Georges Balandier - La situation coloniale-approche théorique (1951)

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Theorie anthropologique

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  • Georges BALANDIER [1920 - ] Ethnologue et sociologue franais

    professeur mrite de La Sorbonne, Directeur d'tudes au Centre dtudes africaines l'HESS.

    (1951)

    La situation coloniale: approche thorique

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    Georges BALANDIER La situation coloniale : approche thorique. Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11,

    1951, pp. 44-79. Paris : Les Presses universitaires de France. [Le 28 janvier 2008, M. Georges Balandier, par l'intermdiaire de M. Jean

    Benoist nous accordait sa permission de diffuser quelques-uns de ses livres ainsi que tous les articles publis dans les Cahiers internationaux de sociologie. M. Balandier n'a pas d'adresse de courrier lectronique, mais on peut lui en adresser un au Centre d'tudes africaines, Bd Raspail, Paris. On peut contacter la secr-taire de ce centre, Elizabeth Dubois, au 01 53 63 56 50 ou la secrtaire des Ca-hiers internationaux de sociologie, Christine Blanchard au 01 49 54 25 54.]

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    Georges BALANDIER [1920 - ]

    Ethnologue et sociologue franais professeur mrite de La Sorbonne, Directeur d'tudes au Centre dtudes africaines l'HESS.

    La situation coloniale: approche thorique.

    Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, pp. 44-79. Paris : Les Presses universitaires de France.

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    Georges BALANDIER

    La situation coloniale : approche thorique.

    Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, pp. 44-79. Paris : Les Presses universitaires de France.

    L'un des vnements les plus marquants de l'histoire rcente de

    l'humanit est l'expansion, a travers le globe, de la plupart des peuples europens ; elle a entran l'assujettissement - quand ce ne fut pas la disparition - de la quasi-totalit des peuples dits attards, archaques ou primitifs. L'action coloniale, au cours du XIXe sicle, est la forme la plus importante, la plus grosse de consquences prise par cette ex-pansion europenne ; elle a boulevers brutalement l'histoire des peu-ples qu'elle soumettait ; elle a, en s'tablissant, impos ceux-ci une situation d'un type bien particulier. On ne saurait ignorer ce fait. Il conditionne non seulement les ractions des peuples dpendants mais explique, encore, certaines ractions des peuples rcemment mancips. La situation coloniale pose des problmes au peuple sou-mis - qui rpond a ceux-ci clans la mesure o un certain jeu lui est concd - l'administration qui reprsente la nation soi-disant tutrice (et dfend les intrts locaux de cette dernire), l'tat frachement cr sur lequel pse tout un passif colonial ; actuelle, ou en cours de liquidation, cette situation entrane des problmes spcifiques qui doi-vent provoquer l'attention du sociologue. Cet aprs-guerre a manifest l'urgence et l'importance du problme colonial dans sa totalit ; il est caractris par des entreprises difficiles de reconqute, par des man-cipations et des concessions plus ou moins conditionnelles ; il annon-ce une phase technicienne de la colonisation faisant suite la phase politico-administrative.

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    Il y a seulement quelques annes, une estimation grossire, mais significative, rappelait que les territoires coloniaux couvraient, alors, le tiers de la surface du globe et que sept cent millions d'individus, sur les deux milliards de population totale, constituaient des peuples su-jets 1 ; jusqu' une poque trs rcente, la majeure partie des popula-tions n'appartenant pas la race blanche, si l'on exclut la Chine et le Japon, ne connaissait qu'un statut dpendant contrl par l'une des na-tions europennes coloniales. Ces peuples domins, rpartis en Asie, Afrique et Ocanie, relvent tous des cultures dites attardes , ou sans machinisme ; ils composent le champ de recherche l'int-rieur duquel oprrent - et oprent - les anthropologues ou ethnolo-gues. Et la connaissance, de caractre scientifique, que nous avons des peuples coloniss reste due, pour une large part, aux travaux entrepris par ceux-ci. De tels travaux, en principe, ne pouvaient (ou ne de-vaient) ignorer un fait aussi important, celui de la colonisation, qui depuis un sicle ou plus impose un certain type d'volution aux popu-lations soumises ; il semblait impossible que l'on ne tnt pas compte des conditions concrtes dans lesquelles s'accomplit l'histoire proche de ces peuples. Ce n'est pourtant que d'une manire trs ingale que les anthropologues prirent en considration ce contexte prcis qu'im-plique la situation coloniale ; nous avons l'occasion de le manifester dans un travail actuellement en cours. D'une part, des chercheurs ob-sds par la poursuite de l'ethnologiquement pur, du fait inaltr et conserv miraculeusement dans sa primitivit, ou des chercheurs ex-clusivement avides de spculation thorique mditant sur le destin des civilisations ou les origines de la socit ; d'autre part, des chercheurs engags dans de multiples enqutes pratiques, et de porte restreinte, se contentant d'un empirisme commode ne dpassant gure le niveau d'une technique ; entre ces deux extrmits, la distance est longue -elle conduit des confins de l'anthropologie dite culturelle a ceux de l'anthropologie dite applique . D'un ct, la situation coloniale est rejete parce que perturbatrice ou n'est envisage que comme l'une des

    1 R. KENNEDY, The colonial crisis and the future , in The Science of man

    in the World crisis, ditions R. Linton, 1945, p. 307.

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    causes des changements culturels ; de l'autre ct, elle n'est considre que sous certains de ses aspects - ceux concernant de manire viden-te le problme trait - et n'apparat pas comme agissant en tant que totalit. Pourtant, toute, tude actuelle des socits colonises, visant une connaissance de la ralit prsente et non une reconstitution de caractre historique, visant a une comprhension qui ne sacrifie pas la spcificit pour la commodit d'une schmatisation dogmatique, ne peut se faire que par rfrence ce complexe que nous avons nomm, situation coloniale. C'est cela mme que nous voudrions manifester ; mais, auparavant, il importe de tracer les lignes essentielles figurant le systme de rfrence que nous venons d'voquer.

    Dans les travaux rcents entrepris en France, seuls ceux de O.

    Mannoni accordent une place essentielle la notion de situation colo-niale 2. Mais, soucieux de se maintenir uniquement sur le plan psy-cho-psychanalytique, Mannoni ne donne de cette dernire qu'une d-finition imprcise ; il la prsente comme une situation d'incompr-hension , comme un malentendu et, en consquence, analyse les complexes qui caractrisent le colonial et le colonis et per-mettent de comprendre les relations que tous deux entretiennent 3. C'est insuffisant. O. Mannoni semble le reconnatre lorsqu'il indique ne pas sous-estimer l'importance (capitale) des rapports conomi-ques ; il avoue, d'ailleurs, avoir choisi volontairement un aspect mal repr de la situation coloniale. Nous aurons, quant a nous, l'inverse, un parti pris de totalit, pensant qu'il y a quelque tricherie ne retenir qu'une seule des implications de cette situation.

    2 O. MANNONI, Psychologie de la Colonisation, ditions du Seuil, 1950. Cet

    auteur n'est d'ailleurs pas le crateur de l'expression qui se trouve avec des sens divers dans des ouvrages antrieurs ; notamment dans les tudes du so-ciologue amricain L. Wirth consacres la typologie des minorits.

    3 Nous nous permettons de renvoyer au compte rendu de l'ouvrage de O. Man-noni que nous avons publi dans les Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. lX, 1950, P. 183 186.

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    Il est possible de saisir une telle situation, cre par l'expansion co-loniale des nations europennes au cours du sicle dernier, partir de divers points de vue ; ce sont autant d'approches particulires, autant d'clairages diffremment orients, raliss par l'historien de la colo-nisation, l'conomiste, le politique et l'administrateur, le sociologue proccup par les rapports de civilisations trangres et le psycholo-gue attach l'tude des relations raciales, etc. Et, il parat indispensa-ble, pour risquer une description d'ensemble, d'examiner ce qu'on peut retenir de chacun de ces apports particuliers.

    L'historien envisage la colonisation ses diffrentes poques, et en

    fonction de la nation coloniale ; il nous permet de saisir les change-ments survenus dans les rapports existant entre celle-ci et les territoi-res dpendants ; il nous montre comment l'isolement des peuples co-loniss a t bris par le jeu d'une Histoire sur laquelle ces derniers n'avaient aucune prise ; il voque les idologies qui ont,. aux divers moments, justifi la colonisation et permis la composition du rle adopt par le colonial, le dcalage entre la doctrine et les faits ; il nous met en prsence des systmes administratifs et conomiques qui ont assur la paix coloniale et permit la rentabilit (pour la mtropole) de l'entreprise coloniale ; en bref, l'historien nous fait comprendre comment la prsence de la nation coloniale s'est, au cours du temps, insre au sein des socits colonises. Agissant ainsi, il fournit au sociologue un premier et indispensable ensemble de rfrences ; il rappelle celui-ci que l'histoire de la socit colonise s'est faite en fonction d'une prsence trangre, en mme temps qu'il voque les diffrents aspects pris par cette dernire.

