Genèse de La Nécromancie Hellénique

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Madame Marie-Pierre Donnadieu Madame Sylvie Vilatte Genèse de la nécromancie hellénique : de l'instant de la mort à la prédiction du futur (la Nekuia de l'Odyssée, Ephyra, Perachora) In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 22 N°2, 1996. pp. 53-92. Résumé Expliquer la nécromancie hellénique, en rendant compte de ses modalités, c'est définir la mort, qui apparaît dans la poésie épique comme un instant aussi bref que soudain et comme une réalité visuelle, avec des couleurs nettes et opposées et des couleurs intermédiaires ou dégradées. Chaque ton est en relation avec le cosmos, avec le symbolisme du cycle biologique et avec les productions de la "technè" humaine. En effet, la mort amorce un mouvement vers le monde divin : le cadavre héroïque est paré par le rituel de couleurs divines et l'âme rejoint l'Hadès. Il suffit de reproduire ce cheminement coloré par les rites sacrificiels du culte funéraire pour entrer en contact avec les ombres et pour les entendre prédire l'inéluctable : le destin de l'homme est sa mort. Ce phénomène se retrouve dans diverses cultures méditerranéennes et africaines. Abstract To explain the hellenic necromancy, while accounting for its modalities, that means to define death, which appears in the epic poetry like an instant as brief as sudden and like a visual reality, with clear and opposed colours and with intermediary and shading off colours. Each tone is connected with the cosmos, with the symbolism of the biological cycle, and with the productions of the human "technè". Indeed, death initiates a movement towards the divine world : the heroic cadaver is adorned by the ritual with divine colours and the soul rejoins the Hades. It suffices to reproduce this coloured progress with the sacrificial rites of the funaral cult in order to get into touch with the shadows and in order to hear them predicting the ineluctable thing : the fate of mankind is its death. This phenomenon is found in various mediterranean and african cultures. Citer ce document / Cite this document : Donnadieu Marie-Pierre, Vilatte Sylvie. Genèse de la nécromancie hellénique : de l'instant de la mort à la prédiction du futur (la Nekuia de l'Odyssée, Ephyra, Perachora). In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 22 N°2, 1996. pp. 53-92. doi : 10.3406/dha.1996.2296 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1996_num_22_2_2296

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Un studiu aprofundat asupra originilor necromantiei in lumea greaca. Autori: Donnadieu Marie-Pierre, Vilatte Sylvie.

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Madame Marie-PierreDonnadieuMadame Sylvie Vilatte

Genèse de la nécromancie hellénique : de l'instant de la mort àla prédiction du futur (la Nekuia de l'Odyssée, Ephyra,Perachora)In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 22 N°2, 1996. pp. 53-92.

RésuméExpliquer la nécromancie hellénique, en rendant compte de ses modalités, c'est définir la mort, qui apparaît dans la poésieépique comme un instant aussi bref que soudain et comme une réalité visuelle, avec des couleurs nettes et opposées et descouleurs intermédiaires ou dégradées. Chaque ton est en relation avec le cosmos, avec le symbolisme du cycle biologique etavec les productions de la "technè" humaine. En effet, la mort amorce un mouvement vers le monde divin : le cadavre héroïqueest paré par le rituel de couleurs divines et l'âme rejoint l'Hadès. Il suffit de reproduire ce cheminement coloré par les ritessacrificiels du culte funéraire pour entrer en contact avec les ombres et pour les entendre prédire l'inéluctable : le destin del'homme est sa mort. Ce phénomène se retrouve dans diverses cultures méditerranéennes et africaines.

AbstractTo explain the hellenic necromancy, while accounting for its modalities, that means to define death, which appears in the epicpoetry like an instant as brief as sudden and like a visual reality, with clear and opposed colours and with intermediary andshading off colours. Each tone is connected with the cosmos, with the symbolism of the biological cycle, and with the productionsof the human "technè". Indeed, death initiates a movement towards the divine world : the heroic cadaver is adorned by the ritualwith divine colours and the soul rejoins the Hades. It suffices to reproduce this coloured progress with the sacrificial rites of thefunaral cult in order to get into touch with the shadows and in order to hear them predicting the ineluctable thing : the fate ofmankind is its death. This phenomenon is found in various mediterranean and african cultures.

Citer ce document / Cite this document :

Donnadieu Marie-Pierre, Vilatte Sylvie. Genèse de la nécromancie hellénique : de l'instant de la mort à la prédiction du futur (laNekuia de l'Odyssée, Ephyra, Perachora). In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 22 N°2, 1996. pp. 53-92.

doi : 10.3406/dha.1996.2296

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GENESE DE LA NECROMANCIE HELLENIQUE :

DE L'INSTANT DE LA MORT À LA PREDICTION DU FUTUR

(la Nekuia de V Odyssée, Ephyra, Perachora)

"L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré. Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré ? Atomes tourmentés sur cet amas de boue, Que la mort engloutit et dont le sort se joue. Mais atomes pensants, atomes dont les yeux, Guidés par la pensée, ont mesuré les deux ; Au sein de l'infini nous élançons notre être, Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître".

VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne.

Marie-Pierre DONNADIEU, Sylvie VILATTE Université Biaise Pascal, Clermont II

Introduction1

Observer le corps des défunts ou interroger leur ombre pour connaître l'avenir est une démarche commune à beaucoup de peuples, et ce dès la préhistoire, puisque, dans le bassin méditerranéen dans l'antiquité, cette pratique constituait déjà une coutume vénérable. En Afrique centrale, l'examen du corps du roi défunt, avant les funérailles, permettait, selon la tradition, la prédiction2. Plus générale-

Nous remercions très vivement M. Michel Woronoff qui a bien voulu relire ce travail et qui nous a fait bénéficier de précieuses remarques. M. D'HERTEFELT, A. COUPEZ, La royauté sacrée de l'ancien Rwanda. Texte, traduction et commentaire de son rituel, Musée royal de l'Afrique centrale, Tervuren (Belgique), Annales, série in 8°, n° 54, 1964, p. 199 et s.

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ment, encore actuellement, chez les Mwaba-Gurma du Nord Togo, "les séances divinatoires systématiquement organisées à l'occasion des décès et des funérailles ont pour but principal de .... détecter" chez les entités spirituelles, évocatrices des ancêtres défunts, "un manque d'égards sacrificiels" responsable de ces pertes humaines3. En Haute- Egypte, au XXe siècle, la population admet encore que le mort, dans son linceul, puisse faire connaître ses volontés, au moyen de manifestations extraordinaires, qui constituent pour les égyptologues spécialistes de l'époque pharaonique le reflet d'antiques coutumes divinatoires4. La Mésopotamie de l'antiquité connaissait aussi les avertissements venus des Enfers5. En outre, si la Loi du peuple d'Israël ne pouvait accorder de reconnaissance aux traditions divinatoires des polythéismes orientaux, il était néanmoins tentant, pour les Hébreux installés en pays de Canaan, de recourir à des pratiques très anciennes dans la région. Le Premier livre de Samuel est à cet égard explicite. En effet, Samuel, le dernier des juges, était mort. Israël l'avait donc pleuré comme il convenait. Or, peu après, le premier des rois, Saiil, "avait expulsé du pays les nécromants et les devins". Cependant, dans son désarroi devant une situation politique et militaire difficile, "Saùl consulta Yahvé, mais Yahvé ne lui répondit pas, ni par les songes, ni par les oracles, ni par les prophètes. Saiil dit alors à ses fidèles serviteurs : - Cherchez-moi une nécromancienne, que j'aille chez elle et que je la consulte". De nuit, sur des indications, Saiil se rend donc chez une nécromancienne à En-Dor. Répondant à l'évocation de la femme, un élohim monte alors du shéol ; cette forme est clairement identifiée par Saiil comme étant celle de Samuel. Le dialogue s'engage et V élohim de Samuel explique à Saiil quelles sont ses fautes, puis il prophétise la mort de Saùl et de ses fils, ainsi que la défaite d'Israël6. Plus tard, si l'auteur de L'Ecclésiastique, en bon fidèle de Yahvé, condamne la mantique : "Divination, augures, songes, autant de vanités, / ce sont là rêveries de femme enceinte", il honore en Samuel "le bien-aimé de son Seigneur, prophète du Seigneur..." et, en conséquence, donne une version différente de la capacité prophétique de Samuel : "Après s'être

3. A. DE SURGY, La divination par les huit cordelettes chez les Mwaba-Gurma (Nord Togo), t. 1, Esquisse de leurs croyances religieuses, Paris 1983, p. 205.

4. S. SAUNERON, Les prêtres de l'ancienne Egypte, Paris 1988, p. 103-104 ; voir pour l'oracle d'Ammon à Siwa, Diodore, XVII, 50-51.

5. P. GARELLI, V. NIKIPROWETZKY, Le proche-orient asiatique. Les empires mésopotamiens, Israël, Paris 1974, p. 182.

6. Samuel I, IV, 28, 3-25 ; le terme élohim peut être traduit en français par forme, ombre, spectre ou fantôme.

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endormi il prophétisa encore / et annonça au roi sa fin ; / du sein de la terre il éleva la voix pour prophétiser, / pour effacer l'iniquité du peuple"7. Chez les Grecs, la plus ancienne des mentions de la pratique de la nécromancie se trouve dans l'Odyssée ; c'est la fameuse Nekuia, où la notion sémitique â'élohim trouve son équivalent dans le terme eîiScoXov8 ; néanmoins l'oracle des morts d'Ephyra9 en Grèce occidentale et celui de Perachora10 en Corinthie montrent également l'intérêt des populations pour ces pratiques rituelles.

Le but de cette enquête est de dépasser le simple stade descriptif du phénomène et de tenter d'expliquer le pourquoi et le comment de la nécromancie hellénique, tout en ayant soin de montrer que l'analyse confirme l'appartenance de cette expérience à un vaste fond culturel qui englobe l'Egypte pharaonique et hellénistique - liée par la Nubie aux cultures africaines -, l'Orient ancien et le monde des autres cultures méditerranéennes. Or, demander au mort son avenir peut sembler un paradoxe considérable, tant l'association des notions de mort et de futur est à première vue antinomique en Grèce : le même mot, теХос, dit la mort et la fin. Toutefois, la plus haute préhistoire montre aussi que le défunt - surtout l'homme de prestige - devient en général aux Enfers, par la vertu des rites funéraires, un ancêtre protecteur, qui ne manifeste de dangerosité qu'en certaines situations seulement11. C'est pourquoi une définition plus précise de la mort dans le monde hellénique ancien paraît indispensable pour aborder le problème.

I. DÉFINIR LA MORT.

À toute époque, il n'existe qu'une manière pour définir la mort : par le biais de son antonyme, la vie. La mort se présente en effet à l'expérience humaine comme la cessation définitive de la vie.

7. L'Ecclésiastique, I, 34, 5 ; II, 46, 13 et 20 ; ce livre n'appartient pas au canon juif de la Bible ; il est accepté par les chrétiens, comme partie intégrante de l'A T. Le titre grec est Sagesse de Jésus Ben Sira ; l'ouvrage, composé vers 190, montre le désarroi de son auteur devant l'hellémsation agressive des Séleucides et le désir de Ben Sira de concilier la Loi avec la Sagesse inspirée par le Seigneur. Ce livre établit au sein du judaïsme une conception ritualiste et fervente, marquée par le prophétisme propre à Israël qui a visé à spiritualiser la religion.

8. Homère, Odyssée, X, 516-541 ; XI, 23-137, то ef&oXov, XI, 476 ; mais aussi à|ievrivà xápTiva, "têtes sans force" (X, 536), ou yvycii, âmes (X, 530).

9. Hérodote, V, 92. 10. Strabon, VIII, 6, 22 (C 390). 11. P. LÉVÊQUE, Bêtes, dieux et hommes. L'imaginaire des premières religions,

Paris 1985, p. 23-25, 146-149, 166-167, 199-201.

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L'observateur est alors en mesure de remarquer la brièveté de l'acte. La mort est de fait un instantané. C'est ce que la poésie épique grecque met en valeur. Que ce trépas soit dû aux combats - telle est l'occurrence la plus fréquente dans l'Iliade -, ou à la maladie - les flèches d'Apollon au chant I de ce poème12 -, ou enfin à la "nature", dans le cas d'une "mort douce" - de fait, pour la tradition religieuse, les flèches des Létoïdes de l'Odyssée13 - et dans celui de la vieillesse. \J Odyssée est particulièrement prolixe à ce sujet : "À force de souffrir, je tombe en la douceur de l'assoupissement ([laXaxóv nepî xS>|i' éxáXutyev). Que la chaste Artémis m'envoie donc à l'instant une mort aussi douce (£>ç jiaXaxbv 0avaTov порог "Артецлс ayvri )" ; "Artémis, déesse maîtresse, fille de Zeus, viens me percer le cœur de l'une de tes flèches ! viens me prendre la vie !"14.

Lors de la description des combats, la soudaineté du trépas n'a pas échappé au poète de l'Iliade, héritier d'une longue tradition épique. Les héros défaits à la guerre fournissent une image saisissante de ce phénomène. L'instant de la mort les immobilise subitement : "II reste lui, sur place, son âme et sa fougue brisées"15. La posture des héros abattus avec tant de brutalité souligne la perte de leur superbe ; les hommes s'effondrent en abandonnant la plus grande partie de leur individualité au contact du sol : "Scamandrios tomba, face en avant" ; "Car beaucoup de Troyens et d'Achéens, ce jour-là, la face dans la poussière, côte à côte étaient étendus" ; ".... beaucoup de ses compagnons, autour de lui, la face dans la poussière, mordent la terre de leurs dents" ̂ . Tous les corps se figent dans une raideur presque anonyme qui sera bientôt identifiée à l'évidence par les vivants comme celle du cadavre.

Toutefois, par une métaphore, celle de l'arbre, la poésie épique restitue au héros sidéré par son propre décès sa dimension exceptionnelle au sein de l'humanité et sa fonction sacrée. En effet, touché à mort, le troyen Imbrios s'abat comme un frêne frappé par la hache17 ; Sarpédon croule comme un chêne ou un peuplier ou

12. Homère, Iliade, I, 49-51. 13. Homère, Odyssée, XV, 403-414. 14. Homère, Odyssée, XVIII, 201-203 ; XX, 61-62 : c'est Pénélope qui parle dans ces

deux citations ; dans tous les cas, les flèches des Létoïdes constituent une métaphore particulièrement expressive de la soudaineté du trépas. Cette enquête sur la mort sera bien sûr tributaire de sa source principale, la poésie homérique, qui privilégie la mort violente.

