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GEORGES EEKHOUD

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ANTHOLOGIEDES

ECRIVAINS BELGE~DE LANGUE FRANCAISEs

Georges I3I3KHOUD

BR UXELLESEDITIONS DE L'ASSOCIATION DES ECRIVAINS BELLES

SOCIETE COOPERATIVE

DECHENNE ET CieLIBRAIRBS-DBPOSITAIRES

20, RUE DU PERSIL, 20

19 8

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Bibliographie

Chez Jouaust, librairie des Bibliophiles,a Paris

cc Myrtes et Cypres », 1877 (epuise) .((Zigzags poetiques », 1878 (epuise) .cc Les Pittoresques », 1879 (epuise) .

Chez Henry Kistemaeckers,a Bruxelles

((Kermesses », 1884 (epuise) .cc Kees Doorik », 1886 (epuise) .((La Nouvelle Carthage », i888 (edi-

tion incomplete, epuise) .Chez Mme Veuve Monnom, a Bruxelles

cc Les Milices de saint Francois »,1886 (epuise) .

cc Nouvelles Kermesses », 1887 (epui-se) .

((Peter Benoit », 1897 .

Chez Paul Lacomblez, a Bruxelles((Au Siecle de Shakespeare », 1893 .cc Les Fusilles de Malines », 1893 .((La Nouvelle Carthage », 1893 (edi-

tion definitive) .cc Nouve,1es Kermesses », 1894 (edi-

tion definitive) .

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Edition de Ia cc Societe Nouvelle »,a Bruxelles

cc Edouard II, tragedie de Christo-phe Marlowe, 1896 .

((La Duchesse de Mali », tragedie deJohn Webster, 189 (epuise) .

Edition du ((Coq Rouge », a Bruxellescc Philaster ou l'Amour qui saigne »,

tragedie de Beaumont et Fletcher, 1895(epuise) .

Chez Lebegue et C1e (Office de Publi-cite), a Bruxelles

cc Henri Conscience }>, 1881 .cc L'Escrime a travers les ages » (li-

vret) .

Chez Charles Bulens, a Bruxellescc L'Imposteur magnanime », drame

en 4 actes, 19 .

Au cc Mercure de France », a Paris((Cycle Patibulaire », 1895 .cc Mes Communions », 1897 .cc Escal Vigor », 1899 .((La Faneuse d'Amour », 19 .

cc L'Autre Vue », 19 4 .

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Georges Eekhoud

Un des chantres les plus passionnesde la terre patriale et des hommes quila peuplent . Ii a appris a aimer cetteterre des son enfance, a Anvers et dapsla contree riveraine de l'Escaut, auxcotes d'un pere profondement epris lui-meme du pays natal .

Apres trois volumes de vers, it ecritKees Doo,ik, un roman qui reste unchef-d'oeuvre et marque une date dapsnotre litterature . La couleur des epi-sodes a la truculence de palette desvieux maitres flamands ; mais ce quiest essentiellement nouveau et mo-derns, c'est faction vecue des per-sonnages, dessines avec une nervo-site et une passion que ne connaissentnullement les prosateurs trop senti-mentaux des periodes anterieures. Atravers plusieurs livres subsequents,Georges Eekhoud continuera a traduireles mceurs des paysans de Campine et

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des rives du bas-Escaut . Mais deja iipresence des etats d'ame plus compli-ques et des situations plus exception-nelles. Un beau jour, ayant promeneses yeux autour de lui, it decouvre latroublante beaute des miserables de lavile : vagabonds, voyous, hors-la-loi . . .,et it nous les montre aussi originaux degestes et de couleur que les cc picaros »de Velasquez et de Murillo . Eekhouda dit lui-meme de ses livres qu'ilssont cc les aventures qu'il a rencon-trees ou mieux, qu'hs represententles diverses etapes ou escales de sonitineraire » a travers cc une patrie plusbelle encore, peuplee de compatriotesplus passionnes et de vie plus intense . »Ces compatriotes, it se plait surtout adire leurs moeurs farouches, leurs fre-nesies et leurs jeux subversifs . En yen-table communion spirituelle avec sespersonnages, it parvient a leur preterune generosite touchante et des ten-dresses absolues comme leurs haines,d'une harmonie aussi savoureuse qu'im-prevue .

Bernard Lazarre a ecrit de lui((II a su exprimer son amour pour lerevolte, sa pitie pour le here et le pau-

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vre, it a su dire les coleres des timessimples et rebelles contre la societehypocrite qui torture sans remords ettae ceux qu'elle devrait proteger . »D'autre part, mettant en relief sa mer-veilleus.e et apse observation de l'hu-manite et sa ((large sympathie qui en-gage un ecrivain a fraternises avec tonsles modes et toutes les formes de lavie », Remy de Gourmont a dit deGeorges Eekhoud que c'est cc un dra.ma-turge, un passionne, un buveur de vieet de sang .)) Et l'auteur du Livre desMasques resume exactement le role duromancier d'Anvers, en ajoutant : <c M.

Eekhoud est don( un ecrivain represen-tatif dune race, ou d'un moment decette race : cela est important pourassures a une oeuvre la duree et uneplace daps les histoires litteraires . . . Iiest le troisieme tome de cette merveil-leuse trilogie dont les deux premiers ontpour titre Maeterlinck, Verhaeren . »Dans une autre etude, M . de Gourmonta dit : cc Je proclamerai qu'entre lesromanciers nouveaux, M . Eekhoud estl'un des plus puissants, l'un des deuxqui soient puissants ; l'autre est M . PaulAdam : us nous donnent seals 1'impres-

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sion d'une force balzacienne . » A cotede sa carriere de romancier et de nou-velliste, Georges Eekhoud s'est fait uneplace en vue daps l'enseignement . I1 estnotamment professeur de litteraturegeneral.e a 1'Academie royale des Beaux-Arts et aux Ecoles normales de la Villede Bruxelles . Dans ses cours, it apportele meme feu, le meme enthousiasme pe-netrant qu'il met dans la conception etIa realisation de ses livres .

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EX-VOTO

Ma contree de dilection n'existe pouraucun tourists et jamais wide ou medecinne la recommandera . Cette certitude rassurema f erveur egoists et ombrageuse. Maglobe est fruste, plane, vou~ee aux brouil-lards. A part les schorres du Polder, laregion fertilises par les alluvions du fleuve,peu de coins en sont defriches . Un canalunique, partant de l'Escaut, irrigue sesl~and~es et ses novales, et de rares railwaysdesservent ses bourgs meconnus .Le politicien l'execre, le marchand la me-

prise, elle intimide et deroute la legion desm-echants peintres .Po~ tes de boudoirs, o virtuosos, ce plan

pays se derobera to~ujours a vos descrip-tions ! Paysagistes, pas le moindre motif aplaner de ce cots . O tertre slue, to n'es pasde cellos quo Von prend a vol d'oiseau. ! Lesmievres galantine passent devant ells sansse doute,r de son charms robuste et capiteuxou n' eprouvent quo de l' ennui au milieu decette nature prise et dormante, privee decollines et de cascatelles, et de ces balourdsqui lee devisagent de lours yeux placides etreveurs .

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La population demeure robuste, f arouche,entetee et ignorante. Aucune musique ne meremue comme le flamand daps leurs bouches .Its 1'e scandent, le trainent, en nou,rrissentgrassement les syllabes gutturales, et lesnudes consonnes tombent lou~rdes comrmeleurs goings . Its sont d'allures lentes etbalancees, rabies et mafflus, sanguins, ta-citurnes. Je ne rencontrai j amais plus plan-tureuses flues, mamelles plus ddcises etprunelles plus appelantes que daps ce pays .Sous le kiel bleu, les gars charnus ontcrane mine et se calent pesamment . Apsesboire, des rivalites les font se massacressans criailleries a coups de lierenaa.r ; ens'echarpant, us gardent aux levres ce mys-terieux sourire des anciens Germains com-battant daps 'les cirques de Rome . En tempsde kermesse, us se g.avent, se soulent,sabotent avec une sorte de solennitegauche, accolent leurs femelles sans ma-drigaliser, et le bal fini, rassasient le bongdu chemin leurs amaours exigeantes et pro-digues .

Tl's se livrent rarement, mais une foildonnee, leur affection ne se detache plus .Ceux qui les depeignent soul la figure

de ragots egrilLards et difformes, con-naissent mal cette race. Mes rustauds deCampine evoquent piutot les eglogues desfaunes bruns de Jordaens que les bambo-chades de Teniers, un grand seigneur quicalomnia ses man;ants du pays de Perck .

Its conservent la foi des siecies revolus,f requentent les pelerinag es, venerent leurastoor, croient au diable, au jeteur de sorts,

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a la male-main, cette jettatura du Nord .Tant mieux . Je raffole de ces pacants . Jeprefere leurs poetiques traditions, les le-gendes nasillees par une vieille pachtressependant la veillee au plus joyeux conte deVoltaire; et leur fanatisme patrial et reli-gieux m'em~eut davantage que les declama-tions patriotiques et le plat civisme desgazetiers .Savoureux et glorieux parias, nos Ven-

deens a nous, puissent la philosophic et lacivilisation vous oublier longtemps ! Aujour d'egalite reve par les esprits geome-triques, elles disparaitront aussi, Mmes su-perbes brutes, traquees, broyees par l' inva-sion, mais jusqu'au bout refractaires a l'in-fluence des positivistes . Freres, l'utilita-risme vows abolira, vous et votre sauvagepaysEn attendant,- mop qui ne vows survivrai

pas, votre sang rouge de rebelle coulantdaps ma veine, je veux, abstrayant monesprit, m'impregner de votre essence,m'aindre de vos truculents dehors, m'aba-lourdir sons les tonnes blondes dies ker-messes ou ~m'exalter a votre suite daps lesnuages d'enaens de vos processions, m'aas-seoir dolent a vos titres enfumes ou m'isolerdaps 1es sablons navrants a l'h~eure oiuralent les rainettes et oiu le berger incen-di,aire et damne gait ses ouailles de f eu atravers les bruyeres .Ma premiere rencontre avec ce terroir fut

decisive comme le coup de foudre ; et moninitiation aux rites de ce culte prit a peinein jour

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Au commencement de juin 18 5, je venaisd'atteindre ma onzieme annee et de fairema premiere communion chez les Freres deha Misericorde a M . . . Un matin, on m' ap-pelle au parloir ; j'y trouve le pere supe-rieur avec m~ n oncle et celui-ci m'apprendqu'i.l m'emmene a Anvers voir mon pere. Al'idee de ce cameo inattendu, devant laperspective d'embrasser mon benin auteur,veuf dePuis cinq ans, pour qui j'etais touta present, je ne remarquai pas lair serieuxde mon oncl~e ou les regards apitoyes desreligieux .Nous parti~mes . A mon grey le train ne

brulait spas asset. rapidement la camp,agne .On arrive pou~rtant. Sonner a la porte de

la petite maison bourgeoise ; sauter au coude Yana, la bonne, subir 'les assauts dubrave Lion, le grand epagneul roux ; grim-per avec lui l'escalier quatre a quatre ; bon-dir daps la chambre a cowcher bien connue ;-- deux cris « Pere ! -- Georges ! » ; mesentir souieve de terre et presse contre sapoitrine ; etre mange de baisers, ma bouchecherchant ses 1evres Bans la grande barbefauve ces actions se presserent, maisaussi fugaces qu'elles furent, ekes marque-rent pour la vie daps ma memoire .Comme l'excellent homme me tint long-

temps entre ses bras ! Ii me regarda it avecune admiration attendrie, repetant : « Le;grand garcon que voil'a, mon « Jurgen »,mon a Krapouteki l . . . » et toute la kyriela ede noms d'amitie invraisemblables mailadorables qu'il inventait pour moi defile,p~onctuee de caresses .

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La matinee n'etait pas eircore avancee.Enveloppe daps son ample robe de cham-bre, it allait s'habiller lorsque j'entrai suivide Lion, de Yana et enfin de l'oncle, lemoms ingambe des quatre .La mine de man pere me semblait excel-

lence . Le teint etait rose - par trop allu~meaux pommettes, me fit-on observer pluscard; -- l'ceil' tres brillant - trop brilliant

la voix un peu rauque mais douce, cares-sante, malgre son timbre grave, un timbrei noubliable .Il await alors quarante-six ans. Je vois se

dxesser devant moi sa haute stature, sesmembres bien plantes ; sa physionomieaffectueuse me sourit encore aux heures dedetachement du reel .L'oncle lui serra La main .

'ru vois que je tiens parole, Ferdi-nand . . . Voila notre mauvais sujet ! ._ .

Merci, Henri . . . Pardonne 1'embarrasque je to cause . . . Tu to moqueras de mo,i ;mai s si to ne l' avais pas amene, je seraisparti aujourd'hui pour son couvent . .. Je memoquais du regime et des ordonnances dudocteur . . . Car to ne sais pas, Georgie . . . j'aiete l~egerement malade . . . Oh! un rien, unsimple bobo, un rhume neglige . . . N'est-cepas, Yana, un petit rhume ? . . . I1 n'y paraitplus, comme to vois . . . Ah ! mon fils, le bienque me fait to presence' . . . Et nous allonsnous amuser'. Nous partons a l'instant pourla c,ampagne . . . Je t' ai menage une surpri-se . . .J'ecoutai radieux

o egoisme de l'en-fance - cette prom.esse de partie de pl,aisir

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et je n'entend:ais pas sa toux, sa toux se-che et convulsive qu'il essayait de calmeren tamponnant ses levres de son foularddes Indes . Je ne remarquai pas davantage,ou plutot j'avisai sans y attacher d' mpor-tance, des bouteilles de medicaments et desboites de pilules encombrant la chemineeet ira table de nuit . Un flacon de siropvenait d'etre entame et une goutte se coa-gulait duns la cuiIler en argent . Yana tenaita la main une ordonnance nouvelle &ritece matin meme. Une odeur fade de droguesgommees et opi,acees regnait daps lea piece .Ces details ne me revinrent que daps lasuite.L'oncle prit con~ge .--- Surtout pas d'imprudence l . ., dit-il a

mon pere. Tu me le promets ?. . . Sois rentreen ville avant le serein. . . Je prendrai Georgedemain matin pour le reconduire a la pen-sion . . .

Nous serons raisonnables, sois tran-quille ! repondit le pere, fievreux et dis-tiait, n'ayant d'attention que pour soiienf ant .

Je crois meme qu'il ne fut pas fache dese trouver seul aver moi et, comme la pers-pective du retour a M . . ., evoquee par l'an-cien ~ofhcier, m'avait rembruni, it me pritsur ses genoux .

---- Courage ! petit, disait-11 . Ce ne seraplus long. Je me trouve decidement tropseul depui,s la mort de to pauvre mere . . .J' ai dit a la f a nille qu' a 1'' avenir j e n'en-tendais plus me separer de toi . .. Tu asfait to premiere communion . . . to es grand. . .,

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to retourneras huit lours encore a la pen-sion, le temps de plier bagages et de nousinstaller daps notre nouveau gite . . . Bon,voila que je trahis le secret . . . Enfin ! Autantto dire le tout a present. J'ai achete unegentille maisonnette, presque une ferme, atrois heues d'ici . .. Et nous allons habiterla campagne, vivre en paysans, chausser lessabots et vetir la blouse . Hem? C'est caqui va to faire pousser . . . Qu'en dis-tu ? . . .Nous ne nous quitterons plus . . .

J'applaudis et je gambadai autour de lachambre.

Quel bonheur ! Toujours a deux, :Vestce pas? Nous ne nous quitterons plus j,amais,alors ? Bien vrai ?

Bien vrai !Et nous scellames cette convention daps

tine tongue embrassade .Une heure apres, un landau nous prenait

a la porte, le pere, Yana, Lion, et moi .I1 faisait un de ces enervants temps d'equi-

n~oxe, dons la tiedeur et la quietude atter_-drissent jusqu'aux larmes . Dans un beauciel flamand du bleu pale et discret de laturquoise, le soleil achevait de d,isperser lesbrumes du matin .

Voyez-le donc, monsieur, disait Yanaen me montrant, it est heureux comme unroi !

C'est le moment de prendre de pl'einesportions d'air ! remarquait mon ,auteur . Colane coute que la peine d'ouvrir la bouche !Et moi, en effet, je l'ouvrais toute grande

com~me un bailleur .Mail aussi quelle difference aver l'ai.r de

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la pension ; meme avec celui qu'on respiraitdehors, daps la scour claustrale, entre quatrehautes murailles reveches, suintant l'humi-dite, rongees de moisissures .

Assis, tournant le dos au cocher, mes me-nottes posees sur les genoux du pere, jepoussais des exclamations de surprise etl' etourdissais de mes questions . Ii occupaitle fond de la vosture, drape daps son impo-sant macferlane pour se garder contre levent. Yana s'etait instal'l~ee a ses totes; Lioncourait en avant.

Apres avoir longe la grand'rue du fau-bourg, la voiture entra en pleine campagneLes bouquets de feuilles nouvelles rajeu-nissaient les troncs frustes des grands hetresde la route. Les prairies ecbangeaient leurgazon jauni et fletri contre in frais tapisd' emeraude dosnt de superbes vaches auxflancs arrondis, les fanons balayant le sol,broutaient les pousses tendres. Les tilesI vant en gangs compacts pramettaient desmoissons genereuses. Les dernieres neigesavaient gonfle les fosses se deroulant cornmeune moire argentee entre une double haiede saules-pleureurs et d'aunes . Lorsqu'onpassait devant un jardin de plaisance, desparfums de lilas chargeaient les souffl.e salanguis. Des grilles aux chanceaux Boress'ouvraient sur des avenues d' ormes ou dechenes ; la pelouse vallonnee montait versin chateau au perron g arni d'orangers tail-'Cs en boule . Le passage majestueux d'uncouple de grands cygnes ou la chasse deceps hurluberlus de canards sillannait et trou-blait les etangs dorirnants, marbres de

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iaieuls et de nenufars . Je preferais pour-tant les fermes meussues, flanquees de loursgranges, les volets verts fixes aux macon-neries rouges, les puits a b,alancier, lespoules picorant le furrier. Nous croisionspai fois une charrette de paysan coiffee desa bache blanche, qui se garait sur l'acco-tement .Nous traversames Deurne, pus Wyne-

ghem .Pour la troisieme f o,is, un svelte clocher

darda sa pointe d'ardoises prises vers Tetheropalin .

La tour de S'Gravenwezel ! s'exclama labonne Yana

S'Gravenwezel ! Mais c'est ton village,cola! m'dcriai-je . Est-ce la quo nous allonsdemeurer?Le sourire de lea chore creature repondit

of rmativement .Quelques instants apres, sur l'indication

de Yana, le cocher arreta devant une fermeisolee, a un quart d'heure du pros de labourgade .

