines joies de l'analphabtisme, mais, li-sant, de n'accorder aucun privilge tes lectures .Ton propos n'est pas d'aller tout nu, mais d'trevtu sans que cela imp l ique ncessairement re-cherche ou abandon ; ton propos n'est pas de telaisser mourir de fa im, mais seulement de tenourrir. Non que tu v e u i l les exactement accom-plir ces actions en toute innocence, car l'innocenceest un terme te l lement for t : seulement, simple-ment, si ce e simplement peut avo ir un s e ns ,les laisser dans un terrain neutre, vident, dgagde toute valeur, et non p as , su r tout pas, fonc-t ionnel, car l e f o n c t ionnel est l a p i r e d e svaleurs, la plus sournoise, la p lus compromet-tante, mais patent, factuel, irrductible ; qu'i l n 'ya it rien dire sinon : tu l is , tu es vtu, tu man-ges, tu dors, tu marches, que ce soient des actions,des gestes, mais pas des preuves, pas des monnaies

    74.

  • d'change : t on habil lement, ta n o u r r i t u re, t eslectures ne parleront plus ta place, tu ne jouerasplus au plus fin avec eux. Tu ne leur confieraspas l'puisante, l'impossible, la mortelle tche dete reprsenter.

    Quand tu manges, dsormais, au comptoir de laPetite Source, ou la Bire, ou chez Roger la Frite,c'est un peu ce que les psychophysiologistes appel-lent une c prise de nourriture . tu absorbes, uneou deux fois par jour, rarement plus, un composassez strictement calculable de protides et de glu-cides, sous forme d'un morceau de viande debuf grill, de lamelles de pomme de terre sai-sies dans de l'huile bouillante, d'un verre de vinrouge. Il s'agit d'un steack, parfois appel beef-steack, ou mme bistque, mais certainement pasd'un tournedos, de frites que personne ne sacreraitpommes-paille, d'un verre de vin rouge dont nulne songerait contrler l'appellation ni mme dlimiter la supriorit qualitative. Mais ton esto-mac ne fait plus, s'il l 'a jamais faite, la di f f-rence, et ton palais non plus. Le langage a tplus rsistant : il t 'a fa l lu quelque temps pour

    75.

  • que la viande cesse d'tre mince, coriace, filan-dreuse, les frites huileuses et molles, le vin pois-seux ou acide, pour que ces qualif icatifs mi-nemment dprciateurs, porteurs au dbut de senstristes, vocateurs de repas pour pauvres, de nour-ritures de clochards, de soupes populaires, de ftesforaines de banlieue, perdent petit peti t leursubstance, et pour que la t r istesse, la pauvret, lapnurie, le besoin, la honte qui s'y taient inexora-blement attachs cette gra isse devenue fr i te,cette duret devenue v iande, cette acidit fa i tevin c e s sent de te f rapper, de te marquer, demme qu' l'oppos cessent de te convaincre lessignes nobles, exacts envers de ceux-ci, de l 'abon-dance, de la bombance, de la fte : l 'paisseursanguine et tendre des pices de charolais, des pavs , des curs de f i l e t , des en t rectes defort des Halles, la croustillance dore des pom-mes-paille ou a l l umet te, des pommes souff les,des pommes Dauphine, le bouquet du cru dansson panier. Nulle nergie sacre, nul divin nectarn'emplissent dsormais ton assiette et ton ve r re.Nul point d'exclamation n'accompagne tes repas.Tu manges de la viande et des frites, tu bois duvin. L'infranchissable distance qui spare la cte

    76.

  • de bceuf de la Villette du complet que, pres-que chaque jour, tu commandes, a peine entr,au serveur du comptoir de la P e t i te Source, n 'aplus de pouvoir sur toi.

  • Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, que la pluietombe ou que le soleil brille, que le vent souffleen rafales ou que nulle feuille ne bouge aux ar-bres, que l'aube teigne les rverbres, que lecrpuscule les rallume, que tu sois perdu dansla foule ou seul sur une place dsertet,u marches

    Tu inventes des priples compliqus, hris-ss d inte'rdits qui t'obligent a de longs dtours.Tu vas voir les monuments. Tu dnombres lesglises, les statues questres, les pissotires, lesr estaurants russes. Tu vas vo i r l e s g r a nds t r a -vaux le long des berges, prs des portes, les rues

    encore, tu tranes encore.

    79.

  • ventres pareilles des champs labours, lescanalisations, les immeubles que l 'on met terre.

    Tu rentres dans ta chambre et tu t ' a f fa les surta banquette trop troite. Tu dors les yeux grandsouverts, comme les i d i o ts . T u d n o m b res,tuorganises les fissures du plafond. La conjonctiondes ombres et des taches et les variations d'accom-modation et d'orientation de ton regard produi-sent sans effort, lentement, des dizaines de for -mes naissantes, organisations fragiles que tu nepeux saisir qu'un instant, les arrtant sur un nom :vigne, virus, ville, vil lage, visage, avant qu'ellesne se disloquent et que t ou t n e r e c o mmence :l 'apparition d'un geste, d'un mouvement, d'unesilhouette, bauche de signe vide que tu laissesgrandir, hasard qui se prcise : un il qui te fixe,un homme qui dort, un remous, lger balance-ment de voiliers, bout d'arbre, rameau explos,prserv, retrouv, de l' intrieur duquel mergeen se prcisant point par point l 'amorce encored'un visage, peine diffrent de l 'autre tout l 'heure, plus sombre peut-tre, ou p lus a t tent i f ,visage en suspens o tu cherches sans les voir

    80.

  • l es oreilles, les yeux, le cou, un f r o n t , ne r e t e -nant, ne retrouvant, pour les perdre aussitt, quel 'empreinte d'un sour i re ambigu, l'ombre d'unenarine que peut-tre .prolonge la trace inf a-mante ou glorieuse, qui sait . d'une cicatrice.

    Souvent, tu joues aux cartes tout seul. Tu fa isdes donnes de bridge, tu essayes de rsoudre lesproblmes publis chaque semaine dans le Monde,mais tu es un joueur mdiocre et tes coups man-quent d'lgance : nulle science du squeeze, desdfausses, des passages de main. Tu as un jouri magin une distr ibution exceptionnelle o u n equipe n'ayant que deux honneurs dans ses deuxmains, un as et un va let , pouvait russir, contretoute dfense, un grand chelem, grce unetrop belle rpartition des chicanes et des longues ;puis, ce problme mis au point, une fois constatque le chelem en question tai t d 'autant mo insi ntressant qu'i l n ' tai t pas an nonable et q u eson j eun'tait l 'occasion d 'aucune f i nesse, tun'as plus attendu grand-chose du bridge.

    Tu es tomb dans les jo ies ensorcelantes desrussites. Tu tales sur ta banquette quatre ran-

  • ges de treize cartes, tu ret i res les quatre as. Lejeu consiste ordonner les quarante-huit cartesqui restent en u t i l i sant les cases laisses librespar l'limination des as ; si l'une de ces cases estl a premire d'une range, tu as le d r o i t d ' ymettre un deux ; s i e l l e succde , met tons, unsix, tu peux y met tre le sept de la couleur, unsept, le huit, un hui t le neuf, un va let ladame ; si elle succde un roi, tu ne peux rienmettre et la case est perdue.

    La chance ne joue presque aucun rle danscette russite. Tu p eux p r voi r l ongtemps l'avance le moment o tes quatre cases libreste feraient tomber sur des r o is , donc chouer,si tu les jouais dans l'ordre ; mais tu peux juste-ment te servir d ' une case, puis d 'une au t re, yrevenir, prendre la t roisime, la quatrime, laseconde nouveau. Il est rare, nanmoins, quet u russisses : il v ient t ou jours un m o m en t o le jeu se bloque, o, la moiti ou le tiers des cartestant dj classs, tu ne peux plus combler dec ases sans invariablement dcouvrir un r o i . T uas droit, en pr inc ipe, deux au t res tentat ives :il te suffit de laisser en place les cartes dj clas-ses et de redistribuer les autres aprs les avoir

    82.