15. Homère, Iliade, VIII, 123. 16. Homère, Iliade, II, 416-417 ; IV, 543-544 ; V, 58. 17. Homère, Iliade, XIII, 178.

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un pin18, en serrant entre ses mains la poussière sanglante (xovioç тцато&тшк). Toutefois, la plus belle des métaphores19 est destinée à Euphorbe ; ce dernier meurt juste après le dramatique combat qui amène le trépas de Patrocle et la victoire d'Hector : "On voit parfois un homme nourrir un plant d'olivier magnifique, dans un lieu solitaire, un beau plant plein de sève, arrosé d'une eau abondante, vibrant à tous les vents, qu'ils soufflent d'ici ou de là, et tout couvert de blanches fleurs. Mais un vent vient soudain en puissante rafale, qui l'arrache à la terre où plonge sa racine et l'étend sur le sol". En effet, les grands arbres cités par l'Iliade, proches des Enfers par leurs racines, élèvent néanmoins vers le ciel leur fût élancé. Ils constituent donc un trait d'union entre des espaces cosmiques opposés et ils offrent au poète des images pour les héros, ces êtres issus à la fois des dieux et des mortels qui deviennent après leur mort des demi- dieux dignes d'un culte funéraire20. À une époque un peu plus tardive que celle d'Homère, celle de la cité archaïque et classique, les rites du culte héroïque, institutionnalisés, seront célébrés annuellement. Enfin, parmi ces arbres, le chêne à Dodone, le peuplier et l'olivier à Olympie sont associés à des cultes oraculaires.

La description poétique offre également un autre aspect du réalisme funèbre. Il s'agit du moment où le vainqueur montre un tel acharnement à tuer que la mort constitue un amoindrissement humiliant pour le vaincu, totalement submergé par la fureur de l'adversaire : "De même façon, il tire du char l'homme, bouche ouverte, avec sa lance éclatante, puis le rejette à terre, la face en avant, et, dès qu'il est à terre, la vie l'abandonne" ; "La tête tout entière se fend en deux sous le casque puissant. L'homme tombe, front en avant, et sur lui s'épand la mort, destructrice des vies humaines"21. Le poète de l'Odyssée, au moment de décrire le retour d'Ulysse au manoir, donne à ces pratiques un aspect particulièrement odieux, en raison du grand nombre des vaincus et du soin apporté au rendu des éléments physiologiques du trépas. Les victimes sont en outre placées au cœur même du palais, auprès du foyer de la grande pièce, le megaton, symbole traditionnel de la sécurité et non de la

18. Homère, Iliade, XVI, 482 ; même chose en XIII, 389-390, ou XVI, 765-769. 19. Homère, Iliade, XVII, 53-58. 20. Théocrite, Épithalame d'Hélène, 29-38 ; cf. aussi S. VlLATTE, L'insularité dans

la pensée grecque, Annales littéraires de l'Université de Besançon - Les Belles Lettres, Besançon - Paris, 1991, p. 100-104.

21. Homère, Iliade, XVI, 409-410, 412-414 ; sur la volonté d'outrager les cadavres : J.-P. VERNANT, L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne, Paris 1989, p. 96.

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mort : "C'est ainsi qu'en la salle, assaillis de partout, tombaient les prétendants, avec un bruit affreux de crânes fracassés, dans les ruisseaux du sang qui courait sur le sol"22. Au delà du sentiment d'horreur inspiré par ces vers, deux notions ressortent de l'ensemble de ces citations : celle de dynamique et celle de couleur.

En effet, si, au premier coup d'œil, la mort frappe l'observateur par son caractère soudain qui immobilise le sujet, il n'échappe pas non plus à la sagacité du poète épique que le trépas est aussi mouvement. D'abord, une action subie passivement par le corps du héros dont les membres sont éparpillés par la fureur des coups qui entraînent le décès23 : "Ses membres se désunirent" ; "membre par ci, membre par là". Il en va de même pour l'individu qui semble perdre la vie en plongeant dans un abîme aux pentes escarpées : "la mort où l'on est précipité" (ctînùv ÔXeGpov) ; "j'allais le précipiter chez Hadès"24. Ensuite, activement, pour l'âme qui amorce, selon les croyances helléniques, la disjonction d'avec le corps25 : "Son âme, séparée de ses membres" ; "et de lui, aussitôt, se détachèrent l'âme et l'ardeur" ; "II dit, et ce fut la fin ; la mort l'enveloppa. Son âme, s' envolant de ses membres, alla chez Hadès, déplorant son sort, laissant la virilité et la jeunesse". La mort constitue en effet pour l'âme un déplacement d'un lieu à un autre26 : "et tous deux s'enfoncèrent sous la terre" (tù> ô' йц.фо> yaïav eSuttiv) ; "descendre sous terre "les profondeurs de la terre (ûnô xeuGeai

D'autres vers montrent enfin que cette dynamique de la mort, qui rompt non seulement parfois l'unité corporelle mais encore à coup sûr celle de l'être complet - psuchè et sôma -, s'accompagne de l'évocation des couleurs, dans l'Iliade comme dans l'Odyssée (ce que l'on a déjà entraperçu au moment du décès des prétendants). Au chant XVI de l'Iliade2-7, ces aspects sont en effet implicites pour l'un des héros : "L'homme croule de son char : un brouillard s'épand sur ses yeux (fípme 8'è£ óx&Dv,xaxa S' ô<j>e<zA}iS>v кеуит'

à.)(Kvç)", et parfaitement explicites pour l'autre : "la lance de bronze s'ouvre un chemin

22. Homère, Odyssée, XXII, 307-309. 23. Homère, Iliade, VII, 16 ; 156. 24. Homère, Iliade, V, 190 ; VI, 57 ; Odyssée, IX, 303 ; XVII, 47; eavcnroç ainuç :

Pindare, O., 1 1, 44 ; ctiniîç , eux , Ú, évoque ce qui est escarpé et montagneux, donc le lieu où l'on est précipité, oXeGpoç , ou (ó )signifie la perte, la ruine, donc 1 a mort.

25. Homère, Iliade, VII, 131 ; VIII, 123 ; XVI, 855-858. 26. Homère, Iliade, VI, 18-19 ; VI, 411 ; XXII, 482. 27. Homère, Iliade, XVI, 344-350.

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tout droit, profondément, sous le cerveau et elle brise les os blancs du crâne (óoxéa Xeuxá)", en conséquence le sang remplit les yeux, la bouche et le nez, "et la sombre nuée du trépas l'enveloppe (éaváxou Se \ié\a\ vétyoç qi<|>exáAui[<Ev)". Le gris de la brume est suggéré ; le blanc des os et le noir de la mort sont clairement nommés, mais pour le sang l'interrogation reste de mise. En effet, l'examen des couleurs de la mort à travers la poésie épique va montrer la complexité du sujet et sa profonde solidarité avec la notion de mouvement. Il s'agit, non seulement du mouvement qui mène l'âme du haut, la terre, vers le bas, les Enfers ; mais encore du mouvement cyclique, où la fin rejoint le début. Tous les êtres humains sont concernés par ce phénomène chez Homère28 : "Ils meurent de même, celui qui n'a rien fait et celui qui a beaucoup fait" ; "La mort est la loi commune à tous les hommes", et chez Hésiode29 : "La mort qui tout achève". Ce phénomène propose en outre un dynamisme cyclique, à la couleur sombre de la mort succède inéluctablement la lumière de la vie30 : "Une génération naît, l'autre finit". Or, dans ce contexte, les couleurs jouent un rôle capital. La poésie épique privilégie en effet cet aspect de la mort, en raison de son orientation vers le futur, c'est-à-dire vers le divin, au contraire de l'aspect olfactif du trépas, symbole de ce que la mort a probablement de plus détestable pour la sensibilité des vivants.

IL LES COULEURS DE LA MORT 31.

A. Les teintes pures et les nuances.

La mort au combat est rendue par le poète épique au moyen d'impressions visuelles colorées. Or il apparaît que le trépas, dans l'Iliade et dans l'Odyssée, est accompagné de teintes diverses.

En effet, lorsque les blessures sont fatales, le sang se répand partout. "La flèche amère poursuit son vol au travers (de l'épaule), se frayant tout droit sa route ; la cuirasse est toute aspergée de sang" ;

28. Homère, Iliade, IX, 320 (vers contesté, mais qui exprime un avis commun) ; Odyssée, III, 235-236 ; V, 326.

29. Hésiode, Travaux et Jours, 166. 30. Homère, Iliade, VI, 150. 31. L'anthropologue américain H. C. Conklin a joué un rôle pionnier dans l'analyse

du vocabulaire relatif aux couleurs au sein des sociétés traditionnelles, voir l'article qui lui est consacré par N. REVEL, dans P. BONTE, M. IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris 1991, p. 171-173 ; С LÉVI-STRAUSS, Mythologiques, t. 1, Le cru et le cuit, Paris 1964, p. 308-331, t. 4, L'homme nu, Paris 1971, p. 129-133, 521-523.

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"Partout le rempart et ses parapets sont inondés de sang humain, des deux côtés troyen comme achéen" ; "Le sang trempe ses cheveux tout pareils à ceux des Grâces, ses boucles qu'enserrent et l'or et l'argent" ; "Ah ! que, te ramenant chez toi, qu'un être divin te garde d'être sur son chemin, le jour qu'Ulysse reverra sa terre bien-aimée, celle de ses pères! C'est le sang qui devra décider, sois-en sûr, entre ces gens et lui, aussitôt qu'il sera rentré sous ce plafond!"32. Ces citations montrent bien que chacun des deux poèmes homériques peut négliger, si leur auteur le désire, de mentionner la couleur du sang. D'autres vers, au contraire, signalent la teinte rouge dans toutes ses nuances. "Le bras tombe à terre, sanglant (ai[iaxóeaaa), et dans les yeux de l'homme entrent en maîtres la mort empourprée (порфиреос Oavaxoç) et l'impérieux destin (jioîpa крата itf)" ; "Le sang mouillait la terre de pourpre" (aifiaxi Se yfiiùv I ôeuexo порфире^) ; "Aussitôt un sang rouge (aûxixa S' fiXGev àvà axófia <J>oiviov aîjjia) remplit la bouche d'Iros : en mugissant, il s'effondra dans la poussière, grinçant des dents, tapant la terre des talons"33. Ainsi le trépas sanglant offre une dominante rouge ; ailleurs il peut être noir.

"La noire kère (xripa [liXaivav)" ou "l'horrible kère de la mort noire (xrjpa xaxriv fiiXavoç Gavaxoio)" dit très exactement le poète de l'Iliade3*. En effet : "Aussitôt un sang noir comme un nuage coula de la blessure" de Ménélas (aûxi'xa 5' éfppeev ai|ia xeXaive<|>èç ê£ àxeiXrjç) ; ou "il soulève le baudrier pour essuyer son sang, noir à l'égal d'une nuée" (xeXaive<|>èç ai[ť) ; ou encore "Jaillit un sang noir"

(fiiXav ...aîjia)35. Dès lors, comment justifier les deux couleurs du sang ? Le double aspect est en quelque sorte naturel. De fait, le sang, observé à grande proximité, paraît rouge. De loin, au contraire, il semble obscur, voire noir : "Le sang coule en noires vapeurs" : pée 8' afyux xEXaivE^ç36. En outre, lorsque les caillots se forment, le rouge devient si profond, qu'il se manifeste effectivement à l'œil comme noir ; [liXaç ne signifie-t-il pas souvent brun foncé ? Le sang a donc subi une mutation - une métabolè, dira-t-on plus tard chez les philosophes grecs. Ce phénomène nous permet d'introduire à nouveau la notion de dynamisme dans l'analyse de la perception de la mort chez

32. Homère, Iliade, V, 100 ; XII, 430-431 ; XVII, 51-52 ; Odyssée, XVIII, 147-150 ; XVIII, 21-22 ("je te mettrai en sang les côtes et les lèvres").

33. Homère, Iliade, V, 83 ; XVII, 360-361 ; Odyssée, XVIII, 97-99. 34. Homère, Iliade, III, 360 ; XVI, 686-687 : le terme grec K~i\p est à la fois un nom

commun, la mort, et un nom propre, celui de la divinité du trépas, c'est pourquoi nous avons sauvegardé, en français, cet aspect.

35. Homère, Iliade, IV, 140 ; V, 798 ; VII, 262. 36. Homère, Odyssée, XI, 36.

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Homère. Et quoi, finalement, de plus adapté que cette teinte noire aux réalités des combats et à leur environnement : "Le sang ruisselait sur la terre noire (péz S' ацштг уаХа ^éXaiva)37" ? Mais également, quoi de plus apte que les teintes sombres pour fixer l'ensemble du symbolisme de la mort ? D'abord : "Y ombre voila les yeux du blessé"

(tov Se ахотос оаот xáXutyEv) ; "l'ombre affreuse le saisit" (атиуерос 8' ара |xiv ахотос eíXe) ; "puis ses yeux se voilèrent" (хат' офваХц&у

S' ёуут' àxXiiç)38. Ensuite, il paraît logiquement possible au poète d'évoquer : "le noir nuage de la mort" (Govótoio [îiXav vé<j>oç)39. Enfin, les Enfers se profilent : "Pour lui, une nuit d'un noir d'Érèbe enveloppa ses yeux" (tov Se хат' оф9аХ[ШУ épefiEvvři vù£ èxaXui|/ev)40. Une autre grande œuvre de la poésie épique, la Théogonie d'Hésiode, complète les notations homériques : "Là se dresse l'effrayante demeure de la Nuit ténébreuse comme l'Érèbe qu'enveloppent des nuées d'un bleu très sombre" (Nuxtôç S' êpepevvriç oixfa Seivà / èaTnxev VEijréXrjç xexaXuji|idva xuavérjaiv)41. Beaucoup plus tard, Pausanias42 s'est trouvé lui aussi confronté à la description des teintes du monde des Enfers. Il dit à propos du démon Eurynomos, qui selon lui apparaît suivi par les mouches de la viande, que sa couleur se situe entre le bleu profond et le noir (xuavoç et |iiXaç). Retenons pour l'instant l'adjectif qualifiant la couleur de la divinité de la mort et ce qui l'entoure, xuavoç ou xuaveoç, il se révélera particulièrement riche de significations lors de la poursuite de cette analyse.

D'abord rouge, puis noire, la mort s'offre enfin à l'œil comme blanche, lorsque le temps a fait son œuvre sur le cadavre montrant les ossements. Ce phénomène est particulièrement net dans l'Odyssée : "un héros, dont peut-être les os blanchis pourrissent sous la pluie (XeuV àaxéa пивБтаг оц,рро> / xeijiev' érť rinEÍpou), gisant sur une grève". Cependant il semble, à suivre le réalisme macabre des vers de l'Odyssée, que la blancheur des ossements s'accommode de demi- teintes, le grisâtre, le beige, lorsque des lambeaux de peaux s'accrochent encore aux débris des corps ou que le sable accomplit son œuvre ordinaire d'ensevelissement : "Les Sirènes résident dans une prairie, et tout alentour le rivage est rempli des ossements de corps humains

37. Homère, Iliade, XV, 715. 38. Homère, Iliade, VI, 11 ; V, 47 ; Odyssée, XXII, 88. 39. Homère, Odyssée, IV, 180. 40. Homère, Iliade, XIII, 580 ; V, 659. 41. Hésiode, Théogonie, 744-745. 42. Pausanias, X, 28, 7, l'auteur souligne que Г Odyssée d'Homère et la Minyade ne

se préoccupent pas de cette question.