C'est ici chez me"s parents ! dit-elle .Te revois encore la horde sans etage, ec,ia-

see sons son toit de glui festonne de jou-barbe, et la croix blanche, peinte a la chauxsur la maconnerie, pour eloigner la foudre .Au bruit de la voiture, toute la maisonnee

accflurut a la porte .C' etait le pore de Yana, un sexagenaire

trapu, voute, mais de vigoureuse mine en-core, le cuir ride comme un vieux parchemin,la barbe hirsute, l'oeil petill,ant ; lea mere,une grosse gagui, tres eveillee malgre sa

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corpulence, plus jeune d'une dizaine d'an-nees ; puffs la ribambelle des freres et soeursvariant de vin,gt-cinq a quin,ze ans ; ceux-cide cranes gars, bruns, crepes, muscles etcarres ; ceiles-la de fraiches fi.lles dorees parle soleil, ressemblant toutes a Yana, leerainee, qui representait, a mon avis, la plusappetissante campagnarde qu'on put neveravec ses nattes brunes, ses grands yeuxsmaragdins franges de longs cils .En l'honneur de La kermesse de S'Gra-

venw ezel, dont noes entendions dej a lesbourrees et les sabottieres daps le lointain,disa;ent-ils, ~mais bien plutot en celui denotre visite, le,s hommes po,rtaient leer cu-lotte de drag des di~manches et le sarreaubleu lustre et coquettement fronce soul lanuque. Les femmes avaient sorti de l'ar-moire le bonnet de d~entelles a larges ailes,la coiffe epinglee d'argent, la robe de lameet l'ampl'e mouchoir de soie croi~se sur lapoitrine et tombant en pointe daps le dos .Ces braves complimentaient mon pere surma bonne mine. C'eta.it la le fils de «Myn-heer . . . Jonkheer Jorss ! b En pee d'inst~ants,j'avais conquis ce monde rond et cordial,et particulierement un fier garcon de dix-neuf ans, aonze Jan», notre Jean, disaitYana, a la, veille de tires a la conscrip-tion .

Tandis quo ses scours mettaient la table,car on noes retenait a diner, ii. offrit deme montrer le verger, le courtil et lesetables . Si j',aeceptai ! Je ne tenais deja plusen place. Jan me prit par la main et mecc'nduisit aupres des vaches. Enchaineesdaps leers stalles, vautrees, elles beuglerent

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lamentablement. Les furriers avaient desluisants de bronze et de vieil or, et l'etableressembl,ait au fond des tableaux de Rem-brandt ; du moms, c'est ainsi que je me re-presente aujourd'hui ce eclair-obscur mordo-rc . Pour mieux me faire admirer ses betes,it les taaonnait d'un cou' d'e pied . Ellen sedressaient, ind`olentes, en rechignant aleur maniere. I], me disait l~eurs norms et leursqu,alites . Cette grande noire avec cette tacheblanche entre les yeux, c' etait Lotteke ; cettegrosse goulue ruminant les premiers trefless'appelait la Blanche. Jan m'encourageait ales flatter de la main. Ellen battaient deleurs comes les pote,aux qui les separaitentre elles . C'etaient d'admirables laitieres .me disait le garcon . J'en comptai jusqu'asix. Uric odeur de laic fort chargeait l'at-mosphere chauffee par cette grasse anim,a-lite. Jan me promettait de m'emmener auxchamps avec 1'ui, lorsque noun habiterionsle village. Je travaillerais la terre et devien-drais un vrai pays,an, un boer comme lui .Boer Jorss, m'appelait-il en riant . Moi, jeprenais tres au serieux cette perspective derusticite absolue ; je contempl~ais avec admi-ration la haute stature, 1'apparence vi,gou-reuse, sans disgrace, de cc jeune rural . Ainsije me devel~opperais a mon tour, pensais-je .Une destinee semblable a la sienne m'atten-dait ! Cela vaudrait mieux que de porter fracet chapeau noir, de palir et de s'enfievrersur des livres et des cahiers, et de ne rienvoir de la nature du bon Dieu que ce qu'enmontre la banlieue : des vegetations rude-rrles et un coin de ciel entre des toits .

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iepreux ! I1 me conduisit au~ssi au courtil,un enclos oblong, aux chemins reguliere-ment traces, plantes de tourne-sol, de pi-voines et de roses tremieres . Les plates-bandes etaient bord.ees de fraisiers aux baiesrinurissantes . A moi reviendrait la premierecueillette, promettait le sympathique garcon .

On nous rappela tandis que je faisais laconnaissance de Spits, le chien de garde .Le repas de kermesse nous ,attendait . Sur ledl sir formel de, mon pere, qui menacait derien manger, la famille, du moms leshommes, prirent place a cote de nous. Quantaux femmes, toutes pretendaient nous servir .Je proanenais des regards ravis sur cet inte-rieur nouveau pour moi : les alcoves en retraitdaps la muraille, oii couchaient les parentset les aines, masquees par des courtines decGtonnade a ramages ; la cheminee profonde,garnie d'un crucifix et d'assiette~s a sujetshistoriques, la b,ranche de buffs benit sus-pendue sows le m,anteau, et les hatiersenormes, et l'impo~sante cremaillere.Yana Aorta sur la table une marmitee de

potage aux choux et au lard dont le parfuaneut rendu de l',appetit a un mort .

Chacun se signa, pencha la tete et joi-gnit les mains devant son ecuelle d'ou lavapeur savoureuse montait comme d'une c,as-solette en encens symbolique vers la p+outreenfumee. Durant quelques secondes, on n'en •tendit que les lamentations daps l' etable,le bourdonnement des mouches ,arretees Fauxcarreaux et le tintement de l'horlog~e deS' Gravenwezel chantant midi avec ce timbre

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argentin et un peu triste des cloches devillage .Le repas exquis que nous fimes ! Mon

auteur ent .assa les adjectifs les plus san-nants du patois pour dire les merites de lagarbure, moi, je chantais les louanges deseeuf s servant de cadre dore a de rosatres etblanches tranches de jambon . Une mon-tagne de pommes de terre farineusess'eboula, mine de toutes parts par nosfourches diligentes . Un franc appetit derustaud me ,gagnait !

Yana attendrie constatait que depuis unmois Monsieur n'avait plus dine aussi co-pieusement .

Aussi, nous fallut-il gouter a tout ce queproduisait lea, ferme : beurre, laic, fromageblanc, primeurs . Je me moquai de Yana quiawait cru devoir emporter des provisions !Elle connaissait bien mal 1'hospitalite pater-nelle ! Mais je ne me gaussai plus de saprevoyance lorsqu'elle fut chercher le con-tenu du fameux p.anier : une couple de bou-teilles de vin vieux et une tarte aux pru-reaux de sa fabrication, qu'elle deposatriomphal'ement au centre de la table . Onbut a la sante du Monsieur et du jeuneMonsieur, et a leur heureux sejour a S'Gra-venwezel .

Ii est convenu que daps huit fours nousinaugurerons tons, vows entendez : n tons nnotre rAouvelle maison ! disait l'excellenthomme aver conviction . . . Et maintenant, enroute Djodgi, car to brules de voir ce nid . . .Jan nous accompagna. I1 marchait derriere

ncus aver sa soeur . Lion allait et venait,

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manifestant sa joie par d'absurdes circuitset pirouettes, pourchassant les bestioles qu'ilfaisait lever des seigles. Les coqueli-cots et les blavelles piquaient deja de leurscouleurs vives le vert jaunissant des epis,et des papillons blancs ou bruns s' eparpil-laient au-dessus comme des fleurs animees .Nous avions pris une sente, caurant a tra.-vers les emblavures, derriere la ferme Am-broes, a gauche de la grand'route . A quel-ques minutes de la, nous longeames unpetit bois de chenes et brusquerment derrierecelui-ci mon pere me signals notre domaine .Modeste cottage, to me hantes encore,

surtout a l'epoque des premieres feuilles,et par un temps tiede et emollient d'&jui-noxe, comme it faisait ce your memorable . . .Mais j'entretiens et je ,caresse le souvenirtriste et doux de tes blanches parois . C' etaitla ~maisonnette La plus simple, la plus dis-crete qu'on put imaginer. Elle n'avait qu'unetage et contenait quatre chambres en tout .Sur le note, une dependance avec poul,aillerservirait de hangar et de refuge au j,ardi-nier. En attendant, le frere de Yana y avaitlege une jolie chevrette blanche qui belaita pleine gorge a notre approche et qu'ilcourut l~acher . Des espaliers quadrillaient lemur expose au Midi . L'enclos, limite parune h,aie de hetres, moitie verger, moltiijardin d'agrement, embrassait une etenduede trois mule metres . Devant 1'a maison etaitun carre de gazon anglais que travers,ait unpetit chemin partant de l'entree en claire-voie pour s'arreter au seuil de la maison .Des bosquets touffus composes de platanes,

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de marronniers, de chenes d'Amerique etde bouleaux menageaient des deux ootes del'habitation de delicieuse,s retraites pour lalecture ou la reverie . En faisant le tour dela propriete, mon auteur m'exposait avecch,aleur les modifications projetees . La vien-drait un massif de rhododendrons, plus loinurn pare de roses d'Orleans, autre part desfourres de lilas . II me consultait par deshero? fievreux . Ii etait anime, expansif,

je l'avais vu rarement si en train qu'aujour-d'hui. Depuis la mort de ma mere, son beaurire sonore et contagieux ne retentissaitplus .En bavardant, nous etions arrives an fondd

du jardin sur un monticule d'o i l'on aper-cevait un coin du village : le clocher emer-,geant dun rideau de tilleuls, les wiles eelcroix d'un moulin au repos perche sur unebutte garonneus-e, puffs quelques fermeseparpillees daps les cultures et les pres jus-cfu'a la .rencontre de la plaine avec l'horizon .

--- Regarde, George, disait-il, voici desor-mais notre monde. . . II fera bon vivre icipour tons deux ; car si j'ai besoin de recon-fort, to ne doffs pas moms profiter . . . Plusde lisieres, mon cher petit, nous sommesasset riches pour vivre a la campagn,e cocmmedes philosophes . .. Et quand je n'y seraiplus . . . car it f aut tout prevoir . . .

Il s'arreta. Je me souviens gown orguepoussif moulait la-bas une polka, derriere Ier;deau de tilleuls ou se blottissait le vil-lage .Mon pere etait devenu subitement serieux

et la solennite de ses dernieres paroles me

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remua pniblement. Puffs, cette 'clause melan-colique et lointaine me crispait . Quand itcut cesse de parley, it toussa longueament .Noes etions assis sur le tales, le dos

tourne a la maison, et les regards embras-sant la plaine immense dont les lancinantsaccords die l'orgue ne rendaient que le re-cueillement plus saisissant .

Pere, murmurai-je comme on prie, queveux-tu dire?

Pour toute reponse, it m'attira a lei, mesaisit la tete a deux mains et me regardalonguement, ses yeux plongeant clans lesmiens ; puffs it m'embrassa, s'efforca de sou-rire et me dit

Ce n'est rien . Je me forte bien, n'est-Ce pas? Aussi, pourquoi la famille me trou-blte-t-elle par ses recommandations ? . . . Maparole, us me feraient peer avec leers figuresallongees et leers visites continuelles . . . Au-jourd'hu,i au moms j'echappe a ces pers~ -cutions . . . Noes sommes deux . . . Libres ! Bien-tot nous le serons pour toujours !Malgre cc retour, une indicible angoisse

me poignait et je ne faisais ,aucun effortpour acne derober a cette influence q;ue jedevinai provenir de sympathiques correspon-dances. A mon ivresse se melait deja commeun rec- ret . Et cette ravissante apres-midiawait la suggestion navrante des choses quiout ete et qui ne se representeront jamais . . .jamais plus .

Je ma'etais fete a son cou sans repondreautrement a ses dernieres paroles. I1 fallaittin mutuel effort pour nous arracher a ccsilence ; aucun ne - fit eet effort . Au loin,

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l'orgue dissonnait toujours comme s'il avaiteu, lui aussi, des sanglots daps la voix .

Cela dura longtemps ; jusqu'au baisser dujour.

--- N'est-il pas l'heure de partir, monsieur?Yana nous rdveill,ait. Pere se leva sans

rien dire et, ma main toujours daps lasienne, nous cheminames a travers Ia cam-pagne morne oii le crdpuscule f,aisait hotterdes formes f antastiques . A quek ue centmetres de la maisonnette, it se retourna etme fit contempler une derniere fois ce petitcoin de terre, l'ermitage qui allait nounabriter.-- Nous l'appellerons Mon Repos ! fit-il, et

nous oontinuaanes a marcher .Mon Repos ! Comme it traina ces trois

syllabes. Certains nocturnes de Chopin sedissolvent de cette fawn .

De retour a la ferme Ambroes, nous primesaffectueusement conga de is famille de Y anyMon pere les remerci,a de leur accueil et leerrappela son invitation chez lui . II donnaencore quelques instructions de jardin.age aJan, qui tenait la casquette a la main, sesyeux bruns exprimant une sympathie `resvisible .

Un « au re,voir ! nous fut encore envoyset la voiture ,s'dbranlant, nous tournames ledos au cher village . . .

Etait-ce encore l'orgue de la kermesse quim'obsddait, surviva.:nt a toutes les autres ru-meurs, de plus en plus foible, mais n'expi-rant j am,aiis compiete+ment ? et pourquoi scan-dai-je intdrieurement et sans cesse sur cettemusique quelconque ces trois syllabes nonmoms insignifiantes : « Mon Repos » ?

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Le soleil se . couchait quand nous attei-gnimes les portes de la vile. Les {maconsdes campagnes, blanks et poudreux, l'outilsur l'epaule, la gourde de fer~blanc battantlours reins, regagnaient a largos enjambeesles clochers que nous avions laisses der-riere nous . Heureux ouvriers ! Its avaientbien raison, de retourner au village eat delaisser a lours freres de la vile lies hideuxcloaques de l'ouest cl'Anvers.

Une brise asset ftaiche s'etait levee etagitait le faite des trembles . L'horizon sedesempourprait au-dessus des remparts . Du-rant tout le traajet, mon pore etait reste plun-ge daps une some de prostration ; ses mainsque je caressais etaient moites, tour a tourbrQlantes et glacees . II ne s,ortait de sa tor-peur inquietante que pour glisser ses doigtsclans ones cheveux et me sourire aver uneexpression que je n'ai plus rencontree suraucun visage ami. Yana, aussi, await fairtr iste maintenant et tirait pretexte de la pous-siere soulevee par le vent pour appliqueroontinuellement son mouchoir a ses pau-p.ieres .

J'et,ais fatigue, grise par le plein air et,pourtant, j'eus peine a m'endormir cette nuit .Je revais toujou,rs les yeux ouverts, aux inci-dents de la j~ournee, a la ferme, a l'obli,geantJan, au joyeux repas, a la chevrette, au jourprochain of je serais cc boor Jorss », commedisait le brave gars . . . J'etais heureux, cmaispar moments un acces de toux graillonnarndans la chambre voisine me suffoquait moi-meme yet je me rememorais alors la _scenedaps le j ardin, l' accompagnement que l'orgue

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faisait a notre silence et plus tard a ces deuxmots : « Man Repos, ! » . . . Je ne fern~ai l'oeilgu',au matin .

Lorsriue je me reveillai, 1'oncle m'atten-dait deja . Ancien officier, it ne connaissaitque l'heure milit.aire .

En route ! commanda-t-il de sa grossevoix de dur-a-cuire . Ii s'agit de retourner ala besogne, mdn garcon. . .Encore partir ? Au fait, pourquoi cette

separation de huit jours ? Que signifiait leton autoritaire de ce parent daps la maisoupaternelle, daps notre maisou ? PourquoiYana le consultait-elle du regard, a la foisrespectueuse et maussade ? Cette intrusiondont je ne devinais pas 1'horrible mais abso-lue opportunite m'exasperait .

Quel dechirement que mon depart ! Et celapLVr huit jours de separation ! En vainl'oncle nous signalait tout le ridicule de noslarmes. Je me cramponnais au bien-aime etlui n'avait pas la force de me repousser .L'officier, impatient, dut m'arracher a cetteetreinte .

Le train n'attend pas ! grommelait-il .A-t-on jamais vu pareils curs de poule!Je me revoltais .-- Neon, pas avec vows, disais-je a mon

antipathique parQnt . . . Avec lui !--- Djodgy ! Dj,odgy ! s'efforca de dire le

pere d''un ton de reproche . . . Excusez-le,Henri . . . Au revoir ! Dans huit jours ! . . . Soisteujours sage . . .

Cette fois, Yana n'essayait plus de cacherses larmes. Lion allait tout attriste de l'una l'autre et ses regards humains se~mblaientdire : « Reste pres de lui ~ .

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Mais ripen ne pouvait briser l'entetementde mon oncle. I1 m'emporta daps lea vo,iture,la meme qui nous await conduits la veille aS' Gravenwezel .Nous echangeames' des signaux d'adieux

aussi longtemps que la voiture roula dapsnotre rue.Huit fours et je le reverrais !Huit fours et it etait mortMais je n'oubliai rien . . .Ft, depuis lors, j' aime, j' adore la cam-

p.agne flamande, comme l'heritage des su-premes dilections d'un des seuls etres qui nenee firent jamais de mal . Ces wastes horizons,a l'az-ur pale, souvent brouille, s'iliuminentcomme au sourire mouilLe que ie surpris laderniere fois sur son visage .

(Kermesses .)

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LA CAVALCADE

Deux heures tinterent daps la fleche aj pu-ree do la Cathedrale. Sur la place Verte, celleoiu s'eleve une facheuse statue de Rubens,ch,argee ce jour-la a enfon~cer le pave, unmouvement oscillatoire se prod'uisit . Un cride joie partit : u Les voila ! l'Omrnegang! »Et toes les regards se diri,gerent vers Tanglediz forum oii debouchait la fete de la caval-cade. Un piquet de gendarmes a cheval lesabre au chair, ouvrait la marche . Its caraco-laient, ecartant la grouillante cohue .En ce moment un jeune compagnondone

les habits de fete bridaient sur les formesmassives et athletiques, voulut traverses larue. La haie des fantassins, crosse au pied,le refoula sur le cote .

Mais j iote, camarade, j'ai affaire atrois heures a Saint-Job ! observa le gars .

Tant pis, vows doublerez le pas tout al'heure ! fit le caporal . En arriere, dis-je, etpas de replique. . .Flup Barlander obelt non sans bougonner

et rests plante au premier rang, derriere lessoldats, de fawn a prendre la meilleure partdu spectacle qu'on lui i-mposait .

Ross, la fiancee, l'attendait au bout dela chaussee de Merxem, pres des fortifica-

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tions. La veille, elle avait propose au de-bardeur de fuir la bousculade et le tumultedes kermesses et de s'exiler ensemble, loinde la vile suffocante, sons les ormaies feuil-lues, parmi les buissons odorants . Aucunpiojet de rejouiss.ance ne promettait davan-tage a 1'enamoure que cet isolement a deux .Aussi maudissa.it-il la multitude d'es b,adaudsqui l'enfermaient et surtout ces militairesenclaves de la consigne et aigris par la cor-vee .Cependant, faisant le campte des aninutey

qui le separaient encore de l'heure fixee, 11se resigns et se mit a beer, comme tout cecopulaire, au legendaire Ommegang .I1 salua d'un juron de bonne humour '-a

Baleine aussi haute qu'une maison et rit deson rice enortme et contagieux lorsque lepetit populo attache sur le c?os du cetace encarton-pierre, dirigea, maligne~ment ses jetsd'eau duns toutes les directions; stir les bon-nets a fanfreluches des paysannes, sur lestuyaux de pole des urbains, et, par les croi-sees ouvertes, encadrant de blondes theoriesd'heritieres bien qualifiees, jusqu'au fonddes enfilades somptueuses .Les petites mains gantees rapprochaient

trop tard les battants des hautes portes-fenetres et, ruisselantes, les demoisellesriaient de lour maladresse en privy?egieesque le naufrage d'une toilette n'inquiete pas .