  • battues en mnageant quatre i n te rval les. Ma istu uses rarement de ces deux chances offertes ; peine le jeu t'apparat-il compromis que tu ramas-ses toutes les cartes, les bats deux ou t r o is fo i s ,les tales nouveau pour une nouvelle preuve.

    Tu bats les cartes, tu les tales, tu re t i res lesquatre as, tu regardes le jeu. Tu commences unp eu au hasard, en ve i l lant seulement ne p a sdcouvrir trop vite un roi. Petit petit le jeu s'or-ganise, des contraintes apparaissent, des possibi-l its se font jour : i c i un e c a r te es t d j s aplace, ici le mouvement d'une seule permettrad 'en ranger d'un seul coup cinq, six, l un ro iqui te gne ne pourra pas bouger.

    Tu ne russis presque jamais. Tu triches par-fois, peine, rarement, de plus en plus rare-ment Ce .n'est pas la v ic toire qui t ' impor te, car,que voudrait dire ta, victoire, et s'i l ne s 'agit qued 'avoir avec toi les d ieux, i l y a tel l e m en t d efaons plus faciles de s'attirer leur bienveillance.Mais tu joues de plus en plus souvent, de plus enplus longtemps, parfois toute l'aprs-midi, ou biends ton lever, ou bien jusqu'au mat in, et mmepas, mme plus, pour tuer le temps.

    Il y a dans ce jeu quelque chose qui te fascine,

    83.

  • plus encore, peut-tre, que les jeux de l'eau prsdes ponts, que les labyrinthes des plafonds, queles brindilles peine opaques qui drivent lente-ment la surface de ta corne. Selon leur place,selon l'instant, chaque carte acquiert une densitpresque mouvante. Tu p ro tges, tu d t ru is, tuconstruis, tu combines, tu t i res p lan su r p l an :exercice pour rien, pril que rien ne sanctionne,mise en ordre drisoire : quarante-huit cartes t'en-chanent ta chambre et tu t ' y t r o uves presqueheureux qu'un dix soi t sa p l ace, qu 'un ro i nepuisse s'lever contre toi, ou presque malheureuxque tous tes len ts calculs aboutissent tous aumme impossible rsultat. Comme si ce tte s t ra-tgie solitaire et muette constituait ton seul che-min, tait devenue ta raison d'tre

  • I l fait nuit. De rares voitures passent en trom-be. La goutte d'eau perle au robinet du palier.Ton voisin est s i l encieux, absent peut-tre oumort dj. Tu es tendu, tout habill, sur la ban-quette, les mains croises derrire la nuque, ge-noux haut. Tu fermes les yeux, tu les ouvres. Desformes virales, microbiennes, l'intrieur de tonceil ou la surface de ta corne, drivent lente-ment de haut en bas, disparaissent, reviennentsoudain au centre, peine changes, disques oubulles, brindilles, filaments tordus dont l 'assem-blage dessine comme un animal peine fabuleux.

    85.

  • Tu perds leur trace, tu les retrouves ; tu te frottesles yeux et les fi laments explosent, se multipl ient.

    Du temps passe, tu sommeilles. Tu poses le livreouvert ct de toi , sur l a b a nquette. Tout estvague, bourdonnant. Ta respiration est tonnam-ment rgulire. Une petite bestiole noire vraisem-blablement irrelle ouvre une brche insoupon-ne dans le labyrinthe des fissures du plafond.

