GAGARINE Court métrage de Fanny Liatard, Jérémy Trouilh / France/ 2015/ Fiction/ 15'30/

Les réalisateurs ont étudié ensemble à sciences-po, avant de partir explorer d’autres chemins. Jérémy

Trouilh suit une formation de création documentaire, Fanny Liatard construit des projets artistiques qui

questionnent l'urbain. Gagarine est leur première réalisation commune ; ce court métrage a gagné le

concours HLM sur court organisé par la Maison du Film Court et L’union sociale pour l’habitat.

Youri a 20 ans, il vit avec sa mère à Ivry, dans la cité qui l’a vu grandir. Mais la démolition

approche : le décor de ses rêves d’enfant va disparaître. Comment prendre son envol quand on n’a

plus de vaisseau spatial ?

On parle souvent de la violence dans les cités, et on oublie souvent aussi les gens qui grandissent,

vivent, rêvent, dans ces ensembles qui au départ constituaient un progrès et un rêve d’habitat pour la

société contemporaine.

Rampe de lancement.

Gagarine c’est un lieu, des bâtiments, ceux de la cité Gagarine de la ville d’Ivry sur Seine, inaugurée par

Youri Gagarine en 1963 (mairie communiste pendant de nombreuses années).

Il plante à l’entrée « l’arbre des cosmonautes » et le fils de la gardienne lui remet les clefs.

Le court métrage s’ouvre et se clôt sur des images d’archives de cette inauguration. Elles

retranscrivent bien l’enthousiasme de la foule pour ce double évènement : la venue du célèbre

cosmonaute et l’installation d’habitants qui mixent les générations et les horizons variés.

Youri GAGARINE (9 mars 1934 – 28 mars 1968).

Fils d'un charpentier et d'une paysanne (origines parfaites pour la propagande de l’époque), il

devient technicien fondeur après ses études. D’abord pilote amateur, puis pilote de chasse dans une

école militaire, il sera finalement recruté comme cosmonaute1 (origines, parcours, qualités

intellectuelles et physiques, dont sa petite taille –bien utile pour tenir dans la navette prévue).

1er homme à voyager dans l’espace et réalisant une révolution complète autour de la Terre, le

12 avril 1961 = 1er cosmonaute [les américains sont sans doute un peu vexés : en février 62, John

Glenn fera 3 révolutions autour de la Terre].

Il décolle du cosmodrome baptisé Baïkonour (mais situé ailleurs ; leurre pour les espions de l’Ouest),

un centre spatial créé en 1955 pour tester des missiles balistiques.

1 Cosmonaute pour les pays de l’Est ; astronaute pour les américains ; spationaute pour les français.

Gagarine effectue en moins de 2 heures une orbite terrestre à bord de la capsule Vostok 1, à

une moyenne de 250 kilomètres d'altitude avant de revenir sur Terre. La combinaison orange a été

choisie pour le repérer plus facilement après l’atterrissage quelque part en Sibérie.

Vostok 1 de retour sur Terre…

Youri Gagarine meurt en 1968, lorsqu’au cours d’une mission aérienne, son avion de chasse s’écrase.

Les noms ne déterminent pas à coup sûr une personnalité, mais le prénom du jeune Youri et celui de

sa cité l’ont inspirés puisqu’il est passionné par tout ce qui touche à l’espace.

- décoration de sa chambre : mobile planètes, poster constellations, image cosmonaute,

maquette de fusée, roman Jules Verne La Chasse aux météores...

- citation Neil Armstrong lors de la discussion sur le relogement avec sa mère :

« Les pilotes se moquent de marcher.

Ce qui les motive c’est de pouvoir voler ».

Tout ce qui touche à la conquête spatiale nourrit son imaginaire. Ainsi, les trainées des avions dans le

ciel pourraient être celles d’une fusée...

« La tête dans les étoiles ».

D’où un mélange entre réel et fiction : la cité, ancienne, devient un vaisseau spatial décati, échoué ; et

Youri essaye de la réparer, de l’entretenir. Son imaginaire, son regard transforme son quotidien et ses

actions.

Son point de vue est assez marginal par rapport aux autres habitants qui interviennent dans l’histoire.