L'espiegle aspergeait deja lours voisines .Jamais pompier ou fontainier ne manoeuvraavec autant de diligence et de precision quece grimelin. I1 f aisait pleuvoir sans repit lecc.ntenu de 1' inepui sable reservoir dissimule

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soul la carapace du monstre . Ah ! les impru-dents s'etaient plaints de la chaleur ! Voiciqui les r,afraichissait ! Tant pis pour les grin-cheux ; plus its rageaient, plus it les saucait ;plus la foule se tremoussait . Il fallait passerpar ce que voulait le lutin . La douche vowspoursuivait awssi loin que vou .s couriez,s'acharnant apres les fuyards empetres, dar-dee meme avec une adresse desesperante surla p,artie la plus glorieuse de leur harnache-ment. Et c'etait, sons l'ondee, une bouscu-la de f antastique, une gaite delirante ! EtFlup, le franc signor, zigolait, au pointd'oublier sa Rosa, sa troublante accordee .Lorsque parut le geant Druon Antigun, it

eprouva une joie nouvelleSalut au grand sei,gneur, an plus vene-

rable bourgeois d'Anvers ! Bonjour, 1'An-ci en ! Vivel'ancetre ! . . .

Le col,osse s'avancait lentement, trainepar huit forts chevaux des nations, vetucomme un consul de Rome, basane, barbu,le poil noir, tournant laa t ete de drone et degauche, promenant des regards d'ogre cou-peur de mains sur ce fourmillement de painssans rancune qui le poursuivait de ses hour-rahs ! Ses epaules depassaient les deuxiemeset.ages des hotels de la place, et le phenixaux ailes deployees, ornant le cimier de soncasque, pointait au-dessus des toits .

La geante marchait derriere . Celle-ci, plushautaine que Druon, regardait droit devantelle, sans houger la tete, indifl=erente auxinterpellations de son peuple . Aussi, juste-7rent f roissPe, la bonne gent accueillait-el ie

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mains cordialement la premiere chatelainedu Burg que le chatelain son man .

En suite commenca le defile des chars etdes quadrilles de cavaliers costumes . Au-dessus de ces flats moutonnants de tetes ris-solees, les Navires sembdaient tanguer. Lesmignons matelots, tout de b'lanc habilles,affourches sur les vergues, suspendus dansles haubans, arrachaient des recris d'an-goisse aux meres, et, cranes, us agitaientleurs chapeaux de toile ciree .Et des connaisseurs, Flup tout le premier,

signalaient les pieces de 1'Ummegang a me-sure qu'elles apparaissaient dans le lointain .

L e char d' A nvers ! L a Pucel le ! Ce crisecoua longuement la multitude comme l'ou-ra.gan agite les cimes des futaies .

C'etait le dernier char et par consequentle plus glorieux. La charpente en disparais-sait sons les ors, les tentures, la jonchee .Il s'elevait en pyramide, par gradins sur les-quels se groupaient, dans un desordre thea-tral, des femmes en toilettes blanches, decol-letees, les bras nus, couronnees de lauriers .Des hommes pelus, le trident a la main ; desephebes accoudes sur des thyrses, des tro-phees et des comes d'abondance represen-taient le Fleuve et les Genies du commerceet des arts . Aux quatre coins de chaqueetage brulaient des cassolettes remplies d'es-sences resineuses d.ont la fumee spiralaitvers le ciel .Isolee, debout, adossee a une maniere

d'autel antique, la Pucerlle d'Anvers tronaitsur la plate-f arme du faite . Une large faillerouge et blanche la ceignait en echarpe ;

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paitant de l'epaule droite pour se nouer surla hanche gauche, d'ou ells retombait jus-qu'au plancher. Un maillot J'emprisonnaitdepuis la naissance des reins; it jouait Iachair si bien que les parties non envelonp~eespar la draperie semblaient completementnues. Une couronne murals incrustee derappelourdes la coiffait, et les longs cheveuxnoirs, luxuriants, derou'laient leuTs anneauxplus bas que la ceinture . Les pieds s'entor-tillaient daps des bandelettes rouges. Unemain tenait le caducee et l'autre main repo-sait sur l'ecusson d'Anvers au chateau blancflanque de deux goings coupes, sur fond degu eule .Un formidable Noel monta de la fouls.

Les spectateurs discernerent peu a peu lesformer a la foil florissantes et haimonieusesde la Pucelle et un murmurs d'admirationcroissants courait de bouche en bouche .

Rosa Valk incarnait fierement la Reins del'Escaut, 1'Artiste, Ia Riche, la Belle . . .L'apotheose la transfigurait . Sa personna-

lite terrestre s'evanouissait pour s'impregnerde 1'illusion du role Le cramoisi intense deses joues se fondait jusqu'a n'etre plus qu'unvague incarnat. Une majeste, un air dededaigneuse reserve ennoblissait les linea-ments vulgaires et affinait son visage tropfranchement epanoui . Ses narines se dila-taient comme pour odorer 1'encens des thuri-feraires ; ses prunelles scrutaient l'immate-riel au-dela. Gradue'llement, Rosa Valk ou-bliait l'infime trieuse de cafe comme uneparvenus l'eut fait d'une besoigneuse de laveille. II s'ensuivait qu'elle reniait ~egale-

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ment le promis de la Rosa d'autrefois . Larencontre au bal du R©binet, les confidencessoul Ia tonnelle, la valse langoureuse, le pre-mier baiser, les fiancailles, les bouderies etjusqu'a la cordiale et rugueuse face de Flup-les--Deux-Cents-Kilos, autant d'attaches in-dignes que sa nouvelle essence repudiait .Elle se grisait de l'adulation de ce peuplegrouillant a vingt metres sans e11e, des re-gards de convoitise et d'envie diriges detoutes parts sur sa personne, taut par laracaille entassee daps les rues, que par lesgandins aristocratiques, les nobles curieux,la badauderie patricienne, garnissant lesencorbellements rococo de la place . Elle sesentait superieure aux plus illustres et auxplus belles. On la proclamait Reine commecelle devant qui son cortege triomphal allaitdefiler . Reine, non ; c'etait trop peu : ellevisait toujours plus haut, elle se parait d'untitre sans partage, elle devenait la Deesse,l'Unique, prete a s'envoler loin du reel mo-rose, pour s'eperdre dans l'infini . Tandisqu'elle s'eloignait sculpturalement sur le

,ciel d'ete, a la fawn de ces hieratiquesfigures des assomptions, d'un moment al'autre descendraient des choeurs d'anges quil'obombreraient de leurs ailes .

(Kermesses .)

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LES DEBONNAIRES

Heureux les debonnaires, car us possederont

la terre!

(Match. V, 3-to, Luc . VI, c- 5)

Nelis l'Oiseleur et Fons le Bancal sontalles ce dimanche matin a la vile, pour ven-dre des chardonnerets, au Marche de laGrand'Place .

Nelis est un m,astoc de vingt-deux a,ns ;Fons, urn gamin de douze ans . Its s'enten-dent comme jumeaux, quoiqu'ils ne soient,en realite, qu'ocncle et neveu .Nelis connait lour parente veritable et le

secret de la naissance de Fons ; mail ontait ces choses au petit .

Voici l'histoire Une scour de Nelis, labelle Kee, serva,nte a la vile, fut scduite etaban.donnee . Honteuse, elle cacha son des-honneur aux siens et mit son enfant en pen-sion, chez des etrangers . Lorsque par l'indbs-cretion d'une amie de Kee, la veuve Godzielapprit la faute de sa fille, l'honnete campa-gnarde entra daps une violente colere etforma desormais sa porte a la perdue .Mais apres quelques mois, la mere Gad-

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ziel s'attendrit a l'idee de son petit-fils, etbrulant de l'envie de 1'embrasser, elle s'enfit a la recherche du pauvret.

Lorsqu'elle l'eut deniche, duns un affreuxgaletas des faubourgs, son coeur saigna,taint le pauvre etre avait ete neglige . II etaaitmaigre, tout jaune, des croutes plein lecorps, et ses ja~mbes, trop faibles pour leporter, avaient pousse de travers . Elle sehata de payer l'arriere de la pension quereclamaient les mauvais nourriciers et em-porta la triste creature, comme un tresor .

Voyez Nelis -- dit-elle, le soir a sonfils, un fort gaillard deja, qui rentrait de sabesogne d',apprenti menuisier, --- le, pauvreagneau du bon Dieu qu~e voila ! Dites, Ne-lis, cela ne fait-il pas pitie ? f aut-il le rap-porter chez les gens qui font ~eleve ainsi ?Parlez, Nelis .

-- Non certes, garden-vows en bien, mere .Une sainte idee que vows avez eue, an con-traire, d',aller le chercher. I1 y aura toujoursasset de pain pour trois chez nous . Et bien-tot je gagnerai davantage ! repondit le bonNelis, non sans jeter un regard d'impatien-ce sir ses bras nus et soon biceps naissant .

Et soulevant 1'enfait, en signe d'adoption,it lui f.aisait de gauches risettes .On pardonna a Kee pour l'amour du

pauvre innocent Seulement, afin d'eviter lesmedisances, la mere ne se fit pas connaitrea l'enfant . Ii etait inuti,le d'initier les voi-

sins a une tare de la f amille .Fons grandit, se fortifia, m,ais it await ete

si maltraite ai debut que, malgre les soinsde sa grand'mere, une de ses jambes etait

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restee maigre, tortue, plus courte que l'au-tre, et que, pour marcher, it devait s'aiderd'une bequille . La mere Godziel se desolaat,mais l'infirmite du petirot le leur rendaitd',autant plus cher, a elle et a son grandgarcon .Fons, de son core, ne s~avait et ne salt

encore que faire pour leur prouver sonaffection. I1 les comble de caresses et de pre-venances ; ses grands yeux bleus d'angepale dechiffrrent leurs pensees . Quand La,mere Godziel le gronde, ce qui arrive par-fois, Nelis prend' son parti, et si Nelis bou-gonne, c'est au tour de la grand'mCre d'in-terceder .Apres sa premiere communion on 1' .aa mis

en apprentiss~age chez un tailleur, un bonmetier qui n'exige pas de j ambes ; et le ga-min rapporte deja des se~maines a s,a grand'-mere .La bonne femme lui abandonne une partie

de son salaire en lui recommandant l' eco-norrLie . Elle le met en garde crontre la so-ciete des camarades qui dissipent leers sousau cabaret. Fons suit ses conseils cornmeceux de la sagesse inc.arnee .I~'ailleurs, pourquoi aurait-il des camara-

des ? Pour leer servir de souffre-douleutr ?Le grand Nelis lei suffit . Its soot toujoursensemble le temps qu'ils me travaillent paschacun de son cote, l'un de la scie et durobot, l'autre de l'aiguille . Et quels coupsde going le franc bougre a distaribues auxpolissons qui taquinaient soon cher, protege !Toujours le petit bequillard clopine aux

cotes du gros pataud demeure aussi candide,

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aussi naif que le gamin . Les dimanchesd'ete, Nelis s'amuse a attraper les oiseauxet c'est Fons qui pcrte les pieges et qui rap-porte les captifs ; l'hiver, it aide le grandfrere a confectionner les cages . Tout cequi interesse Nelis requiert Fons. Tout ccqu'aime le premier fait aussi le bonheur de1'autre Ce blondin debile de'borde d'admira-tion pour cc brunet solide et trapu . I1 n'aarien a lui refuser, it se r oierait pour l'obliger.Depuis quelque temps le menage s'est

augmente d'un nouveau commensal : unpetit epagneul arrache par Nelis aux ancienstourmenteurs de son Fons et ,u'il a heberg - ee* g.arde en depit des protestations de lamere Godziel soucieuse de la proprete dulogis .

Nelis s'attache presque autant a cc nou-veau protege qu'.au premier, et Fons, loind'etre jaloux de cc rival, 1'a pris aussitot enaffection . Nelis utilise une partie de sesheures de liberte a apprendre des toursa B-ol. La patience de Nelis aut.a.nt que i'in-telligence et la tonne voloute de Bol plon-gent Fons daps un ravissement sans bornes .Ce matin, done, Nelis et Fons se scant

ren~dus de tonne heure au marche dominicalpour y vendre de jeunes chardonnerets etfaire dquel'ques emplettes. Comme u s ontpris le train, par exception le fidele Bol adu tenir compagnie a la mere Godziel .

Tous deux sont haabilles de leurs effets~ dudimanche . Nelis a une haute casquette, gon-flee comme une vessie de pore, cam~pee surl'oreille, une vareuse en gros drag bieu, uneculotte rouse a raies chocolat, une chemi-

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sette empesee et une cravate verte . 11 marcheen se balancant, son gourdin de frene dapsune main, l'autre main plongee daps lap+oche de sa culotte . Fons exhibe son uni-f orme de premier co,mmunia~nt, un peu etri-que, court des bras et des manches, mailtres propre encore . Et c'est lui qui s'estcharge des chardonnerets .La mere Godziel ne les attend que pour

le soir. Elle leur a dit de s'amuser, mais enrestant bien sages. Le petit a dens sonporte-monnaie un de ni-franc en monnaie,outre une belle piece de dear francs . Ii a lapermission de depenser tout son billon, maisgrand'mere lui a recommande de ne pasfaire changer son florin d'argent . Recom-n an~dation asset inutile, puisque c'est tou-jcurs le grand frere qui regale .Des la descente du train, Nelis 1'a conduit

non loin de la gare, duns un caveau, renam-me pour son faro, a dit le genereux garcon .Et it s'y connait notre Nelis ! n En effet,Fons declare n'avoir jamais bu si delicieuxbreuvage. Pui.squ'ils goutent la bonne bierehi uxelloise, pourquoi n' en reprendraient-ilspas? Le Banc,al ne veut pas ruiner sonfrere, mais l' Oiseleur ne fait qu' esco,mpterune faible partie du gain que lui rapporte-ront les chardonnerets .

Desalteres, us se remettent en marche .Its ont le temps et en profitent pour badau-der devant tous les magasins, se montrantdu doigt l'un a l',autre les objets etranges,s'ingeniant a en deviner l'emploi . Qu'est-ceclue cela pent bien etre ? A quoi cela pour-rait-il servir ? Lorsqu'ils decouvrent le nays-

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tore, us rient ; s'ils ne trouvent pas, usrient encore en s' appliquant d' affectueusesbourrades . Nelis se blouse asset souve,ntdans ses conjectures, mais pour Fons c'estun oracle quo l'Oiseleur et it ne se lasso pasde le questionner. Non seulement Nelis estle gars le plus fort et le plus beau du vil-lage, si bien gue l'estropie ne le quitte pasde ses yeux fervents, tandis qu'ils chemi-nent daps la rue, ou it a cependant taut debelles chases a admirer, -- mais pour ledigne petit, ce boulot pest aussi la plus fortetote de la paroisse. A la verite, le pataudest loin d'avoir 1'esprit aussi delie quo legamin. L'amitie ardente acoo .plit de cesmiracles : Fons attribue tout le merite deses trouvailles et de ses joviales sailhes aucontact du rude compagnon . Ii faut etresoi=memo un zebede et un nicaise pour con-tester le genie de l'Oiseleur .Ah ! 1'a touchante paire de f eaux !Apres s'etre debarrasses avantageusement

des bestioles, ils se remettent a flaner, torn-bant en arret de vitrine en vitrine, jusqu'aice qu'ils arrivent devant ces bazars tapa-geurs, providence des pontes bourses . Lesaigres « Voyez la vente ! » des camelots lesallotment et les etourdissent comme des bo-niments de marchands de pain d'epices, auxker;messes. Enhardis a la vue des blousiersqui circulent entre les etalages, en quoted'occasions, sans faire leu'r choir, l'Oise-leur et le Bancal se melent a la procession .Que tout cola est beau ! Ici des jarretieres,la des lunettes, plus loin des cartes a jouer,des cannes, de la ferblanterie, des canifs et

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des sponges, des poupees et des tambours !La piece de deux francs de Fons lui brulela cuisse. II tats de temps en temps le pre-cieux ecu, enclin a 1'echanger contre l.'uneou l'autre de ces merveilles . Mais ii se sou-vient de sa promesse a grand'mere et depear de desobeir

Allons-nous-en ! fait-il en poussant ducoude le gros Nelis amorce depuis des mirutes par l'exposition des pipes .Ii y a longtemps que Nelis revs dune

autre pipe ; la sienne a jutte » et le fait cra-cher . Voici Le moment de faire une em-plette : cette mrosse « tete a l'huile » avecun tuyau de merisier et un bout d'ambre,ne coute qu'un franc cinquante ! C'est peupour les gens de la vile, mais beaucouppour un garcon de la campagne, un garconde metier comme « notre Nelis ! » II la mon-tre a Fons, qui ne lui trouve pas moms bellemine. Les deux se concertent . Nelis hesite,prend la pipe, la soupese en connaisseur, ladepose, la reprend, en examine une autre,revient a la premiere .Le vendeur blafard redouble de glapisse-

ments yet s'impatiente des lenteurs du rustre ;Nelis devine qu'on les engage a se decider.Its obstruent la circulation de la chala .ndise .I1 met la main a la poche, mais au derniermoment it se ravise. Leur mere 1'a char-ede quelques petits achats pour lesquels songousset, meme leste du prix des chardonne-rets, ne contient rien de trop, surtout que lajournee est longue encore et qu'il faudramanger tout a l'heure . I1 prend le bras deFons et passe outre .

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Au moment de quitter le bazar, vne tei -tation autrement forte les clone sur placePour reconnaitre la docilite de Rol, son

maitre s'est propose de lui faire caeeaudun collier. Or, en voici des colliers et desplus coquets. Bol -- demandez plutot a Fons- est deja le plus joli chien de la terre, itne lui manque qu'un collier de ce genrepour en devenir le plus glorieux. Cette foisle combat que se livrent le desir et la rai-son de Nelis est reellement douloureux. Cenest, encore une fois, pas plus d'un franccinquante que lui {couterait cette fantaisie .I1 est irresistible ce collier en cuir rouge .-orne dune plaque de cuivre et muni d'ungrelot ! Lorsqu'il ne s'agit que de lui-rneme, Nelis se prive asset facilement d'unefantaisie ; mais Bol est en jeu cette fois !

Fons est plus perplexe encore que Nelis .Conscient de l'envie que son meilleur amiawait de la pipe neuve, it brilait de la luioffrir et de la payer avec son udouble franc .L'idee de contrarier l' aieule l' a arrete . Etmaintenant la meme envie lui revient pluspressante, plus imperieus=e encore, car enachetant le collier it ferait deux heureuxNelis d' abord, Bol ensuite .Ouf ! Ii y a autant de regret que de sou-

lagement daps le soupir qu'ils poussentlorsqu'ils s'eloignent du bazar ; vainqueurs,tcus deux, de leur tentation, mais du mo-ment qu' it n' a pu faire present du colliera Nelis, Eons est presque heureux que I'au-tre ne fait pas achete.Cependant, au dehors, le mouvement de

la rue les distrait ; d'autres spectacles de-

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tournent le cours de leurs idees ; us ont ou-blie la pipe et le collier, et Nelis avoue que,decidement, it cal ,omniait sa vieille bouf-f arde, qu'elle n'a j amais ete meilleure qu' au-jourd'hui .