    Tu tranes dans les rues, la nu it , le j o ur . T urentres dans les cinmas de quar t iers o f l o t t el'odeur insistante des dsinfectants, tu mangesdes sandwiches des comptoirs, des frites dansdes cornets, tu traverses les ftes foraines, tu jouesau billard lectrique, tu vas dans les muses, dansles marchs, dans les gares, dans les bibliothquesde lecture publique, tu regardes les vitrines desantiquaires rue Jacob, des marchands de verrerierue du Paradis, des marchands de meubles fau-bourg Saint-Antoine.

    86.

  • Au fil des heures, des jours, des semaines, dessaisons, tu te dprends de tout, tu te dtaches detout. Tu dcouvres, avec presque, parfois, unesorte d'ivresse, que tu es libre, que rien ne te pse,ne te plat ni ne te dplat. Tu t rouves, dans cettevie sans usure et sans autre frmissement que cesinstants suspendus que te procurent les cartes oucertains bruits, certains spectacles que tu te donnes,un bonheur presque parfait, fascinant, parfois gon-fl d'motions nouvelles. Tu connais un repostotal, tu es, chaque instant, pargn, protgTu vis dans une b ienheureuse parenthse, dansun vide plein de promesses et dont tu n ' a t tendsrien. Tu es invisible, l impide, transparent. Tun'existes plus : suite des heures, suite des jours,le passage des saisons, l'coulement du temps, tusurvis, sans gaiet et sans tristesse, sans avenir etsans pass, comme a, simplement, videmment,comme une goutte d'eau qui perle au robinet d'unposte d'eau sur un pal ier, comme six chaussettestrempes dans une bassine de matire plastiquerose, comme une mouche ou comme une hu t re,comme une vache, comme un escargot, comme unenfant ou comme un viei l lard, comme un rat .

    87.

  • Parfois, l'obscurit dessine d'abord la fo rmeimprcise d'un as de pique : i l y a d e vant to iun point d'o fuient deux lignes qui s'cartent etreviennent vers toi aprs un long virage.

    Plus tard, c'est un ocan, une mer noire surl aquelle tu nav igues, comme s i t o n n e z t a i tl'arte, ou plutt l 'trave d'un gigantesque paque-bot Tou.t est noir. Il ne fait pas nuit, pas sombre,c'est le monde tout entier qui est no ir , naturel le-ment noir, comme sur le ngatif d'une photogra-phie, et seules sont blanches, ou peut-tre grises,

  • les lames que ton passage soulve de chaquect de ton nez, le long de tes yeux qui sont peut-tre les flancs du navire, l, o, autrefois, s'inscri-vait l'as de pique, comme s'il n'avait t que leprlude ce sil lage, trace blanchtre et ondu-lante que tu c reuses devant to i en g l i ssant surl 'eau noire. L'eau t 'entoure de toutes parts, mernoire, immobile, extraordinairement plate, mmepas phosphorescente, et pourtant, tu as l'impressionque tu pourrais dcouvrir chaque dtail, le moin-dre nuage s'il y avait un c iel , la p lus pet ite terres'il y avait un horizon. Mais il n'y a que la mer,et tu es tout en t ier t rave creusant sans effort ,sans bruit, sans vibration, les t races blanches etprofondes de ton passage, comme un soc de char-rue retournant un champ.

    Bientt, pourtant, quelque part au-dessus, com-m e dans un c a r t o uche, comme s i u n cra na pparaissait et qu'un ngatif de f i l m cinma-tographique y tait p ro jet, i l y a le mmenavire, mais maintenant vu d 'en haut, en ent ier ,et tu es, toi, sur le pont , accoud au bastingage,ou plutt au plat-bord, dans une position assezromantique. Pendant longtemps, l'impression d-double reste absolument prcise, et mme, si

    90.

