GEORGE F.KENNAN: AN AMERICAN LIFE - IFRI

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politique étrangère l 2:2012 428 GEORGE F. KENNAN: AN AMERICAN LIFE John Lewis Gaddis New York, Penguin Press, 2011, 800 pages C’est une très belle biographie de George F. Kennan que nous livre John L. Gaddis. À partir de sources nouvelles, l’auteur retrace minutieusement la vie de G.F. Kennan, plus riche et plus complexe que beaucoup certai- nement ne le pensent. Or l’approche biographique est essentielle pour comprendre certains aspects des réflexions et recommandations de G.F. Kennan. On sait tout juste aujourd’hui de lui qu’il a été l’inventeur du containment face à l’URSS. On se souvient parfois vaguement qu’il aurait renié son enfant et serait ensuite devenu, très vite, un apôtre de la détente, voire d’une certaine forme de neutralisme en Europe. Le person- nage prend ici de l’épaisseur et de la profondeur. On découvre un homme d’une très grande sensibilité, cyclothymique mais toujours égal à lui-même, que ce soit avec les hauts responsables américains ou sovié- tiques, à Princeton ou en famille, dans la ferme qu’il restaure et aménage lui-même. On découvre ses origines familiales, son grand-oncle George Kennan, spécialiste de la Russie en son temps, dont les Soviétiques gardaient encore un souvenir « positif ». C’est toute l’Amérique du Middle West qui paraît peut-être provinciale mais beaucoup moins mal équipée intellectuellement et moralement dès la fin du XIX e siècle pour se lancer dans la politique mondiale qu’on ne le pense communément. Quand il entre au département d’État américain en 1925, on découvre un style de formation des diplomates très original et en avance pour l’époque. Il profite d’un programme du département d’État pour apprendre la langue et la civilisation russes. Il passe ensuite de Tallinn à Riga, postes à partir desquels les États-Unis, qui n’avaient pas encore de relations avec l’URSS, pouvaient le mieux observer celle-ci, avec entre-temps deux années d’études payées à Berlin pour parfaire sa connaissance du russe et de la Russie. Très vite, on voit se développer chez lui ce que J.L. Gaddis appelle son « triangle » psychologique : son très haut professionnalisme, son pessimisme culturel sur les possibilités de survie de la civilisation occidentale et en particulier des États-Unis, dont il critique amèrement l’évolution, et enfin, troisième côté, ses doutes permanents sur lui-même et sur ses capacités. Apparaissent aussi les signes d’une vocation scientifique qui l’amènera, dans une seconde carrière, à Princeton et à la rédaction d’ouvrages d’histoire sur la politique extérieure russe puis soviétique, qui figurent encore aujourd’hui dans les bibliographies 1 . Sa disponibilité 1. G.F. Kennan, Russia and the West under Lenin and Stalin, Boston, MA, Little, Brown, 1961 ; The Decline of Bismarck’s European Order: Franco-Russian Relations, 1875-1890, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1979.

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GEORGE F. KENNAN: AN AMERICAN LIFEJohn Lewis Gaddis

New York, Penguin Press, 2011, 800 pages

C’est une très belle biographie de George F. Kennan que nous livre JohnL. Gaddis. À partir de sources nouvelles, l’auteur retrace minutieusementla vie de G.F. Kennan, plus riche et plus complexe que beaucoup certai-nement ne le pensent. Or l’approche biographique est essentielle pourcomprendre certains aspects des réflexions et recommandations deG.F. Kennan. On sait tout juste aujourd’hui de lui qu’il a été l’inventeurdu containment face à l’URSS. On se souvient parfois vaguement qu’ilaurait renié son enfant et serait ensuite devenu, très vite, un apôtre de ladétente, voire d’une certaine forme de neutralisme en Europe. Le person-nage prend ici de l’épaisseur et de la profondeur. On découvre unhomme d’une très grande sensibilité, cyclothymique mais toujours égal àlui-même, que ce soit avec les hauts responsables américains ou sovié-tiques, à Princeton ou en famille, dans la ferme qu’il restaure et aménagelui-même. On découvre ses origines familiales, son grand-oncle GeorgeKennan, spécialiste de la Russie en son temps, dont les Soviétiquesgardaient encore un souvenir « positif ». C’est toute l’Amérique duMiddle West qui paraît peut-être provinciale mais beaucoup moins maléquipée intellectuellement et moralement dès la fin du XIXe siècle pour selancer dans la politique mondiale qu’on ne le pense communément.

Quand il entre au département d’État américain en 1925, on découvre unstyle de formation des diplomates très original et en avance pour l’époque.Il profite d’un programme du département d’État pour apprendre lalangue et la civilisation russes. Il passe ensuite de Tallinn à Riga, postes àpartir desquels les États-Unis, qui n’avaient pas encore de relations avecl’URSS, pouvaient le mieux observer celle-ci, avec entre-temps deuxannées d’études payées à Berlin pour parfaire sa connaissance du russe etde la Russie. Très vite, on voit se développer chez lui ce que J.L. Gaddisappelle son « triangle » psychologique : son très haut professionnalisme,son pessimisme culturel sur les possibilités de survie de la civilisationoccidentale et en particulier des États-Unis, dont il critique amèrementl’évolution, et enfin, troisième côté, ses doutes permanents sur lui-même etsur ses capacités. Apparaissent aussi les signes d’une vocation scientifiquequi l’amènera, dans une seconde carrière, à Princeton et à la rédactiond’ouvrages d’histoire sur la politique extérieure russe puis soviétique, quifigurent encore aujourd’hui dans les bibliographies1. Sa disponibilité

1. G.F. Kennan, Russia and the West under Lenin and Stalin, Boston, MA, Little, Brown, 1961 ; TheDecline of Bismarck’s European Order: Franco-Russian Relations, 1875-1890, Princeton, NJ, PrincetonUniversity Press, 1979.

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permanente pour quitter le département d’État et passer à l’université, oùil était attendu, a certainement contribué à son détachement et à sa libertéde ton et de réflexion quand il était aux affaires.

Sa carrière a été exceptionnelle : à Moscou, lors de l’ouverture del’ambassade par Wiliam C. Bullitt Jr. à la fin de l’année 1933, puis àBerlin, puis à Lisbonne, puis au printemps 1944 comme conseiller àMoscou avec l’ambassadeur William Averell Harriman. Après sonfameux « long télégramme » de février 1946, dans lequel il soulignel’implacable opposition de Moscou face aux États-Unis, contre lesillusions qui dominaient encore en Amérique, il revient à Washington,d’abord au tout nouveau National War College où militaires et diplo-mates étudient ensemble les données de la stratégie et de la politiquemondiales. Puis il prend la direction du tout nouveau, et à l’époqueunique, Policy Planning Staff au département d’État. Il y joue un rôleessentiel pour contribuer à formuler la politique américaine au début dela guerre froide (l’expression n’est pas de lui mais de Walter Lippmann,avec lequel il ne s’entendait guère), conflit d’un type très particulier etqu’il avait été l’un des très rares à prévoir dès 1944. Il sera en particulierl’un des architectes principaux du plan Marshall de juin 1947, alors qu’ilavait trouvé trop absolue et trop indéfinie la « doctrine Truman » dumois de mars précédent, promettant d’aider tous les pays menacés parl’URSS sur le plan international ou intérieur. Il sera brièvement ambas-sadeur à Moscou en 1952, puis en Yougoslavie en 1961-1963, avant deprendre sa retraite et de se consacrer pleinement à l’Institute for Advan-ced Study de Princeton, où son ami Robert Oppenheimer l’avait attiré deplus en plus à partir de 1949. Mais J.L. Gaddis nous apprend qu’en fait,pendant ses périodes de disponibilité ou lorsqu’il était à la retraite,G.F. Kennan n’a jamais cessé d’avoir des contacts avec l’administration,soit comme consultant à la Central Intelligence Agency (CIA), soitcomme membre du Projet Solarium, un groupe constitué en 1953 à lademande de Dwight D. Eisenhower pour étudier les grandes optionsstratégiques possibles à l’ère nucléaire (on apprend ici beaucoup dechoses sur cet épisode peu connu), soit par son activité auprès de laFondation Ford pour accueillir des réfugiés russes et utiliser leurexpérience de l’URSS.

Au-delà d’une biographie très précise, l’auteur clarifie des questions defond. En effet, il existe un problème, peut-être un mystère Kennan. « ColdWarrior » au départ, il s’est très vite présenté comme un théoricien desrelations tolérables possibles entre l’Est et l’Ouest malgré leur opposition,comme un partisan d’une détente, voire d’une certaine neutralisation del’Europe. Et c’est ainsi que cet homme, au départ profondément « de

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droite » et très antisoviétique, est devenu sur le tard une icône de la gauchelibérale pacifique américaine2. J.L. Gaddis résout le mystère en grandepartie, de façon convaincante. D’abord, il explique pourquoi G.F. Kennans’était si vite distancié de son article3 « X » de juillet 1947, dans lequelil proposait de résister à l’expansionnisme soviétique partout où il semanifesterait « par l’application de contre-forces », ce qui paraissaittraduire exactement la « doctrine Truman » du mois de mars. En fait,l’article était issu d’une conférence prononcée bien avant le discours deHarry S. Truman et avait été publié après, à cause des délais de parution(et également après la proclamation du plan Marshall qui lui convenaitbeaucoup mieux), sans que G.F. Kennan ait vraiment eu le temps deréviser son texte à fond. En réalité, G.F. Kennan était cohérent avec lui-même : l’Occident, en évitant toute agressivité, en réglant ses problèmeséconomiques et sociaux, en évitant de tomber dans des excès (comme lemaccarthysme), ne donnerait pas l’occasion à Moscou de faire progresserson influence en utilisant justement ces problèmes ; et, à la longue, lesSoviétiques seraient bien obligés d’abandonner leur projet révolutionnairemondial pour réformer très profondément leur propre système, queKennan avait toujours considéré comme non viable. Alors enfin lesnégociations avec eux auraient un sens.

Cela dit, J.L. Gaddis relève une certaine ambivalence chez son héros. Il y ad’une part le modéré, souvent accusé de défaitisme par certains à l’époque,qui propose dès 1949 la réunification d’une Allemagne neutralisée etreprend ce thème dans des émissions à la BBC en 1957 – émissions quiprovoquèrent un beau scandale – et qui sous-estime la brutalité aveclaquelle l’URSS réagit au plan Marshall, par exemple avec le coup dePrague de 1948. D’autre part, il y a le dur, qui joue un rôle essentiel parexemple dans la mise au point du programme de la CIA de subversion desdémocraties populaires (au sein de l’Office of Policy Coordination, chargédes « opérations spéciales » et relevant à la fois de la CIA et du PolicyPlanning Staff). En fait, et malgré l’impression de modération constanteque G.F. Kennan a voulu laisser dans ses mémoires4, il a longuement hésitéentre le simple containment de l’URSS et son « refoulement » (roll-back)militant.

Si l’on peut trouver que J.L. Gaddis ne va pas au fond de cette contra-diction, il donne tous les éléments qui permettent d’esquisser une réponse.Il est clair que G.F. Kennan se place beaucoup plus dans la tradition du

2. Certains reprochent à J.L. Gaddis de trop « tirer » G.F. Kennan du côté de la guerre froide : voir lecompte rendu du livre par F. Costigliola, « Is this George Kennan? », The New York Review of Books,8 décembre 2011.3. G.F. Kennan, « The Sources of Soviet Conduct », Foreign Affairs, juillet 1947.4. Parus en 1967 et 1972 chez Little, Brown.

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balance of power classique et du concert des États que dans celle du messia-nisme wilsonien. Pour lui, la diplomatie ne doit jamais renoncer. Depuis1945, le grand problème était le suivant : comment éviter la guerre qui,avec l’arme nucléaire, ne pouvait plus être un instrument de la politique,sans céder pour autant à un adversaire totalitaire très dangereux et sans serenier soi-même, soit par excès de compromission, soit par un durcis-sement intérieur excessif ?