I1 est midi, depuis longtemps . Apresqu'ils ont fait les emplettes pour la mere,Nelis accoste une colporteuse de victuailleset lui achete quelques oeufs durs et un sau-cisson. Accompagne d'un quignon de painet arrose d'un demi-litre, c'est la un dinerexquis que font les inseparables, attables ala porte d'un estaminet .Repus, ils s'amusent a voir defiler les

promeneurs endim.anches, les bourgeoisesau bras de leurs mans, les enf ants marchantdevant les parents, les poupons sur les brasdes bonnes, et les bandes de soldats ebaudis,et les ballons en baudruche planant au-dessus de la houle humaine . Its soot fa-tigues d'avoir trotte tout le jour savourentleur silen=ce et leur immobilite daps le brou-haha de la cohue. Its ont decide d'attendre,ici, a proximite de la gare, l'heure de ren-trer au village . Le sifflet d'un train en par-tance, le haletement d'une locomotive ouich.auffe, le fracas d'un convori qui stoppe ouqui s'ebranle, les tire par intervalles de leurtorpeur. Its verifient .alors l'heure au cadrandu cabaret, puns, rassures, ayant encore dutemps devant eux, retombent daps leur con-templation.Peut-etre sentent-ils neser su~r eux cette

melancolie de la chute d'un jour de fete, ala ville ; le deboire des fins de conge, desretours de parties de pl,aisir contrastant

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d'une fawn si poignante avec la gaiete etla oonfi.ance du matin, lorsque les gens de-barquent, pimpants et guillerets, avec laperspective ode cansacrer un jour entier aleur distraction?Le corps debile logeant souvent un re-

veur, au moms ce graduel changement d'at-mosphere et de decor doit-il solliciter lesnerfs plus eveilles du Bancal .Au matin les ablutions et les savonnees

intrepides, les cheveux biers peignes, lesvisages frais, les yeux eclairs, les blouseslustrees, les paves nets, les pas redoublesdes fanfares, le marche aux fleurs, les pro-meneurs allegres, la bourse ga,rnie, lessaines fringales, l'orgue et l'encens deseglises . . .Au soir les vetements moites et p,ou-

dreux, les tign~asses echevelees, les figuresechauffees, la sueur, la lie, les yeux injec ,tes, le gousset vide, les lentes allures, lesjambes qui flageolent, les bouquets fanes,les chiens perdus, les trottoirs deshonores,les orchestrions des cafes, la debandade desorpheons, epoumonnes, daps 1'enervementdes crepuscules . . .Peu habitues a La boisson, car it est rare

qu'ils se paient un verve de biere les foursouvrables, les Godziel co.mmencent aussi ase sentir la tete lourde ; Nelis surtout, ouia lampe depuis le ~matin quelques litres deplus que Fons .Tandis qu'ils s'abandonnent ainsi a la

douceur du rien faire, survient une bande deparoissiens de leur bourgade . On se recon-nait et on se hele. Histoire de trinquer avec

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ces nouveaux venus, de cdldbrer l'agrdablerencontre .A , cet effet, Nelis commande tine tourn~e.

Les verres servis et vises, tin des paysans

de la bande lui rend sa politesse . De plusen plus g ris, et en veine de prodigalitds, lefibs Godziel ~revient a la charge et oflrre ala compagnie le coup de l'dtrier, mais stirle point de commander le genievre, le bravegarcon s'apercoit qu'il n'a plus asset demonn,aie et communique son embarras a soncompagnon .Fons n'a garde qu+e sa piece de deux

francs. Presque aussi marri que 1e matin,mais tout aussi ferme, it refuse de la chan-ger .En tin autre moment, Ndlis approuverait

l'ohissance et Ia sagesse de son pupille etn' aurait meme pas songe a lui demander tinservice incompatible avec son devoir filial ;mais la biere a derange momentandrnent satcte, au digne garcon, et au lieu d'entendreraison, it insiste non sans humeur, -- Ohfi ! c'est la premiere fois ! --- aupres du petitFons .Le Bancal tient bon, non sans que la

duretd inaccoutumde du ((grand frere ~~ luif asse venir les larmes aux yeux .Si Fons chdrit Nelis comme jamais etre fait

de chair et dame n'ai~ma son semblable, itne porte pas tine affection moindre a lagrand'mere Godziel et it encourra plutot 1'i--juste deplaisir du cher bourru que de mdriterles reproches de la sainte femme .

Nelis ! Neli s l . . . Tu sais bien quegrand'mere me 1'a defendu . . .

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Le p.auvre enfant „ne trouve que cettereponse a faire au grand ami qui le met ala torture. Si sa foi daps l'intelligemce deNelis pouvait etre ebranlee, die le s~erait decc coup !

L-es autres que l'ivresse insolite de 1'Gise-leur, le compagnon le plus sobre du village,divertit ~comme un phenomene, comme unmiracle, et que daps ses effusions de pochardit a mis au courant de son embarras et desscrupules du petit, se gaussent fortement delui et leurs railleries ne font que l'enteterdaps son absurde lubie .Heureusement, l'horloge sonne l'heure du

depart yet met fin a cette scene ; sinon, dapsson ivresse, Nelis se livrerait pent-etre surle B.anc,al a des extremites qu'il expieraittoute sa vie par des larmes de sang .Encore une fo,is Fons a sauve la belle

piece blanche. Et les paysans regagnent letrain sans avoir hume cet aleool que le filsGodziel entendait leur offrir.Lorsque Fons a voulu marcher camme tou--

jours aux notes de Nelis, celui-ci l'a ,repousseen lui disant : « Va-t'en, mauvais coeur ! ca-pable de laisser ton frere daps l'embarras ! D

Jamais Fons n'a souffert autant de la vie .Montes dams leur compartiment it a beau seblottir tout pres du boudeur et lui envoyerles plus tendres caresses de ses Brands yeuxbleus, Nelis lui tourne le dos et affected'igr_orer sa presence .C'est leur premiere quenelle . Que dira la

grand'mere ?Et pourtant j',ai raison ! se repete le

petit, sans que cette conscience d''avoir rai-

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sun parvienne a le consoler . C'est meme fortdouloureux d' avoir raison contre Nelis .La rancune de Nelis persiste lorsqu'ils

sont arrives au village .Its approchent du yogis . Nelis a toujours

Fair de ne plus connaltre son inseparable,son bien-voulu .La mere Godziel les attend sur le seuil .---- Eh bien, les garcons ? De quel enterre-

ment revenez-vows ?J'ai subi un affront devant les farauds

du village ! repond Nelis a sa mere. Pourquelques centimes it a livre son frere auridicule. C'est un aware, un Judas . . .Et 1'Oiseleur regagne sa mansarde, sans

embrasser le petit et en rabachant des re-proches .

-Bali ! se dit la mere, it aura bu un coup,notre Nelis . . . Remain it n'y paraitra plus . . .Et au cadet qui lui nacre l'origine de la

brouille-- Ne pleure plus, petit hamme . Notre

Nelis n'est pas serieux cc s o .i r ; it racontedes betises dont it ne pence pas un mot . . .Tu t'es conduit comme un brave enfant .Ermbrasse-m.oi l . . . Et pour to recompense jeto permets de depenser tes deux francs a toguise, la premiere fois que to iras a la vile .

Cette permission parait avoir un peu calmele desespoir de Fons .

Mere ! fait-il en la calinant, je vou draisbien y retourner demain, a la ville . Le tempsd alley et de revenir . Dis oui . . .

Pourquoi faire?-- Oh I P ien de mal . . . Tu verras .I1 a ®u taut de chagrin le petit bequillard

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que la bonne femme ne peut que lui accor-der sa demande .

D'ordinaire, en semaine, les deux garconsne se voyaient pas avant le diner ; Nelis serendant plus tot a l'ouvrage que Fons .

Ce lundi, lorsque le charpentier rentra lepremier a midi, honteux, me~content de lui-meme, cherchant le meilleur moyen demettre un bcaume sur le ceeur qu'il ,vaitmeurtri, it ne pensa paint a appeler sonchien pour lui faire repeter son repertoire detours .Peu habitue a cette indifference de la pant

de son maitre, Bol accourut et, pour attirerl'attention du songeur, joignit a ses jappe-ments bien connus, un accompagnement dog-relots, tout a fait inusite .Et Nelis, arrache a ses reflexions, vit alors

au cou de son f avo~ri le collier si ardemmentconvoite la veille .Ii comprit, courut a l'apprenti qui rentrait

a son tour, le souleva de terre, et le pressacontre sa poitrine sans trouver d'autres pa-roles que : « Mon FQns, mon cher petit . . .

(Nouvelles Kermesses .)

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LES VACHERS DU MEEK

Le petit vacher de la ferme du Moulinnoun accompagnera, au Meer, but de notreexcursion ; it nous servira a, 1a fois de guideet de commissionnaire, car la patache quinous charrie depuis Cappellen, par la chaus-see de Bergen-op-Zoom, ne peut nous con-duire a trave,rs les dunes .Drole d'hommelet que ce Ton, le vacher.

Douze ans ; plutot maigre que gras, is facelarge ; le nez crochu, l' uil gris, -maim etf roil ; l' air speculatif, la bouche trop f endue,les allures regul-ieres ; quelque chose de vieil-lot, de precoce, epandu daps toute sa petitepersonne vetue de la defroque de son maitre .Un panier de provisions sows chaque bras

it ouvre lea marche-- Fumez-vous, Ton?

Ja, Mijnlaeer .I1 allume methodiquement, ave.c une le,n-

teur et des precautions de fu,meur emerite,un des pales regalias achetes a la f rontiere .En cheminant, de loin en loin nous parve-nons a arracher un mot a notre guide . I1 nepane que lorsqu'on l'interroge. Nous appre-nons qu'il gagne trois florins par semaine

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chez le bees du Moulin. I1 est ne a Ossen-drecht, du c,ote des Polders, neuvieme enf antd'un manouvrier ; on pere et ses freres tur-binent daps une fabrique de chicoree .T1 ne sourit que par condescendance, lors

que nous nous efforcons de le derider. Cesourire est silencieux, presque protecteur .Tout dans sa physionomie, dans son regardsec, daps son intonation cLaire mais sanstimbre, semble dire : « I1 f cut etxe peuserieux pour venir de la vile et se promeneren plein midi par les ronces et les sablons !

I1 nous conduit au sommet des dunes en-caissant les deux lacs ; la, ii s'arrete etdepose ses panie~rs. Nous sommes arrives ;si notre guide ne nous le fait entendre quepar sa pantomime, le spectacle devant nous1'annonce sans equivoque . Voile bien lesnappes d'eau taut vantees .

Duns cette nature septentrionale, genera-lement plane, les moindres monticules per-mettent au spectateur d'embrasser uneregion de plusieu~rs lieues . Des bards duMeer nous decouvrons la contree adorable-ment f arouche, 1' etendue sablonneuse tache-tCe de bruyeres roses comme l'amethyste etde sapinieres sombres aomme le jaspe . Unsilence presque absolu enveloppe cetteimmensit-e : le bruissement des ailes de lasauterelie, le sautillement et le cri de quelquepoule d'eau parmi les broussailles ; la sour-dine incessante des moucherons, voile tout cequ'on emend. En face de nous, un heron,mel.ancolique pecheur, campe sur une patte .Nous sommes bien loin de la vile, bien

loin des beaux parleurs et des facheux .

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L'eau que fait miroiter le soleil d'aout estsi claire qu'on en distingue partout le fondcouleur de roui,lle . Et l'e"lement exerce surnous sa graduelle et irresistible attraction .La dame du Meer nous mu+rmure a l'oreiliede ces invites que noterent les ballades pri-mitiv~es. D'abord nos mains sent allees audevant des caresses de la nixe, puffs debar-rasses de nos vetements, nous plo,ngeonsdaps l'eau pure comme celle des glaciersalpestres, mais tide comme un golfe mediterraneen .

Des heures se passent ensuite a dejeuner,a p.aresser, a admirer. Ton a mange de banappetit avec nous . Le reste du programme

bain, sieste, +contemplations -- a du luiparaitre absurde .Nous regagnons le Moulin et allons remon-

ter e+n voiture non sans avoir glisse quelquessons dans la +main de notre guide .Un incident nous attardeSur la grand'route s'avancent, chantant et

dansant, sept a huit jeunes drilles en blousebleue, la haute casquette de soie noire ren-versee daps la nuque ou posee la visiere detravers . L'~u,n d'eux a+rrache a un accordeoncatarrheux les notes d'un air triste commele sent font de refrains de kermesses ; unsecond bat +du triangle ; le reste dame etballe a contretemps . Rouges, poupins, cesgars approchent et en nous devisageant avecdes yeux dilates et humides de somnambule,us se poussent par les epaules, l'un derrierel'autre, envahissent le +cabaret, trahissentl'impatience agitee d'ouailles mottees par unBerger Invisible.

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La, toujours aux sons de leur musiqueelementaire, un quadrille s'engagYe entre lesquatre couples .La baezine du Moulin, en train de leur ver-

ser a boire, nous apprend que les vachers etles valets de ferme du pays passent de cettefawn les apres-midi dominicales . Its se sontcotises pour la location de leur orchestra' etreunissent leurs semaines afin de go'beloterde compagnie. Its se rendent daps tons lescabarets de leur clocher, meme dons 1esherberges les plus ecartees au fond desbiuyeres .Joie demonstrative, mais sans entrain !

Poignants deduits rappelant les gaites men-teuses des conscrits les soirs du tirage ausort ; rire force qui grimace et qui dissonne ;pirouettes de victimes qui tournent sur elles-memes avant que les fasse s'effondrer lecoup irremissible ; fallacieuses reactions desprofondes douleurs, des nostalgies longuescomme l'existence, qui chercient a se don-ner le change, a s'etourdir a_uand me;me !Ton les a vus passer comma nous et je

crois qu'il les a regardes, en faisant unemoue repulsive, fair d'un sage au-dessusdes communes faiblesses. I1 semble memeetonne de notre hesitation a escalader lemaTche-pied et a nous arracher a cette ener-vante orchestrique .

C'est plus fort que moi ; j'ai la gorge ser-ree ; ils ne me sons pas indifferents ces pas-sants de la grand'route .Tandis que la patache retourne a Putte

e~ que nous nous taisons, j'ecoute encoreje l'ecoutera.i longtemps - le bruit grele

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du triangle, les hoquets de l'accordeon etla chanson plus crispante qu'un miserere .Avec le crepuscule, des vapeurs blanches

sourdent comme une haleine des campagnesnavrees. En s'elevant elles revetent desformes fantasticjues et s'accrochent echeve-lees ou caressantes aux dentelures dessapins, et se dissolvent et se recondensent .On dirait d'une trainee de fantomes pour-chasses mais tenaces . Puffs, derriere lesbois, la lune se leve et monte, lentement,blanche, solennelle, triste comme le Via-t.ique ports a l'agonie du jour .Aux approches de Putts des pens se tien-

nent devant leurs pontes; sur les seuils Teescommeres conversent languissamment ; lesvieux pipent, les bras croises ; la turbulencedes gamins assaille notre impassible cocheret son fouet leur impose a peine . A l' ecart,sur les accotements, au bond des fosses, lesgars halet,ants courtisent les pataudes rou-gissantes, et je devine des couples furtifsqui s'eloignent, par les sentes, tendrementenlaces .

Mais, Las, ma pensee attendrie retourneirresistiblement aux danseurs goffes de touta l'heure . Je les revois s'avancer en frin-guant et nous devisager avec quelque chosede suppliant daps leurs Brands yeux beninset de douloureux daps leur grosse boucheconvulses. Encore une fois, que me veulentces batteurs de cabarets?

La lune plane ; je me dis qu'elle les voltet je 1'envie. Je me represents a presentleurs silhouettes telles que l'astre les re-produit en les agr.andissant le long des

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arbres ou sun le sol . J'assiste a leurs gau-ches ebats ; leurs deh,anchements balourdsme requierent ; je voudrais etre la-bas, der-riere nous, d'ou nous venons, plus loinmemo, en pleine campagne, entre leis enfi-lees d'arbres obscurc .i s ou us se tremoussenten ce moment, la voix felee, les gestesspasmodiques . . .

Alors me vient tout a coup cette penseesinguliere que Ton avec son air de vieux,prevoyant et thesauriseur, et son enigma-tique rire silencieux, ne deambulera pas,lui, lorsqu'il aura leur age, le long desroutes solitaires, vers les cabarets perdus,aux sons d'un triangle et d'un accord&on .

Je pressens qu'il ne restera pas aunombre des trimeurs passifs et resign es queleurrent et que daubent les possesseurs dela terre. V,a, laisse baguenauder sons lesetoiles la kyrielle des garcons de charrueet des batteurs en grange ; laisse-les liespar je ne sais quelle camaraderie doulou-reuse de forcats, s'enivrer chaque dimanchede biere, de saltations et de musique ; toi,petit Ton, vacher de la ferme du Moulzn,esprit positif et ptatique - mets patiemment a remotis sou par sou, epargne etruse, dissimule, caponne, to iras loin .

Des fous ceux qui se grisent d'alcoolaomme ces lugubres palots - de plusgrands fous, dirais-tu, si to les connaiss,ais,ceux clui se s,aoulent d'art et de poesie !Nest-ce pas, Ton, deconcertant petit va-cher, futur bourgeois, futur baes aux~champ,s coxnme a la vile?

Ah ! je sais a present pourquoi l'~afflux de

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sympathie pour ces pendards ,fut si impe-tueux qu'il me suffoquait ! Je sais toutes nosafflnites, ce qui me rend solidaire de cesm.aroufles . Si je les aime a ce point, c'estparce que ae to hais .

(Nouvelles Kermesses .)

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PAYSANS FUSILLES

Its se laisserent reconduire a la prison,docilement .

Beaucoup prirent `leers dispositions pour lanuit. Harasses par trois nuits blanches etpres de trois journees d'excitation et de fa-tigues, us ne tarderent pas a s'endormiraussi tranquillement que daps leers grangeset leers soupentes,

Au dehors, .cependant, se reglaient les prC-paratifs de leer supplice . Avant de repartirpour Bruxelles. Bdguinot avait laissd desordres detailles et prdcis afin que cette exe-cution fut entourde d'un appareil redoutable .Ainsi, pour augmenter l'effet de terreur, de-vait-elle avoir lieu cette nuit meme, a la lueurdes torches, avec le ~concou,rs de toute lagarnison .

Depuis la seance du Conseil de guerre, auxquatre coins de la Grand'Place, se tenait unepiece de canon flanquee de ses servants, larreche allumee.Le quart apres dix heures, une escouade de

soldats se rendit a la prison, avec missiond'en extraire, pour les condu;ire au supplice,un premier convoi de quinze condamnes . Onreveilia ceux qui dormaient et on les fit mar-cher sans rien leer dire de leer destination .

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Les paysans n'auraient jamais cru ces sol-dats hien armes capables d'assassiner desang-froid des ennemis sans defense . Lesbourreaux memes choment pendant la nuit .

A que'iques paroles surprises de la conver-sation des guichetiers avec les soldats, lescondamnnes penserent qu'on allait les dirigersur Anvers. En consequence, us se munirentde leurs menus bagages rerifermes daps unfoulard de cotonnade et de la musette conte-nant leur reste de pain bis .

Its cheminerent entre deux rangs de sol-dats et de porteurs de torches . Une escouadeouvrait la marche3 une autre la fermait . Itsarriverent dans cet ordre au cimetiere deSaint-Rombaut~ La . on adossa ces quinzehommes, au mur do l'eglise, a environ unmetre l'un de l'autre, et des soldats s'aligne-rent a dix pas, en face de chacun des con-damn~ s .