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qui se décomposent (noXùç S' ац,ф' óoteÓíJhv Giç / âv8pS>v nuGo^vcov) ; sur les os la peau se dessèche" ; ailleurs Ulysse est évoqué par Eumée qui le croit mort : "ses ossements gisent sur une grève roulés dans une épaisse couche de sable" (оотеа 8' aûxoû / xenrai en' řineťpou tyafiáeo) eíXujiiva noXXrj)43. Décomposition, dessiccation des corps et mélange des éléments montrent d'une part que le monde de la mort n'est pas seulement celui des couleurs pures - il existe également toute la cohorte des intermédiaires - et d'autre part que la gamme des variations ne peut se produire qu'en raison même de la mutation, du mouvement à l'œuvre au sein du cadavre immobile.

C'est en couleur intermédiaire, également, que se présente dans Г Iliade l'amalgame du sang et de la poussière issue de la terre noire. Comme on l'a déjà vu, l'expression xovioç ai^axoéoarjc est utilisée dans ce cas pour Sarpédon. Cet enduit d'un gris rougeâtre constitue do fait une double souillure pour le corps de celui qui, vainqueur, en est sali : "Et, quant à faire à Zeus libation d'un vin aux sombres feux avec des mains impures (x^poi 8' âvinxoiaiv Àiî Xeipeiv аШотш ofvov), je n'ose : il n'est jamais permis d'adresser des prières au fils de Cronos à la sombre nuée (хеХагуефеЧ), quand on est souillé de sang et de boue (ацшхг xai Хиврс^)"44. De la même façon, la divinité de la mort est confrontée à cette réalité de la couleur intermédiaire : la noire Kère porte un vêtement rougeoyant du sang des hommes mortels : Scujkuveov al'fiaxi фа>т5)У45. Comme on le voit parfaitement ici, les termes qualifiant la couleur, oîvoi|i, оафо1УОс,хеХа1УБф^с, sont associés non seulement au monde de la mort, mais encore à celui de la religion, dans ses aspects à la fois rituels et naturalistes qui, tous, supposent une dynamique. Auva^uç de la production du vin nécessaire aux libations, Suva^uç du Zeus que l'on redoute, donc que l'on prie, parce qu'il s'entoure des nuées obscures de l'orage effrayant, 8iiva[iiç de l'éclat de la lumière d'où qu'il vienne : soleil, feu, reflets brillants du sang qui coule.

Cependant, ailleurs, dans l'Iliade ou dans l'Odyssée, la mort est confrontée aux vapeurs et aux brumes qui, encore, allègent et atténuent la franchise des couleurs. Le trépas est donc associé à une grisaille plus ou moins marquée : Hadès devient "l'ombre brumeuse"

43. Homère, Odyssée, I, 161 ; XII, 43-46 ; XIV, 135-136 ; notons que le macabre, dans l'Iliade (XIX, 25-26), consiste aussi dans l'évocation des risques de putréfaction des plaies du défunt par l'action des mouches qui entrent dans les blessures pour y faire naître des vers.

44. Homère, Iliade, VI, 266-268. 45. Homère, Iliade, XVIII, 538.

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řiepÓEVTa) ; Skylla, en contact avec les Enfers, apparaît comme une "roche embrumée (npoç r\epoei8éa пеЧрпу )"46„ La description, par la Théogonie d'Hésiode, de Sommeil et Trépas, les dieux terribles - 'Ynvoç xai ©avaToç , Ôeivoî Geoi -, ne laisse aucun doute sur leur association avec cette funeste atténuation du noir pur qu'est la teinte grise : "L'autre porte en ses bras Sommeil, frère de Trépas : c'est la pernicieuse Nuit (Nù£ ôXon), enveloppée d'un nuage de brumes (уефёХп KEKaXu|x^vn fiepoEiôeî)" 47. L'utilisation des couleurs par la poésie épique montre que la nature constitue pour la tradition un monde de continuité et partant de solidarité. En effet, l'opposition des couleurs franches est atténuée soit par les dégradés, les camaïeux, qui comblent l'espace des différences et qui créent des continuités, soit par les mélanges qui médiatisent les contraires. Chaque aspect de la mort est donc mis en contact par les couleurs avec l'ensemble du cosmos : espace et temps. C'est cet immense réseau relationnel qu'il faut évoquer maintenant.

B. Les couleurs et l'univers.

Monde infernal et monde céleste.

L'association de la couleur noire, celle de la mort et du deuil, à la Terre48 et à son substrat, les Enfers, constitue, on l'a vu, une évidence pour la poésie épique ; il en va de même pour le pôle cosmique opposé : les cieux ; ce paradoxe s'explique facilement par l'épithète de Zeus, qui évoque l'orage.

Entre d'une part la Terre noire et les Enfers et d'autre part le Ciel, lumineux ou sombre, existe une transition, celle de la brume du matin (probablement d'abord grise, puis rose), qui se manifeste en un véritable cycle. En effet, Eôs, la divinité de l'aurore, occupe, jour après jour, cet espace transitionnel - "mais laissons naître l'Aurore, tôt levée ", .... àXXà xaï Tlo>ç / ëaaexai řipiyéveia...49 -, pour apparaître enfin dans tout son éclat50 : "Mais quand l'Étoile du matin vient annoncer la lumière à la terre, l'Etoile du matin, derrière qui l'Aurore en robe de safran s'épand sur la mer..." ....*H|ioç

46. Homère, Iliade, XV, 191; Odyssée, XII, 233. 47. Hésiode, Théogonie, 756-759. 48. Homère, Iliade, XVI, 384 : la terre, par sa couleur noire, xeXaiVT)

ressemble donc aux orages de pluie envoyés par Zeus. 49. Homère, Odyssée, IV, 194-195. 50. Homère, Iliade, XXIII, 226-227.

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S' е(|>афорос eÎoi фоо>с èpeW énî yaiav , / ëv те jiéxa крохопепХос ûrteîp aXa xiSvaxai fjcbç 51.

Cependant, une autre transition colorée - glauque ou pers -, s'exprimant également en cycle, se manifeste dans Ylliade. C'est la fille de Zeus, Athéna52, qui offre au poète l'occasion d'évoquer une jonction entre la vie et la mort, entre le monde ouranien ou aérien et celui des Enfers. En effet, si le besoin s'en fait sentir, pour combattre avec les Achéens contre les Troyens, la déesse emprunte à la mouche ses qualités d'attaquante. Ces dernières constituent, en elles-mêmes, un point de jonction entre l'homme, être épichtonien, et le monde de l'insecte volant. Le poète dit qu' Athéna у^аш<5>гис, aux yeux de chouette5^, pare Ménélas de l'audace de la mouche (jiuinc èapaoç) qui, sans relâche, mord la peau humaine pour en boire le sang savoureux. Ainsi, ajoute l'aède, Athéna remplit-elle ses entrailles de noire audace (xot'ou цлу Gapaeuç nkf[az фре'уас â^i|ieXaivaç)54. Les couleurs symbolisent à l'évidence la vie - le sang rouge - et la mort - la noire audace qui va tuer. Au chant XIX55, le poème est encore plus explicite : les mouches, espèce sauvage, pénètrent dans les blessures des cadavres pour y faire naître des vers. La concision du poète met implicitement en valeur la juxtaposition, répugnante pour les êtres vivants, des teintes sombres et incertaines de la terre mêlée à la putréfaction des corps et de la blancheur des vers, métaphore de l'acharnement de la vie à ne pas laisser le triomphe au trépas. Le cadavre nourrit la vie : c'est le temps cyclique56. Les insectes évoqués avec si une grande exactitude par Homère sont bien connus des entomologistes qui les ont répertoriés avec leurs noms communs et scientifiques, tellement évocateurs : la mouche bleue à viande

51. L.M. SLATKIN, The power of Thetis. Allusion and interpretation in the Iliad, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press 1991, p. 1-38, Eôs : divinité grecque qui témoigne chez Homère de l'héritage mythique indo- européen.

52. Sur l'ambiguïté d'Athéna auprès des héros homériques : J. STRAUSS CLAY, The Wrath of Athena. Gods and Men in the Odyssey, Princeton University Press, 1983, p. 133-138.

53. La chouette chevêche, Atene noctua, a une "expression irritée, féroce, due aux veux jaunes, au front bas et aplati", elle se nourrit volontiers d'insectes, R. PETERSON, G. MOUNTFORT, P. A. D. HOLLOM, P. GÉROUDET, Guide des mseaux d'Europe, 1989, p. 139.

54. 1 lomère, Iliade, XVII, 572-573. 55. Homère, Iliade, XIX, 25-31. 56 Le sang des défunts et les cadavres apparaissent aussi comme des offrandes

sacrificielles à Gaïa qui restitue plus tard ces dons par la fertilité et la fécondité ; la divinité Kère (Homère, Iliade, XVIII, 535-538), on l'a déjà vu, est avide du sang des mortels blessés et tués au combat.

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(Calliphora vicina Rob. Desv.), la mouche verte des cadavres (Lucilia caesar L), la mouche grise à viande (Sarcophaga carnaria L). Comme les noms communs l'indiquent en français, ces insectes sont bigarrés : des ailes diaphanes et brillantes, des éléments sombres et surtout des parties centrales aux couleurs vives, et même métalliques. Il n'est pas étonnant alors que, dans la poésie épique, les mouches accompagnent d'une part Athéna, d'autre part Eurynomos. En effet la divinité olympienne fomente de noirs desseins, mais ses yeux d'or de chevêche brillent dans la nuit : les couleurs emblématiques de la fille de Zeus symbolisent bien alors la tension entre la mort et la vie. Cependant, un des attributs de la déesse est aussi l'olivier aux feuilles et aux fruits d'un gris vert, en nuance changeante pour les premières, agitées par le vent, et montrant en conséquence tantôt leur face la plus sombre tantôt leur face la plus claire, en nuance luisante pour les seconds : c'est le monde des tons intermédiaires. Quant au démon Eurynomos, dont l'aspect se définit en grec comme xuavoç et \ié\aç, son cortège de mouches lui fournit les couleurs claires et brillantes dont il a besoin pour que métaphoriquement du trépas surgisse l'existence.

Ainsi le monde de la vie et celui de la mort - monde biologique et monde cosmique - partagent à la fois les couleurs opposées - qui chacune représente leur symbole respectif - et les tons intermédiaires, éléments de continuité et de solidarité. Il en va de même avec la mer dans ses connivences avec la mort.

Les couleurs de la mer et de la mort

Connaître la couleur de l'eau de mer est une entreprise difficile tant la variété semble de mise dans la poésie épique. On ne s'étonnera pas de voir autour du monstre meurtrier, Charybde57, en contact avec les Enfers, une onde marine noire, \ie\av ù'Sop, et des sables d'un bleu de nuit, Цкх|Х|Хф Kuavér). Cependant d'autres vers, dans l'Iliade ou dans l'Odyssée, parlent aussi du flot noir sillonné par des nefs de même teinte58. Mais la mer se présente également, selon la célèbre expression de la poésie épique, avec des tons d'un rouge foncé : "la mer vineuse" (êni oiVona nóvTov)59, et même des reflets violets (ioei6/ic)60. Sa coloration peut s'apparenter encore à celle de l'olivier d'Athéna : "C'est la mer aux flots pers qui t'a donné le jour"

57. Homère, Odyssée, XII, 104, 243. 58. Homère, Iliade, IX, 6 : xufia xeXaivov ; navire noir : Vïiî jieXaivT), Iliade, I,

329. 59. Homère, Odyssée, V, 349. 60. Homère, Iliade, XI, 298 ; Odyssée, V, 56 ; Hésiode, Théogonie, 844.

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(у\а\)кт\ 8é a' čtixte GáXaaaa)61 ; en effet, le contexte de ces termes est identique à celui de l'allusion aux mouches, modèles de la déesse en ses combats. Il s'agit d'une connotation de la férocité du cœur d'Achille. Enfin, la mer offre au regard son écume62 claire sur les flots et la grève ; "la mer grise d'écume" (noXiriv bXa) est une expression fréquente de la poésie épique63. Cette impression est renforcée par le gris des éléments aériens : "la mer brumeuse" (érť nepoeiS^a tióvtov)64. L'intérêt des vers consacrés par Homère à l'évocation de la mer est donc double : la présence conjuguée du réalisme et du symbolisme. Il est certain en effet qu'une des caractéristiques de la Méditerranée est la variété de ses couleurs. Par temps calme, le dégradé des teintes se déploie du clair de l'écume au camaïeu des bleus qui vont jusqu'au violet (métaphore du vin ou de la fleur) et même jusqu'au noir si l'on tient compte du fait que xuavoç, ou xuaveoç, évoque un bleu foncé qui est aussi celui du monde de la mort. En outre, l'intensité du rayonnement solaire ajoute aux teintes vives de l'eau des éclats d'argent et d'or65. Au contraire, par temps venté et nuageux, le gris vert domine. Le parallélisme entre la couleur de la mer agitée et l'emblème végétal de la déesse de la guerre ne doit pas nous échapper. En effet, l'une et l'autre sont infécondes (virginité de la déesse, stérilité de l'onde amère) et pourvoyeuses de mort66. Il faut se souvenir également que si l'arbre ď Athéna et les vagues de la mer ont en commun un gris vert, un glauque, si bien mis en valeur par la poésie épique, c'est, dans les deux cas, en raison de l'action du vent67. Enfin, pour en terminer avec le réseau des analogies entre la mer, la mort et Athéna, on peut souligner que l'Iliade dépeint le trépas des héros au combat et que l'Odyssée s'attache à la fin, dans la paix ou dans la violence, des champions au moment des nostoi, retours qui

61. Homère, Iliade, XVI, 34. 62. Homère, Iliade, XV, 190 ; XX, 229 ; Odyssée, V, 410. 63. Homère, Odyssée, IX, 104 ; voir aussi : Iliade, XV, 190 ; XX, 229 ; Odyssée, V,

410. 64. Homère, Odyssée, V, 164. 65. D'où l'intérêt de la comparaison avec les yeux jaunes de la chevêche. 66. Comme la mort, la mer est comparée au gouffre dans la poésie épique ; mais si ce

gouffre nourrit ses habitants grâce aux corps des noyés, il demeure "stérile" aux yeux des humains. En effet, les poissons sont pour les Grecs une nourriture méprisée (à l'époque classique et hellénistique, celle des pauvres des classes urbaines), sans équivalent avec les nourritures procurées par Gaïa et par les autres divinités de la fécondité et de la fertilité.