En 1945, au moment de Yalta, G.F. Kennan pense, contre les conseillers deRoosevelt, qu’il ne faut pas essayer de reconstruire le monde d’après-guerre en se mettant d’accord avec Staline, car cela serait vain. Il vautmieux diviser l’Europe en deux zones d’influence – ce qui arriva peu ouprou. Plus tard, il sera dans l’ensemble favorable à la politique de détentede Richard Nixon et de Henry Kissinger, qui, au fond, prolongeait cettepolitique tout en la plaçant dans un cadre juridique qui devait la rendreprogressivement plus vivable pour les Européens (avec en particulier lesaccords d’Helsinki). Son obsession croissante de l’arme nucléaire l’amenaà privilégier de plus en plus la stabilité et l’empêcha de voir que lesdissidents soviétiques commençaient à remettre en cause le système, cequi contribuerait à cette transformation intérieure inéluctable de l’URSSqu’il avait annoncée en 1947 et qu’il avait tenté d’accélérer au début desannées 1950 via l’Office of Policy Coordination. G.F. Kennan, parti d’uneposition équilibrée entre le maintien de l’équilibre hic et nunc et l’espoir(agissant !) d’une transformation future de l’URSS de l’intérieur, évoluatoujours plus dans le sens d’une diplomatie d’équilibre traditionnelle. Et iln’approuva évidemment pas la politique plus militante de RonaldReagan, qui voulait justement remettre en cause cette cogestion desaffaires mondiales avec Moscou, de plus en plus évidente depuis la crisede Cuba. Seulement, G.F. Kennan n’était pas mû par une réaction« libérale » au sens américain ou pacifiste mais bien plutôt par une visionréaliste et classique du système international : c’est là la « source de saconduite » mais également la limite de sa vision.

Mais comme G.F. Kennan était un grand esprit et que R. Reagan, en fait,s’était montré beaucoup plus souple, habile et prudent que sa réputation,il n’hésita pas à reconnaître en 1996 que, au même degré que MikhaïlGorbatchev, l’ancien président avait permis la fin de la guerre froide, car« à sa façon inimitable, probablement sans savoir lui-même exactement cequ’il faisait, il avait fait ce que peu d’autres auraient pu faire pour déblo-quer la situation ». Somme toute, c’est le portrait d’un grand serviteurd’une grande Amérique que nous avons ici.

Georges-Henri Soutou

Membre de l’Institut

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INTERNET

CONSENT OF THE NETWORKED:THE WORLDWIDE STRUGGLE FOR INTERNETFREEDOMRebecca MacKinnonNew York, Basic Books, 2012,320 pages

Rebecca MacKinnon, chercheuseà la New America Foundation etcofondatrice de la plate-forme deblogs militants Global Voices,détaille la façon dont nos vies, en ethors ligne, sont de plus en plusaffectées par les organismes derégulation, les décisions politiqueset les acteurs privés cherchant àfaçonner des « territoires » au seind’un Web encore malléable.

R. MacKinnon entame son analyseavec un panorama mondial cyber-dystopique, exposant les menacesplanant sur la liberté et la sécuritédes militants en ligne. Les pagesles plus convaincantes concernentla Chine, domaine d’expertise del’auteur et véritable laboratoire ducontrôle d’Internet. Les autoritésy restreignent l’accès aux sitesqu’elles jugent menaçants, tout enautorisant les acteurs privés locauxà créer des réseaux sociaux calquéssur leurs modèles occidentaux,mettant ainsi les internautes dansune « cage dorée ». Toutefois, uneriche littérature existe déjà sur ledétournement d’Internet par lesrégimes autoritaires (E. Morozov,R. Deibert et R. Rohozinski,C. Farivar).

Le principal apport du livre résidedans la description du rôle desacteurs privés – essentiellementaméricains – qui coopèrent avec lesÉtats, démocratiques ou non, dansle contrôle d’Internet. En effet, si lesdémocraties établies ont su main-tenir le « consentement des gou-vernés », ce consentement, pourR. MacKinnon, n’a pas survécu audegré de sophistication toujoursplus poussé des technologies numé-riques. Plus précisément, elle cri-tique l’idéologie anti-anonymat desgrands acteurs du Web commeGoogle ou Facebook, qui a pourconséquence l’exposition de l’inté-grité physique des activistes-internautes dans le monde et larestriction des libertés. LorsqueFacebook a changé ses règles de vieprivée sans prévenir ses utilisateurspeu de temps après les émeutesiraniennes de 2009, la vie de milliersd’internautes iraniens s’est ainsitrouvée exposée.

Cependant, l’auteur a tendance àmettre sur un pied d’égalité le pou-voir étatique avec celui du secteurprivé. Elle assimile ainsi le « Face-bookistan » ou le « Googledom »aux réelles puissances souveraines– les États – sur les réseaux numé-riques et la vox bloggeri mondiale.Or les acteurs privés ne sont passouverains et n’ont aucune légiti-mité à représenter les citoyens. Demême, ils ne possèdent pas depouvoir coercitif et chacun peutfuir leurs « territoires » à n’importequel moment ou refuser de lesrejoindre.

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Si R. MacKinnon parvient à êtrecritique, elle ne perd pas de vue lesapports bénéfiques des nouvellestechnologies, en appelant à un dia-logue plus nourri entre les citoyens,les gouvernements et les acteursprivés. Elle encourage, au fond, uneattitude moins romantique enversces technologies.

Au final, c’est un emprunt del’auteur à Tocqueville qui résume lemieux l’ouvrage : « Il semble que sile despotisme venait à s’établir chezles nations démocratiques de nosjours, il aurait d’autres caractères :il serait plus étendu et plus doux etil dégraderait les hommes sans lestourmenter. » Consent of the Net-worked fournit des clés bienvenuespour éviter la concrétisation de cescénario « post-huxleysien ».

Julien Nocetti

RÉVOLUTION 2.0Wael GhonimParis, Steinkis, 2012, 384 pages

Révolution 2.0 devrait contribuer àmettre un terme aux controversessur le rôle des médias sociaux lorsdes soulèvements arabes en mon-trant que, comme souvent, la véritése trouve dans la nuance. WaelGhonim est un spécialiste d’Inter-net : dans sa jeunesse, il a créé l’undes premiers portails Web dédié àl’islam avant de faire des étudesd’informatique, puis de se faireembaucher par Google. Sa viebascule en juin 2010 lorsqu’il dé-couvre sur le Web le visage ensan-

glanté de Khaled Saïd, un jeunehomme battu à mort par deux poli-ciers. Les violations des Droits del’homme sont monnaie courantedans l’Égypte de Hosni Moubaraket les affaires de ce type sont géné-ralement étouffées. Wael Ghonimdécide de faire bouger les choses etde créer anonymement une pagesur Facebook en hommage àKhaled Saïd.

Les internautes affluent rapide-ment : en une heure, ils sont déjà3 000 à avoir rejoint la page« Kullena Khaled Saïd ». C’est surcette page que sont lancés lespremiers appels à manifester pourdemander justice pour KhaledSaïd. Plusieurs protestations silen-cieuses sont ainsi organisées dansdifférentes villes d’Égypte. Face àl’ampleur de la contestation, lerégime finit par lâcher du lest :les deux policiers responsablesdu meurtre sont arrêtés.

L’éviction du président tunisienZine el-Abidine Ben Ali amèneWael Ghonim à penser que lesdictateurs ne sont pas indétrô-nables et le pousse à intensifierson militantisme en ligne. Au débutde l’année 2011, la page « KullenaKhaled Saïd » compte 300 000membres. Un appel à manifesterpour le 25 janvier – date à laquelleest célébrée la journée de la police –y est lancé. Les principaux Web acti-vists comprennent que le passagedu virtuel au réel n’est pas choseaisée et que l’organisation d’unemanifestation de masse ne peut

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reposer seulement sur Facebook. Ilsprennent alors contact avec l’oppo-sition politique organisée, avec lesclubs de supporters des principaleséquipes de football et avec desimams, pour toucher un public quin’utilise pas Internet. La tactiques’avère payante : la manifestationdu 25 janvier est un succès et mar-que le vrai début de la révolutionégyptienne.

Les autorités réalisent tardivementl’importance des réseaux sociaux ettentent de bloquer l’accès à Inter-net. Elles organisent aussi descontre-manifestations. Rien n’yfait : les opposants au régime tien-nent bon et continuent d’exiger ladémission de H. Moubarak. WaelGhonim, de son côté, ne participepas aux manifestations : le 27 jan-vier, il est arrêté par la police, soup-çonné de travailler pour une « puis-sance étrangère » et accusé detrahison. Il ne sort de sa celluleque 11 jours plus tard, alors que lerégime vacille. Pendant sa déten-tion, sa qualité d’administrateur dela page « Kullena Khaled Saïd » aété révélée au public, si bien qu’ilest accueilli comme un héros sur laplace Al-Tahrir. Il est invité à s’en-tretenir avec le nouveau ministrede l’Intérieur de H. Moubarak, puisavec le Premier ministre. Il refusede transiger : le départ du raïs n’estpas négociable. Quelques heuresplus tard, le président égyptienannonce sa démission. La révolu-tion 2.0 a eu raison du « pharaon ».

Marc Hecker

DARKMARKET: CYBERTHIEVES,CYBERCOPS, AND YOUMisha GlennyNew York, Knopf, 2011, 304 pages

Avant DarkMarket, les ouvrages surla cybercriminalité se rangeaienten deux catégories. La premièreregroupe les auteurs – la plupartissus du milieu de la sécurité – sefaisant un devoir d’alerter surl’imminence d’un « Pearl Harbornumérique » ou d’un « cyber-Katrina ». La seconde, des expertsinformatiques et des chercheurs,qui optent pour une approche tech-nique et des ouvrages au jargonimpénétrable.

Une troisième catégorie émerge,composée d’ouvrages écrits par desjournalistes et fourmillant d’en-quêtes de terrain et de personnagesdécalés. Le résultat est concluant.Ces ouvrages narrent les histoirescaptivantes de hackers malfaisants(Kingpin, de Kevin Poulsen), d’en-quêteurs au noble dessein (FatalSystem Error, de Joseph Menn) et,dans le cas de DarkMarket, de ba-tailles virtuelles où les affronte-ments se matérialisent. L’opus deMisha Glenny tente la biographied’un obscur forum Web qui, entre2005 et 2008, connectait acheteurset vendeurs d’informations volées– généralement des données ban-caires – et conseillait les program-mes informatiques requis pour lessubtiliser.

Sorte d’E-Bay de la cybercrimina-lité, DarkMarket était plus exclusif

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que son modèle : l’internautedevait préalablement obtenir unparrainage. Une communauté rela-tivement vaste – 2 500 membres àl’apogée du site – a permis de volerplusieurs millions de dollars.

Puis vient cette révélation surpre-nante : pendant plus de deux ans, àl’insu de ses membres, DarkMarketa été administré par un agent duFederal Bureau of Investigation(FBI) sous couverture de l’identitéd’un célèbre spammer polonais.Bien que nombre d’aspects del’enquête du FBI restent drapés demystère, les experts de l’agences’avèrent plus créatifs qu’on nepense. Coopérant avec ses homo-logues européens, le FBI parvient àarrêter la plupart des responsablesde DarkMarket.

Journaliste d’investigation talen-tueux, M. Glenny a rencontré aussibien les enquêteurs que les cyber-criminels. Il dissèque l’histoireéphémère mais tortueuse de Dark-Market dans un style méticuleux,presque chirurgical. L’auteur, qui apublié des ouvrages sur l’Europede l’Est avant de se consacrer aucrime organisé puis à la cybercrimi-nalité, est fort bien informé. Il dis-pose pour cela d’un casting impres-sionnant : agents du renseignementmilitaire turc, Tigres tamouls,membres de la famille royale saou-dienne, frère d’un juge de la Coursuprême américaine, etc.

Plus que le simple récit, DarkMarketprivilégie l’approche anthropolo-gique de la communauté Dark-

Market, élucidant ses motivations,ses procédés et sa philosophie anar-chiste. Bien des cybercriminelsoptent pour ce milieu pour lesmêmes raisons qui poussent lajeunesse désœuvrée du mondeentier vers une criminalité plusclassique. Désespoir et rejet de lapauvreté planent sur ce livre. C’estlà un apport majeur de l’auteur :indépendamment des sommesd’argent dépensées par les États etpar les entreprises pour leur sécu-rité informatique, la guerre contrela cybercriminalité ne sera pas vain-cue sans qu’on appréhende pleine-ment la psychologie de ses adeptes.

DarkMarket ne cherche pourtantpas à replacer la disparition du siteéponyme dans un contexte pluslarge. Le lecteur aimerait connaîtrela probabilité de l'émergence desuccesseurs ou savoir dans quellesautres formes d'activités peuvents'engager les cybercriminels… Endépit de cette limite, l'ouvrage illus-tre remarquablement la façon dontla microhistoire d'Internet s'écritsous nos yeux.

Julien Nocetti

INTERNET ET POLITIQUE EN CHINE :LES CONTOURS NORMATIFSDE LA CONTESTATIONSéverine ArsèneParis, Karthala, 2011, 420 pages

Ce livre décrit la manière dont lasociété civile chinoise s’est appro-prié Internet comme moyen d’ex-pression et signe de modernité. À

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partir d’une cinquantaine d’entre-tiens approfondis conduits en 2006et 2007 auprès d’internautes péki-nois nés après 1978, SéverineArsène montre avec juste nuanceque la contestation du régime pro-prement dite reste très minoritaire(les internautes prennent plus laparole sur les questions de société),même si des mobilisations initiéessur Internet peuvent avoir unimpact important, forçant les auto-rités à intervenir sur le terrain etmême, parfois, à changer la loi.L’auteur relativise par ailleursl’empreinte de la censure sur lecomportement des internautes, quifont preuve d’une forme de distan-ciation par rapport à de nombreu-ses positions ou communicationsofficielles, et sont « probablementmieux informés des différents pro-blèmes, et d’une manière plus criti-que, qu’il n’y paraît au premierabord ».

