tes TempsModerrles

Directeur .IEAN -PAUL SARTRF29" année Août-Septembre 1974 N* 337-338

MYRIAM BEN. -

L'enfant à ta flûteJEAN COLOMBEL.

- Zévaco/ Pardaillan

LEILA SEBBAR-PIGNON. -

Le mythe du bon nègredans la littérature du XVlll" siècle (fin)

JEAN-MARc LEVy-LEBio*o. -

L'idéorosiede/dans la physique contemporaine

ANDREE MICHEL. -

lss ielations prémaritales erconjugales dans les pays de l'Est européen

JEANNINE VERDES-LEROUX. -

Le travail des femmesNATY GARCIA GUADILLA.

- Réatité et utopie d'un

mouvement de libération des femmes en Amérique latine

L'ECOLE DE BUDAPESTFRANÇOIS RIVIERE.

- Pour l'Ecole de Budapest

- Prise de position du parti communiste hongrois

-GEORGES LUKACS. -

L'Ecole de BudapestSERGE FRANKEL et DANIEL MARTIN.

- ls neuyslle gauche

hongroise : sociologie et révolutionAGNES HELLER.

- Théorie et pratique

en fonction des besoins humainsMARIA MARKUS et ANDRAS HEGEDUS.

- Loisir

et division du travailMIKLOS HARASZTI.

- Les erreurs du Che

- Le Procès Haraszti

-a

CHRONIAUESLe sexisme ordinaire

MICHEL PANOFF. -

Cette sacrée violence...RENEE SAUREL.

- Théâtre vivant à Strasbourg

CHRISTIAN ZIMMER. -

Briser le miroir de l'HistoireTable des Matièreo du Tome XXIX

REDACTION, ADMINISTBATION, 26, RUE DE CONDE, PARIS.6'

Georges Lukacs

L'ECOLE DE BUDAPEST'

Budapest, le 15 février l97l

Cher monsieur Crook,

fe vous remercie chaleureusement de votre lettre du 21 jan_vier 1971. La question concernant les << livres de l,avenir >m'intéresse vivement. C'est une question complexe qui _ à monavis - devrait d'une manière fructueuse mobiliser ies tendancesles plus profondes

- les plus subjectives comme les plus objec-tives - de tout théoricien conscient.

_ _C'est pourquoi je commence avec le problème central. Dèsla fin de la Seconde Guerre mondiale, il apparut que les deuxmoitiés de notre monde divisé devaient chàcune ètre exclusi-vement dominées par une seule 1igne de pensée. Dans le mondesocialiste, il n'existait apparemment pas àe contre-courant s,op_posant à la déformation stalinienne du marxisme. Et I'occidentcapitaliste semblait être tout autant dominé par les manipu_lations néc-positivistes de l,american way ol 'life.

I_es événe_ments sociaux des vingt-cinq dernières années ont porté derudes coups aux deux monopoles idéologiques, provoquant l,in-certitude parmi leurs adhérents, voire dei crisès. Le dévelop_

-,_,i..L..tr.".odressée par Ltkacs à la rédac,tion dt Times Literary Sup-

ltgr:en!, qui.en a publié la version anglaise (11 juin tgZt). Lé teiieglt_qT"t_en ailemarld_a_pj_r.u pour la première fois'dans la revue you-gostave praxrs (n." 2-3,1973).

2762 LES TEMPS MODERNES

pement croissant de ces mouvements a progressivement révélé,d'une façon inégale mais claire, une tendance qui voit dans ladoctrine et les méthodes originelles de Marx - considéréesil y a seulement un quart de siècle comme démodées et mépri-sées - le seul moyen théorique-pratique d'aborder I'histoire dela spécificité du fait social humain.

Ce serait de ma part de la fausse modestie de passer soussilence le fait que mes propres travaux théoriques ont iouéet jouent encore un certain rôle dans l'évolution de l,opinionpublique. En dépit de la satisfaction personnelle que j,éprouvedevant ces transformations, je me sens cependant obligé de faireremarquer qu'elles ne sont en aucune façon l'æuvre d'un setrlhomme. Au contraire. Si l'on étudie mes écrits à partir de leurorigine et de leurs effets immédiats, il apparaît de plus en plusclairement que mon activité théorique n'a jamais été celle d'unpenser solitaire, mais qu'il s'est agi beaucoup plus - et celad'une manière croissante - de la constitution d'un mouvement,d'une école,

Bien que Hegel, les économistes classiques anglais et lespremiers utopistes l'aient aidé à fonder sa problématique, Marxlui-même fut un génie scientifique, qui réalisa des découvertesradicalement nouvelles, dont il fit avec succès les principesméthodologiques durablement efficaces de la recherche scien-tifique. Ce fut pour tester l'efficacité de telles méthodes appli-quées concrètement à tous les grands problèmes de la viesociale et pour les imposer, qu'est née au cours de mon activitéde théoricien et de pédagogue, ce qu'on a appelé I'Ecole deBudapest. A travers différentes rôherches

-Àonographiques

concernant des étapes importantes du développement social,cette Ecole a essayé d'éclairer d'une manière concrète et actuelle,les structures et changements de structure du processus historico-ontologique, dont la compréhension correcte est le point dedépart de toute méthodologie marxiste. Que l'activité de l,Ecolede Budapest soit surtout connue sur le plan international àtravers mes propres ouvrages - la plupart d,entre eux ont étéécrits en allemand - ne change rien au fait qu,il s,agit là objec-tivement d'une ligne de pensée d'une importance scientifiqueconsidérable, qui aura certainement une grande influence dànsI'avenir. Si je veux donner à votre question intéressante uneréponse appropriée, mon devoir élémentaire est de vous présenter

t'Écnl-s DE BUDAPEST 2763

sous la forme d'une esquisse générale, les travaux les plus signifi-catifs de l'Ecole marxiste de Budapest.