67. Il est nécessaire d'évoquer rapidement le parallélisme de ces éléments avec le mythe athénien de l'Acropole : l'arbre de la déesse Athéna opposé à la mer salée de Poséidon et la mort du roi Érechthée, héros "adopté" juste après sa naissance "autochtone" par la fille de Zeus sous le nom d'Erichthonios et décédé, roi et adulte, du coup de trident qui l'envoie de l'Acropole aux Enfers.

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sont essentiellement maritimes68. Or, dans les deux cas, la déesse Athéna est l'accompagnatrice des héros. Toutefois, l'évocation de couleurs variées pour désigner les tons de la mer n'est pas un apanage de la poésie épique grecque ; les contes égyptiens de l'époque pharaonique fournissent des occurrences similaires : "La Très Verte" et "La Très Noire" sont deux expressions qui caractérisent une grande étendue d'eau, maritime ou lacustre69. Et puisque dans la poésie homérique les héros meurent aussi bien en mer que sur terre, il convient, comme on l'a fait précédemment, d'évoquer le réseau de solidarités établi par la mort en mer avec les diverses parties du cosmos.

D'abord, Poséidon est par excellence la divinité qui provoque le décès des héros par noyade ; Ajax, fils d'Oïlée, se trouve ainsi puni de ses blasphèmes : "et.. .(le dieu) l'entraîna sous les houles de la mer immense (tóv 8' ефорег хата nóvxov áneipova xu^aívovTa)"70. De plus, la mort en mer mobilise tout autant le symbolisme des couleurs que la mort au combat, même si l'effusion de sang en est absente, en raison de la suffocation et de la coulée. Cela se voit très nettement dans l'Odyssée et à deux reprises. En premier lieu, avec l'action de Poséidon, furieux de l'aveuglement du cyclope Polyphème par Ulysse, colère qui agit sur l'ensemble du cosmos : "À peine Poséidon avait-il dit qu'il assemblait les nuées (уефеХас) et bouleversait la mer du trident qu'il avait pris en ses mains. Il excitait toutes les tempêtes des divers vents ; il obscurcissait de nuages à la fois la terre et la mer (aùv 6è vzQézooi хаХифБ / yaiav оц,оО xaï nóvrov) ; la nuit était descendue du ciel (ôpcopei S' oúpavóGev vú£)"71. Dans cette description, les domaines respectifs des trois Cronides - Ciel, Mer, Enfers -, et même la Terre, sont concernés par un assombrissement annonciateur de mort. À la suite du poète, il est possible d'imaginer la transformation progressive des couleurs vives et variées du cosmos jusqu'à celle uniforme d'une nuit voulue fatale pour le roi d'Ithaque. En second lieu, le symbolisme des couleurs se manifeste dans

68. L'opposition de l'Iliade, ou le combat (makhè), affaires des hommes, et de l'Odyssée, ou le conte (muthos), affaire des aèdes, est bien mise en valeur par M. WORONOFF, La gloire de l'aède, dans L'univers épique. Rencontre avec l'antiquité classique, t. IL Institut Félix Gaffiot, M. WORONOFF éd., Annales littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres, Paris 1992, p. 19-32, en particulier p. 27-31.

69. G. LEFEFVRE, Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique, Paris 1988, p. 8 et n. 22, p. 33 et n. 10, p. 34.

70. Homère, Odyssée, IV, 506-510. 71. Homère, Odyssée, V, 291-294.

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l'Odyssée en raison de la présence d'une divinité protectrice qui sauve Ulysse de l'horrible mort en mer72 : "Mais Inô l'aperçut, la fille de Cadmos aux belles chevilles, qui, jadis simple mortelle et douée de la voix, devint au fond des mers Leucothéa et tient son rang parmi les dieux (vûv 5' àXoç év neXáyEaai Ge5>v èié\L\iopz Tijifiç). Elle prit en pitié les souffrances d'Ulysse, jeté à la dérive ; sous forme de mouette (aiGin'rj S' êixuTa), elle sortit de l'onde et s'en vint se poser au radeau pour lui dire Prends ce voile divin ; tends-le sur ta poitrine ; avec lui, ne crains plus la douleur et la mort. Mais lorsque, de tes mains, tu toucheras la rive, défais-le, jette-le dans la vague vineuse (èni oivona nóvxov), au plus loin vers le large, et détourne la tête ! À peine elle avait dit que, lui donnant le voile, elle se replongeait dans la vague écumante, pareille à la mouette, et le flot noir couvrait la déesse" :

Tiç upct ((Kov^aaaa Geo xp^Sefivov aûiri 6' œ}i éç novrov eSúgeto xu[iaivovra aiGuin éixuta' \ié\av 8é é хицл xáXuipev .

Cette longue citation montre que l'on trouve, en mer comme sur terre, les couleurs primordiales qui accompagnent les divers aspects de la mort : le noir, le rouge, le blanc. Mais comme tout acte peut être ambivalent, même au sein d'un processus voulu funeste par un dieu particulièrement puissant, il se trouve qu'une autre divinité, son contraire, arrive à provoquer le salut. En effet, l'apothéose d'Inô a conduit cette dernière, nouvelle bienfaitrice divine, non pas dans le monde lumineux des bienheureux Olympiens, mais paradoxalement dans le gouffre noir d'une mer qui peut être néfaste aux humains. En outre, cette divinité récente ne porte guère un nom en symbiose avec la profondeur du gouffre marin, elle se nomme la "blanche déesse" à l'image de son emblème, la mouette. Cet oiseau est certes de couleur claire, mais il est aussi à peine teinté de noir ou de gris au bec et de rouge aux pattes. Il est enfin possible de remarquer que les mêmes notions d'association et de permutation entre le bien et le mal sont également perceptibles chez les deux dieux terribles, Sommeil et Trépas : "L'un va parcourant la terre et le vaste dos de la mer (yaTav te xaî eûpéa včóxa GaXaaanç), tranquille et doux pour les hommes (riauxoç àvaxp^ETai xaî |ieîXixoç âvGponoiai). L'autre a un cœur de fer (топ Se топрБ'п \lîv xpaôin), une âme d'airain, implacable, dans sa poitrine (xœXxeov 8é oi г1тор / vtiXeeç ev oTf^GEaaiv) ; il tient à jamais l'homme qu'il a pris ; il est en haine même aux dieux

72. Homère, Odyssée, V, 332-338.

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immortels"73. Le réseau des références aux couleurs du trépas dans l'Odyssée - le noir, le blanc, le rouge - montre bien que la mort du héros sur terre (l'Iliade) a son pendant dans la mort sur mer (l'Odyssée) ; dans les deux cas la violence est de misie : celle des hommes à la guerre, qui fournit la gloire impérissable, ou celle des éléments déchaînés par Poséidon. Toutefois, la couleur grise de la mort (noXióc,á,óv), atténuation de la teinte fondamentale - le noir-, possède aussi son réseau de similitudes dans la poésie homérique.

La multiplicité des relations.

C'est d'abord incontestablement le с ycle de la vie et de la mort qui entre en jeu, dans ses aspects naturels . En effet, le vieillissement est associé à cette couleur : "tête grisonne mte, le menton grisonnant (àXX' ôte 8t\ noXióv те карл noXióv te yé veiov)"74. Mais également le loup ou le fer7^. Le même phénomène s'o bserve pour les noms et les adjectifs relatifs à la couleur rouge qui est celle de la mort.

Ainsi le rouge franc du sang, ÉpuGjpóc, á, óv, représente le tondu nectar des dieux ou du vin76. Sa teinte flamboyante, ařOov, -Qvoç (ô, rj)/ qualifie aussi bien les animaiux roux ou fauves - boeufs ou chevaux77 - que les métaux, le fer et le bronze78 ; dès lors, la mort sanglante de Sarpédon apparaît comme particulièrement expressive, puisque le héros s'écroule certes à la manière d'un très grand arbre, mais en serrant la poussière sanglante entre ses doigts -xovioç а1\ш.тоео(щ; , a-t-on déjà noté -, ce qui amène le poète à tenter une nouvelle métaphore79 rendant mieux que celle consacrée aux végétaux les couleurs du trépas : "Comme on voit un lion assaillir et tuer, dans un troupeau de bœufs à la démarche torse (èv б{Хшо8бскл póeaaiv), un taureau magnanime au fauve pelage Craupov oďCKova \kzyáQ\)\Lov), qui gémit, en expirant, sous ses griffes". Des remarques similaires peuvent être faites pour un terme voisin d'ai'Oov : afeoty , -onoç (о , л), une couleur de feu, nom commun associé non seulement au sang, mais aussi au bronze éclatant80, à la

73. Hésiode, Théogonie, vers 759-766. 74. Homère, Iliade, XXII, 74 et 77 ; Odyssée, XXIV, 317, 499. 75. Homère, Iliade, X, 334 ; IX, 366. 76. Homère, Iliade, XIX, 38-39 ; Odyssée, V, 93, 165. 77. Homère, Iliade, II, 839 ; XVI, 488 ; XVIII, 161 : XČovt' cď9u>va ; Odyssée, XVIII,

372. 78. Homère, Iliade, IV, 485 ; Iliade, XXIV, 233 ; Odyssée, I, 184. 79. Homère, Iliade, XVI, 487-489. 80. Homère, Iliade, XVIII, 522 ; L. GRAZ; Le feu dans l'Iliade et l'Odyssée, Í1YP.

Champ d'emploi et signification, Paris 1965, p. 241.

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fumée rouge mêlée de flamme81 ; et enfin au vin82. Toutefois le rouge vineux, oîvoty, -oftoç, désigne, outre le sang, le flot salé, pontos83, opposé à la mer blanche d'écume de la grève, et la robe des taureaux84. D'autres termes, 8a<|>oivoç , oç , óv, порфиреос-ouç (éa-â , eov-ouv), <J>oîvi£, -txoç (фалчааа, -iaanç), qui ont été cités plus haut dans la description de la mort sanglante, établissent par la couleur - la pourpre brillante - des relations entre le trépas et les divers éléments de la nature ; pour le premier, le serpent, le lion, le chacal85 ; pour le second l'arc-en-ciel ou la nuée86, qui, les deux, accompagnent Athéna ; pour le troisième, l'éclat métallique des baudriers d'airain87.

Le bilan historique

Pour clore l'évocation des relations établies par la civilisation hellénique entre les couleurs conjuguées de la vie et de la mort et les références animales, il convient de mentionner une tradition mythique, reprise par la science de l'époque hellénistique. En effet, un poème d'Archimède montre la permanence de ces préoccupations. Il s'agit du fameux problème des bœufs de l'île Thrinacienne, possession du dieu Hélios. Les vers d'Archimède88 font apparaître quatre troupeaux de couleurs variées, celles que la culture grecque a considérées comme essentielles : "l'un d'un blanc de lait, le second d'un bleu noir brillant, le troisième blond, et le quatrième bigarré",

jô \lzv XeuxoTo уакактос , Kuavái) S' ërepov xp<i>fi.<m Xafmó|ievov , âXXo ye JJLev iavQôv , то Se noixi'Xov .

Or, l'insistance sur ces couleurs n'est pas spécifique de la civilisation hellénique. En effet, le Musée du Caire89 expose le mobilier d'une tombe thébaine, celle de Meketre (n°280), du Moyen Empire, Xle dynastie, vers 2000 av. J.-C, et, parmi les maquettes de bois peint, on remarque une scène où des scribes font le compte des bovins

81. Homère, Odyssée, X, 152. 82. Homère, Iliade, IV, 259 ; XVI, 226. 83. Homère, Iliade, I, 350 ; Odyssée, 1, 183. 84. Homère, Iliade, XIII, 703. 85. Homère, Iliade, II, 308 ; X, 23 ; XI, 474. 86. Homère, Iliade, XVII, 547 et 551. 87. Homère, Iliade, VI, 219. 88. Archimède, tome III, Des corps flottants, Stomachion, La méthode, Le livre des

Lemmes, Le problème des bœufs, texte établi et traduit par Ch. MUGLER, Paris 1971, p. 170-171.

89. Etage supérieur, salle 27, n° 46724.

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d'un troupeau, devant le maître et son fils. Les animaux ont des robes noires, fauves, et tachetées ; le blanc d'autres membres du troupeau, des géniteurs, n'est évoqué que par l'intermédiaire de certaines robes très claires et à peine marquées de sombre. Nous pouvons, par les textes hiéroglyphiques, reconstituer la signification de ces couleurs. Nous savons d'une part que les couleurs des bovins, symboliques de la division du monde en quatre parties égales, sont destinées à satisfaire tous les désirs des divinités90, d'autre part que l'immolation d'un taureau blanc, cravaté de rouge, était typique du culte sacrificiel du dieu Min de Coptos, dieu primordial, divinité de la fécondité et de la fertilité, enfin dieu des métaux et des activités minières91. De plus, les égyptologues constatent que ce même animal est aussi celui d'Osiris et le symbole du Roi92. Enfin, la déesse Hathor, figurée sous la forme d'une femme à oreilles de bovidé, apparaît comme la manifestation "d'une déesse céleste, qui porte en son sein le soleil, la voûte céleste étant assimilée au pelage sombre de cet animal, dont le croissant de lune forme les cornes"93. Toutefois, la mise en évidence de couleurs similaires dans les rites sacrificiels destinés à la divination par l'intermédiaire des ancêtres défunts est typique des cultes des Mwaba-Gurma du Nord Togo : les poulets sacrificiels sont de couleur rouge, noire, blanche, pailletée, bigarrée, cendrée, ce qui renvoie aux conceptions cosmiques de ces populations94. Les pratiques divinatoires grecques s'inscrivent donc dans un vaste ensemble culturel très ancien où l'Egypte se remarque en raison de son rôle d'intermédiaire entre l'Afrique et les pays méditerranéens95.

Le champ relationnel établi par le vocabulaire des couleurs de la poésie épique hellénique entre d'une part la mort et d'autre part les différentes parties du cosmos, les êtres vivants et les produits de

90. M. ALLIOT, Le culte d'Horus à Edfou au temps des Ptolémées, t. II, Le Caire. Institut Français d'Achéologie Orientale, 1954, p. 463.

91. H. GAUTHIER, Le personnel du dieu Min, Le Caire, Institut Français d'Archéologie Orientale, 1931, p. 53, 58-59.

92. H. G AUTHIER, Les fêtes du dieu Min , Le Caire, Institut Français d'Archéologie Orientale, 1931, p. 50, 83.

93. S. AUFRÈRE, J.-Cl. GOLVIN, J.-Cl. GOYON, L'Egypte restituée. Sites et temples de Haute Egypte, t. 1, Paris 1991, p. 225.

94. A. DE SURGY, La divination par les huit cordelettes chez les Mwaba-Gurma (Nord Togo), t. 1 Esquisse de leurs croyances religieuses, op. cit., p. 29-30, et p. 29, n. 3 : référence à Plotin , VI, 7 (38), 13, 10-12, t. 2, Initiation et pratique divinatoire, Paris 1986, p. 49-58 ; références nombreuses dans ces deux ouvrages à Pythagore.