S. Arsène tire un bilan nuancé durôle d’Internet dans le fonctionne-ment du régime chinois. Pour elle,Internet n’est pas un vecteur decontestation majeur – il ne conduitpas ses utilisateurs à remettre enquestion la place qui leur est réser-vée dans l’organisation du régime –mais plutôt un mode de participa-tion politique, un outil d’aide à ladécision au service d’un gouver-nement technocratique. Internet,plate-forme où les usagers inter-pellent de temps à autre les auto-rités sur des questions qui lespréoccupent, facilite la veille del’opinion publique chinoise, une

veille utile au gouvernementcentral pour prévenir les contes-tations plus radicales et préserverla légitimité du parti. Parfois, lesautorités mettent fin aux injusticesdénoncées, à certains dysfonction-nements au sein du parti par exem-ple, alors que les internautes sontplus efficaces que la bureaucratiepour les déceler, notamment auniveau local.

Cette recherche, qui s’appuie surdes entretiens conduits il y a cinqans, ne reflète pas exactement lasituation actuelle, Internet n’étantplus l’outil exclusif des jeunesurbains (plus de 500 millionsd’internautes en Chine en janvier2012, soit près de 40 % de la popu-lation nationale) et ne pouvant plustout à fait être considéré commeune forme de participation à la mo-dernisation de la société. Surtout, lacréation, à la fin de l’année 2009, deWeibo – le Twitter chinois – a radi-calement modifié les pratiques et lepoids politique des réseaux sociauxen Chine. Les autorités chinoises ensont conscientes, qui ont suivi avecattention les révolutions arabeset s’attaquent aujourd’hui, en cettepériode de renouvellement del’équipe dirigeante et à la suite del’affaire Bo Xilai, aux « rumeurs »véhiculées sur les réseaux et quipourraient mettre en péril la stabi-lité du régime. Aujourd’hui encoreplus qu’hier, Internet est un puis-sant outil de participation politiqueen Chine, à la fois de contestation etde veille d’opinion utile aux auto-rités.

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Si ces évolutions sont de taille, letravail de recherche de S. Arsènen’est pas moins intéressant aujour-d’hui, puisqu’il est le témoin d'unepériode charnière – 2006-2009 – du-rant laquelle la société chinoise s’estapproprié Internet à sa manière,selon les opportunités du moment,pour en faire son outil d’expressionprivilégié. Grâce à ce livre, lesannées d’appropriation, déjà diffi-ciles à retracer tant les changementsont été rapides, ne tomberont pasdans l’oubli.

Alice Ekman

RELATIONS INTERNATIONALES

THE GLOBALIZATION PARADOX:WHY GLOBAL MARKETS, STATES,AND DEMOCRACY CAN’T COEXISTDani RodrikOxford, NY, Oxford UniversityPress, 2011, 368 pages

Il y a tout juste un an était publiéaux États-Unis un livre dont latraduction en français se fait encoreattendre. Dani Rodrik, économisteréputé et professeur à la KennedySchool de l’université d’Harvard,souvent qualifié d’hétérodoxe enraison de ses positions non consen-suelles sur la mondialisation, y pré-sente de manière accessible le fruitde deux décennies d’analyse etd’expérience, autour d’un constatqu’il surnomme le « trilemme » dela mondialisation : il n’est pas pos-sible de bénéficier à la fois de ladémocratie, de politiques nationa-

les indépendantes et de la globali-sation économique. Seuls deux deces trois éléments peuvent coexisteret, s’il faut choisir, il faut que ce quecertains qualifient d’hypermondia-lisation cède le pas. La Grèce, dontla crise s’est déroulée essentielle-ment après que l’ouvrage avaitété rédigé, est une bonne illustra-tion de ce trilemme : « Le choixdevant lequel se trouve l’Unioneuropéenne, concluait D. Rodrik enmai 2011 dans la presse, est lemême que dans d’autres parties dumonde : soit relancer l’intégrationpolitique, soit relâcher la bride surl’unification économique. »

En se concentrant sur les problèmesliés aux négociations commerciales,à la finance internationale et auxflux migratoires, D. Rodrik ancresa démonstration dans un cadreconcret et simple, bien que fondésur des travaux de recherche écono-métrique particulièrement rigou-reux, notamment un modèle remar-qué de « diagnostics de la crois-sance » qui identifie les contraintesprincipales et permet de compren-dre dans quel ordre de prioritéles supprimer. Il propose, en find’ouvrage, de nouvelles formes degouvernance pour mettre en placeun « capitalisme 3.0 » dépassant leslogiques initiales empruntées àSmith puis à Keynes ; il égratigneau passage quelques confrères quiproposent le renforcement desinstitutions multilatérales (voire lacréation d’une banque centralemondiale), tels Carmein Reinhartou Kenneth Rogoff : il ne s’agit pas

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de renforcer la coopération interna-tionale, estime-t-il, mais d’admettreque le développement des marchésdoit être limité par l’étendue deleurs régulations (essentiellementnationales).

Les conclusions de D. Rodrik de-meurent d’actualité en 2012. Il sou-ligne qu’il avait, parmi les premiers,appelé à renouveler la pensée du« consensus de Washington » prô-nant l’ouverture commerciale, laréduction des barrières douanièreset la dérégulation mais admetvolontiers que, pas plus que sescollègues, il n’a vu venir la crise de2007 des subprime : « Les écono-mistes (et ceux qui les écoutent)avaient développé une confianceexcessive dans leur version des faitsalors favorite : les marchés sontefficients, l’innovation financièretransfère les risques à ceux quisavent le mieux les porter, l’auto-régulation est ce qui fonctionne lemieux et l’intervention de l’État estinefficace et néfaste. Ils ont oubliéqu’il existait bien d’autres appro-ches qui ont conduit à des situa-tions radicalement différentes. »

Alors qu’en France débute un nou-veau quinquennat, la lecture deD. Rodrik s’impose – tout commecelle de sa chronique régulière surle site Internet de Project Syndicate– pour mieux aborder ces problé-matiques : comment protéger nosrègles et nos institutions ? Com-ment établir des règles internatio-nales mutuellement satisfaisantespour les États-nations ? Commentétablir une régulation et un système

de gouvernance qui soutiennent lesmarchés ? C’est l’architecture d’unnouvel ordre économique mondialque propose D. Rodrik, sous leconstat paradoxal suivant : pourêtre la plus bénéfique, la mondiali-sation ne doit pas être poussée àson paroxysme.

Julien Serre

LIBERAL LEVIATHAN: THE ORIGINS, CRISIS,AND TRANSFORMATION OF THE AMERICANWORLD ORDERG. John IkenberryPrinceton, NJ, Princeton UniversityPress, 2011, 392 pages

THE FUTURE OF POWERJoseph S. Nye, Jr.New York, PublicAffairs, 2011,320 pages

LE MONDE POSTAMÉRICAINFareed ZakariaParis, Perrin, coll. Tempus, 2011,384 pages

Quels sont les déterminants de lapuissance ? Comment s’organise lesystème international ? La supré-matie américaine est-elle vouée audéclin ? L’émergence de la Chine etdes BRICS annonce-t-elle un nou-vel ordre mondial ? La crise finan-cière mondiale de 2008 et l’arrivéeau pouvoir de Barack Obama re-donnent à ces interrogations uneactualité que le 11 septembre et laguerre d’Irak avaient un tempsoccultée.

Trois essayistes américains renom-més esquissent des réponses. Ellessont étonnamment semblables.

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Cela n’est pas si surprenant, G. JohnIkenberry, Joseph S. Nye et FareedZakaria appartenant tous trois àla mouvance libérale et multila-téraliste.

Tout en contestant que les États-Unis exercent une domination im-périale sur le reste du monde, ilsfont tous trois le constat d’un ordreinternational caractérisé par l’hégé-monie américaine. Les États-Unis,pour G.J. Ikenberry, sont un « Lé-viathan libéral », oxymore ren-voyant au paradoxe d’un ordreinternational à la fois libéral ethégémonique. J.S. Nye rappelleque les États-Unis sont passés maî-tres dans l’exercice du soft power.

Cette hégémonie a vocation àdurer. À rebours des théories dé-clinistes, ces auteurs estiment quela puissance américaine resteraencore longtemps inégalée. Sansdoute la puissance relative desÉtats-Unis diminue-t-elle ; maiscela est moins dû à un déclinqu’à « l’ascension des autres »(F. Zakaria). Chacun consacre delongs développements à l’émer-gence de la Chine. Tous en relati-visent la portée et contestent laprojection mécanique des courbesde croissance actuelles, qui prédi-sent son accession au premier rangmondial vers 2030. Pour J.S. Nye,l’influence de la Chine dans lemonde sera limitée par son insuffi-sante capacité d’attraction. PourG.J. Ikenberry, elle est une puis-sance de statu quo, qui a moinsintérêt à révolutionner l’ordre libé-ral qu’à s’y intégrer.

Cela ne signifie pas que la domi-nation américaine ne connaîtraaucun changement. Le systèmeunipolaire américain qui a résultéde l’écroulement de l’URSS n’a pasvocation à durer éternellement.Comme l’analyse J.S. Nye, les cri-tères de la puissance évoluent avecla dissolution du système west-phalien et avec l’émergence de nou-veaux acteurs non étatiques. Cetteidée est au centre de la démons-tration de F. Zakaria : le nouveaumonde sera postaméricain.

Il ne sera pourtant pas nécessai-rement antiaméricain. Les troisouvrages sont des plaidoyers enfaveur d’une participation plusintelligente des États-Unis à la mar-che du monde. En creux, ils se lisentcomme une critique sans conces-sion de l’unilatéralisme mis enœuvre par George W. Bush. C’estG.J. Ikenberry qui est le plus radicaldans sa description des impassesde cette politique : il souligne lesillusions dont se sont bercés lesnéoconservateurs quant à la popu-larité des États-Unis dans le mondeet leur cruelle sous-estimation desrésistances que leur action unilaté-rale allait entraîner. J.S. Nye sou-haite que la puissance américaines’exerce par la séduction plus quepar la contrainte et combine lesressources du soft et du hard powerpour donner naissance à un smartpower. F. Zakaria – dont l’ouvrage ainitialement été publié en Francesous le titre L’Empire américain :l’heure du partage (Paris, Saint-Simon, 2009) – estime que les États-

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Unis resteront le pivot du nouveausystème international, à conditionde jouer un rôle bismarckien defaiseurs d’alliances.

L’optimisme de ces auteurs estfrappant. Loin du catastrophismede certains prophètes qui prédisentl’éclatement du système interna-tional sur fond de proliférationnucléaire, de faillites d’États et deprotectionnisme rampant, la finefleur de l’école libérale américaineest plus sereine. Sans se cacherle caractère exceptionnel et tem-poraire de la domination améri-caine, nos auteurs estiment queWashington n’est pas sans atoutface à l’avenir : à condition de fairebon usage de leur puissance, lesÉtats-Unis auront leur mot à diredans le monde postaméricain.

Yves Gounin

CHANGER DE POLITIQUE.UNE AUTRE POLITIQUE ÉTRANGÈREPOUR UN MONDE DIFFÉRENT ?Francis GutmannParis, Riveneuve Éditions, 2011,398 pages

Quelle politique étrangère pourun monde si nouveau ? L’interro-gation se diffuse entre chancel-leries et think tanks. Les réponsesqu’apporte ici Francis Gutmann nedépendent pas d’une vision a prioridu futur, mais prennent en comptequelques constats simples. Nousvivons l’érosion, voire la fin desleaderships globaux. La tâche est

aujourd’hui de reconstruire desespaces politiques structurés plusque de tenter de répandre, oud’imposer, nos modèles institu-tionnels démocratiques. Et c’estpeine perdue d’ébaucher un mo-dèle unifié du futur : il se caracté-risera avant tout par des dynami-ques contradictoires, qui n’aurontpas d’achèvement institutionnel.