  • quelque chose t'irrite, te tracasse, c'est que tu neparviens plus savoir s i t u e s d ' a bord l ' t raveseule glissant sur la mer no i re e t sou levant desvagues blanches et e nsuite, presque en m m etemps, quelque chose comme la conscience d'trecette trave, c'est--dire, au-dessus, le navire toutentier dont tu es l e p assager immobile accoudsur le pont dans une posture un peu romantique,ou bien si, au contraire, il y a d'abord le navireentier glissant sur la mer noire, avec toi, seul pas-sager, accoud la passerelle, puis, dmesurmentgrossi, un dtail seul de ce navire, l'trave, fendantles flots, soulevant de chaque ct deux vaguesb lanches, paisses, mais peut-tre un peu t ropbien dessines pour tre v r a iment des v a gues,ce sont plutt des plis, des draps, avec quelquechose d'un peu majestueux, de presque ralenti.

    L ongtemps, les deux nav i res, la pa r t ie e t l etout, ton nez trave et ton corps paquebot navi-guent de conserve sans que r ien te permette deles dissocier : tu es tout la fois l'trave et le navireet toi sur le navire. Puis, nat une premire contra-d iction, mais c'est peut-tre seulement une i l l u -sion d'optique imputable la diffrence des,chel-les, des perspectives : il te semble que le navire

    g1.

  • va lentement, de p lus en p lus l e n tement, peut-tre un peu comme si tu le voyais avec de plus enplus de recul, de plus en plus haut, mais pourtant,toi, accoud au bastingage, tu ne diminues pas dutout, tu restes toujours aussi visible, et que l 'tra-ve, elle, va de plus en plus vite, qu'elle ne glisseplus, mais qu'elle file sur l'eau noire, comme unevedette, ou mme comme un hors-bord, et plusdu tout comme un paquebot de ligne.

    Alors, et c'est tout de suite beaucoup plus grave,comme si tu savais, par exprience peut-tre, quece qui est en train de se former est le commence-ment de la fin, parce que jamais tu ne pourrassupporter plus de quelques insta.nts, plus de quel-ques secondes, l'intensit de ce qui s'annonce, bienque rien encore ne se soit rvl, sinon, peut-tre,tout au plus, un signe prmonitoire, un indice dontle sens n'tait mme pas sr et don t t u a t t endsmaintenant l'claircissement avec l'espoir vain quetout restera flou le plus longtemps possible, parceque, dj, tu le sais, le rveil te guette, c'est tonimpatience justement qui vient de le dclencher ettous tes efforts pour le retarder ne font que leprcipiter davantage, alors, merge comme cha-que fois, pas assez lentement, une impression

  • la fois excitante et pnible, merveilleuse et dsesp-rante, tout de suite t rop p rcise, trs v ite lanci -nante et presque douloureuse : la certitude absur-de, ou plutt pas encore tout fait absurde, maisdj srement promise l'absurde, que tu as djvcu cette image, qu'elle est un souvenir rel,exact dans tous ses dtails : la mer tait no i re, lenavire avanait lentement sur l ' t roi t chenal fa i -sant jaillir sur ses cts des gerbes d'cume blan-che, tu tais accoud la pa.sserelle du pont-pro-menade dans la position un peu romantique qu'onttous les passagers de tous les navires quand ilsprennent l'air en regardant les mouettes, tu prou-vais exactement la mme sensation que celle quemaintenant tu prouves, et pourtant tu n 'prouvesmaintenant aucune sensation, sinon ce l le, pr i l -leuse, de plus en plus prilleuse, de savoir en mmetemps l'impossibilit et l ' i r rductibilit d'un te lsouvenir.