    La plupart des historiens ont insist sur le fait que la pacification,

    l'quipement, la mise en valeur des pays coloniss se sont raliss constamment par rapport aux nations occidentales, et non en vue des intrts locaux... en faisant passer au second plan (les besoins) des

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    producteurs autochtones 4 . Ils ont montr, combien l'absorption par l'Europe de l'Asie, de l'Afrique et de l'Ocanie, en moins d'un sicle, a transform, par la force et par des rformes souvent audacieuses, la conformation de la socit humaine ; combien de tels boulever-sements taient rendus ncessaires par l'imprialisme colonial (qui) n'est qu'une des manifestations de l'imprialisme conomique 5 . Ils ont rappel que l'exploitation conomique s'appuie sur une prise de possession politique - ce sont l deux traits caractristiques du fait co-lonial 6. Ainsi, les historiens nous permettent d'entrevoir quel point la socit colonise est un instrument l'usage de la nation coloniale ; on peut remarquer une manifestation de ce caractre instrumental dans la politique qui consiste compromettre, en l'intressant, l'aristocratie indigne : Mettre la classe dirigeante dans nos intrts , disait Lyautey 7, rduire les chefs indignes au rle de simples cratures dit R. Kennedy ; et, plus encore, dans la politique des dplacements de populations ou des recrutements de main-d'uvre ne considrant que les seuls besoins de la grande conomie 8. En nous rappelant certaines mesures audacieuses - dplacements de populations et politique des rserves , transformation du droit traditionnel et remise en dis-cussion de la proprit des richesses, politique de rendement, etc. - l'historien attire notre attention sur le fait que la colonisation fut par-fois vritablement de la chirurgie sociale 9 . Et cette indication, plus ou moins valable selon les rgions et les peuples considrs, est d'un grand intrt pour le sociologue tudiant les socits colonises ; elle

    4 L. JOUBERT, Le Fait colonial et ses prolongements , in Le Monde non

    chrtien, 15, 1950. 5 Ch.-A. JULIEN, Imprialisme conomique et imprialisme colonial , in

    Fin de l're coloniale, Paris, 1948. 6 Cf. B. KENNEDY, Op. cit., p. 308-309, et B. GROUSSET, Colonisations ,

    in Fin de l're coloniale. 7 Citation dans l'excellent livre de H. BRUNSCHWIG, La Colonisation fran-

    aise, Calman-Lvy, 1949. 8 Ainsi, les dplacements provoqus en faveur de l'Office du Niger qui ont don-

    n lieu aux plus vives polmiques ; voyez le pamphlet de P. HERBART, Le Chancre du Niger, avec prface de Andr Gide, Gallimard, 1939.

    9 E. CHANCEL, La Question coloniale , in Critique, no 35, 1949.

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    lui montre que ces dernires, un degr variable, sont dans un tat de crise latente, qu'elles impliquent, dans une certaine mesure, une socio-pathologie. Il y a l, une indication prcieuse qui rvle le caractre particulier de la sociologie des peuples coloniss et suggre les rsul-tats pratiques et thoriques qu'on peut attendre d'une telle discipline ; nous retrouverons cet important aspect, d'ailleurs, d'autres moments de notre analyse.

    Mais, aprs avoir rappel cette pression extrieure jouant sur les

    socits colonises, l'historien nous signale la diversit des ractions consquentes ; celles des peuples de l'Orient, de l'Islam et de l'Afrique Noire ont t frquemment voques dans des tudes comparatives. Ainsi s'opposent, au niveau des gnralits, la fermeture des civili-sations orientales, malgr les apparences d'occidentalisation ; les rela-tions tendues avec l'Islam qui n'abdique pas le sentiment de sa sup-riorit et maintient une comptition qui peut tre silencieuse, voile, mais qui demeure toujours le fond du problme ; l' ouverture du monde noir qui s'explique par la disponibilit africaine l'imita-tion , un manque de confiance aux ressources profondes du cru 10 . Et, dans un cas plus particulier, l'histoire de l'Afrique, conti-nent colonial par excellence, rvle des diffrences importantes, m-me au sein de la seule Afrique Noire, de rsistance l'emprise des na-tions europennes. L'histoire de la colonisation, aprs nous avoir ma-nifest l'importance du facteur externe quant aux transformations affectant les socits colonises, nous remet en prsence d'un facteur interne impliqu par les structures sociales et les civilisations soumi-ses ; elle dbouche, l, un niveau o l'anthropologue retrouve les horizons familiers.. Mais, en faisant le tableau des ractions diverses la situation coloniale, elle nous montre combien cette dernire peut jouer le rle d'un vritable rvlateur ; et la colonisation apparat comme une preuve impose certaines socits ou, si l'on peut ris-quer l'expression, comme une exprience sociologique grossire. Une analyse des socits colonises ne peut oublier ces conditions spcifi- 10 Cf. L. JOUBERT, op. cit., II.

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    ques ; elles rvlent non seulement, comme l'ont aperu quelques an-thropologues 11, les processus d'adaptation et de refus, les conduites novatrices nes de la destruction des modles sociaux (patterns des auteurs anglo-saxons) traditionnels, mais encore manifestent les points de rsistance des socits colonises, les structures et com-portements fondamentaux - elles font toucher le roc. Une telle connaissance prsente un intrt thorique certain (si l'on considre la situation coloniale comme un fait relevant de l'observation scientifi-que, indpendamment des jugements moraux qu'elle provoque) et a une importance pratique relle (elle montre a partir de quelles donnes fondamentales tout problme doit tre envisag).

    L'historien rvle comment le systme 'colonial s'est tabli et s'est

    transform, quels en furent, selon les circonstances, les divers aspects politiques, juridiques et administratifs ; il nous permet, aussi, de rep-rer les idologies qui l'ont justifi 12. De nombreuses tudes insistent sur le dcalage entre les principes successivement mis en avant et la pratique, entre la mission civilisatrice (dont l'expression, sous une forme particulirement emphatique, remonte Napolon III) et l'utili-t dsire que Eugne tienne, colonialiste oranais , dfinit en 1894 comme la somme d'avantages et de profits devant dcouler (de toute entreprise coloniale) pour la mtropole 13 ; H. Brunschwig voque, dans son histoire de la colonisation franaise, la longue srie de malentendus (voire de mensonges) qui jalonne celle-ci ; L. Joubert rappelle le dcalage qui existait, depuis l'adoption des formules de responsabilit civilisatrice, entre la thorie et les faits ; la rupture entre ces deux domaines, sinon l'hypocrisie qui justifiait par des principes humanitaires une exploitation pure et simple 14 ... Ainsi, la situation coloniale apparat comme possdant, d'une manire essentielle, un 11 Cf. L.P. MAIR, The study of culture contact as a practical problem , in

    Africa, VII, 4, 1934. 12 Cf. J. HARMAND, Domination el Colonisation, Flammarion, 1910, comme

    exemple classique de justification de type juridique. 13 Cit dans H. BRUNSCHWIG, op. cit., p. 64. 14 Op. cit., p. 265.

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    caractre d'inauthenticit ; elle cherche, constamment, se justifier par un ensemble de pseudo-raisons. R. Kennedy dans son tude, inti-tule la Crise coloniale et l'avenir, montre comment chaque caract-ristique du colonialisme - color line, dpendance politique, dpen-dance conomique, ralisations sociales quasi inexistantes, manque de contact entre les indignes et la caste dominante - s'appuie sur une srie de rationalisations ; savoir : la supriorit de la race blanche ; l'incapacit des indignes se diriger correctement, le des-potisme des chefs traditionnels, la tentation qu'auraient les actuels lea-ders politiques de se constituer en clique dictatoriale ; l'incapacit des indignes mettre en valeur les ressources naturelles de leurs ter-ritoires ; les mdiocres ressources financires. des pays coloniaux ; la ncessit de maintenir le prestige, etc. 15. Le sociologue saisit, la faveur de telles indications, combien la socit europenne coloniale anime par une doctrine douteuse, dont il peut suivre le dveloppe-ment historique, condamne des comportements inauthentiques, lie par une certaine image de l'indigne, agit, en fonction de ces reprsen-tations, sur la socit colonise. Nous avons, ailleurs, attir l'attention sur l'importance de ce fait 16 ; il n'y a pas de sociologie des peuples colonises valable sans cette attention accorde aux idologies et aux comportements plus ou moins strotypes qu'elles entranent.

    L'historien nous rappelle comment les socits colonises actuelles

    sont le produit d'une double histoire ; ainsi, dans le cas de l'Afrique, l'une proprement africaine - ces socits, si stables, si immobiles en apparence, rsultrent toutes, ou presque toutes, de la combinaison variable des peuples divers que l'histoire a heurts, brasss, superpo-ss 17 - qui a mis en prsence (en relation de domination ou d'as-

    15 R. KENNEDY, op. cit., p. 312 318. 16 G. BALANDIER, Aspects de l'volution sociale chez les Fang du Gabon ,

    in Cah. Intern. de Soc., vol. IX, 1950, p. 82. [Texte disponible dans Les Clas-siques des sciences sociales. JMT.]

    17 R. MONTAGNE, Le Bilan de l'uvre europenne au-del des mers , in Peuples d'Outre-Mer et Civilisation Occidentale, Semaines Sociales de Fran-ce, 1948.

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    similation) des formes sociales homognes 18 , l'autre largement conditionne par la domination europenne qui a mis en contact des formes sociales radicalement htrognes 18 et manifeste un mou-vement de dsintgration - trois forces ont, crit Ch. A. Julien, dsintgr l'Afrique : l'administration, les missions, l'conomie nou-velle 19 . Une tude actuelle de ces socits ne peut se faire qu'en les situant en fonction de cette double histoire. Il est habituel de rappeler, d'une manire schmatique, que la colonisation a agi par le jeu de trois forces troitement lies - associes historiquement comme l'a signal R. Montagne en indiquant que l'effort d'vanglisation a t histori-quement li une expansion de l'Europe, sous la forme commerciale, politique ou militaire 20 ; vcues comme troitement rattaches par ceux qui les subissent 21 - l'action conomique, administrative et mis-sionnaire ; et c'est en fonction de ces facteurs que les anthropologues ont habituellement tudi les changements sociaux . Mais, afin de caractriser la colonisation europenne moderne, d'en expliquer l'ap-parition, certains historiens ont t conduits privilgier un de ces aspects - le facteur conomique ; l'imprialisme colonial n'est qu'une des manifestations de l'imprialisme conomique , indique Ch. A. Julien dans un article consacr a ce thme 22. L'histoire dbouche, ici, sur un autre point de vue, indispensable la comprhension de la si-tuation coloniale.