L'univers de pensée de l'Ecole de Budapest, est un universstructuré et cohérent, malgré ses nombreuses ramifications. Son

membre le plus productif est Agnès Heller, dont trois ouvrages,parmi d'autres trayaux, sont les plus représentatifs des tendancesprises par le marxisme de l'Ecole. L'Ethique d'Aristote etL'Hommc de Ia Renaissance sont des monographies historiques.La première dresse un panorama de l'ensemble de la philo-sophie de Platon et d'Aristote. La seconde ofire la réalisationachevée d'un Cassirer marxiste : la description exacte et vivanted'une période intellectuelle que le marxisme n'a jusqu'ici traitéequ'en passant. Ces deux ouvrages dépassent de beaucoup lasimple analyse historique : les périodes qu'ils décrivent - lafin de l'Antiquité et la Cité de la Renaissance - sont cellesau cours desquelles I'aliénation fut la moins développée et oùla distance entre les forces essentielles de I'Espèce humaine etsa richesse individuelle, la plus restreinte. Cette problématiqueconduisit précisérnent Agnès Heller à écrire son ouvrage leplus achevé à ce jour : La Vie quotidienne, dans lequel la pré-sentation de la totalité dynamique du système des types d'acti-vité et cles modes de pensée quotidiens, constitue le thàne prin-cipal. Ces trois livres ont été publiés en hongrois par la maisoncl'édition de l'Académie des Sciences de Hongrie. La Vie quoti-dienne est en même temps l'un des exemples les plus importantsdu renouvellement de I'ontologie marxiste des dix dernièresannées.

Les recherches de Gyôrgy Markus se situent dans le mêmechamp, mais s'orientent vers des directions très difiérentes. Sonlivre Marx et le concept d'essence humaine - l'ouvrage a paruen hongrois chez le même éditeur - est le premier essairnarxiste d'interprétation des concepts-clés de l'ontologiemarxienne et de I'anthropologie qui en est inséparable. Markusréussit là un remarquable et savant travail sémantique - bienque celui-ci soit beaucoup plus - en s'appuyant sur une utili-sation approfondie des méthodes de Mam. Son essai critiquesur 'Wittgenstein et son étude, la première dans la littératuremarxiste, sur la structure téléologique de la perception, sontprofondément originaux, débouchant vers de nouvelles solu-tions, sur la base d'une très grande compréhension des idées

2764 LES TEMPS MODERNES

de Marx et d'une connaissance achevée des disciplines scienti-fiques spécialisées.

Le travail de Mihaiy Vajda prend une direction oppo-sée : il progresse à partir de l'épistémologie vers l'ontologiesociale et l'étude politique de la société. Ses essais sur Husserl

- publiés en hongrois à la Maison d'édition de l'Académiedes Sciences et chez Gondolat - représentent non seulementIa première véritable tentative marxiste de confrontation avecla phénoménologie et sa problématique, mais éclairent surtoutles problèmes de l'épistémologie, du point de vue de la praxis,c'est-à-dire de I'ontologie véritable. Quoique son essai sur lefascisme (qui jusqu'à présent a paru seulement dans le jotrrnalde l'Institut de philosophie de l'Académie des Sciences de Hon-grie) c porte sur un sujet en apparence très difiérent, ses impli-cations vont bien au-delà des questions qu'il pose. L'hypothèsequ'il met en avant, je la considère comme la première tentativeconvaincante du marxisme dans ce domaine.

Les recherches sur l'esthétique représentent aussi une partimportante des activités de l'Ecole de Budapest. L'étude deFerenc Feher (non encore publiée) sur Dostoievsky 3 rend compted'une manière originale et convaincante de la dynamique de laculture russe dans la seconde moitié du xrx" siècle, en s'ap-puyant sur des analyses oubliées de Marx et sur une connais-sance approfondie du matériel littéraire. En même temps, Feherpropose une nouvelle théorie marxiste du roman, Son livre estd'ailleurs bien plus qu'un travail spécialisé d'histoire littéraire,par la polémique passionnée qu'il engage avec l'individualismemoderne.

|e suis fermement convaincu que c'est aujourd'hui dans cesæuvres que se prépare la philosophie de l'avenir.

Georges Luxacs.

2. Des extrai,ts de l'essai sur le fascisme de Vajd,a ont été publiésdans la rewe américaine Telos, n' 8, été l97t et n" 12, étê 1973.

3. Lbuvrage de. F. Feher sur Dostoievsky a été publié en 1973. Unextrait a paru dans la rewe Telos,