    Plus tard, beaucoup plus tard, tu t 'es rveillplusieurs fois peut-tre, rassoupi plusieurs fois, tut'es tourn du ct droit, du ct gauche, tu t'esmis sur le dos, sur le ventre, peut-tre as-tu mme

  • allum la lumire, peut-tre as-tu fum une ciga-rette, plus tard, beaucoup plus tard, le sommeildevient une cible, ou plutt non, au contraire,tu deviens la cible du sommeil. C'est un foyeri rradiant, intermittent. Devant toi , ou , p lus p r -c isment, devant tes yeux, parfois p lu tt gau -che, parfois p lu tt d r o i te , j a m ais au c e n t re ,une myriade de petits points blancs s'organisent,dessinant, la longue, quelque chose de flin,une tte de panthre vue de profil, qui s'avance,qui grandit en mont rant deux c rocs acrs, puisdisparat, laissant place un point lumineux quigrossit, devient losange, toile, et fonce sur to i ,trs vite, t'vitant au dernier moment en passant ta droite. Le phnomne se reproduit plusieursfois, rgulirement : rien d'abord, puis des points peine lumineux, une tte de panthre qui s 'es-quisse, puis se prcise, grandit en rugissant, dcou-vrant deux crocs acrs, puis un point scint i l lant,presque clatant, qui s' enfle, losange, toile, puisb oule de lumire qu i v i en t su r t o i , t ' v i t d ejustesse, passant si prs de toi que tu as presquecru la toucher, la sentir, l 'entendre, puis rien nouveau, longtemps, des points blancs, la ttede la panthre, l'toile qui grandit et te frle.

    g

  • Puis rien, longtemps, ou bien, plus tard, parfois,quelque part, quelque chose comme un astre blancqui explose...

  • Avec le temps, ta froideur devient fabuleuse.Tes yeux ont perdu tout ce qui faisait leur clat,ta silhouette s'est fa ite pa r fa i tement tombante.Une srnit sans lassitude, sans amertume, s'ins-crit au coin de tes lvres. Tu glisses dans les rues,intouchable, protg par l'usure pondre de tesvtements, par la neutral it de tes pas. Tu n ' asplus que des gestes appris. Tu ne prononces plusque les mots qui sont ncessaires. Tu demandes :

    un caf,

    un complet et un rouge, un demi,

    une avance,

    97.

  • un carnet.une brosse dents,

    Tu payes, tu empoches, tu prends place, tuconsommes. Tu prends le Monde au sommet desa pile et tu dposes deux pices de vingt centi-mes dans la sbile du marchand. Tu ne dis ja-mais s'il vous plat, bonjour, merci, au revoir.Tu ne t'excuses pas. Tu ne demandes pas ton

    Tu tranes, tu tranes, tu t ranes. Tu marches.Tous les instants se valent, tous les espaces se res-semblent. Tu n'es jamais press, jamais perdu. Tune regardes pas l'heure aux horloges. Tu n'aspas sommeil. Tu n'as pas faim. Tu ne bi l lesjamais. Tu n'clates jamais de rire.

    Tu ne flnes mme plus, puisque seuls peu-vent flner ceux qui volent le temps de le faire,les prcieuses minutes qu'ils s'ingnient grat-ter sur leurs horaires. Au dbut, tu choisissais tesitinraires, tu te fixais des buts, tu imaginais despriples compliqus qui prenaient malgr toi desallures de voyages d'Ulysse. Tu as fait, aprs tantd'autres, un plerinage Saint- Julien le Pauvre,tu as tourn en rond p rs de l ' en t re des cata-combes, tu t'es plant sous la Tour Eiffel, tu es

    chemin.

  • mont au sommet de quelques monuments, tu astravers tous les ponts, long toutes les berges,visit tous les muses, Guimet, Cernuschi, Carna-valet, Bourdelle, Delacroix, Nissim de Camondo,le Palais de la Dcouverte, l'Aquarium du Troca-dro, tu as vu les roses de Bagatelle, Montmartrele soir, les Hal les au pe t i t j o ur , l a g a r e Sa in t -L azare l 'heure de l a sortie des bureaux, laConcorde midi le 15 A ot . Mais qu 'un butsoit touristique, culturel, ou bien dceptif, inepte,ou mme provocateur (la rue de la Pompe, la ruedes Saussaies, la place Beauvau, le quai des Orf-vres) ne l'empchait pas d'tre un but , c'est--d ire une tension, une volont, une motion. Tontourisme, mme dsabus et drisoire, malgr lesouvenir lointain des Surralistes, restait sourcede vigilance, emploi du temps, mesure d'espace.