    C'est sur des raisons conomiques que la politique d'expansion b-

    tit, en partie, sa propagande. P. Leroy-Beaulieu, en 1874, montrait la ncessit o se trouvait la France de devenir une puissance, colonia-le. ; J. Ferry crivait, en 1890 : La politique coloniale est fille de la

    18 G. BALANDIER, op. cit., p. 78. 19 Ch.-A. JULIEN, Histoire de l'Afrique, Collection Que sais-je ?, Presses Uni-

    versitaires de France, 1944, p. 123. 20 R. MONTAGNE, Op. cit., p. 49. 21 Cf. notamment, Pham NHUAM, Appel , in Que pensent les tudiants colo-

    niaux, Le Semeur, dcembre 1947, janvier 1948. 22 Ch.-A. JULIEN, Imprialisme conomique et imprialisme colonial op.

    cit., p. 25.

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    politique industrielle... la politique coloniale est une manifestation internationale des lois ternelles de la concurrence 23... C'est par des raisons conomiques que les nations coloniales justifient leur prsence - la mise en valeur et les quipements raliss constituent des droits acquis - et c'est aux avantages conomiques qu'elles renoncent en der-nier lieu, alors qu'elles ont accept des formules plus ou moins relles d'indpendance politique. Certaines analyses consacres l'impria-lisme ont, avant mme les tudes des crivains marxistes, rvl les caractres conomiques de ce dernier 24. Du point de vue marxiste, Lnine fut le premier donner, dans l'ouvrage clbre l'Imprialisme, stade suprme du capitalisme, une thorie systmatique ; Ch.-X. Ju-lien en voque la partie essentielle en rappelant que la politique co-loniale nat du monopole, de l'exportation des capitaux et de la recher-che des zones d'influence conomique 25 ; sous les formes de la co-lonisation ou du protectorat conomique, un marxiste retrouve une mme ralit qui, lie au capitalisme, doit disparatre avec lui. Les liens troits existant entre le capitalisme et l'expansion coloniale ont amen certains auteurs non marxistes comparer la question colo-niale la question sociale et a constater, tel J. Guitton, qu'elles ne sont pas substantiellement diffrentes, car le rapport mtropole-colonie n'est point diffrent du rapport capital-travail, ou, plus gnra-lement de ce que Hegel appelait le rapport matre-serviteur 26 ; remarquer la possible identification des coloniss au prolta-riat , il s'agit dans les deux cas, crit P. Reuter, d'une population productrice de toute la richesse, exclue de tous les avantages politi-

    23 P. LEROY-BEAULIEU, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874,

    1re d. ; J. FERRY, prface Le Tonkin et la Mre-Patrie, 1890. 24 Cf. A. CONANT, The Economic Basis of Imperialism, 1898, et J.A. HOB-

    SON, Imperialism. A Study, 1902 (dont la valeur fut reconnue par Lnine), tous deux cits dans Ch.-A. Julien, op. cit.

    25 Ch.-A. JULIEN, op. cit., p. 29. Cf. en ce qui concerne l'Afrique, FRANKEL, S.H., Capital investments in Africa, 1936.

    26 J. GUITTON, Crises et valeurs permanentes de la Civilisation occidentale , in Peuples d'Outre-Mer et Civilisation Occidentale, p. 61.

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    ques ou conomiques, et constitue en classe opprime 27 . Pour un marxiste, cette identit ne fait aucun doute ; elle justifie, politi-quement, l'action combine du proltariat et des peuples coloniaux ; J. Staline a consacr diverses tudes la question coloniale et aprs avoir montr que le lninisme... a dtruit le mur qui sparait Blancs et Noirs, Europens et Asiatiques, esclaves civiliss et non-civiliss de l'imprialisme , il rappelle que la Rvolution d'Octo-bre a inaugure une nouvelle poque, l'poque des rvolutions colonia-les dans les pays opprims du monde, en alliance avec le proltariat, sous la direction du proltariat 28 . Les coloniss eux-mmes mettent l'accent sur l'aspect conomique de leur situation, plus que sur l'aspect politique ; un journaliste africain de Gold-Coast crit ce propos : ... les nations dont le pouvoir conomique est prpondrant sont juste-ment celles dont l'influence politique prdomine... jusqu' prsent les autorits n'ont fait aucun effort pour encourager les populations indi-gnes des colonies atteindre un niveau conomique correspondant leur avancement politique 29 . Sans accepter de rduire la situation coloniale ses seules manifestations conomiques, le sociologue qui s'efforce de comprendre et interprter les socits colonises doit re-connatre l'importance de telles indications - elles lui suggrent que ce ne sont pas seulement les contacts d'une civilisation de type technique et d'une civilisation de type primitif, atechnique, qui expliquent les structures de ces socits ; elles lui rappellent que socit coloniale et socit colonise sont entre elles dans certains rapports (nous avons, dj, signal le caractre instrumental de cette dernire) qui impli-quent tensions et conflits. Observation qui n'aurait pas t inutile la pense thorique de Malinowski ; lorsque le clbre anthropologue a tabli la doctrine d'une anthropologie pratique , il a affirm qu'un contrle sage des forces de changement peut assurer un dve- 27 P. REUTER, Deux formes actuelles de l'imprialisme colonial : protectorat

    conomique et pntration communiste , in Peuples d'Outre-Mer..., p. 142. 28 J. STALINE, Le Marxisme et la question nationale et coloniale, d. franaise,

    ditions Sociales, 1949, p. 179 et 247. 29 The African Morning Post, 2 juin 1945, cit dans Univers, L'Avenir de la

    colonisation , octobre 1945.

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    loppement normal et stable 30 et cette mconnaissance du caractre radicalement conflictuel l'a conduit, selon un commentateur, - poser les problmes dans les termes les plus nafs 31 .

    L'aspect conomique de la situation coloniale a t voqu, dans

    ses gnralits, par certains anthropologues ou certains gographes spcialistes des pays tropicaux. R. Kennedy, dans une tude dj cite, en a indiqu les caractres principaux 32 : la recherche, par les nations coloniales, de matires premires destines a alimenter les industries mtropolitaines - ce qui explique le mdiocre quipement industriel des territoires coloniaux (lorsqu'il n'est pas inexistant) 33 ; l'exploita-tion grande chelle, le commerce d'import-export se trouvent uni-quement entre les mains des socits qui en tirent seules bnfi-ce 34 ; la distance qui spare la socit coloniale et la socit colo-nise (rduite essentiellement aux activits paysannes, celles du ma-noeuvre et du domestique) expliquant la difficult de l'indigne s'lever conomiquement ; la stagnation conomique des masses indignes.

    Parmi les travaux de langue franaise, ceux consacrs l'Indochine

    (en fait, les seuls ayant une relle ampleur) sont particulirement pr-cieux ; ils sont l'oeuvre de gographes (et, c'est bien significatif de cette fuite de l'actuel qui a caractris l'ethnologie franaise), Ch. Ro-

    30 B. MALINOWSKI, The Dynamics of Culture Change, Yale University Press,

    1945. [Version franaise du livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMt.]

    31 Cf. une excellente analyse de M. GLUCKMAN, Malinowski's functio-nal analysis of social change , in Africa, XVII, 2, avril 1947.

    32 B. KENNEDY, op. cit., p. 309-311. 33 Cf. L. DURAND-RVILLE, Le Problme de l'industrialisation des territoi-

    res d'Outre-Mer , in Le Monde non Chrtien, 13, janvier-mars 1950, o cet aspect est suggr et o l'auteur, parlementaire du Gabon, voque les change-ments rendus ncessaires par la dernire guerre en mme temps que les be-soins actuels.

    34 En ce qui concerne l'Afrique franaise, nous renvoyons aux tudes capitales faites par le gographe Jean Dresch.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 17

    bequain et P. Gourou 35. Les paysans reprsentent 90 95% de la population indochinoise, et c'est essentiellement sur les problmes du paysannat que sont centres les tudes ; en dehors de l'importance ac-corde, d'abord, aux moyens techniques (qui n'ont pas, ou peu, t amliors par la nation coloniale), c'est sur le phnomne de la d-composition de la proprit foncier 36 de la dpossession foncire , entranant proltarisation et dracinement, qu'il est insist ; aussi, l'in-dication, paralllement ce mouvement., de la constitution d'une bourgeoisie (d'origine agraire essentiellement) qui est ne, comme le proltariat, du contact avec la civilisation occidentale et de l'affaiblis-sement des valeurs traditionnelles et dont l'accroissement provient presque toujours de l'exploitation de la rizire et du systme des prts d'argent qui s'y trouve li 37 . Les observations faites quant au commerce (un commerce indigne divis en multiples tablissements de peu d'importance tandis que le grand commerce et l'exportation sont aux mains des Europens ou des trangers, Chinois et Hindous) et l'industrie (stagnation de l'industrie existante et manque d'indus-tries de transformation, faible accroissement de la population ouvrire -depuis 1890, l'accroissement moyen annuel du nombre des ouvriers a t de deux mille cinq cents selon Ch. Robequain, bas niveau de la qualification technique, etc.) confirment le schma gnral tabli par R. Kennedy. C'est partir de telles donnes que P. Naville a pu don-ner, d'un point de vue strictement marxiste, une analyse prcise des conditions conomiques et politiques de la rvolution vietnamienne 38.

    35 Cf. notamment, Ch. ROBEQUAIN, L'volution conomique de l'Indochine

    franaise, Paris, 1940, et P. GOUROU, L'Utilisation du sol en Indochine franaise et Les Pays Tropicaux, Paris, 1948.

    36 Cf. pour une tude d'ensemble consacre ce phnomne le livre de V. LI-VERSAGE, Land tenure in the colonies, 1945 ; cit par P. NAVILLE, La Guerre du Viet-Nam, 1949.