Dans ce monde sans pilote,F. Gutmann souhaite qu’émergent– et en particulier pour la France –des politiques susceptibles d’orga-niser des espaces régionaux géra-bles et de s’adapter à la nouvellecomplexité, autour d’un triptyque :identité/altérité/solidarité. Identitéparce que ce monde désorganiséest, au fond, une juxtapositiond’identités revendiquées et qu’ilvaut mieux affirmer la nôtre, natio-nale et démocratique, plutôt qued’être emportés, au nom d’un molrelativisme et du politiquementcorrect, dans le maelström desidentitarismes en émergence. Alté-rité parce que cette affirmationd’identité n’est supportable (etjustement : démocratique) que sinous reconnaissons qu’au-delà devaleurs fondamentales irréfuta-bles, il a place pour les particulari-tés, les spécificités et donc lerespect de l’Autre – y comprisdans ses bizarreries politiques etinstitutionnelles. Solidarité : parcequ’au-delà de la morale il y a unmonde ouvert, qui nous oblige àune vision large et à une corespon-sabilité.

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Pour la France, cela signifie lemaintien d’une politique globale :le monde économique, financier,technologique est global. D’où leschapitres qui, dans cet ouvrage,font ressortir le cœur des pro-blèmes des grandes régions dumonde et les options que les Euro-péens, et les Français, pourraient yadopter. On ne peut reprendre icicette exigeante revue, mais on sou-lignera les options proposées parl’auteur pour l’Europe, qui vien-nent enrichir les multiples débatsactuels. F. Gutmann, face à la mu-tation de l’Union européenne (UE)introduite par les élargissements –ceux-ci ayant symboliquementcommencé avec l’intégration dela Grande-Bretagne… –, préconiseune déconnexion de la logique deconstruction économique du conti-nent de la logique de constructiond’un acteur politique international,ce dernier ne pouvant être struc-turé qu’autour du binôme franco-allemand, auquel viendraients’agréger quelques pays volon-taires. Le rêve d’une « grandeEurope » à la fois politique etéconomique semble derrière nous :l’UE ne sera jamais une puissancepolitique à 28. Et même dans le do-maine économique, elle est avanttout une puissance normative, sansvision stratégique et sans politiqueglobale.

On trouvera dans cet ouvrage pro-vocateur la description d’une dy-namique de déconstruction, maisaussi de quoi nourrir quelquesespoirs de reconstruction, une

approche des acteurs inévitables(l’indispensable État-nation, mêmesi le concept ne peut être univer-sellement prescrit ou diffusé, lesorganisations internationales ourégionales, etc.) et des défis ma-jeurs. De quoi s’interroger pour lesdétenteurs, anciens ou nouveaux,du pouvoir de décider.

Dominique David

EMPIRE OF HUMANITY: A HISTORYOF HUMANITARIANISMMichael BarnettIthaca, NY, Cornell UniversityPress, 2011, 312 pages

Michael Barnett saisit rapidementqu’on ne peut comprendre le faithumanitaire sans mise en perspec-tive longue. Il se plonge alors dansl’histoire de ce qu’il appelle l’huma-nitarisme, depuis le début duXIXe siècle. L’exercice est heureux etpermet à l’auteur de mettre à jourplusieurs idées originales ou cléspour la compréhension du faithumanitaire. L’humanitarisme estde plus en plus déterminé par lesÉtats depuis la Première Guerremondiale : ce phénomène n’est passi récent mais il rompt vraimentavec la période précédente, oùl’État ne jouait quasiment pas derôle. De même, le début du mouve-ment de professionnalisation desorganisations d’aide date de cettemême Première Guerre et non del’après-guerre froide.

Pour M. Barnett, il y a plusieurssortes d’humanitarismes et notam-

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ment deux qui s’opposent et secomplètent : l’humanitarisme d’ur-gence (qui se concentre sur lessymptômes) et l’humanitarismequ’il appelle « alchimique » et quitente de lutter contre les causesprofondes des crises humanitaires(notamment grâce au développe-ment). Chacune de ces branches aun rapport différent au politique,qui évolue dans le temps, etM. Barnett décrit finement cesévolutions. La conception de l’hu-manité à protéger s’élargit progres-sivement au-delà des seuls Euro-péens ou des seuls catholiques ouluthériens : il ne s’agit bientôt plusde donner la priorité à l’identitémais au besoin. La mise en perspec-tive historique permet aussi de sou-ligner les continuités : dès l’origine,l’humanitarisme implique qu’uneforme de contrôle soit exercée parles humanitaires sur les popu-lations qu’ils entendent aider,contrôle qui prend souvent laforme d’un certain paternalisme.

Mais la principale valeur du livretient à la richesse empirique qu’ilmobilise et donne à voir. Parexemple, l’auteur rappelle quel’appareil photo avait permis demontrer la sauvagerie du roiLéopold au Congo. La demanded’adhésion du Japon et de laTurquie avait donné lieu à undébat important au Comité inter-national de la Croix-Rouge (CICR),qui se pensait comme une sociétéeuropéenne et chrétienne. Lors de

l’annexion de l’Éthiopie, le chef demission du CICR, Sidney H.Brown, qui se plaignait tropbruyamment, fut renvoyé chez luiet licencié. Plus tard, lors de laguerre du Biafra, les Irish Fathers,un groupe pro-Biafra, utilisaientdes cargaisons de nourriture pourlivrer des armes. Surtout, l’auteurfait récit des créations controver-sées de plusieurs organisations,dont l’histoire est souvent malconnue, comme Save the Children,CARE ou World Vision Interna-tional.

Le livre de M. Barnett n’est pour-tant pas sans défauts. Comme lereconnaît lui-même l’auteur, il esttrop centré sur les acteurs euro-péens (ou plus spécifiquement bri-tanniques, suisses et pour certainsfrançais) et sur les États-Unis : l’his-toire de l’humanitarisme tel qu’ilpourrait être porté par d’autresterritoires n’est pas abordée. Leschapitres consacrés au XIXe sièclesont un peu décevants, trop synthé-tiques. De même, l’histoire s’arrêtequasiment au Kosovo et ne faitqu’évoquer les changements duXXIe siècle, qui ont pourtant leurimportance. Surtout, M. Barnetttient parfois trop à dégager desgrilles de lecture qui se veulent plusambitieuses que la réalité empiri-que qu’il dépeint, alors que c’estjustement cette réalité empiriquequi nourrit le livre.

Aline Lebœuf

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SÉCURITÉ/STRATÉGIE

ARMEMENT ET DÉSARMEMENTNUCLÉAIRES : PERSPECTIVESEURO-ATLANTIQUESSébastien Boussois etChristophe Wasinski (dir.)Bruxelles, Peter Lang, 2011,200 pages

Le discours de Barack Obama àPrague en avril 2009 a propulsé surle devant de la scène un phénomènejusqu’alors resté largement dudomaine de la communauté d’ex-perts : le désarmement nucléaireglobal. Certes, des personnalitésinfluentes, dont le « Gang of Four »– Henry Kissinger, William Perry,George Schulz et Sam Nunn –,avaient déjà commencé à promou-voir cette idée. Mais Barack Obamal’a globalisée.

L’idée n’a pas fait l’unanimité :irréaliste pour les uns, prématuréepour les autres. Sans mentionnerceux qui sont en train de dévelop-per des capacités nucléaires. Lediscours du président Obama a étéreçu avec intérêt et bienveillancemais surtout avec prudence. Dansce contexte, l’ouvrage tente dedresser un portrait des attitudeseuroatlantiques sur le nucléaire. Lechoix géographique se justifie : lesÉtats-Unis et l’Europe font partied’une communauté de destin etse retrouvent au sein de l’Organi-sation du traité de l’Atlantiquenord (OTAN).

Les différentes contributions de cetouvrage permettent d’appréhenderde manière lisible et concise l’atti-tude de nombreux États clés, dontles États-Unis, la Russie et laFrance, des institutions activesdans le domaine nucléaire et dudésarmement, dont l’OTAN,l’Union européenne (UE) et même,de manière assez inattendue, leParlement européen. Sont égale-ment mis en avant des processusimportants, dont le nouveau traitéSTART (Strategic Arms ReductionTreaty), et les zones exemptesd’armes nucléaires. Cet ouvrage estdonc davantage un état des lieuxqu’un traité théorique. On appré-ciera néanmoins le chapitre deChristophe Wasinski sur la cons-truction des discours stratégiquesdans l’espace euroatlantique et lamanière dont l’arme nucléaire y estintégrée. Il donne matière à réflé-chir, montrant comment l’armenucléaire s’est imposée dans la doxastratégique au point d’en devenirune composante essentielle.

Toutefois, l’ouvrage pèche à deuxniveaux : il est déjà dépassé et n’an-ticipe pas suffisamment le débatsur la défense antimissile balistique(DAMB). Fruit d’un colloque quis’est tenu au printemps 2010, il nereflète pas les évolutions politiquesrécentes. En novembre 2010, leschefs d’État et de gouvernementde l’Alliance ont approuvé un nou-veau concept stratégique. Beau-coup de contributions spéculent surla partie « nucléaire » du nouveauconcept qui, lors de la sortie de

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l’ouvrage, était déjà publié. Enoutre, Français et Britanniques ontsigné les traités de Lancaster Houseen décembre 2010, avec une dimen-sion nucléaire sans précédent – etnulle mention n’en est faite dansl’ouvrage.

Plus problématique : l’ouvrage nese penche que trop marginalementsur la DAMB. C’est pourtant unélément crucial du débat et denombreux indicateurs le laissaientdéjà présager au premier semestre2010. Souvenons-nous que le sujetfait débat au sein de l’OTANdepuis le début des années 2000avec un regain depuis le sommetde Bucarest en 2008. En Europe,certains États, dont l’Allemagne etla Belgique (qui bénéficie d’unchapitre spécifique), se font lesporte-drapeaux de la DAMB, enremplacement de la présence d’ar-mes nucléaires sur leur sol. Cettedimension est ici absente et c’estregrettable dans un débat sur ledésarmement nucléaire. Armementet désarmement nucléaires permetdonc d’avoir un bon panorama de2010 mais ce livre est trop ancrédans son temps pour s’installercomme un ouvrage de référence.

Vivien Pertusot

SCIENCE POLITIQUE

LA GUERRE AU NOM DE L’HUMANITÉ :TUER OU LAISSER MOURIRJean-Baptiste Jeangène VilmerParis, PUF, 2012, 624 pages

Sur la question de la moralité desinterventions armées, cet ouvrageconstitue un travail considérable,synthétique et profond. La thémati-que est labyrinthique mais n’en estpas moins récurrente dans nosdébats, où s’impose presque cons-tamment la nécessité de juger ou dejustifier les moyens de l’usage de laforce armée.

L’ouvrage conjugue d’emblée unelarge gamme d’ancrages théori-ques, dont les propositions deHans J. Morgenthau, de StanleyHoffmann et de Pierre Hassner.Malgré la profusion que ce choixgénère et la bataille des libéra-lismes qu’il occulte, la trame estmaîtrisée. À ceci près que, d’unepart, elle écarte sans doute tropfacilement l’apport de la réflexionmenée par Michael Walzer (Guer-res justes et injustes, Paris, Belin,1999) et que, d’autre part, le souciconjoint de rattachement aux intui-tions du jeune Morgenthau et demaintien d’une perspective explici-tement « critique » paraît peu co-hérent. Il est à cet égard assezsurprenant de voir Jean-BaptisteJeangène Vilmer endosser la partdu credo de l’école « réaliste », quiaffirme « voir le monde tel qu’ilest, non pour admettre tous lesfaits accomplis […] mais pour par-

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tir des bonnes prémisses », sans enrappeler ni l’éminente dimensionrhétorique ni les profondes contra-dictions.

L’étude généalogique des théoriesde l’intervention à laquelle procèdeJ.-B. Jeangène Vilmer a l’avantagede croiser pensées politiques euro-péennes, indienne et chinoise, encheminant jusqu’à leurs dévelop-pements les plus récents que sontle « droit d’intervention humani-taire » ou la « responsabilité deprotéger ». On aurait pu compléterpar la lettre des évêques catholi-ques américains s’opposant en 1983à l’équilibre de la terreur et ausurarmement reaganien : « Le défide la paix » (dont J. Bryan Hehir,élève et ami de Stanley Hoffman,fut l’un des artisans décisifs) – cequi aurait permis de signaler lepoids (tout comme la transforma-tion) de la réflexion théologiquecontemporaine sur ce sujet.

Dans le même temps, les mises enrapport avec le droit internationalpositif sont aussi fines qu’équili-brées, en partant du principe queles réflexions éthique, politique etjuridique ont « toujours coexistédans un dialogue perpétuel et un[enrichissement] mutuel ». Les cri-tères d’évaluation de la légitimitédes interventions sur lesquels sefonde J.-B. Jeangène Vilmer sontceux de ce qu’il juge être la penséeclassique de la guerre juste – àsavoir l’autorité légitime, la justecause, la bonne intention, le dernierrecours et la proportionnalité –, tra-

versés par la défense d’un interven-tionnisme jugé « minimal » et d’un« conséquentialisme modéré ».

