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GABRIELGARCÍAMARQUEZ

L’AMOURAUXTEMPSDUCHOLÉRA

romantraduitdel’espagnol(colombie)

parAnnieMorvan

BERNARDGRASSETPARIS

«Surlescheminsquis’ouvrenticivaunedéessecouronnée.»

LeandroDiaz

I

C’étaitinévitable:l’odeurdesamandesamèresluirappelaittoujoursledestindesamourscontrariées.Le docteur Juvenal Urbino s’en rendit compte dès son entrée dans lamaison encore plongée dans lapénombreoùilétaitaccourud’urgenceafindetraiteruncasquipourluiavaitcesséd’êtreurgentdepuisdéjà de nombreuses années. Le réfugié antillais Jeremiah de Saint-Amour, invalide de guerre,photographed’enfantsetsonadversairelepluscharitableauxéchecs,s’étaitmisàl’abridestourmentsdelamémoiregrâceàunefumigationdecyanured’or.

Il trouva lecadavre recouvertd’undrap sur lechâlitoù il avait toujoursdormi,prèsd’un tabouretaveclacuvettequiavaitserviàl’évaporationdupoison.Parterre,attachéaupiedduchâlit,ilyavaitlecorps allongé d’un grand danois au poitrail de neige et, près de lui, les béquilles. Par la fenêtre, lasplendeurde l’aubecommençaitàpeineàéclairer lapiècesuffocanteetbigarréequi servaità la foisd’alcôveetdelaboratoire,maislalumièreétaitsuffisantepourquel’onreconnûtd’embléel’autoritédelamort.Lesautresfenêtres,ainsiquetouteslesfissuresdelapièce,étaientcalfeutréesavecdeschiffonsou scellées de cartons noirs, ce qui augmentait son oppressante densité. Il y avait une grande tablejonchéedeflaconsetdepotssansétiquetteset,sousuneampouleordinairerecouvertedepapierrouge,deuxcuvettesenpotingrisébréché.Latroisièmecuvette,celledufixateur,étaitcelle-làmêmetrouvéeprèsducadavre.Etpartoutdesrevuesetdesvieuxjournaux,despilesdenégatifsenplaquesdeverre,desmeublescassés,maistoutétaitpréservédelapoussièreparunemaindiligente.Bienquel’airdelafenêtreeûtpurifiél’atmosphère,demeuraitencore,pourquisavaitl’identifier,lacendretièdedesamoursinfortunéesdesamandesamères.LedocteurJuvenalUrbinoavaitplusd’unefoispensé,sansespritdeprémonition,quecetendroitn’étaitguèrepropicepourmourirdanslagrâceduSeigneur.Maisavecletempsilavaitfiniparsupposerquesondésordreobéissaitpeut-êtreàunedéterminationcalculéedeladivineprovidence.

Un commissaire de police l’avait précédé, accompagné d’un tout jeune étudiant en médecine quifaisaitsonstagedemédecinelégaleaudispensairemunicipal,etc’étaienteuxquiavaientaérélapièceetrecouvertlecadavreenattendantl’arrivéedudocteurUrbino.Tousdeuxlesaluèrentavecunesolennitéqui,cettefois,tenaitplusdescondoléancesquedelavénération,carpersonnen’ignoraitl’étroiteamitiéquileliaitàJeremiahdeSaint-Amour.L’éminentmaîtreleurserralamain,ainsiqu’illefaisaitdepuistoujoursavecchacundesesélèvesavantdecommencersoncoursdecliniquegénérale.Puis ilprit leborddudrapentrelepouceetl’indexcommes’ils’agissaitd’unefleur,etdécouvritpeuàpeulecadavreavecuneparcimoniesacramentelle.Ilétaitnucommeunver,raideettordu,lesyeuxouvertsetlecorpsbleu,etparaissaitavoircinquanteansdeplusquelaveille.Ilavaitlespupillesdiaphanes,labarbeetlescheveux jaunâtres et le ventre traversé d’une ancienne cicatrice cousue avec des nœuds de vache.L’envergure du torse et des bras était celle d’un galérien, à cause du travail des béquilles, mais sesjambes sans défense semblaient appartenir à un orphelin. Le docteur Juvenal Urbino le contempla uninstantlecœurdouloureuxcommepeusouventilluiétaitarrivédel’avoiraucoursdeseslonguesannéesdejoutestérilecontrelamort.

Il le recouvrit du drap et reprit sa prestance académique. L’année précédente il avait célébré sesquatre-vingts ans par un jubilé officiel de trois jours, et dans son discours de remerciements il avaitrésistéunefoisdeplusàlatentationdeprendresaretraite.Ilavaitdit:«J’auraibienassezletempsdemereposeraprèsmamort.Maiscetteéventualiténefaitpasencorepartiedemesprojets.»Bienqu’ilentendît de moins en moins de l’oreille droite et s’appuyât sur une canne à pommeau d’argent pour

dissimulerl’incertitudedesespas,ilcontinuaitdeporteraveclechicdesesjeunesannéeslecompletenlinaugiletbarréparunechaînedemontreenor.UnebarbeàlaPasteur,couleurdenacre,lescheveuxplaquésavecsoindechaquecôtédelaraieaumilieubiennette,étaientdesexpressionsfidèlesdesoncaractère. Il compensait, autant qu’il lui était possible, l’érosion de samémoire de jour en jour plusinquiétantepardesnotesécritesàlahâtesurdesboutsdepapierséparsquifinissaientparsemélangerdans toutes ses poches demême que dans sa serviette les flacons demédicaments etmille choses endésordre. Il était lemédecin le plus ancien et le plus éclairé de la ville enmême temps que le plusdistingué de ses citoyens. Cependant, sa sagesse trop ostensible et sa façon rien moins que naïved’utiliserlepouvoirdesonnomneluiavaientpasvalutouteslesamitiésqu’ilméritait.

Les instructions au commissaire et à l’étudiant furent précises et rapides. L’autopsie n’était pasnécessaire.L’odeurdelamaisonsuffisaitpourconclurequelamortavaitétécauséeparlesémanationsdu cyanure d’or activé grâce à un quelconque acide de photographie, et Jeremiah de Saint-Amour ensavaittroplà-dessuspourquecefûtunaccident.Ilcoupacourtàlaréticenceducommissaireparunedeces estocades qui le caractérisaient : «N’oubliez pas que celui qui signe le certificat de décès, c’estmoi.»Le jeunemédecinsemontradéçu. Iln’avait jamaiseu lachanced’étudier leseffetsducyanured’orsuruncadavre.LedocteurUrbinoétaitsurprisdenepasl’avoirvuàl’écoledemédecine,maisilencomprit tout de suite la raison à son érubescence facile et à sa diction andine : il venait sans douted’arriverenville.Ildit:«Ceuxquel’amourrendfousnemanquentpasici,etilyenaurabienunquivousendonneraun jourou l’autre l’occasion.»Maisàpeineeut-ilprononcécesmotsqu’il se renditcompte que, parmi les innombrables suicides dont il gardait le souvenir, celui-ci était le premier aucyanuredontlacausen’étaitpasunamourmalheureux.Alorsquelquechosechangeadanslafamiliaritédesavoix.

«Quandvousentrouverezun,faitesbienattention,dit-ilàl’étudiant,engénéralilsontdusabledanslecœur.»

Puisils’adressaaucommissairecommeàunsubalterne.Illuiordonnadepasseroutrelesdémarchesafinquel’enterrementeûtlieul’après-midimêmeetdanslaplusgrandediscrétion.Ildit:«Jeparleraiaumaireplustard.»IlsavaitJeremiahdeSaint-Amourd’uneaustéritéprimitive,etqu’ilgagnaitavecsonartbeaucoupplusquecedontilavaitbesoinpourvivre,desortequedansl’undestiroirsdelamaisonildevaityavoirdel’argentenquantitésuffisanteetmêmepluspourlesfraisdel’enterrement.

«Maissivousn’entrouvezpas,dit-il,çanefaitrien.Jemechargedetout.»Ilordonnadedireauxjournauxquelephotographeétaitmortdemortnaturelle,encorequ’ilpensât

que la nouvelle ne les intéresserait en aucune façon. Il dit : « Si c’est nécessaire, je parlerai augouverneur. »Le commissaire, un employé humble et sérieux, savait que la rigueur civique dumaîtreexaspéraitjusqu’àsesamislesplusintimes,etilétaitsurprisdelafacilitéaveclaquelleilfaisaitfidesdémarches légales pour hâter les obsèques. La seule chose à laquelle il se refusa fut de parler àl’archevêquepourqueJeremiahdeSaint-Amourfûtenterréenterrebénite.Lecommissaire,gênéparsapropreimpertinence,tentauneexcuse.

«Jecroyaisquecethommeétaitunsaint.—Quelque chose de plus rare encore, dit le docteur Urbino : un saint athée.Mais ce sont là les

affairesdeDieu.»Au loin, à l’autre bout de la ville coloniale, on entendit les cloches de la cathédrale appeler à la

grand-messe.LedocteurUrbinochaussaseslunettesendemi-luneàmontured’oretconsultasamontredegoussetquiétaitfineetcarréeetdontlecouvercles’ouvraitàl’aided’unressort:ilétaitsurlepointdemanquerlamessedePentecôte.

Danslapièce,ilyavaitunénormeappareilphotographiquemontésurrouescommedanslesjardinspublics,undécordecrépusculemarinpeintdemanièreartisanale,etlesmursétaienttapissésdeportraits

d’enfantsenleursjoursmémorables :premièrecommunion,costumede lapin,heureuxanniversaire.Ledocteur Urbino avait vu les murs se recouvrir peu à peu, d’année en année, durant les méditationsextasiéesdespartiesd’échecsvespérales,etilavaitsouventpenséavecunfrémissementdedésolationquedanscettegaleriedeportraitsfortuitsétaitlegermedelavillefuture,gouvernéeetpervertieparcesenfantsincertains,etdanslaquellenedemeureraientpasmêmelescendresdesagloire.

Surlebureau,prèsd’unpotcontenantplusieurspipesdeloupdemer,setrouvaientl’échiquieretunepartie inachevée.En dépit de sa hâte et de son humeur sombre, le docteurUrbino ne résista pas à latentationdel’examiner.Ilsavaitquec’étaitlapartiedelaveillecarsiJeremiahdeSaint-Amourjouaittous les soirs de la semaine avec aumoins trois adversaires différents, ilmenait toujours ses partiesjusqu’à la fin et rangeait ensuite l’échiquier et lespiècesdans leurboîte, et laboîtedansun tiroirdubureau. Ilsavaitaussiqu’il jouaitavec lespiècesblanchesetcette fois ilétaitévidentqu’ilauraitétébattuàplatecoutureenquatrecoups.«Sic’étaitunmeurtre,nousaurionslàunfameuxindice,sedit-il.Jeneconnaisqu’unhommecapabledetendrecettemaîtresseembuscade.»Illuieûtétéimpossibledevivresansvérifierpourquoicesoldat indompté,habituéàsebattre jusqu’à ladernièregouttedesang,avaitlaisséinachevéel’ultimeguerredesavie.

Àsixheuresdumatin,alorsqu’ilfaisaitsadernièreronde,leveilleuravaitvulapancarteclouéeàlaported’entrée:Entrezsansfrapperetprévenezlapolice.Peuaprès,lecommissaireetl’étudiantétaientarrivés et tous deux avaient passé la maison au crible, en quête d’une quelconque évidence contrel’incontestableeffluvedesamandesamères.Maispendantlesbrèvesminutesqu’avaitdurél’analysedela partie inachevée, le commissaire avait découvert, parmi les papiers, sur le bureau, une enveloppeadressée au docteur Juvenal Urbino et protégée par une telle quantité de cachets de cire qu’il futnécessairedeladéchiqueterpourensortirlalettre.Lemédecinécartalerideaunoirdelafenêtrepouravoirplusde lumière, jetad’aborduncoupd’œil rapideauxonze feuilletsécritsau rectoetauversod’une écriture appliquée, et à l’instant où il lut le premier paragraphe, il comprit qu’ilmanquerait lacommuniondePentecôte. Il lut lesoufflecourt,s’arrêtant, retournantplusieurspagesenarrièreafinderetrouver le fil perdu, et lorsqu’il eut terminé, il sembla revenir de très loin et de tempsoubliés.Sonépuisementétaitvisibleendépitdeseseffortspournepas lemontrer : ilavaitsur les lèvres lamêmecolorationbleuequelecadavre,etilneputdominerletremblementdesesdoigtslorsqu’ilreplialalettreetlamitdanslapochedesongilet.Alorsilsesouvintducommissaireetdujeunemédecinetleursouritderrièrelesbrumesdesonchagrin.

«Riendespécial,dit-il,cesontsesdernièresvolontés.»C’était une demi-vérité mais ils la crurent totale car il leur donna l’ordre de soulever une dalle

descelléeducarrelagesouslaquelleilstrouvèrentuncarnetdecomptestoutuséetlesclefsducoffre.Iln’yavaitpasautantd’argentqu’ils l’avaientcrumaisbienassezcependantpourpayerl’enterrementetquelquesdettesmineures.LedocteurUrbinoétaitconscientqu’ilnepourraitarriveràlacathédraleavantl’évangile.

«C’est la troisième foisque jemanque lamessedepuisque j’ai l’âgede raison,dit-il.MaisDieucomprendra.»

De sorte qu’il préféra s’attarder encorequelquesminutespour finir de régler tous les détails, bienqu’ilpûtàpeinecontenirledésirdepartageravecsafemmelesconfidencesdelalettre.IlsechargeadeprévenirlesnombreuxréfugiésdesCaraïbesquivivaientenvillepourlecasoùilssouhaiteraientrendreundernierhommageàceluiquis’étaitconduitcommeleplusraisonnable,leplusactifetleplusradicald’entre eux, même après que sa capitulation devant l’écueil du désenchantement fut devenue tropévidente.Ilpréviendraitaussisescompèresauxéchecs,quiallaientdesprofessionnelslesplusinsignesaux gagne-petit anonymes, ainsi que d’autres amismoins assidusmais désireux peut-être d’assister àl’enterrement.Avantdeconnaîtrelalettreposthume,ilavaitconcluêtrelepremieràsavoir,maisaprès

l’avoirlueiln’étaitplussûrderien.Detoutefaçon,ilferaitenvoyerunecouronnedegardéniaspourlecasoùJeremiahdeSaint-Amourauraiteuunultimeinstantderepentir.L’enterrementaurait lieuàcinqheures, heure propice en cesmois de chaleur. Si l’on avait besoin de lui, on pourrait le trouver à lamaisondecampagnedudocteurLácidesOlivella,sondisciplebien-aiméquicejour-làcélébraitparundéjeunerdegalasesnocesd’argentaveclamédecine.

LedocteurJuvenalUrbinovivaitdansuneroutinefacileàsuivredepuisqu’étaientrestéesenarrièrelesannéestumultueusesdesespremièresarmes,etilavaitacquisunerespectabilitéetunprestigesanspareil dans la province. Il se levait au chant du coq, heure à laquelle il commençait à prendre sesremèdessecrets:bromuredepotassiumpourremonterlemoral,salicylatespourlesdouleursdanslesospartempsdepluie,gouttesd’ergotdeseiglepourlesvertiges,belladonepourlebonsommeil.Touteslesheuresilprenaitquelquechoseettoujoursencachette,cardetoutesalongueviedemédecinetdemaîtreiln’avaitcessédesemontrerhostileà laprescriptiondepalliatifspour lavieillesse : il lui étaitplusfacile de supporter les douleurs d’autrui que les siennes. Et pour vaincre la peur de ce bric-à-bracmédicamenteux, il emportait toujours dans sa poche une compresse camphrée qu’il respirait à fondlorsquepersonnenelevoyait.

Ilpassaituneheuredanssonbureauàpréparerlecoursdecliniquegénéralequ’àl’écoledemédecineildispensatouslesjours,dulundiausamedi,jusqu’àlaveilledesamort.Ilétaitunlecteurassidudesnouveautés littérairesqueson librairedeParis luiexpédiaitpar laposteoudecellesquecommandaitpour lui àBarcelone son libraire local,quoiqu’ilne suivîtpas la littératurede langueespagnoleavecautantd’attentionque la littérature française.En toutcas ilne les lisait jamais lematin,maisaprès lasieste, pendant une heure, et le soir avant de s’endormir. Sa préparation terminée, il faisait quelquesexercicesrespiratoiresdanslasalledebains,devantlafenêtreouverte,enrespiranttoujoursducôtéoùchantaient lescoqscarc’étaitdececôtéquevenait l’air frais.Puis ilse lavait,arrangeaitsabarbeetgominait sa moustache dans une atmosphère saturée d’eau de Cologne véritable, celle de FarinaGegenüber,ets’habillaitde linblancavecgilet,chapeaumouetbottinesdecordouan.Àquatre-vingtsansilavaitencorelesmanièresaiséesetl’espritenjouéaveclesquelsilétaitrevenudeParis,peuaprèslagrandeépidémiedecholéramorbus,et lacoiffuresoignéeaveclaraieaumilieun’avaitpaschangédepuis sa jeunesse, àpart lacouleur,devenuemétallique. Ilprenait sonpetitdéjeuneren famillemaiss’accordaitunrégimepersonnel:uneinfusiondefleursd’absinthepour lebien-êtredesonestomac,etune têted’aildont ilpelaitetmangeait lesgoussesuneàune,avecdupaindeménage, lesmastiquantavec soin afin de prévenir les étouffements du cœur. Il était rare qu’il n’eût pas, après son cours uneoccupation relative à ses initiatives civiques, ses milices catholiques ou ses inventions artistiques etsociales.

Ildéjeunaitpresquetoujourschezlui,faisaitunesiestededixminutesassissurlaterrassedujardin,écoutantcommeenrêveleschansonsdesservantessouslesfrondaisonsdesmanguiers,écoutantdanslaruelesvendeursàlacriée,levacarmegrasdesmoteursdelabaiedontleremugle,dansl’atmosphèredelamaisonlesaprès-mididechaleur,voletaittelunangecondamnéàlapourriture.Puisillisaituneheuredurantdesouvragesrécents,enparticulierdesromansetdesétudeshistoriques,etdonnaitdesleçonsdefrançaisetdechantauperroquetdomestiquequidepuisdesannéesétaituneattractionlocale.Àquatreheures, après avoir bu une grande carafe de citronnade avec de la glace pilée, il partait visiter sesmalades.Endépitdesonâgeilserefusaitàrecevoirsespatientsdanssoncabinetetcontinuaitdelessoigner chez eux comme il l’avait toujours fait depuis que la ville était si pacifique qu’il pouvait serendreàpiedn’importeoù.

Lorsqu’ilétaitrentrépourlapremièrefoisd’Europeilcirculaitdanslelandaufamilialtirépardeuxalezansdorés,etquandcelui-cifutdevenuinutilisable,illechangeapourunevictoriaàunseulchevaldontilcontinuadeseservirnonsansuncertaindédainpourlamodelorsquelescalèchescommencèrent

à disparaître de la surface de la terre et que les seules qui restèrent en ville ne servirent plus qu’àpromener les touristes et à porter les couronnes aux enterrements. Bien qu’il refusât de prendre saretraite,ilétaitconscientqu’onnel’appelaitplusquepourlescasdésespérésmaisillesconsidéraiteuxaussicommeuneformedespécialisation.Ilétaitcapabledesavoircedontsouffraitunmaladeàsonseulaspect,seméfiaitdeplusenplusdesmédicamentsbrevetésetvoyaitavecinquiétudelavulgarisationdelachirurgie.«Lebistouriestlapreuvemajeuredel’échecdelamédecine»,disait-il,etilpensait,selonun critère très strict, que toutmédicament est un poison et que soixante-quinze pour cent des alimentsaccélèrentlamort.«Entoutcas,avait-ilcoutumededireenclasse,lepeudemédecinequel’onconnaîtestseuleconnuedequelquesmédecins.»Del’enthousiasmejuvénileilétaitpasséàunepositionqu’ildéfinissaitlui-mêmecommeunhumanismefataliste:«Chaquehommeestmaîtredesapropremort,etlaseulechosequenouspouvonsfaireestdel’aideràmourirsanspeurnidouleur.»Maisendépitdesesidéesextrêmesquifaisaientpartiedufolklorelocal,sesanciensélèvescontinuaientdeleconsulteralorsmêmequ’ilsétaientdesprofessionnelsinstallés,carilsluireconnaissaientcequ’àl’époqueonappelaitl’œilclinique.Quoiqu’ilensoit,ilavaittoujoursétéunmédecincheretexclusifdontlaclientèleétaitcirconscriteauxgrandesdemeuresfamilialesduquartierdesVice-Rois.

Sesjournéesétaientàcepointméthodiquesquesafemmesavaitoùluifaireparvenirunmessagesiquelquechosed’urgentseproduisait lorsdesesparcoursvespéraux.Jeune, il s’attardaitaucaféde laParoisseavantderentrerchezlui,etc’estainsiqu’ils’étaitperfectionnéauxéchecsaveclescomplicesde son beau-père et quelques réfugiés des Caraïbes. Mais il n’était pas retourné au café depuis lespremièreslueursdusiècleetavaittentéd’organiserdestournoisnationauxparrainésparleClubsocial.C’estverscetteépoquequeJeremiahdeSaint-Amourétaitarrivé,avecsesgenouxdéjàmortsmaissanssonmétierdephotographed’enfants,etenmoinsdetroismoisils’étaitfaitconnaîtredetoutcequisavaitdéplacerunpionsurunéchiquiercarpersonnen’avaitpuluigagnerunepartie.PourledocteurJuvenalUrbino, ce fut une rencontre miraculeuse parce que les échecs étaient devenus pour lui une passionindomptableetqu’ilneluirestaitplusbeaucoupd’adversairespourl’assouvir.

Si JeremiahdeSaint-Amourput êtrecequ’il futparminous, ce futgrâceà lui.Ledocteur JuvenalUrbinodevintsonprotecteuretsongarantentoutsansmêmeavoirprislapeinedevérifierquiilétait,cequ’ilfaisait,oudequellesguerressansgloireilavaitréchappédanscetétatd’invaliditéetdelassitude.Il finit par lui prêter l’argentnécessairepour installer l’atelier dephotographie, et JeremiahdeSaint-Amourle luiremboursajusqu’audernierquartderéalavecunerigueurdepassementier,àpeineeut-ilfaitleportraitdupremierenfantapeuréparl’éclairdemagnésium.

Leséchecsfurentlacausedetout.Audébut; lespartiesavaient lieuàseptheuresdusoir,après ledîner, avec de justes avantages pour le médecin en raison de la supériorité notoire de l’adversaire,avantagesquis’amenuisèrentdejourenjourjusqu’àcequetousdeuxfussentàégalité.Plustard,lorsquedonGalileoDaconteouvrit,dansun jardin, lepremiercinéma,JeremiahdeSaint-Amour futundesesplus ponctuels clients, et les parties d’échecs se réduisirent aux soirs où on ne projetait aucun filmnouveau.Sonamitiéaveclemédecinétaittellequecedernierl’accompagnaitauspectacle,jamaisavecsa femme cependant, en partie parce qu’elle n’avait pas la patience de suivre le fil des intriguesdifficiles,enpartieparcequ’illuiavaittoujourssemblé,parpureintuition,queJeremiahdeSaint-Amourn’étaitunebonnecompagniepourpersonne.

Le dimanche était pour lui un jour différent. Il assistait à la grand-messe dans la cathédrale puisrentraitchezluietrestaitlà,àsereposeretàliresurlaterrassedujardin.Ilétaitrarequ’ilsortîtvoirunmalade en ce jour du Seigneur, àmoins que ce ne fût une urgence extrême, et depuis de nombreusesannéesiln’acceptaitaucuneobligationsocialeàlaquelleilnefûtcontraint.EncedimanchedePentecôte,parunecoïncidenceexceptionnelle,deuxévénementsinsolitess’étaientproduitsenmêmetemps:lamortd’unamietlesnocesd’argentprofessionnellesd’undiscipleéminent.Cependant,aulieuderentrertout

droitchezluiaprèsavoircertifiéledécèsdeJeremiahdeSaint-Amour,commeilavaitpensélefaire,illaissalacuriositél’entraîner.

Àpeinemontédanslavoiture,ils’empressaderelirelalettreposthumeetordonnaaucocherdeleconduire à une adresse compliquée dans l’ancien quartier des esclaves. Sa résolution était à ce pointétrangèreàseshabitudesquelecochervouluts’assurerquecen’étaitpasuneerreur.Cen’enétaitpasune : l’adresse était claire et celui qui l’avait écrite avait plus de raisons qu’il n’en fallait pour laconnaîtretrèsbien.LedocteurUrbinorevintalorsaupremierfeuilletets’immergeaunefoisencoredansce torrentde révélations indésirablesquiauraientpuchanger savie s’il étaitparvenuà seconvaincrequ’ellesn’étaientpasledélired’undésespéré.