    De mme que tu ne choisis plus tes f i lms, en-trant indiffremment dans la premire salle que tur encontres aux alentours de huit , de neuf ou ded ix heures du so ir , n ' tant p lus d ans l a s a l l eobscure que l'ombre d'un spectateur, l'ombre d'uneombre regardant se faire et se dfaire sur un rec-tangle oblong diverses combinaisons d'ombres etde lumires bauchant sans cesse la mme aven-

    99.

  • turc : musique, enchantement, attente ; de mmeque tu ne choisis plus tes repas, que tu n 'entre-prends plus jamais de les varier, d'aller jusqu'aubout des quelque trois cents combinaisons qu'of-frent au comptoir de la Petite Source cinq picesde un franc, le tiers de ton pcule quotidien, aufond de ta poche ; de mme que tu ne choisis plustes heures de sommeil, ni tes lectures, ni tes vte-

    Tu te l a isses al ler, tu t e l a i s ses en t raner :i l suEit que l a f o u l e m o n t e o u d e s c ende lesChamps-Elyses, il suffit d'un dos gris qui te pr-cde de quelques mtres et oblique dans une ruegrise ; ou bien une lumire ou une absence de lu-mire, un bruit ou une absence de bruit, un mur, ungroupe, un arbre, de l'eau, un porche, des grilles,des affiches, des pavs, un passage clout, unedevanture, un signal lumineux, une plaque de rue,la carotte d'un tabac, l'tal d'un mercier, un esca-lier, un rond-point...

    menis...

    Tu marches ou tu ne marches pas. Tu dorsou tu ne dors pas. Tu descends tes six tages, tules remontes. Tu achtes Ie Monde ou tu ne l'ach-

    100.

  • tes pas. Tu manges ou tu ne manges pas. Tu t'as-sieds, tu t'tends, tu restes debout, tu te g l i ssesdans la salle obscure d'un cinma. Tu al lumesune cigarette. Tu traverses la rue, tu t raverses laSeine, tu t'arrtes, tu repars. Tu joues au b i l l a rdlectrique ou tu n'y joues pas.

    Parfois, tu restes trois, quatre, cinq jours dansta chambre, tu ne sais pas. Tu dors presque sansarrt, tu laves tes chaussettes, tes deux chemises.Tu relis un roman policier que tu as dj lu vingtfois, oubli vingt fois. Tu fais les mots croissd 'un vieux Monde qu i t r a ne. Tu t a les sur t abanquette quatre ranges de treize cartes, tu re-t ires les as, tu mets le sept de cur aprs le s ixde cur, le huit de trfle aprs le sept de trfle,le deux de pique sa place, le roi de pique aprsla dame de pique, le valet de cceur aprs le dixde cur.

    Tu manges de la confiture sur du pain, tant quetu as du pain, puis sur des biscottes, si tu en as,puis la petite cuiller, dans le pot.

    101.

  • Tu t'tends sur ta banquette troite, mains croi-ses derrire la nuque, genoux haut. Tu f e r mesles yeux, tu les ouvres. Des filaments tordus dri-vent lentement de haut en bas la surface de ta

    Tu dnombres et organises les fissures, les cail-les, les failles du plafond. Tu regardes ton visagedans ton miroir fl.

    corne.

    Tu ne parles pas tout seul, pas encore. Tu nehurles pas, surtout pas.

    L'indiffrence n'a n i commencement ni f i n :c'est un tat immuable, un poids, une inertie querien ne saurait branler. Des messages du mondee xtrieur parviennent encore sans doute t e scentres nerveux, mais nulle rponse globale, quimettrait en jeu l a t o t a l i t d e l ' o r g an isme, nesemble pouvoir s'laborer. Seuls demeurent desrflexes lmentaires : tu ne t raverses pas quandle feu est au rouge, tu t 'abrites du vent pour al lu-

    102.