Actant ce choix de rattachementmais aussi la force des question-nements que l’auteur s’emploie àbaliser, on aimerait comprendre lesraisons de la mise en retrait du cri-tère limitatif de la discrimination,dont la prise en compte apparaîthabituellement comme détermi-nante. Enfin – et ceci s’adjoint à lalongue liste de ses vertus –, pous-sant à bout la réticence à l’interven-tionnisme débridé sans vouloirabdiquer pour autant l’engagementprogressiste, l’ouvrage se terminepar un appel percutant à « remon-ter la chaîne des causes » via le réin-vestissement du projet de trans-formation sociale et de justice inter-nationale, que le libéralisme poli-tique contemporain ne peut plusreprendre qu’à moitié.

Guillaume Durin

AFRIQUE

DANCING IN THE GLORY OF MONSTERS:THE COLLAPSE OF THE CONGOAND THE GREAT WAR OF AFRICAJason K. StearnsNew York, PublicAffairs, 2012,416 pages

Le livre de Jason K. Stearns consti-tue probablement l’ouvrage le pluscomplet et le plus captivant jamaisécrit sur le conflit congolais et sesavatars. Un conflit qui, sur un terri-

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toire grand comme l’Europe del’Ouest, opposa pendant près desix ans pas moins de neuf États etcausa environ 5 millions de morts.

Le succès du livre tient à son écri-ture. Suivant une recette très améri-caine, J.K. Stearns mêle analysespolitiques classiques et pages quasidocumentaires où il décrit lecontexte dans lequel ses interviewsse sont déroulées. Une pratiquebannie en France, où l’on apprendau jeune doctorant à s’effacerderrière son sujet. Les auteurs amé-ricains ne s’embarrassent pas deces prescriptions, n’hésitant pas àécrire à la première personne et àfrôler parfois le récit de voyage.Ainsi du livre de J.K. Stearns quiévoque les récits de Lieve Joris –Danse du léopard (Arles, Actes Sud,2002) ou L’Heure des rebelles (Arles,Actes Sud, 2007), remarquablesdescriptions, pleines de finesse etd’humour, de la tragédie congo-laise. On pense aussi à la trilogiede Jean Hatzfeld sur le génociderwandais1.

Sous la plume de J.K. Stearns, lesguerres congolaises s’incarnent.Les anecdotes sur Laurent-DésiréKabila (il avait transféré les réser-ves de la Banque centrale dans sespropres toilettes) décrivent undirigeant falstaffien qui ne troquajamais le treillis de soldat contre lecostume de chef d’État. Son fils,

Joseph, lui est en tous points dis-semblable – au point que sa filiationest périodiquement mise en doute.Passionné de jeux vidéo (l’ambas-sadeur de France l’avait affublé dusobriquet de « Nintendo ») et devoitures de course, timide jusqu’aumutisme, il a pourtant réussi, grâceà la communauté internationale, àrestaurer une paix ardemment dési-rée par ses compatriotes.

« Comme les pelures d’un oignon,la guerre du Congo se subdivise enplusieurs guerres ». Gérard Pruniernous les racontait avec son ébourif-fante érudition, au risque de nousy perdre2. Le livre de J.K. Stearnsn’est pas seulement une successionde vignettes sympathiques : iléclaire les ressorts et les rebondisse-ments des deux guerres que connutsuccessivement le Congo. La pre-mière débute en novembre 1996,quand les forces rwandaisesarment la rébellion dirigée parKabila, vident les camps de réfu-giés hutus agglutinés à la frontièredes Kivus et provoquent l’écroule-ment du régime honni du maréchalMobutu huit mois plus tard. La se-conde débute en août 1998, quandle nouveau chef d’État congolais sedébarrasse de son trop encombrantparrain rwandais et ne doit qu’ausoutien de ses alliés zimbabwéenet angolais de ne pas être renversé.

1. Dans le nu de la vie : récits des maraisrwandais, Paris, Seuil, 2000 ; Une Saison demachettes, Paris, Seuil, 2003 ; La Stratégie desantilopes, Paris, Seuil, 2007.

2. G. Prunier, Africa’s World War: Congo, theRwandan Genocide, and the Making of a Conti-nental Catastrophe, Oxford/New York, OxfordUniversity Press, 2009 (voir notre recension del’ouvrage dans Politique étrangère, vol. 75, n° 4,hiver 2010).

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En bon Américain, J.K. Stearns nese satisfait pas du fatalisme quientoure souvent les études congo-laises depuis Au cœur des ténèbres deJoseph Conrad. Plutôt que d’accu-muler les vignettes macabres, ilveut trouver une « explication ra-tionnelle à un conflit chaotique ».La carence de l’État, mise en avantpar l’auteur, en est peut-être une.Les tueries aux Kivus renvoient àun stade préléviathanesque, où« l’homme est un loup pourl’homme » : elles évoquent plus laguerre de Trente Ans que laSeconde Guerre mondiale. Or, lacréation d’un État hobbesien prenddu temps. Le Congo en construira-t-il un rapidement ? L’absenced’esprit civique chez les dirigeantscongolais, plus préoccupés de leursurvie à court terme que du bien-être de leurs administrés, auguremal de l’avenir.

Yves Gounin

AMÉRIQUES

AMERICAN NATIONS: A HISTORY OFTHE ELEVEN RIVAL REGIONAL CULTURESOF NORTH AMERICAColin WoodardNew York, Viking Press, 2011,384 pages

Colin Woodard propose une his-toire des États-Unis vue sousl’angle de ses cultures régionales. Ilpostule que les différentes airesculturelles d’Amérique du Nord(Mexique et Canada inclus) ont été

établies par les premiers pionnierssur la base de leur religion, de leurgouvernement et de leur économie.Aux siècles suivants, les immi-grants qui se sont installés dans cesrégions, loin d’imposer leur propreculture, se sont adaptés à celle despremiers arrivés. Les frontières deces zones culturelles ont pu bougermais leurs identités sont restées lesmêmes. Parmi les 11 régions identi-fiées voici les plus intéressantes.

La région yankee : les premierscolons arrivés dans le Nord desÉtats-Unis étaient des puritainsd’une grande intolérance reli-gieuse, organisés en communautéspolitiques fortes pour assurer lebien de tous. Les démocrates quidominent la région aujourd’huisont toujours perçus comme don-neurs de leçons et favorables aurôle de l’État.

Les quakers de Pennsylvanie mon-traient en revanche un grand res-pect pour les autres ethnies etreligions, ainsi qu’un fort antimili-tarisme. Ils constituent aujourd’huiles États modérés des Midlands,qui décident souvent de l’électionprésidentielle.

New York, l’ancienne New Ams-terdam, a été peuplée de commer-çants hollandais, ouverts à unmulticulturalisme total pour peuque le commerce soit respecté : uneassez bonne définition de la GrossePomme aujourd’hui.

Le Sud fut peuplé d’aristocratesanglais venus non de la nation mère

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mais de la Barbade, où ils avaientdéveloppé des plantations fondéessur un cruel esclavagisme. Ilsimportèrent leur système dans leSud des États-Unis, avec les consé-quences qu’on sait.

Le respect des Amérindiens et lacréolisation aujourd’hui observésau Québec et à La Nouvelle-Orléans renvoient sans doute auxrelations égalitaires mises en placepar les premiers colons françaisdans ces régions.

Les Appalaches, peuplées d’immi-grés écossais et irlandais héritiersde siècles d’histoire violente, sontencore aujourd’hui les plus favo-rables aux interventions arméesextérieures.

Les plaines de l’Ouest des États-Unis étaient trop arides pour ledéveloppement agricole : indivi-dualistes, parfois extrémistes, lesdescendants des premiers colonsaffichent encore aujourd’hui leurrancœur contre un État fédéral dontils n’ont jamais pu se passer.

La côte ouest, de la Colombie bri-tannique au nord de la Californie,fut peuplée des mêmes pionniersindividualistes, ici accompagnésd’un certain nombre de Yankees :sa culture se caractérise par un indi-vidualisme idéaliste et innovateur,mâtiné d’une grande confiancedans l’État pour améliorer la situa-tion sociale.

Si C. Woodard reprend les thèsesd’autres chercheurs (David HackettFischer, Albion’s Seed, ou Joel

Garreau, The Nine Nations of NorthAmerica), il les étend à tout le conti-nent et à toute l’histoire moderne. Ilétaie sa démonstration par une ana-lyse poussée des élections locales,des recensements et des sondagesdes dernières décennies.

Il propose au final une thèse capti-vante, qui revisite les événementsde l’histoire américaine sous unangle nouveau (par exemple laguerre du whisky des années 1790).On peut cependant regretter l’ab-sence de réflexion sur la culturedes Noirs américains en tant quegroupe : peut-être l’objet d’un pro-chain ouvrage ?

Laurence Nardon

EL NARCO. LA MONTÉE SANGLANTEDES CARTELS MEXICAINSIoan GrilloParis, Buchet-Chastel, 2012,358 pages

Ioan Grillo, grand reporter, britan-nique de naissance, vit à MexicoCity et couvre la « guerre contrela drogue » au Mexique depuisune dizaine d'années. Il tente ici debrosser une histoire à la fois« globale » et « partielle » de l’orga-nisation de l’« industrie de ladrogue ». La narration est vivante,la forme parfois proche de celled'un roman policier ou d’une auto-biographie mettant en exergue lerapport du journaliste à son objet.On ne peut pas ne pas penser à larécente publication de sa consœurdu journal Le Monde Babette Stern,

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qui, dans Narco Business : l'irrésis-tible ascension des mafias mexicaines(Paris, Max Milo, 2011), se livre,dans un style moins littéraire, aumême exercice : narration d’unehistoire « vivante », parfois sensa-tionnaliste, toujours émaillée derécits biographiques, anecdotes deterrain, notes de presse, souvenirsanciens ou récents d’une part ;analyse fondée sur le recul lié àl'expérience et aux sources univer-sitaires d'autre part.

La thématique est certes courue etle travail de l’enquêteur se mêle àcelui du peintre d'une réalitésociale et politique sordide, drama-tique et violente. À force de por-traits d’anciens trafiquants, de leurfamille, de leurs voisins, des pri-sonniers et ce des deux côtés de lafrontière, l'auteur parvient à sesfins : décrire un système qui donnenaissance aux organisations ma-fieuses et aux réseaux criminels quirecomposent les territoires auMexique (et aux États-Unis). Il« raconte l'histoire de la transfor-mation radicale de ces trafiquantsde drogue en escadrons de la mortparamilitaires […] et la brutalité deleur capitalisme mafieux ». On n’ycherchera pas de réflexion sur lecaractère transnational des réseauxou sur les recompositions géopoli-tiques ; ni les digressions concep-tuelles émaillant habituellement lestravaux sur le crime organisé. On ytrouvera en revanche une multi-tude de termes désignant l’ascen-sion des cartels mexicains : desréseaux, une industrie, une insur-

rection, une guerre civile, un casd'école, un capitalisme mafieux, un« narco-État », un « État captif », un« État failli », un mouvement, uncrime organisé, etc. Bref, jamaisl'auteur ne choisit une définitionstricte.

Une affirmation est pourtantcentrale : « La guerre de la drogueau Mexique est inextricablementliée à la transition démocratique. »Ainsi, par la diversité même desnotions employées, on voit que lesfacteurs qui assurent la montée descartels sont multiples. C’est la des-cription même du phénomène, son« anatomie », comme l’appellel’auteur en deuxième partie del’ouvrage, qui en fait la richesse. Sila partie historique reste assezfragile (les relations États-Unis/Mexique servent seulement detoile de fond), comme celle sur lesorientations futures du narcotrafic,la description de la spirale infer-nale de la violence depuis la findes années 1980 et celle des diffé-rents piliers du mouvement« narco-insurgé » atteignent leurbut. Même si le livre emprunteparfois des accents propres à uncertain romantisme, l’enquêteur setrouvant passionnément débordépar son objet, l’ironie et parfoisl’autodérision permettent aussi demieux se distancier du bain desang et des exactions relatées aufil des pages. Le lien qui apparaîtcomme essentiel est bien la relationinextricable entre corruption, dro-gue, politique et société globalisée.