L’humeurducielavaitcommencéàsedécomposertrèstôt,letempsétaitnuageuxetfraismaisiln’yavaitpasderisquesdepluieavantlami-journée.Enessayantdeprendreaupluscourt,lecochers’étaitenfoncédanslesvenellesempierréesdelavillecolonialeetavaitdûs’arrêterplusd’unefoisafinquelecheval ne s’effrayât pas du tapage des collèges et des congrégations religieuses qui revenaient de laliturgiedePentecôte.Ilyavaitdesguirlandesdepapierdanslesrues,delamusique,desfleurs,etdesjeunesfillesavecdesombrellescoloréesetdesjuponsdemousselinequiregardaientpasserlafêteduhautdesbalcons.SurlaplacedelaCathédrale,oùl’ondistinguaitàpeinelastatueduLibérateurparmilespalmiersafricainsetlesglobesdesréverbères,lasortiedelamesseavaitprovoquéunembouteillaged’automobileset iln’yavaitplusune table libreauvénérableetbruyantcaféde laParoisse.LaseulevoitureàchevalétaitcelledudocteurUrbinoetellesedistinguaitdesautres, trèsrares,quiexistaientencoreenvilleparlacapoteverniequiavaitconservésonéclat,lesferrurestailléesdanslebronzeafinquelesalpêtrenelesrongeâtpas,lesrouesetlesbraspeintsenrougeetornésderivetsdorés,commepourunesoiréedegalaàl’OpéradeVienne.Ettandisquelesfamilleslesplusraffinéessecontentaientdevoirleurscochersporterunechemisepropre,luicontinuaitd’exigerdusienlalivréedeveloursfanéet le claque des dompteurs de cirque qui, outre leur anachronisme, passaient pour un manque demiséricordedanslacaniculedesCaraïbes.

En dépit de son amour presque maniaque pour la ville et du fait qu’il la connaissait mieux quequiconque, le docteur JuvenalUrbino n’avait eu que de très rares fois une raison comme celle de cedimanche-cipours’aventurersansréticencedans leremugleduvieuxquartierdesesclaves.Lecocherdutfairedemultiplesdétoursetdemanderàplusieursreprisessonchemin.LedocteurUrbinoreconnutdeprès la densité des marais, leur silence fatidique, leurs ventosités de noyé qui, à l’aube de tantd’insomnies, montaient jusqu’à sa chambre, mêlées à la fragrance des jasmins du patio, et passaientcommeunventd’autrefoisquin’avaitrienàvoiravecsavie.Maiscettepestilencetantdefoisidéaliséeparlanostalgiesetransformaenuneinsupportableréalitélorsquelavoiturecommençaàcahoterdanslebourbierdesruesoùlescharognardssedisputaientlesdéchetsdesabattoirscharriésparlamarée.Àladifférence de la cité vice-royale dont les bâtisses étaient en pierre, ici les maisons étaient faites deplanchesdécoloréesetdetoitsdetôle,etposéespourlaplupartsurdespilotisafinquen’yentrassentpaslescruesdeségoutsàcielouvert,héritagedesEspagnols.Toutavaitunaspectmisérableetdésolé,mais du fond des gargotes sordidesmontait un tonnerre demusiques, bamboche sans foi ni loi de laPentecôtedespauvres.Lorsqueenfinilstrouvèrentl’adresse,lavoitureétaitpoursuiviepardesbandesdegaminsnusquisemoquaientdel’accoutrementthéâtralducocher,lequeldutleschasseràcoupsdefouet.LedocteurUrbino,quis’étaitpréparéàunevisiteconfidentielle,comprittroptardqu’iln’yavaitplusdangereusecandeurquecelledesonâge.

L’extérieurdelamaisonsansnuméron’avaitrienquipûtladifférencierd’autresmoinsheureuses,saufla fenêtre aux rideaux de dentelle et un portail soustrait à une quelconque église ancienne. Le cocherfrappaàlaporteavecleheurtoiretcen’estquelorsqu’ileutlacertituded’êtreàlabonneadressequ’ilaidalemédecinàdescendredevoiture.Leportails’étaitouvertsansbruitetdanslapénombreintérieure

se tenaitunefemmemûre,habilléedenoirabsolu,uneroserougeà l’oreille.Endépitdesonâge,quin’étaitpasinférieuràquaranteans,c’étaitencoreunemulâtressealtière,auxyeuxdorésetcruelsetauxcheveuxajustésàlaformeducrânecommeuncasqueenpailledefer.LedocteurUrbinonelareconnutpas, bien qu’il l’eût aperçue à plusieurs reprises à travers la nébuleuse des parties d’échecs dans lelaboratoireduphotographe,etluieûtunefoisoudeuxprescritdescornetsdequininecontrelesfièvresquartes.Illuitenditlamainetellelapritentrelessiennes,moinspourlesaluerquepourl’aideràentrer.Lesalonavaitunefraîcheuretunmurmuredebocage,etilétaitencombrédemeublesetd’objetsexquis,chacunàleurplacenaturelle.LedocteurUrbinosesouvintsansamertumedelaboutiqued’unantiquairedeParis,unlundid’automnedusièclepassé,aunuméro26delarueMontmartre.Lafemmes’assitenfacedeluietluiparladansunespagnolmaladroit.

«Vousêtesicichezvous,docteur.Jenevousattendaispassitôt.»Le docteurUrbino se sentit trahi. Il l’observa avec le cœur, observa son deuil intense, observa la

dignitédesonafflictionetcompritalorsquesavisiteétaitunevisiteinutilecarcettefemmeconnaissaitmieuxqueluitoutcequedisaitetjustifiaitlalettreposthumedeJeremiahdeSaint-Amour.Etc’étaitvrai.Elle l’avait accompagné jusqu’à trèspeud’heuresavant samort,demêmequ’elle l’avait accompagnépendantpresquelamoitiédesavieavecunedévotionetunetendressesoumisequiressemblaienttropàl’amoursansquenul,danscettesomnolentecapitaledeprovinceoùmêmelessecretsd’Étatétaientdudomainepublic,n’en sût jamais rien. Ils s’étaient connusdansunhospicepourvagabondsdePort-au-Princeoùelleétaitnéeetoùilavaitpassésespremierstempsdefugitif,etunanplustardellel’avaitsuivi jusqu’icipourunbref séjourbienque tousdeuxsans s’êtreconcertés sussentqu’elleétaitvenuepourneplusjamaisrepartir.

Unefoisparsemaine,ellefaisaitleménageetmettaitdel’ordredanslelaboratoiremaisjamaislesvoisins,pasmêmelesplusmalveillants,neconfondirentapparenceetvéritécarilssupposaientcommetoutlemondequel’invaliditédeJeremiahdeSaint-Amourneconcernaitpasquesesjambes.LedocteurUrbinolui-mêmelesupposaitpourdesraisonsmédicalesbienfondées,et jamais ilnel’eûtsoupçonnéd’avoir une femme si celui-ci ne le lui avait révélé dans la lettre. De toute façon, il lui en coûtaitd’imaginerquedeuxadultes libreset sanspassé,à l’écartdespréjugésd’unesociété repliéesurelle-même, eussent choisi le hasard des amours interdites. Elle lui en fournit l’explication : « C’était sondésir.»Enoutre,laclandestinitépartagéeavecunhommequineluiavaitjamaisappartenutoutàfaitetdanslaquelleilsavaientplusd’unefoisconnul’explosioninstantanéedubonheurneluiavaitpassembléunesituationindésirable.Aucontraire:lavieluiavaitprouvéqu’ellepouvaitêtreexemplaire.

La veille, ils étaient allés au cinéma, chacun de leur côté et à des places séparées, comme ils lefaisaientaumoinsdeuxfoisparmoisdepuisquel’immigréitaliendonGalileoDaconteavaitinstalléunesalleàcielouvertdanslesruinesd’uncouventduXVIIesiècle.Ilsavaientvuunfilmadaptéd’unlivrequi avait été à la mode l’année précédente et que le docteur Urbino avait lu le cœur déchiré par labarbariedelaguerre:Àl’ouestriendenouveau.Ilss’étaientrejointsensuiteaulaboratoire,ellel’avaittrouvé distrait et nostalgique et avait pensé que c’était à cause des scènes brutales où les blessésagonisaientdanslaboue.Voulantledistraire,ellel’avaitinvitéàunepartied’échecsetilavaitacceptépourluifaireplaisirmaisilavaitjouésansconcentration,aveclesblancsbiensûr,jusqu’aumomentoùilavait découvert avant elle qu’il serait battu en quatre coups et s’était rendu sans honneur.Lemédecincompritalorsquel’adversairedelapartiefinalec’étaitelleetnonlegénéralJerónimoArgotecommeill’avaitd’abordcru.Ilmurmura,abasourdi:

«C’étaitunepartiedemaître!»Ellesoulignaquelemériteneluienrevenaitpasàelle,maisàJeremiahdeSaint-Amour,déjàégaré

parlesbrumesdelamort,bougeaitlespiècessanspassion.Lorsqu’ilavaitinterrompulapartie,verslesonzeheuresparcequelamusiquedesbalspublicss’étaittue,illuiavaitdemandédelelaisserseul.Il

voulaitécrireunelettreaudocteurJuvenalUrbinoqu’ilconsidéraitcommel’hommeleplusrespectablequ’ileût jamaisconnuetcommesonamidecœur,ainsiqu’il seplaisaità ledire,bienque leurseuleaffinitéeûtétéleséchecs,entenduscommeundialoguedelaraisonetnoncommeunescience.ElleavaitsualorsqueJeremiahdeSaint-Amourétaitparvenuautermedesonagonieetqu’ilneluirestaitàvivrequeletempsnécessairepourécrirelalettre.Lemédecinnepouvaitlecroire:

«Desortequevoussaviez!»s’exclama-t-il.Nonseulementellesavait,confirma-t-elle,maisellel’avaitaidéàsupporterl’agonieaveclemême

amour qu’elle avait déployé pour l’aider à découvrir le bonheur. Parce que ses derniers onze moisn’avaientétériend’autrequececi:unecruelleagonie.«Votredevoirétaitdeledénoncer,ditlemédecin.

—Jenepouvaispasluifairecela,répondit-ellescandalisée:jel’aimaistrop.»LedocteurUrbino,quicroyaitavoirtoutentendu,n’avaitjamaisrienentendudesemblablequifûtdit

d’uneaussisimplefaçon.Illaregardaenface,sescinqsensenalerte,afindelafixerdanssonsouvenirtellequ’elleétaitencetinstant: impavidedanssarobenoire,ellesemblaituneidolefluvialeavecsesyeuxdeserpentetsaroseàl’oreille.Longtempsauparavant,suruneplagesolitaired’Haïtioùtousdeuxreposaient nus après l’amour, Jeremiah de Saint-Amour avait soupiré soudain : « Je ne serai jamaisvieux.»Elleavaitinterprétécelacommeunepropositionhéroïquedeluttersanstrêvecontrelesravagesdutemps,maisilfutplusexplicite:sadéterminationdes’ôterlavieàsoixanteansétaitirrévocable.

Il les avait eus en effet le 23 janvier précédent, et s’était fixé commeultime limite la veille de laPentecôte, laplusgrande fêtede lavilleconsacréeauSaint-Esprit. Iln’yavaitaucundétailde lanuitantérieure qu’elle ne connût d’avance et ils en avaient souvent parlé, souffrant ensemble le torrentirréparabledesjoursqueniluiniellenepouvaientarrêter.JeremiahdeSaint-Amouraimaitlavieavecunepassioninsensée,ilaimaitl’amouretlamer,ilaimaitsonchienetill’aimaitelle,etàmesurequeladate approchait il avait peu à peu succombé au désespoir comme si sa mort ne relevait pas d’unerésolutionpersonnellemaisd’undestininexorable.

«Hiersoir,quandjel’ailaisséseul,iln’étaitdéjàplusdecemonde»,dit-elle.Elleavaitvouluemmenerlechienmaisill’avaitcontempléquisomnolaitprèsdesbéquillesetl’avait

caresséduboutdesdoigts.Ilavaitdit:«JeregrettemaisMisterWoodwrowWilsons’envaavecmoi.»Tandisqu’ilécrivait,illuiavaitdemandédel’attacheraupieddulitetelleavaitfaitunfauxnœudafinquel’animalpûts’échapper.Celaavaitétésonseulgestededéloyauté,quejustifiaitledésirdecontinueràsesouvenirdumaîtredanslesyeuxhivernauxdesonchien.Mais ledocteurUrbinol’arrêtapour luidireque lechiennes’étaitpaséchappé.Elle luidit :«Alorsc’estqu’iln’apasvoulu.»Etelles’enréjouitcarellepréféraitaufondcontinuerd’évoquerl’amantmortdelafaçondontilleluiavaitdemandélaveille,lorsqu’ilavaitinterrompulalettredéjàcommencéeetl’avaitregardéepourladernièrefois:

«Porteuneroseensouvenirdemoi.»Elleétaitarrivéechezellepeuaprèsminuit.Elles’étaitallongéetouthabilléesurlelitpourfumer,

allumantunecigaretteaumégotdelaprécédente,afindeluidonnerletempsdeterminerlalettrequ’ellesavait longueetdifficile,etpeuavanttroisheures, lorsqueleschiensavaientcommencéd’aboyer,elleavaitfaitchaufferdel’eaupourlecafé,s’étaitvêtuededeuiletavaitcoupédanslejardinlapremièrerosedumatin.LedocteurUrbinoavait comprisdepuisunbonmomentdéjàavecquelle force il allaitchasserlesouvenirdecettefemmequinesauraitserédimeretilcroyaitenconnaîtrelaraison:seuleunepersonnedénuéedeprincipespouvaitêtreaussicomplaisanteenversladouleur.

Elleluidonnad’autresargumentsencorejusqu’àlafindelavisite.Ellen’iraitpasàl’enterrementcarainsi l’avait-ellepromisàl’amant,bienqueledocteurUrbinoeûtcrucomprendrelecontrairedansunparagraphedelalettre.Elleneverseraitpasunelarme,ellenegâcheraitpaslerestantdesesjoursàsemorfondreàpetitfeudanslebouillondeslarmesdelamémoirenines’enseveliraitvivantepourtisserson linceul entre cesquatremurs, comme il était bienvuque le fissent lesveuvesdupays.Ainsique

l’établissait la lettre,ellepensaitvendre lamaisondeJeremiahdeSaint-Amourquidésormaisétait lasienne avec tout ce qu’il y avait à l’intérieur, et elle continuerait de vivre comme d’habitude sans seplaindrederiendanscemouroirdepauvresoùelleavaitétéheureuse.

LaphraseharcelaledocteurJuvenalUrbinosurlecheminduretourverslamaison.«Cemouroirdepauvres.»Laqualificationn’étaitpasgratuite,carlaville,lasienne,àl’abridutemps,étaitégaleàelle-même: lavilleardenteetaridedesesterreursnocturnesetdesplaisirssolitairesdelapuberté,oùlesfleurs s’oxydaient et le sel se corrompait et où plus rien ne s’était passé en quatre cents ans sauf unvieillissementnonchalantentredeslauriersfanésetdesmaraispourris.Enhiver,desaversessoudainesetdévastatricesfaisaientdéborderleslatrinesettransformaientlesruesenbourbiersnauséabonds.Enétése faufilait jusque dans les recoins les plus protégés de l’imagination une poussière invisible et âprecomme une braise ardente, soulevée par des vents fous qui arrachaient les toitures et emportaient lesenfantsdanslesairs.Lesamedi,lagueusaillemétisseabandonnaitavecfracaslesbicoquesdetôleetdecarton des rives marécageuses, avec ses animaux domestiques et toute la quincaillerie pour boire etmanger,etoccupaitenunassautdejubilationlesplagescaillouteusesdelapartiecoloniale.Peud’annéesauparavant,quelques-unsparmilesplusvieuxportaientencorel’empreinteroyaledesesclavesmarquéeauferrougesurlapoitrine.Toutelafindelasemaineilsdansaientsanstrêve,sesoûlaientàmortavecdesalcoolsd’alambicsménagers,faisaientl’amourenlibertéentrelestaillisd’icaquiers,etledimancheàminuitilsmettaientenpiècesleurspropresbamboulaspardespeignéessanglantesdetouscontretous.C’étaitlamêmefouleimpétueusequilerestedelasemainesefaufilaitsurlesplacesetdanslesruellesdesvieuxquartiers,avecdeséventairescontenanttoutcequ’ilétaitpossibled’acheteretdevendre,etcommuniquaitàlavillemorteunefrénésiedefoirehumainefleurantlepoissonfrit:unevienouvelle.

Lafindeladominationespagnolepuisl’abolitiondel’esclavageavaientprécipitél’étatdedécadencehonorabledans lequel était né et avait grandi le docteur JuvenalUrbino.Lesgrandes familles d’antans’abîmaientensilenceàl’intérieurdeleursalcazarsdégarnis.Danslesencoignuresdesruespavéesquis’étaient révélées si efficaces en surprises de guerre et débarquements de boucaniers, les mauvaisesherbespendaientdesbalconsetouvraientdesfissuresjusquedanslesmurschaulésetsablésdesmaisonslesmieux tenues,etàdeuxheuresde l’après-midi,dans lapénombrede lasieste, leseulsignedevieétaient les languides exercices de piano.À l’intérieur des chambres fraîches et saturées d’encens, lesfemmes se protégeaient du soleil comme d’une contagion indigne et se couvraient le visage d’unemantille,mêmeauxpremièresmesses de l’aube.Leurs amours étaient lentes et difficiles,maintes foisperturbées par de sinistres présages, et la vie leur semblait interminable. Au crépuscule, à l’instantaccablantdelacirculation,montaitdesmaraisunetempêtedemoustiquescarnassiers,etundouxremugledemerdehumainechaudeettristeremuaitaufonddel’âmelacertitudedelamort.

Car la vie même de la ville coloniale, que le jeune Juvenal Urbino idéalisait parfois dans sesmélancoliesparisiennes,n’étaitalorsqu’uneillusiondelamémoire.AuXXVIIIe siècle,soncommerceavaitété leplusprospèredesCaraïbessurtoutparcequ’elleavaiteu leprivilège ingratd’être leplusgrandmarchéd’esclavesafricainsdesAmériques.Elleétaitenoutrelarésidencehabituelledesvice-roisdelaNouvelle-Grenade,quipréféraientgouvernerici,faceàl’océandumonde,etnondanslacapitaledistanteetglacéedontlabruineséculaireleurchamboulaitlesensdesréalités.PlusieursfoisparanseconcentraientdanslabaiedesflottesdegalionschargésdesfortunesdePotosi,deQuito,deVeracruz,etla ville vécut alors ce qui furent ses années de gloire. Le vendredi 8 juin 1708, à quatre heures del’après-midi,legalionSanJosé,quivenaitdeleverl’ancrepourCadixavecunchargementdepierresetdemétaux précieux valant un demi-milliard de pesos de l’époque, fut coulé par une escadre anglaisedevantl’entréeduport,etdeuxlongssièclesplustard,iln’avaitpasencoreétéremonté.Cettefortunequigisait sur des fonds de coraux, avec le cadavre flottant du capitaine penché sur le côté au poste de

commandement, était souvent évoquée par les historiens comme l’emblèmede la ville noyée dans sessouvenirs.

De l’autre côté de la baie, dans le quartier résidentiel de laManga, lamaison du docteur JuvenalUrbino appartenait à un autre temps.Elle était grande et fraîche, deplain-pied et avecunportiquedecolonnes doriques sur la terrasse extérieure d’où l’on dominait l’étang de miasmes et de débris denaufrages qu’était la baie. Depuis la porte d’entrée jusqu’à la cuisine, le sol était couvert de dallesblanchesetnoiresenformed’échiquierquel’onavaitplusd’unefoisattribuéesàlapassiondominantedudocteurUrbinosanspenserquec’étaitunefaiblessecommunedesmaîtresd’œuvrecatalansqui,audébut du siècle, avaient construit ce quartier de nouveaux riches. Le grand salon, avec de très hautsplafonds,commedanstoutelamaison,etsixportes-fenêtresdonnantsurlarue,étaitséparédelasalleàmangerparuneportevitréeethistoriéedesarmentsdevigne,depampresetdejouvencellesséduitespardesfaunesjouantdupipeaudansunbocagedebronze.Lesmeublesd’apparat,jusqu’àl’horlogedusalonquiavaitlaprésenced’unesentinellevivante,étaienttousfindesiècleetanglaisd’origine,leslamesdeslustresdeVeniseétaientencristalderoche,etpartoutilyavaitdescruches,desvasesdeSèvresetdesstatuettesd’idyllespaïennesenalbâtre.Maiscettecohérenceeuropéennecessaitdanslesautrespartiesde la maison où les fauteuils d’osier se mêlaient aux berceuses viennoises et aux tabourets de cuird’artisanatlocal.Dansleschambres,outreleslits,ilyavaitdesplendideshamacsdeSanJacintoaveclenomdupropriétairebrodéenlettresgothiquesaufildesoieetdesfrangescoloréesauxlisières.L’espaceconçuàl’originepourlesdînersdegala,suruncôtédelasalleàmanger,avaitététransforméenpetitsalon demusique où l’on donnait des concerts intimes lorsque venaient des interprètes célèbres. Lesdalles avaient été recouvertes de tapis persans achetés à l’Exposition universelle de Paris afind’améliorerlesilencedelapièce,unphonographedemodèlerécentétaitposéprèsd’uneétagèreavecdesdisquesbien rangéset,dansuncoin, recouvertd’unchâledeManille, se trouvait lepianodont ledocteur Urbino ne jouait plus depuis des années. Dans toute la maison on remarquait le jugement etl’attentiond’unefemmequiavaitlespiedssurterre.

Cependant,nulautreendroitnerévélaitautantdesolennitéméticuleusequelabibliothèque,sanctuairedudocteurUrbinoavantquelavieillessenel’emportât.Là,autourdubureauennoyerdesonpèreetdesbergèresde cuir capitonné, il avait fait couvrir lesmurs etmême les fenêtresde rayonnagesvitrés, etplacédansunordrepresquedémentieltroismillelivresidentiquesreliésenmaroquinavec,surleflanc,ses initialesen lettresdorées.À l’inversedesautrespiècesquiétaientà lamercidu tohu-bohuetdesmauvaisesodeursduport,labibliothèqueavaittoujourspossédélesecretetlasenteurd’uneabbaye.Néset élevés dans la superstition caraïbe qu’il suffit d’ouvrir portes et fenêtres pour faire apparaître unefraîcheurquienréalitén’existepas,ledocteurUrbinoetsafemmeavaienteu,audébut,lecœuroppresséparlaclaustration.Maisilsavaientfiniparsepersuaderdesbienfaitsdelaméthoderomainecontrelachaleur,laquelleconsistaitàmaintenirlesmaisonsferméesdanslatorpeurdumoisd’aoûtafinquel’airbrûlantdesruesn’ypénétrâtpas,etàlesouvrirdepartenpartauxventsdelanuit.Depuislors,sousledursoleildelaManga,lasienneétaitlaplusfraîche,etc’étaitunbonheurquedefairelasiestedanslapénombredes chambresoude s’asseoir en find’après-midi sous leportiquepour regarderpasser lescargos de La Nouvelle-Orléans, lourds et cendrés, et les bateaux fluviaux à roues de bois dont leslumières,dans lecrépuscule,purifiaientcommeunsillagedemusiques ledépotoirstagnantde labaie.Elle était aussi la mieux protégée lorsque, de décembre à mars, les alizés du nord pulvérisaient lestoituresetpassaienttoutelanuitàluirôderautour,commedesloupsaffamésàlarecherched’unefenteoùs’engouffrer.Nuljamaisnepensaquelecoupleétablisurdetellesfondationspûtavoirquelqueraisondenepasêtreheureux.

Entoutcas,ledocteurUrbinonel’étaitpascematin-làlorsqu’ilrentrachezluipeuavantdixheures,troublé par les deux visites qui non seulement lui avaient fait manquer la messe de Pentecôte et de

surcroîtmenaçaientde le transformerenunautrehommeàunâgeoù toutdéjàparaissaitconsommé.Ilvoulait piquer un somme avant de se rendre au déjeuner de gala du docteurLácidesOlivella,mais iltrouvalesdomestiqueseneffervescencequitentaientd’attraperleperroquet,lequels’étaitenvoléjusquesurlaplushautebranchedumanguierquandonl’avaitsortidelacagepourluicouperlesailes.C’étaitunperroquetdépluméetmaniaquequiparlaitnonquandonleluidemandaitmaisauxmomentslesplusinopportunsetavecuneclartéetunusagedelaraisoncommeonenvoyaitpeuchezleshumains.IlavaitétéapprivoiséparledocteurUrbinolui-mêmecequiluiavaitvaludesprivilègesdontnuldanslafamillen’avaitjamaisbénéficié,pasmêmelesenfantsquandilsétaientpetits.