Devinant alors seulement la verite, chezbeaucoup de ces pauvres diables que n' e-chauffait plus l'entrain de la prise d'armeset de la bataille, une reaction s'opera ; l'ins-tinct de la, conservation reprit le dessus . Desscenes atroces se produisirent . Plusieurstomberent a genoux, invoquerent le Ciel, setrainerent jusqu'aux pieds des executeurs,essayerent de leur embrasser les mains . Neparvenant a les apitoyer, ils reclamerent l'as-sistance des Malinois accourus en specta-teur~ et chez qui la curios.ite l'emportait surla poltronnerie. Les cavaliers avaient peine atenir a distance ces badauds feroces .L'ofhcier charge de ce vilain service, sen-

tant pent-etre flechir son courage, coupa

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court a ces scenes, brusqua la representationen commandant : « Feu ! n

On await designe pour cette repugnantebesogne, les soldats mal notes, trainards,soudrilles, rebut de l'armee, pietres tireurspar dessus le marche. Par malheur aussi,pour les condamnes, it bruinait. Le vent ~etei-gnait les falots ou rendait leur lueur plustremblotante encore, ce qui mettait les sol-dats accessibles a un sentiment de miseri-c~orde, daps 1'impossibilite de bien wiser. Lescabrioles auxquelles se livraient les misera-b'les empechaient aussi le peloton d'executionde depecher proprement sa besogne .

Les fusils crepiterent avec un bruit detoile qu'on dechire .Plusieurs paysans ne furent que blesses

ou simplement erafles .Its se roulerent par terre et se debattirent

daps d'atroces contorsions .Une deuxieme decharge generale ne mit

pas encore fin a ces affres . On entendait ge-mir. Des memb~res remuaient. Les soldats serapprocherent des agonisants et, a coups depistolet et de sabre, les reduisirent au si-lence et a l'immobilite .

La fou'le des curieux semblait a peinemoms immobile, moms silencieuse que lesmorts .Quinze ombres mamelonnaient de tertres

1'herbe du cimetiere. A note de ces formerhumaines, gisaient des ombres accessoiresun bissac, une gourde, un paquet de harder .Tandis que dragons et chasseurs a chevaldemeuraient autour du ,cimetiere, les fantas-sins accompagnes des porteurs de torches

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allerent chercher les quinze victimes sui-vantes .

Celles-ci avaient continue de dormir, lour-dement, du bon s~om~meil qui suit les jour-nees die semailles ou de fenaison . Le bruitdes fusils et les lamentations des suppliciesn'etaient pas arrives jusqu'a la prison . Lesgars se leverent, emporterent lens pauvrebagage, sans entretenir plus d'apprehensionque les premiers. Mais au terme du trajetlour d'etresse fut autrement terrible . Les corpsdes pauvres diables etendus par terse appri-rent a leurs compagnons le sort qui lesattendait. On ne les reveillait que pour lesendormir d'un sommeil bien autrement pro-fond ! On n'entendait pas la respiration desdormeurs, et j amais chambree de valets etde journaliers, lourde de sueurs et d'halei-nes, n'exhala cette ecoeurante odeur d'abatttoir et de boucherie ! On aurait meme ditque le halo entourant la flamme des torcheset avivant leur rougeur provenait de sangevapore.Quoique, pour eviter les horreurs prece-

dentes, l'ofhcier eut rannroche les soldats deleurs cibles, us se montrerent plus maladroitsencore qu'a la premiere serie et s'y reprirentjusqu'a trois fois, en s'aidant finalement dusabre et des pistolets, pour arreter le saleet les palpitations tenaces de ceis pauvrescorps .

On fut querir, avec le meme appareil, lesonze qui restaient .

C'&aient les meilleurs, les vrais, les bra-ves des braves, savoir : Willem Tuytgen,Jean Michel Van Rompaey, Ienri Schalen-

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berg, Henri Heratens de Bonheyden ; Jean-Baptiste Vervloet et Antoine Van Eylend'Elewyt ; Gilles Bull de Sennegat, De Gol-der de Malines et Pierre Bosmans de Keer-bergen .

En arrivant sur le sinistre preau, jonchedeja de trente cadavres, ne pouvant les en-jamber tans us etaient rapproches, forcesde les fouler, de patauger daps leur sang,ces dignes garcons, mus par un meme sen-timent de piece et de veneration, laisserentleurs sabots a l'entree de la place pour nepoint trop peser sur ces restes . Ainsi se de-chaussent les m,anouvriers avant de penetrerdaps la grand'chambre de la ferme, orgueilde, la bazine .

C'est daps ce cortege de la mort que con-sistait le veritable suppli,ce . Les plus stoi-ques eussent senti leers nerfs se revolter a1'aspect de ces depouilles inanimees, decette chaude et luxuriante floraison humaine,brutalement fauchee et vouee avant sa ma-turite a la pourriture souterraine !Mais entre toes ces jeunes hommes, nul

plus nee Chiel le Torse ne devait ressentir1'anomalie, l'arbitraire atroce de cet atten-tat a l'a uvre du Createur . Aucune naturene proclamait aussi plantureusement quecelle de Chiel ses droits a la vie, a de longsjcurs sons le ciel natal, aucune nature nedevait se cra~mponner aussi opiniatrement al'existence ! Son esprit ouvert et lucide, saconscience sans reproche, sa sante robuste,sa superbe musculature, tout ce qu'il yavait en lei de seve, de ressort, d'energie,protestait contre cette suppression de son

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titre, contre ce trepas anticipe, contre cetteannihilation d'un corps d'elite bati pourdurer un siecle . Cet homme qui, la veille,clans le combat, await affronte mule morts,mail les mains fibres et certain de n'expirerqu'en se vautrant sur une litiere de ca-davres ennemis, ne pouvait se resigner ase laisser saigner comme une ouaille, sansse defendre, en tendant meme 1'a gorge auxbouchers . Soudain, it ecarta les rran4aisqui 1'entrainaient tiers la fatale murailleet fonca en avant, tete baissee, taure,au quise retourne contre les abatteurs . I1 trouaun premier rang de soldats, mais la haieetait double et les hommes du second ranglui barrerent le passage et se jeterent surlui. Continuellement, it echappait a leursetreintes. Tenu par les mains, il~ ruait ; saisipar les pieds, it mordait, et telle etait savigueur herculeenne . que desesperant de s'enrendre maitres, les soldats se virent dapsl'alternative de devoir le sacrifier sur place .Enfin, on l'assomma d'un coup de crosse surIa tete et on profita de son court etourdisse-rrent pour ie garrotter et le ramener aupredes autres patients. Mais it ne aessait d'in-vestiver ses bourreaux et, daps sa rage,s'oubliait jusqu'a blasphemer .

-- Chief ! Chief ! Ne fais pas comme lemauvais l~arron ! 1' ad jurait Guillot. Songea •'e que, souffrit le divin Crucifie !A ce reproche, le Torse cessa de regim-

ber. I1 se detendit. La crise se resolut end'abondantes larmes . Derriere le voile deses yeux, le rude g-arcon meunier wit se

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dresser lie moulin, chantier de son energiqueet manuel travail, le cher moulin entre Ry-menam et Bonheyden . Isole comme unevedette, de la chaussee les passants aper-cevaient ses ails aussi noires que cellesdes chauves-souris, au-dessus d'un rideaude sapins, devant lesquels regnait, au mi-lieu d'une etendue de bruyeres et de genets,une mare glauque toujours coassante degrenouilles pamees a fleur d'eau ou a cro-petons sur les larges feuilles des nenufars .C' etait un moulin tres vieux et tres noir . I1parut a Chiel plus vieux et plus noir qued'hahitude et ses ailes tourn,aient par sac-cades comme au rythme des sanglots dumeunier. . .Les soldats prenaient leers distances et

s'alignaient pour la derniere fusillade . RikSchalenberg, facetieux jusqu'a la fin, --n'avait-il pas promis a ses cam,arades, lj -bas, de les distraire aux heures critiques?

Rik le Schak cria aux soldats--- Un instant l . . . que je fasse place a vos

balles !Et it se deboutonnait, voulant se donner

le supreme plaisir de tr,aiter les Francaiscomme it avait traite leers placards aBonheyden .

Guillot la Taupe comprit son idee et neput reprimer un sourire ; mais au seuil del'eternite une certaine decence lei semblaitde mise .

R.ik ! se contenta de dire doucementGuillot au loustic en levant Ia main vers leCiel.Le Schalk se rajusta d'un air boudeur

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a Tu es bon, toe ! On prend ses precau-tions avant de part,ir en voyage ! b Mais seravisant aussitot et pressant les mains deson chef

Au fait, to as raison, Willem . Ce n'estplus la peine . Noun touchons a l'etape ou

nous serans alleges tout de bon . Autantalors ab.andonner cet engrais-1a en memetemps que le reste de notre guenille . . .Puffs, its auraient pu croire que je mouraisen sans-culottes . . .Les amis se donnerent une supreme ac-

colade et se recueillirent, en posture de sepresenter devant leur juge .

Sans s',appuyer au mur, le corps droit etfier, la fete levee, la jambe avanc6e pourmieux prendre son aplomb, son feutre a lamain, ses abondants cheveux noirs satinescomme le pelage de la taupe lui retombantsur le front en meshes ebouriffees, sonfranc et droit regard arrete sur les canonsties fusels, Willem Tuytgen, le fits dubour ;mestre, semblait alter au devant de lamort .

D'une voix ferme it s'ecria : ((Pour Dieuet pour la Patrie

Les eclairs jaillirent des fusels aver unaccompagnement de tonnerre grele que

etouffa le bruit sourd des balles perforantles poitrines .

Tistiet et Tony s'etaient tenus embrasseset au moment you les soldats epavlaient,Tistiet avait essaye de proteger son ami deson corps. Mais chacun fut mortellementatteint. Pivotant sur eux-memes, its glisse-rent lentement le long du mur, les bras se

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delacerent, us se detournerent Pun del'autre ainsi que deux freres inseparablesqui se sont souhaitd le bonsoir . Its ten-terent de ramener leur blouse fur leurvisage, puffs, n'y parvenant pas, se cach--rent la tete sons leur bras rephe . On lesavait souvent vus ainsi, allonges note acots, le brun Oiseleur et le blond Joufflu,daps les guerets Bores, a midi, l'heure dela sieste des moissonneurs, et comme us segarantissaient alors contre les rayons tropbrulants du jour, maintenant us cher-chaient a se defendre du froid de l'ombreeternelle .

Plus heureux que les trente autres, pources onze braves le premier coup await ete lecoup de grace .

Quelques secondes au plus, les founds etles horizons de leurs paysages familierss' eloignerent, se f ondirent, decrurent jus-qu'a disp,araitre Bans le vide . Emportesdaps une course rapids, it nous sembleque ce soit la campagne traverses qui nousfuit et se derobe, alors que nous-memesdevorons 1'espace . . . Eux, avaient devore lavie. C' etaient eux qui passaient .

Les ailes du moulin de Chiel tournerentde plus en plus lentement, le tic-tac dumoulin de Chiel et les battements du curde Chiel se confondaient, se ralentissaientensemble, s'arretaient en meme temps, etau memo moment les wiles noires s'arrete-rent aussi et formerent une grande croixpresentee par Notre Sauveur au dernierregard de son ;ferme soldat. . .

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Un seul survivait cependant ; Chiel DeGolder le batelierA peine effleure par une balle, it eut la

presence d'esprit de se laisser tomber et,apres quelque~s minutes de complete im-mobilite, it profita de l'entassement descadavres autour de lui, pour se trainer aquatre pattes en dehors de la zone eclaireepar les torches et arriver a se perdre dapsla foule . Deja it approchait de la ligne descurieux, it touchait au salut. Les specta-teurs haletants, qui avaient vu rampercette masse noire, allaient doucements'ecarter et le masquer derriere leurs files .Mais une femme que dem.angeait cetterage d'indiscretion, ce besoin de tout de-celer, communs a la generalit.e de sespareilles, ne put reprimer un bruyant mou-vement des levres en meme temps que dudoigt elle montrait machinalement le mal-heureux aux soldats en train de debourrerleurs fusils . Les bourreaux coururent al' evade et le sacrifierent daps leis ran gsdes spectateurs .Un sourd grondement, une huee mal

contenue, s'eleva de la multitude, jusqu'a-lers temoin impassible sinon complaisantde ce massacre . La conscience populaireallait-elle enfin protester? Commencaient-ils a se douter, les glabres citadins, queces bons pacants de la campagne circum-`voisine, ces simples, abattus, de sang-froid,comme une volee de pigeons, etaient ---mieux que des hommes, plus que le pro-chain, - des compatriotes et des freres ;que cette blonde et rose chair a fusils

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francais, que ces rondes et larges ciblesde chair epanouie, representaient la fleurde leur sang, le meilleur de leur race !L'inepte action de cette boutiquiere

acheva d'edifier les Malinois sur leur proprelachete. Mais it etait bien temps des'opposer a present a ces horreurs. L'im-molation etait consommee . Honteuse, rou-gissant d'elle-meme, une grande partie dela fouls s'ecoula en silence, s'evitant lesins les autres comme des complices qui semeprisent et se font mutuellement horreur .

La miserable commere, aussi bourreleede remords que Judas, s'etait empressesd'abandonner la place . Une legends ventqu'elle devint folle et que, maudite daps sadescendance, plus jamais le malheur nesortit de sa maison .Quarante et un cadavres gisaient sur le

champ de repos converti en champ desupplice. Ecartant par moments les nuagesqui la voilaient de leurs crepes funeraires,la line montrait sur le mur gothique,eraille, labours par les projectiles, unstrange espalier, un plant de vigne quiawait cru spontanement ; des lamfbeaux dehaillons, des chairs dechiquetees, des por-tions de cuir chevelu, des eclisses d'osfractures, s'etaient aplatis contre la paroiet dessinaient des sarments et des enla-cements feuillus ou les caillots et desgouttes de sang jouaient les grappes deraisins .

La garde des morts ayant et~e oonfiee auros des troupes, une escouade pilotee par

quelques porteurs de falots se rendit au

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yogis du fossoyeur metropolitain . Intro-duits, apres force sommations et bour-rades, daps un reduit humide et plein detouffeur, le grade commandant la patrouilleapprit au terrassier macabre la corvee quela Republique reclamait de son civisme .Mais ler minable bonhomme se rebiffa avecune vivacite inattendue, alleguant que lui,Pierre-Joseph Goons, n'ayant jamais in-hume que les prelats et prudes gens de lavile, ne pouvait, apres soixante ans d'ho-norables services, salir ses mains et sesoutils a des voiries de manants !

Les Jacobins, peu demontables cependant,demeuraient pantois devant si f antastiquesscrupules de dignite et, derogeant a leurshabitudes, us se retirerent sans violenter cetaristocrats dune espece encore inconnue .

Its se rabattirent sur une troupe de bour-geois qu'ils cernerent et +contraignirent acreuser la tranchee destines aux fusilles, enmettant precise~ment aux mains des fos-soyeurs improvises les beches et les houesabandonnees par les paysans .Avant d'enterrer les victimes, les soldats

les fouillaient, retournaient leurs poches,commencaient par s'approprier quelquespauvres bijoux, et, de prise en prise, enarrivaient a les depouiller de leurs nippes,a les mettre completement a nu .

Suivant un usage repandu parmi nos gensde men, l'aide-batelier De Golden portait depetits anne,aux d'argent aux oreilles . Pouralley plus vite en besogne, les prof anateurstiraient si brutalerment sur ce precaire objetde leurs convoitises, que le lobe se fendit

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et qu'ils ramenerent un bout d'oreille accro-.che a la 'beliere .

En procedant a ces rapines sacrileges, lessoudrilles, raises en verve par quelques ra-s~des et leur entrevue avec l'impayaible fos-soyeur, plaisantaient les infortunes posses-seurs ode cette quincaillerie, et ne trouvantplus rien a leur arracher, se livraient memea d'infames mutilations sur ces cadavres .

Enfin, u s prirent.les fusilles par les pieds,Yes trainerent jusqu'a la tranchee, les y pre-cipiterent, pele-mete, et sauterent a talonsjoints dans la fosse pour mieux les tasser ;puffs, ayant recouvert le tout de quelquespelletees de terse, us finirent par danserune carmagnole feroce sur le remblai . Deloin, en voyant tournoyer et vaciller lestorches entre leurs mains, on aurait dit d'unsabbat ou de quelque danse du scalp .

Or, ices quarante et un blousiexs du paysde Malines furent les premiers martyrs dela cause patriale. Une chronique sommaire,un froid proves-verbal consigne daps lesarchives de la vile, ne nous a perpetue leursmoms cju'en les estropiant, et l'annaliste n'apas songe davantage a rebouter l'orthogra-phe de leurs paroisses d'origine .De monument, bronze ou +marbre ? Point .

Ni pierre tumulaire, ni meme de croix ex-piatoire . Mais qui d~onc, en dehors des ar-cheologues cjui leur portent un interet pro-fessionnel, et temoignent a leur endroitdune docte et frigide curiosite, entenditjamais mentionner ces obscurs villageois ?A la difference des classiques victimes

du duc d'Albe, ces va-nu-pieds marcherenta la most sans marcher a la posterite.

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Moi, qui cheris et venere la memoire deces patriotes impolitiques, j'essayai de fixerleurs traits et de reproduire leur role ences pages votives .A cette fin, je ne recourus point a des

incantations redoutables . Aux curs ai-mants, l'intensite de la tendresse suffit pourconjurer les elus. Non, ,j'ai simplement en-trepris le pelerinage aux campagnes qu'ilshanterent. La, m'etant i1mpregne de leuratmosphere natale et de l'immuable melan-colie de leurs garigues ; convaincu de 1'ata-visme des terriens autant que de la perpe-tuite du terroir, j'ai retrouve la chair de leurchair et le sang de leur sang !Que de fois, en cette arriere-saison, aux

lueurs d'un couchant qui transforms enrubis les amethystes des bruyeres, a cetteheure humide et crepus,culaire, ou les voixdes angelus prennent de rauques intonationsde tocsin, ai-je pressenti l'approche d'uneoccults presence, exasperant encore l' elo-quence f arouche et la poesie troublante dece pays suggestif entre tons !Dedaigneuses du ciel meme, les ames

nostalgiques revenaient a leur patrie ter-restre et chez un plastiqu~e moissonneur,,chez un braconnier qui me devisageait aupassage et me saluait d'un pathetique bon-soir, je retrouvais la voix passionnee, lesycux heroiques~ les levies fremissantes, l'al-lure intrepide, l'inc,arnation complete desfusilles du 3 octobre 1798 .

(Les F;usilles de Malanes.)