    37 Cf. Ch. ROBEQUAIN, op. cit. 38 P. NAVILLE, La Guerre du Viet-Nam, Paris, 1949 ; cf. notamment, La Poli-

    tique franaise en Cochinchine , La Bourgeoisie cochinchinoise , Les Paysans annamites et la Rvolution , Le Dveloppement de la classe ou-vrire et de l'industrie.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 18

    Les travaux relatifs l'Afrique, Centrale et du Sud surtout, rvlent

    des faits de mme nature ; ils sont essentiellement loeuvre des an-thropologues anglo-saxons proccups, juste titre, de practical an-thropology . La situation cre, en Afrique du Sud, par la minorit europenne est bien connue : sgrgation territoriale impose par le Native land act de 1913 (les native areas ne constituent que 12% de la surface totale de l'Union), sgrgation sociale lgalise par le Colour bar act de 1926 qui rduit les travailleurs noirs aux seules tches de manoeuvres, participation mdiocre des Noirs au revenu national (re-prsentant 69% de la population, ils ne retiennent que 20% du revenu national alors que les Blancs, qui forment 21% de la population, se partagent 74% de ce revenu), bases raciales et racistes donnes l'or-ganisation conomique et politique, contradictions profondes d'une politique qui organise la sgrgation - les Blancs craignent d'tre sub-mergs par les Noirs - en mme temps qu'elle doit battre le rappel de la main-d'uvre indigne 39 , et provoquer, en consquence, l'exode rural entranant proltarisation et dtribalisation . La situation particulire - en quelque sorte caricaturale - de l'Afrique du Sud nous montre combien les aspects conomiques, politiques et raciaux sont troitement lis 40 et combien une tude actuelle des peuples de l'Union ne peut se faire qu'en fonction de tous ceux-ci ; nous saisis-sons, l, cette ncessit imprieuse de considrer la situation coloniale comme un complexe, une totalit.

    Les anthropologues anglo-saxons ont donn une place importante

    aux faits conomiques considrs comme une des forces principa-les provoquant le culturechange ; Monica Hunter, dans son ouvra-ge clbre Reaction to conquest, tudie les transformations survenues dans la socit Pondo (Afrique du Sud) en fonction du facteur cono-mique, d'abord, et du facteur politique ( qui est, historiquement,

    39 J. BORDE, Le Problme ethnique dans l'Union Sud-Africaine , in Cahiers

    d'Outre-Mer, no 12, 1950 ; excellente vue d'ensemble et bibliographie. 40 Cf. W.G. BALLINGER, Race and Economies in South Africa, 1934.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 19

    d'origine conomique quoi que puissent dire les non-marxistes ), en-suite. Mais ces tudes, qui sont dj nombreuses dans le seul domaine africain 41, sont conduites uniquement par rapport l'conomie et l'or-ganisation sociale primitives , en fonction des perturbations appor-tes par l'conomie moderne et des problmes que posent celles-ci ; il leur manque de se rfrer l'conomie coloniale, la situation coloniale, d'avoir le sens d'une rciprocit de perspectives existant en-tre socit colonise et socit coloniale ; les travaux inspirs par Ma-linowski prsentent ces dfauts au maximum en voquant seulement le rsultat du contact entre institutions de mme nature, en ne dpassant gure la simple description des transformations et l'num-ration des problmes. Cela explique qu'elles se soient attaches surtout aux aspects ruraux, aux transformations affectant le village et la fa-mille , au problme du dpeuplement -rural. En ce domaine, elles ont dress des schmas significatifs du culture change : destruction de l'unit conomique de la famille , prdominance des valeurs co-nomiques, mancipation des jeunes gnrations, installation d'une conomie montaire qui bouleverse les rapports personnels, atteinte aux hirarchies traditionnelles (la richesse et le rang ne sont plus tou-jours lis), etc. Certaines recherches particulires - ainsi, celles relati-ves aux niveaux de vie 42 - ont t dveloppes, niais des faits impor-tants comme les nouveaux modes de groupement ns de la dsorgani-sation des groupes traditionnels, l'apparition des classes sociales, les caractres et le rle du proltariat, etc., ne sont voqus qu'en termes trs gnraux et les conflits qu'ils impliquent sont rarement analy-ss 43.

    41 Citons, pour l'Afrique du Sud (I. Schapera, M. Hunter), l'Afrique de l'Est (L.P.

    Mair, Audrey Richards, M. Read, M. Gluckman), l'Afrique de l'Ouest (M. Fortes, D. Forde, K.L. Little) comme auteurs des travaux les plus importants.

    42 Cf. M. READ, Native standards of living and african culture change, Lon-dres, 1938.

    43 K.L. LITTLE, Social change and social class in the Sierra-Leone Protectora-te , in American Journal Sociology, 54, juillet 1948. Importante tude.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 20

    C'est pourtant ces derniers aspects que les tudes inspires, au premier chef, par la situation de crise des socits colonises et par les implications politiques et administratives de cette dernire, accordent une place importante ; en ce domaine, les constatations faites par l'ob-servateur marxiste peuvent rejoindre celles faites par le- haut fonc-tionnaire colonial. Tous deux, pour des raisons diffrentes, portent leur attention sur les faits de dgradation du paysannat, de dvelop-pement sans cesse croissant du proltariat colonial et sur les antago-nismes qui leur sont lis. En ce qui concerne l'Afrique du Nord et l'Afrique Noire franaises, nous nous permettons de renvoyer deux tudes gnrales qui se compltent ou se confirment, celle du gogra-phe J. Dresch et celle du haut-commissaire R. Delavignette 44. Les mouvements complmentaires de dpossession ( 730.000 familles rurales sont totalement dpourvues de terres et doivent tre consid-res comme indigentes , crit J. Dresch), de dracinement du paysannat et de proltarisation qui se mesure l'accroissement accl-r des centres urbains sont expliqus dans le cadre des conditions lo-cales. Par ailleurs, l'accent est mis sur les caractres propres au prol-tariat colonial : Les indignes d'Afrique du Nord deviennent prol-taires, mais des proltaires manoeuvres, des proltaires coloniaux, ju-gs galement bons et inaptes tous les emplois, serviteurs d'une co-nomie lmentaire et spculative, menace par des crises que provo-quent tour tour la scheresse et les variations des cours des matires premires (J. Dresch) ; le proltariat est le vhicule du racisme, il donne la lutte des classes une violence inoue en l'entremlant la lutte de races et, devant cette menace, parat la tentation de cer-tains Europens de conserver le plus longtemps possible la paysannerie dans un tat primitif (qu'ils croient) de tout repos (R. Delavignette). De telles indications montrent quel point la socit colonise, sous son aspect urbain comme sous son aspect rural, et la

    44 J. DRESCH, La Proltarisation des masses indignes en Afrique du Nord ,

    in Fin de l're coloniale ?, op. cit., p. 57 69, et R. DELAVIGNETTE, Les Problmes du travail : Paysannerie et Proltariat , in Peuples d'Outre-Mer et Civilisation Occidentale, p. 273 291.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 21

    socit coloniale forment un ensemble, un systme ; et la ncessit pour toute tude d'un seul des lments de se rfrer l'ensemble ; elles attirent l'attention, aussi, sur les antagonismes qui se manifestent au sein de ce dernier en fonction d'une structuration par classes qui s'affirme au dtriment des structures sociales traditionnelles, sur des conflits qui ne s'expliquent que dans le cadre de la situation coloniale. Par ailleurs, la notion de crise est au centre de ces proccupations ( une crise qui frappe une socit branle et peu peu dtruite , crit J. Dresch) ; elles nous font retrouver, en le privilgiant, en l'exa-grant peut-tre, cet aspect pathologique des socits colonises que nous avons signal.

    Il est par ailleurs frquemment insist sur le rle de l'appareil ad-

    ministratif et judiciaire charge d'assurer cette domination, et certain critique, aprs en avoir dnonc l' arbitraire , voque l'action d'une organisation qui a spar des peuples de mme origine ethnique, de mme structure sociale et en a rapproch d'ethnies et de structures so-ciales diffrentes 45... . L'arbitraire du partage entre nations colonia-les et des dcoupages administratifs aboutit - ou vise - fragmenter les ethnies importantes, briser toute unit politique de quelque en-vergure, rassembler artificiellement des groupes ethniques diffrents ou antagonistes. Certains mouvements rcents de peuples coloniss s'expliquent comme une raction un tel tat de choses, comme la manifestation d'une volont de remembrement. Pour la seule Afrique Noire de l'Ouest, nous pouvons voquer : les revendications unitaires des Ew (partags entre Togo franais et Togo britannique), les tenta-tives de fdralisme tribal dans le Sud-Cameroun, le dsir, plus ou moins explicite, de regroupement manifest par les glises ngres - connues sous le nom de Kimbangisme -agissant en pays Ba-Kongo (au Congo belge et au Congo franais). Cette balkanisation entretenue ou cre, les inimitis ou rivalits entre groupes ethniques maintenues ou drives des fins administratives, ont impos ceux-ci, dans le

    45 G. D'ARBOUSSIER, Les Problmes de la culture , in Afrique Noire, nu-

    mro spcial de Europe, mai-juin 1949.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 22

    cadre de la situation coloniale, une histoire particulire dont la connaissance est indispensable toute analyse sociologique. Et une tude rcente, consacre aux Malgaches, peut montrer comment cette volont d'atteindre le groupe (par crainte de voir se poser la question nationale) s'accompagne souvent de la volont d'atteindre son histoire (par peur de laisser celle-ci justifier la fiert d'tre Malgache, et par l le nationalisme crit l'auteur) 46. Nous retrouvons, ici, le domaine des idologies plusieurs fois voqu : cette perversion de l'histoire at-teint la mmoire collective qui ragit par contrecoup ; et l'on voit l'im-portance que peuvent prendre de tels faits dans l'effort de comprhen-sion des peuples coloniss.