Ilétaitdanslamaisondepuisplusdevingtansetpersonnenesavaitcombiend’annéesilavaitvécuauparavant.Touslesaprès-midi,aprèslasieste,ledocteurUrbinos’asseyaitavecluisurlaterrassedujardinquiétaitl’endroitleplusfraisdelamaison,etilavaitfaitappelauxressourceslesplusarduesdesapassionpédagogiquepourque leperroquetapprîtàparler le françaiscommeunacadémicien.Puis,parvicedelavertu,illuiavaitenseignéàaccompagnerlamesseenlatinainsiquedesmorceauxchoisisde l’Evangile selon saintMatthieu et essayé, sans succès, de lui inculquer une notionmécanique desquatreopérations.D’undesesderniersvoyagesenEurope ilavait rapporté lepremierphonographeàpavillonavecdenombreuxdisquesdechanteursà lamode,etd’autresdesescompositeursclassiquesfavoris. Jour après jour, sans relâche, pendant plusieurs mois, il avait fait entendre au perroquet leschansonsd’YvetteGuilbertetd’AristideBruantquiavaientfaitlesdélicesdelaFrancedusiècledernier,etl’oiseaulesavaitapprisesparcœur.Illeschantaitavecunevoixdefemmeoudeténor,selonlecas,etterminait par d’énormes éclats de rire libertins qui étaient un magistral écho de ceux lancés par lesservantesquandelles l’entendaient chanter en français.La renomméede ses espiègleries était allée siloinquecertainsvoyageursdistinguésqui arrivaientdeprovince sur lesbateaux fluviauxdemandaientparfois lapermissiondelevoir,etqu’unjourdes touristesanglais,commeilenvoyageaitbeaucoupàcetteépoquesurlescargosbananiersdeLaNouvelle-Orléans,voulurentl’acheterquelqu’enfûtleprix.CependantilatteignitlesommetdesagloirelejouroùleprésidentdelaRépublique,donMarcoFidelSuarez, et son cabinet de ministres au grand complet vinrent jusqu’à la maison pour constaterl’authenticitédesacélébrité.Ilsarrivèrentverstroisheuresdel’après-midi,étouffantsousleshauts-de-formeetlesredingotesdedrapqu’ilsn’avaientpasquittésentroisjoursdevisiteofficiellesouslecielincandescentdumoisd’août,etdurentrepartiraussiintriguésqu’ilsétaientvenuscardurantdeuxheuresdésespérantesleperroquetrefusadeprononcerlamoindresyllabe,endépitdessuppliques,desmenaceset de la honte publique du docteurUrbino qui s’était entêté dans cette invitation témérairemalgré lessagesmisesengardedesonépouse.

Queleperroqueteûtconservésesprivilègesaprèscetteoutrecuidancehistoriqueavaitétélapreuvefinaledesesprérogativessacrées.Nulautreanimaln’étaitacceptédanslamaison,àpart la tortuequiétait réapparuedans lacuisine troisouquatreansaprèsqu’on l’avaitcrueperduepour toujours.C’estqu’onnelaconsidéraitpascommeunêtrevivantmaisplutôtcommeunporte-bonheurminéraldontonnesavaitjamaisdesciencecertaineoùilsetrouvait.LedocteurUrbinoserefusaitàadmettrequ’ildétestaitles animaux et le dissimulait par toutes sortes de fables scientifiques et prétextes philosophiques quiétaient convaincants pour beaucoupmais pas pour sa femme. Il disait que ceux qui les aimaient avecexcèsétaientcapablesdespirescruautésenvers lesêtreshumains. Ildisaitque leschiensnesontpasfidèlesmaisserviles,queleschatssontopportunistesettraîtres,quelespaonsportentsurleurqueueleblason de la mort, que les cacatoès ne sont que de fâcheux ornements, que les lapins fomentent lacupidité,que lessinges transmettent la fièvrede la luxureetque lescoqssontmauditsparcequ’ilssesontprêtésàcequeleChristfûttroisfoisrenié.

Enrevanche,FerminaDaza,sonépouse,quiétaitalorsâgéedesoixante-douzeansetavaitperdusadémarche de biche des temps anciens, était une idolâtre irrationnelle des fleurs équatoriales et des

animauxdomestiques.Audébutdesonmariage,elleavaitprofitédesonamourtoutneufpourenavoirchez elle plus que ce que le bon sens recommande. D’abord ce furent trois dalmatiens aux nomsd’empereursromainsquis’entre-dévorèrentpourlesfaveursd’unefemelleportantavechonneurlenomdeMessalinecarilluifallaitplusdetempspourmettrebasneufchiotsquepourenconcevoirdixautres.Puisvinrentleschatsd’Abyssinieauprofild’aigleetauxmœurspharaoniques,lessiamoisloucheurs,lespersans de cour aux yeux orangés qui erraient dans les alcôves comme des ombres fantomatiques etcharivarissaientlesnuitsparleshurlementsdeleursébatsamoureux.Pendantquelquesannées,enchaînépar la tailleaumanguierdu jardin, ilyeutunsinged’Amazoniequi suscitaitunecertainecompassionparcequ’ilavaitlefacièstourmentédel’archevêqueObdulioyRey,lamêmecandeurdansleregardetlamêmeéloquencedesmains,maisFerminaDazadutsedébarrasserdeluinontantpourcetteraisonqu’àcausedesamauvaisehabitudedesesatisfaireenl’honneurdesdames.

Ilyavaittoutessortesd’oiseauxduGuatemaladanslescagesdescorridors,desbutorsprémonitoires,deshéronsdemaraisauxlonguespattesjaunesetunjeunecerfquipassait latêteparlesfenêtrespourmangerlesanthuriumsdanslesvases.Peuavantladernièreguerrecivile,lorsqu’onavaitmentionnépourlapremièrefoisunepossiblevisitedupape,ilsavaientfaitvenirduGuatemalaunoiseaudeparadisquiavaitmisplusdetempsàarriverqu’àretournerchezluiquandonavaitapprisquel’annonceduvoyagepontificaln’étaitqu’unegaléjadedugouvernementpourcollerlafrousseauxconjuréslibéraux.Unjour,sur lesvoiliersdescontrebandiersdeCuraçao, ilsachetèrentunecageen filde feravecsixcorbeauxparfuméspareilsàceuxqueFerminaDazaavaiteus,enfant,danslamaisonpaternelleetqu’ellevoulaitcontinuerd’avoirunefoismariée.Maispersonnen’avaitpusupporterlesbattementsd’ailescontinusetleseffluvesdecouronnesdemortsquiempestaientlamaison.Ilsavaientaussirapportéunanacondalongdequatremètresdont lessoupirsdechasseur insomniaqueperturbaient l’obscuritédeschambresaprèsqu’ilseurentobtenudeluicequ’ilsvoulaient,àsavoirépouvanterdesonhaleinemortelleleschauves-souris,lessalamandresetlesnombreusesespècesd’insectesnuisiblesquienvahissaientlamaisonàlasaisondes pluies.À l’époque, il suffisait au docteur JuvenalUrbino, fort sollicité par ses obligationsprofessionnelles et fort absorbé par son ascension civique et culturelle, d’imaginer que sa femme, aumilieudetoutescesabominablescréatures,étaitnonseulementlaplusbelledetouteslesCaraïbesmaisaussilaplusheureuse.Pourtant,unsoirdepluie,autermed’unejournéeépuisante, il trouvalamaisondansunétatdedésastrequilemitenfacedesréalités.Depuislesalonderéceptionjusqu’oùportaitlavue,ilyavaituneenfiladed’animauxmortsflottantdansunemaredesang.Lesservantes,grimpéessurleschaisesetnesachantquefaire,n’enfinissaientpasdeseremettredelapaniquedumassacre.

Lefaitestqu’undesmâtinsallemands,rendufouparunsoudainaccèsderage,avaitdéchiquetétoutanimal,dequelqueespècequ’ilfût,setrouvantsursonchemin.Jusqu’àcequelejardinierdelamaisonvoisineeûtlecouragedel’affronteretdeletaillerenpiècesàcoupsdemachette.Commeonnesavaitpascombienilenavaitmorduoucontaminédesabaveécumanteetverte, ledocteurdonnal’ordredetuerlessurvivantsetd’incinérerlescorpsdansunchampéloigné,etildemandaauxservicesdel’hôpitaldelaMiséricordededésinfecterlamaisondefondencomble.Laseulequienréchappavivanteparcequepersonnenes’étaitsouvenud’ellefutlatortueporte-bonheurqui,enréalité,étaitunmorrocoymâle.

FerminaDazadonnapour lapremièrefois raisonàsonmaridansuneaffairedeménageetpendantlongtemps elle se garda de parler d’animaux. Elle se consolait avec les planches en couleurs del’«Histoirenaturelle»deLinnéqu’elleavait faitencadreretaccrocherauxmursdusalon,etelleeûtsansdouteperdutouteespérancedevoirunanimalchezellesiunbeaumatindesvoleursn’avaientforcéune des fenêtres de la salle de bains et n’avaient emporté la ménagère en argent, héritage de cinqgénérations.LedocteurUrbinofitposerdesdoublescadenasauxfermeturesdesfenêtres,barricadalesportesdel’intérieuravecdesbarresdefer,rangealesobjetsdevaleurdanslecoffre-fortetadopta,bienque sur le tard, la coutume guerrière de dormir avec le revolver sous l’oreiller.Mais il s’opposa à

l’achat d’un chien de garde, vacciné ou non, libre ou enchaîné, les voleurs dussent-ils le laisser encaleçons.

«Danscettemaison,quineparlepasn’entrepas.»Ilprononçacesmotspourcoupercourtauxargutiesdesafemmequis’obstinaitunenouvellefoisà

acheterunchien,sansimaginerunesecondequecettegénéralisationhâtiveluicoûteraitlavie.FerminaDaza,dontlecaractèreimpétueuxs’étaitatténuéavecl’âge,attrapaauvollaparoleimprudentedesonmari:quelquesmoisaprès l’effractionelleretournasur lesvoiliersdeCuraçaoetachetaunperroquetroyaldeParamariboquine savaitdire autrechosequedesblasphèmesdemarins,maisd’unevoix sihumainequ’ilvalaitbienleprixexcessifdedouzecéntimos.

Ilétaitdebonnerace,pluslégerqu’ilneleparaissait,aveclatêtejauneetlalanguenoire,seulefaçonde le distinguer des perroquets de mangliers qui n’apprenaient pas à parler, pas même avec dessuppositoiresdetérébenthine.LedocteurUrbino,bonperdant,s’inclinadevantl’astucedesonépouse,etfut lui-même surpris de l’amusement qu’il éprouvait devant les progrès du perroquet affolé par lesservantes. Les après-midi de pluie, lorsqu’il avait le plumage trempé comme une soupe, sa langue sedéliait de joie et il disait des phrases d’autrefois qu’il n’avait pu apprendre dans la maison et quipermettaient de penser qu’il était plus vieux qu’il ne le paraissait. La dernière réticence dumédecins’effondraunenuitque lesvoleurs tentèrentde se faufilerparunœil-de-bœufde la terrasseetque leperroquet lesépouvantapardesaboiementsdemâtinqui,eussent-ilsétéréels,n’auraientpuêtreaussivrais, et en criant « gredins, gredins, gredins », deux initiatives salvatrices qu’on ne lui avait pasenseignéesàlamaison.Àpartirdelà,ledocteurUrbinolepritsoussaprotectionetfitconstruiresouslemanguierunperchoir avecun récipientpour l’eauetun autrepour lespâtéesdebanane, enplusd’untrapèze pour ses cabrioles. De décembre à mars, lorsque les nuits devenaient plus fraîches et quel’intempérie se faisait invivableàcausedesbrisesdunord,on le laissaitdormirdans leschambresàl’intérieur d’une cage protégée par une couverture, bien que le docteur Urbino soupçonnât sa morvechroniqued’êtredangereusepourlabonnerespirationdeshumains.Pendantdenombreusesannéesonluirognalesplumesdesailes,etonle laissait librededéambulerà loisirdesonpasbancrochedevieuxsoudard.Unjourilsemitàfairedesgrâcesd’acrobatesurlespoutresdelacuisineettombadanslepot-au-feuenhurlantun«sauvequipeut»aumilieudesoncharabiadeflibustier,maissabonneétoilevoulutquelacuisinièreparvîntàlerepêcheraveclalouche,échaudéetdéplumé,maisvivant.Depuislorsonlelaissadans sa cagemêmependant la journée, encroyant à tortqu’enfermés lesperroquetsoublient cequ’ilsontappris,etonnelesortaitqueversquatreheures,àlafraîche,pourlescoursdudocteurUrbinosurlaterrassedujardin.Personnenes’avisaàtempsqu’ilavaitlesailestroplonguesetcematin-làons’apprêtaitàlesluicouperlorsqu’ils’échappatoutenhautdumanguier.

Troisheuresplustardonn’avaitpasréussiàl’attraper.Lesservantes,avecl’aidedeleursvoisines,avaienteurecoursàtoutessortesderusespourlefairedescendremais,cabochard,ilnebougeaitpasdesaplaceetcriait,ensetordantderire,«vivelepartilibéral,bondieudemerde,vivelepartilibéral»,un cri téméraire qui avait coûté la vie à plus d’un joyeux pochard.Le docteurUrbino le distinguait àpeineentrelesfeuillagesettentadeleconvaincre,enespagnold’abordpuisenfrançaisetmêmeenlatin,etleperroquetluirépondaitdanslesmêmeslanguesaveclamêmeemphaseetlemêmetimbredevoix,maissanspourautantbougerdesonrepaire.Convaincuqueparladouceurpersonnen’yparviendrait,ledocteurUrbinoordonnad’appeleràlarescousselespompiers,sonjouetciviqueleplusrécent.

Encore peu de temps auparavant en effet, les incendies étaient éteints par des volontaires à l’aided’échelles de maçons et de seaux d’eau charriés d’où et comme on pouvait et le désordre de leursméthodes était tel qu’ils causaient parfois plus de dégâts que le feu lui-même. Mais depuis l’annéeprécédente, grâce à une collecte lancée à l’initiative de la Société des améliorations publiques dontJuvenalUrbino était président honoraire, il y avait un corps de sapeurs-pompiers professionnel et un

camion-citerneavecunecloche,unesirèneetdeuxtuyauxàpression.Ilsétaientàcepointàlamodequedanslesécolesonarrêtaitlescourslorsqu’onentendaitlesclochesdeséglisessonneràtoutevolée,afinque les enfants pussent les regarder combattre le feu. Au début ils ne faisaient rien d’autre.Mais ledocteur Urbino raconta aux autorités municipales comment à Hambourg il avait vu les pompiersressusciterunenfantretrouvégelédansunecaveaprèsunechutedeneigequiavaitdurétroisjours.Illesavait vus aussi, dans une ruelle deNaples, descendre unmort dans son cercueil depuis le balcon dudixième étage car les escaliers de l’immeuble étaient si tortueux que la famille n’avait pu le porterjusqu’àlarue.C’estainsiquelespompiersdelavilleapprirentàrépondreàd’autresurgencesetquel’école de médecine leur dispensa un enseignement spécial de premiers secours pour les accidentsmineurs.Iln’étaitdoncpassaugrenudutoutdeleurdemanderdefairedescendred’unarbreunperroquetdistinguéquipossédaitautantdeméritesqu’ungentleman.LedocteurUrbinoprécisa:«Dites-leurquec’estdemapart.»Et ilalladanssachambres’habillerpourledéjeunerdegala.Lefaitestqu’encetinstant, accablé comme il l’était par la lettre de Jeremiah de Saint-Amour, le sort du perroquet nel’inquiétaitguère.

Fermina Daza avait revêtu un chemisier de soie, large et flou, dont la taille descendait jusqu’auxhanches,etelleportaitunsautoirdeperlesvéritableslongdesixrangsinégaux,ainsiquedessouliersdesatinàhautstalonsqu’ellenemettaitquepourdesoccasionstrèssolennellescarsonâgeluipermettaitàpeinedetelsabus.Cettetoiletteàlamodesemblaitpeuconveniràunevénérablegrand-mèremaiselleseyaitfortbienàlalongueossaturedesoncorps,minceetdroit,àsesmainsélastiquessansuneseuletavelure,àsescheveuxbleuaciercoupésendiagonaleàhauteurdesjoues.Desaphotodemariageseulsdemeuraientlesyeuxenamandesdiaphanesetunearrogancedenaissance,maiscequel’âgeluiavaitôtélecaractèreleluirendaitetlecœurl’encomblait.Ellesesentaitbien:lescorsetsdeferséculaires,lestaillescompriméeset leshanchesrehausséespardesartificesenchiffonétaientloin.Lescorpslibérésrespiraientàleuraiseetsemontraienttelsqu’ilsétaient.Mêmeàsoixante-douzeans.

LedocteurUrbinolatrouvaassiseàsacoiffeuse,souslesailesindolentesduventilateurélectrique,coiffantunchapeauclocheornédeviolettesen feutre.Lachambreétaitgrandeet radieuse,avecun litanglaisprotégéparunemoustiquairedetullerose,etdeuxfenêtresouvrantsurlesarbresdujardinparlesquellesentrait levacarmedescigalesdéconcertéespar lesprésagesdepluie.Depuis son retourdevoyagedenoces,FerminaDazachoisissaitlesvêtementsdesonmariselonletempsetl’occasion,etlaveilleellelesluiposaitenordresurunechaiseafinqu’illestrouvâtprêtsensortantdelasalledebains.Elleneserappelaitplusquandelleavaitcommencéàl’aideràs’habillerpuisàl’habillertoutcourt,etelle était consciente qu’audébut elle avait agi par amourmais quedepuis cinqou six ans elle devaitcoûtequecoûtelefaireparcequ’ilnepouvaitpluss’habillerseul.Ilsvenaientdecélébrerleursnocesd’or et ne savaient vivre un seul instant l’un sans l’autre ou sans penser l’un à l’autre, et le savaientd’autant moins que la vieillesse s’intensifiait. Ni lui ni elle ne pouvaient dire si cette servituderéciproqueétaitfondéesurl’amourousurleconfort,maisilsnes’étaientjamaisposélaquestiondufonddeleurcœurparcequetousdeuxdepuistoujoursavaientpréféréignorerlaréponse.Elleavaitdécouvertpeu à peu les pas incertains de sonmari, ses sautes d’humeur, les failles de samémoire, sa récentehabitude de sangloter en dormant, et ne les avait pas identifiés comme les signes incontestables del’oxydation finalemais commeun retour heureux à l’enfance.C’est pourquoi elle ne le traitait pas envieillarddifficilemaisenenfantsénileetceleurrefutpourtousdeuxprovidentielscarillesmitàl’abridelacompassion.

Biendifférenteeûtétéleurvies’ilsavaientsuàtempsqu’ilestplusfaciledecontournerlesgrandescatastrophesconjugalesquelesminusculesmisèresdetouslesjours.Maiss’ilsavaientensembleapprisunechose,c’étaitquelasagessevientànouslorsqu’ellenesertplusàrien.FerminaDazaavaitsupportédemauvaisegrâce,pendantdes années, les réveils enjouésde sonmari.Elle s’accrochait auxultimes

filamentsdusommeilafindenepasaffronterlefatalismed’unautrematinremplidesinistresprésagestandisqueluis’éveillaitavecl’innocenced’unnouveau-né:chaquenouvellejournéeétaitunejournéedegagnée.Ellel’entendaitseréveillerauchantducoq,etsonpremiersignedevieétaitunetouxsansrimeni raison qui semblait destinée à la réveiller elle aussi. Elle l’entendait rouspéter dans le seul but del’embêtertandisqu’ilcherchaitàl’aveuglettesespantouflessansdouteaupieddulit.Ellel’entendaitsefrayeruncheminjusqu’àlasalledebainsentâtonnantdansl’obscurité.Auboutd’unedemi-heurepasséedanssonbureauetalorsqu’elles’étaitrendormie,ellel’entendaitrevenirpours’habillersansallumerlalampe.Unjour,aucoursd’undivertissementdesalon,onluiavaitdemandéquelledéfinitionilpouvaitdonner de lui-même et il avait répondu : « Je suis un homme qui s’habille dans les ténèbres. » Ellel’entendait,toutàfaitconscientequ’aucundecesbruitsn’étaitindispensableetqu’illesfaisaitexprèsenfeignantlecontraire,demêmequ’elleétaitréveilléeetfeignaitdenepasl’être.Sesraisonsàluiétaientprécises:jamaisiln’avaitautantbesoind’elle,vivanteetlucide,qu’encesminutesd’angoisse.

Nullen’étaitplusélégantequ’elledanslesommeil,évoquantl’esquissed’unedanse,unemainsurlefront,maisenrevanchenullen’étaitplusférocelorsqu’onperturbaitsonbien-êtresensueldesecroireendormiealorsqu’ellenel’étaitplus.LedocteurUrbinosavaitqu’elleguettaitlemoindredesesbruitsetqu’elle l’en auraitmême remercié pour avoir quelqu’un sur qui rejeter la faute de la réveiller à cinqheuresdumatin.Aupointquelorsqu’illuiarrivaitdetâtonnerdanslesténèbresparcequ’ilnetrouvaitpassespantouflesà l’endroithabituel,elledisaitsoudaind’unevoixsomnolente :«Tu lesas laisséeshiersoirdanslasalledebains.»Etaussitôt,lavoixréaniméeparlarage,elleécumait:

«Lepiredanscettemaison,c’estqu’onnepeutmêmepasdormir.»Alors elle se retournait dans le lit, allumait la lampe sans lamoindre clémence envers elle-même,

heureusedesapremièrevictoiredujour.Aufond,ilsjouaienttouslesdeuxunjeumythiqueetperversmais par làmême réconfortant : un plaisir dangereux parmi tous ceux de l’amour domestiqué. Ce futpourtantàcausedeces jeux triviauxque leurs trentepremièresannéesdeviecommunemanquèrentenresterlà,parcequ’unjouriln’yeutpasdesavondanslasalledebains.

Tout avait commencé avec la simplicité routinière. Le docteur Juvenal Urbino était entré dans lachambre,auxtempsoùilprenaitsonbainsansaide,etavaitcommencéàs’habillerdansl’obscurité.Elleétait,commed’habitudeàcetteheure,dansunétatdetiédeurfœtale,lesyeuxfermés,larespirationténue,etcebrasdedansesacraleau-dessusdelatête.Elleétaitàdemiéveillée,ainsiquedecoutume,etillesavait.Aprèsunlongbruissementdelinamidonnédanslenoir,ledocteurUrbinoditpourlui-même:

«Çafaitaumoinsunesemainequejemelavesanssavon.»Alorselles’éveillatoutàfait,sesouvint,etderages’enpritaumondeentiercarelleavaiteneffet

oublié de remettre du savondans la salle de bains.Trois jours auparavant, alors qu’elle était sous ladouche,elleavaitremarquéqu’iln’yenavaitplus,s’étaitditqu’elleenferaitapporterunplustard,maisplustardelleavaitoubliédemêmequelelendemain.Letroisièmejourlamêmechoses’étaitproduite.Enréalitécelanefaisaitpasunesemaine,commeilledisaitpourqu’ellesesentîtpluscoupableencore,maistroisimpardonnablesjours,etlafureurdesesavoirpriseenfauteterminadelamettrehorsd’elle-même.Commetoujours,poursedéfendreelleattaqua.

«Moijemesuislavéetouslesjours,cria-t-elleécumante,etilyavaitdusavon.»Bien qu’il connût par cœur ses tactiques guerrières, cette fois il ne put les supporter. Sous un

quelconqueprétexteprofessionnel,ils’installadansleschambresdegardedel’hôpitaldelaMiséricordeetilnerentraitchezluiquepourchangerdelingeenfind’après-midi,avantsesconsultationsàdomicile.Lorsqu’ellel’entendaitarriverelleserendaitdanslacuisine,feignantd’êtreoccupéeetyrestaitjusqu’aumoment où elle percevait dans la rue les pas des chevaux de la voiture. Durant les trois mois quisuivirent,chaquefoisqu’ilstentèrentd’apaiserladiscordeilsnefirentquel’attiser.Iln’étaitpasdisposéà revenir tant qu’elle n’admettrait pas que la salle de bains avaitmanqué de savon et elle n’était pas

disposée à le recevoir tant qu’il ne reconnaîtrait pas qu’il avait en toute conscience menti pour latourmenter.

L’incident,biensûr,leurdonnal’occasiond’enévoquerd’autres,maintsautresreprochesmultiplesetminusculesde tant d’autresmatinsdifficiles.Certaines rancunes en réveillèrentd’autres, rouvrirent devieilles cicatrices, les transformèrent en blessures toutes neuves, et l’un comme l’autre prirent peurdevantlaconstatationaffligeantequ’entantd’annéesdebataillesconjugalesilsn’avaientfaitqueruminerdesrancœurs.Ilenvintàluiproposerd’accepterensembleuneconfessionpublique,devantl’archevêquesibesoinétait,afinqueDieudécidât,enunultimearbitrage,s’ilyavaiteuounondusavonsurleporte-savondelasalledebains.Alors,ellequiavaittoujourstenubonsursesétrierslesperditcettefoisdansuncrihistorique:

«Quel’archevêqueaillesefairefoutre!»L’injureébranlajusqu’auxfondationsdelaville,futàl’originederagotsdifficilesàdémentiretresta

inscritedans leparlerpopulairesurunairdecarmagnole:«Que l’archevêqueaillese faire foutre !»Conscientequ’elleavaitdépassélesbornes,elledevançalaréactionqu’elleattendaitdesonépouxetlemenaçad’aller s’installer touteseuledans lavieillemaisonpaternellequi luiappartenaitencore,bienqu’elle fût louée à l’administration qui y avait installé ses bureaux. Ce n’était pas une bravade : ellevoulaitpartirpourdevrai,auméprisduscandalepublic,etsonmarilecompritàtemps.Iln’eutpaslecouragededéfiersespréjugés:ilcéda.Nonqu’iladmîtqu’ilyavaitdusavondanslasalledebainscarc’eûtétéinsulteràlavéritémaisilacceptadecontinueràvivresouslemêmetoit,enfaisantchambreàpart et sans lui adresser la parole. Ainsi mangeaient-ils, contournant la situation avec tant d’habiletéqu’ilss’envoyaientdesmessagesd’unboutàl’autredelatableparl’intermédiairedesenfantssansqueceux-ciserendissentcomptequ’ilsneseparlaientpas.