- la mère de Youri prépare le relogement de son fils et continue son activité de garde d’enfant :

« on n’a plus beaucoup de tps ». Le compte à rebours avant la destruction de la cité est

semblable au compte à rebours qui précède le décollage d’une fusée.

- la voisine âgée (qui joue aux courses et parie sur « Over the Star ») entretient son appartement,

car elle voit bien à quel point c’est long entre le moment où la démolition a été annoncée et la

destruction effective (2018) : « on a quand même 6 mois à faire ici. Plus, si ça se trouve. »

- la voisine agressive croisée dans le couloir avec sa chienne « Laïka » (3 novembre 1957 - 1er

être vivant à aller dans l’espace ; avec un aller simple…). Tout est « pourri » et elle est

impatiente que la cité soit détruite.

- les amis de Youri lors de la soirée sur les escaliers au pied de l’immeuble. Aller dans une autre

cité relève presque de la trahison ; le rêve d’un « loft en plein centre de Paname » avec des

petites fleurs sur le balcon, leur paraît plus réaliste que celui de Youri de rester dans la cité...

3…2…1…

Conforté par la durée qui s’écoule entre l’annonce du projet de destruction et sa réalisation effective

pour les habitants, Youri n’envisage pas de bouger ni pour un autre HLM, ni pour un appart dans

Paris : « Gagarine forever ! » Sauf que lorsqu’il affirme à ses amis « on va rester là », « l’épave » en

profite pour se manifester, et la lampe qui clignotait dans la cage d’escalier, claque à ce moment-là.

Plusieurs personnages reprochent à Youri ce qu’ils prennent pour de la passivité ou un refus de voir la

réalité en face. Sauf que la réalité, il la voit ; c’est pour cela qu’il entretient et répare autant qu’il le peut

l’immeuble. Il a des et de la ressource(s) ; et il saura finalement s’émanciper avec son projet spatial à

la fois très concret, terre à terre et onirique.

Youri est à une étape importante de sa vie ; un moment de passage, une transition. Quel avenir pour

lui ? Il a du mal à prendre son envol (il y a d’ailleurs une séquence avec un 1er décollage de fusée en

images d’archives, qui intervient juste avant la discussion avec ses amis ; mais la fusée explose...).

Il essaye de faire partager sa vision de la cité aux autres habitants ; et

métaphoriquement/symboliquement le décollage final peut être le signe de son émancipation.

Il a pris à la lettre la phrase citée à la fin et définissant la cité Gagarine : « 376 logements pour

accueillir les générations de demain, la tête dans les étoiles ».

Le réel et la fiction coexistent au sein d’un même espace. Le quotidien de Youri et des habitants de la

cité, les différents lieux de vie de la cité (appartements, bâtiments, escaliers, sous-sol – cette unicité de

lieu renforce l’idée d’un univers à part, particulier, avec une vie et un fonctionnement qui lui sont

propres), les actions, s’en trouvent transformés.

Cela passe par le point de vue de Youri, son imaginaire et par les références aux codes de la Science-

Fiction.

« Allo ? Houston…. »

Une tenue adaptée.

Youri est un cosmonaute à la fois rêveur et bricoleur. Son jogging et sa combinaison orange + son

casque de scooter renvoient aux tenues de nombreux aventuriers de l’espace, qu’ils soient pilote

rebelle, foreurs chargés de sauver le monde, botaniste survivant ou cosmonaute en prise avec une

intelligence artificielle...

Un silence sidéral ?

Lorsqu’il est question de fusée, on pense au décompte, aux bruits de la mise à feu et aux

communications entre les pilotes et la base logistique. Autant d’éléments présents dans ce court

métrage, par petites touches, et qui contribuent à nous embarquer dans l’univers onirique de Youri.

On a l’impression que les extraits de communication entre Houston et les cosmonautes sont ce qu’il

écoute avec les écouteurs qui le quittent rarement.

On note aussi comment cette passion spatiale imprègne les paroles de Youri, par exemple lorsqu’il

répare l’évier ou lorsqu’il cite Neil Armstrong afin de désamorcer une discussion délicate sur le

relogement avec sa mère.

La bande son est très dépouillée et un thème musical électronique se répète tout au long du court

métrage. Il contribue à la création d’une atmosphère à la fois étrange et enveloppante ; et se déploie

lors de la scène finale du décollage.