    *

    * * En fonction de ces premires donnes, il devient plus facile de si-

    tuer, et d'apprcier, les apports de la sociologie et de la psychologie sociale appliques aux socits coloniales et colonises. Dans un ou-vrage rcent, consacr aux colonies , E.A. Walcker attirait notre attention sur le fait que celles-ci constituent des socits plura-les 47 . Il prcise que la colonie (socit globale) se compose en gnral d'un nombre de groupes plus ou moins conscients de leur exis-tence, souvent opposs les uns aux autres par la couleur, et qui s'effor-cent de mener des vies diffrentes dans les limites d'un cadre politique unique . Et Walcker ajoute : ces groupes qui parlent des langues diffrentes, ont une nourriture diffrente, se livrent souvent des oc-cupations diffrentes qui leur sont dsignes par la loi ou la coutume, portent des vtements diffrents.... vivent dans des types diffrents d'habitations, chrissent des traditions diffrentes, adorent des dieux diffrents, entretiennent des ides diffrentes du bien et du mal. De

    46 O. HATZFELD, Les Peuples heureux ont une histoire. tude malgache , in

    Cahiers du Monde non chrtien, 16, 1950. 47 Les Colonies, pass et avenir, chapitre intitul : Colonies tropicales et soci-

    ts plurales.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 23

    telles socits ne sont pas des communauts . ces lments, il ajou-te une notation utile notre analyse en crivant, propos de la colour-bar, qu'elle traduit le problme mondial des minorits en termes tro-picaux, avec cette diffrence que, presque partout aux colonies, la classe infrieure constitue la majorit .

    Ces observations peuvent fournir un point de dpart. L'intressant

    n'est pas la notation du pluralisme (caractristique de toute socit globale) mais l'indication des traits spcifiques de celui-ci : la base raciale des groupes , leur htrognit radicale, les relations anta-gonistes qu'ils entretiennent et l'obligation o ils se trouvent de coexister dans les limites d'un cadre politique unique . Par ailleurs, l'attention porte la socit coloniale, en tant que minorit (numri-que) dominante, est importante ; H. Laurentie a, de son ct, dans une tude d'allure essentiellement politique, dfini la colonie comme un pays o une minorit europenne s'est superpose a une majorit indigne de civilisation et de comportement diffrents ; cette minorit europenne agit sur les peuples autochtones avec une vigueur dispro-portionne au nombre ; elle est, si l'on veut, extrmement contagieuse et, de sa nature, dformante 48 . Cette minorit active, et dfor-mante, assied sa domination sur une supriorit matrielle incontesta-ble (elle s'impose des civilisations atechniques), sur un tat de droit tabli son avantage, sur un systme de justification fondement plus ou moins racial (et pour certains auteurs, tel R. Maunier, le fait colo-nial est d'abord un contact de races). Elle est d'autant plus ractive qu'elle est mieux enracine et rebelle la fusion, qu'elle se sent mena-ce par la pousse dmographique des hommes de couleur : ainsi, en Afrique du Sud, la population blanche commence voir dans sa si-tuation un problme de minorit, alors que les Noirs voient dans la leur un problme colonial et de tutelle 49 ; ainsi, en Afrique du Nord.

    48 H. LAURENTIE, Notes sur une philosophie de la politique coloniale fran-

    aise , in numro spcial de Renaissances, oct. 1944. 49 J. BORDE, Le Problme ethnique dans l'Union Sud-Africaine op. cit., p.

    320.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 24

    Ce fait - commence voir dans sa situation un problme de minori-t - est intressant ; il nous rappelle justement que cette minorit numrique n'est pas une minorit sociologique, elle ne risque de le devenir que par un bouleversement de la situation coloniale.

    Cette observation, certains sociologues l'ont dj faite. L. Wirth,

    dfinissant ce qu'est une minorit et tablissant une typologie des mi-norits, a insist sur ce point : le concept n'est pas d'ordre statisti-que ; et il donne l'exemple des Noirs vivant dans le Sud des tats-Unis qui sont, dans certains tats, numriquement majoritaires et n'en constituent pas moins une minorit en tant que socialement, politi-quement et conomiquement subordonns , l'exemple de la situation cre par l'expansion coloniale des nations europennes qui constitue les Blancs en groupes dominants et les peuples de couleur en minorits 50 . Le volume d'un groupement ne suffit pas faire de celui-ci une minorit, bien qu'il puisse avoir des effets quant au sta-tut et quant aux relations avec le groupement dominant ; le caractre de minorit est une certaine manire d'tre dans la socit globale, il implique essentiellement la relation de domin dominant. Une telle relation, nous l'avons constamment retrouve au cours de l'analyse prcdente ; en voquant la socit colonise comme un instru-ment l'usage de la nation coloniale (perspective historique), les rapports d'exploitant exploit, la parent tablie entre le rapport mtropole-colonie et le rapport capital-travail (perspective cono-mique), les rapports de domination et de soumission (perspective politique). Ce caractre de minorit (au sens sociologique du mot) qui appartient la socit colonise nous montre, assez, combien celle-ci doit tre envisage en fonction des autres groupements composant la colonie - ncessit que nous avions rappele en indiquant, diverses reprises, l'obligation de saisir la socit colonise et la socit colonia-le en des perspectives rciproques. Mais cela, n'indique pas en quoi la

    50 L. WIRTH, The problem of minority groups , in The Science of man in the

    World crisis, p. 347 372. Du mme auteur, sur ce thme : The present posi-tion of Minorities in the United States.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 25

    socit colonise se distingue des autres minorits (les Noirs amri-cains, par exemple) places dans des situations diffrentes. Une pre-mire dmarche s'impose, prciser quelle est la place de celle-ci dans la socit globale : la colonie .

    Si l'on voque, d'une manire trs schmatique, les groupements

    mis en prsence par la situation coloniale, en les classant partir de la socit coloniale (groupement dominant) jusqu' la socit colonise (groupement soumis), on peut retenir : a) la socit coloniale, en ex-cluant les trangers de race blanche ; b) les trangers de race blan-che ; c) les coloured , en conservant l'expression anglaise qui a un sens large ; d) la socit colonise, tous ceux que les Anglo-Saxons nomment les natives. Distinction et hirarchie qui reposent, d'abord, sur des critres de race et de nationalit ; elles impliquent une sorte de postulat : l'excellence de la race blanche, et plus prcisment de cette fraction- qu'est la nation colonisatrice (la suprmatie est donne com-me fonde dans l'histoire et la nature).

    Ce n'est, la, qu'une vue grossire demandant tre complte. R.

    Delavignette a consacr un chapitre de son ouvrage a l'tude de la so-cit coloniale 51 ; il a rappel certains traits gnraux dfinissant cel-le-ci : socit de provenance et d'attache mtropolitaines , consti-tuant une minorit numrique, de caractre bourgeois, anime par la notion de supriorit hroque (doctrine s'expliquant, en partie, par le plus grand nombre des hommes et la jeunesse de ceux-ci, dans les colonies dites d'encadrement ou la premire poque de la colonisa-tion). Surtout, il s'agit d'une socit qui a pour fonction de dominer, politiquement, conomiquement, spirituellement ; elle tend a donner ses membres, selon la formule de R. Delavignette, l'esprit fodal . Le fait important est que cette socit dominante constitue une minori-t numrique un fort degr : le dsquilibre est grand entre la masse des coloniaux et la masse des coloniss ; et la crainte demeure, plus ou

    51 Les Vrais chefs de l'Empire, dition nouvelle sous le titre Service Africain,

    1946 ; chap. II ; La Socit coloniale.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 26

    moins consciente, de voir la hirarchie se rtablir en fonction de ce seul critre des masses -avive dans les moments de crise, elle expli-que les ractions les plus inexplicables en apparence comme l'ont montr les vnements de Madagascar. Et, L. Wirth porte un ju-gement bien simpliste lorsqu'il affirme que, dans le cas des situations coloniales, le groupe dominant peut maintenir sa position suprieure en faisant simplement jouer la machine militaire et administrative ; tant la disproportion des civilisations est norme 52 ! Il sous-estime, ainsi, quantit d'aspects importants ; moyens par lesquels ce groupe se rend intouchable : en rduisant le contact au minimum (sgrgation), en se donnant comme modle tout en n'accordant pas les moyens de raliser ce modle (l'assimilation prsente comme condition de l'ga-lit parce qu'on la sait impossible ou parce qu'on la contrle svre-ment) ; idologies justifiant la position dominante ; moyens politiques destins maintenir le dsquilibre en faveur de la socit coloniale (et de la mtropole) ; transfert, plus ou moins dirig, sur certains des groupements, des sentiments provoques par la domination politico-conomique : ainsi, sur les Libano-Syriens en Afrique Occidentale Franaise (o ils reprsentent environ le quart de la population dite, administrativement, europenne et assimile ), sur les Indiens dans l'Union Sud-Africaine (lors des troubles de 1947, 1948 et 1949, les Noirs se sont attaqus uniquement aux Asiatiques) et sur les colou-red d'une manire quasi gnrale. Dans la mesure mme o la dis-tance entre les civilisations tend se rduire, les rapports de masses jouent davantage, la force n'est plus suffisante pour maintenir la do-mination et les moyens plus indirects sont davantage utiliss -le carac-tre de malentendu s'affirme (qui a frapp H. Brunschwig sur le plan historique, O. Mannoni sur le plan psychanalytique). Ces moyens indirects utilisent, le plus souvent, selon les conjonctures sociales par-ticulires, les relations raciales ou religieuses de type conflictuel (ain-si, aux Indes, l'poque classique de la colonisation britannique). Il reste ajouter que la socit coloniale n'est pas parfaitement homog-ne ; elle a ses factions , ses clans (les administratifs , les 52 Op. cit., p. 353.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 27

    privs , les militaires , les missionnaires , selon la terminolo-gie employe dans les territoires franais) qui sont plus ou moins fer-ms les uns aux autres, plus ou moins rivaux (les oppositions Admi-nistration-Missions, Administration-Commerce sont frquentes), qui ont leur propre politique indigne ( tel point que certains anthropolo-gues anglais ont fait, de chacun d'eux, un agent provoquant le culture change) et suscitent des ractions trs diverses. Par ailleurs, la socit coloniale est plus ou moins ferme, plus ou moins distante de la socit colonise ; mais la politique de domination et de prestige exige qu'elle soit ferme et distante : ce qui ne facilite pas la compr-hension et l'apprciation mutuelles, ce qui permet (ou impose) le re-cours facile aux strotypes . Isole la colonie , cette socit a en partie rompu ses attaches mtropolitaines ; R. Delavignette a bien not ce fait, en crivant des coloniaux : Europens la colonie, ils sont, dans la Mtropole, coloniaux... , ils cherchent concentrer leurs forces dans un particularisme jaloux 53 ...