Comme dans son bureau il n’y avait pas de salle de bains, la formule résolut le conflit des bruitsmatinaux parce qu’il venait faire sa toilette après avoir préparé son cours et prenait de réellesprécautions pour ne pas réveiller son épouse. Ils s’y trouvaient souvent ensemble et se brossaient lesdents chacun leur tour avant d’aller dormir. Au bout de quatre mois il se coucha un soir dans le litconjugal alors qu’elle sortait de la salle de bains, et s’endormit. Elle se coucha à côté de lui sansménagementsafinqu’ilseréveillâtets’enallât.Ilseréveillaàdemi,eneffet,maisaulieudeseleveriléteignitlalampedechevetetsepelotonnasurl’oreiller.Elleluisecoual’épaulepourluirappelerqu’ildevaitallerdanssonbureaumaislui,deretourdanslelitdeplumedesarrière-grands-parents,sesentaitsibienqu’ilpréféracapituler.

«Laisse-moirester,dit-il.Ouiilyavaitdusavon.»Lorsqueauseuildelavieillesseilssesouvenaientdecetépisode,niluiniellenepouvaientcroire

quecettealtercationeûtété laplusgraveenundemi-siècledeviecommune,et laseulequi leuravaitdonnéàtousdeuxl’enviedefaireunfauxpasetderecommencerlavied’uneautrefaçon.Mêmevieuxetapaisésilsévitaientdel’évoquercarlesblessuresàpeinecicatriséesseremettaientàsaignercommesiellesdataientd’hier.

IlfutlepremierhommequeFerminaDazaentendituriner.Ellel’entenditlanuitdeleursnocesdanslacabinedubateauquilesemmenaitenFrancealorsqu’elleétaitépuiséeparlemaldemer,etlebruitdecetorrentchevalinluisemblasipuissantetinvestidetantd’autoritéquelacrainted’unanéantissementaccrutsaterreur.Cesouvenirluirevenaitsouventenmémoireàmesurequelesannéesaffaiblissaientlejet,carjamaisellen’avaitpuserésigneràcequ’illaissâtleborddelacuvettemouillétouteslesfoisqu’ill’utilisait.LedocteurUrbinotentaitdelaconvaincre,avecdesargumentsfacilesàcomprendrepourquivoulaitlesentendre,quecetincidentquotidiensereproduisaitnonparmanquedesoindesapartmaispourdesraisonsorganiques:sonjetdejeunehommeétaitàcepointnetetdirectqu’aucollègeilavaitgagnédesconcoursde remplissagedebouteillesàdistance,maisavec l’usurede l’âge il avaitdécru,

étaitdevenuoblique,s’étaitramifiéetavaitfiniparn’êtreplusqu’unesourcedefantaisie,impossibleàdirigerendépitdesesnombreuxeffortspourleredresser.Ildisait:«Lescabinetsontdûêtreinventéspar quelqu’un qui ne connaissait rien aux hommes. » Il contribuait à la paix du ménage par un actequotidien qui tenait plus de l’humiliation que de l’humilité : il essuyait avec du papier hygiénique lesbordsdelacuvettechaquefoisqu’ils’enservait.Elle lesavaitmaisnedisait jamaisrientantquelesvapeursammoniacalesn’étaientpastropévidentes,ouleproclamaitcommequieûtdécouvertuncrime.«Çapue lacageà lapins.»Auseuilde lavieillesse,cemêmeembarrasducorps inspiraaudocteurUrbinolasolutionfinale:ilurinaitassis,commeelle,cequilaissaitlacuvettepropreetlelaissaitluienétatdegrâce.

Déjàverscetteépoque il se suffisait àpeineà lui-mêmeetuneglissadedans la salledebainsquiauraitpuluiêtrefatalelemitengardecontreladouche.Lamaison,bienquemoderne,nepossédaitpasde ces baignoires en zincmontées sur pattes de lion comme on en usait d’ordinaire dans les grandesdemeuresdelavieilleville.Il l’avaitfaitôtereninvoquantunargumenthygiénique : labaignoireétaitunedesmultiplescochonneriesdesEuropéens,lesquelsnesebaignaientquelederniervendredidumoisetquiplusestdansunbouillonsaliparlesmêmessaletésdontilsprétendaientdébarrasserleurscorps.Desortequ’ilsfirentfairesurmesureunénormebaquetenboisdegaïacmassifoùFerminaDazadonnaitlebainàsonépouxaveclemêmerituelqu’àunnouveau-né.Lebainduraitplusd’uneheure,dansuneeautièdeoùavaientbouillidesfeuillesdemauveetdesécorcesd’orangeetilavaitsurluiunteleffetsédatifqu’il s’endormait parfois dans l’infusion parfumée. Après l’avoir baigné, Fermina Daza l’aidait às’habiller, le saupoudrait de talc entre les jambes, oignait ses callosités avec du beurre de cacao, luienfilait ses caleçons avec autant d’amour que s’ils eussent été des langes, et continuait de l’habillervêtementaprèsvêtement,depuisleschaussettesjusqu’aunœuddecravateetàl’épingledetopaze.Lesleversconjugauxs’apaisèrentparcequ’ilavaitreprislaplacequeluiavaientvoléelesenfants.Elle,desoncôté,finitpars’adapteràl’horairefamilialparcequepourelleaussilesanspassaient:elledormaitdemoinsenmoinsetpeuavantsonsoixantièmeanniversairec’étaitellequiseréveillaitlapremière.

LedimanchedePentecôte,alorsqu’ilsoulevait ledrappourvoir lecadavredeJeremiahdeSaint-Amour,ledocteurUrbinoavaiteularévélationd’unechosequi,danssesméditationslespluslucidesdemédecinetdecroyant,luiavaitétéjusque-làrefusée.Commesiaprèstantd’annéesdefamiliarité,aveclamort,aprèsl’avoirtantcombattueetmalmenéeàl’endroitcommeàl’envers,ilavaitpourlapremièrefoisosé la regarderen faceenmême tempsqu’elle-mêmes’appliquait à le regarder.Cen’étaitpas lapeurde lamort.Non : lamortétaiten luidepuisdenombreusesannées,ellevivaitavec lui,elleétaitl’ombredesonombre,depuisunenuitqu’ils’étaitréveilléaprèsunmauvaisrêveetavaiteuconsciencequ’ellen’étaitpasseulementuneréalitépermanente,commeill’avaittoujourspressenti,maisuneréalitéimmédiate.Or,cequ’ilavaitvucejour-làétaitlaprésencephysiqued’unechosequijusqu’alorsn’étaitpas allée au-delà d’une certitude de l’imagination. Et il s’était réjoui que, pour cette révélation,l’instrumentde ladivineprovidenceeûtétéJeremiahdeSaint-Amourqu’ilavait toujours tenupourunsaintignorantsonpropreétatdegrâce.Mais,lorsquelalettreluiavaitrévélésavéritableidentité,sonpassésinistre,soninconcevablecapacitéd’hypocrisie,ilavaitsentiqu’unechosedéfinitiveetsansappelavaitfaitirruptiondanssavie.

Cependant,FerminaDazaneselaissapascontaminerparsonhumeursombre.Ils’yefforça,biensûr,tandisqu’ellel’aidaitàmettresesjambesdanslepantalonetfermaitlalongueparuredeboutonsdelachemise.Iln’yparvintpascariln’étaitpasfaciled’impressionnerFerminaDaza,etmoinsencoreparlamortd’unhommequ’ellen’aimaitpas.Àpeinesavait-ellequeJeremiahdeSaint-Amourétaituninvalidebéquillardqu’ellen’avaitjamaisvu,qu’ilétaitréchappéd’unedesmultiplesinsurrectionsd’unedesnonmoinsmultiples îlesdesAntilles,qu’il s’était faitphotographed’enfantsparnécessitéetétaitarrivéà

être le plus sollicité de la province, et qu’il avait vaincu aux échecs quelqu’un qu’elle croyait êtreTorremolinosmaiss’appelaitenréalitéCapablanca.

«Cen’étaitqu’unévadédeCayennecondamnéauxtravauxforcésàperpétuitépouruncrimeatroce,ditledocteurUrbino.Figure-toiqu’ilavaitmêmemangédelachairhumaine.»

Illuidonnalalettredontilvoulaitemporterlessecretsdanslatombe,maisellerangealesfeuilletspliésdanssacoiffeuse,sansleslire,etfermaletiroiràclef.Elleétaithabituéeàl’insondablecapacitéd’étonnementdesonmari,àsesjugementsexcessifsquidevenaientdeplusenplusembrouillésaveclesans, à l’étroitesse de ses critères qui contredisaient son image publique. Pourtant, cette fois, il avaitdépassélesbornes.Ellesupposaitquel’antipathiedesonépouxenversJeremiahdeSaint-Amourétaitduenonàsonpassémaisàcequ’ilavaitcommencéàêtredepuisqu’ilétaitarrivésansautrebagagequeson barda d’exilé, et elle ne pouvait comprendre pourquoi la révélation tardive de son identité leconsternait à ce point. Elle ne comprenait pas pourquoi il lui semblait abominable qu’il ait eu unemaîtressecachéesic’étaitlàunehabitudeataviquedeshommesdesacondition,etmêmedesonmariàuneépoqueingrate,etenoutreelleprenaitpourunedéchirantepreuved’amourlefaitqu’ellel’eûtaidéàconsommersadécisiondemourir.Elledit:«Si toiaussi tudécidaisdefaire lamêmechosepourdesraisons aussi sérieuses que les siennes,mon devoir serait d’agir comme elle. »Le docteurUrbino setrouvaune foisdeplusdevant lapureet simple incompréhensionqui l’avaitexaspérédurantundemi-siècle.

«Tunecomprendsrien,dit-il,cequim’indignen’estpascequ’ilétaitoucequ’ilafait,maisqu’ilnousaitdupéspendantdesannées.»

Sesyeuxcommencèrentàs’embuerdelarmesfacilesmaisellefeignitdel’ignorer.« Il a bien fait, dit-elle. S’il avait dit la vérité, ni toi, ni cette pauvre femme, ni personne dans ce

villagenel’auraitaiméautantquevousl’avezaimé.»Elle accrocha la montre de gousset à la poche du gilet, resserra son nœud de cravate et y piqua

l’épingledetopaze.Puiselleséchaseslarmesetessuyasabarbemouilléedepleursaveclemouchoirimbibéd’Eau fleuriequ’elleglissadans lapocheàhauteurde lapoitrine,pointesouvertes commeunmagnolia.Lesonzecoupsdelapendulerésonnèrentdansl’enceintedelamaison.

«Dépêche-toi,dit-elleenleprenantparlebras.Onvaarriverenretard.»AmintaDeschamps,l’épousedudocteurLácidesOlivella,etsesseptfilles,plusempresséeslesunes

que les autres, avaient tout prévu pour que le déjeuner des noces d’argent fût l’événement social del’année. La demeure familiale, située en plein centre historique, était l’ancien palais des Monnaies,dénaturéparunarchitecteflorentinquiétaitpasséparicicommeunmauvaisventderénovationetavaitconvertienbasiliquesdeVeniseplusd’unereliqueduXVIIesiècle.Ellesecomposaitdesixchambresetdedeuxsalonsd’apparatspacieuxetbienaérésmaispasassezcependantpourlesinvitésdelavilleetceux,trèssélects,venusd’ailleurs.Lejardinétaitsemblableaucloîtred’uneabbaye,avecunefontainedepierrequichantaitensonmilieuetdesvasquesd’héliotropesquiparfumaientlamaisonàlatombéedu jour,mais l’espace sous les arcades était insuffisant pour tant de grands noms. Ils décidèrent doncd’organiser le déjeuner dans la propriété familiale, à dix minutes de voiture par la grand-route, oùfoisonnaient des jardins, d’énormes lauriers des Indes et des nénuphars créoles sur un fleuve d’eauxdormantes.LeshommesduMesóndedonSancho,souslesdirectivesdelaseñoradeOlivella,avaientmisdesvélumsentoiledecouleurau-dessusdesespacessansombres,etcomposésousleslauriersunrectangledecentvingt-deuxcouvertsàl’aidedepetitestablesgarnieschacuned’unenappedelinet,àlatabled’honneur,derosescueillieslejourmême.Onavaitaussiconstruituneestradepourunorchestred’instrumentsàventdontleprogrammeétaitlimitéàdescontredansesetàdesvalsescréoles,etpourlequatuor à cordes de l’école des beaux-arts, une surprise de la señora de Olivella en l’honneur duvénérable maître de son mari qui devait présider le déjeuner. Bien qu’en toute rigueur la date ne

concordâtpasavecl’anniversairedudiplôme,ilsavaientchoisiledimanchedePentecôtepourdonneràlafêteplusdegrandeur.

Lespréparatifsavaientcommencétroismoisauparavant,parcraintequelemanquede tempsnelesconduisîtàomettreundétailindispensable.OnavaitfaitapporterdespoulesvivantesdelaCiénagadeOro,célèbressur tout le littoralpour leur tailleet leursaveur,etdesurcroîtparcequ’auxtempsde lacolonieellespicoraientsurdesterresalluvialesetqu’ontrouvaitdansleurgésierdespépitesd’orpur.La señora de Olivella en personne, accompagnée par quelques-unes de ses filles et de ses gens demaison, étaitmontée à borddes transatlantiques de luxe afin de choisir lemeilleur de chaquepays etd’honorerainsilesméritesdesonépoux.Elleavaittoutprévusaufquelafêteauraitlieuundimanchedejuin d’une année aux pluies tardives. Elle se rendit compte de l’épouvantable risque le matin mêmelorsqu’enpartantpourlagrand-messe,l’humiditédel’airl’effrayaetqu’elleaperçutunciellourdetbasquiempêchaitdevoirl’horizonsurlamer.Endépitdecessignesfunestes,ledirecteurdel’observatoireastronomique, qu’elle rencontra à l’église, lui rappela que dans l’histoire très hasardeuse de la ville,mêmeaucoursdeshiverslesplusrudes,jamaisiln’avaitpluundimanchedePentecôte.Cependant,auxdouzecoupsdemidi,alorsquedenombreuxinvitésprenaientdéjàl’apéritifenpleinair,unroulementdetonnerreisoléfittremblerlaterre,unventdemauvaisemerrenversalestables,emportalesvélumsdanslesairs,etleciels’effondraenuneaversededésastre.

LedocteurJuvenalUrbinon’arrivaqu’àgrand-peinedansledésordredelatourmente,enmêmetempsque lesderniers invitésqu’ilavait rencontréssur la route. Ilvoulutcommeeuxallerdesvoituresà lamaisonensautantdepierreenpierredanslejardindétrempé,maisdutfinirparaccepterl’humiliationdesefaireporterparleshommesdedonSanchosousundaisdetoilejaune.Lestablesséparéesavaientétéredisposéesdumieuxpossibleà l’intérieurde lamaisonet jusquedans leschambres,et les invitésnefaisaient aucun effort pour dissimuler une humeur de naufragés. Il faisait aussi chaud que dans leschaudièresd’unnavirecaronavaitdûfermerlesfenêtrespourempêcherlapluiefouettéeparleventdepénétrerà l’intérieur.Dans le jardin,chaquecouvertavaituncartonportant lenomd’un invitéet l’onavait prévu un côté de la table pour les hommes et l’autre pour les femmes.Mais à l’intérieur de lamaison les cartons se mélangèrent et chacun s’assit comme il le put dans une prosmicuité de forcemajeurequi,pourunefois,contrarianossuperstitionssociales.Aumilieudececataclysme,AmintadeOlivellasemblaitêtrepartoutàlafois,lescheveuxtrempésetsasplendiderobeéclabousséedefange,mais elle faisait face au malheur avec le sourire invincible qu’elle avait appris de son époux pourn’accorder aucune faveur à l’adversité. Avec l’aide de ses filles, coulées dans le même moule, elleparvintautantquepossibleàpréserverlesplacesàlatabled’honneuravec,aucentre,ledocteurJuvenalUrbinoet,àsadroite,l’archevêqueObdulioyRey.FerminaDazas’assitàcôtédesonmari,commeelleavaitl’habitudedelefaireparcrainteau’ils’endormîtpendantledéjeunerourenversâtlasoupesurlereversdesaveste.Laplaced’enfaceétaitoccupéeparledocteurLácidesOlivella,unquinquagénairebienconservé,auxmanières féminines,dont l’espritbadinn’avait rienàvoiravec laprécisiondesesdiagnostics.Lerestedelatableétaitcomplétéparlesautoritésprovincialesetmunicipalesainsiqueparlareinedebeautédel’annéeprécédentequelegouverneurpritparlebraspourl’asseoiràsoncôté.Bienque la coutumene fût pasd’exiger une tenueparticulièrepour les invitations etmoins encorepourundéjeunerdecampagne,lesfemmesportaientdesrobesdusoiretdesparuresdepierresprécieuses,etlaplupartdeshommesavaientrevêtuuncostumesombreetunecravatenoire,certainsmêmeuneredingote.Seulsceuxdugrandmonde,etparmieuxledocteurUrbino,étaientvenusencostumedetouslesjours.Devantchaquecouvertilyavaitunmenuimpriméenfrançaisavecunevignettedorée.

LaseñoradeOlivella,effrayéeparlesdégâtsdelachaleur,parcourutlamaisonafindesupplierleshommesd’ôterleurvestepourmangermaispersonnenes’enharditàdonnerl’exemple.L’archevêquefitremarqueraudocteurUrbinoquecedéjeunerétait enquelque sortehistorique : pour la première fois,

assemblésàunemêmetable,blessurescicatriséesetrancœursdissipées,setrouvaientlesdeuxpartisdesguerres civiles qui avaient ensanglanté le pays depuis l’indépendance. Cette pensée coïncidait avecl’enthousiasmedeslibéraux,surtoutdesjeunes,quiavaientréussiàfaireélireunprésidentdeleurpartiaprèsquarante-cinqansd’hégémonieconservatrice.LedocteurUrbinon’étaitpasd’accord:unprésidentlibéralneluisemblaitêtreniplusnimoinsqu’unprésidentconservateurenplusmalhabillé.Cependantilnevoulutpascontrarierl’archevêque.Bienqu’ileûtaiméluifaireremarquerquepersonnen’avaitétéconviéàcedéjeunerpoursesopinionsmaispourlesméritesdesonlignage,lequelavaittoujoursétéau-dessus des hasards de la politique et des horreurs de la guerre. De ce point de vue, en effet, il nemanquaitpersonne.

L’averse cessa aussivitequ’elle avait commencé, et le soleil brilla sansplus attendredans le cielsansnuages.Maislabourrasqueavaitétéd’uneviolencetellequ’elleavaitdéracinéplusieursarbresetquelebassin,endébordant,avaittransformélejardinenmarécage.Cependant,ledésastremajeurétaitàlacuisine.Plusieursfourneauxàboisavaientétédressésàl’aidedebriquesderrièrelamaison,enpleinair, etc’estàpeinesi lescuisiniersavaienteu le tempsdesauver lesmarmites. Ilsavaientperdudesminutes précieuses à écoper la cuisine inondée et à improviser d’autres fourneaux dans la galeriepostérieure.Mais à une heure de l’après-midi on avait répondu aux urgences et il nemanquait que ledessertcommandéauxsœursdeSantaClara,lesquellesavaientpromisdelelivreravantonzeheures.Oncraignaitquelarivièreprèsdelarouteprincipalen’eûtdébordédesonlit,commec’étaitlecaspendantleshivers lesmoins rudes, etdenepouvoircompter sur ledessert avantdeuxheures.Dèsqu’apparutl’embellieonouvritlesfenêtresetl’airpurifiéparlesouffledelatempêterafraîchitlamaison.Puisondonna ordre à l’orchestre d’exécuter les valses inscrites au programme, sur la terrasse au-dessus duportique mais cela ne servit qu’à accroître l’anxiété car la résonance des cuivres à l’intérieur de lamaison obligeait à parler à grands cris. Fatiguée d’attendre, au bord des larmes, Aminta de Olivelladonnal’ordredeservirledéjeuner.

Legroupedel’écoledesbeaux-artscommençaleconcertaumilieud’unsilencedecirconstancequin’allapas au-delàdespremièresmesuresde laChasse deMozart.En dépit des voix de plus en plusfortesetconfusesetdubrouhahadesserviteursnoirsdedonSanchoquiparvenaientàpeineàsefaufilerentrelestablesaveclesplatsfumants,ledocteurUrbinoréussitàprêteràlamusiqueuneoreilleattentivejusqu’àlafinduprogramme.Sonpouvoirdeconcentrationdiminuaitd’annéeenannéeaupointqu’auxéchecs il devait noter sur unmorceaude papier chaquemouvement des pièces sur l’échiquier afin desavoiroùilallait.Cependant,illuiétaitencorepossibledesuivreuneconversationsérieusesansperdrele fil d’un concert mais sans aller cependant jusqu’aux extrémités magistrales d’un chef d’orchestreallemand, grand ami de ses séjours autrichiens, qui lisait une partition deDonGiovanni tandis qu’ilécoutaitTannhäuser.

Lesecondmorceauduprogramme, laJeuneFilleet laMortdeSchubert, lui sembla exécuté avectropdefacilitédramatique.Tandisqu’ill’écoutaitàgrand-peineaumilieudubruitnouveaudescouvertssurlesassiettes,ilavaitleregardfixésurunjeunehommeauvisagepoupinquilesaluad’uneinclinaisonde la tête. Il l’avait vuquelquepart, sans aucundoute,maisne se souvenaitplusoù.Cela lui arrivaitsouvent,avecdesnomsdepersonnessurtout,mêmedesplusconnues,ouavecunemélodied’autrefois,etluicausaituneangoissesiépouvantablequ’unsoirilluiavaitsemblépréférabledemourirplutôtquedela supporter jusqu’au petit jour. Il était sur le point de se retrouver dans cet état lorsqu’un éclaircharitableilluminasamémoire:l’anpassé,legarçonavaitétésonélève.Ilfutsurprisdelevoirici,dansl’antredesdieux,maisledocteurOlivellaluirappelaqu’ilétaitlefilsduministredel’Hygièneetqu’ilétaitvenupourpréparerunethèsedemédecinelégale.LedocteurJuvenalUrbinolesaluajoyeusementdelamain,lejeunemédecinselevaetréponditparunerévérence.MaisniàcetinstantniplustardilnefitlarelationaveclestagiairequilematinmêmeétaitavecluichezJeremiahdeSaint-Amour.

Soulagé par cette victoire supplémentaire sur la vieillesse, il s’abandonna au lyrisme diaphane etfluide du derniermorceau du programme, qu’il ne put identifier. Plus tard, le jeune violoncelliste del’ensemble, qui venait de rentrer de France, lui dit qu’il s’agissait d’un quatuor à cordes deGabrielFauré, dont le docteur Urbino n’avait jamais entendu parler bien qu’il eût toujours été attentif auxnouveautés de l’Europe.Vigilante commed’habitude, surtout lorsqu’elle le voyait en public se perdredanssespensées,FerminaDazas’arrêtademangeretposaunemainterrestresurlasienne.Elleluidit:«N’ypenseplus.»LedocteurUrbinoluisouritdepuislariveopposéedel’extaseetseremitsoudainàpenseràcequ’ellecraignait.IlsesouvintdeJeremiahdeSaint-Amour,àcetteheureexposéàl’intérieurducercueilavecsonfauxuniformedeguerrieretsesdécorationsdepacotille,sousleregardaccusateurdesenfantsdesesportraits.Ilsetournaversl’archevêquepourluifairepartdusuicidemaiscelui-ciétaitdéjà au courant.On en avait beaucoupparlé après la grand-messe, et il avaitmême reçu, aunomdesréfugiésdesCaraïbes,unedemandeducolonelJerónimoArgotepourqu’ilfûtensevelienterrebénite.«La requêteenelle-mêmem’asembléunmanquede respect»,dit-il.Puis, surun tonplushumain, ildemandasil’onconnaissaitlemobiledusuicide.LedocteurUrbinoluiréponditparunmotcorrectqu’ilcrutinventersurl’instant:gérontophobie.LedocteurOlivella,àl’écoutedesesinvitéslesplusproches,délaissaunmomentceux-cipours’immiscerdanslaconversationdesonmaître.Ildit:«Queldommage,encore un suicide qui n’est pas un suicide par amour. » Le docteur Urbino ne fut pas surpris dereconnaîtresesproprespenséesdanscellesdesondisciplepréféré.