  • mer ta cigarette, tu te couvres davantage les ma-tins d'hiver, tu changes de polo, de chaussettes,de caleon et de tr icot de corps environ une fo ispar semaine et de draps un peu moins de deuxfois par mois.

    L'indiffrence dissout le langage, brouille less ignes. Tu es patient, et tu n ' a t tends pas, tu esl ibre et tu ne choisis pas, tu es disponible et r ienne te mobilise. Tu ne demandes rien, tu n'exigesr ien, tu n' imposes rien. Tu en tends sans jamaiscouter, tu vois sans jamais regarder : les f issuresdes plafonds, les lames des parquets, le dessin descarrelages, les rides autour de tes yeux, les arbres,l'eau, les pierres, les voitures qui passent, les nua-g es qui dessinent dans le c ie l d e s f o r mes d enuages.

    Maintenant, tu vis dans l ' inpuisable. Chaquejourne est faite de silences et de bruits, de lumi-res et de noi rs, d 'paisseurs, d'attentes, de f r i s-sons. Il ne s'agit que de te perdre, encore une fois, jamais, chaque fois davantage, d'errer sans f in,de trouver le sommeil, une certaine paix du corps :abandon, lassitude, assoupissement, drive. Tu

    103.

  • glisses, tu te laisses couler, flancher : chercher levide, le fu ir , ma rcher, t ' a r rter, t 'asseoir, t 'atta-bler, t'accouder, t'tendre.

    Gestes d'automate : te lever, te laver, te raser,te vtir. Bouchon sur l 'eau : al ler la dr ive,suivre les cohues, traner : l 't dans le s i l encepais, volets clos, rues mortes, asphalte poisseux,vert presque noir des feuil les immobiles ; l 'hi-ver dans la lumire froide des devantures, desrverbres, bues aux portes des cafs, moignonsnoirs des arbres morts

    Tu rentres dans des cafs misrables, bistrots,troquets, Vins et Charbons sans lumires, sentantle vinaigre et la crasse. Tu marches dans des ruel-les graisseuses le long de palissades macules d'af-fiches en lambeaux, vers Charles Michels ou Ch-teau-Landon. Tu t'assieds sur les bancs des squa-res et des jardins, comme un retrait, comme unvieillard, mais tu n'as que vingt-cinq ans. Tu vasattendre dans les halls des htels, assis sur un canapde Eaux cuir, tu regardes les gens aller et venir,tu lis les prospectus, les catalogues, les affiches,tu lis les dpliants touristiques, Paris la nui t ,Croisire aux Indes, les revues qui tranent, l'Echoe l'Htelleriefranuise, la Reuue du Touring-

    104.

  • Club de France ; tu vas lire les journaux affichssur les placards devant les imprimeries ou lesrdactions : le Afonde, le Figaro, le Capital, laVie franaise. Tu tranes dans les bibliothquesmunicipales, tu remplis une fiche, tu lis des livresd'histoire, des ouvrages d'rudition, des mmoiresd'hommes d'Etat, d'alpinistes, de curs.

    Tu marches le long des t ro t to i rs, tu regardesdans les caniveaux, dans l'espace plus ou moinslarge qui spare les voitures gares du rebord dela chausse. Tu y trouves des billes, des petitsressorts, des anneaux, des pices de monnaie, desgants parfois, un portefeuille un jour, avec unpeu d'argent, des papiers, des lettres, des photosqui t'ont presque tir les larmes des yeux.

    Tu regardes les joueurs de cartes dans les jar-dins du Luxembourg, les grandes eaux du Palaisde Chaillot, tu vas au Louvre le d i m anche, t ra-versant sans t'arrter toutes les salles, te postantpour finir prs d'un unique tableau ou d'un uni-que objet : le portrait incroyablement nergiqued 'un homme de la R enaissance, avec une toutep