    Particularisme qui s'exprime, d'abord, par rapport aux trangers

    de race blanche. Ceux-ci constituent une minorit au sens plein du terme, numriquement et sociologiquement ; ils peuvent avoir une situation conomique importante, ils n'en sont pas moins soumis au contrle administratif. Ils sont suspects en raison mme de leur natio-nalit : la mfiance l'gard des missions religieuses trangres, par exemple, est frquente en pays colonial. Ils sont souvent coups de la vritable socit coloniale - en A.O.F., notamment, les Libano-Syriens ne sont pas admis (sauf quelques rares exceptions dues a une fortune considrable) dans la bonne socit . Dans la mesure mme o ils sont rejets, ils se regroupent en minorits ethniques, ont des relations plus relles avec les autochtones. Cette familiarit plus grande, et la condition mineure qui est la leur, expliquent les ractions ambiva-lentes des indignes leur gard (une certaine intimit nuance de mpris) ; celles qui se crent avec les Libano-Syriens, les Grecs, les

    53 Op. cit., p. 41.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 28

    Portugais 54 dans l'Ouest africain de domination franaise. Les ressen-timents du colonis peuvent se reporter sur eux avec une certaine im-punit ; ils permettent des transferts bon march ; lors des troubles qui affectrent, aprs 1945, certaines villes de l'A.O.F., la minorit libano-syrienne lut en fait seule touche. C'est un des groupements les plus menacs de cet difice fragile qu'est la colonie en tant que socit globale.

    Dans l'chelle du discrdit, s'attachant aux groupements domins,

    celui des coloured (mtis et trangers de couleur) est le plus dfa-voris ; pour une raison essentiellement raciale, il est rejet par la so-cit coloniale et par la socit colonise ; il a peu de contacts avec l'une et avec l'autre. Il est d'autant plus vou l'isolement (par des me-sures discriminatoires), rduit au rle de communaut exotique , qu'il prend une importance conomique plus vidente : ainsi, le pro-blme indien en Afrique du Sud s'explique surtout par le fait que cer-tains des Indiens sont trop riches et envahissent subrepticement les positions tenues par les Blancs 55 ; l'imbrication des faits d'ordre racial et des faits d'ordre conomique se manifeste alors pleinement. Dans le cas des mtis, l'isolement est plus absolu encore ; en raison de leur caractre de compromis racial . Ils n'arrivent se regrouper, a constituer une socit viable, que dans des circonstances exception-nelles : celle des Bastards de Rehoboth , dans l'ancien Sud-Ouest africain allemand, est particulirement clbre - et en imposant cel-le-ci une stricte fermeture. Ils sont rejets, ainsi que l'a not A. Sieg-fried propos des Cape coloured , vers une race noire avec la-quelle ils ne veulent pas se confondre ; ils visent tre assimils par la socit colonise qui leur reste ferme (plus ou moins selon les cir-

    54 Un proverbe significatif : Dieu a cr le Blanc, puis le Noir et, enfin, le Por-

    tugais. Ou, encore : Il y a trait espces d'hommes : les Blancs, les Noirs et les Portugais. (Proverbe du Congo belge.)

    55 Cf. A. SIEGFRIED, Afrique du Sud, Armand Colin, 1949, p. 75. Aussi Hand-book on race relations in South Africa, ditions E. Hellmann, 1949, et J. BORDE, op. cit., p. 339-340.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 29

    constances locales) ou leur concde un statut personnel 56 consacrant d'une manire lgale leur position particulire. Compromis racial, ils ne constituent nullement un compromis social ; on peut difficile-ment voir en eux un instrument de liaison entre socit colonise et socit coloniale. Leur alliance politique avec l'lite de la socit co-lonise n'a jamais t durable : ainsi, la Confrence des Non-Europens cre en 1927, en Afrique du Sud, qui tenta d'unir en vue d'une action commune, Mtis, Indiens et Bantou, n'eut aucune action efficace - et fut de courte dure. Les coloured sont plus en conflit - en raison d'une meilleure condition conomique et politique, en raison du facteur racial - qu'un accord avec la socit colonise ; ils ne peu-vent faire figure de leaders auprs de cette dernire.

    La socit colonise frappe, d'abord, par deux faits sa supriorit.

    numrique crasante 57 et la domination radicale qu'elle subit ; majori-t numrique, elle n'en est pas moins une minorit sociologique ; selon l'expression de R. Maunier, la colonisation est un fait de puissan-ce , elle entrane la perte de l'autonomie, une tutelle de droit ou de fait 58 . Chacun des secteurs de la socit coloniale a pour fonction d'assurer cette domination en un domaine prcis (politique, conomi-que et, presque toujours, spirituel) ; cette domination de la socit co-lonise est absolue en raison de l'absence de technique avance, de puissance matrielle autre que celle du nombre ; elle s'exprime par un tat de fait (des pratiques non codifies mais entranant une vive r-probation si elles ne sont pas respectes) et un tat de droit. Elle repo-se, nous l'avons plusieurs fois signal, sur une idologie, un systme 56 Comme cela fut tent, avant 1939, dans les territoires de domination franai-

    se : en A.O.F. (1930), Madagascar (1934), en A.E.F. (1936), en Indochine (1938).

    57 Pour la seule Afrique noire, R. Delavignette donnait, en 1939, les proportions suivantes quant la population dite europenne : Union Sud-Africaine (250%, ancien Sud-Ouest africain allemand (100%), Rhodsie (45%), Angola (10%), Knya (5%), Congo belge (2%), A.O.F. et A.O.F. (1%) ; op. cit., p. 36. En ce qui concerne ces derniers territoires, depuis 1945, l'apport europen fut Impor-tant.

    58 Cf. R. MAUNIER, Sociologie Coloniale, p. 19, 30, 33.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 30

    de pseudo-justifications, de rationalisations ; elle a un fondement ra-ciste plus ou moins avou, plus ou moins manifeste. La socit colo-nise subit la pression de tous les groupements constituant la colonie, tous ont sur elle prminence en quelque matire, et ressent d'autant mieux sa condition de subordination. Pour ceux-ci, elle est essentiel-lement un instrument crateur de richesse (alors qu'elle ne retient qu'une trs faible part des revenus malgr son nombre) ; cela condi-tionne, en partie, les relations qu'elle entretient avec les autres grou-pements (qui tirent d'elle leurs privilges conomiques). Celles-ci ne sont, cependant, pas simples - rapports d'exploitant exploit, de do-minant domin - en raison du manque d'unit de la socit colonise et, surtout, du caractre radicalement htrogne de la culture (ou, plutt, des cultures) qu'elle anime.

    La socit colonise est divise ethniquement ; divisions fondes

    dans l'histoire indigne mais utilises par la puissance coloniale - nous rappelons de quel usage est le vieux principe : diviser pour rgner - et compliques par l'arbitraire des partages coloniaux et des dcou-pages administratifs ; elles orientent non seulement les relations de chacune - des ethnies avec la socit coloniale (ainsi, les peuples qui ont servi d' intermdiaires l'poque de la traite africaine et des comptoirs ont tent de dplacer leur rle du plan conomique au plan politique et apparaissent comme des minorits militantes ) mais encore leur attitude vis--vis de la culture apporte par cette dernire (certains groupes ethniques sont plus assimilationnistes ou plus traditionnistes que certains groupes voisins, en raction, en partie du moins, contre l'attitude adopte par ceux-ci). La socit colonise est divise spirituellement. Divisions qui peuvent tre antrieures la colonisation europenne, lies notamment aux pousses conqurantes de l'Islam ; mais on sait l'usage que les nations coloniales ont pu en faire - les jeux de la domination anglaise aux Indes sont bien connus. La colonisation a, en maints endroits, apport la confusion religieuse, opposant le christianisme aux religions traditionnelles, les chrtiens des diffrentes glises entre eux. Et nous citons, ce propos, un Afri-cain de Brazzaville qui voquait cet tat de choses qui n'a pour effet

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 31

    que de, crer une lamentable confusion dans le dveloppement mo-ral ; et qui ajoutait, le Noir d'Afrique, quel qu'il soit, a un rudiment de religion ; le lui enlever par l'athisme ou par la confusion des doc-trines religieuses importes, c'est, coup sr, en faire un dsax 59 . L'auteur allait jusqu' demander au colonisateur d'imposer l'unit ! C'est dire combien ces nouvelles divisions, ajoutes aux anciennes, sont douloureusement subies par certains. Mais, la colonisation en apporta d'autres, que l'on pourrait qualifier de sociales, nes de l'action administrative et conomique, de l'action ducative : sparation entre citadins et ruraux 60, entre proltariat et bourgeoisie, entre lites (ou volus selon le langage habituel) et masses 61, entre gnra-tions - nous les avons voques, et avons suggr leur importance, aux divers moments de notre- analyse. Chacune de ces fractions participe de manire diffrente la socit globale ; le contact de races et de civilisations qu'impose, encore, la colonisation n'a ni la mme signifi-cation ni les mmes consquences pour chacune d'elles - il doit tre tudi en fonction de cette diversit (qu'il a cre, en partie, mais qui le conditionne maintenant, en partie).