«Pireencore,dit-il,cefutavecducyanured’or.»Endisantcesmots,ilsentitlacompassionl’emporterunenouvellefoissurl’amertumedelalettre,et

ilensutgrénonàsafemmemaisaumiracledelamusique.Alors,ilparlaàl’archevêquedusaintlaïquequ’ilavaitconnuaucoursdeseslentessoiréesd’échecs,desonartconsacréaubonheurdesenfants,desarareconnaissancedetoutesleschosesdumonde,deseshabitudesspartiates,etlui-mêmefutsurprisdelapuretéd’âmeaveclaquelleilavaitréussiàledétachersoudainetsansrestrictiondesonpassé.Ilparlaensuiteaumairedubien-fondédel’achatdesplaquesphotographiquesafindeconserverlesimagesd’unegénérationquineseraitpeut-êtreplusjamaisheureusecommeellesemblaitl’êtresursesportraits,etentrelesmainsdelaquellesetrouvaitl’avenirdelaville.L’archevêqueétaitscandalisédecequ’uncatholique pratiquant et cultivé eût osé comparer un suicidé à un saint mais il approuva l’initiatived’archiver lesnégatifs.Lemairevoulut savoir àqui il fallait les acheter.Labraisedu secretbrûla lalanguedudocteurUrbinomais il lasupportasansdénoncer l’héritièreclandestinedesarchives.Ildit :«Jem’encharge.»Et ilsesentit rachetéparsapropre loyautéenvers lafemmequ’ilavaitrepousséecinq heures auparavant. Fermina Daza le remarqua et à voix basse lui fit promettre d’assister àl’enterrement.Biensûrqu’ilyassisterait,dit-il,soulagé,ilnemanqueraitplusquecela.

Lesdiscoursfurentbrefsetsimples.L’orchestred’instrumentsàventattaquaunrefrainpopulairequin’étaitpasprévuauprogrammetandisquelesinvitéssepromenaientsurlesterrassesenattendantqueleshommesduMesóndedonSanchofinissentd’assécherlejardinpourlecasoùquelqu’unauraitenviededanser.Seulsétaientrestésausalonles invitésdela tabled’honneur,fêtant legestedudocteurUrbinoqui, pour le toast final, avait bu d’un trait un petit verre de cognac. C’était là une chose que jamaispersonneneluiavaitvufaire,saufunefoisavecunverredevinfindegrandcrupouraccompagnerunplat très spécial. Mais cet après-midi, son cœur en avait besoin et sa faiblesse s’en trouva bienrécompensée:pourlapremièrefoisdepuistantettantd’années,ileutenviedechanter.Ill’eûtsansdoutefait, prié par le jeune violoncelliste qui offrait de l’accompagner, si une automobile dernier modèlen’avait soudain traversé le jardin embourbé, éclaboussant les musiciens et affolant les canards dansl’enclosaveclecoin-coindesonklaxon,etnes’étaitarrêtéedevantleportaildelamaison.LedocteurMarcoAurelioUrbinoDazaetsonépouseendescendirentenriantauxlarmes,portantdanschaquemainunplateaurecouvertd’unnapperondedentelle.D’autresplateauxsemblablesétaientposéssurlessièges

arrière et jusque sur le plancher, à côté du chauffeur. Enfin le dessert arrivait. Lorsque cessèrent lesapplaudissementsetlessiffletsdemoqueriecordiale,ledocteurUrbinoDazaexpliquaavecleplusgrandsérieux que les clarisses l’avaient prié de porter le dessert bien avant l’ouragan mais qu’il s’étaitdétourné de la grand-route parce qu’on lui avait dit que lamaison de ses parents était en proie à unincendie. Le docteur JuvenalUrbino prit peur avantmême que son fils eût terminé son récit,mais safemme lui rappelaà tempsqu’il avait lui-mêmedonné l’ordred’appeler lespompierspourattraper leperroquet.AmintadeOlivella, radieuse,décidadeservir ledessertbienqu’oneûtdéjàbu lecafé.Ledocteur JuvenalUrbino, accompagnéde sonépouse, se retira sansyavoirgoûtéparcequ’il avait toutjusteletempsdefairesasiestesacréeavantl’enterrement.

Ildormit,maispeuetmalparceque,deretourchezlui,ilconstataquelespompiersavaientcausédesravagespresqueaussigravesquelefeu.Envoulantfairepeurauperroquetilsavaientdépluméunarbreaveclestuyauxàpression,etunjetmaldirigéétaitentréparlesfenêtresdelagrandechambreetavaitendommagédemanièreirréparablelesmeublesetlesportraitsdesancêtresinconnusaccrochésauxmurs.Lorsqu’ilsavaiententendulaclochedelavoituredespompiers,lesvoisinsétaientaccouruscroyantqu’ily avait le feu, et s’il n’y avait pas eu de dégâts plus importants c’était parce que les écoles étaientferméesledimanche.Lorsqu’ilsavaientcomprisquemêmeaveclagrandeéchelleilsnepourraientpasattraperleperroquet,lespompiersavaientcommencéàmassacrerlesbranchesdumanguieràcoupsdemachette et seule l’arrivée opportune du docteur UrbinoDaza avait empêché qu’ils ne lemutilassentjusqu’autronc.Ilsavaientfaitdirequ’ilsreviendraientaprèscinqheuressionlesautorisaitàl’élaguer,etaupassageilsavaientcrottélaterrasseintérieureetlesalon,etdéchiréuntapispersan,lepréférédeFerminaDaza.Désastresd’autantplusinutilesquelesentimentgénéralétaitqueleperroquetavaitprofitédudésordrepours’échapperdanslesjardinsavoisinants.Eneffet,ledocteurUrbinolecherchaentrelesfeuillesmais,n’obtenantaucuneréponsedansquelquelanguequecefûtnienchantantniensifflant,illeconsidéra comme perdu et alla dormir alors qu’il était déjà presque trois heures. Auparavant, il sedélectadelafragrancedejardinsecretdesonurinepurifiéeparlesaspergestièdes.

Latristesseleréveilla.Noncellequ’ilavaitéprouvéelematindevantlecadavredesonami,maiscebrouillardinvisiblequisaturaitsonâmeaprèslasiesteetqu’ilinterprétaitcommelaprémonitiondivined’êtreentraindevivresesultimescouchersdesoleil.Jusqu’àl’âgedecinquanteans,iln’avaitpaseuconsciencede la taille,dupoidsetde l’étatde sesviscères.Peuàpeu, tandisqu’il reposait lesyeuxfermésaprèslasiestequotidienne,illesavaitsentisenluiunàun,ilavaitsentijusqu’àlaformedesoncœurinsomniaque,desonfoiemystérieux,desonpancréashermétique,etilavaitdécouvertquemêmelespersonneslesplusâgéesétaientplusjeunesqueluietqu’ilavaitfiniparêtrel’uniquesurvivantdeslégendairesportraitsdegroupedesagénération.Lorsqu’ilserenditcomptedesespremiersoublis,ilfitappelàunprocédéqu’ilavaitapprisd’undesesmaîtresàl’écoledemédecine:«Celuiquin’apasdemémoires’enfabriqueuneavecdupapier.»Cefutcependantuneillusionéphémèrecarilenétaitarrivéà ce point extrême d’oublier les pense-bêtes qu’il fourrait dans ses poches, parcourait lamaison à larecherchedeslunettesqu’ilavaitsurlenez,retournaitàl’enverslaclefdanslaserrureaprèsavoirferméles portes et perdait le fil de ses lectures parce qu’il oubliait les prémisses de l’argumentation ou lafiliationdespersonnages.Maiscequil’inquiétaitleplusétaitlaméfiancequ’ilentretenaitàl’endroitdesapropreraison:peuàpeu,enuninéluctablenaufrage,ilsentaitqu’ilperdaitlesensdelajustice.

Parpureexpérience,quoiquesans fondements scientifiques ledocteur JuvenalUrbinosavaitque laplupartdesmaladiesmortellesontuneodeurpropremaisquenullen’estplusspécifiquequecelledelavieillesse. Il la percevait sur les cadavres ouverts de haut en bas sur la table de dissection, lareconnaissait jusquechezlespatientsquidissimulaient lemieuxleurâge,danslasueurdesespropresvêtementsetdanslarespirationimmobiledesonépouseendormie.S’iln’avaitpasétécequ’ilétaitdanssonessencemême,àsavoirunchrétienà l’ancienne, ilauraitpeut-êtreétéd’accordavecJeremiahde

Saint-Amourpourdirequelavieillesseestunétatindécentquel’ondevraits’interdireàtemps.Laseuleconsolation,même pour quelqu’un comme lui qui s’était bien comporté au lit, était la lente et pieuseextinctiondel’appétitvénérien:lapaixsexuelle.Àquatre-vingt-unansilavaitencoreassezdeluciditépourserendrecomptequ’ilétaitaccrochéàcemondepardesfilamentsténusquipouvaientserompresansdouleuraumoindrechangementdepositionpendantlesommeil,ets’ilfaisaitl’impossiblepourlesconserverc’étaitparterreurdenepastrouverDieudansl’obscuritédelamort.

FerminaDazas’étaitoccupéederemettredel’ordredanslachambredévastéeparlespompiers,etunpeuavantquatreheuresellefitporteràsonépouxsonverrequotidiendecitronnadeetdeglacepilée,etlui rappelaqu’ildevait s’habillerpour l’enterrement.LedocteurUrbinoavait, cet après-midi-là,deuxlivresàportéedesamain, l’Homme,cet inconnud’AlexisCarrel et leLivredeSanMichele d’AxelMunthe.Iln’avaitpasencoreouvertcedernieretdemandaàDignaPardo,lacuisinière,deluiapporterlecoupe-papierenivoirequ’ilavaitoubliédanslachambre.Quandelleleluiapporta,ilétaitdéjàentraindelirel’Homme,cetinconnuàlapagesignaléeparuneenveloppe:ill’avaitpresqueterminé.Illutlentement,sefrayantuncheminàtraverslesméandresd’undébutdemigrainequ’ilattribuaaupetitverredu toast final. Lorsqu’il interrompait sa lecture, il avalait une gorgée de citronnade ou musardait encroquantunglaçon.Ilavaitenfiléseschaussettesetsachemise,sanslefauxcol,lesbretellesélastiquesàrayures vertes pendaient de chaque côté de la ceinture et la seule idée de devoir se changer pourl’enterrement l’ennuyait. Très vite il cessa de lire, posa le livre sur l’autre livre, et commença à sebalancer avec douceur dans la berceuse en osier en contemplant à travers son chagrin lesmassifs debananiersdans le jardin transforméenmarécage, lemanguierdéplumé, lesfourmisvolantesd’après lapluie, la splendeur éphémère d’un autre soir qui s’en allait pour toujours. Il avait oublié qu’il avaitpossédé un jour un perroquet de Paramaribo qu’il aimait comme un être humain, lorsqu’il l’entenditsoudain:«Perroquetduroi».Il l’entendit toutprèsdelui,presqueàsoncôté,etsoudainlevitsurlabranchelaplusbassedumanguier.

«Dévergondé!»luicria-t-il.Leperroquetrépliquad’unevoixidentique:«Dévergondétoi-même,docteur.»Ilcontinuadeluiparlersanslequitterdesyeuxtandisqu’ilenfilaitsesbottinesenprenantsoindene

pasl’effrayeretpassaitsesbretellespar-dessussesbras,puisildescenditdanslejardinencoreboueuxenfrappantlesolàpetitscoupsdecanneafindenepastrébuchersurlestroismarchesdelaterrasse.Leperroquetnebougeapas. Ilétaitsibasque ledocteurUrbinotenditsacanneafinqu’ilseposâtsur lepommeaud’argentcommeàsonhabitude,maisleperroquetl’esquiva.Ilsautasurunebranchecontiguë,unpeuplushautemaisd’accèsplusfacile,oùétaitappuyée l’échellede lamaisonavant l’arrivéedespompiers. Le docteur Urbino calcula la hauteur et pensa qu’en grimpant deux barreaux il pourraitl’attraper.Ilmontasurlepremierenchantantunechansoncomplicepourdistrairel’attentiondel’animaleffarouchéquirépétaitlesmotsmaissanslamusiquetoutenreculantsurlabrancheàpetitspaslatéraux.Il monta le deuxième barreau sans difficulté, les deux mains agrippées aux montants, et le perroquetcommença à répéter la chanson tout entière sans bouger d’un pouce. Il monta le troisième puis lequatrièmecarilavaitmalcalculélahauteurdelabrancheet,saisissantfortementundesmontantsdelamaingauche,iltentad’attraperl’animaldeladroite.DignaPardo,lavieillebonne,quivenaitleprévenirqu’ilrisquaitd’êtreenretardàl’enterrement,vitdedosl’hommegrimpésurl’échelleetn’auraitpascruqu’ilétaitceluiqu’ilétait,n’eussentétélesrayuresvertesdesbretellesélastiques.«DouxJésus!cria-t-elle,ilvasetuer!»LedocteurUrbinoattrapaleperroquetparlecouavecunsoupirdetriomphe:çayest.Maisillelâchaaussitôtcarl’échellesedérobasoussespieds.Ilrestauninstantsuspendudansl’airetparvintàserendrecomptequesansmêmeavoircommunié,sansavoireuletempsdeserepentirde

riennidedireadieuàpersonne,ilétaitmortàquatreheuresetseptminutesdel’après-mididudimanchedePentecôte.

FerminaDaza était dans la cuisine en train de goûter sa soupe du dîner quand elle entendit le crid’horreurdeDignaPardoetl’affolementdesdomestiquessuivideceluidesvoisins.Ellejetalacuillèreettentadecourircommeelleput,malgrélepoidsinvincibledesonâge,enhurlantcommeunefollesansmêmesavoircequisepassaitsouslesfrondaisonsdumanguier,etsoncœurvolaenéclatslorsqu’ellevitson homme étendu sur le dos dans la boue, déjà à demi mort, résistant encore une ultime minute ausoubresaut finalde lamort afinqu’elle eût le tempsd’arriver. Il parvint à la reconnaître aumilieudutumulteet,àtraversleslarmesdesadouleurirrémédiabledemourirsanselle,laregardaunedernièrefois,pourtoujoursetàjamais,aveclesyeuxlespluslumineux,lesplustristesetlesplusreconnaissantsqu’elleluieûtvusenundemi-siècledeviecommune,etilréussitàluidiredansunderniersouffle:

«Dieuseulsaitcombienjet’aiaimée.»Cefut,nonsansraison,unemortmémorable.SesétudesdespécialisationàpeineterminéesenFrance,

ledocteurUrbinos’était fait connaîtredans lepayspouravoirconjuréà temps,grâceàdesméthodesnouvelles et draconiennes, la dernière épidémie de choléra morbus dont la province avait souffert.L’épidémieprécédente,alorsqu’ilétaitencoreenEurope,avaitenmoinsdetroismoiscausélamortduquartde lapopulationurbaine,dontcelledesonpère,unmédecin trèsapprécié luiaussi.Ceprestigeimmédiat et unebonnecontributiondupatrimoine familial lui avaientpermisde fonder laSociétédesmédecins,premièreetuniquependantdelonguesannéesdanslesprovincesdesCaraïbes,etilenavaitéténomméprésidentàvie. Ilavait faitconstruire lepremieraqueduc, lepremierréseaud’égoutset lemarché couvert qui avait permis d’assainir le dépotoir qu’était la baie des Âmes. Il était en outreprésident de l’Académie de la langue et de l’Académie d’histoire. Le patriarche latin de Jérusaleml’avait fait chevalier de l’ordre du Saint-Sépulcre en raison des services rendus à l’Église, et legouvernementfrançaisluiavaitoctroyélaLégiond’honneuravecladignitédecommandeur.Ilavaitétéun animateur actif de toutes les congrégations civiles et religieuses qui avaient existé en ville et enparticulier de la Junte patriotique, formée de citoyens influents sans ambitions politiques qui faisaientpression sur les gouvernements par leurs idées progressistes trop audacieuses pour l’époque. La plusmémorabled’entreellesfutlamiseaupointd’unballonaérostatiquequi,poursonvolinaugural,emportaducourrierjusqu’àSanJuandelaCiénagabienavantquel’idéemêmeducourrieraérienfûtdevenueunepossibilitérationnelle.C’étaitluiaussiquiavaiteul’idéeduCentreartistique,fondél’écoledesbeaux-artsdont labâtisseexisteencoreaujourd’hui,etparrainéde longuesannéesdurant les jeuxFlorauxdumoisd’avril.

Ilfutleseulàavoirpuréalisercequi,durantunsiècle,avaitsembléimpossible: larestaurationduthéâtrede laComédie,convertidepuis le tempsde lacolonieenpoulaillerpour l’élevagedecoqsdecombat. Ce fut le point culminant d’une spectaculaire campagne civique qui avait englobé tous lessecteurs de la ville en une mobilisation multitudinaire que beaucoup avaient considérée digne d’unemeilleurecause.Malgrétout,lenouveauthéâtredelaComédieavaitétéinauguréalorsqu’ilnepossédaitencoreni fauteuils ni éclairage, et les spectateurs avaient dû apporter des sièges et dequoi s’éclairerpendantlesentractes.Onavaitimposélamêmeétiquettequepourlesgrandespremièreseuropéennesetles dames en avaient profité pour exhiber leurs robes longues et leurs manteaux de fourrure dans lacanicule des Caraïbes, mais il avait été nécessaire d’autoriser aussi l’entrée des domestiques quiapportaient sièges, lampes et toute la nourriture dont on croyait avoir besoin pour résister auxinterminables programmes dont certains s’étaient prolongés jusqu’à l’heure de la premièremesse. Lasaisonavait étéouverteparune trouped’opéra françaisedont lanouveautéétait l’incorporationd’uneharpedansl’orchestre,etdontlagloireinoubliableétaitlavoiximmaculéeetletalentdramatiqued’unesoprano turque qui chantait pieds nus et les orteils couverts de bagues en pierres précieuses. Dès le

premieracte,lafuméedesinnombrableslampesàhuiledecorozopermitàpeinedevoirlascèneetfitperdre leur voix aux chanteurs,mais les chroniqueurs de la ville eurent grand soin de dissimuler cesmenusinconvénientsetd’amplifierlesplusmémorables.Cefutsansdoutel’initiativelapluscontagieusedudocteurUrbinocarlafièvredel’opéracontaminajusqu’auxsecteurslesplusinattendusdelavilleetfutàl’originedetouteunegénérationd’Iseutsetd’Othellos,deSiegfriedsetd’Aidas.Cependant,onn’enparvintjamaisauxextrémitésqueledocteurUrbinoeûtsouhaitéesetquiétaientdevoiritalianisantsetwagnérienssetaperdessusàgrandscoupsdecannependantlesentractes.

Ledocteur JuvenalUrbinon’accepta jamais les chargesofficiellesqu’on luioffrait souvent et sansconditions,etilfutuncritiqueacharnédesmédecinsquitiraientpartideleurprestigeprofessionnelpourgravirleséchelonsdelapolitique.Bienqu’onletîntpourunlibéraletqu’auxélectionsileûttoujoursvotépourlescandidatsdeceparti,ilfutpeut-êtrelederniermembredesgrandesfamillesàs’agenouillerdans la rue au passage de la voiture de l’archevêque. Il se définissait lui-même comme un pacifistenaturel,partisandelaréconciliationdéfinitiveentreconservateursetlibérauxpourlebiendelapatrie.Cependant,saconduitepubliqueétaitd’unetelleautonomiequenulneleprenaitpourl’undessiens:leslibéraux le considéraient comme un conservateur fossilisé, les conservateurs disaient qu’il ne luimanquaitqued’êtrefranc-maçon,etlesfrancs-maçonslerejetaientcommeunsermonnaireembusquéauserviceduSaint-Siège.Sesdétracteurslesmoinsférocespensaientqu’iln’étaitqu’unaristocrateextasiédevantlesdélicesdesjeuxFlorauxpendantquelanationsevidaitdesonsangenuneguerrecivilequin’enfinissaitpas.

Seulesdeuxdesesactionsnesemblèrentpass’accorderàcetteimage.Lapremièrefutl’abandondel’ancienpalaisdumarquisdeCasualdero,quiavaitétépendantplusd’unsièclelamaisonfamiliale,pourunemaisonneuvedansunquartierdenouveauxriches.L’autresonmariageavecunebeautéroturièresansnom ni fortune, dont semoquaient en secret les dames à particule, jusqu’au jour où force leur fut dereconnaîtrequesadistinctionetsoncaractèrelaplaçaientàcentcoudéesau-dessusd’elles.LedocteurUrbinoavaittoujoursfaitgrandcasdecespréjudicesportésàsonimageetdebiend’autresencore,etnuln’étaitplusconscientqueluid’êtreledernierd’unnomenvoiededisparition.Sesenfantsétaientdeuxprincesderacesansaucunéclat.MarcoAurelio,médecincommeluietcommetouslespremier-nésdechaque génération, n’avait, à cinquante ans passés, rien fait de notoire, pasmême un fils.Ofelia, sonuniquefille,mariéeàunbonemployédebanquedeLaNouvelle-Orléans,avaitatteintleretourd’âgeenayantaccouchéde trois fillesetd’aucungarçon.Cependant,bienqu’ilsouffrîtde l’interruptiondesonsangdanslefleuvedel’histoire,cequi,àlapenséedesamort,letourmentaitleplusétaitlaviesolitairedeFerminaDazasanslui.

En tout cas, la tragédie fut une commotion tant pour les siens que, par contagion, pour tout le petitpeuplequiseprécipitadanslesruesdansl’illusiondeparticiperàlalégende,nefût-cequ’àtraverssonéclat.Ondécrétatroisjoursdedeuil,onmitlesdrapeauxdesétablissementspublicsetprivésenberne,etlesclochesdetoutesleséglisessonnèrentsansrépitjusqu’àcequefûtscelléelacryptedumausoléefamilial.Ungroupe de l’école des beaux-arts fit unmasquemortuaire pour réaliser un buste grandeurnaturemais renonça au projet parce que la fidélité avec laquelle l’effroi du dernier instant avait étémodeléneparutconvenableàpersonne.Unartistederenomqui,enroutepourl’Europe,setrouvait làparhasardpeignitunegigantesquetoiled’unréalismepathétiquesurlaquelleonvoyaitledocteurUrbinogrimpéenhautde l’échelleà l’instantmorteloù il tendait lamainpourattraper leperroquet.Laseulechosequicontrariaitladurevéritéétaitqu’ilneportaitpassurletableaulachemisesansfauxcoletlesbretelles à rayures vertes mais la redingote et le haut-de-forme noir figurant sur une gravurejournalistiquedesannéesducholéra.Afinquechacunnemanquâtpasde levoir, le tableaufutexposéquelques mois après la tragédie dans la vaste galerie d’El Alambre de oro, une boutique d’articlesimportésoùdéfilait lavilleentière.Puison l’accrochaauxmursde toutes les institutionspubliqueset

privées qui crurent de leur devoir de payer un tribut à lamémoire de l’insigne patricien, et enfin onl’accrocha,lorsdesecondesfunérailles,àl’écoledesbeaux-artsd’où,desannéesplustard,lesétudiantsenpeinture l’enlevèrentpour lebrûlersur laplacede l’Universitécommesymboled’uneesthétiqueetd’untempsabhorrés.

Dèslapremièreminutedesonveuvage,ons’aperçutqueFerminaDazan’étaitpasaussidésarméequel’avaitcraintsonépoux.Ellefutinflexibledanssadéterminationderefuserqu’onseservîtducadavreaubénéfice d’une cause quelconque, et le fut demême après avoir lu le télégrammede condoléances duprésidentdelaRépubliquequidonnaitl’ordredetransformerenchapelleardentelasalled’honneurdugouvernement provincial et de l’y exposer.Avec lamême sérénité elle s’opposa à ce qu’on le veillâtdans la cathédrale, comme l’en avait priée l’archevêque en personne, et n’autorisa de l’y placer quependantlamessedesmortsduservicefunèbre.Mêmedevantlamédiationdesonfils,troublépartantderequêtes diverses, Fermina Daza conserva avec fermeté sa conviction rurale que les mortsn’appartiennentàpersonned’autrequ’àlafamilleetdécidaquelaveilléeauraitlieuàlamaisonavecducaféameretdesbeignets,afindelaisseràchacunlalibertédelepleurercommeill’entendait.Iln’yeutpasdeveilléetraditionnelledeneufjours:lesportes,ferméesaprèslesobsèques,neserouvrirentquepourlesvisitesintimes.

Lamaisonfutplacéesouslerégimedelamort.Onmittouslesobjetsdevaleurenlieusûr,etlelongdesmurs ne restèrent que les traces des tableaux décrochés. Les chaises de lamaison, comme cellesprêtéesparlesvoisins,étaientalignéescontrelesmursdepuislesalonjusqu’auxchambres,lesespacesvidessemblaientimmensesetlesvoixavaientunerésonancespectralecarlesgrosmeublesavaientétémis à l’écart sauf le piano de concert qui gisait dans son coin sous un drap blanc. Au centre de labibliothèque,àmêmelebureaudesonpère,étaitétenduceluiquiavaitétéJuvenalUrbinodelaCalle,sadernièreépouvantepétrifiéesurlevisage,aveclacapenoireetl’épéedeguerredeschevaliersduSaint-Sépulcre.À son côté, en grand deuil, tremblantemaismaîtresse d’elle-même, FerminaDaza reçut lescondoléancessansdrame,presquesansunmouvement,jusqu’aulendemainmatinonzeheureslorsqu’elleditadieuàl’épouxdepuisleportailenagitantunmouchoir.