95. Bilan des influences orientales sur le monde religieux des Grecs : C. F. DENGATE, The sanctuaries of Apollo in the Peloponnesos , Chicago 1989, p. 130.

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la technè des humains (les métaux) n'est pas un simple effet d'esthétique. Il correspond à l'amorce d'une dynamique qui a pour but de dépasser l'instant du trépas, afin d'ouvrir un espace d'immortalité à l'âme du défunt et du même coup une possibilité de mouvement en retour de l'âme vers les vivants : la nécromancie. Dans cette dynamique, les rites funéraires, en partie nocturnes, constituent une pièce stratégique remarquable.

III. LES SOINS AU CADAVRE : LE MOUVEMENT VERS UN AILLEURS

Comme le fait remarquer Homère, les dieux immortels "n'ont pas de sang"96. Au contraire, la mort au combat, celle qui procure la gloire immortelle au héros, est sanglante. Les rites funéraires ont en partie pour but de faire disparaître cette marque de l'infériorité humaine. Alors seront permises soit l'inhumation, solution assez rare dans l'Iliade, mais qui amène le corps à pourrir afin de ne laisser subsister, pour un temps indéterminé, que les ossements, épure du corps dont la couleur claire évoque le divin - telle est la part offerte aux dieux lors du sacrifice sanglant d'un animal -, soit l'incinération qui brûle la chair, pour ne laisser perdurer que des cendres grises mêlées à de petits fragments d'os blancs non calcinés97. Telle est, chez l'individu incinéré, la part conservée, celle qui est déposée dans une urne et enfin enterrée. Que pour des héros exceptionnels, tels Sarpédon ou Patrocle, par la volonté de Zeus pour le premier et par celle d'Achille pour le second, ces rites aient évoqué une "divinisation", cela ne fait aucun doute. Les héros sont au-dessus du commun des mortels et en partie semblables aux dieux. En effet, Agamemnon, au chant IX de l'Iliade, proposait à Achille vivant des offrandes à la manière d'un dieu, 6eov £>ç98, et nous savons bien que les funérailles de Patrocle, célébrées par Achille, sont à l'image de

96. Homère, Iliade, V, 342. 97. La crémation et l'embaumement permettent partout d'éviter les désagréments de

la putréfaction ; l'intérêt pour les ossements (et leur traitement après la mort), à travers les diverses civilisations traditionnelles, est bien analysé par C. BERNAND, "Mort", dans P. BONTE, M. IZARD, op. cit., p. 487-489 ; voir aussi pour la Grèce P. ELLINGER, La légende nationale phocidienne. Artémis, les situations extrêmes et les récits de guerre d'anéantissement, Athènes - Paris 1993, p. 138.

98. Homère, Iliade, IX, 297 ; le peuple déposera pour Achille des offrandres, comme il le fait dans les sanctuaires pour les dieux.

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celles que l'Eacide souhaitait pour lui". Il est non moins évident, pour G. Nagy100, que d'une part les rites funéraires en l'honneur de Patrocle et de Sarpédon, d'autre part l'utilisation par l'Iliade du verbe d'origine indo-européenne тархио> pour les décrire révèlent les traces d'une tradition très ancienne visant à immortaliser le héros, à l'image du roi et de la reine, chez les Hittites, considérés comme des dieux après leur mort. Et G. Nagy de conclure que le culte grec des héros, avec son aspect de renouvellement annuel, marque d'éternité, rend manifeste une forme d'immortalité. Si bien qu'il nous faut justement montrer comment, grâce aux rites, se substituent aux couleurs de la mort d'autres couleurs qui ouvrent un chemin vers l'au-delà. Un certain nombre de cas se révèlent alors typiques, même s'ils ne sont pas, dans certains détails, totalement significatifs des morts au combat purement ordinaires.

D'abord, le cas exceptionnel d'Hector. Le cadavre est outragé par Achille, furieux de la victoire d'Hector sur Patrocle. La blessure mortelle a été portée par l'Eacide à la base du cou d'Hector. On peut alors supposer que le sang a coulé abondamment. C'est ce que ne dit pas le poète, qui est plus soucieux de signaler que la lance a respecté la trachée et qu'Hector a ainsi eu la possibilité d'articuler ses dernières paroles101. C'est donc tout de même un corps ensanglanté que l'Eacide a maltraité : "Un nuage de poussière s'élève autour du corps ainsi traîné (toû 8' r]v еХко\ке\ою xovicaXoç) ; alentour, ses cheveux d'un bleu noir brillant se déploient (âfi<j>î Se xotvrai / xuáveai níxvavTo), et sa tête entière gît dans la poussière (êv xovinai), elle avant si gracieuse!..."102. Les couleurs de la mort se laissent bien deviner dans des teintes assourdies : le gris rougeâtre du corps ensanglanté et souillé par la poussière, le bleu noir et luisant des cheveux atténué par cette même poudre. Or, justement, l'action divine, destinée à éviter des dégâts irrémédiables sur le corps d'Hector, en raison des outrages répétés d'Achille, se caractérise par son efficacité magique à maintenir l'éclat du corps héroïque : "Mais Apollon

99. Homère, Iliade, XXIII, 80-98 : c'est ce que l'âme de Patrocle rappelle à Achille ; voir J. HAUDRY, Achille et Patrocle, dans L'univers épique. Rencontre avec l'antiquité classique, t. IL, op. cit., p. 33-55, Achille représente un "soleil guerrier", Patrocle l'"autre soleil", "substitut malheureux du soleil, qui tient son rôle pour quelque temps, pendant la période aurorale de l'année", c'est-à-dire pendant la période précédant la réapparition printanière du soleil.

100. G. NAGY, Greek Mythology and Poetics, Ithaca and London, Cornell University Press, 1990, 85-139 ;Ibid., Le meilleur des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, Paris 1994, p. 147.

101. Homère, Iliade, XXII, 324-329. 102 Homère, Iliade, XXII, 401-405.

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épargne tout outrage à sa chair. Il a pitié de l'homme, même mort. Il le couvre entièrement avec son égide d'or, de peur qu'Achille ne lui arrache toute la peau en le traînant"103. L'or du dieu a fait en sorte qu'Hector "est là, tout frais, le sang qui le couvrait lavé, sans aucune souillure, toutes ses blessures fermées"104. Il n'est pas indifférent de constater que c'est Phoibos, le dieu brillant, le pur et le purifié, qui dirige, du fait de son pouvoir magique, des soins qui seront repris plus tard, sur l'ordre d'Achille, au moment de la restitution du corps d'Hector au vieux Priam, par les captives de l'Éacide qui laveront le défunt et l'oigneront d'huile105. À ce moment, la dépouille d'Hector est traitée comme celle des autres héros : l'exception disparaît. Mais c'est d'un nouvel éclat qu'est alors parée la mort : il y a mutation du cadavre de l'ordre des ténèbres à celui de la lumière.

L'image de l'empressement futur des vivants autour du corps mort de Sarpédon, pour l'exécution de rites ordonnés par Zeus, le grand dieu de l'Ida106, qui fait transmettre sa volonté aux mortels par Apollon, le dieu brillant, fait surgir les mêmes couleurs : "Va maintenant, cher Phoibos, va soustraire aux traits Sarpédon, efface sur lui le noir nuage de sang (xeXawe<t>èç аГця ) ; puis, porte le bien loin, et lave le dans l'eau courante d'un fleuve (Xoùaov потащено pořjai). Oins-le ensuite d'ambroisie (xpîoov т' à|iPpooirj), revêts-le de vêtements impérissables (nepî 8' йцРрота еГцата èfaaov) : enfin remets-le aux porteurs rapides qui doivent l'emporter, Sommeil et Trépas, dieux jumeaux (*Ynvo> xat ©aváx(i> Si8u^iáoaiv). Ils auront tôt fait de le déposer au gras pays de la vaste Lycie, où ses frères et parents l'enterreront dans un tombeau (тархиаоиси), sous une stèle, puisque tel est l'hommage (y^paç) dû aux morts "107. Les soins funéraires entraînent à l'évidence une dynamique qui est nettement traduite par les couleurs : disparition de la teinte sombre de la mort dans son aspect le plus corporel, pour faire place à l'éclat du divin perceptible sur une dépouille sublimée par le rituel : l'ambroisie et le vêtement.

103 Homère, Iliade, XXIV, 18-21. 104 Homère, Iliade, XXIV, 418-421. 105. Homère, Iliade, XXIV, 582, 587 ; ordinairement, ces soins ont également pour but

de préserver la "grâce" et la beauté naturelles du héros, jusque dans la mort : J.-P. VERNANT, L'individu,..., op. cit., p. 20, 91-101.

106. Voir à ce sujet, M. WORONOFF, Zeus, Maître de l'Ida, Hommages à Jean Cousin, Rencontres avec l'antiquité classique, Institut Félix Gaffiot, Annales littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres, Paris 1983, p. 83-93, en particulier p. 87.

107. Homère, Iliade, XVI, 667-670 et 678-683.

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Les soins apportés au cadavre du fils de Ménoetios se sont terminés par des gestes divins : "Pour Patrocle, Thétis lui instille au fond des narines ambroisie et nectar rouge (v&xap èpuGpov), afin que sa chair reste inaltérée"108. Mais les mortels avaient déjà fait disparaître du corps les couleurs sanglantes de la mort au combat, pour le parer des couleurs de l'immortalité de l'âme. Les soins au cadavre ont en effet commencé comme ceux que le simple héros et l'homme ordinaire, morts tous les deux au combat, peuvent attendre des vivants, leurs compagnons : "Toutefois, avec de l'eau, ils lavèrent les corps des mortels ensanglantés"109. Pour Patrocle, c'est Achille lui-même qui ordonne et qui suit le bon déroulement du rituel traditionnel110. Les vers consacrés par le poète à ces gestes offrent le plus grand intérêt à l'historien des religions, car ils introduisent, bien plus que précédemment, le rôle de l'artefact dans le rituel : le feu, le trépied de bronze, les étoffes. Effacer le sang séché et coagulé du corps de Patrocle, ce qui constitue la marque de son caractère mortel - Ppoxoç -, exige une eau bouillante donc purificatrice. L'eau doit, en effet, être elle-même purifiée par l'ébullition procurée par le feu, raïp, dont le rôle en ce domaine est bien connu des Grecs. Dès lors, le poète de l'Iliade met en avant la dynamique du feu : la chaleur, le développement de la flamme, qui amène l'eau à sa propre mutation, l'ébullition, qui offre tout à la fois, et de manière intense, le bouillonnement, la chaleur et l'évaporation. Les expressions de la langue épique sont alors très nettes : év nupî xnAdo>, dans le feu ardent, Sa'toç, le feu qui détruit les bûches, уаотрцу jièv xpinoSoç пир ар.фепе, le feu qui enveloppe la panse du trépied et Qép\Ltio 5' viôcop' / aùxàp ériEÎ 8t\ C^ooev íí8<i>p évî fjvoni уаХкй, l'eau qui s'échauffe jusqu'à bouillir dans le bronze éclatant (îivoij/)111. Le monde lumineux d'Apollon, le dieu pur et brillant des purifications, est reconstitué par la technè des humains, qui associe la nature - le bois à brûler, l'eau -, et l'artifice, la science du feu et celle des métaux. C'est ensuite au tour de l'huile et des onguents d'agir112 : la première pour l'éclat qu'elle assure à la peau du cadavre - fjXeii|/av Xín' éXaícp - les seconds pour cacher les plaies. L'huile, à l'état naturel ou entrant

108. Homère, Iliade, XIX, 38-39, ce passage est difficile à admettre si l'on veut donner à l'Iliade une unité, il semble en effet ignorer les rites funéraires du chant XVIII (que l'on va détailler) ; en conséquence, ce passage constitue un retour en arrière qui introduit une rupture importante dans la logique de la composition.

109. Homère, Iliade, VII, 425-426. 110. Homère, Iliade, XVIII, 343-345. 111. Homère, Iliade, XVIII, 346-349. 112. Homère, Iliade, XVIII, 350-351.

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dans la composition des onguents, est un don d'Athéna. Les deux enfants de Zeus (probablement parmi les plus importants dans la pensée mythique et dans le culte) apparaissent ici dans leur aspect le plus lumineux113. Tel est bien, en effet, pour la tradition hellénique, le paradoxe de la mort ou, si l'on préfère, la singularité des rites funéraires dans leur efficacité. L'impassibilité du corps du défunt caractérisé, une fois nettoyé, par sa rigidité et sa pâleur cadavériques, n'empêche point sa transformation, sous l'action des vivants, du terne vers le brillant. Enfin, vient l'exposition du cadavre de Patrocle sur un lit. Ce passage pose d'intéressants problèmes d'interprétation ; le corps est en effet voilé par deux pièces d'étoffe114. La première, un tissu de lin, Xtç, couvre complètement le corps - éav<Ď Xixi xáXutyav / éç noSaç éx хефаХтк - ; la seconde, un linceul blanc, le pharos, est placée sur l'ensemble, хавшхерЭе Se фаре* Хеихф115. La présence inhabituelle de deux pièces d'étoffe peut s'expliquer grâce aux qualificatifs utilisés par la langue poétique. L'adjectif èavoç (fi , óv), qui caractérise la première pièce d'étoffe, s'applique chez Homère à ce qui est souple et épouse les formes : l'étain116 par opposition au bronze rigide117, ou le vêtement qui moule Héra118. L'utilisation d'une première pièce de tissu, en lin, pour couvrir le corps de Patrocle, constitue certainement le prolongement des soins prodigués à un corps abîmé par le combat ; la pièce de lin est là pour dissimuler et absorber les sérosités qui, malgré les onguents, peuvent encore s'épancher des plaies. Pour preuve, il est possible de recourir à un témoignage beaucoup plus tardif, mais combien évocateur, celui de G. Flaubert, prodiguant ce type de soins à un ami très cher décédé119 : "Quand le jour a paru, à quatre heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l'ai soulevé, retourné et enveloppé. L'impression de ses membres froids et raides m'est restée toute

113. On peut à l'inverse souligner : le caractère chthonien de l'Apollon Smintheus, l'association du dieu aux serpents et aux rats, la comparaison d'Athéna avec la mouche, en particulier avec la mouche nécrophile (Iliade, XVII, 572-573 ; XIX, 25-26, 30-31).

114. Homère, Iliade, XVIII, 352-353. 115. Cf. P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris 1983,

t. 2, p. 1179 : linceul, origine mycénienne. 116. Homère, Iliade, XVIII, 613 ; cf. P. CHANTRAINE, op. cit., t. 1, p. 308. 117. Homère, Iliade, XVIII, 474. 118. Homère, Iliade, XIV, 178. 119. Il s'agit de la mort d'Alfred Le Poittevin, citation de la lettre à Maxime

Du Camp, lettre écrite à Croisset, le vendredi soir, le 7 Avril 1848, p. 493-495 de: FLAUBERT, Correspondance I, (janvier 1830 à avril 1851), Édition établie, présentée et annotée par J. Bruneau, nrf, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris 1973.