Emmanuelle Le Texier

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ASIE

DOES THE ELEPHANT DANCE?CONTEMPORARY INDIAN FOREIGN POLICYDavid M. MaloneOxford, NY, Oxford UniversityPress, 2011, 448 pages

Universitaire et diplomate, DavidM. Malone dresse dans cet ouvrageun panorama des enjeux de lapolitique étrangère de l’Inde ets’appuie pour ce faire sur son expé-rience de Haut Commissaire duCanada à New Delhi de 2006 à2008. Son analyse se concentre surles principaux axes de la diplomatieindienne : le partenariat avec lesÉtats-Unis et trois dossiers majeurs– le voisinage immédiat, la Chine etles grandes négociations multila-térales. Si les relations de l’Indeavec l’Asie orientale, le Moyen-Orient, la Russie et l’Europe sontaussi évoquées, on regrettera quecelles avec l’Afrique et l’Asiecentrale manquent au tableau. Parailleurs, le choix de traiter la Russieet l’Union européenne (UE) en unmême chapitre, au motif que leursrelations avec l’Inde sont sur ledéclin, s’avère discutable.

Concernant l’Asie du Sud, l’auteurrappelle judicieusement que l’inca-pacité de l’Inde à pacifier sesrelations avec ses voisins constituela principale faiblesse de sa poli-tique extérieure. En l’occurrence,New Delhi n’a pas d’autre choixque de « convaincre ses voisins quel’Inde est une opportunité, pas une

menace ». Si les difficultés de l’Indeen Asie du Sud sont finement ana-lysées, la relation conflictuelle avecle Pakistan mériterait, elle, d’êtretraitée plus en profondeur. L’affir-mation, présentée dès l’introduc-tion, selon laquelle « une guerreincontrôlée et de grande ampleurentre les deux pays est aujourd’huimoins probable que jamais » de-manderait à être étayée, tant l’hosti-lité entre les deux États garde uncaractère structurel.

Le meilleur de l’ouvrage se trouvedans le chapitre sur la diplomatiemultilatérale indienne. En la ma-tière, l’auteur constate une « prédi-lection grandissante de l’Inde pourla gouvernance mondiale par oli-garchie », c’est-à-dire en coalitionavec d’autres grands « émergents »,comme cela a été le cas par exempleavec le groupe BASIC (Brésil,Afrique du Sud, Inde et Chine) lorsdes négociations de la conférencede Copenhague sur le changementclimatique en 2009. Autrement dit,l’Inde évite le « vrai multilaté-ralisme » et investit plutôt dans unediplomatie de club pour « coma-nager le système international auplan économique et, dans unemoindre mesure, en matière desécurité ». De surcroît, tout en seralliant à cette diplomatie d’élites,l’Inde ne se montre en rien disposéeà endosser des responsabilitésinternationales. D. M. Malone metainsi en lumière le décalage entreles ambitions de la diplomatieindienne et la réalité de sa pratique,avant de conclure : « Alors que

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l’Inde a gagné en stature internatio-nale, la transition de sa politiqueextérieure reste incomplète mais sacontribution est de plus en plusattendue. Il en est ainsi des maniè-res à la table des grands. »

L’ouvrage, qui fourmille de détailset d’informations, repose sur unvaste corpus de sources secon-daires dont la bibliographie rendlargement compte au gré de ses30 pages. Le propos, toujours clair,lui donne par ailleurs une qualitétrès didactique. Does the ElephantDance? constitue donc une solideintroduction générale pour ceuxqui ne sont pas familiers des pro-blématiques extérieures indiennes,tout en fournissant aux spécialistesune mine d’informations à laquellese référer.

Isabelle Saint-Mézard

ASIA’S SPACE RACE: NATIONALMOTIVATIONS, REGIONAL RIVALRIES,AND INTERNATIONAL RISKSJames Clay MoltzNew York, Columbia UniversityPress, 2011, 288 pages

Le 13 avril 2012, la Corée du Nordtentait pour la troisième fois demettre un satellite en orbite. Sil’essai s’est soldé par un nouveléchec, après ceux de 1998 et de2009, l’événement a jeté unelumière crue sur les liens entre lesprogrammes spatiaux nationauxet les jeux de puissance régionauxen Asie. C’est à l’analyse de cecocktail potentiellement détonnantque s’attelle James Clay Moltz.

La thèse principale de l’ouvrage estque la compétition croissante entreles programmes spatiaux nationauxen Asie a débouché non pas sur unemais sur plusieurs courses à l’espace,qui se déroulent en parallèle : entrela Chine et l’Inde, entre les deuxCorées ou encore entre le Japon et laChine. Pour l’auteur, le potentieldéstabilisateur de ces interactionsdépasse largement les risques en-courus lors de la course à l’espaceentre les États-Unis et l’Unionsoviétique, en raison de l’augmen-tation substantielle du nombred’acteurs par rapport à la périodede la guerre froide mais aussi ducaractère foncièrement unilatéral– voire nationaliste – des effortsspatiaux asiatiques. L’ambition deJ.C. Moltz est d’expliquer l’originede ces courses à l’espace, pourmieux identifier les mécanismespolitiques qui permettraient d’apai-ser ces rivalités spatiales.

Son grand mérite est d’intégrerdans l’analyse les facteurs natio-naux, régionaux et internationauxde manière cohérente. Il se distin-gue ainsi des nombreuses mono-graphies qui ont été consacréesaux puissances spatiales asia-tiques – principalement à la Chineet au Japon – en ajoutant deuxdimensions essentielles : une pers-pective comparatiste et une pro-fondeur historique panasiatique.De fait, l’ouvrage se penche endétail sur les programmes spatiauxdes quatre grands d’Asie – Chine,Japon, Inde, Corée du Sud – maisaussi sur l’émergence de puis-

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sances spatiales de moindre acabit,de l’Australie au Vietnam en pas-sant par la Malaisie, la Thaïlandeou les Philippines.

Si l’auteur identifie certaines régu-larités à l’échelle régionale – notam-ment au travers du concept de latedeveloper, qui explique le dévelop-pement rapide des puissances spa-tiales asiatiques par leur accès àdes technologies éprouvées par lespionniers (États-Unis, Union sovié-tique/Russie, Europe) –, il insisteaussi sur les spécificités nationales.Ainsi, les orientations pacifistes duJapon ou la Révolution culturelle enChine ont fortement influencé leursprogrammes spatiaux respectifs.De même, l’ouvrage met en lumièreles ramifications internationalesdes courses à l’espace en Asie. Lespuissances spatiales établies, aupremier rang desquelles les États-Unis, jouent en effet un rôle essen-tiel dans l’exacerbation ou l’apaise-ment des rivalités spatiales dans larégion, en favorisant ou non les coo-pérations spatiales internationales.

La thèse libérale – l’interdépen-dance politique et économiquefavorise la résolution pacifique desconflits – constitue clairement le filrouge de l’ouvrage de J.C. Moltz.Si son application au cas de l’Asiespatiale aurait mérité quelques ap-profondissements théoriques, l’en-semble reste très convaincant,allant bien au-delà des justificationsgénéralement avancées pour expli-quer l’émergence rapide de puis-sances spatiales en Asie.

Christophe Venet

L’ÉLIMINATIONRithy Panh avecChristophe BatailleParis, Grasset, 2012, 336 pages

L’Élimination est le récit d’uneconfrontation entre Rithy Panh etDuch, chef tortionnaire du régimekhmer rouge. Survivant du régime,R. Panh est un cinéaste franco-cambodgien connu notammentpour ses films documentaires sur leS 21, centre de détention desKhmers rouges, dans lequel aumoins 12 380 prisonniers ont ététorturés, interrogés puis exécutésentre 1975 et 1979.

Dans son film S 21, la machine demort khmère rouge (2003), R. Panhavait demandé aux bourreaux ducentre de refaire leurs gestes en lesfilmant sur les lieux mêmes de leursactes. Mais Duch, le directeur ducentre, est absent de ce film. PourR. Panh, c’est « comme s’il man-quait une pièce essentielle à l’en-quête : la parole de Duch ». Il adonc demandé aux juges du tribu-nal khmer rouge (chambres extra-ordinaires au sein des tribunauxcambodgiens) l’autorisation demener des entretiens avec Duchpour réaliser un autre film, Duch, lemaître des forges de l'enfer (2011).

Dans L’Élimination, R. Panh raconteces 300 heures de face-à-face par-fois très difficile. Il trouve que Duchdemeure un mystère aussi grandque le régime dont il se réclame. « Ilment souvent » : pour R. Panh, lebut de cette rencontre n’était pas dechercher la vérité mais la parole. Il

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ne cherchait pas à comprendreDuch, ni à le juger. Il voulait « luilaisser une chance d’expliquer,dans le détail, le processus de mortdont il fut organisateur ».

À cette confrontation s’entremêle lerécit personnel de l’auteur sous lerégime qu’il nomme « la terreur ».En 1975, R. Panh avait 13 ans. Sonpère était un ancien chef de cabinetde plusieurs ministres de l’Édu-cation. Sa famille était destinée àdevenir, sous le régime khmerrouge, le « nouveau peuple » : celuides bourgeois, des intellectuels, despropriétaires… Dès l’entrée desKhmers rouges dans Phnom Penh,le 17 avril 1975, ce « nouveaupeuple » est chassé de la ville pourretrouver l’« ancien peuple », lesrévolutionnaires. Aux yeux del’Angkar (« Organisation », nom decode pour le Parti communiste duCambodge), le « nouveau peuple »était celui des oppresseurs à réédu-quer dans les campagnes ou àexterminer.

En moins de quatre ans sous lerègne des Khmers rouges, environ1,7 million de personnes sontmortes de famine, de maladie, dutravail forcé, de tortures ou d’exé-cutions. R. Panh a perdu toute safamille en quelques semaines : sonpère, sa mère, son grand frère, sasœur, ses nièces et neveux. « Tousemportés par la cruauté et la foliekhmères rouges. » Il a vécu, commetous les Cambodgiens, sous l’em-prise de la peur. Il ne pensait qu’àsurvivre. Les derniers mots de samère résonnaient dans sa tête : « Il

faut marcher dans la vie, Rithy.Quoi qu’il arrive, tu dois marcher. »Il est allé au-delà du testament ma-ternel. Il a survécu et, malgré « lechagrin sans fin » qu’il garde en lui,il a le courage de transmettre sonhistoire, aussi douloureuse soit-elle.

Le récit personnel de R. Panh estterrifiant mais les dernières pagesde L’Élimination sont rempliesd’une conclusion optimiste : « J’aiaffronté cette histoire avec l’idéeque l’homme n’est pas foncière-ment mauvais. » Le film Duch, lemaître des forges de l’enfer et L’Élimi-nation sont complémentaires. Dansl’un, c’est le bourreau qui parle.Dans l’autre, la parole est à R. Panh,la victime. C’est un travail de mé-moire indispensable pour luttercontre l’oubli, contre le silence.

Dyna Seng

EUROPE

LE RÉVEIL DES DÉMONS. LA CRISEDE L’EURO ET COMMENT NOUS EN SORTIRJean Pisani-FerryParis, Fayard, 2011, 228 pages

Dans la décennie qui a suivi la créa-tion de l’euro, l’Europe a semblédurablement immunisée contre lesattaques des marchés financiers quil’avaient déstabilisée au début desannées 1990. Depuis 2010, les atta-ques dont l’euro a été victime, aupoint de menacer son existencemême, ont redonné à la questionmonétaire une actualité qu’elle

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semblait avoir perdue. Jean Pisani-Ferry présente les faiblesses congé-nitales de notre monnaie unique,décrypte l’enchaînement des évé-nements qui ont conduit à la crisede 2010 et propose quelques pistesde sortie de crise.

La création de l’euro était, à lalumière de la théorie économique,un choix risqué, les considérationspolitiques ayant emporté la déci-sion : elle permettait de mobiliserl’Europe autour d’un projet unifi-cateur à un moment où les forcescentrifuges auraient pu l’emporter.Or l’enthousiasme des dirigeants etdes peuples européens s’est rapi-dement émoussé, si bien que lepassage effectif à l’euro s’est faitdans une relative discrétion en1999, sans qu’en soient tirées lesconséquences dans la conduite despolitiques économiques nationales.Dans la décennie qui a suivi, l’hori-zon est resté relativement clair, cequi a temporairement calmé lesdébats.

La crise financière de 2008 a mis enlumière les déséquilibres macro-économiques qui s’étaient forméssouterrainement : écarts de compé-titivité entre les pays du Sud et duNord, apparition de bulles finan-cières ou immobilières, haussede l’endettement public et privé.J. Pisani-Ferry décrit avec précisionl’enchaînement implacable des évé-nements qui ont suivi, depuis lafameuse « tragédie grecque » qui acommencé en 2010, les inquiétudesde l’été 2011 autour des banques

européennes, jusqu’aux débats desmois suivants sur l’organisation etla gouvernance de la zone euro. Àces différentes étapes, les dirigeantseuropéens ont dû réexaminerséance tenante des questions quiavaient été écartées jusqu’alors :faut-il aider les États en difficulté ?Doit-on faire payer les banques aurisque de souffler sur les braises dela crise financière ? Jusqu’où faut-ilaller dans la surveillance des poli-tiques budgétaires ? Ils ont menéleur réflexion dans l’urgence etsous le regard inquiet du reste dela planète : l’annonce en octobre2011 par Georges Papandréou del’organisation d’un référendum surles réformes économiques impo-sées par la situation de son pays enrestera le moment le plus drama-tique.