Ilneluiavaitpasétéfacilederecouvrercettemaîtrisedepuisl’instantoùelleavaitentendulecrideDignaPardodanslejardinettrouvélevieilhommeagonisantdanslaboue.Elleavaiteuunepremièreréactiond’espoircar ilavait lesyeuxouvertsetdans lespupillesunéclat radieuxqu’ellene luiavaitjamaisvu.ElleavaitsuppliéDieude luiconcéderaumoinsun instantafinqu’ilnes’enallâtpassanssavoircombienelle l’avaitaimépar-delà leursdoutesà tous lesdeux,et sentiundésir irrésistiblederecommencersavieavecluidepuisledébutafinqu’ilspussentsediretoutcequ’ilsnes’étaientpasditet bien refaire tout ce qu’autrefois ils avaient peut-êtremal fait.Mais elle avait dû s’incliner devantl’intransigeancedelamort.Sadouleurs’étaittransmuéeenunecolèreaveuglecontrelemondeetcontreelle-mêmeetc’estcequiluiavaitcommuniquécettemaîtriseetlecouraged’affronterseulesasolitude.Depuis, elle n’avait pas connu de répitmais s’était gardée de tout geste qui eût fait ostentation de sadouleur.Leseulmomentquelquepeupathétiqueetpourtant involontaireeut lieu ledimanchesoirversonzeheureslorsqu’onavaitapporté,capitonnédesoieetmunidepoignéesencuir,lecercueilépiscopalfleurantencorelebadigeondebateau.LedocteurUrbinoDazadonnal’ordredelefermersansattendrecar l’atmosphère de la maison était raréfiée par l’exhalaison d’innombrables fleurs dans la chaleurinsupportable,etilavaitcruapercevoirlespremièresombresviolacéessurlecoudesonpère.Aumilieudecesilenceonentenditunevoixdistraite.«Àcetâge-là,mêmevivantonestdéjààmoitiépourri.»Avantqu’onnefermâtlabière,FerminaDazaôtasonallianceetlapassaaudoigtdesonmarimort,puiselleposasamainsur lasiennecommeelle l’avait toujours fait lorsqu’elle lesurprenaitàdivaguerenpublic.

«Onsereverrabientôt»,luidit-elle.

FlorentinoAriza,invisibledanscettefouledenotables,sentitunelanceluipercerleflanc.Aumilieudutumultedespremièrescondoléances,FerminaDazanel’avaitpasaperçu,alorsquenuln’allaitêtreplusprésentetplusutilequeluipourfairefaceauxurgencesdelanuit.Cefutluiquimitdel’ordredanslescuisinesdébordéesafinquelecafénemanquâtpas,trouvadeschaisessupplémentaireslorsquecellesdesvoisinsnesuffirentplusetdonnal’ordredemettrelescouronnesrestantesdanslejardinlorsquelamaison en fut pleine. Il veilla à ce qu’il y eût toujours du cognacpour les invités dudocteurLácidesOlivella qui avaient appris la mauvaise nouvelle à l’apogée des noces d’argent et étaient accouruscomme l’éclair pour continuerde fairebombance assis en cercle aupieddumanguier. Il fut le seul àréagiràtempslorsqueleperroquetapparutaumilieudelanuitdanslasalleàmanger,têtehaute,ailesdéployées, provoquant un frisson de stupeur dans la maison car il semblait un legs de pénitence.FlorentinoAriza l’attrapa par le cou sans lui laisser le temps de crier un de ses slogans insensés etl’emporta à l’écurie dans la cage qu’il avait pris soin de recouvrir. Il s’occupa de tout avec tant dediscrétion et d’efficacité qu’il ne vint à l’idée de personne qu’il s’agissait d’une ingérence dans lesaffairesd’autruimaisaucontraired’uneaideinappréciablepourcettemaisonfrappéeparlemalheur.

Ilétaitcequ’ilparaissait:unvieillardserviableetsérieux.Ilavaitlecorpsosseuxetdroit,lapeaubruneetglabre,desyeuxavidesderrièredeslunettesrondesàmonturedemétalblanc,etunemoustacheromantiqueauxpointesgominéesunpeuenretardsurl’époque.Lesdernièresmèchesdestempesétaientcoifféesenarrièreetcolléesavecdelagominaaucentreducrâneluisant,solutionfinaled’unecalvitieabsolue.Sagentillessenaturelleetsesmanières languidesséduisaientmais,chezuncélibataire,on lestenaitpourdeuxvertussuspectes.Ilavaitdépensébeaucoupd’argent,beaucoupd’ingéniositéetbeaucoupdevolontéafinqu’onneremarquâtpaslessoixante-seizeansqu’ilavaiteusaumoisdemarsprécédentetilétaitconvaincu,danslasolitudedesonâme,d’avoiraiméensilencebienplusquenulêtreaumonde.

Lesoirde lamortdudocteurUrbino ilétaithabillé telque l’avait surpris lanouvelle,c’est-à-direcommetoujoursmalgrélesinfernaleschaleursdejuin:costumededrapsombreavecgilet,lacetdesoieautourdufauxcolenCelluloïd,chapeauenfeutre,etunparapluiedepopelinenoirequiluiservaitaussidecanne.Lorsquele jourse leva, ildisparutdelaveilléemortuairependantdeuxheuresetrevintauxpremiersrayonsdusoleil,rasédeprèsetfleurantlalotiondetoilette.Ilavaitmisuneredingotededrapnoir commeonn’enutilisaitplusquepour les enterrements et lesofficesde la semaine sainte,uncolcasséavecunelavallièreenguisedecravate,etunchapeaumelon.Ilavaitaussisonparapluie,nontantpar habitude que parce qu’il était certain qu’il pleuvrait avant onze heures, ce qu’il communiqua audocteurUrbinoDaza pour le cas où il serait possible d’avancer l’enterrement. Ils s’y employèrent eneffet,carFlorentinoArizaappartenaitàunefamilled’armateursetprésidait laCompagniefluvialedesCaraïbes,cequipermettaitdesupposerqu’il s’yconnaissaitenmatièredepronosticsatmosphériques.Mais ils ne purent prévenir à temps les autorités civiles et militaires, les corporations publiques etprivées, la fanfare militaire et celle des Beaux-Arts, les écoles et les congrégations religieuses quiavaient donné leur accord pour onze heures, de sorte que les obsèques prévues comme un événementhistorique finirent endébandade à causede l’averse torrentielle.Seul un très petit nombredegens serendirentenpataugeantdanslabouejusqu’aumausoléedelafamilleprotégéparunceibacolonialdontles frondaisons se prolongeaient par-delà lemur du cimetière. Sous cemême feuillage,mais dans laparcelle extérieuredestinée aux suicidés, les réfugiésdesCaraïbes avaient enterré JeremiahdeSaint-Amouretavecluisonchien,selonsaproprevolonté.

FlorentinoArizafutundesraresquirestèrentjusqu’àlafindel’enterrement.Ilétaittrempéjusqu’auxoset rentrachez luiépouvantéà l’idéed’avoirattrapéunepneumonieaprès tantd’annéesd’attentionsminutieuses et de précautions excessives. Il se fit préparer une citronnade chaude avec une rasade decognac,labutdanssonlitavecdeuxcomprimésd’aspirine,etsuaàgrossesgouttesemmitouflédansunecouverture de laine jusqu’à retrouver la bonne température du corps. Lorsqu’il revint à la veillée

mortuaire,ilsesentaitenpleineforme.FerminaDazaavaitreprisenmainlamaisonquiétaitbalayéeetenétatderecevoir,etelleavaitplacésurl’auteldressédanslabibliothèqueunpasteldel’épouxavecuncrêpenoirautourducadre.Àhuitheuresilyavaitautantdemondeetunechaleuraussiinsupportablequelanuitprécédente,maisaprèslerosaireunesuppliquecirculapourqu’onseretirâttôtafinquelaveuvepût,pourlapremièrefoisdepuisledimancheaprès-midi,prendrequelquerepos.

FerminaDaza dit au revoir à la plupart des gens près de l’autelmais elle accompagna le derniergrouped’intimesjusqu’àlaported’entréeafindelafermerelle-mêmeainsiqu’elleavaitl’habitudedelefaire.Elles’yapprêtaitdansunderniereffortlorsqu’ellevitFlorentinoArizavêtudedeuilaucentredusalondésert.Elles’enréjouitparcequedepuisdenombreusesannéesellel’avaiteffacédesavieetquepourlapremièrefoisellelevoyait,laconscienceépuréeparl’oubli.Maisavantqu’ellepûtleremercierdesavisite,ilposasonchapeausursoncœur,tremblantetdigne,etl’abcèsquiavaitétélesubstratdetoutesaviesoudaincreva.

«Fermina,luidit-il,j’aiattenducetteoccasionpendantplusd’undemi-sièclepourvousréitérerunefoisencoremonsermentdefidélitééternelleetmonamouràjamais.»

FerminaDaza aurait cru avoir en faced’elleun fou si ellen’avait eu en cet instant des raisonsdepenserqueFlorentinoArizaétaitinspiréparlagrâcedel’Espritsaint.Sonimpulsionimmédiatefutdelemaudire pour avoir profané lamaison alors que, dans la tombe, le cadavre de son époux était encorechaud.Maisladignitédelaragel’enempêcha:«File,dit-elle.Etnetefaisplusvoirtantquetuserasenvie.»Ellerouvrittoutegrandelaportedelaruequ’elleavaitcommencéàfermeretconclut:

«J’espèreque tun’enaspluspour longtemps.»Lorsqu’elleentendit lespass’éloignerdans laruesolitaire,ellefermalaporteavecbeaucoupdedouceuretaffrontaseulesondestin.Jamaisjusqu’encetinstantellen’avaiteulapleineconsciencedudramequ’elleavaitelle-mêmeprovoquéalorsqu’elleavaitàpeinedix-huitansetquidevaitlapoursuivrejusqu’àsamort.Pourlapremièrefoisdepuislesoirdudésastre elle pleura sans témoins, son unique façon de pleurer. Elle pleura lamort de son époux, sasolitude et sa rage, et lorsqu’elle entra dans la chambre vide elle pleura sur elle-mêmeparce qu’elleavait dormi peu souvent seule dans ce lit depuis qu’elle avait cessé d’être vierge. Tout ce qui avaitappartenuàl’épouxattisaitseslarmes:lespantouflesàpompons,lepyjamasousl’oreiller,sonodeursursaproprepeau.Unevaguepenséelafitfrissonner:«Lesgensquel’onaimedevraientmouriravectoutesleurs affaires. »Elle ne voulut l’aide de personne pour se coucher et ne voulut rienmanger avant dedormir.Accabléedechagrin,ellepriaDieudeluienvoyerlamortcettenuitmêmependantsonsommeil,etdanscetespoirsecouchapiedsnusmaistouthabillée,ets’endormitsur-le-champ.Elledormitsanslesavoir,toutensachantquedanssonsommeilelleétaitvivante,quelamoitiédulitétaitentrop,qu’elleétait allongée de côté sur le bord gauche, comme toujours, et que de l’autre côté lui manquait lecontrepoidsdel’autrecorps.Ellepensaendormie,pensaquejamaisplusellenepourraitdormirainsi,etendormieellecommençaàsangloter,dormitensanglotantsansbouger jusqu’àceque lescoqseussentdepuislongtempsfinidechanteretquelaréveillâtlesoleilindésirabledumatinsanslui.Alorselleserendit compte qu’elle avait beaucoup dormi sansmourir, beaucoup sangloté dans son sommeil, et quetandisqu’elledormaitensanglotantelleavaitpluspenséàFlorentinoArizaqu’àsonépouxmort.

II

FlorentinoAriza,enrevanche,n’avaitcessédepenserunseulinstantàFerminaDazaaprèsquecelle-cil’eutrepoussésansappelàlasuitedelonguesamoursmalheureuses,etdepuislorss’étaientécouléscinquanteetunans,neufmoisetquatrejours.Iln’avaitpaseuàfairelecomptedel’oublienmarquantd’untraitquotidienlesmursd’uncachotparcequ’iln’yavaiteudejourquequelquechosen’arrivâtetnelefîtsesouvenird’elle.Àl’époquedelarupture,ilavaitvingt-deuxansethabitaitseulavecsamère,TransitaAriza, lamoitiéd’unemaison louée ruedesFenêtres,oùcelle-ci, très jeune,avaitouvertunemercerieeteffilochaitdevieilleschemisesetdevieuxchiffonsafindelesrevendrecommecharpiepourlesblessésdeguerre.Ilétaitsonfilsunique,néd’uneliaisonoccasionnelleavecPieVLoayza,armateurconnu,l’undestroisfrèresquiavaientfondélaCompagniefluvialedesCaraïbesetdonné,grâceàelle,uneimpulsionnouvelleàlanavigationàvapeursurleMagdalena.

Pie V Loaysa mourut quand l’enfant avait dix ans. Bien qu’en secret il eût toujours pourvu à sesbesoins,ilnelereconnutjamaisdevantlaloipasplusqu’iln’assurasonavenir,desortequeflorentinoArizaportaitlenomdesamèreencorequesavéritablefiliationfûtdenotoriétépublique.Aprèslamortdesonpère,FlorentinoArizadutabandonner l’écolepourentrecommeapprentiauxpostesoù il étaitchargéd’ouvrirlessacs,declasserleslettresetdeprévenirlepublicdel’arrivéeducourrierenhissantàlaportedubureauledrapeaud’oùilprovenait.

Sonbonsensattira l’attentiondu télégraphiste,un immigréallemanddunomdeLotarioThugut,quijouaitaussidel’orguelorsdesgrandescérémoniesdanslacathédraleetdonnaitdescoursdemusiqueàdomicile. Lotario Thugut lui enseigna le morse et comment se servir du système de transmissiontélégraphique,etlespremièresleçonsdeviolonsuffirentpourqueFlorentinoArizacontinuâtd’enjouerd’oreille, comme un professionnel. Lorsqu’il connut FerminaDaza, à l’âge de dix-huit ans, il était legarçonleplusenvuedesonmilieu,celuiquidansaitlemieuxlesdansesàlamode,récitaitparcœurdespoésies sentimentales, toujours à la dispositionde ses amispouroffrir à leurs fiancéesdes sérénadespour violon seul. Il avait déjà le visage émacié, des cheveux d’Indien domptés avec de la pommadeodoranteetdeslunettesdemyopequiaccentuaientsonairdésemparé.Enplusdesonproblèmedevue,ilsouffraitd’uneconstipationchroniquequil’obligeatoutesavieàs’administrerdeslavementspurgatifs.Iln’avaitqu’unseulcostumedefête,héritagedupèremort,maisTránsitoArizaenprenaitsigrandsoinque chaque dimanche il était comme neuf. En dépit de son teint hâve, de son effacement et de sesvêtementssombres,ilétaitlacoqueluchedesjeunesfillesdesonentouragequitiraientensecretausortpourjoueràquiresteraitaveclui,etluijouaitàresteravecelles,jusqu’aujouroùilrencontraFerminaDazaetoùc’enfutfinidesoninnocence.

Illavitpourlapremièrefoisunaprès-midiqueLotarioThugutl’avaitchargédeporteruntélégrammeàunepersonnesansdomiciledunomdeLorenzoDazaqu’ildénichaprèsdupetitparcdesÉvangiles,dansunemaison très ancienneetpresqueen ruinedont le jardin intérieur ressemblait aucloîtred’uneabbaye,avecdesmauvaisesherbesdanslesjardinièresetunpuitsenpierreasséché.FlorentinoArizaneperçutaucunbruithumainlorsqu’ilsuivitlaservanteauxpiedsnussouslesarcadesdelagalerieoùsetrouvaientdescartonsdedéménagementquel’onn’avaitpasencoreouverts,desoutilsdemaçonentredesrestesdechauxetdessacsdecimentempiléscarlamaisonétaitl’objetd’unerestaurationradicale.Aufonddujardinilyavaitunbureauprovisoireoù,assisdevantlatable,unhommetrèsgros,avecdesfavorisbouclésquisemélangeaientàlamoustache,faisaitlasieste.Ils’appelaiteneffetLorenzoDazaet

n’étaitguèreconnuenvillecarilétaitarrivéunpeumoinsdedeuxansauparavantetn’étaitpashommeàavoirbeaucoupd’amis.

Ilreçutletélégrammecommeleprolongementd’unrêvedemauvaisaugure.FlorentinoArizaobservalesyeuxlividesavecunesortedecompassionofficielle,observalesdoigtsincertainsquiessayaientderomprelecachet,observalacraintequ’ilavaittantdefoisvuedanslecœurdetantdedestinatairesquineparvenaientpasencoreàpenserauxtélégrammessanslesassocieràlamort.Enlelisantilredevintmaîtredelui-même.Ilsoupira:«Bonnesnouvelles.»Et il tenditàFlorentinoAriza lescinqréauxderigueuren lui faisantcomprendreavecunsouriredesoulagementqu’ilne les luieûtpasdonnéssi lesnouvelles avaient été mauvaises. Puis il le renvoya après lui avoir serré la main, ce qui n’était pasl’habitudeavecunmessagerdu télégraphe,et laservante l’accompagna jusqu’auportailde la rue,nontantpourlereconduirequepourlesurveiller.Ilsparcoururentensensinverselemêmecheminsouslagalerie,mais cette fois FlorentinoAriza sut que quelqu’un d’autre habitait lamaison car une voix defemmequirécitaituneleçondelectureemplissaitlaclartédujardin.Enpassantdevantlalingerieilvit,par la fenêtre, une femmed’un certain âge et une très jeune fille, assises surdeux chaises se touchantpresque, qui suivaient la lecture dans lemême livre ouvert sur les genoux de la femme. La scène luisemblacurieuse:lajeunefilleapprenaitàlireàlamère.L’appréciationn’étaitqu’enpartiecorrectecarlafemmeétait la tanteetnon lamèrede la fillettebienqu’elle l’eûtélevéecommesielleavaitété lasienne.Ellesn’interrompirentpaslaleçonmaislajeunefillelevalesyeuxpourvoirquipassaitdevantlafenêtreetcecoupd’œil fortuit fut l’origined’uncataclysmed’amourqui,undemi-siècleplus tard,nes’étaitpasencoreapaisé.

LaseulechosequeFlorentinoArizaparvintàsavoirdeLorenzoDazafutqu’ilétaitarrivédeSanJuandelaCiénagapeuaprèsl’épidémiedecholéraavecsafilleuniqueetsasœurcélibataire,etqueceuxquil’avaient vu débarquer n’avaient pas douté qu’il venait s’installer ici car il apportait avec lui tout lenécessairepourbiengarnirunemaison.Safemmeétaitmortealorsquel’enfantétaitencoretrèspetite.Lasœurs’appelaitEscolástica,elleavaitquaranteansetavait faitvœudenesortirdans la ruequ’enhabitdefranciscaineetdeporterchezellelacordelettenouéeautourdelataille.Lafilleavaittreizeansetportaitlemêmeprénomquesamère:Fermina.

On supposait que Lorenzo Daza avait des ressources car il vivait sans exercer demétier et avaitachetéargentcomptantlamaisondesÉvangilesdontlarestaurationavaitdûluicoûteraumoinsledoubledes deux cents pesos-or qu’il avait payés pour elle. Sa fille faisait ses études au collège de laPrésentation de la Très Sainte Vierge où, depuis deux siècles, les demoiselles de la bonne sociétéapprenaient l’art et le métier d’épouse diligente et soumise. Aux temps de la colonie et durant lespremières années de la république, n’y étaient admises que les héritières de grands noms. Mais lesvieillesfamillesruinéesparl’indépendanceavaientdûsesoumettreàlaréalitédestempsnouveaux,etlecollègeavaitouvertsesportesàtouteslesaspirantesquipouvaientpayer,sansdistinctiondenaissancemaisàlaconditionessentiellequ’ellesfussentlesfilleslégitimesdecouplescatholiques.Detoutefaçonc’était un collège cher, et que Fermina Daza y fît ses études était en soi un indice de la situationéconomique de la famille bien qu’il ne le fût pas de sa condition sociale. Ces nouvelles réjouirentFlorentinoArizacarellesluisignifiaientquelabelleadolescenteauxyeuxenamandesétaitàportéedesesrêves.Cependant,lastricteéducationdupèreserévélatrèsviteuninconvénientinsurmontable.Àladifférence des autres élèves qui se rendaient au collège en groupe ou accompagnées par une servanted’âgemûr,FerminaDazayallaittoujoursavecsavieillefilledetante,etsaconduiteindiquaitqu’aucunedistractionneluiétaitpermise.

Telle fut l’innocente façon dontFlorentinoAriza inaugura sa viemystérieuse de chasseur solitaire.Dèsseptheuresdumatin,ils’asseyaitseulsurlebanclemoinsvisibleduparc,feignantdelireunlivredepoèmesàl’ombredesamandiers,etattendaitdevoirpasserlajeuneetinaccessibledemoiselleavec

sonuniformeàrayuresbleues,seschaussettesmontantjusqu’auxgenoux,sesbottinesàlacetsdegarçonet,dansledos,attachéeauboutparunruban,unenatteépaissequiluidescendaitjusqu’àlataille.Ellemarchaitavecunearrogancenaturelle,latêtehaute,leregardimmobile,lepasrapide,lenezeffilé,soncartableserrécontresapoitrineentresesbrascroisés,et sadémarchedebichesemblait la libérerdetoutepesanteur.Àsoncôté,allongeantlepasàgrand-peine,latante,avecsonhabitdefranciscaine,nelaissait pas lemoindre interstice qui permît de s’approcher d’elle. FlorentinoAriza les voyait passerquatrefoisparjour,àl’alleretauretour,etunefoisledimancheàlasortiedelagrand-messe,etlavuedelajeunefilleluisuffisait.Peuàpeuilsemitàl’idéaliser,àluiattribuerdesvertusimprobables,dessentiments imaginaires,etauboutdedeuxsemaines ilnepensaitplusqu’àelle. Ildécidaalorsde luienvoyerunbilletordinaire,écritdesdeuxcôtésdesabelleécrituredecalligraphe.Maisilleconservaplusieurs joursdanssapoche, réfléchissantà la façonde le lui remettre,et tandisqu’il réfléchissait ilécrivaitd’autres feuilletsavantde semettreau lit,de sorteque la lettreoriginale se transformaenundictionnairedecomplimentsinspirésdesouvragesqu’ilavaitapprisparcœuràforcedeleslirependantsesheuresd’attentedansleparc.

Tout encherchant comment remettre la lettre, il tentade lier connaissanceavecquelquesélèvesducollègedelaPrésentation,maisellesétaienttropéloignéesdesonmonde.Enoutre,aprèsavoirretournéla question dans sa tête, il ne lui sembla guère prudent que quelqu’un connût ses intentions. Il réussitcependant à savoir que, quelques jours après son arrivée, FerminaDaza avait été invitée à un bal dusamedi et que son père ne lui avait pas donné la permission de s’y rendre. Il avait eu cette phrasedéfinitive :«Chaquechoseenson temps.»La lettreavaitplusdesoixante feuilletsécrits rectoversoquandFlorentinoArizaneputrésisterpluslongtempsàl’oppressiondusecretets’enouvritsansréserveàsamère,laseulepersonneauprèsdequiils’autorisaitquelquesconfidences.TránsitoArizafutémuejusqu’auxlarmesparlacandeurdontsonfilsfaisaitpreuveenmatièred’amoursettentadel’éclairerdeses lumières. Elle commença par le convaincre de ne pas remettre ce pavé lyrique qui ne feraitqu’effrayerlademoiselledesesrêves,qu’ellesupposaitaussiinnocentequeluienaffairesdecœur.Lepremierpas,luidit-elle,étaitdeparveniràéveillersonintérêtafinqueladéclarationnelaprîtpasparsurpriseetqu’elleeûtletempsd’ypenser.