    La socit colonise diffre de la socit coloniale par la race et

    par la civilisation ; en ces domaines, l'altrit parat absolue, celle que manifeste le langage en opposant le primitif et le civilis, le paen et le chrtien, les civilisations techniques et les civilisations arrires. Plus que la situation coloniale, c'est ce fait vident : la mise en contact de civilisations htrognes, qui attira l'attention des anthropologues au cours des dernires dcades ; et, surtout, le heurt qu'elle produisait, le clash of cultures repr par les auteurs anglais. Nous avons montr ailleurs comment, partir de cette observation, des tudes nouvelles

    59 J.-R. AYOUN, Occidentalisme et Africanisme , in Renaissances, numro

    spcial, octobre 1944, p. 204. 60 voquons Brazzaville o la population africaine passe de 3.800 habitants en

    1912 75.000 habitants environ en 1950 ; soit plus du dixime de la popula-tion du Moyen-Congo.

    61 Cf. Dr L. AUJOULAT, lites et masses en pays d'Outre-Mer , in Peuples d'Outre-Mer et Civilisation Occidentale, op. cit., p. 233-272.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 32

    dites d'acculturation, aux tats-Unis, de culture contact, en Angleter-re, se sont dveloppes ; avec l'ambition d'atteindre, ainsi, les aspects les plus dynamiques des cultures mises en prsence, de dceler, peut-tre, les traits caractristiques de toute ralit culturelle. Les tapes du contact ont t prcises, d'une manire plus ou moins simpliste et arbitraire ; phases de conflit, d'ajustement, de syncrtisme, d'assimila-tion (ou de contre-acculturation, en raction) repres par les anthro-pologues nord-amricains ; phases d'opposition, d'imitation (de haut en bas et de bas en haut ) et d'agrgation analyses par R. Mau-nier dans sa Sociologie coloniale ; apparition d'une nouvelle culture ( the tertium quid of contact ) diffrente de celles mises en prsen-ce, selon B. Malinowski, etc. Nous ne reprendrons pas, ici, les criti-ques qu'appellent ces travaux et ces doctrines. Nous voquons ceux-ci pour manifester, d'une part, qu'on ne saurait envisager les rapports en-tre socit coloniale et socit colonise sous les seuls aspects cono-miques et politiques souvent privilgis par les auteurs engags . Pour rappeler, d'autre part, que le contact des civilisations se produit l'occasion d'une situation particulire, la situation coloniale, qui se transforme historiquement ; que le contact se fait par le moyen de groupements sociaux - et non entre cultures existant sous la forme de ralits indpendantes - dont les ractions sont conditionnes d'une manire interne (selon le type du groupement) et d'une manire exter-ne - cet gard, une typologie prcise des groupements composant cette socit globale, la colonie, est la base de toute investigation prcise et largement comprhensive. Nous avons, frquemment, insis-t sur cette ncessit en montrant combien le sociologue tait tenu d'envisager la socit coloniale et la socit colonise en des perspec-tives rciproques. De mme que nous avions suggr, dans un prc-dent travail, l'volution particulire qu'impose la situation coloniale aux faits socioculturels ; en montrant, notamment, comment les cri-ses cres par la colonisation orientent, en partie, cette volution.

    La plupart des travaux traitant des socits colonises actuelles in-

    sistent sur l'tat de crise qui les affecte, sur les problmes ardus et complexes qu'elles posent ; un degr plus ou moins important, el-

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 33

    les sont considres comme des socits malades 62. Ce qui est vrai dans la mesure mme o la socit coloniale s'oppose aux vritables solutions ; car il apparat bien que, dans le cas de la socit colonise, la recherche de ses normes concide avec la recherche de son autono-mie. Ce qui impose au sociologue une mthode d'analyse en quelque sorte clinique. Et nous avons, dans l'analyse prcdemment rappele, montr combien l'approche des socits colonises par le biais de leurs crises spcifiques constitue une position privilgie pour l'tu-de , le seul lieu o l'on puisse saisir l'volution des structures so-ciales indignes mises en situation coloniale 63 . De telles crises re-mettent en cause la quasi-totalit de la socit, les institutions comme les groupements et les symboles ; les dsajustements constituent au-tant d'issues permettant l'analyse de s'insinuer et non seulement de saisir les phnomnes de contact entre socit colonise et socit co-loniale, mais encore de mieux comprendre celle-la dans ses formes traditionnelles en manifestant certains systmes, certaines faiblesses (comme nous le montrerons a propos des Fang du Gabon, peuple chez lequel la situation coloniale a favoris les ruptures impliques par la structure sociale ancienne) ou certaines structures ou reprsentations collectives irrductibles (ainsi, l'tude de la crise religieuse et des glises ngres caractristiques de l'Afrique bantou montrerait ce qui subsiste, quelles que soient les pressions exerces, des religions traditionnelles - la part intraitable). De telles crises, qui affectent la socit globale dans son ensemble, constituent autant de points de vue sur cette dernire et sur les relations qu'elle implique 64 ; elles permet-tent cet approche concret et complet dj recommand par Marcel Mauss. Et, pour complter un exemple qui vient d'tre donn, nous 62 Cf. L. ACHILLE, Rapports humains en Pays d'Outre-Mer , in Peuples

    d'Outre-Mer et Civilisation Occidentale, op. cit. 63 G. BALANDIER, Aspects de l'volution sociale chez les Fang du Gabon ;

    I. Les implications de la situation coloniale , op. cit. 64 Monica Hunter avait frl cette constatation. Elle a crit : L'tude du

    culture contact montre clairement que la socit est une, et que lorsqu'un seul aspect est modifi, l'ensemble est affect ; Reaction to Coquest, p. 552. Elle s'est contente de cette notation, sans chercher l'approfondir et sans en tirer des consquences d'ordre mthodologique.

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    voquerons une thse rcente consacre aux glises ngres et au prophtisme bantou (en Afrique du Sud) o l'auteur, B.G.M. Stukler, montre que les problmes poss ne sont pas seulement d'ordre reli-gieux mais mettent en cause la totalit des ractions bantou la domi-nation des Blancs, que l'tude de ces glises conduit celle de tous les problmes sociaux caractristiques de l'Union Sud-Africaine 65. Ces crises se caractrisent, premire vue, par l'altration radicale ou la disparition de certaines institutions, de certains groupements. Mais l'analyse sociologique ne saurait s'en tenir ces seuls aspects du social - la partie institue ou structure - et constater les transformations et les disparitions, reprer et dcrire les crations nouvelles. Il est indis-pensable d'aller au-del et d'atteindre, selon l'expression de G. Gur-vitch, les formes de la sociabilit 66. Car il semble bien que certaines manires d'tre lis , certaines liaisons sociales subsistent, alors que les structures au sein desquelles elles jouaient sont altres ou dtrui-tes, tandis que de nouvelles paraissent en fonction de la situation co-loniale, des conjonctures sociales cres par celle-ci. Elles peuvent co-exister et donner aux innovations conues par la socit colonise ces caractres la fois traditionnalistes et modernistes, cette ambigut note par quelques, observateurs.

    Nous avons frquemment fait allusion l'importance des relations

    raciales, au fondement racial des groupements, la coloration raciale prise par les faits conomiques et politiques (la littrature courante confond ou associe racisme et colonialisme) dans le cadre de la situa-tion coloniale. Et divers auteurs insistent sur le caractre interracial des rapports humains en pays d'outre-mer , sur le fait qu'en dessous des causes politiques ou conomiques opposant aujourd'hui encore la race blanche et les hommes de couleur, il existe presque toujours un mobile racial , sur le fait que la socit reste interraciale lors 65 B.G.M. STUKLER, Bantu Prophets in South Africa, London, 1948. 66 Cf. La Vocation Actuelle de la Sociologie, notamment p. 99 108. La dfini-

    tion et les distinctions essentielles y figurent. Les chapitres III et IV sont consacrs la Microsociologie dont Georges Gurvitch est le vritable fonda-teur.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 35

    mme que l'indpendance nationale est conquise 67. Nous avons plu-sieurs fois indiqu que les anthropologues coloniaux s'taient peu at-tachs ces faits et problmes raciaux et rappel la petite place don-ne ceux-ci dans les programmes de recherche qu'ils ont tablis ; ce qui s'explique par l'attention accorde aux cultures plus qu'aux soci-ts, aussi, par le souci (plus ou moins conscient) de ne pas mettre en cause les fondements mmes (et l'idologie) de la socit coloniale laquelle ils participent bis. l'inverse, les travaux raliss aux tats-Unis (et au Brsil) sont largement consacrs aux relations et prjugs raciaux, aux rapports entre Noirs et Blancs notamment. Ces faits ne peuvent tre vits parce que les diffrences radicales de civilisation, de langue, de religion, de murs, qui jouent dans le cadre de la situa-tion coloniale, sont, ici, attnues et ne servent ni les masquer, ni les compliquer ; parce que l'tat de subordination et le prjug racial ne peuvent y paratre fonds dans la nature dans la mesure mme o 'altrit culturelle s'efface et o l'identit des droits s'affirme (ce qui explique, entre autres choses, que la socit amricaine paraisse confuse, contradictoire et paradoxale , selon l'expression de Gun-nar Myrdal 68...) parce que ces faits reprsentent ce qui reste liquider du pass colonial - et c'est prcisment au moment de la liquidation qu'ils ont donn lieu des conflits violents (aux Etats-Unis, lors de la priode dite de Reconstruction ). De tels travaux insistent tantt sur les implications conomiques, tantt sur les implications sexuelles des divers comportements raciaux ; ils montrent, comme le manifeste clai-rement R. Bastide 69, la liaison entre les ractions d'ordre racial et cel-les d'ordre culturel : nous renvoyons, notamment, son analyse du messianisme ngre aux tats-Unis qui indique combien celui-ci est li aux conflits raciaux et une psychologie du ressentiment ; ces

    67 Cf. L. ACHILLE, op. cit., p. 211 215. bis Une analyse critique extrmement serre a t faite par M. Leiris, dans une

    confrence intitule l'Ethnographe devant le colonialisme en 1950 et pu-blie ensuite dans les Temps Modernes.