La zone euro a bénéficié début 2012d’un relatif apaisement, auquell’action résolue de Mario Draghi, lenouveau président de la Banquecentrale européenne (BCE), a large-ment contribué. Pour autant, dessolutions durables à la crise restentà trouver. L’auteur – c’est là qu’onl’attendait le plus – évoque les op-tions qui font aujourd’hui débat, laprincipale étant de savoir s’il fautsortir de l’euro. Sans surprise, il s’yoppose en considérant les contrain-tes juridiques et techniques d’unetelle opération ainsi que son coûtéconomique et financier.

Le « choix du démantèlement »étant écarté, J. Pisani-Ferry, dont lesconvictions pro européennes sont

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connues, préconise des avancéesparfois radicales dans l’intégrationéconomique de la zone euro. Iln’oublie pas qu’un tel approfon-dissement devra s’appuyer sur undébat démocratique approfondi,à l’image de celui qui a agitél’Allemagne depuis 2010. Perspec-tive dont il n’ignore pas la diffi-culté. Comment demander auxpeuples européens de faire aujour-d’hui et dans l’urgence le saut fédé-raliste, alors que chacun des « petitspas » vers l’unification européennea jusqu’à présent nécessité de longsdébats ? Comment convaincre lespeuples européens qu’aller plusloin dans l’intégration fournira uneréponse aux problèmes que ceprocessus n’a jusqu’à présent pasrésolus ? Les défenseurs éclairés del’Europe, dont l’auteur fait partie,ne devront pas économiser leursefforts quand ce débat sera engagé.

Walter Mathian

LE PASSAGE À L’EUROPE :HISTOIRE D’UN COMMENCEMENTLuuk Van MiddelaarParis, Gallimard, 2012, 480 pages

THE FUTURE OF EUROPE:TOWARDS A TWO-SPEED EU?Jean-Claude PirisCambridge, MA, CambridgeUniversity Press, 2011, 176 pages

Deux éminents praticiens euro-péens – le juriste Jean-Claude Piriset l’historien-philosophe Luuk VanMiddelaar – ont publié simultané-ment deux ouvrages sur l’intégra-

tion européenne qui sont remar-quables de complémentarité.

L. Van Middelaar livre un nouvelouvrage sur l’histoire de la cons-truction européenne. S’il s’ajoute àune littérature déjà riche, il n’en estpas moins pertinent de par la lec-ture personnelle qu’il propose. Enchoisissant délibérément de s’af-franchir des lourdeurs du vocableeuropéen mais aussi – très large-ment – des références aux écritsscientifiques passés, il resitue dansun récit global les éléments mar-quants de l’histoire de l’intégrationeuropéenne. Destiné autant à unpublic large qu’aux experts de lachose européenne, le texte poseavec simplicité mais justesse lesgrands problèmes de l’Union euro-péenne (UE). Et sa distinction entredifférentes sphères – interne, inter-médiaire, externe – afin d’analyserles relations entre les États euro-péens, puis sa description de troisstratégies – allemande, romaine,grecque – de conquête du publicsont des éléments pertinents et sti-mulants que les spécialistes nedevraient pas négliger.

A contrario, l’ouvrage synthétiquede J.-C. Piris se concentre sur l’ana-lyse des scénarios institutionnels àmême de permettre à l’intégrationeuropéenne de surmonter la crise.Après avoir évalué de manièreclaire la situation et les atouts ac-tuels de l’UE, il étudie de manièredétaillée ces différents scénarios :réviser les traités, approfondir lescoopérations dans le cadre actuelou mettre en place une « Europe à

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deux vitesses ». Il écarte rapi-dement le premier scénario aumotif de son impossibilité poli-tique. Pourtant, la contradictionentre le refus affiché de rouvrir lestraités et les nombreuses demandesde petites révisions aurait sansdoute mérité d’être davantageconsidérée, même si l’analyse nepouvait conduire qu’au constat dudécalage entres discours et volon-tés politiques réelles. Le deuxièmescénario permet à l’auteur non seu-lement de recadrer salutairement ledébat – souvent imprécis et désor-donné – sur les intégrations diffé-renciées mais aussi d’exposer lesvastes possibilités offertes par lestraités actuels.

Compte tenu des difficultés politi-ques, J.-C. Piris plaide clairementpour une UE à deux vitesses, avecune « avant-garde ». Il effectue tou-tefois la distinction entre uneversion soft, sans révision destraités, et une version audacieusequi appellerait un « traité addition-nel », c’est-à-dire un accord juridi-que international compatible avecles traités européens. La précisiondont fait preuve l’auteur dans laformulation des options et de leursimplications juridiques fait de celivre un utile manuel à l’usage desacteurs politiques.

In fine, au regard des multiplesapports de ces deux ouvrages, onserait tenté d’appeler leurs auteursà l’écriture d’un ouvrage à quatremains, pour qu’ils puissent seprojeter de concert sur l’avenir del’Europe. De cette mutualisation

pourrait naître une vision prospec-tive incluant les enseignementstirés de l’histoire de la constructioneuropéenne, les enjeux philosophi-ques qui l’animent, les contrainteset possibilités juridiques et la désor-mais indispensable prise en comptedes citoyens. Une entreprise arduemais dont l’Europe aurait bienbesoin.

Yann-Sven Rittelmeyer

L’ÉLARGISSEMENT MET-IL EN PÉRILLE PROJET EUROPÉEN ?Lukas MacekParis, La Documentation française,2011, 176 pages

En 1957, la Communauté économi-que européenne (CEE) comptait sixÉtats fondateurs. Le nombre de sesmembres est passé à neuf en 1973,dix en 1981, 12 en 1986, 15 en 1995,25 en 2004 et 27 en 2007. L’Unioneuropéenne (UE) accueillera le1er juillet 2013 la Croatie, 28e Étatmembre. Cinq États ont le statutofficiel de candidat : la Turquie,l’Islande, le Monténégro, la Macé-doine et la Serbie. D’autres espèrentl’avoir bientôt (la Bosnie-Herzé-govine, l’Albanie, le Kosovo, laMoldavie, etc.), laissant augurerune Europe à 35 ou 36 membres. Lejeune directeur tchèque de SciencesPo Dijon, Lukas Macek, présenteavec une grande clarté l’histoire desélargissements passés, le bilan quipeut en être fait, les débats qu’ilsont suscités et les défis que lesélargissements futurs présentent.

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L’adhésion d’un pays candidatdépend bien sûr de sa capacité àrejoindre la famille européenne.Comme l’exigent les célèbres « cri-tères de Copenhague », il lui fautdes institutions démocratiques, uneéconomie de marché viable et lacapacité de reprendre et de mettreen œuvre l’« acquis communau-taire » – tâche d’autant plus hercu-léenne que cet acquis a expo-nentiellement augmenté au fil desans. Mais les mérites propres ducandidat ne suffisent pas : l’adhé-sion dépend aussi de la capacitéde l’Union à l’accueillir. Commel’annonce le titre de son ouvrage,L. Macek insiste sur cette dimen-sion. L’appréciation qu’on peutporter sur l’élargissement varie dutout au tout selon le point de vueadopté. Pour le candidat, l’adhé-sion est, dans la quasi-totalité descas, une perspective enviable : ellevaut délivrance d’un brevet dedémocratie et promesse de prospé-rité économique, directement à tra-vers l’accès aux fonds de cohésionet indirectement via les gains espé-rés du marché intérieur. En revan-che, pour le projet européen, l’élar-gissement est un pari risqué.

Jacques Delors avait coutume decomparer la construction euro-péenne à une bicyclette : l’Europedoit avancer sous peine de tomber.L’élargissement de l’Union euro-péenne semble gouverné par lamême logique. Depuis sa création,l’Europe s’est élargie. Elle continueà le faire au point que l’élargisse-ment est devenu une attribution à

part entière de l’UE, au même titreque l’agriculture ou le marché inté-rieur. Rien ne semble devoir en-rayer ce mouvement brownien,sinon le sentiment naissant quecette « fuite en avant », sans limitespréétablies, devra un jour s’inter-rompre sauf à vider le projet euro-péen de son sens.

Le « grand élargissement » de 2004-2007 a marqué un changementd’échelle. Le bilan objectif qu’onpeut en faire n’est pas mauvais :les économies est-européennes ontrattrapé une part de leur retard, les« plombiers polonais » n’ont pasémigré en masse. Pour autant, cesélargissements ont été grevés denombreux malentendus. Les nou-veaux membres, qui revendi-quaient un droit au « retour àl’Europe », estiment avoir troplongtemps fait antichambre et êtretraités comme des citoyens deseconde zone. Les anciens Étatsmembres, qui n’ont pas été direc-tement consultés, ont profité desréférendums sur le traité constitu-tionnel pour manifester leur désac-cord. En France notamment, laprise de conscience s’est lentementfaite que l’Europe élargie ne seraitpas « la même en plus grand »– selon l’heureuse expression deJacques Rupnik – mais que cechangement d’échelle induirait unchangement de nature.

Longtemps consensuel, le débatautour de l’élargissement ne re-coupe pas les lignes traditionnellesde clivage politique. Les défenseursde l’élargissement se recrutent aussi

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bien parmi les pro-européens (quiestiment qu’il n’est pas incompati-ble avec l’approfondissement) queparmi les eurosceptiques (tels lesBritanniques, qui espèrent grâce àlui « diluer l’Eu-rope »), parmi lestenants d’une « Europe puissance »(seule une Europe élargie à l’échelledu continent sera de taille à faireface aux défis de la mondialisation)ou ceux d’une « Europe espace »(désireux de repousser toujoursplus loin les limites du marché inté-rieur).

La seule question qui vaille s’avèreêtre celle de l’identité européenne.C’est à cette aune que L. Macek dis-qualifie la candidature turque. Sansnier le dynamisme démographiqueet économique de ce grand paysémergent, L. Macek interroge l’an-crage européen, occidental et laïcde la Turquie. Le même raison-nement le conduit aux mêmes ré-serves vis-à-vis d’une éventuellecandidature ukrainienne. Pourautant, l’Union osera-t-elle dire nonà ses candidats ? De Gaulle avaitmis son veto à l’entrée duRoyaume-Uni en 1963 et en 1967.Nicolas Sarkozy et Angela Merkelont mis le leur à celle de la Turquie.Mais le coût d’un tel refus estimmense et le risque existe qu’unlâche assentiment prévale. « Il estdes institutions qui périssent d’unexcès de politesse », écrivait VaclavHavel.

Yves Gounin

MOYEN-ORIENT

LES ISLAMISTES AU DÉFI DU POUVOIR :ÉVOLUTIONS D’UNE IDÉOLOGIESamir Amghar (dir.)Paris, Michalon, 2012, 208 pages

Une idéologie à prétention radicalepeut-elle se transformer – surtoutlorsqu’elle provient de la sphèrereligieuse et que son ambition ini-tiale est de soumettre à la visionsacrale de ses militants l’ensemblede l’espace social ?

L’offre islamiste s’est bel et bieninstallée dans le processus démo-cratique. L’analyse du spectre desconfrontations de l’islam politiqueaux réalités de l’exercice du pou-voir laisse entrevoir un éventailsomme toute large de positionne-ments, l’environnement étant pri-mordial pour saisir la nature del’insertion dans le jeu politique. Lathèse générale va plutôt dans lesens d’une intégration dans unjeu « pluraliste » parallèlement aumaintien d’un discours de défensede l’identité religieuse de la société.Les mouvements islamistes ayantfait le choix de s’inscrire dans unsystème peu ou prou démocratiqueont eu tendance, malgré la persis-tance de postures pouvant passerpour problématiques, à jouer le jeudu formalisme démocratique.

C’est le cas au Maroc ou au Liban.Le premier a vu l’entrée en poli-

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tique du Parti de la justice et dudéveloppement (PJD) s’accompa-gner d’une modération tant pour cequi est de l’acceptation de la normedémocratique que de la reconnais-sance du régime monarchique,même si certaines inclinationsidéologiques demeurent, notam-ment lorsque la morale religieuseou certaines valeurs familiales sontprésentées comme menacées. Aupays du cèdre, l’inscription du« Parti de Dieu » dans le jeu démo-cratique a conduit à mettre en avantla portée nationaliste et sociale dumouvement, relativisant la réfé-rence religieuse.