«Maissurtout,luidit-elle,cellequ’iltefautconquériravanttout,c’estlatante.»Lesdeuxconseilsétaientsages,sansdoute,maistardifs.Envérité,lejouroùFerminaDazas’étaitun

instant distraite de la leçon de lecture qu’elle donnait à sa tante et avait levé les yeux pour voir quipassait sous la galerie, elle avait été frappée par l’aura de chien perdu de FlorentinoAriza. Le soir,pendantledîner,sonpèreavaitmentionnéletélégrammeetc’estainsiqu’elleavaitsucequeFlorentinoArizaétaitvenufairechezelleetquelétaitsonmétier.Cesnouvellesaccrurentsonintérêtcar,pourellecommepourtantd’autresgensàl’époque,l’inventiondutélégraphetenaitdelamagie.Desortequ’ellereconnutFlorentinoArizadèslepremierjouroùellelevitentraindeliresouslesarbresdupetitparcmais n’en éprouva nul trouble jusqu’à ce que la tante lui fît remarquer qu’il était là depuis plusieurssemaines.Puis,lorsqu’elleslevirenttouslesdimanchesàlasortiedelamesse,latantenedoutaplusquetantderencontresnepouvaientêtrefortuites.Elledit:«Cen’estsûrementpaspourmoiqu’ilsedonnetoutecettepeine.»Carendépitdesaconduiteaustèreetdesonhabitdepénitente,latanteEscolásticaDazaavaitun instinctde lavieetunevocationdecomplicitéquiétaient sesmeilleuresqualités, et laseuleidéequ’unhommepûts’intéresseràsaniècesuscitaitenelleuneémotionirrésistible.Cependant,FerminaDazaétaitencoreàl’abridelasimplecuriositédel’amour,etlaseulechosequeluiinspiraitFlorentinoArizaétaitunpeudepitiéparcequ’elle le croyaitmalade.Mais la tante lui expliquaqu’ilfallaitavoirbeaucoupvécupourconnaîtreletempéramentvéritabled’unhommeetqu’elleétaitquantàelleconvaincuequeceluiquis’asseyaitdansleparcpourlesregarderpassernepouvaitqu’êtremaladed’amour.

La tante Escolástica était un refuge de compréhension et d’affection pour l’enfant solitaire d’unmariagesansamour.Elle l’avaitélevéedepuis lamortdesamèreet,à l’égarddeLorenzoDaza,plusqu’une tante elle était une complice. Ainsi, l’apparition de Florentino Ariza fut pour elles une desnombreuses distractions intimes qu’elles avaient coutume d’inventer pour passer leurs temps morts.Quatre fois par jour, lorsqu’elles traversaient le parc des Évangiles, toutes deux s’empressaient dechercher d’un regard instantané la sentinelle émaciée, timide,minuscule petite chose presque toujoursvêtue de noirmalgré la chaleur, qui feignait de lire sous les arbres. « Il est là », disait celle qui ledécouvraitlapremièreavantqu’ilnelevâtlesyeuxetvîtlesdeuxfemmesrigides,distantesdesavie,quitraversaientleparcsansleregarder.

«Pauvrepetit,dit la tante. Iln’osepass’approcherparceque jesuisavec toi,maisun jour,sisesintentionssontsérieuses,ilessayeraetilteremettraunelettre.»

Prévoyanttoutessortesd’adversités,elleluienseignaàcommuniquerparsignesdelamain,recoursindispensables des amours interdites. Ces espiègleries inattendues, presque puériles, emplissaientFerminaDazad’unecuriositéinsolitemaispendantplusieursmoisellen’imaginamêmepasquelachosepûtallerplusloin.Ellenesut jamaisàquelmomentl’amusementdevintanxiété.Sonsangbouillonnaittantelleavaitbesoinde levoir, etunenuit elle se réveillaépouvantéeparcequ’elle l’avaitvuqui laregardait dans le noir au pied du lit. Alors elle désira de toute son âme que s’accomplissent lespronosticsde la tante, et suppliaDieudans sesprièresqu’il eût lecouragede lui remettre la lettre, àseulefindesavoircequ’elledisait.

Maissessuppliquesnefurentpasentendues.Aucontraire.C’étaitl’époqueoùFlorentinoArizaétaitentré en confidences avec sa mère qui l’avait alors dissuadé de faire don des soixante-dix feuilletsgalants,de sortequeFerminaDazacontinuad’attendre jusqu’à la finde l’année.Sonanxiétédevenaitdésespoiràmesurequ’approchaientlesvacancesdedécembre,carellesedemandaitaveclaplusgrandeinquiétudecommentelleferaitpourlevoiretpourqu’illavîtpendantlestroismoisoùellen’iraitpasaucollège.LanuitdeNoël,sesquestionsétaienttoujourssansréponselorsquetoutàcouplepressentimentqu’ilétaitlàetlaregardaitdanslafoulevenueassisteràlamessedeminuitlafittremblerd’émotion,etl’affolements’emparadesoncœur.Ellen’osait tournerlatêtecarelleétaitassiseentresonpèreetsatante etdut sedominerpourqu’ilsne remarquassentpas son trouble.Maisdans laprécipitationde lasortie,ellelesentitsiproche,siprésentaumilieudelabousculade,qu’uneforceirrésistiblel’obligeaàregarder par-dessus son épaule aumoment où elle quittait l’église par la nef centrale. Alors, à deuxcentimètresdesesyeux,ellevitlesdeuxyeuxdeglace,levisagelivide,leslèvrespétrifiéesparlapeurde l’amour. Troublée par sa propre audace, elle agrippa le bras de la tante Escolástica pour ne pastomber.Celle-cisentitlasueurglacéedesamainàtraverslamitainededentelleetlaréconfortaparunimperceptiblesignedecomplicité inconditionnelle.Aumilieuduvacarmedespétardsetdes tamboursdesnaissances,deslanternesdetouteslescouleurssuspenduesauxarcades,etdelaclameurd’unefouleavidedepaix,FlorentinoArizaerracommeunsomnambule jusqu’au leverdu jour, regardant la fêteàtraversseslarmes,égaréparlasensationquecen’étaitpasDieumaisluiquiétaitnécettenuit-là.

Sondélireaugmentalasemainesuivante,àl’heuredelasieste,lorsqu’ilpassasansespoirdevantlamaison deFerminaDaza et vit que celle-ci était assise avec sa tante sous les amandiers du portique.C’étaitunerépétitionenpleinairdutableauqu’ilavaitvulepremieraprès-mididanslalingerie:maisFerminaDazaétaitdifférentesanssonuniformedecollégiennecarelleportaitune tuniquede fil touteplisséequiluitombaitdesépaulescommeunpéplumetelleavaitsurlatêteuneguirlandedegardéniasnaturelsqui luidonnaituneapparencededéessecouronnée.FlorentinoArizas’assitdans leparcoùilétaitsûrd’êtrevumaisaulieudefairesemblantdelire,ilrestasansbouger,lelivreouvertetlesyeuxfixéssurl’irréellejeunefillequineluiadressapasmêmeunregardcharitable.

Audébutilpensaquelaleçonsouslesamandiersétaitunchangementoccasionnel,dûpeut-êtreauxinterminablesréparationsdelamaison,maislesjourssuivantsilcompritqueFerminaDazaviendraitlà,àportéedesonregard,touslesaprès-midiàlamêmeheuretantquedureraientlesgrandesvacances,etcettecertitudeluicommuniquauneardeurnouvelle.Iln’avaitpaslesentimentd’êtrevu,neremarquapaslemoindresigned’intérêtouderejet,maisdans l’indifférencedeFerminaDazabrillaitunesplendeurinconnuequil’encourageaàpersévérer.Soudain,unaprès-midi,verslafindejanvier,latanteposasonouvragesur lachaiseet laissasanièceseuledevant lagalerieaumilieuduparterredefeuilles jaunestombéesdesamandiers.Encouragéparlasuppositionirréfléchiequec’étaitlàuneoccasionpréméditée,FlorentinoArizatraversalarueetsepostadevantFerminaDaza,siprèsqu’elleperçutlesbruissementsdesarespirationetl’effluvefloralparlequelellel’identifieraitpourlerestantdesavie.Illuiparlalatêtehauteetavecunedéterminationqu’ilnedevaitretrouverqu’undemi-siècleplustardetpourlamêmecause.

«Laseulechosequejevousdemandec’estd’accepterunelettre»,luidit-il.Cen’étaitpaslavoixqueFerminaDazaattendait:elleétaitnetteetrévélaitunemaîtrisequin’avait

rienàvoiraveclalangueurdesmanières.Sansleverlesyeuxdel’ouvrage,ellerépondit:«Jenepeuxl’acceptersanslapermissiondemonpère.»FlorentinoArizatremblad’émotionenentendantlachaleurdecettevoixdontletimbreétoufféresteraitgravédanssamémoirejusqu’àlafindesavie.Maisiltintbonetrépliquasansplusattendre:«Obtenez-la.»Puisiladoucitsonordred’unesupplique:«C’estunequestiondevieoudemort.»FerminaDazaneleregardapas,ellen’interrompitpassabroderie,maissadécisionentrebâillauneporteparoùpouvaitpasserlemondeentier.

«Reveneztouslesaprès-midi,luidit-elle,etattendezquejechangedechaise.»FlorentinoAriza ne comprit pas ce qu’elle avait voulu dire jusqu’au lundi de la semaine suivante,

lorsqu’ilvitdepuislebancdupetitparclamêmescènequed’habitudeàunevarianteprès: lorsque latante Escolástica entra dans lamaison, FerminaDaza se leva et s’assit sur l’autre chaise. FlorentinoAriza,uncaméliablancàlaboutonnièredesaredingote,traversaalorslarueets’arrêtadevantelle.Ildit:«C’estleplusbeaujourdemavie.»FerminaDazanelevapaslesyeuxversluimaisparcourutlesenvironsd’unregardcirculaireetvitdanslatorpeurdelasécheresselesruesdésertesetuntourbillondefeuillesmortesemportéesparlevent.

«Donnez-la-moi»,dit-elle.FlorentinoAriza avait pensé lui apporter les soixante-dix feuillets qu’il pouvait réciter par cœur à

forcedelesavoirlus,maisilavaitfiniparsedéciderpourunedemi-feuillesobreetexpliciteoùilluijuraitl’essentiel:unefidélitéàtouteépreuveetsonamouràjamais.Illasortitdelapocheintérieuredesaredingoteetlamitsouslesyeuxdelabrodeuseintimidéequin’osaittoujourspasleregarder.Ellevitl’enveloppebleue tremblerdans lamainpétrifiéede terreur, et tendit sonmétier àbroder afinqu’il ydéposâtlalettrecarellenepouvaitadmettrequ’ilpûtremarquerquesesdoigtsàelleaussitremblaient.C’estalorsquel’incidenteutlieu:unoiseaus’agitaentrelefeuillagedesamandierset lafientetombajustesurl’ouvrage.FerminaDazaécartalemétier,lecachaderrièrelachaiseafinqueFlorentinoArizanes’aperçûtpasdecequivenaitd’arriveretleregardapourlapremièrefois,levisageenfeu.FlorentinoAriza,impassible,lalettreàlamain,dit:«Çaportebonheur.»Elleleremerciad’unpremiersourire,luiarrachapresquelalettre,lapliaetlacachadanssoncorsage.Illuioffritalorslecaméliaqu’ilportaitàlaboutonnière.Ellelerefusa:«C’estunefleurdefiançailles.»Etsansplusattendre,conscientequeletempss’écourtait,elleseréfugiadenouveaudanssaréserve.

«Maintenant,partez,dit-elle,etnerevenezquelorsquejevousledirai.»LorsqueFlorentinoAriza l’avaitvuepour lapremière fois, samèreavait toutcomprisavantmême

qu’ilnelamîtaucourantparcequ’ilavaitperdul’appétitetpassaitdesnuitsentièresàsetourneretseretournerdanssonlit.Maislorsqu’ilcommençaàattendrelaréponseàsapremièrelettre,sonanxiétése

compliqua de diarrhées et de vomissements verts, il perdit le sens de l’orientation, souffrantd’évanouissementssubits,etsamèrefutterroriséeparcequesonétatneressemblaitpasauxdésordresdel’amourmaisauxravagesducholéra.LeparraindeFlorentinoAriza,unancienhoméopathequiavaitétéleconfidentdeTránsitoArizaensesannéesd’amanteclandestine,s’alarmaàlasimplevuedumaladecar le pouls était faible, la respiration sableuse, et il avait la sueur blafarde des moribonds. Maisl’examen ne révéla ni fièvre ni douleurs et la seule chose concrète qu’il ressentait était une nécessitéurgentedemourir.Desquestionsinsidieusesadresséesàluid’abordpuisàsamèresuffirentaumédecinpour constater une fois de plus que les symptômes de l’amour sont identiques à ceux du choléra. Ilprescrivitdesinfusionsdefleursdetilleulpourcalmersesnerfsetsuggéraunchangementd’airafinqu’ilpûttrouverunréconfortdansladistance,maisceàquoiaspiraitFlorentinoArizaétaittoutlecontraire:jouirdesonmartyre.

TránsitoArizaétaitunequarteronnelibre,avecuninstinctdebonheurgâchéparlapauvreté,etellesecomplaisaitdanslessouffrancesdesonfilscommesielleseussentétésiennes.Elleluifaisaitboiredesinfusionslorsqu’ellelesentaitdélireretl’enveloppaitdansdescouverturesdelainepourl’empêcherdetremblerenmêmetempsqu’ellel’encourageaitàsedélecterdesaprostration.

«Profitedecequetuesjeunepoursouffrirautantquetupeux,luidisait-elle,çanedurerapastoutelavie.»

Au bureau de poste, bien sûr, on ne pensait pas de même. Florentino Ariza se laissait aller à lanégligence et était distrait au point de confondre les drapeaux avec lesquels il annonçait l’arrivée ducourrier,sibienquelemercrediilhissaitledrapeauallemandalorsquevenaitd’arriverlebateaudelaLeyland Company avec le courrier de Liverpool, et le lendemain celui des États-Unis aumoment oùaccostait le navire de la Compagnie générale transatlantique avec le courrier de Saint-Nazaire. Cesconfusions de l’amour provoquaient une telle pagaille dans la distribution et entraînaient de tellesprotestationsdupublicquesiFlorentinoArizaneperditpassontravailcefutparcequeLotarioThugutlegardacommetélégraphisteetluipermitdejouerduviolonaveclechœurdelacathédrale.Leurallianceétait difficile à comprendre en raison de leur différence d’âge car l’un aurait pu être le grand-père etl’autrelepetit-filsmaisilss’entendaientàmerveilleaussibiendansletravailquedanslestavernesduport où, sans complexes de classe, venaient échouer les noctambules de tout acabit, depuis les petitspoivrotsdequatresousjusqu’auxfilsàpapaentenuedesoiréequis’échappaientdesréceptionsduClubsocialpourallermangerdumuletfritetdurizparfuméàlanoixdecoco.LotarioThugutavaitcoutumedes’yrendreaprèslafermeturedutélégrapheetbiensouventlepetitjourlesurprenaitbuvantdupunchdela Jamaïque et jouant de l’accordéon avec les équipages insensés des goélettes des Antilles. Il étaitcorpulent,avait le facièsd’une tortue,portaitunebarbedoréeetunbonnetphrygienqu’ilmettaitpoursortirlanuit,etilneluimanquaitqu’uneribambelledeclochettespourressembleràsaintNicolas.Unefois par semaine au moins il disparaissait avec une oiselle de nuit ainsi qu’il appelait celles qui,nombreuses, vendaient des amours d’urgence dans un hôtel de passe pour marins. Lorsqu’il connutFlorentino Ariza, la première chose qu’il fit, non sans une certaine et magistrale délectation, fut del’initierauxsecretsdesonparadis.Ilchoisissaitpourluilesoisellesquiluisemblaientlesmeilleures,discutait avec elles le prix et la manière, et offrait de payer lui-même d’avance le service. MaisFlorentinoArizan’acceptaitpas:ilétaitviergeetavaitdécidédenecesserdel’êtrequeparamour.

L’hôtelétaitunpalaiscolonialdéchu,dontlesgrandssalonsetlesappartementsdemarbreavaientétédivisésenalcôvesdecartonpercédetrousd’aiguillesquel’onpouvaitlouerpourfaireoupourvoir.Onparlait de curieux à qui on avait crevé les yeux avec des aiguilles à tricoter, de certains quireconnaissaientleurproprefemmedanscellesqu’ilsépiaient,demessieursdehautlignagequivenaientdéguisés en poissardes pour se soulager avec des maîtres d’équipage occasionnels, et de tant et tantd’autrescalamitéssurvenuesàtantettantd’épiésettantettantd’épieurs,qu’àlaseuleidéedejeterun

œildanslachambrevoisineFlorentinoArizaétaitremplid’épouvante.DesortequeLotarioThugutneréussitpasàleconvaincrequevoiretselaisservoirétaientdesraffinementsdeprincesd’Europe.

Àl’inversedecequelaissaitcroiresacorpulence,LotarioThugutavaitunebistouquettedechérubinquiressemblaitàunboutonderose,maiscelui-cidevaitêtreuneheureuseanomaliecarlesoiselleslesplus fanées sedisputaient la chancededormiravec lui, et leurshurlementsd’égorgéesébranlaient lesfondations du palais et faisaient trembler d’épouvante leurs fantômes. On disait qu’il utilisait unepommade au venin de vipère qui échauffait l’arrière-train des femmes, mais lui jurait ne posséderd’autresressourcesquecellesquelebonDieuluiavaitdonnées.Ildisait,hurlantderire:«Del’amouràl’état pur. »Bien des années s’écoulèrent avant que FlorentinoAriza ne comprit qu’il avait peut-êtreraison.Ilfinitpars’enconvaincreàuneépoqueplusavancéedesonéducationsentimentale,lorsqu’ilfitlaconnaissanced’unhommequimenaituneviedechâteauenexploitant trois femmesenmêmetemps.Toutes trois lui rendaientdescomptesaupetitmatin,s’humiliaientàsespiedspoursefairepardonnerleursmaigresgains,etlaseulegratificationàlaquelleellesprétendaientétaitqu’ilcoucheaveccellequilui avait rapporté leplusd’argent.FlorentinoArizapensaitque seule la terreurpouvait conduireàdetellesabjections.Cependantunedestroisfilleslesurpritparlavéritécontraire.

«Ceschoses-là,luidit-elle,onnepeutlesfairequeparamour.»Cen’étaitpastantpoursesvertusdefornicateurquepoursoncharmepersonnelqueLotarioThugut

étaitdevenuundesclientslesplusappréciésdel’hôtel.FlorentinoAriza,bienquemuetetfuyant,gagnal’estimedupatronet,àl’époquelaplusdifficiledesestourments,ilvenaits’enfermerdanslesalcôvessuffocantes pour lire des vers et des feuilletons larmoyants, et ses rêveries déposaient des nidsd’hirondelles obscures sur les balcons, des rumeurs de baisers et des battements d’ailes dans lesmarasmesde la sieste.En find’après-midi, lorsque lachaleurdiminuait, il était impossibledenepasentendre les conversations des hommes qui venaient se remettre de leur journée avec un amour à lasauvette.C’estainsiqueFlorentinoArizaétaitaucourantdeconfidencesetmêmedequelquessecretsd’Étatquedesclients importantsouparfois les autorités localesconfiaient à leursamanteséphémèressanss’inquiéterqu’onlesentendîtounondelachambrevoisine.Demême,c’estainsiqu’ilappritqu’àquatre lieuesmarinesaunordde l’archipeldeSotaventoétait échouédepuis leXVIIe siècleungalionespagnolchargédeplusdecinqcentsmilliardsdepesosenorpuretenpierresprécieuses.Lerécitlestupéfiamaisiln’yrepensaplusjusqu’àplusieursmoisplustard, lorsquesonamourfouéveillaenluil’enviederepêcherlafortuneengloutiepourqueFerminaDazapûtprendredesbainsdansdesbassinsd’or.

Quelques annéesplus tard, alorsqu’il tentait de se rappeler comment était en réalité lademoiselleidéaliséeparl’alchimiedelapoésie,ilnepouvaitlaséparerdesaprès-mididéchirésdecetteépoque.Mêmelorsqu’illaguettaitsansêtrevu,encesjoursd’anxiétéoùilattendaituneréponseàsapremièrelettre,illavoyaittransfiguréedanslaréverbérationdudébutdel’après-midi,souslafinepluiedefleursdes amandiers, là où quelle que fût l’époque de l’année c’était toujours avril. Accompagner LotarioThugutauviolonenhautde l’observatoireprivilégiéqu’était lechœurne l’intéressaitqueparcequ’ilpouvaitvoirlatuniquedeFerminaDazaondulersouslabrisedescantiques.Maissonpropreégarementfinitparlepriverdeceplaisircarlamusiquemystiqueétaitàcepointinsipidepoursonâmequ’iltentaitde l’exalter avecdesvalsesd’amour, etLotarioThugut fut contraintde le renvoyerduchœur.C’est àcettemême époque qu’il céda à la convoitise demanger les plates-bandes de gardénias que TránsitoAriza cultivait dans le jardin, et connut ainsi la saveur de FerminaDaza.Ce fut aussi l’époque où iltrouva par hasard, dans une des malles de sa mère, un litre d’eau de Cologne que les marins de laHamburgAmericanLinevendaientencontrebande,etilnerésistapasàlatentationd’ygoûter,anxieuxdeconnaîtred’autressaveursdelafemmeaimée.Ilbuttoutelanuit,s’enivrantdeFerminaDazajusqu’àladernièregoutteavecdesgorgéesabrasives,d’aborddanslestavernesduportpuis,l’espritabsorbédans

lamer,sur lesquaisoùlesamantssanstoitseconsolaientenfaisant l’amour, jusqu’àcequ’ilsombrâtdansl’inconscience.TránsitoAriza,quil’avaitattendujusqu’àsixheuresdumatinl’âmenetenantqu’àunfil,lecherchadanslesrecoinslesplusinvraisemblablesetpeuaprèsmidi,letrouvavautréaumilieud’unemaredevomifétide,dansuneencoignuredelabaieoùallaients’échouerlesnoyés.

Elle profita de la pause de la convalescence pour le sermonner sur la passivité avec laquelle ilattendait une réponse à sa lettre. Elle lui rappela que les faibles jamais n’entreraient au royaume del’amour,quiestun royaume inclémentetmesquin,etque les femmesnesedonnentqu’auxhommesdecaractèrecarilsleurcommuniquentlasécuritédontellesonttantbesoinpouraffronterlavie.TránsitoArizaneputdissimulerunsentimentd’orgueil,plusconcupiscentquematernel,lorsqu’ellelevitsortirdela mercerie vêtu de son costume noir, du chapeau melon, et avec ce lacet lyrique autour du col enCelluloïd. Elle lui demanda en plaisantant s’il allait à un enterrement. Il répondit, rouge jusqu’auxoreilles :«C’estpresque lamêmechose.»Elle se renditcompteque lapeur l’empêchaitàmoitiéderespirermaisquesadéterminationétait invincible.Elle luiadressasesdernières recommandations, lebénit,etluipromit,enriantauxlarmes,uneautrebouteilled’eaudeColognepourcélébrerensemblelaconquête.

Depuisqu’ilavaitremislalettre,unmoisauparavant,ilavaitplusieursfoisdésobéiàsapromessedeneplusretourneraupetitparctoutenprenantbiensoindenepassefairevoir.Rienn’avaitchangé.Laleçondelecturesouslesarbresfinissaitverslesdeuxheures,lorsquelavilleseréveillaitdelasieste,etFerminaDazapoursuivaitsabroderieauxcôtésdelatantejusqu’àcequelachaleurdéclinât.FlorentinoArizan’attenditpasquecelle-cirentrâtdanslamaisonetiltraversalarueàgrandesenjambéesmartialesquiluipermirentdesurmonterladéfaillancedesesgenoux.Cependant,cen’estpasàFerminaDazaqu’ils’adressamaisàsatante.

«Ayezl’obligeancedemelaisserunmomentavecmademoiselle,luidit-il,j’aiunechoseimportanteàluidire.

—Malotru!luiditlatante.Iln’yarienlaconcernantquejenepuisseentendre.—Alorsjeneluidirairien,répondit-il,maisjevouspréviensquevousêtesresponsabledecequi

arrivera.»Cen’étaientpaslesmanièresqu’EscolásticaDazaattendaitdufiancéidéal,maiselleselevaeffrayée

carelleeutpourlapremièrefoislesentimenttroublantqueFlorentinoArizaparlaitsousl’inspirationduSaint-Esprit.De sorte qu’elle entra dans lamaison pour chercher d’autres aiguilles et laissa les deuxjeunesgensseulssouslesamandiersduportique.

EnréalitéFerminaDazasavaitbienpeudechosesurceprétendanttaciturnequiétaitapparudanssaviecommeunehirondelled’hiveretdontellen’auraitpasmêmesulenomn’eûtétélasignatureaubasdelalettre.Elles’étaitrenseignéeetavaitapprisqu’ilétaitlefilssanspèred’unecélibatairetravailleuseetréservéemais à jamaismarquée par le stigmate de feu d’une unique erreur juvénile.Elle savait aussiqu’il n’était pas lemessager du télégraphe commeelle l’avait supposémais un assistant bienqualifiéavecunavenirprometteur,etellecroyaitqu’ilavaitportéletélégrammeàsonpèresousprétextedelavoirelle.Cettesuppositionl’émouvait.Ellesavaitaussiqu’ilétaitl’undesmusiciensduchœuret,alorsqu’elle n’avait jamais osé lever la tête pendant la messe pour s’en assurer, elle eut un dimanche larévélationquetandisquelesautresinstrumentsjouaientpourtoutlemonde,leviolon,lui,nejouaitquepourelleseule.Cen’étaitpaslegenred’hommequ’elleeûtchoisi.Seslunettesd’enfantperdu,satenuecléricale, ses procédésmystérieux avaient suscité en elle une curiosité à laquelle il était difficile derésistermaisellen’avaitjamaispenséquelacuriositépûtêtreunedesnombreusesembûchesdel’amour.