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la journée au bout des doigts. Il était horriblement putréfié, les draps étaient traversés. Nous avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses linges et j'ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui"120. Pour Patrocle, la nécessité de recourir à un premier linceul, montre que la condition mortelle du héros se manifeste encore. Au contraire, l'autre étoffe, qui efface les contours du corps par son étalement et qui ne peut plus désormais être souillée, met en valeur l'aspect divin du héros, comme le souligne d'ailleurs la blancheur éclatante du tissu121. Un autre passage de Y Iliade évoque ces problèmes. Lorsqu'Achille remet, au chant XXIV, le corps d'Hector à Priam, il demande à ses suivantes de faire don au défunt d'une tunique et de deux pièces de lin (le terme de pharos est utilisé). Mais les captives, après les soins, se contentent de revêtir le cadavre d'une tunique et enfin de l'envelopper d'un seul pharos^22. Les produits de l'art des hommes ont donc bien introduit le défunt dans l'au-delà divin. En effet, Trépas est issu de Nuit, mais celle-ci fait partie des immortels : vù£ à|iPpoairi, dit l'Iliade123. Au sein des rites funéraires, les soins corporels procurés aux héros conduisent très nettement à une dynamique vers le divin infernal. Il en va de même des autres manifestations du deuil : les lamentations, les larmes, le bûcher et ses rites.

En effet, chez les Grecs, les larmes ou les lamentations accompagnent en général les passages d'un état à un autre, ou l'attente de ces passages. C'est pourquoi le chant XVIII de l'Iliade retentit, du début à la fin, de larmes, de gémissements et de cris à propos du trépas de Patrocle. Antiloque, le premier, verse des larmes brûlantes en s'approchant d'Achille, afin d'apprendre à l'Éacide la mort glorieuse au combat de son ami124. À cette annonce, la douleur

120. Cette dernière phrase montre parfaitement un des aspects typiques des soins au cadavre : la catharsis des émotions pour les vivants ; les soins apaisent en partie la douleur et évacuent l'excès des émotions débilitantes.

121. Les précisions d'Homère rendent difficile, comme on l'a déjà dit, la mention du chant XIX, 25-31 : "...j'ai terriblement peur que, pendant ce temps-là, les mouches n'entrent dans le corps du vaillant fils de Ménoetios, à travers les blessures ouvertes par le bronze, et n'y fassent naître des vers, outrageant ainsi ce cadavre, d'où un meurtre a chassé la vie, et corrompant toute sa chair" et Thétis ajoute : "je tâcherai moi-même à écarter de lui cette espèce sauvage, ces mouches, qui dévorent les mortels tués au combat." ; le nectar rouge et l'ambroisie, déposés par la déesse au fond des narines du héros, rendent la chair inaltérée.

122. Homère, Iliade, XXIV, 580, 588. 123. Homère, Iliade, XVIII, 267-268. 124. Homère, Iliade, XVIII, 17.

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d'Achille explose en gestes rituels violents, parés des couleurs de la mort. En effet, l'Éacide répand de ses propres mains le noir de la cendre du foyer sur son visage et sur sa tunique dont la teinte évoquait pourtant celle du nectar des dieux ; il roule son corps dans la poussière du sol qui s'étale alors sur ses cheveux ; ses gémissements sont relayés par les hurlements des captives qui se frappent la poitrine ; enfin, Thétis et les filles de Nérée, averties du trépas, joignent, du fond de l'abîme marin, leurs pleurs et leurs gestes de deuil à ceux des mortels125. L'ensemble du cosmos est pris à témoin du drame. Enfin, le moment de l'incinération venu pour le corps de Patrocle, c'est l'ensemble des Myrmidons qui manifeste bruyamment un chagrin inextinguible : "Le sable du rivage, les armures guerrières sont trempés de leurs larmes"126. Partout, l'évocation de ces pleurs par le poète ramène dans le récit soit les éléments de la nature dont les couleurs sont associées, on l'a vu, à celles du trépas, soit les objets de la technè humaine. Les larmes et les lamentations aident donc à la réalisation du passage, à cette dynamique qui marque typiquement l'état funéraire dans la tradition grecque. Ces manifestations, aussi sonores et appuyées qu'humides, constituent, en effet, pour le défunt, l'équivalent des libations et des choai qui accompagneront plus tard son culte funéraire ou héroïque. "C'est le seul hommage (уфас) qu'on puisse rendre aux malheureux mortels, couper ses cheveux et laisser des larmes tomber le long de ses joues"127. Le paroxysme de l'émotion, pour les participants ou pour les auditeurs de l'aède, dans l'exécution des rites funéraires destinés à chaque héros, est en général atteint avec la crémation qui, pour la raison évoquée plus haut - hâter le passage - a un effet favorable sur l'âme du défunt : "On ne refuse pas aux cadavres des morts, dès lors qu'ils ont quitté la vie, le prompt apaisement du feu (rtupbç \izi\iaoe\Lzv &xa)"128. C'est pourquoi l'ombre de Patrocle129 presse Achille de procéder enfin à son incinération. Ce passage de Vlliade^o - si célèbre - concentre, et à profusion, pour les éléments naturels comme pour les produits de la technè humaine131, l'ensemble des couleurs qui accompagnent la

125. Homère, Iliade, XVIII, 22-31, 37-51. 126. Homère, Iliade, XXIII, 15-16. 127. Homère, Odyssée, IV, 197-198. 128. Homère, Iliade, VII, 410-411. 129. Homère, Iliade, XXIII, 69-92. 130. Homère, Iliade, XXIII, 19-261. 131. On peut noter des équivalences significatives : "Partout autour du cadavre, versé

comme à pleines coupes (KOTuX^purov ), coulait le sang" (Homère, // iade, XXIII, 34), "....et, toute la nuit, le rapide Achille, puisant le vin dans le cratère avec une coupe à deux anses, le répand sur le sol ()(<xn<i8iç yée) et en inonde la terre

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mort. La soudaineté de la mort - la lance d'Hector en plein bas- ventre - avait figé le corps de Patrocle au sol dans le sang et la poussière132, son incinération, après le long parcours rituel que l'on a retracé, Га conduit dans un monde à l'aspect lumineux : ses os blancs - boréa Xeuxu -, protégés par une double couche de graisse, sont placés dans une urne d'or, recouverte d'un souple tissu. C'est ce que renferme son tombeau, bien visible sur l'Hellespont133. Désormais le cycle de la condition humaine et héroïque est bouclé pour Patrocle : le héros a évolué des noirceurs de la mort à la lumière du divin infernal, grâce à la mutation intermédiaire de la "divinisation" rituelle. Il en va de même pour l'âme immortelle : après avoir quitté le réceptacle qui l'abritait à l'origine, pour se joindre à un corps au moment de la naissance, elle retrouve à la mort l'Hadès divin.

Cette synthèse du sombre et du brillant, qui exprime le passage éternel, parce que cyclique, de la vie à la mort, se manifeste au mieux, dans la langue épique, par un adjectif : xuavoç ou xuaveoç 134. En effet, ce terme caractérise aussi bien la nuit, la mort - et les divinités afférentes - , que la chevelure des héros, la crinière des chevaux mythiques - avec en outre un cas divin célèbre : Poséidon aux crins d'azur, xuctvoxavra135 -, ou que le vêtement et le voile des déesses - en lien avec le deuil ou les profondeurs marines -, enfin que l'éclat du bronze, surtout à Delphes, et d'autres métaux ou produits de l'art des dieux et des hommes136. Mais, déjà, en Grèce, au second millénaire av. J.-C, "les constructeurs mycéniens ont aimé le sombre éclat de ce métal [le bronze], qui revêtait les parois des chambres funéraires des grandes Tholoi (Trésor de Minyas et Trésor d'Atrée)..."137. Plusieurs

(8eCe Se Ya^av)' e* va invoquant l'âme du malheureux Patrocle xixXfaxiOV ПатрохХпос SeiAoio)", Homère, Iliade, XXIII, 218-221.

132. Homère, Iliade, XVI, 818-863. 133. Sur ces problèmes : S. VILATTE, L'insularité..., op. cit. , p. 100-104 et 125-129. 134. Sur l'importance de ce terme dans la poésie épique et sur les difficultés de

traduction : M. E. IRWIN, Colour Terms in Greek Poetry, Toronto 1974, p. 27-30 ; Ibid., Odysseus' "hyacinthine hair" in Odyssey, 6, 231, Phoenix, XLIV, 1990, p. 207, 211-213.

135. Homère, Iliade, XV, 174 ; sur le cheval prophétique lié aux divinités chthoniennes : S. I. JOHNSTON, Xanthus, Hera and the Erinyes, Iliad, 19, 400- 418, TAPhA, 122, 1992, p. 92, 97-98.

136. F. LETOUBLON, G. D EV ALLET, Boucliers palimpsestes, dans L'univers épique. Rencontre avec l'antiquité classique, t. II. , op. cit., p. 175-180, l'émail bleu est dit kuanos, ce terme peut être traduit en latin par caerulus, bleu sombre ; Plutarque, De Pythiae oraculis, 2, 395 В ; voir aussi J. POUILLOUX, L'air de Delphes et la patine du bronze, RE A, 67, 1-2, 1965, p. 63.

137. I. OZANNE, Les Mycéniens. Pillards, paysans et poètes, Paris 1990, p. 164.

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traductions semblent acceptables pour xuavoç ou xuaveoç, à condition qu'elles expriment la profondeur du bleu et sa brillance : bleu noir, bleu de nuit, bleu de smalt ou d'azur138, bleu outremer139, bleu de cobalt ou safre140, enfin indigo141. Cependant, pour rendre le caractère divin et royal du terme, dans son lien avec le cycle de la vie et de la mort, l'évocation du lapis-lazuli s'impose. Son bleu sombre, intense et brillant, parsemé parfois de minuscules inclusions claires, est, dans l'Egypte pharaonique, régulièrement associé au Roi et aux dieux, en particulier au dieu Min de Coptos aux "chairs bleu lapis- lazuli, ou noires, évoquant la nuit primordiale dans laquelle il évolue"142. En Mésopotamie, le lapis-lazuli, symbolique également de la nuit d'un bleu sombre et constellée d'étoiles, caractérise l'éclat de l'arbre sacré, le kiskanu noir, d'origine céleste, dont les racines plongent dans l'abîme primordial. Cet arbre est associé à des divinités souveraines ou patronnes de la fertilité et de la fécondité143. Bien entendu, ces éléments peuvent s'articuler, on l'a vu, avec l'héritage indo-européen. Or justement, c'est ce cycle de la vie et de la mort qui, ouvrant sur la notion de destin, conduit, dans la poésie homérique, à la possibilité d'une nécromancie. Trois personnages de l'Iliade le disent successivement.

Glaucos, fils d'Hippoloque : "Magnanime fils de Tydée, pourquoi me demander quelle est ma naissance ? Comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes (oin пер фиХХшу yz\e{\ , то in ôè xaï

). Les feuilles, tour à tour, c'est le vent qui les épand sur le sol та niv т' (Ívejíoc x^H-áSic yjki), et la forêt luxuriante qui les

fait naître (âXXa 8é 0' ù'Xn / тпХевосоаа <|>úei), quand se lèvent les jours de printemps. Ainsi des hommes : une génération naît à l'instant

138. Smalto en italien : émail, le bleu de smalt est obtenu par du verre pulvérisé, bleu d'azur.

139. Ou lapis-lazuli, ou pierre d'azur ; couleur obtenue par grillage de smaltine ou de cobaltine, couleur d'un bleu intense.

140. Safre ou bleu de cobalt : couleur imitant le saphir ; synonyme : smalt. 141. Terme introduit dans la langue française en 1603, c'est un mot espagnol issu du

latin indicum ou indien, il désigne une couleur obtenue naturellement par l'indigotier, c'est-à-dire un bleu foncé avec des reflets violets ou rougeâtres.

142. H. GAUTHIER, Les fêtes..., op. cit., p. 75, 230 ; S. SAUNERON, Les fêtes religieuses d'Esna aux derniers siècles du paganisme, Institut Français d'Archéologie Orientale, Le Caire 1962, p. 31 ; G. POSENER, S. SAUNERON, J. YOYOTTE, Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris 1959, p. 70, 223- 224 ; citation de : S. AUFRÈRE, J.-Cl. GOLVIN, J.-Cl. GOYON, op. cit., p. 65.

143. E. DHORME, Choix de textes religieux assyro-babyloniens , Paris 1910, p. 98 ; J. BROSSE, Mythologie des arbres, Paris 1989, p. 28.

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même où une autre s'efface (a>ç àvSpôv yEVEn Л j^èv <|>úei, ř| §'

Hélène : "Zeus nous a fait un dur destin, afin que nous soyons chantés plus tard des hommes à venir" - oiaiv éni Zeùç Grjxe xaxbv [iopov , o)ç xai bnioov / àv8p<i>noiai пеХ<оц,е0' àoiSuxoi êaao|AêVoiai145.

Enfin, Patrocle lui-même : "II dit ; la mort, qui tout achève, déjà l'enveloppe. L'âme quitte ses membres et s'en va, en volant, chez Hadès, pleurant sur son destin, quittant la force et la jeunesse. Il est déjà mort, quand l'illustre Hector dit : "Patrocle, pourquoi me prédis- tu le gouffre de la mort (цаутеиеан ainùv ôXe9pov) ?"146# La nécromancie est, en effet, la suite logique et inéluctable de ce que nous venons de décrire.

IV. L'ORACLE DES MORTS.

Comment obtenir des morts la mantique? Tout simplement en faisant jouer les deux éléments fondamentaux de l'expérience humaine : l'espace et le temps ; c'est-à-dire entrer dans la dynamique du grand cycle de la vie et de la mort, grâce à cette véritable mimésis de l'acte originel que constitue le rituel, et ce en utilisant le vaste réseau de similitudes et de solidarité qui unit entre eux tous les éléments de l'immense nature cosmique et les objets issus de la technè humaine. Refaire la mort pour atteindre, grâce à l'ombre du défunt, au divin, en l'occurrence cette moïra respectée par Zeus lui-même.

UOdyssée.

C'est Circé, dont le nom évoque une variété de faucon et a été mis en relation avec le cercle147, qui explique à Ulysse au chant X de l'Odyssée comment faire parler les morts pour en obtenir un oracle.