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LES RENAISSANT'S ANGLAIS

Le parley de ce ,monde brillant, diapre,s'adapte a leurs costumes chatoyants et aleurs manieres exaltees . S'ils vous ~eblouis-sent par leur plumage, us vows etourdissentaussi par leur babil et leur volub,ilite. Parmoments, leurs assemblees •devaient rappe-ler une voliere pleine d'oiseaux des lies, decolibris, de papillons fulgurants, ou memeun fantastiqutie essaim de pierreries animees,entrechoquant leurs facettes avec des ecla?rsd escarboucles et des cliquetis metalliques .Ce ~langage, mil a la mode par l'Eu~hu'es,

roman de :Lily, comme le f atras heroico-sen-timental de La Calprenede et de Mile de Scu-dery, et les parlottes a 1'hotel de Rambouil-let, devaient creer le jargon des precieuses ;cet eu~huesisme petulant de concetti, in-cruste de mots exotiques, constelle commeune nuit australienne, sature de subtil etcapiteux esprit, image a outrance, etonnem-ment pimente et demeurant spontane etlain tout de meme, est aussi eblouissant,aussi complexe, aussi surcharge d'ornementsgue leurs personnel fringantes et vivaces .Ii entete, it insole pour ainsi dire : jusqu'ausimple liseur, comme une floraison d'aro-

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mates ou une riviere de brillants exposesaux rayons d'un implacable midi .Le Mercutio de Shakespeare, son Puck,

son Ariel, nombre de personnageis fugaceset capricieux, aux allures de sylphes, noesfournissent le type, magnifie, etherise parle genie, mail tres fidele de ces courtesansdeserts, petulants, expansifs, la cervelle tou-joSurs en feu, prompts a s'emballer commeon dirait aujourd'hui. Et la grande damede ce temps, c'' st Beatrix de Beaucou~ debruit tour rien, creee tout dune piece parces simples mots : « Lorsque je sues nee,une etoile dansait ! n Cet horoscope est celuide la majorite des Anglais de la Renais-sance. Its possedent a la foes ifa scienceet le genie ; ils savent et us vivent, ilspensent et ils creent. Les femmes sont in-struites, parlent et ecrivent plusieurs lan-gues. Jane Grey, helleniste di+stingu~ e, tenaittete aux plus redoutables theologiens depe-ches par Marie Tudor pour la converter. Etcela sans le moindre pedantisme, en demeu-rant gracieuse, naturelle, enjouee, essentiel-lement femme. Imaginons, si c'est possible,des bas-bleus qui auraient garde le charmeet la bonze. Toutes sont musiciennes commene le deviennent jamais nos rebarbativestapoteuses de sonates . « Donnez-moi untheme auquel je puisse adapter ma poesie ;Votre Seigneurie mettra been ces vers enmusique ! » dit Lucetta a Julia daps lesJDeux gentilshommes de Verone . Et 1'eruditChappel se demande combien de dames denotre temps, meme de celles qui ont etu~diela composition, seraient capables de mettre

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corre~ctement un poeme en musique ou d'har-moniser une melodie ! Shakespeare 1ui-memeetait un passionne de musique. Ii n'en panejamais qu'avec la ferveur d'un initie. Rap-pelons-nous notamment les vers extatiques,o~uvrant ;le dernier tableau du Marckand deVenise, et la sortie vengeresse contrre lesmalheureux insensibles a la magie des sonsSi le parley des Renaissants du XVIe siecle

anglais est volubile et tarabiscote, qu'onn'aille pas croire pour cela a de l'affectationou ~a de la ma'ladie. C'est au contraire unexces de sante. Aujourd'hui on n'obtiendraicpareil entrain qu'au moyen de la morphine .Et encore ! L'oxygene que l'on respire alorsn'est pent-etre pas superleur a celui querious inhalons, mais certes, chez les Anglaisd'Elisabeth et les Italiens des M~edicis, lesang circule plus a.llegrement, les poumonset le coeur out plus de j eu .

(Au siecle de Skakesleare .)

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DAELMANS-DEYNZE

A 1'e .ntr.ee d'une des rues riveraines duMarche-aux-Chevaux, ou les hotels un peuf roids, habites par des patriciens, voisinent,co;mme en rechignant, aver des bureaux etdes magasins de negociants, theatre d'unva-et-vient continue! de ruche prospere,court, sur une quarantaine de metres, unmur bistre, effrite par deux siecles au moms,mais asset massif pour subsister durant delongues periodes encore .Au milieu, une grande porte charretiere

s'ouvre sur une vaste cour fern e de troiscotes par des constructions remontant al' epoque des archiducs Albert et Isabelle,mais qui ont subi, depuis, des amenagementset des restaurations, en rapport avec leursdestinees madernes .Un des solides 'battants noirs etale une

large plaque de cuivre, consciencieusementastiquee, sur laquelle on lit en gros carac-teres : J .-B . Daelmans-Deynze et C1e . Le gra-veur voulait ajouter denrees coloniales . Maisa quoi bon? lui avait-on fait observer.Com,me deux et deux font quatre, it est avere,a Anvers, que Daelmans-Deynze, les seulsDaelmans-Deynze soot co nmercants en den-rees coloniales, de pere en Ills, en remontant

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jusqu'a la domination autrichienne, pent-etrememo jusqu'aux splendeurs de la Hanse .

Si l'on s'engage sons la porte, profondeccmme un tunnel de fortifications, et qu'ondebouche daps la ,cour, on avise d'abord unpetit vieillard alerte, quoique obese, Touge deteint, tmonte su~r de petites jambes minces ettorses, arcboutees plus que de necessite, maisqui sont en m~ouvement perpetuel . C'estPietje le portier, Pietje de kromme - lecagneux - comme l'appellent irreverenc •ieu-sement les commis et les journaliers de lamaison, sans que Pietje s'en offusque . Aussi-tot qu'il vous aura apercu, it otera sa cas-quette de drag noir a visiere vernie et, sivous demandez le patron, le chef de la firme,it vous dira, suivant l'heure de la journee« Au fond, daps la maison ! S'il vous plait,Monsieur, » ou bien « a droite, sur son bu-reau . nLa cour, payee de solides pierres bleues,

s'encombre g; neralement de sacs, de caisses,de tonnes, de futailles, de dames-j eanne,d'outres et de paniers de toutes couleurs etdimensions .Mais Pietje, jouissant de votre surprise

candide, vous apprendra que ceci ne repre-sents qu'un depot infime, un stock d?e~chan-tillons .

C'est a l'entrepot Saint-Felix, ou dans lesdocks, aux Vieux-Bassins, que vous en ver-riez des marchandises importees on exporteespar Daelmans-Deynze !

De lourds chariots, atteles de ces enormeschevaux de Fumes aux croupes rondes etluisantes, attendent, dans la rue, qu'on les

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charge ou qu' on les allege . M. Van Liere, lemagasinier, en veston, fluet, rase de pres,l'eeil douanier, le crayon et le calepin a lamain, prend des notes, aligne des chiffres,remplit les formules, empoigne des lettresde voiture, parcourt les f actures, sauce par-fois, agile (comme un dcureuil, sur le mon-ceau des marchandises dont it constate lacondition en poussant des kris et des inter-pellations, gourmandant ses aides, pressantles charretiers daps une langue aussi inintel-ligible que du sanscrit pour celui qui n'estpas initie aux mysteres des denrees colo-niales .Les debardeurs, de grands diables, tailles

comme des dieux antiques, aver leur tablierde cuir, leurs bras nus ou les muscles s'en-roulent comme les fibres dun cable, rouges,empresses, soulevent, aver un « han ! » d'en-train, les lourds ballots et, le poids assis surleurs epaules, ne semblent plus supporterqu'un faix de plumes . Le charret}er en blousebleue, en culotte de velours brim a notes, lefeutre rond deforme et deteint par les pluies,son court fouet a large .corde sons le bras,ecoute respectueusement les observations deM. Van Liere .

Minus ! derangez-vows un peu ! Laissezpasser Monsieur, dit ce potentat avec unsourire de condescendance, en comprenant,d'un coup d'oeil, l'embarras de votre situa-tion alors que vows enjambez les sacs et lescaisses sans savoir comment cette gymnastique finira .

Un des colosses deplace, comme d'un re-vers de sa main calleuse, un des barils per-

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secuteurs et aver in « Merci de naufragerecueilli, vows poussez, enfin, daps Tangledu mur de la rue et du corps de batiment adroite, me porte vitree sur laquelle se lit lemot ; Bureaux .

Mais voils n'entrez encore que daps l'anti-chambre.

Une nouvelle poussee . Courage ! La portecapitonnee de cuir a l'interieur glisse sansbruit. Vingt plumes infatigables grincentsur le papier epais des registres ou frolent lasoie des copies de lettres ; vingt pupitresadosses, deux a deux, se prolongent a la filesur toute la longueur du bureau eclaire dunote de la scour par six hautes fenetres ; vingtcommis juches sur in nombre ~ gal de tabou-rets, les manches en lustrine aux bras, lenez penche sur la tache, semblent ne pasavoir entendu votre intrusion . Vows toussez,n'osant pas reicourir a me interpella.tion

directe . . . - Artie etrangere ? M'sieur ? . . .

Correspondance ? Caisse ? . . . L'article co-

rinthes . .. Dattes . . . Pruneaux . .. Huile d'o-

live ?. . . vows demandent machinalement, sansmeme vows devisager 3 les m,inistres de cesdepartements divers, jusqu'a epuisement dela vingtaine . - Non! dites-vous, au momsimposant de la serie . . . in jeune homme afair dour et novice, sauce-ruisseau, vetu decha,usses trop courtes pour son -long corps,ses bras en steeple-chase continuel avec lamanche de sa veste battant de la longueurdune main, d'un poignet, et dune partied'avant-bras, l'etoffe poussive . -- Non! dites-vous, je desirerais parley a M. Daelmans . . .

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Daelmans-Deynze ! corrige le jeunehomme effare . . . M . Daelmans-Deynze . . . laporte du fond devant vous . . . Permettez queje vous precede . . . I1 pent etre occupe . . . Votrer om, Monsieur? . . .

Enfin, la derniere formalit~e etant remplie,vous avancez, longeant la file des pupitres,passant pour ainsi dire en revue, et de profit,les vlngt commis gros ou maigres ; chloro-tiques ou couperoses, lymphatiques ousan-guins, blonds ou noirs, variant de soixantea dix-huit ans - Page du jeune homme effare

m airs tons egalement preoccupes, tonsprofondement dedaigneux du motif profanequi vous amene, vous, simple observateur,artiste, travailleur intermittent, dans ce mi-lieu d'activite incessante, un des sanctuairesde dilection du Mercure aux pieds ailes .

Et c'est a peine si M. Lynen, le vieux .cais-sier, a releve vers vous son front chauve etses lunettes d'or, et si M . Bietermans, sonsecond en importance, l+e correspondant pourles langues etrangeres, a campe pour vouslorgner un instant, son pince-nez japonaissur son nez au busc diplomatique .Mais ces comparses comptent-its encore

lorsque vous etes en face du chef supremede la « firme ? - Entrez, a-t-il dit de savoix sonore . Ii est la devant vos yeux, eethomme solide comme un pilfer, run pilLer quisoutient sur ses epaules une des maisons-meres d'Anvers . Il vous a devisage de sesyeux bleuatres, gris et clairs ; cela sans im-pertinence ; d'un seul regard it vous jugeauss,i rapidement son homme qu'il combineraen Bourse une aflaire lucrative ; it a non

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seulement le compas, mail la sonde dapsl'ceil ; it devinera de quel bois vous vowschauffez, et eprouvera, aver une certitudeaussi infaillible que la pierre de touches sic'est de l'or pur ou du double que ports votremine.Un terrible homme pour les consciences

vereuses, les financiers de hasard, que Dael-mans-Deynze ! Mais un ami de bon conseil,un aimable protecteur, un appui integre queDaelmans-Deynze pour les honnetes gens,et vows en etes, car c'est avec ermpressementqu'il vows a tendu sa large main et qu'il aserre la votre .La plume derriere 1'oreille, la bouche sou-

riante, la physionomie ouverte et cordiale, itvows ecoute, scandant vos phrases de poli-tesse de « tres bien ! » obligeanfs, en hommesachant qu'on s'-interesse a ce que le ,con-

cerns. Sa sante? Vous vous informez de sasante. Pourrait-on porter plus gaillardementyes cinquante-cinq ans ! Ses cheveux correc-tement tailles et distribues des deux notes dela tete par une raie irreproachable, grison-nent quelque peu, mais ne desertent pas cenoble crane ; ils lui f-eront plus tard une au-reole blanche et donneront un attrait nou-veau a ce visage sympathique. Les longsfavoris bruns, que sa main tortille machina~lenient, s'entremelent aussi de quelques filsblancs, mais ils ont grand air, tels qu'ilssont. Et ce front, y decouvre-t-on la moindreride ; et ce teint rose, nest-il pas le teint parexcellence, le teint de l'homme sans fiel, autemperament bien equilibre, aussi loin dela phtisi~e que de 1'apoplexie ? . . . Ii ne ports

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rneme pas de lunettes, Daelmans-Deynze . Unbinocle en or est suspendu a un cordon .Simple coquetterie ! it lui rend aussi peu deservices que le paquet de breloques attachea sa chaine de montre. Son costume est sobreyet correct. Le drap tres noir et le liege tresblanc, voila son seul luxe pour la toilette .Grand, large d'epaules, it se tient droitcomme un I, ou plutot, comme nous l'avonsdit, un pilfer, un pilfer sur lequel reposentles interets d'une des plus anciennes mai-sons d'Anvers .

Digne Daelmans-Deynze ! A la rue, ce sontdes coups de chapeau a chaque pas . Depuisles ecoliers qui use rendent en classe, jus-qu'aux ouvriers en bourgeron, tons lui tirentleur casquette. Et jusqu'au vieux et hautainbaron Van der Dorpen, son voisin, qui lesaline, souvent le premier, dun amical n Bon-jour, Monsieur Daelmans u . . . C'est que sonecu}sson de marchand n'a jamais ete entache .Recommandez-vows de cette connaissance etpas une porte ne vows sera fermee daps lagrande ville d'affaires, depuis la Tete deGrue jusqu'a Austruweel .

Dans les cas litigieux, c'est luii que lesparties consultent de preference avant die serendre chez l'avocat . Co~mbien de fois sonarbitrage n'a-t-il pas detourne des proces rui-neux et son intermediaire, sa garantie, desfaillites desastreuses ! - Vous vows informezde sa femme ? . . . « Elle se porte tres bien,grace a Dieu, Mme Daelmans . .. Je nous con-duirai aupres d'elle . . . Vous dejeunerez avecnous, n'est-ce pas ? . . . En attendant, nousprendrons un verre de Sherry .

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II vows met sa large main sur l'epaule ezlsigns de possession ; vows etes 'son homme,quoi que vows fassiez. On ne refuse, pas,d'ailleurs, me si cordiale invitation . Ii pour-rait vows conduire directement du bureaudaps la maison par la petite ports derobee,mais it a encore quelques ordres a donrier a

MM. Bietermans et Lynen . -- Une lettre denotre correspondant de Londres ? dit Bieter-mans en se levant . Ah ! de Mordaunt- Iac-key . . . Tres bien ! . . . Tres bien ! . . . L'affairedes sucres, sans doute . . Ecrivez-lui, je ~vousprie, que nous +maintenons nos conditions . . .Messieurs, je vous salue . . . Qui fait la Bourseaujourd'hui ? Vous, Torfs ? N'oubliez pasalors de voir M. Barwoets . .. Excusez-moi,mon ami. . . La, je suis a vous . . .O l'aimable homme que Daelcmans-Deynze !Ces ordreas etaient donnes sir in ton

paternel qua lui f aisait des auxiliaires f ana-tiques de son peuple d'employes .Une remarque +a faire, et ce n' etait pas la

une ties +moindres causes de la popularite deDaelmans a Anvers, c' est que la firms n' oc-cupait que des commie et des ouvriers fla-mands et surtout anversois, alors que laplupart des grosses maisons accordaient, aucontraire, 1'a preference aux Allemande .Le digne sinjoor (i ) ne voulait meme pas

accepter lee strangers camme volontaires . I1ne reculait pas devant une augmentation def rais pour dormer du pain aux ((gars d' An-vers» aux jongens van Antwer~en, commeit disait, heureux d'en etre, de ceps gars d'An-vers .

(z ) Sobriquet des Anversois, it leur est rests de la periodsespagnole et represents une corruption de senor, seigneur .

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Les autres negociants trouvaient originalscette fawn ,d.'agir. Le banquier rhenanFuchskopf haussait les epaules et disa~t ases compatriotes residant a Anvers : « Ceger Taelman ve to la boezie ! n, mais ledigne Flamand « faisait bien et laissaitdire », et les bonnes gens d'Anvers parlaientavec attendrissement du patriotisme du mil-li~onnaire du Marche-aux-Chevaux, et us f ai-saient mniroiter aux yeux de leurs mo~utardsstudieux cet°te perspective : « Toi, to entrerasun jour cbez Daelmans-Deynze p .

Ii vous a entraime au fond de la cour dapsla maison dont la facade antique est tapisseed.'un lierre pour le moms oontemporain dela batisse . A gauche, en face du bureau,sont les curies et la remise . On gravit quatremarches, en passant sons une +marquise de-vant la grande ports .

Josephine, void un ressuscite. . .Et une bonne tape daps le dos, de la main

de votre hots, vows met en presence de MmdDaelmans .

Cells-ci„ qui travaillait a un ouvrage aucrochet, jette une exclamation de surpriseet s'extasie sur l'heureuse inspiration a la-queue on doit votre visits .Si le mani a bonne mine et l'abord sym-

pathique, que dire de sa « dame))? Le typepar excellence de la menagere anversoise,proprette et diligente .

Ells a quarante ans, Mme Daelmans. Desbandeaux bien lisses de cheveux noirs en-cadrent in visage rejoui, you brillent deuxyeux bruns affectueux et pu sourient deslevres maternelles. Les .joues soot fournies

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et colorees comme la chair d'une pommemurissante .

Elle est petite, la bonne dame, et se plaintde devenir trop epaisse . Cependant, ce n'estpas la pares~se qui est cause de cette corpu-lence. Levee des l'aube, elle est toujours surpied, active et remuante comme une fourmi .Elle preside a toutes les operations du me-nage, avoue-t-elle, mais ce qu'elle ne d ,t pas,c'est qu'elle met elle-meme la main a toutesles besognes. Rien ne marche asset vite asoon gre. Elle en remontre a sa cuisinieredaps fart de bouillir le pot au feu, et audonzestique daps celui d'epousseter les meu-bles. Elle court ode l'etage au rez-de-chaus-see. A peine a-t-elle l'envie de s'as'seoir etmis la main sur le journal ou le tricot enta-me, que lug vient une inquietude sur le sortdu ragout qui mijote daps la casserole, oude 'la provision de poires du cellier : Liseaura fait trop grand feu et Pier neglige deretourner les fruit's qui commencaient a sepiquer d'un note . Avec cela pas d'humeur ;la bonne dame est vigilante sans titre tatil-lonne. Elle f era largement l' aumone auxpauvres de la paroisse, mais ne tolerera pasqu'on perde un morceau de pain, petit commele doigt .

Aussi, comme elle est tenue, la vieille mai-son de Daelman~s-Deynze ! Dans la grandechambre ou l'on vows a introd`uit, vows neserez pas frappe par un luxe de la derniereheure, un mobilier flambant neuf, des pein-tures auxguelles un decorateur a la modevient de donner un coup de pinceau hatif .Non, c'est l'inter~eur cossu et simple dont

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vows avez rave en voyant les rmaitres . Cesmeubles ne sont pas les compagnons d'unjour achetes par un caprice et remplacespar une lubie, ce sont de solides canapes,de massifs fauteuils en acajou, style empire,garnis de velours pistache . On en renouvelleles coussins avec un soin jaloux ; on politconsciencieusement le bois s~culaire ; on leisentretient comma de fideles serviteurs de lamaison : on ne les remplacera jamais .La dorure des glaces, des cadres et du

lustre a perdu, depuis longtemps, le, luisantde la fabrique, et les couleurs de l'epaistapis de Smyrne ont ate mangy es par lesoleil, mais les antiques portraits de fami!legagnent en intimite et en poesie patriarcaledaps ces medaillons de vieil or et le tapiulaineux a d~epouille ses couleurs criardes ;ses bouquets eclatants ont pris les tons har-monieux et apaises d'un feuillage de sep-tembre. Ii y a bien des annees que cesgrands vases d'albatre occupant les quatreencoignures de la vaste piece ; qu.e ce cuirde Cordoue revet 1+es parois, que la tableronde en palissandre occupe le milieu dela salle, que la pendule a sujet, au timbrevibrant et argentin, sonne les heures entreles candelabras de bronze a dix branches .Mais ces vieilleries ont grand air ; ce sontles reliques des penates. Et les housses aj ou-rees, oeuvre du crochet diligent de la bonnedame Daelmans, prennent sur ces coussinsode velours sombre des plis severes et char-mantrs de nappe d'autel .