    68 Gunnar MYRDAL, An American Dilemna, New-York, 1944. 69 Cf. notamment, R. BASTIDE, Sociologie et Psychanalyse, chap. XI : Le

    Heurt des Races, des Civilisations et la Psychanalyse , Paris, P.U.F., 1950.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 36

    derniers rvlent une diversit de comportements correspondant la diversit des situations. Nous avons risqu ce rappel rapide parce qu'il montre les liaisons qu'on ne saurait nier, l'impossibilit de sparer l'tude des contacts culturels de celle des contacts raciaux et d'envisa-ger celles-ci, dans le cas des socits colonises, sans ce rfrer aux situations coloniales.

    *

    * * Nous venons de considrer certains faits que les auteurs anglo-

    saxons rassemblent sous les rubriques de heurt des civilisations ou de heurt des races , mais nous avons montr que, dans le cas des peuples coloniss, ces heurts (ou contacts ) se produisent dans des conditions trs particulires. cet ensemble de conditions, nous avons donn le nom de situation coloniale. On peut dfinir cette der-nire, en retenant les plus gnrales et les plus manifestes de ces conditions : la domination impose par une minorit trangre, racia-lement (ou ethniquement) et culturellement diffrente, au nom d'une supriorit raciale (ou ethnique) et culturelle dogmatiquement affir-me, une majorit autochtone matriellement infrieure ; cette do-mination entranant la mise en rapport de civilisations radicalement htrognes : une civilisation machinisme, conomie puissante, rythme rapide et d'origine chrtienne s'imposant des civilisations sans machinisme, conomie arrire , rythme lent et radicale-ment non-chrtiennes ; le caractre fondamentalement antagoniste des relations existant entre ces deux socits qui s'explique par le rle d'instrument auquel est condamne la socit colonise ; la ncessit, pour maintenir la domination, de recourir non seulement la force mais encore un systme de pseudo-justifications et de comporte-ments strotyps, etc. - mais cette numration seule serait insuffi-sante. Nous avons prfr, la faveur des vues particulires prises par chacun des spcialistes, saisir la situation coloniale dans son en-semble et en tant que systme ; nous avons voqu les lments en fonction desquels toute situation concrte peut tre dcrite et compri-

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 37

    se, montr comment ils sont lis entre eux et qu'ainsi toute analyse partielle est en mme temps partiale. Cette totalit met en cause les groupements composant la socit globale (la colonie) comme les reprsentations collectives propres chacun de ceux-ci ; elle se saisit tous les niveaux de la ralit sociale. Mas, en raison mme du caractre htrogne des groupements, des modles culturels, des reprsentations mises en contact, des transformations apportes au systme charg de maintenir artificiellement les rapports de domina-tion et de soumission, la situation coloniale se modifie profondment et a un rythme rapide ; cela impose donc de la saisir historiquement, de la dater.

    La socit colonise laquelle s'attache l'anthropologue (en la

    nommant primitive , ou arrire , etc.) participe, un degr plus ou moins important (selon son volume, son potentiel conomique, son conservatisme culturel, etc.), la situation coloniale ; elle est un des groupements constituant la colonie . Et l'on conoit mal qu'une tude actuelle de cette socit puisse se faire sans tenir compte de cet-te double ralit, la colonie , socit globale au sein de laquelle elle s'inscrit, et la situation coloniale cre par celle-ci ; surtout lorsqu'elle se donne pour objet avou les faits rsultant du contact , les ph-nomnes ou processus d'volution. Quand, procdant de manire uni-latrale, elle les dcle par rapport au seul fonds traditionnel (ou primitif ) elle ne peut gure que les numrer et les classer ; de mme, lorsqu'elle se limite l'tude du contact entre institu-tions de mme nature (comme le recommande B. Malinowski). En fait, les aspects modernistes (une fois reprs) ne deviennent com-prhensibles que par rapport la situation coloniale ; et c'est vers cette reconnaissance que s'acheminent certains anthropologues anglais (Fortes, Gluckman) en considrant que, dans le cas de l'Afrique noire colonise, socit noire et socit blanche participent intgralement un mme ensemble, en abordant la notion de situation 70 . De m-

    70 Cf. M. FORTES, Analysis of a Social Situation in Modern Zululand , in

    Bantu Studies, vol. XIV, 1940. Aussi, la controverse de Malinowski, ce su-

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 38

    me, R. Bastide a voqu l'importance de la situation dans laquelle le processus se fait propos de ses tudes consacres l'interpntra-tion des civilisations. Nous avons voulu dpasser le cadre de ces sim-ples indications, en montrant comment une situation coloniale peut tre aborde , et ce qu'elle implique ; manifester que tout problme actuel de sociologie des peuples coloniss ne peut tre envisag que par rapport cette totalit. La notion de situation n'est pas le bien de la seule philosophie existentielle ; elle s'est impose divers sp-cialistes des sciences sociales, qu'ils l'utilisent sous le nom de situa-tion sociale , comme fait H. Wallon, ou sous le nom de conjoncture sociale particulire , comme fait G. Gurvitch - la notion de phno-mne social total labore par Mauss prparait de telles exigen-ces 71.

    Il est assez significatif que beaucoup des anthropologues oprant

    au sein des socits colonises, et s'attachant aux aspects et problmes actuels de celles-ci, aient vit (inconsciemment, le plus souvent) d'voquer la situation concrte particulire ces socits. Par crainte (plus ou moins consciente) d'avoir tenir compte d'un systme et d'une socit prcis : la socit coloniale laquelle ils participent. Ils s'en sont rapports des systmes moins compromettants, la civili-sation occidentale et les civilisations primitives , ou se sont limi-ts des problmes restreints pour lesquels ils ont suggr des solu-tions effets restreints ; et c'est par refus de se soumettre a cette der-nire attitude, qu'ils croient invitable et utile la seule socit colo-niale, que certains anthropologues n'acceptent pas de donner leur

    jet, dans The Dynamics of Culture Change, p. 14 et suiv. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales, en version franaise. JMT.]

    71 G. Gurvitch associe d'ailleurs les trois termes dans l' Avant-Propos , qu'il a crit pour la section Psychologie Collective de l'Anne Sociologique, 3e srie, 1948-1949. De mme, un psychiatre comme Karen Horney insiste sur le fait que toutes les nvroses, individuelles ou collectives, s'expliquent par un processus mettant en cause tous les facteurs personnels et socio-culturels ; cf. Dr Karen HORNEY, The Neurotic Personality of our time, New-York, 1937.

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    discipline le caractre de science applique 72 . Il y a, l un fait qui rentre dans le cadre de la critique de l'observation en matire de scien-ces humaines ; et qui suggre l'important travail critique auquel doit se livrer, pralablement, l'observateur des socits colonises.

    Nous avons eu, frquemment, l'occasion d'voquer le caractre en

    quelque sorte pathologique des socits colonises, les crises qui mar-quent les tapes du processus dit d'volution - crises qui ne corres-pondent pas des phases ncessaires de ce processus, qui ont cepen-dant des caractres spcifiques en fonction du type de socit coloni-se et de la nature de la situation coloniale (les Noirs islamiss ne r-agissent pas comme les Noirs animistes ou pseudo-chrtiens, les socits africaines de mme type ne ragissent pas la prsence franaise comme la prsence britannique , etc.). Mettant en cause la socit soumise la colonisation dans ce qu'elle a de caract-ristique, la situation coloniale dans ce qu'elle a de particulier, ces crises permettent, au sociologue, la ralisation d'une analyse com-prhensive, parce qu'elles constituent les seuls points d'o se puissent saisir, d'une manire globale, les transformations de celle-la sous l'ac-tion de celle-ci. Elles font accder a des ensembles et des liai-sons essentielles, permettent d'viter les dcoupages (changements dans la vie conomique, dans la vie politique, etc.) partiels et artifi-ciels qui ne peuvent aboutir qu' une description et une classification scolastique. Nous avons, dj, indiqu que ces crises constituent autant d'issues donnant vue non seulement sur les phnomnes de contact mais encore sur la socit colonise dans ses formes tradition-nelles ; il faudrait ajouter qu'elles permettent, ainsi, de faire une analy-se tenant compte, la fois, du milieu externe et du milieu inter-ne et tenant compte de ceux-ci en fonction des rapports rels qu'ils entretiennent, en fonction d'tats vcus . On pourrait nous repro-cher d'avoir recours, d'une faon plus ou moins explicite, la dange-reuse notion de pathologique, nous demander quels sont les critres

    72 Cf. F. M. KEESING, Applied anthropology in colonial administration , in

    op. cit., R. Linton, d.

  • Georges Balandier, La situation coloniale : approche thorique. (1951) 40

    des crises caractristiques des socits colonises. Nous renvoyons, alors, tous les passages de cette tude o sont voqus les aspects conflictuels des relations entre socit colonise et socit coloniale, culture autochtone et culture importe - lis aux rapports de domina-tion et de soumission, aux caractres htrognes des socits et cultu-res en contact - o est suggre la manire dont ces conflits sont res-sentis par les individus. L'histoire des socits colonises nous rvle des priodes durant lesquelles les conflits sont latents, un quilibre ou une adaptation provisoires tant raliss, des priodes durant lesquel-les les conflits deviennent manifestes s'exprimant selon les circonstan-ces tel ou tel niveau (religieux, politique, conomique) mais mettant en cause l'ensemble des relations existant entre socits coloniale et colonise, entre les cultures animes par chacune d'elles (comme nous l'avons rappel propos des glises ngres de l'Afrique bantou), des moments o l'antagonisme et la distance existant entre celles-ci sont maxima, qui sont vcus par le colonial comme une remise en dis-cussion de l'ordre tabli, par le colonis comme un essai de re-conqurir l'autonomie. chacun de ces moments, qui peuvent se rep-rer au long de l'histoire de la socit colonise, celle-ci prsente un tat de crise caractris ; c'est, alors, que nous l'envisageons en fonc-tion de la situation coloniale concrte.

    Paris.