144. Homère, Iliade, VI, 145-149. 145. Homère, Iliade, VI, 357-358. 146. Homère, Iliade, XVI, 855-859. 147. P. CHANTRADME, op. cit. , t. 1, p. 534, xipxoç est l'épithète de ťpn£ ; le nom de la

magicienne Kl'pXT) a été rapproché de XlpXOÇ "cercle" par référence à l'épervier qui tournoie. En Egypte pharaonique, le faucon, par son vol, est habitué à mettre en jonction le monde céleste et le monde terrestre ; le dieu Horus lui emprunte ses qualités ; les Grecs, surtout à l'époque hellénistique et romaine, ont mis en relation Horus et Apollon : Elien, De nátura animalium, VII, 9 (éd. Hercher), M. ALLIOT, Le culte d'Horus à Edfou au temps des Ptolémées, t. II, op. cit., p. 588.

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Certes, les rites évoqués par la magicienne sont typiques du culte funéraire, mais il s'agit de savoir ici comment les Grecs pouvaient concevoir leur efficacité dans un but de mantique. La réponse découle des démonstrations précédentes : la multiplication de gestes rituels dont les offrandes vont sans cesse de la couleur la plus sombre (ou la plus mélangée) à la plus claire (ou la plus lumineuse), de la mort à l'immortalité de l'âme aux Enfers, âme qui est capable d'agir en retour en faveur des vivants, amène l'oracle. Les couleurs des dons funéraires tracent en effet, entre les vivants, sacrificateurs et consultants actifs, et les âmes des morts en attente, un chemin perceptible à la fois par les uns et par les autres148. Les couleurs attirent en effet les ombres qui reconnaissent dans ce déploiement, à leur image et à celle de leur monde, l'hommage qui leur est dû (géras) et la tentative des vivants pour entrer en communication. On retrouvera donc dans les offrandes rituelles les grandes couleurs franches : le noir, le rouge, le blanc, mais aussi les couleurs mêlées, les intermédiaires, qui lient la mort non seulement au cosmos et au divin, mais aussi à l'artefact. Circé, qui n'est plus ici la magicienne néfaste mais la femme divine initiée aux rites, donne à Ulysse, dont la métis ordinaire paraît en ce domaine inutile, une leçon de rituel, â'orthopraxie.

"Autour de cette fosse, fais à tous les défunts les trois libations (ацф' аитф 8è xonv xefo6ai naaiv VEXiîeaai), d'abord de lait miellé

(пр&та |ieXixpfvr<*>), ensuite de vin doux ([хет&хегш 8è i\8éi oivo>), et d'eau pure en troisième (то xpi'Tov аив' uôcrri) ; puis, saupoudrant le trou d'une blanche farine (éni 8' йХфиа Хеиха naXuveiv), invoque longuement les morts, têtes sans force (noXXà 8è youvctaGat vextkùv â[ievnvà xápnva) ; promets-leur qu'en Ithaque aussitôt revenu, tu prendras la meilleure de tes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher rempli des plus belles offrandes ; mais, en outre, promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache (na|i|x^Xav'). Quand ta prière aura évoqué les défunts, fais à ce noble peuple l'offrande d'un agneau et d'une brebis noire, en tournant vers l'Érèbe la tête des victimes ; mais détourne les yeux et ne regarde, toi, que les courants du fleuve. Les âmes des défunts qui dorment dans la mort vont accourir en foule. Active alors tes gens : qu'ils écorchent les bêtes dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge ; qu'ils fassent l'holocauste en adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Persephone ; quant à toi, reste assis ; mais, du long de ta cuisse, tire ton glaive à pointe, pour

148. Sur les vertus des rituels sacrificiels, voir l'exposé méthodologique de W. BURKERT, Homo necans. The Anthropology of Ancient Greek Sacrificial Ritual and Myth, Berkeley 1983, p. 1-58.

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interdire aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias n'aura pas répondu. Tu verras aussitôt arriver ce devin (jiavTiç) : c'est lui qui te diras, ô meneur de guerriers î la route (ôSbv) et les distances et comment revenir sur la mer aux poissons. À peine elle avait dit que l'Aurore parut sur son trône d'or (xpuaoepovoç)"149. Cette longue citation impose quelques remarques :

- La séquence des libations va du mélange présentant une couleur intermédiaire, le beige du lait miellé150, au rouge lumineux du vin, pour atteindre à la pureté de l'eau transparente, symbole le plus caractéristique du divin.

- Dans le même esprit, la préparation du rite sacrificiel oppose la terre noire à la blancheur de la farine, les ténèbres de la mort à la clarté du divin151, mais en les juxtaposant, à l'image de Ciel étoile ou du lapis-lazuli.

- Enfin le sacrifice en lui-même : la bête noire opposée au courant de l'eau - les fleuves divins des Enfers152 - et la reproduction de la mort des défunts sur l'animal par l'airain, c'est-à-dire l'éclat du métal et le sang, dont on a vu qu'il pouvait paraître à la fois, ou successivement, rouge et noir ; en dernier lieu l'holocauste de l'animal, rite parallèle à l'incinération des humains. Le cycle alterné de la vie et de la mort, reproduit par les actes hauts en couleurs du sacrificateur, se conjugue, à la fin de l'évocation de Circé, avec le cycle cosmique et divin de Jour et de Nuit : l'Aurore apparaît avec sa teinte intermédiaire pour faire place au Soleil et mettre fin aux ténèbres nocturnes et à l'éclat particulier de leurs astres. Le tableau dressé par Circé montre également à l'historien que les "morts" de la tradition mythique grecque font preuve d'une "soif" de sang sacrificiel au moins égale à la "faim" que ressent l'entité spirituelle qui veille sur chaque individu des peuples du Nord Togo, exprimant ainsi le "manque d'égards sacrificiels" de l'être vivant à son endroit153.

149. Homère, Odyssée, X, 518-541. 150. Comme le fait remarquer Callimaque, Hymne à Zens, 48-49, ces deux nourritures

ont été celle du Zeus crétois, l'enfant divin nourri par la chèvre Amalthée et l'abeille Panacris ; or en grandissant le dieu peut concevoir toutes les finalités ('AXA.'

čti naiôVoç éwv ефраааао navra t&ekz), v. 57 ; R. TRIOMPHE, Le lion, la vierge et le miel, Paris 1989, p. 135, 203-218, 254-265.

151. Voir A. BALLABRIGA, "Enfers (topographie des). Dans la littérature grecque archaïque et classique", dans Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, sous la direction de Y. BONNEFOY, t.l, Paris 1981, p. 349 : "Ténèbres et lumière aux Enfers".

152. Voir A. BALLABRIGA, Le Soleil et le Tartare. L'image mythique du monde en Grèce archaïque, Paris 1986, p. 42-45, 56-59.

153. A. DE SURGY, op. cit. , t. 1, p. 204-205.

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Mais si Circé a évoqué les principes qui déterminent l'apparition des morts à des fins oraculaires, elle signale encore que ces principes doivent être mis en œuvre dans des lieux qui sont eux- mêmes symboliques des rites : chez les Kimmériens. La situation géographique détermine en effet un paysage tout en grisaille sombre qui offre un parallélisme certain avec le lait miellé des libations : "Ce peuple vit couvert de nuées et de brumes (f\épx xaï уеф&п), que jamais n'ont percées les rayons du Soleil, ni durant sa montée vers les astres du ciel, ni quand, du firmament, il revient sur la terre : sur ces infortunés mortels, pèse une nuit pernicieuse (vùi; ôXorj)"154. L'oracle des morts de la Nekuia est donc, dans sa marge géographique, à la fois un monde maritime et un monde infernal ; la mer et la mort sont bien en connivence. On ne s'étonnera pas désormais de la reprise par le poète de la description des rites qui mènent de l'obscurité à la clarté, de la mort effective de l'homme ou de l'animal sacrificiel à l'immortalité de l'âme des défunts, part divine de l'être humain. "Là, ...je prends le glaive à pointe qui me battait la cuisse et je creuse un carré d'une coudée presque ; puis, autour de la fosse, je fais à tous les morts les trois libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et d'eau pure en troisième ; je répands sur le trou une blanche farine et, priant, suppliant les morts, têtes sans force, je promets qu'en Ithaque, aussitôt revenu, je prendrais la meilleure de mes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher rempli des plus belles offrandes ; en outre, je promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache, la fleur de nos troupeaux. Quand j'ai fais la prière et l'invocation au peuple des défunts, je saisis les victimes ; sur la fosse, où le sang coule en sombres vapeurs (péz S' otifia кеХагуефес), je leur tranche la gorge et, du fond de l'Érèbe, je vois se rassembler les âmes qui dorment dans la mort... Mais je presse mes gens de dépouiller les bêtes, dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge : ils me font l'holocauste, en adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Persephone ; moi j'interdis à tous les morts, têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias ne m'a pas répondu"155.

La réponse du devin paraît alors au lecteur d'Homère sans surprise, lorsqu'elle est replacée dans cet ensemble de principes rituels et d'éléments cosmiques. Un cycle expiatoire - épreuves et sacrifice - est en effet proposé à Ulysse par le mantis pour apaiser le courroux de Poséidon, tandis qu'inlassablement le poète épique met

154. Homère, Odyssée, XI, 14-19. 155. Homère, Odyssée, XI, 23-50.

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en valeur les couleurs fondamentales de la vie et de la mort, de l'humain et du divin : "Mais son âme survient, tenant le sceptre d'or, et, me reconnaissant, Tirésias de Thèbes m'adresse la parole. TIRÉSIAS. - Pourquoi donc, malheureux, abandonner ainsi la clarté du soleil (фаос ňeXťoio) et venir voir les morts en ce lieu sans douceur ? Allons ! écarte-toi de la fosse ! détourne la pointe de ton glaive ; que je boive le sang et dise le vrai (упцертеа) ! Il dit, je m'écartai et remis au fourreau mon glaive à clous d'argent. Il vint boire au sang noir, puis ce devin parfait. TIRÉSIAS. - C'est le retour plus doux que le miel, noble Ulysse, que tu veux obtenir. Mais un dieu doit encore te le rendre pénible : car jamais l'Ébranleur du monde, je le crains, n'oubliera sa rancune : il te hait pour avoir aveuglé son enfant..."156. Une solution est cependant possible qui peut se réaliser ainsi : reprendre la mer violette (iosiSéa nóvxov), aller chez Hélios, dans l'île du Trident, chez le dieu qui voit tout et entend tout ('HeXfou, ôç návx" ефорс xaî návx' énaxoúei) et qui impose une épreuve : l'interdit du sacrifice de ses troupeaux157. Si cette condition est respectée, Ulysse pourra, après un dernier sacrifice en un lieu où la navigation est ignorée, rentrer chez lui : "tu ne succomberais qu'à l'heureuse vieillesse, ayant autour de toi des peuples fortunés"158. Le terme de la prophétie du mort est d'annoncer à Ulysse que lui aussi va mourir. Patrocle en avait fait autant, on l'a vu, au moment où Hector triomphait définitivement de lui. Le futur de l'être humain est donc sans surprise ; les modalités qui accompagnent l'inéluctable trépas en sont les seules variantes. On ne s'étonnera pas de voir d'autres civilisations présenter un point de vue similaire.

Voulant caractériser l'époque de l'apogée d'Israël, celle de la royauté voulue par Dieu, l'auteur de L'Ecclésiaste peut écrire, à la manière d'une prophétie : "Propos de Qohélet, fils de David, roi dans Jérusalem. Vanité des vanités, dit Qohélet. Vanité des vanités, et tout est vanité ! Quel intérêt a l'homme à toute la peine qu'il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, et la terre tient toujours. Le soleil se lève, et le soleil s'en va ; il se hâte, vers son lieu, et là il se lève. Le vent part au midi et tourne au nord ; il tourne et il tourne ; et le vent reprend son parcours. Tous les fleuves marchent vers la mer, et la mer ne se remplit pas ; et les fleuves continuent à marcher vers leur terme"159.

156. Homère, Odyssée, XI, 90-103. 157. Homère, Odyssée, XI, 107-111. 158. Homère, Odyssée, XI, 136-137. 159. L'Ecclésiaste, I, 1-7 ; ouvrage composé par un Juif de Palestine au cours du

Ille siècle av. J.-C, alors que le pays est sous l'influence des Lagides ; ce livre

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Chez les Mwaba-Gurma du Nord Togo, qui savent que "l'invisible substance ... sur laquelle Dieu ... a mis les esprits ... au travail comme sur un terrain de culture pour y faire pousser des phénomènes ... reste (un lieu d'enracinement) à jamais obscur", la divination par les huit cordelettes (une géomancie) consiste de la part de l'officiant à demander pour le consultant comment "aménager en même temps que célébrer une communication entretenue grâce à divers médiateurs avec les sources de vie" ; en effet le consultant "souhaite connaître avant tout l'état de ses dettes sacrificielles et ce qu'il lui faut promettre de sacrifier pour que tel fâcheux événement sur le point de se produire en soit empêché par un événement imprévu, ou pour qu'au contraire tel heureux événement risquant de ne pas se produire survienne tout de même"160. C'est une intervention du type de celle prodiguée par Leucothéa en faveur d'Ulysse, malgré la haine de Poséidon, qui est décrite ici et elle s'inscrit à l'intérieur de l'inéluctable. Le plus ancien témoignage concernant en Grèce l'oracle des morts, celui de l'Odyssée, se place sans difficulté dans une conception très ancienne de la divination, cependant d'autres sources permettent de cerner la nécromancie et de montrer que les pratiques sont, en Grèce occidentale ou en Corinthie, similaires.

Ephyra et Perachora

À Ephyra161, pour les XlVe et XlIIe siècles av. J.-C, l'archéologie révèle un habitat éléen ou achaien. Les fouilles entreprises à la périphérie du site et pour une période beaucoup plus tardive montrent l'établissement d'un sanctuaire d'Hadès, qui comporte un nekuomanteion. L'origine de ce culte remonte probablement au second millénaire. A Perachora, un sanctuaire d'Héra se construit au Ville siècle à la périphérie du noyau urbain ; les fouilles ont démontré que le temple dit d'Héra Limenia possédait un trait remarquable, puisqu'il renfermait une eschara remplie de cendres,

montre l'ouverture de l'auteur à l'hellénisme ; le nom de Qohélet désigne celui qui parle dans une assemblée ; or, ici, ce nom de fonction est porté par le fils de David, Salomon ; bien entendu, il s'agit d'une fiction littéraire.

1 60. A. DE S URGY, op. cit. , t. 2, p. 279-282. 161. Pour un bilan des recherches archéologiques et philologiques : J. DALÈGRE, Un

sanctuaire des morts, le Nekuomanteion de l' Achéron en Épire, ConnHell., 1983, 6, p. 49-51 ; S. DAKARÈS, Odusseia kai Èpeiros, dans Iliada kai Odysseia. Mythos kai Istoria, Actes du 4e congrès sur l'Odyssée, publication du Kentro Odysseiakôn Spoydôn, Ithaka (1984)1986, (en grec), p. 140-170.