(La Nouvelle Carthage . )

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LES EMIGRANTS

. . .Par cc matin d'octobre, les flancs dela Gina -- ce grand navire naguere si co-quet, a present radoube plus d'une foil etunif ormement peint en noir comme un cer-cueil de pauvre - devraient etre elastiquespour l,oger toute la viande humaine qu'on yenfourne, tour ces parias a qui des thau-maturges astuc+ieux evoquent, daps les brouil-lards plo~mbes de 1'Escaut, l'eblouissementdu lointain Palctole.Cependant, les deux camions de la Nation

d'Amerique, requisitionnes par Jan Vinger-hout, debouchent sur le quai. Pour lui fairehor~neur, on y a attel~ deux couples de ceschevaux de Fumes, enormes comme des pa-lefrois d'epopee, de ces majestueux travail-leurs a l'allure lente et d.eliberee, dont lepas solennel et egal aurait raison du trotd'un coursier . Jamais les fieres betesn'avaient charroye d'aussi legeres et d'aussipitoyables marchandises ; les bagages s'a-moncellent mais ne pesent pas lourd . A telleenseigne que pour ne pas humilier les puis-sants chevaux, la plupart des partants onteux-memes pris place sur les camions .Parmi l'eboulement, le pele-mele ,des caisses

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blanches clouees, ficelees a la diable,des sacs eventres, des pietres trousseauxnoues Bans des foulards de cotonnade, seprel.assent des groupes de jeune~s emigrantsde Lillo, Brasschaet, Santvliet, Pulderboschet Viersel .

Quelques-uns, fanfarons, pleins de jac-tance, riaient, f ringuaient et clamaient, inter-pellaient les curieux, semblaient exulter. Enrealite, ils s'efforcaient de se donner lechange, de s'en faire accroire, de se de-prendre de leur idee fixe, bourrelante coimrneun rewords. Meme, sons pretexte de recon-fcrter leurs compagnons d'une contenancemoms faraude, d'allure moms exuberance, uslcui allongeaient de grandes bourrades Bansle dos. Au nombre de ces villageois, on enconWtait un ou deux tout au plus dont cettejoie desordonnee et demonstrative fut sin-cere. L-es autres s'etaient monte le coupMais, puisque le sort en etait jete et qu'ilsne pouvaient plus se raviser, a mesure que1e3 fumees des illusions se dissipaient et quela, conscience patriale se reveillait daps leursentrailles, pour se donner du c nur ils enton-n~ient force rasades d'alc}ool comme le jourdu tirage au sort .

Les yeux fous, les po+mmettes rouges, ala fois endimanches et debrailles, on leseut pris a premiere vue pour ces jeunesvalets et servantes qui, a la fete des SS.Pierre et Paul, se font trimbaler, des 1'aubejusqu'au soir, daps des charrettes bachees def euillage et de fleurs .Mais la plupart etaient silencieux et apa-

thiques, abimes daps des r~ flexions . Si, ga-

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fines par la frenesie de leurs voisins, us semettaient d'aventure a battre quelques entre-chats et a graillonner un refrain de f eerie,le Nous irons au pays des roses ~o, desRozenlands (z) de la SS. Pierre et Pawl, oucc Nous arrivons de Tord-le-aCour », des Gans-ri jders ( ) du Mardi-Gras, les notes s'arre-taient bien vice daps leur gorge et us re-tombaient daps leur meditation .

En avarice sur la marche du navire, leurpensee planait la-bas, par-dessus 1'immensit~des espaces voues aux flots et aux nuages,vers les notes Iointaines ou les attendaientles patries nouvelles ; ou bien leur espritretournait en arriere et les ramenait au vil-lage natal, quitte la veille, a l'omhre duclocher d'ardoises dont la voix melancoliqueet attendrie ne les exhorterait plus a la pietecc a la resignation ! O ces cloches qui sou-levaient autrefois les guerilleros en sarraucontre les etrangers regicides et quin'avaient pas de tocsin asset eloquent, apresent, pour empecher l'invasion de laFaim ! En souvenir, les transfuges dja re-pentis se transportaient sous le chaume deleur precaire heritage ; parmi les culturespeniblement assolees et gagnees apres tautde luttes sur les folles bruyeres (adorablesennemies ! cant maudites, mais deja tans re-g~rettees) ; ou encore, au bond de ces venneset de ces meers, (3) ou ils pec'haient les gre-nouilles en gardant leurs vaches maigres ;

(i) Nom que ion donnait aux chars de domestiques engoguette le jour des SS . Pierre et Paul.

( ) Cavaliers rustiques .(3) Mares et etangs en Campine .

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ou bien autour des feux de, scaddes (i ), com-battant de leur arome resineux la moiteurpaludeenne des soirees d'octobre .O le doux hameau oil us ne remettraient

plus jamais les pieds, oil us n'iraient memepas dormir leur dernier et meilleur sommeen terre deux fois sainte a cote des bagaudesd'autrefois !

Laurent lisa,it l'arriere-pensee de ces braii-lards. Sa compassion pour les Tilbak s'eten-dait a leurs conipagnons . Entre mule autres,et teus au plus poignant, un episode, sur-tout l'emut pour la vie et sembla condenserla detresse et le navrement de cc prologuede 1'exil .Au moms une trentaine de menages de

Willeghem, bourgade de l'extreme fron,tiereseptentrionale, s'etaient accordes pour quitterensemble lour miserable pays. Ceux-lan'avaient point pris place sur les camions,rnais un peu apres l'arrivee du pros des emi-grants flam.ands, us se presenterent en bonordre, comme daps un cortege de kermesse,soucieux de faire bonne figure, de se distin-guer de la cohue, desirant qu' on disc apreslour depart : e Les plus cranes etaient ceuxde Will,eghem .

Les jeunes hommes venaient d'ab~ord, puffsles femrmes avec lours enfants, puss lesjeunes filler et enfin les vieillards . Quelquesmores allaitaient encore lour dernier-ne . Com-bien de vieilles, s'appuyant sur des bequilleset comptant sur un renouveau, sur une mys-terieuse jouvence, devaient s'eteindre enroute, et cousues daps un sac lest de sable,

r) Scaddes, feux de bruyeres et de branches de sapins .

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basculees sur une planche, etaient destineesa nourrir les poisons ! Des hommes fairs,en nipper de terrassiers, vetus de Bras ve-lours ,cotele, avaient la pioche et la hone surl'epaule et le bissac et la gourde au flank .Des couvreurs et des briquetiers allaientappareiller pour des pays ou on ignore lestuiles et la brique .

Une jeune flue, fair d'une innocents,moufRarde et radieuse, emportait un tarindaps une cage .

En tete marchait la fanfare du village, ban-niere deployee .

Fanfare et drapeau emigraient aussi . Lesgars pouvaient hardiment emporter leurs ins-truments et leur drapeau, car it ne resteraitpersonne a Willeghem pour faire partie del' orpheon.Laurent avisa, marchant a c4te du porte-

di apeau, un eccliesiastique a cheveux blancs,le pretre de la bourgade . Malgre son grandage, le pasteur avait tenu a conduire ses pa-roissiens jusqu'a bord, comme it les accom-pagnait jadis chaque annee au pelerinage deMontaigu. L'avaient-ils pries et conju-res, la bonne Vierge de. Montaigu, depuis desannees que durait la crise ! Pourquoi, patronne de la Campine et du Hageland, res-tais-tu sourde a ce cri de detresse ? Au lieude remonter, comme aux temps legendaires,les fleuves limoneux du pays, daps des bar-ques sans pilotes et sans mariniers, pouratterrir aux tivages elus par leur divancaprice et s'y faire edifier d'hospitalierssanctuaires, les vierges miraculeuses deser-taient done, a present, leurs seculaires repo-

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soies et avaient redescendu les premieres lesmemes cours d' eau qui les conduisirent au-trefois, des continents inconnus, au coeur desFla,ndres. Pourtant les simples de la plainefl amande t' avaient edifie une basilique sur undes seuls monts de leur pays, autant afinqu'on vit de tres loin resplendir la coupoleetoilee de ton temple de misericorde que pourto rapprocher de ton Ciel ? Vierge mcons-tante, donnais-tu toi-meme 1'exemple del'emigration a tous ces nostalgiques despauvres landes de 1'Escaut ? . . .

Mais ce so~ir, apres avoir vu disparaitre lenavire au tournant du fleuve et se confondreles spirales de fume avec les brumes dupolder, lui, le 'bon pasteur, regagnerait a pasLents le bercail, triste comme un berger quivient de oonduire lui-meme la moitie de sontroupeau a l'abattoir .Si, pourtant, les hauts et nobles proprie-

ti fires, hobereaux et baronnets, avaient con-senti a diminuer un peu les fermages, icesfanatiques du terroir n'auraient pas du s'erialley. Its seraient bien avances, les beauxsires, le jour ou it n'y aurait plus de braspour defricher leurs onereux domaines .Quelques-uns des emigrants de Willeghem

portaient a la casquette une brindille debzuyere ; d'autres avaient attache une bras-see de la fleu.r symbolique au bout de leursbatons, au manche de leurs outils, et les plusfervents emportaient, puerllite touchante !tassee daps des caisses you cousue daps dessachets, en maniere de scapulaire, une poi-gnee du sable natal .

Ingenument, non pour recriminer contre lapatrie mauvaise nourriciere, mail pour lui

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temoigner me derniere et filiale attention,ices pacants arboraient lour costume national,lours nippes les plus locales et les plus carac-teristiques ; les hommes : lours bouffants ethauts casques ode moire, lours bragues depi'lou et de dimitte, lours kiels d'une coupeet d'une teinte si speciales, de ce bleu foncetirant sur le gris ardois~ de lour ciel et quipermet de distinguer a leer blaude les pay-sans du Nord de ceux du Midi ; - lesfemmes : lours coiffes de dentelles a largosailes qu'un ruban a ramages rattache auchignon, let ces chapeaux bizarres, en conetronque, qui n'ont d'equivalent en aucuneautre contree de la terre.Au moment de delaisser la terre natale,

£'etait comme s'ils songeaient a la celebreret a s'en oindre dune maniere indelebile .Memo us parlaient a haute voix, mettant unecertaine ostentation a articuler les syllabesgrasses et empat~es de lour dialecte ; ustenaient a en faire repercuter les diphtonguesdaps l'atmosphere d'origine .

Maisils trouverent encore moyen d'accen-tuer 1'inconsciente et tendre ironie de loursdemonstrations .Arrives sons le hangar, avant de s'enga-

ger sur la passerelle du navire chauffant pou,ile depart, les gars ode la tote firent haute etvclte-face, tournes vers is tour d'Anvers, et,embouchant lours cuivres, drapeau love, atta-querent - et non sans couacs et sans deto-nations, comme Si lours instruments s'etran-glaient de sanglots --- fair national, parexcellence, 1'Ou ~euat-on titre mieux du Lie-geois Gretry, la douse et simple melodie quirapproche par les accents du plus noble lan-

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gage, les Flamands et les Wallops, fils de lamama Belgique, temperaments dissemblablesnmis non ennemis, quoi qu'en puissant pen-ser les politiques. Aussi les houiileurs borainsmasses sur ~Ie pont se porterent mains ten-dues au devant des Flamins .

Tels se reconcilient et s'embrassent deuxorphelins au lit de mort de leur mere .Les conjectures vraiment pathetiques de

cette derniere aubade au pays determinerentchez Laurent un afflux de pensees . I1 enten-dait rauquer daps ,cat hymne attendri, scandeet module dune fawn si bellement barbare,par ices bannis si affectifs, toutes les expan-sions refoulees et tows les desenchantementsde sa vie. Cette scene devait lui rendre pluschar quo iaznais le monde des opprimes etdes meconnus .

(La Nouvelle C'arthage . )

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CROIX PROCESSIONNAIRES

Nous roulions peniblement daps les or-nieres de la route sablonneuse et apercevionsdepuis longtermps les ecrasants corps delogis du Penitencier, lorsque mon comps .gnon me designs du bout de son fouet quel-ques croix de bois noi,r groupees au milieu;de la bruvere .

Le cimetiere des colons ! profera-t-il .Et it ajouta en souriant : ac I1 y a douze croix .Ii n'y en a jamais eu, it n'y en aura jamaisune de plus . . . C'est beau l'administration .Puffs redevenant grave et raccourcissant

les guides : La seulement le vagabond dorEson premier bon sommeil. Les abeilles luichantent l eurs douses berceuses et la naturedrape de violet - couleur adoptee pour ledeuil des tuffs - la tombe la plus infime desmendiantsCombien de depouilles gueuses engrais-

sent ce sol inculte : carcasses ravagees deroutiers endurcis ou savoureuses pulpes denovices l . . . Pas plus que le couperet nehombre les tetes des guillotines, ces douzecroix ne comptent les tertres qu'elles foulenten passant . . . A chaque deces le fossoyeurderaclne la croix du plus ancien des douze

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derniers morts, et en surmonte la nouvelletombe anonyme . . .Mieux que moi vous savez combien le

paysan de cette contree incline au merveil-leux. Aussi les mouvements de ces croixdaps la piaine ont-ils frappe son imagination .II pretend que l'humeur nomade et r~ frac-taire d'es bougres enfouis s'est communiquee,par une ve,rtu diabolique, au signe redemp-teus qui devait proteger leur guenille corpo-relle. C'est de 'leur propre gre que ces croixs'ebranleraient une a une pour roder a tra-vers la campagne. Croix errantes, croix enpeine ! Elles arpentent la lande f eee commeles batteurs d'estrade et les hors la loi tour-naient daps l.e preau, ou viraient atteles a lameule du moulin . Le paysan leur a donnece norm suggestif : Croix Processionnai.res .Moi-meme, en les apercevant aux heures

ambigues, complices des mirages et des hal-lucinations, je les confondis bien souventavec une compagnie de corbeaux repus, fri-leusement serres l'un contre l'autre .

Cette comparaison me hanta surtout it ya trois ans, pendant une epidemie de typhusqui faillit depeupler tout le camp des ba-gaudes. Dares 1'infirmerie, encore plussinistre que les autres quartiers du Depot,pour cette raison que les horreurs du lazarets'y greffent sur celles de la prison, toute latruandai'lle, taut les vieillards que les jeunesgarcons, expiraient per totales chambrees .La-bas, daps les sablons, les macabres

defricheurs ne faisaient que fouir et tasserla terre, que planter et deplanter les arbris-seaux de la croix. Mais us avaient beau

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s'evertuer, le fl~eau chomait encore moms etleur envoyait tombereau sur tombereau d'en-grais humain. Aussi mes douze corbeauxroirs n'avaient-ils jamais ete a pareille cu-ree !

Le carnage fut meme tel qu'afin de nepas alarmer les honnetes villageois d'alen-tour, le directeur du Depot ordonna de neplus proceder que la nuit a ces Inhumationsen masse .Mais en depit de la prevoyance adminis-

trative, les bergers noctambules, isoles dapsla plaine, assisterent a des apparitions ter-zifiantes

Les 'Croix Processionnaires si lentes etsi graves se mirent, une nuit, ,a courircomme des eperdues. Elles allaient telle-ment vite qu'eiles prenaient a peine le tempsd'imposer leurs mains noires sur les fossesfraichement .remuees . Elles trebuchaientcontre les tertres, battaient des bras, tom-baient pour rebondir aussitot . Et leurs sour-nois po,rte-cierges, les feux follets, au lieude les calmer et de les rallier, s'amusaientde leurs gambades et de leurs culbutes, exas-peraient leur panique en les enlacant dapsde livides spirales d'eclairs, .Aujourd'hui encore, lorsqu'on mentionne

ce prodige, a la veillee, les fileuses renitentun eater et un ave pour les amen du Purga-toire et les gars les plus resolus tirent defievreuses bouffees de leers longues pipesde Hollande .Cependant depuis qi.e la mortalite est re-

devenue normale, comme disent les rapportsofl5ciels, les croix ont repris leer allure me-

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sure, elles se remettent a marcher lente-ment, resignees . . .

Oui, murmurai-je a mon tour, en em-bi assant d'un regard presque nostalgique laplain violette et le buisson des Croix Pro-cessionnaires ; oui, rappelez-vous les vers 1e

Dance : Tacendo e lagrimendo al basso thefanno le letane in questo mondo! (r)

(Le Cycle Patibulaire .)

(z) Silencieuses et en larmes, du pas auquel vont les pro-cessions en cc monde ?

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LA PETITE SERVANTS

Petite servante de la-bas, servante novice,apportant Bans tes hardes, daps to chair,daps to chevelure, sur tes levres, surtout aufond de tes grands yeux, l'atmospherevibrante et le ciel pensif du cher pays . . .Annoncee et recommandee par baes Mar-

tens, un brave homme de notable, un matin,a la saison des faines, la petite servante fran-chit notre seuil .

Un gars de Brabantsputte ; un de ces mar-chands de paillassons et d'esteres, qui col-portent le lundi jusqu'a Bruxelles les pro-duits de la maigre industrie campinoise etqui, allleges de leur rouleau de nattes, s'enretournent au clocher vers la fin de lasemaine, avait pilote sa payse jusqu'a notreporte .D'une voix un peu etranglee, qu'elle s'ef-

forcait d'affermir, la petite charges sonmeneur d'~un dernier bonjour pour la mere,le free sine et les petites sceurs.

--- Entendu !Le pacant nous tira sa casquette, fit re-

nionter, d'un coup sec, la bricole a son dpauleet s'eloigna en jetant son cr1 nasard et gut-tural .

Avant de deposer son modeste trousseau

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renferme dins un mouchoir de coton rouge,elle promena ses grands yeux bruns couleurd'automne aut~our de la cuisine et dit simple •ment « Je crois que je me nlairai bien ici. b

Dans l'intonation de cet hommage, jedemelai de touchantes nuances

J'y lus un appel a notre indulgence, ledesir de s'acclimater, la vaillance d'un curde quinze ans qui doute un peu de sa force .Cela voulait dire : « Comme vows me parais-sez de braves gees ; si je me montre gaucheou dolente, au debut, vows ne me brusquerezpas trop, nest-ce pas, et patienterez en son-geant que je ne suis qu'une enfant et quojamais, auparavant, je ne quittai monhameau ?. . .Due ajouta : « Monsieur Martens m'a re-

commande de faire honneur a son patronageet d'etre tres brave et tres polie . »

Pour sur qu'elle fit honneur a l'honnetetedes flues de Ca rapine et a la confiance deM. Martens !

T)es ce matin elle se mit au courant mais,malgre son activite, a l'heure des repas, ellebouda son ~ssiette.Le lendemain nous lui trouvames les yeux

i ouges et 'le visage tire .-- L'idee du toit maternel la tourmente,

mais ce souci, qui prouve un bon coeur, nedurera pas! nous disions-nous .

Les fours suivants, elle montra la memeenergie a la tache, mais l'appetit manquaittoujours, et ses fraiches couleurs de pivoinesatinees palissaient .Le samedi, sa tournee accomplie, le mar-

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chand de paillassons vint prendre de sesnouvelles .Com~me it s' eloignait, elle lui cria : a Sur-

tout, Bites-leur que je suis tres, tres heu-reuse, et que je ne voudrais plus retournera Brabantsputte. nEt comme fiere de spa force d'ame, apres

avoir battu la porte, elle m'mterpella avecvolubilite

Vous avez entendu, Monsieur, celui-larepetera ,a ma mere combien je suis contentechez vows !