L’évolution se vérifie en partie dansle cas palestinien, où le Hamas doitgérer les contraintes liées au sys-tème démocratique et à l’agenda derésistance nationale, et en Turquie,où le Parti de la justice et du déve-loppement (Adalet ve KalkinmaPartisi, AKP) fait pour certainsfigure d’exemple à suivre, mêmes’il semble difficile de considérerson expérience comme mécanique-ment transposable. La Tunisie faitégalement écho à cette dynamiquepuisque l’aggiornamento du mouve-ment Ennahda est moins présentécomme résultant d’un « agendacaché » que comme le fruit d’unecontrainte liée à la transition démo-cratique, qui l’oblige à agir en« parti de gouvernement ».

Un autre phénomène, observableau Pakistan et au Yémen, sembleêtre l’échec relatif de l’islamisme, sil’on en juge par la déception d’une

partie de sa base sociale. Le « di-lemme » serait dès lors celui-ci :faut-il revenir à un discours plusradical ou diluer définitivement lavisée protestataire pour ne pasaggraver les difficultés socio-éco-nomiques et diplomatiques ? Le casalgérien, du fait des événements de1991, constitue une exception : lesspéculations demeurent sur la pra-tique d’un pouvoir jamais réelle-ment exercé ailleurs qu’au niveaulocal.

Le dernier chapitre sur les Frèresmusulmans égyptiens suit plus lapropension du mouvement à sefondre dans un système fondé surla souveraineté du peuple qu’iln’expose l’histoire de son insertiondans un jeu « ouvert ». L’auteur sesitue du côté de ceux pour qui lesIkhwan restent une organisationfortement idéologisée, largementincapable de revoir son credo.

Cet ouvrage, fruit de l’apport dechercheurs spécialisés dans l’étuded’un pays précis, vient indénia-blement combler un vide à l’heureoù d’aucuns craignent l’avènementd’un « printemps islamiste ».L’analyse de l’islam politique ausein d’un État sur un temps longconstitue la principale plus-valuede ce travail dont les conclusions,certes prudentes, insistent sur lanécessité de concevoir ce phéno-mène en constante interaction avecson environnement, de manière àsaisir l’ampleur de ses mutationsactuelles et futures.

Mohamed-Ali Adraoui

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ISRAEL’S PALESTINIANS:THE CONFLICT WITHINIlan Peleg et Dov WaxmanCambridge, MA, CambridgeUniversity Press, 2011, 272 pages

Plutôt que d’envisager le conflitexterne et l’avenir des territoiresoccupés, les auteurs choisissent icide s’intéresser au conflit interne etau statut des Palestiniens citoyensd’Israël. Peu médiatisée et large-ment ignorée dans les négociations,cette dimension du conflit est pour-tant centrale pour l’avenir de l’Étatd’Israël. La présence, en Israël, dequelque 1,3 million de Palestinienscitoyens d’Israël (20 % de la popu-lation israélienne) ne manque pasd’interroger le devenir d’un Étatdéfini comme juif et démocratique.Pour Ilan Peleg et Dov Waxman, lasituation est, depuis octobre 2000,particulièrement alarmante et lestatu quo se révélera vite intenable.

Dans une première partie, lesauteurs nous présentent cette po-pulation palestinienne de l’inté-rieur : situation socioéconomique,discours de ses représentants poli-tiques et risques d’une éventuelleradicalisation (chap. 1-3). Ils inter-rogent ensuite la manière dont lamajorité juive perçoit les popula-tions arabes israéliennes (chap. 4).La seconde partie envisage lespossibilités de réduire les tensionsentre juifs et Palestiniens dansl’État d’Israël. Les auteurs rappel-lent d’abord les origines histo-riques de la situation d’hégémonieethnique prévalant en Israël

(chap. 5). Ils listent ensuite diverstypes de régimes susceptibles deconstituer une alternative à la situa-tion actuelle (chap. 6), avant de pré-senter leurs propres idées pouraméliorer le statut, les droits et lesconditions de la minorité palesti-nienne d’Israël. Le compromis en-visagé se fonde sur l’idée d’un Étatqui serait tout à la fois « la patrie[homeland] juive et l’État de tous sescitoyens » (chap. 7). Même si elleest destinée à être combattue par lesjuifs comme par les Arabes, cetteproposition est selon eux la seule àmême de réduire les tensions queconnaît aujourd’hui la société israé-lienne (chap. 8).

Sur un thème surinvesti par lesdiscours militants, D. Waxman etI. Peleg réussissent à proposer untravail d’une grande rigueur. Leurpremière partie, descriptive, estsolidement argumentée et ne cèdejamais à la rhétorique dénoncia-trice : les auteurs essaient toujoursde fonder leurs dires sur des faitsou des données statistiques. Dansla seconde partie, la dimension nor-mative est assumée. Mais les deuxauteurs agrémentent leur propo-sition de considérations typolo-giques et comparatistes claires etpertinentes. Ce travail se distingueégalement par sa capacité à intégreraux analyses proposées l’actualitérécente sur les Palestiniens d’Israël.Le lecteur intéressé pourra ainsi ytrouver une présentation détailléedes Vision Documents (quatre docu-ments traitant de la nature et del’avenir de l’État d’Israël produits

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par diverses organisations palesti-niennes d’Israël entre 2006 et 2007)ou encore des éléments sur les « loissur la loyauté », portées depuis2009 par Yisrael Beitenou.

Cet ouvrage propose un excellenttour d’horizon de la question desPalestiniens d’Israël. On reprocheraéventuellement aux auteurs de nepas avoir couplé ce tour d’horizon àdes illustrations plus microsociolo-giques : leur démonstration, si elleuse (et parfois abuse) des sondagesd’opinion, laisse rarement place àl’évocation des relations quoti-diennes entre juifs et Palestiniens.

Pierre Renno

TAMING TEHRAN: AN ANALYSISOF US POLICIES TARGETINGIRAN’S NUCLEAR PROGRAMBryan T. HamiltonSarrebruck, Lambert AcademicPublishing, 2011, 104 pages

L’auteur poursuit un double objec-tif : développer une analyse rigou-reuse des ambitions nucléairesiraniennes et proposer une alter-native à la politique de sanctionset de menaces poursuivie parWashington afin de circonscrireles progrès nucléaires de l’Iran.Bryan T. Hamilton rejette les argu-ments contestant la rationalité éco-nomique du programme nucléaire,fondés sur l’hypothèse d’unecontradiction entre la possessionde réserves en hydrocarbures et laproduction d’électricité nucléaire.

Cette défense du programme nu-cléaire iranien est pertinente, mêmesi l’auteur ne mentionne pas lerisque environnemental consécutifà la mise en service de la centrale deBouchehr en août 2010.

Depuis 1979, l’élément structurantdu comportement diplomatiqueaméricain est le déni d’accès del’Iran aux technologies nucléaires.Dès 1982, l’administration Reagandécide de mettre en place un em-bargo sur l’exportation des techno-logies nucléaires vers l’Iran.L’administration Bush poursuit lapolitique initiée en 1982 avec l’in-terdiction de l’exportation des tech-nologies de double usage (civil etmilitaire) vers l’Iran à partir de1990. Le président Clinton apparaîtcomme celui qui clarifie la stratégieiranienne de Washington. Il affirmeouvertement que l’Iran ne peutavoir de relations commercialesnormales tout en développant unprogramme d’armes de destructionmassive (ADM). Cette politique dudual containment (Irak et Iran) a uncoût économique élevé et ne permetpas d’empêcher que d’autres Étatssoutiennent le programme nu-cléaire iranien (Russie, Chine,Afrique du Sud, Autriche etUkraine). Aussi l’accélération desprogrès nucléaires de l’Iran pen-dant l’administration Clinton sepoursuit-elle sous l’administrationBush Jr. malgré le renforcement dela politique de sanctions unilaté-rales et les velléités d’isolementde l’Iran.

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politique étrangère l 2:2012

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Concernant la stratégie iranienned’Obama, il est nécessaire, selonl’auteur, d’éviter de légitimer leprésident Mahmoud Ahmadinejadpar la confrontation : il faut répon-dre aux besoins sécuritaires et éco-nomiques de l’Iran pour endiguerson programme nucléaire. Pour cefaire, l’auteur propose une levéeunilatérale des sanctions améri-caines, qui permettrait de responsa-biliser le gouvernement iranien faceà sa propre population quant à ladétérioration des conditions écono-miques. Il propose que la diploma-tie américaine reconnaisse le droitde l’Iran à posséder une capacitétechnologique nucléaire et la ratio-nalité économique du programmenucléaire. Pour leur part, lesIraniens devraient alors fairepreuve d’une transparence totaleet répondre aux questions del’Agence internationale de l’énergieatomique (AIEA) sur leurs activitésnucléaires passées.

L’auteur reconnaît que la finalitédu programme nucléaire iranienest probablement la capacitéd’assembler une arme nucléairedans un délai de 30 à 90 jours.Mais à partir du constat de l’échecde la stratégie d’isolement et desanctions des États-Unis, il pro-pose une nouvelle stratégie diplo-matique, selon lui plus efficace.D’aucuns n’hésiteront pas à quali-fier de naïve la solution proposée,fondée sur l’intérêt des deux par-ties à coopérer, en particulier dansle secteur des hydrocarbures. Sonprincipal mérite est pourtant d’ou-

vrir une nouvelle voie permettantde sortir la question nucléaire ira-nienne de l’impasse diplomatique.

Clément Therme

A SINGLE ROLL OF THE DICE:OBAMA’S DIPLOMACY WITH IRANTrita ParsiNew Haven, CO et Londres,Yale University Press, 2012,304 pages

Cet ouvrage propose un éclairagenovateur sur la diplomatie ira-nienne de Barack Obama. L’auteurest universitaire et président duNational Iranian American Council(NIAC), organisation qui vise àdéfendre les intérêts de la commu-nauté iranienne aux États-Unis. Ildéfend ici la thèse selon laquellel’administration Obama n’a passuivi la voie diplomatique jusqu’àson épuisement. Pour lui, lessanctions ne devraient être que lemoyen périphérique d’une stra-tégie construite autour de l’impé-rieuse nécessité du dialogue poursortir de l’impasse. Il insiste surl’absence d’alternative à la voiediplomatique pour résoudre laquestion nucléaire iranienne.

Par ailleurs, l’auteur décrypte lesdifférents canaux diplomatiquesutilisés pour tenter de résoudre ledifférend entre l’Iran et la « com-munauté internationale ». Le récitne se limite pas à un compte rendudes négociations bilatérales irano-américaines ou entre l’Iran et legroupe des 5 + 1 (les cinq membres

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du Conseil de sécurité des Nationsunies et l’Allemagne). Les négo-ciations conduites entre l’Iran, laTurquie et le Brésil, qui ont aboutià l’adoption de la déclaration deTéhéran en mai 2010, sont égale-ment étudiées. La partie consacréeà la stratégie du Brésil de LuizInacio Lula da Silva sur le dossiernucléaire iranien permet de com-prendre les motivations profondesde la diplomatie brésilienne : ils’agit d’user du dossier nucléaireiranien pour parvenir à la mise enplace d’un ordre international plusdémocratique, selon la termino-logie diplomatique brésilienne.

De plus, l’auteur étudie minutieu-sement les rapports entre l’admi-nistration Obama et l’Union euro-péenne (UE), avec une attentionparticulière apportée à la diplo-matie française. À cet égard, il sou-ligne que, si la majorité des Étatseuropéens soutiennent la politiqued’ouverture d’Obama vis-à-vis del’Iran, Paris a dès le début mani-festé ses doutes quant à la perti-nence d’une telle stratégie. LaFrance craignait alors qu’un assou-plissement de la position améri-caine soit dommageable pour laréussite d’une diplomatie mainte-nant une approche équilibrée etcombinant dialogue et sanctions.Ces réticences françaises s’expli-

quent, selon l’auteur, par la proxi-mité entre Nicolas Sarkozy etGeorge W. Bush sur la questionnucléaire iranienne. Il était donclogique que la mise en œuvre parWashington d’une nouvelle politi-que pour sortir de l’impasse diplo-matique soit désapprouvée parParis.

Cet ouvrage s’adresse à un largepublic et mérite d’être lu avec atten-tion. Il se fonde sur des sources depremière main, avec de nombreuxentretiens avec des négociateursaméricains, européens et iraniens,ce qui lui permet de mettre enlumière différentes perspectivessur les processus de négociation.L’auteur rend compte des positionsdes pays arabes et d’Israël maisaussi de la Russie sur ce dossier.Enfin, il note que les réalités poli-tiques internes iraniennes et améri-caines sont essentielles pour expli-quer les échecs de ces négociations.En Iran, les fractures politiquesinternes nées d’une élection prési-dentielle contestée et, aux États-Unis, les pressions du Congrès surObama ne contribuent guère aurétablissement de la confiance entreles parties, une confiance pourtantindispensable à une résolutiondiplomatique de la crise.

Clément Therme