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signe d'holocaustes162. À proximité du temenos de ce second temple d'Héra, un bassin recevait des phiales de bronze163. Il paraît légitime aux historiens et aux archéologues de lier la pratique de l'holocauste et le rite célébré dans le bassin à une consultation oraculaire en liaison avec le monde infernal164. À Ephyra, le cadre architectural ne se développe vraiment qu'à l'époque hellénistique. La richesse des dons165 atteste l'importance du lieu de culte. L'existence d'une pièce souterraine dans un sanctuaire au plan très étudié et les pratiques rituelles de la fin de l'époque classique et de l'époque hellénistique166 - incubation préparatoire, consommation de nourritures produisant des vertiges et des hallucinations, instruction par les prêtres, purification par l'eau, sacrifice du bélier noir, machinerie de type théâtral pour faire apparaître des puissances infernales - s'accordent en gros avec le témoignage d'Homère dans la Nekuia, compte tenu des modifications effectuées dans les rites anciens en raison de l'influence des représentations théâtrales sur l'ensemble de la civilisation hellénique167.

La description hérodotéenne168 de la consultation de l'oracle des morts, à Ephyra chez les Thesprotes, par Périandre, tyran de Corinthe, apparaît alors comme le plus important des témoignages écrits sur la nécromancie, après celui d'Homère. Cependant, un siècle environ sépare la consultation de Périandre de la rédaction du texte et par conséquent, comme l'a fort bien démontré E. Will169, Hérodote procède à une synthèse descriptive, juxtaposant les rites pratiqués à

162. F. ROBERT, Thymélè. Recherches sur la signification et la destination des monuments circulaires dans l'architecture religieuse de la Grèce, Paris 1939, p. 174-176.

163. T. J. DUNBABIN, The oracle of Нега Akraia at Perachora, BSA, 46, 1951, p. 61 et s.

164. E. WILL, Sur la nature de la man tique pratiquée à l'Heraion de Perachora, RHR, 1953, p. 143-144.

165. Importance des références à Athéna, Dionysos et Hadès : C. TSOUVARA-SOULI, Agnuthes apo to nekuomanteio tou Acheronta, Dodone, XII, 1983, (en grec) p. 9-43.

166. Voir l'excellente description de F. JOUAN, L'oracle, thérapeutique de l'angoisse, Kernos, 3, 1990, 21-22 ; la Béotie présente des oracles de divers héros, dont chacun est "prisonnier des voraces entrailles de la Terre" : P. BONNECHÈRE, Les oracles de Béotie, Kernos, 3, 1990, p. 53-54.

167. En Egypte ptolémaïque, le sanctuaire d'Edfou, dédié à Horus et construit de 237 à 57 av. J.-C, voit la célébration par les acteurs, sur son lac sacré, à la manière d'un "mystère" et devant quelques privilégiés, du "drame" constitué par la lutte des dieux Horus et Seth : S. AUFRÈRE, J.-Cl. GOLVIN, J.-Cl. GOYON, op. cit., 1. 1, p. 253.

168. Hérodote, V, 92. 169. E. WILL, op. cit. , p. 153-154.

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Perachora et ceux présents à Ephyra. En effet, au Ve siècle, la consultation oraculaire est vraisemblablement éteinte à Perachora, alors que celle d'Ephyra sur l' Achéron, fleuve qui débouche sur la mer entre Corcyre et Ambracie, zone coloniale de Corinthe, se poursuit. En outre, selon les traditions mythiques, l'Acrocorinthe, liée au dieu Hélios, possédait aussi comme nom Ephyra170, ce qui pouvait susciter des rapprochements.

Hérodote évoque donc la raison d'une consultation de Périandre chez les Thesprotes par l'intermédiaire de députés : trouver un dépôt rangé par son épouse Mélissa, de son vivant, et qui lui échappe en raison d'une défaillance de sa propre mémoire. En conséquence, Mélissa apparaît au nekuomanteion de l'Achéron. Or nous apprenons par d'autres sources que le vrai nom de l'épouse du tyran est Lyside, tandis que l'appellation de Mélissa provient de son nom de fonction, utilisé de son vivant, pour caractériser sa prêtrise à l'Heraion de Corinthie. Mélissa est de plus une biaiothanatos, une personne décédée de mort violente, sous les coups de pied dans le ventre d'un époux prompt à accueillir les ragots des concubines ennemies de Mélissa, alors que celle-ci était, circonstance aggravante, enceinte171. Il est évident qu'il est difficile de dire si cette tradition appartient à un cas de violence conjugale réel ou à un dénigrement sans fondement de la propagande anti-tyrannique. Nous savons également que, pour les Crées (et pour d'autres civilisations traditionnelles), les âmes les plus faciles à toucher par les dons procurés par les rites de nécromancie étaient celles des jeunes et celles des biaiothanatoi ; en effet les unes et les autres avaient la réputation de goûter particulièrement l'état d'errance, manifestant ainsi l'absence de normalité de leur destin ; les vies avaient été de fait trop précocement interrompues avant leur terme naturel172. Dans le récit d'Hérodote, la réponse de Mélissa est clairement perçue par Périandre. En effet, l'âme a réclamé un holocauste de vêtements qui n'avait pas eu lieu. L'historien contemporain peut alors penser que telle a été peut-être la raison première de la consultation du tyran : rechercher une faute rituelle envers Mélissa qui expliquerait la défaillance de sa propre mémoire. Mais, dans le récit d'Hérodote, Mélissa a également évoqué, de manière détournée, Vhubris sacrilège du tyran à son égard : Périandre s'était uni au cadavre de son épouse. La mention de cet excès de Yhubris tyrannique n'est proba-

170. P. ELLINGER, op. cit., p. 98 et 100. 171 . Hérodote, III, 50 ; Diogène Laerce, I, 94. 172. G. KRAUSKOFF, "Ancêtres", dans, P. BONTE, M. IZARD, op. cit. , p. 65-66.

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blement qu'un effet de la propagande anti-tyrannique recueillie par Hérodote, tout comme le récit de la ruse et de la violence exercée sur les femmes par le tyran pour réaliser l'holocauste des vêtements. Cet invraisemblable ensemble suppose en effet que le "code" utilisé par Melissa, pour faire comprendre à son époux que le trouble de mémoire qu'il ressentait s'expliquait par le viol qu'il avait accompli sur son propre cadavre à elle, avait été élucidé par les Corinthiens ! Le secret de l'ignominie était en effet éventé par les citoyens, lorsque l'historien d'Halicarnasse avait été mis au courant de la consultation du tyran ! D'après Hérodote, la demande de Mélissa est donc suivie d'exécution à l'Heraion de Perachora. Puis Périandre fait consulter une seconde fois sur les bords de l'Achéron, où Y eidôlon de Mélissa répond enfin pour satisfaire à la demande initiale du tyran, son époux. Comme on le voit, le témoignage d'Hérodote n'est pas simple et à plusieurs niveaux.

En ce qui concerne la réalité des diverses consultations oracu- laires à Perachora, on peut retenir à la suite d'E. Will, à propos du texte d'Hérodote, qu'à l'époque archaïque la consultation de l'oracle des morts comportait une procession au manteion, un holocauste, des prières, et enfin l'impression, chez le consultant, de l'apparition de Y eidôlon et d'un échange verbal avec lui. En ce qui concerne le cas particulier de la consultation de Périandre, on peut également aller plus loin dans l'utilisation du texte d'Hérodote pour reconstituer la genèse de la nécromancie hellénique. En effet, la propagande anti- tyrannique fournit, malgré ses exagérations, des indications supplémentaires intéressantes, puisqu'elles se devaient d'être crédibles. La comparaison avec la Nekuia de YOdyssée s'impose alors. En premier lieu, le miel, nourriture à vocation oraculaire, offrande aux morts de la Nekuia chez Homère, est présent dans le récit transmis par Hérodote, mais par le nom de fonction de la prêtresse, épouse de Périandre. À Delphes, la Pythie était parfois nommée de la même façon173. En second lieu, le cadavre de Mélissa, souillé par l'acte sexuel impie, ne peut trouver la paix : le corps et les vêtements qui le paraient étaient donc impurs au moment des funérailles. Dans la logique d'un texte de dénigrement systématique, il est sous-entendu que le tyran a dû exploiter la situation rituelle de la prothesis, mais à un moment où le cadavre de Mélissa était sans surveillance. Dans ce cas, les soins au corps défunt et la parure mortuaire imposés par la tradition n'ont pas entraîné la dynamique positive, aussi bien pour

173. Pindare, Pythiques, IV, 106.

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les survivants que pour le défunt, qui donne pleinement à l'âme son accès au divin. Le texte d'Hérodote a donc dépassé très largement ce qui était probablement à l'origine de la consultation : le simple oubli d'un holocauste rituel des vêtements et des bijoux de la défunte. Oubli qui a vu se cristalliser autour de lui les affabulations de la haine anti-tyrannique. Le récit laisse en effet supposer que l'âme de la défunte, bafouée à nouveau dans la mort de manière ignoble par son propre époux, était responsable du trouble postérieur de la mémoire de Périandre. Toujours selon la logique de l'affabulation anti-tyrannique, nous pouvons encore penser que le secret de son dernier acte envers Mélissa était lourd à porter pour Périandre et qu'il lui était indispensable d'entrer en communication avec la défunte. La situation se dénoue en effet lorsque Y eidolon de Mélissa fait connaître son désir de compensation purificatrice et que cette dette sacrificielle est enfin acquittée par Périandre. L'eidôlon de Mélissa redevient en effet bienfaisant. Toutefois, ce n'est pas la narration hérodotéenne mais la poésie homérique qui permet de comprendre l'utilité du bassin avec ses phiales dans la nécromancie de Perachora. Comme le fait remarquer E. Will174, l'eau est toujours nécessaire à ce genre de consultation. Nous y ajouterons volontiers le bronze : celui de l'instrument tranchant sacrificiel pour l'holocauste animal et de la coupe à libations175, car ce métal participe pleinement par le flamboiement de ses couleurs, on l'a vu, à cette dynamique qui actionne le grand cycle de la vie et de la mort qui permet au défunt de réapparaître pour parler du futur des vivants. Mais il est difficile d'explorer plus loin le détail de la divination par l'eau et par la coupe.

Conclusion

La consultation des morts en Grèce à des fins prophétiques s'explique en raison de la conception hellénique du trépas.

Comme le montre Homère, si l'instant de la mort fige le corps humain dans l'immobilité, il initie corrélativement pour ce dernier une série de transformations. Celles-ci sont soit perceptibles par les sens des vivants (les effets de la putréfaction), soit envisagées par leur imaginaire : la séparation de l'âme - invisible et immortelle - d'avec le corps et son accès à l'au-delà. Dans la mort coexistent donc

174. E. WILL, op. cit., p. 164-166. 175. Le mythe d'Héraclès évoque aussi, pour l'épisode des bœufs de Géryon, la coupe

du dieu Hélios qui permet, le soir, à l'astre divin de franchir, en Extrême - Occident, le fleuve Okéanos pour atteindre l'Orient, lieu de son lever.

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les contraires : immobilisme et activité, fin et début, disparition et persistance. Alors le propre des interventions des vivants sur le cadavre, celles décrites par la poésie épique grecque, est de faire disparaître au plus vite les aspects de la mort conçus comme symboliques de la finitude humaine et au contraire d'accentuer les aspects perçus comme une ouverture sur le futur. Les héros les plus fameux sont les bénéficiaires essentiels de ces conceptions. Les humains sont en effet inégaux dans la mort comme ils l'ont été dans la vie. Si toutes les âmes survivent à la disparition du corps - la Nekuia de l'Odyssée montre leur troupeau empressé autour des dons sacrificiels -, certaines accèdent aux Enfers dans des conditions plus favorables que d'autres, ce qui n'empêche pas un sentiment général de tristesse profonde.

En restituant par les rites célébrés pour l'âme du mort, située au sein des Enfers divins, toute la gamme chromatique symbolique de la grande dynamique cyclique de la vie et de la mort, le consultant s'insinue à son tour dans le mouvement qui lui permet d'entrer en contact avec les ombres. Celles-ci lui donnent l'occasion de reconnaître ses propres limites - sa finitude - et partant d'accepter l'inéluctable cycle. Toutefois, chez Homère et chez Hérodote, la nécromancie est réalisée par l'interrogation de deux morts déjà impliqués de leur vivant dans une fonction divinatoire : de manière sûre pour Tirésias de Thèbes, prophète de rang royal, et de manière probable pour Mélissa, prêtresse de l'Heraion de Perachora. Par conséquent, une autre caractéristique de l'oracle des morts en Grèce apparaît dès l'époque d'Homère : cette consultation est détachée de la notion d'ancêtre. Tirésias, interrogé par Ulysse, n'est pas originaire d'Ithaque et n'a pas de parenté directe avec le héros consultant ; Mélissa est l'épouse et non l'ancêtre de Périandre. La notion générale de défunt l'emporte donc sur celle d'ancêtre et la spécialisation religieuse exercée du vivant du défunt paraît une notion capitale. C'est pourquoi la nécromancie en Grèce ne doit pas être séparée du phénomène de la divination en général : cette problématique méritera une autre étude. Enfin, malgré l'émiettement des poleis et des ethnè au sein du monde grec, l'unité des conceptions sur la nécromancie est telle chez les Hellènes que la consultation de défunts - et non d'ancêtres - dans des sanctuaires éloignés du lieu d'enracinement du consultant est non seulement rendue possible, mais encore témoigne de la conscience de l'appartenance à une koine religieuse certaine. Toutefois, celle-ci a des corrélations évidentes avec les phénomènes religieux africains et orientaux.

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Résumés

• Expliquer la nécromancie hellénique, en rendant compte de ses modalités, c'est définir la mort, qui apparaît dans la poésie épique comme un instant aussi bref que soudain et comme une réalité visuelle, avec des couleurs nettes et opposées et des couleurs intermédiaires ou dégradées. Chaque ton est en relation avec le cosmos, avec le symbolisme du cycle biologique et avec les productions de la technè humaine. En effet, la mort amorce un mouvement vers le monde divin : le cadavre héroïque est paré par le rituel de couleurs divines et l'âme rejoint l'Hadès. Il suffit de reproduire ce cheminement coloré par les rites sacrificiels du culte funéraire pour entrer en contact avec les ombres et pour les entendre prédire l'inéluctable : le destin de l'homme est sa mort. Ce phénomène se retrouve dans diverses cultures méditerranéennes et africaines.

• To explain the hellenic necromancy, while accounting for its modalities, that means to define death, which appears in the epic poetry like an instant as brief as sudden and like a visual reality, with clear and opposed colours and with intermediary and shading off colours. Each tone is connected with the cosmos, with the symbolism of the biological cycle, and with the productions of the human technè. Indeed, death initiates a movement towards the divine world : the heroic cadaver is adorned by the ritual with divine colours and the soul rejoins the Hades. It suffices to reproduce this coloured progress with the sacrificial rites of the funaral cult in order to get into touch with the shadows and in order to hear them predicting the ineluctable thing : the fate of mankind is its death. This phenomenon is found in various mediterranean and african cultures.

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