Les lumières de la ville…

Deux ambiances lumineuses cohabitent : l’une réaliste, l’autre au contraire inhabituelle, étrange, très

Rencontre du troisième type ou E.T.

On passe de l’une à l’autre dès le titre du court métrage avec le lever de soleil sur la façade de

l’immeuble, qui rappelle les levers de soleil dans l’espace.

Gravity, A. Cuaron.

Seul sur Mars, R. Scott. 2001 Odyssée de l’espace, S. Kubrick.

Les ambiances lumineuses oniriques ou « science-fictionnelle » prennent des teintes variées.

Quand Youri devient cosmonaute, on baigne dans une atmosphère rouge qui rappelle celle de 2001

L’Odyssée de l’espace de Kubrick.

Lors de la rencontre avec la voisine désabusée et sa chienne, la lumière aux néons devient violette (on

peut penser aux yeux bleus de certains personnages de Dune de D. Lynch ; ou à la rencontre avec la

créature sous-marine dans Abyss de J. Cameron).

Au moment de la phase finale du projet de décollage, plusieurs ambiances se succèdent.

Lumière verte (salle de bain de la voisine âgée), rouge (chambre d’un de ses amis) et bleue (cuisine de

la mère ; qui trouve alors son tract et la maquette de fusée).

Youri les interpelle, en réinvestissant un lieu désaffecté/désenchanté au fil des ans.

Le clignotement des lumières de l’immeuble programmé par Youri fait écho aux lumières de la ville

environnante.

Youri est sorti de son environnement familier, quotidien, rassurant et il assiste avec bonheur au

décollage de sa fusée.

S’envoyer en l’air en gardant les pieds sur Terre.

Une cité qui devient fusée, cela passe aussi par le choix des cadrages.

- Très précis, mais décalés, avec un angle original ou inhabituel par rapport à ce qui est filmé.

L’immeuble est fractionné, morcelé quand il apparaît à l’image ; par son architecture, mais aussi parce

qu’on ne voit que certaines parties.

- L’impression d’un immeuble vaisseau spatial est renforcée par les images étirées (latérale,

diagonale ; il n’y a qu’avant la mise à feu du « bricolage » de Youri qu’on a l’impression d’un

mouvement ascendant) ou les mouvements de rotation (rêveries déclenchées par le

mouvement rotatif du mobile ou la trainée d’un avion dans le ciel).

Décollage !

Ce court métrage à travers son personnage principal, réinvestit un espace urbain souvent abandonné

et/ou stigmatisé. Il montre un autre vécu, il remet de la vie dans un espace qui peut être désincarné.

Youri nous montre que l’imaginaire, la poursuite de ses rêves, est aussi une façon de passer à l’action.

Vers l’infini et au-delà…

Outre les références non exhaustives au fil de l’analyse de ce court métrage, il peut être intéressant de

visionner une vidéo de Cyprien GAILLARD : Desniansky Raion.

Composée de 3 volets, elle montre tout d’abord l’affrontement entre 2 groupes de supporters sur le

parking d’une banlieue de St Pétersbourg ; puis la mise en scène en spectacle son et lumière d’une

barre HLM à Meaux dans les années 80 ; en enfin le survol en Ulm avec une caméra embarquée du

Desniansky Raion, un quartier de la banlieue de Kiev.

Question contemporaine des grands ensembles urbains, de la réhabilitation/destruction...

Enfin, pour ce qui est des courts métrages et de la cité, on peut s’intéresser à :

- Guy Moquet de Demis Herenger, sélectionné dans la séance scolaire du festival en 2015.

Guy Moquet, ou Guimo, ou Guim's, a promis à Ticky de l'embrasser au crépuscule, en plein milieu du

quartier, devant tout le monde. Peut-être pas si fou ? Mais peut-être pas si simple.

- Peripheria de David Coquard-Dassault, sélectionné en série française en 2016.

Voyage au cœur d'un grand ensemble de banlieue laissé à l'abandon. Portrait d'un environnement

urbain devenu sauvage : une Pompéi moderne où le vent souffle et les chiens rôdent, sur les traces de

la vie humaine.

La vision de ce film d’animation est totalement différente ; mais certaines mises en parallèle sont

possibles (scène avec le chien dans le couloir) ; et cela peut ouvrir la discussion sur les rapports entre

l’homme, la nature, l’environnement urbain…