Brave petite ! je me mefiai pourtant decette cranerie . Je devinai qu'elle avait coupecourt a son entretien avec ice brelandini.er dePutte, ~rien que pour ne pas etre tentee dereprendre le chemin des sapinieres natales,car, en redescendant a sa cuisine, elle ne sedetourna pas asset vice pour me cacher deslarmes qui perlaient daps ses longs cils debrunette et noyaient d'un embrun de no-vembre l'opulence septembrale de ses grandsyeux .

L'apres-midi, elle recurait allegrement levestibule . De ma chambre je l'entendais dis-tribuer de vehements coups de brosse, ellene cessait de faire gemir la pompe et d'ar-roser les dalfles a pleins seaux .

-- Voila qui va bien ! me disais-je . Elle asecoue sa nostalgie . Je ne serais pas etonnequ'elle se mit a chanter pour se donner ducceur a Ia peine !La chanson, pourtant, se faisait attendre ;

en revanche, le prelude devenait intempestif .A un moment, le vacarme m'empechant depoursuivre mon travail, je descendis pour

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prier la trop gaillarde travailleuse de manierplus discretement son attirail de brosses etde Beaux.Je m'arretai sur le palier. La pauvresse

melait bel et bier la voix a son tintamarre .Mais la triste chanson ! La d~chirante

complaints !C'etait pour etouffer le bruit de sets san-

glots que la petite s~ervante se livrait a unpareil sabbat . A la faveur du tapage je pusm'approcher ~d'elle sans qu'elle ~m'entenditvenir .

Eh bien ! dis-je, en lui touchant l'epaule,c'est ainsi qu'on s'habitue ?

Ells laissa choir ses ustensiles de travail,se couvrit le visage de ses mains, et, a tra-vers une recrudescence de pleurs, ellsm'avoua sa faiblesse, sa tant saints fai-hiesse

Pardon, Monsieur . . . Lorsque je songsa chez nous, c'est plus fort que ma volontee: que ma force, it me faut crier ou j'etouffe-rais . . . C'est comme s'ils m'avaient attach+eau coeur une cords sur laquelle itls tirentis-has taut qu'ils peuvent . . Its tirent et usfiniront par me ramener a eux . . ., sans quoius me ddcrocheraient l'ame . . . C'est stupide,je le sais. Aussi ce qu'on rira de moi auvillage l . . . Je n'en puffs rien . . . I1 n'y a pasd~ votre faute, non plus, a vous autres, allezJe suis bien traitee ! Oh oui, trop bien traiteeici ! . . . Et pourtant, tenet, vows seriez meil-leurs encore, Madame et vows, vows seriezle bon Dieu et la saints Vierge, que je feraistout de meme mon paquet . . . Aussi, permet-

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tez que je m'en retourne, samedi, : vecFranske . . . le colporteur de nattes . . .

11 n'y eut ')as moyen de la retenir . En vain,durant ces huit fours, touchee par nostonnes paroles, nos egards, nos attentions,essays-t-elle de reagir contre son idee fixe .

Plusieurs f of s ; a brute-pourpoint, elle noessignifia sa resolution de renter et de semontrer raisonnable . Main au moment memeyou elle se ravisait, ~l'accent, le regard, lepitoy able sourire dementait sa parole .

La veille meme de la visite die son pays,irresolue, ne sachant Si elle obeirait a sa,tete ou a son cur, elle fit et defit vingtfois son humble bagage .

--- Ma mere a promis de venirr me voir ;eh been ! j'attendrai son arrivee et l'accocrn-pagnerai Si cela ne va pas mieux. . .

C'est dit, alors ?C'est dit.

Une minute apses cette convention, ma-chinalement la possedee courait consulter lapendule, et t~rouvait deja trop tongues lesheures qu,i la separaient de l'apparition deFranske le liberateur.

Non cela n'irait jamais mieux . Inutile denoun confesses son manque de courage .Noun la tenions quitte de son engagement .

Elle passa la derniere nuit et se l~evabien avant le jour. Le marchand de pail-lassons ne se presentait jamais de fort tonneheure ; cela n'ernpecha pas sa pays~e de tres-saillir au coup de sonnette de la laitiere .

Tout equipee, ses harden a la main, elleattendit Franske daps le vestibule . S'il cu-bliait de passer aujourd'hui ! S'il ne s'etait

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pas encore defait de son rouleau ! S'il crai-gnait de nous importunes! Autant de sup-positions lancinantes angoissant la pau,vrepetite, trop inexperimentee pour se remettreseu'le en voyage et retrouver le chemin ducloches.

On sonna de nouveau, et ce fut enfin alui qu'elle ouvrit. . .Le gars ne fut pas mediocrement surpris

de ce brusque changement de decision . I1plaisanta sa protegee, entreprit de lui faireentendre raison .

Ce grand blondin, a l'allure deliberee, con-naissait mieux la ville ! Depuis cinq ansqu'il battait chaque semaine le pave bruxel-lois, bricolant ses nattes daps les rues lesplus ecartees, si la capitale n'etait point par-venue a le seduire ou a le corrompre, dumoms await-elle cesse de l'effaroucher .

Les sages exhortations du porte-balle nepersuaderent point la petite . Ptilutot que derester, elle se serait cramponn-ee a lui commea une bouee de sauvetage . Le gars en etaittout confus et s'excusait pour elle . S'il ne1'avait retenue daps 1'entre-baillement de Iaporte, elle partait sans nous dire adieu .

J e rican ais avec superiorite : « , A-t-on j a-inais vu pareille sotte ! Elle s'enfuit commesi la maison s'ecroulait !

Pose, affectation, contenance emprunteeque tout cela, mon bel ami .Interieurement, je pensais : « Je ne t'en

veux pas de cette desertion, ma pauvrette .Et les tiens auraient tort s'ils se moquaientdo toi. Tu n'es pas seule a languir loindu terroir. Moi aussi, je me force, je corn-

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pose more visage . - Je buche et pioche avecf i acas pour m' etourdir. . . Et si je m' agiteet dame a la ronde, c'est afire qu'on n'en-tende pas saigner more ceeur. . . Comme toi,petiote, c'est quand j'ai fair le plus faraud,le plus en train, que je suis sur le pointd'eclater et de m'avouer vaincu . . .

Chere petite, ma soeur en la saints reli-gion patriale, to rappelles-tu le jour ou legars de Brabantsputte t'apporta des nou-velles du hameau et des ecarts a la frontiershollandaise? Je vins vows relancer d'un airindifferent pour surprendre quelques bribesd :; votre conversation et m'informai, d'un tondetache, des braves gees qui m'ont oublieou ne m'ont jamais connu, mail qui « sontde la bas, portent des noms sembilables auxnotres, parlent le dialects aims, hantent lesbruveres you les alluvions oiu j'ai vecu mameilleure, ma seule vie .

Aussi pueril que tai, daps more fanatiqueattachement, j'incline a croire le soleil etsurtout les ~etoi+les de la Campine differentsde ceux d'ici, a moms que, comme moi, lesastres exiles se renfrognent, se composentun visage enigmatique et cachent leur im-placable souffrance sous un masque de froi-deur et de scepticisme . . .

Franske disait : « Et le fils de 'la venue» Hendrikx, du ion Coin, espouse Bella du

sab.otier . . . Les Marinckx ont tue leur porer~ samedi . .. Et Bastyns part pour la troupe

et Machiels en revient . . . Et Nand, le•

louche, a ete admini stre . . . Et, a present,

la fanfare joue le samedi chez Laveldom . . .

A cette gazette par.lee du village, inter-

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rompue par tes recris naif s : c(Zou het? Boor'ye !» (V-raiment! Ecoutez done!) - a cechapelet de monotones racontars devide parle colporteur de nattes, surgissaient en mQides co~rrelations si emouvantes, si topiques . . .

• Ah ! j'aurais ecoute cette dolente psalmo-die des heures, de longues, longues heures,comme j'ecoutais le vent daps les feuilles,les beuglements des ba ufs et le son descloches . . .

• Apres le depart du gars, de cet indiffe-rent, de ce canapsa, +les livres me parurentplus fades, mes amis plus manieres, monmetier plus insupportable et Ia vile plusfermee.

• Entre nous soft dit, chere petite, je suisaussi faible que toi . Le carnaval de la viebourgeoise me navre de plus en plus ; monmasque et mon deguisement urbains com-men.cent terriblement a me peser. Approcheaussi pour moi le temps de retourner aupays route que route, ne fit-ce que pourm'en alley dormir, tout pres de +l'eglise, tosais, au pied de la tour ardoisee, son bonnetpointu plante de travers, qui fait signe lesdimanches, par-dessus les rideaux d'arbres,aux trainards qui wont manquer 1' « eleva-tion » ; - to sais, l'endroit ou les bien-vlvants, les jeunes blousiers se confient leursamours et parlent a voix basse pour ne pastenter les morts . . . »

(Mes Communions.)

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UNE JOYEUSE ENTREEDANS BRUXELLE5

Au plus loin que me reportent mes souve-nirs, je me vois alite daps une petitechambre, enf ant chetif et malingre, sur quiveille une femme aux regards a la foistristes et caressants, au teint de cire commeen ont les madones daps les tableauxd'eglise. C'etait ma mere ou du moms celloque je tenais pour telle . Elle avait beaucoupsouffert : son premier man, un humble tis-serand du nom de Josse Warbeck, rmourut,avant ma naissance, a Tournai, ou it etaitvenu chercher du travail, apres avoir long-temps vecu en Flandre. Sa veuve se remariaavec Jean Oostbeek, un mauvais sujet, u11vagabond, taujours lyre, qui await venduson Mme au diable, ou a peu pros, puisquejuif, i1 s'etait converti pour de l'argent etqu'il allait abjurer le christianisme lorsqu'une mort subite l'emporta avant qu'il outtouche le prix d'une nouvelle apostasie . I1fit sans doute une vilaine fin, car notremere evita taujours de nous en parley .Nous etions sept enf ants, tons du premier

lit : moi le cadet et le benjamin de ma mere .aussi blond et rose que mes freres et scours

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etaient noirs et bruns ! . . . Combien elle mechoyait ! Que de douceurs et de baisersMais it lui arrivait aussi de m'arroser delarmes . Entretenait-elle des pressentimentsde malheur ? Pourquoi, sinon, me serrait-elle daps ses bras avec tans de force, qu'onaurait dit une lice defendant ses petitscontre l'approche du loup ?Le cure de .Saint-Privat, notre paroisse,

m'apprit a lire et a ecrire . Ravi de mes pro-gres, it m'aurait meme inculque toute saclergie, sans le mauvais gre de mes f reres,qui me voulaient mamtenir a leur niveau etqui me, traitaient de f aineant et de boucheinutile . Pour m'epargner des avanies, mamere finit par leur seder et me mit enapprentissage avec eux au moment ou jecourais ma treizieme annee . Ce que je rechi-gnai la premiere fois qu'il me fallut revetirde grossiers habits de drogues et me rendrea la fabrique l . . . Afin de me consoler, lesdimanches, malgre les lois somptuaires, mamere c ,ontinuait a m'attifer de son mieux ;j''avais des pourpoints de soie et des sou-liers de satin ; elle ne se lassait de peignermes boucles blondes et elle prenait plaisira les enrouler sur ses doigts ! Souvenir pug -ril, diras-tu, mais ce geste de la te,ndrefemme me hante aomme un refrain de lita-nie et it me resume toute mon enf ante : lejardinet pres de i'Escaut, nos jeux sur laberge, la vigne folle ave~uglant la croisee dema chambre et jusqu'au ronron dolent dumetier et des navettes !Un your, l' apres-midi, nous nous ebat-

tions en attendant l'heure de reprendre le

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travail lorsqu'un cavalier cue rime impo-sante deboucha sur le parv :e . C'etait ccrrt me Frion qui devait desormr s me suivre-acomme mon ombre . I1 portait u ne echarpeblanche au bras droit et it arborait une rosec~culeur de neige au chaperon . Les apprentiss'etaient ameutes autour de lui, et moi, aussid; braille que les autres, les mains noires etle visage en st' eur, j e m' etais f aufile au pre-mier rang des ':aguenaudiers . En m'avisant,l' ctranger retint sci cheval et, penche versmoi, it me devisagea longuement ; puffs itmit pied a terre et me requit de lui indiquerla, meilleure hctellerie . Je me, dirigeai versle Chariot d'or en tenant sa monture par labride. Jaloux de l'honneur qui m'etait echu,mes camarades nous escortaient, non sansme, bousculer et m'allonger de sournoisesbourrades par derriere ! Mais je ne m'ensouciais guere, taut je me gonflais d'impor-tance ! . . . La cloche, annoncant ?a reprise dutravail, ne tarda d'ailleurs point a me sous-traire aux persecutions des autres appren-tis, qui regagnerent l'atelier en me lancantdes sobriquets et en me sommant de lesrejoindre. Mais moi, irresistiblement conjurepar le regard imperieux de l'inconnu, jepoursuivis mon chemin jusqu'a l'auberge .Le mysterieux personnage m'y fit entrer asa suite et la, sans precautions oratoires,it me proposa de l'accompagner. I1 ne tien-drait qu'a moi, disait-il, de mener la vied'un baron, d'avoir des armures magni-fiques et des palefrois plus richement capa-raconnes que le sien, de manger de lavolaille et d'autres friandises daps de la

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vaisselle d'or, de ne boire, que du vin douxet parfume d'aromates et de ne plus jamaismettre Ia main a un outil, sauf a la poi-gne ciselee et enrichie de pierreries d'unedp ee. Seulement, pour me rendre digne decette transfiguration, it me f allait consentira partir avec lui, sans dire adieu a ma mereet sans songer a la revoir jamais . . . J'accep-tai sur le champ, le coeur morns gros qu'ileut convene. ; toutefois, l'influence d'un hanapde vin epioque le tentateur me fit Tamperd'un trait pour m'etourdir ne fut pas dtran-gere a ma resolution . D'ailleurs, it ne melaissa pas le temps de me raviser, car,ayant regld avec l'hote, it sauta en Belle,me soule .v a de terre, m'affourcha devant lui,et noes voila partis au grand trot . . . Bercd al'allure rdguliere du destrier et les vapeursdu vin ~contribuant a ma somnolence, je netardai pas a m'endormir des la sortie de lavile. Je ne me rdveillai qu'a la premieredtape, et comme je manifestais quelque re-gret de ma fugue, mon ravisseur acheva deme circonvenir en me f aisant quitter mesnippes graisseuses pour de ddlicieuses trous-ses de page ; puffs m'ayant racontd lies der-niers dvenements de l'histoire d'Angleterre,it me persuada que j,'etais le fils cadet du raiEdouard et qu'il etait charge, lui, noblehomme Etienne Frion, de me conduire au-pYes de la duchesse douairiere de Bour-gogne, ma tante du note paternel . A sup-poser que j'en eusse eu l'envie, la suite del'aventure ne {m,'aurait plus permis de dou-ter de mon auguste lignage

Le troisieme jour de notre chevauchde,

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comme nous approchions de Bruxelles, desque les pertuisaniers de garde daps lesechauguettes des remparts nous eurent si-gnales, les cloches se mirent a sonner apleine volee et nous saluerent a travers lescoteaux bocagers qui nous separaient en-core de la vile, avant que nous eut abord~ sla cavalcade de lansquenets envoyes a notrerencontre. Notre entree par 1a porte de Haltendue de precieus~es tapisseries se fit avecun tel tonnerre de couleuvrines et de hac-quebutes que toutes les maisons en trem-blaient . La Duchesse, entouree de chevalierset de dignitaires, vint au-devant de moisur une haquenee houzee de sole 'bleue . Met-tant pied a terre aussitot qu'elle m'eut aper-cu, elle me reconnut solennellement pourson neveu Richard d'York, et, n'attendantmeme pas pour donner cours a ses epan-chements que nous fussions entres daps sonpalais, elle m'embzassa a plusieurs reprises,en presence de toute sa cour et d'une enormeaffluence de populaire qui ne , cessait de cla-mer a tue-tete, en se tremoussant : « NoelNoel ! Vive la blanche rose d'York ! r~Alors commenca la vie que to sais : un ver-

tige de fetes, de voyages, de joyeuses en-trees, de tournois, de cours d'amour, debanquets splendides ou, parmi les concertsde violes et de buccines, montait l'encensharmonieux des vers.

(Perkin Warbeck .)

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PAVEURS ET CHARRETIER

Je ne me lasse pas de contempler les pa-veurs qui travaillent depuis deux yours sousmes fenetres . J'aime la musique de leursdemoiselles, le timbre m'en est cher . Eux-memes accordant souverainement le rythmede leers gestefi a la couleur de leers frus-ques et de ce que I'on voit de leer chair .Ac croupis ou debout, au travail ou au re-p 5, toujours us me seduisent par leer d~ -gaine plastique et ingenue . Le bleu de leersyeux d'enfants, le corail de leers levres suc-culentes rehausse si d~ licieusement leersvisages hales ! Je me delecte a leers coupsde reins, a leers rejets du torse en arriere,au tortillage de leer f eutre, au ratatine-ment de leer cmc,rronnep . (C'est ainsi qu'enleer parley wallon ces paveurs de Soignieset de Quenast, qui rejoignirent a la grandevile les cadett~es des carrieres natales, de-signent leers bragues dont la couleur rap-pelle en effet celle des chataignes . )Generalement pour damer us wont par

deux. Apres s'etre apparies, us crachentdaps leers mains, ~empoignent les hies parles manelles, esqu,issent une sorte de salutd' armes, et les voila qui partent, accordantleers gestes, pilant en cadence, Tune de-moiselle retombant lorsque a'autr~e se re-leve .

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Parfois us pivotent sur eux-memes, setournent le dos, s'e"loignent quelque tempspour pirouettes de nouveau, se refaire vis-a-vis et se rapprocher, de la meme allurereglee sur le pas sonore de leur outil . Ondirait d'une danse tres lente, d'un menuetdu travail.I1 leur arrive de s'arreter pour reprendre

haleine et echanger quelques puerilites aux-quelles leur sourire prete une portee inef-fable . Its rejettent leas coiffe en arriere, secalent, les goings sur les hanches ou lesbras croises, les jambes un pea ecart+ es,apses s'etre essuye le front d'un revers demain ou a la manche de Ia chemise . Bravesgens ! Leur suenr embaume autant que laseve des sapins et des rouvres ; elle est1'encens de cet office agreable au Seigneur .Queue priere vaut leur travail?Hier, an tournant d'une: rue daps le cen-

tre de la ville, j'entrevis un admirable jeu-ne charretier. I1 se tenait debout sur sontombereau vide, le fouet et la longe a lamain, de l' air dons i1 eat conduit un qua-drige. I1 souriait d'un sourire aussi intre-pide que le claquement de son fotet ou lehennissement de son cheval. En somme,pourquoi souriait-il ? Ii y avait du soleil, lavie lui etait bonne . Ce petit ouvrier con-densait, en sa personne rejouie,, tout le reliefet le cachet professionnels . I1 quintessenciaitla corporation . Au carrefour suivant, it visa,disparut, fouet claquant, char cahotant, labouche goulue et les yeux incendiaires, roseet ambre, poignant de cranerie et de jeu-nesse : Antinoiis charretier .

(L'Autre Vue .)

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TABLE DES MiTIERES

BIBLIOGRAPHIEGEORGES EEKHOUDEx-votoLa cavalcadeLes DebonnairesLes vachers dpi Meer .Paysans fusillesLes renaissants anglais .Daelmans-DeynzeLes emigrantsCroix processionnairesLa petite servanteUne joyeuse entree daps BruxellesPaveurs et charretiers

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3'375I58727586949gIo6III

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