Elle-mêmenes’expliquaitpaspourquoielleavaitacceptélalettre.Ellenes’enfaisaitpasreproche,maisl’obligationdeplusenpluspressanted’yrépondreétaitdevenueuneentraveàsavie.Chaquemotdesonpère,chaqueregardfortuit,sesgesteslespluscourantsluisemblaientparsemésdepiègesdestinés

àdécouvrirsonsecret.Sonétatd’alerteétaittelqu’elleévitaitdeparleràtabledecraintequ’unfauxpasne la trahît, et elle devint évasivemême avec la tante Escolástica qui partageait pourtant son anxiétérefoulée comme si elle était sienne. Elle s’enfermait dans les cabinets à n’importe quelle heure, sansnécessité,etrelisaitlalettreenessayantd’ydécouvriruncodesecret,uneformulemagiquecachéesousl’une des trois cent quatorze lettres des cinquante-huitmots, dans l’espoir qu’elles disent plus que cequ’ellesdisaient.Maisellene trouva rienqu’ellen’eûtdéjàcomprisà lapremière lecture lorsqu’elleavait couru s’enfermer dans les toilettes, le cœur chaviré, et avait déchiré l’enveloppe dans l’espoirqu’ellecontîntune lettre longueet fébrile, etn’avait trouvéqu’unbilletparfumédont ladéterminationl’avaiteffrayée.

Au début elle n’avait pas pris au sérieux l’idée d’être obligée de répondre,mais la lettre était siexplicite qu’il n’y avait pas moyen d’y échapper. En attendant, dans le tourbillon du doute, elle sesurprenait à penser à Florentino Ariza plus souvent et avec plus d’intérêt qu’elle ne voulait se lepermettreetallaitmêmejusqu’àsedemander,chagrinée,pourquoi iln’étaitpasdans leparcà l’heurehabituellecarellenesesouvenaitpasqu’elle-mêmel’avaitpriédenepasrevenirtantqu’ellepenseraitàla réponse. De sorte qu’elle finit par penser à lui comme jamais elle n’eût imaginé que l’on pouvaitpenser à quelqu’un, le pressentant là où il n’était pas, le désirant là où il ne pouvait être, s’éveillantsoudain avec la sensation physique qu’il la contemplait dans l’obscurité tandis qu’elle dormait, etl’après-midioùelleentenditsonpasrésolusurletapisdefeuillesjaunesdupetitparc,illuiencoûtadecroire que son imagination n’était pas en train de lui jouer un autre tour. Mais lorsqu’il réclama laréponseavecuneautoritéquin’avaitrienàvoiravecsalangueur,ellesurmontasonépouvanteettentadefuirpar lescheminsde lavérité : ellene savait pasquoi répondre.MaisFlorentinoArizan’avait pasfranchiunabîmepourselaissereffrayerparlesautres.

«Sivousavezacceptélalettre,luidit-il,ilestimpolidenepasyrépondre.»Cefutlafindulabyrinthe.FerminaDaza,maîtressed’elle-même,s’excusadesonretardetluidonna

saparoled’honneurqu’ilauraituneréponseavantlafindesvacances.Ellelatint.Lederniervendredidefévrier, trois jours avant la réouverture des classes, la tante Escolástica alla au bureau du télégraphedemandercombiencoûtaituntélégrammepourPiedrasdeMoler,unvillagequinefiguraitmêmepassurla liste des services, et laissa FlorentinoAriza s’occuper d’elle comme s’ils ne s’étaient jamais vus.Maisensortantellefitsemblantd’oubliersurleguichetunbréviairereliéenpeaudelézarddanslequelilyavaituneenveloppeenpapierdelinavecunevignettedorée.Éperdudebonheur,FlorentinoArizapassalerestedel’après-midiàmangerdesrosesetàlirelalettre,àlareliremotàmotunefoisetunefoisencore,mangeantd’autantplusderosesqu’illalisaitetlarelisait,etàminuitill’avaitluetantdefoisetavaitmangétantderosesquesamèredutlecajolercommeunpetitveaupourluifaireavalerunedécoctiond’huiledericin.

Cefutuneannéed’amourexalté.L’unetl’autrenevivaientquepourpenseràl’autre,rêverdel’autre,attendreleslettresdel’autreavecautantd’anxiétéqu’ilsenéprouvaientpouryrépondre.Jamaisaucoursdeceprintempsdedélire,pasplusquel’annéesuivante,ilsn’eurentl’occasiondecommuniquerdevivevoix.Pireencore:depuislejouroùilss’étaientvuspourlapremièrefoisjusqu’aumomentoù,undemi-siècleplustard,illuirenouvelasadétermination,ilsn’eurentjamaisl’occasiondesevoirtêteàtêteetdeseconter leuramour.Maispendant les troispremiersmoispasunseul journes’écoulasansqu’ilss’écrivissentetàunecertaineépoque ils s’écrivaientmêmedeuxfoispar jour, jusqu’àceque la tanteEscolásticaprîtpeurdelavoracitédubrasierqu’elleavaitelle-mêmeallumé.

Aprèslapremièrelettre,qu’elleavaitportéeaubureaudutélégraphenonsansunrelentdevengeancesursonpropresort,elleavaitautoriséunéchangedemessagespresquequotidienlorsderencontresdanslaruequisemblaientfortuites,maisellen’eutpaslecouragedeparraineruneconversation,aussibanaleet momentanée fût-elle. Au bout de trois mois, cependant, elle comprit que sa nièce n’était pas sous

l’emprised’uncoupdefoudrejuvénilecommeellel’avaitd’abordcruaudébut,maisquecetincendieamoureux était une menace pour sa propre vie. En fait Escolástica Daza n’avait d’autre moyen desubsistance que la charité de son frère et elle savait que le caractère tyrannique de celui-ci ne luipardonnerait jamaisd’avoir ainsi trompé saconfiance.Mais à l’heurede ladécisionellen’eutpas lecœur de causer à sa nièce l’irréparable infortune qu’elle-même n’avait cessé de ruminer depuis sajeunesse,etellel’autorisaàutiliserunstratagèmequiluilaissaitl’illusiondel’innocence.Laméthodeétaitsimple:FerminaDazadéposaitsalettredansunecachettesursonparcoursquotidienentrelamaisonetlecollège,etdanscettemêmelettreindiquaitàFlorentinoArizal’endroitoùelleespéraittrouverlaréponse.FlorentinoAriza faisaitdemême.Ainsi, lesproblèmesdeconsciencede la tanteEscolásticafurent déposés tout au long de l’année sur les fonts baptismaux des églises, dans les creux des troncsd’arbresetlesbrèchesdesforteressescolonialesenruine.Parfoisleslettresétaienttrempéesdepluie,tachées de boue, déchirées par l’adversité, certaines se perdirent pour des raisons diverses mais ilstrouvèrenttoujourslemoyenderenouerlecontact.

FlorentinoArizaécrivait toutes lesnuits sanspitiéenvers lui-même, s’empoisonnantmotaprèsmotavec la fumée des lampes à huile de corozo dans l’arrière-boutique de la mercerie, et ses lettresdevenaient d’autant plus longues et fantasques qu’il s’efforçait d’imiter ses poètes favoris de la«Bibliothèquepopulaire», laquelleàcetteépoqueatteignaitdéjà lesquatre-vingtsvolumes.Samère,quil’avaitincitéavectantd’ardeuràsecomplairedanssestourments,commençaàs’inquiéterpoursasanté.«Tuvasperdre la tête, luicriait-elledepuis sachambredèsqu’elleentendaitchanter lescoqs.Aucunefemmenemériteça.»Ellenesesouvenaitpasd’avoirvuquiconquedansunpareilétat.Maisilnel’écoutaitpas.Certainsjoursilarrivaitaubureaulescheveuxébouriffésd’amouraprèsavoirpasséune nuit blanche et déposé la lettre dans la cachette indiquée afin queFerminaDaza la trouvât sur lecheminde l’école.Elle, en revanche, subordonnéeà la surveillancedesonpèreetà l’espionnagedesbonnes sœurs, parvenait à peine à écrire unedemi-feuille de cahier, enferméedans les toilettes ou enfaisantsemblantdeprendredesnotesenclasse.Maistantàcausedelahâteetdesescraintesquedesoncaractère,seslettresselimitaientàraconterlesincidentsdesaviequotidiennedanslestylebonenfantd’unjournaldebord.Enréalitéc’étaientdeslettrespoursedistraire,destinéesàmaintenirlabraisesansmettre la main au feu. Impatient de lui communiquer sa propre folie, il lui envoyait des vers deminiaturistegravésàlapointed’uneépinglesurlespétalesdescamélias.Cefut luietnonellequieutl’audacedeglisserunemèchedecheveuxdansunelettremaisilnereçutjamaislaréponsedésirée,unemècheentièredelatressedeFerminaDaza.Dumoinsobtint-ilqu’ellefranchîtunpasdeplus,carellecommença à lui envoyer des nervures de feuilles desséchées dans des dictionnaires, des ailes depapillons,desplumesd’oiseauxmagiquesetluioffritpoursonanniversaireuncentimètrecarrédel’habitdesaintPierreClaver,qu’àl’époqueonvendaitencachetteàunprixinaccessiblepouruneécolièredesonâge.Unenuit,alorsqueriennel’avaitannoncé,FerminaDazafutréveilléeensursautparlasérénaded’une unique valse pour violon seul. Elle fut bouleversée par la révélation que chaque note était uneactiondegrâcespour lespétalesdesesherbiers,pour le tempsvoléà l’arithmétiqueafind’écrireseslettres,pourlapeurqu’elleéprouvaitpendantlesexamenslorsqu’ellepensaitplusàluiqu’auxsciencesnaturelles,maisellen’osapascroirequeFlorentinoArizafûtcapabled’unetelleimprudence.

Le lendemainmatin,pendant lepetitdéjeuner,LorenzoDazaneput résister à la curiosité.D’abordparce qu’il ignorait ce que signifiait dans le langage des sérénades un uniquemorceau, ensuite parcequ’endépitdel’attentionaveclaquelleill’avaitécoutéiln’avaitpusavoiravecprécisiondevantquellemaisononl’avaitjoué.LatanteEscolástica,avecunsang-froidquiredonnacourageàsanièce,affirmaavoirvuderrièrelespersiennesleviolonistesolitaireàl’autreboutduparcetquejouerunseulmorceausignifiaitunerupture.Cejour-là,danssalettre,FlorentinoArizaconfirmaqu’ilétaitbienl’hommedelasérénade et qu’il avait lui-même composé la valse qui portait le nom qu’il donnait dans son cœur àFerminaDaza:laDéessecouronnée.Ilnerevintpasjouerdansleparcmaislesnuitsdepleineluneilse

postaitavecsonviolondansdesendroitschoisisexprèspourqu’ellepûtl’entendresanssursauterdanssonlit.Undeseslieuxpréférésétaitlecimetièredespauvres,exposéausoleiletàlapluie,enhautd’unecollineindigenteoùdormaientlescharognardsetoùlamusiqueatteignaitdesrésonancessurnaturelles.Plustard,ilappritàconnaîtreladirectiondesventsetavaitainsilacertitudequesamusiquearrivaitlàoùelleledevait.

Enaoûtdelamêmeannée,unenouvelleguerrecivile,parmilesnombreusesquiravageaientlepaysdepuis plus d’un demi-siècle, menaça de s’étendre et le gouvernement décréta la loi martiale et lecouvre-feu à six heures du soir dans toutes les provinces du littoral caribéen. Bien que quelquesdésordressefussentdéjàproduitsetquelatroupecommîttoutessortesd’abuspunitifs,laperplexitédeFlorentinoArizaétaittellequ’ilnesavaitriendel’étatdumonde,etunepatrouillemilitairelesurpritunbeaumatinentraindeperturberlachastetédesmortsparsesprovocationsamoureuses.Iléchappaparmiracle à une exécution sommaire, accusé d’être un espion envoyant desmessages en clef de sol auxnavireslibérauxquirôdaientdansleseauxvoisines.

«Jen’enairienàfoutredevosespions,ditFlorentinoAriza,moijenesuisqu’unpauvreamoureux.»Ildormittroisnuits,fersauxpieds,danslescachotsdelagarnisonlocale.Maisquandonlelibérail

sesentitfrustréparlalégèretédelapeine,etauxtempsdesavieillesse,alorsquetantd’autresguerressemélangeaientdanssatête,ilcontinuaitdepenserqu’ilétaitleseulhommedelavilleetpeut-êtremêmedupaysàavoirtraînédesfersdecinqlivrespourraisond’amour.

Deuxannéesd’échangesépistolairesfrénétiquesallaients’acheverlorsqueFlorentinoAriza,dansunelettred’un seulparagraphe, fit àFerminaDazauneproposition formelledemariage.Aucoursdes sixmoisprécédents il lui avait envoyéàplusieurs reprisesuncaméliablancqu’elle lui restituait dans salettre de réponse afin qu’il ne doutât pas qu’elle était disposée à continuer de lui écrire,mais non àaccepter un engagement. En fait, elle avait toujours pris les allées et venues du camélia comme unmarivaudageet jamaisellen’avait eu l’idéede leconsidérercommeunsignedudestin.Mais lorsquearrivalapropositionformelle,ellesesentitdéchiréeparlepremiercoupdegriffedelamort.Prisedepanique, elle raconta tout à la tanteEscolásticaet celle-ci assuma laconfidenceavec le courageet laluciditéqu’ellen’avaitpaseusàvingtanslorsqu’elles’étaitvueforcéededéciderdesonpropresort.

«Répondsoui, luidit-elle.Mêmesi tuesmortedepeuretmêmesi tudois t’en repentirplus tard,parcequedetoutefaçontuterepentiraistoutetavied’avoirrépondunon.»

Cependant, Fermina Daza était si troublée qu’elle demanda un temps de réflexion. Elle demandad’abordunmois,puisunautreetunautreencoreetauquatrièmemois,alorsqu’ellen’avaittoujourspasrépondu,elle reçutdenouveau lecaméliablanc,nonpas seuldans l’enveloppecomme lesautres foismaisaveclanotificationpéremptoirequecettefois-ciétaitladernière:maintenantoujamais.CefutautourdeFlorentinoArizadevoirlamortenfacecemêmeaprès-midi,lorsqu’ilreçutuneenveloppeavecunboutdepapierarrachéàlamarged’uncahierd’écolieraveclaréponseécriteaucrayonnoirsuruneseule ligne :C’est d’accord, je vous épouse si vous me promettez de ne jamais me faire mangerd’aubergines.

FlorentinoArizanes’attendaitpasàcetteréponsemaissamèreoui.Sixmoisplustôt, lorsqu’il luiavait pour la première fois fait part de son intention de semarier, TránsitoAriza avait entrepris desdémarchesafindelouertoutelamaisonquejusqu’alorsellepartageaitavecdeuxautresfamilles.C’étaitunbâtimentcivildedeuxétages,datantduXVIIesiècle,quiavaitabritéleMonopoledutabaclorsdeladominationespagnoleetquelespropriétairesruinésavaientdûlouerparmorceauxcarilsmanquaientderessourcespour l’entretenir.Lapartiequidonnait sur la rue avait autrefois servidedépense, celle aufond de la cour pavée avait abrité l’usine, et il y avait de grandes écuries que les actuels locatairesutilisaientencommunpourlaveretsécherlelinge.TránsitoArizaoccupaitlapartiededevant,laplusutileetlamieuxconservée,bienquelapluspetite.Dansl’anciennedépensesetrouvaitlamercerie,avec

unportaildonnantsurlarueetàcôté,danslevieuxdépôtquinepossédaitd’autreaérationqu’unœil-de-bœuf,dormaitTránsitoAriza.L’arrière-boutiqueétaitgrandecommelamoitiédelasalleetséparéedecelle-ciparunparaventenbois.Ilyavaitunetableetquatrechaisespourmangeretpourécrire,etc’étaitlà que Florentino Ariza accrochait son hamac lorsque l’aube ne le surprenait pas en train d’écrire.L’espaceétaitsuffisantpourdeuxmaispaspourtroisetmoinsencorepourunejeunefilleducollègedelaPrésentationdelaTrèsSainteViergedontlepèreavaitrestauréetlaissécommeneuveunemaisonenruinealorsquedesfamillesàseptparticulesdormaientdanslaterreurquelestoitsdeleursdemeuresneleurtombassentsurlatêtependantleursommeil.DesortequeTránsitoArizaavaitobtenudupropriétairel’autorisationd’occuperaussilagaleriedupatioàconditiondemaintenirlamaisonenbonétatpendantcinqans.

Elleenavait lesmoyens.Outre les revenus réelsde lamercerieetdescharpieshémostatiques,quieussentsuffiàsonmodestetraindevie,elleavaitmultipliéseséconomiesenprêtantàuneclientèledenouveauxpauvres humiliés qui acceptaient ses tauxd’usure excessifs en contrepartie de sa discrétion.Desdamesauportdereinedescendaientdecarrossedevant leportailde lamercerie,sansduègnesnidomestiques gênants et, feignant d’acheter de la dentelle deHollande et des galons de passementerie,mettaientengageentredeuxsanglotslesderniersoripeauxdeleurparadisperdu.TránsitoArizalestiraitd’affaire avec tant de considération pour leur rang que beaucoup d’entre elles s’en retournaient plusreconnaissantesdel’honneurquedelafaveur.Auboutdedixansàpeine,elleconnaissaitcommes’ilsétaientsiens lesbijouxtantdefoissauvéspuisremisengageaumilieudes larmes,et lorsquesonfilsdécidadesemarier,lesprofitsconvertisenordebonaloiétaiententerréssouslelitdansuneamphore.Ellefitsescomptesetdécouvritquenoncontentedepouvoirentretenirlamaisonpendantcinqans,aveclamêmeastuceetunpeudechanceellepourrait avant samort l’acheterpour lesdouzepetits-enfantsqu’elle désirait avoir. FlorentinoAriza, quant à lui, avait été nommé premier assistant intérimaire dutélégraphe, et Lotario Thugut voulait lui laisser la direction du bureau lorsqu’il prendrait, l’annéesuivante,celledel’écoledetélégraphieetdemagnétisme.

De sorte que l’aspectmatériel dumariage était résolu. Cependant, TransitaAriza crut prudent d’ymettredeuxconditionsfinales.Lapremière,biensavoirquiétaitLorenzoDaza,dontl’accentnelaissaitaucundoutesursesorigines,maisdontnulneconnaissaitdesourcecertainel’identitéetlesmoyens.Laseconde,quelesfiançaillesfussentlonguesafinquelesfiancéspussentseconnaîtreàfondl’unl’autreetque l’onobservât laplus stricte réserve jusqu’à ceque tousdeux se sentissent tout à fait sûrsde leuraffection.Ellesuggérad’attendrelafindelaguerre.FlorentinoArizadonnasonaccordpourgarderlesecretabsolu,tantenraisondesmotifsinvoquésparsamèrequedesapropretendanceàl’hermétisme.Ilfut aussi d’accord pour prolonger les fiançailles,mais le terme fixé lui parut irréel car, en plus d’undemi-siècled’indépendance,lepaysn’avaitpasconnuunseuljourdepaix.

«Onseravieuxavantqueçafinisse»,dit-il.Sonparrain,l’homéopathe,quiparticipaitparhasardàlaconversation,nepensaitpasquelesguerres

fussent un inconvénient. Pour lui elles n’étaient que des revendications de pauvres traités comme desbêtesdesommeparlesseigneursdelaterre,contredessoldatsenguenillestraitésdelamêmemanièreparlegouvernement.

«C’estàlacampagnequ’ilyalaguerre,dit-il.Depuisquejesuisceluiquejesuis,envillecen’estpasavecdesballesqu’onnoustuemaisavecdesdécrets.»

En tout cas, les détails des fiançailles furent conclus par lettres au cours de la semaine suivante.FerminaDaza,conseilléepar la tanteEscolástica, accepta laduréededeuxanset le secret absolu, etsuggéraàFlorentinoArizadedemandersamain lorsqu’elleaurait terminésesétudessecondaires,auxvacances de Noël. Ils se mettraient alors d’accord sur la façon d’officialiser les fiançailles selonl’approbation qu’elle obtiendrait de son père. Entre-temps, ils continuèrent de s’écrire avec lamême

ardeuretlamêmefréquencemaissanslesrapportsd’autrefois,etleslettresprirentuntonfamilierquiressemblaitdéjààceluidedeuxépoux.Rienneperturbaitleursrêveries.

LaviedeFlorentinoArizaavaitchangé.L’amourpartagéluiavaitdonnéuneassuranceetuneforcequ’iln’avaitjamaisconnuesetsontravailendevintsiefficacequeLotarioThugutputsansdifficultélefaire nommer second en titre. Le projet de l’école de télégraphie et de magnétisme avait échoué etl’Allemandconsacraitsesloisirsàlaseulechosequ’enréalitéilaimait, jouerdel’accordéonauport,boiredelabièreaveclesmarinsetterminerletoutàl’hôteldepasse.Beaucoupdetempss’écoulaavantqueFlorentinoArizanes’aperçûtquel’influencedeLotarioThugutdanscelieudeplaisirsedevaitàcequ’ilavait finipardevenirpropriétairede l’établissementet imprésariodesoisellesduport. Il l’avaitachetépetitàpetit,aveccequ’ilavaitéconomiséd’annéeenannée,etceluiquiluiservaitdecouvertureétaitunpetithommemaigreetborgnequiressemblaitàunebrosseetavaituncœursitendrequenulnecomprenaitcommentilpouvaitêtreunaussibongérant.Maisill’était.Dumoinsc’estcequeFlorentinoArizacrutcomprendre lorsque legérant luidéclara, sansqu’il le luieûtdemandé,qu’unechambre luiétaitréservéeenpermanenceaussibienpourrésoudresesproblèmesdebas-ventrequandilsedécideraitàenavoir,quepouravoiràsadispositionunendroittranquilleoùlireetécrireseslettresd’amour.Desortequependantleslongsmoisquimanquaientpourofficialiserlesfiançailles,ilpassaplusdetempslà-basqu’àsonbureauouchezlui,et ilyeutdesépoquesoùTránsitoArizanelevoyaitquelorsqu’ilvenaitchangerdelinge.

Lalecturedevintchezluiunviceinsatiable.Depuisqu’elleluiavaitapprisàlire,samèreluiachetaitdes livres illustrésd’auteursnordiquesque l’onvendaitcomme livrespourenfantsmaisquien réalitéétaient lespluscruelset lesplusperversqu’onpût lireàn’importequelâge.Quand ilavaitcinqans,Florentino Ariza les récitait par cœur aussi bien en classe qu’aux veillées de l’école, mais leurfréquentation ne diminua pas sa terreur. Au contraire elle l’accrut. Passer à la poésie fut comme unbaume. À l’âge de la puberté, il avait déjà avalé, par ordre d’apparition, tous les volumes de la«Bibliothèquepopulaire»queTránsitoArizaachetaitauxbouquinistesdelaportedesÉcrivainsetoùl’ontrouvaitdetout,depuisHomèrejusqu’aumoinsméritoiredespoèteslocaux.Quelquefûtl’ouvrage,il le lisait, comme un ordre de la fatalité, et toutes ces années de lecture ne lui suffirent pas pourdistinguerparmitoutcequ’ilavaitlucequiétaitbondecequinel’étaitpas.Laseulechosequ’ilsavaitc’estqu’entrelaproseetlapoésieilpréféraitlapoésieetparmicelle-cilespoèmesd’amourque,sanslevouloir, ilapprenaitparcœurdès lasecondelectureavecd’autantplusdefacilitéque larimeet lerythmeétaientbonsetqu’ilsétaientdésespérés.

IlsfurentlasourceoriginelledespremièreslettresàFerminaDazadanslesquellesapparaissaientdesconciliabulesentiersetsansretouchesdesromantiquesespagnols,etainsienalla-t-iljusqu’àcequelavie l’obligeât à s’occuperd’affairesplus terrestresque les affresde l’amour.Àcette époque, il avaitfranchiunpasendirectiondesfeuilletonslarmoyantsetautresprosesdesontempsplusprofanesencore.Ilavaitapprisàpleureravecsamèreenlisantlespoèteslocauxquel’onvendaitsurlesplacesetsouslesporchesà troissous la feuille.Maisenmêmetemps, ilétaitcapablederéciterparcœur lapoésiecastillane laplusdistinguéeduSiècled’or.Engénéral, il lisait toutcequi lui tombait sous lamainetdansl’ordreoùcelatombait,aupointquelongtempsaprèslesduresannéesdesonpremieramour,alorsqu’iln’étaitdéjàplusjeune,illutdelapremièreàladernièrepagelesvingtvolumesdu«Trésordelajeunesse », toute la collection des « Classiques Garnier » traduits en espagnol, et les ouvrages plusfacilesquepubliaitdonVicenteBlascoIbáñezdanslacollection«Prométhée».

Entoutcas,seslibertinagesdansl’hôteldepasseneselimitèrentpasàlalectureetàlarédactiondelettres fébriles,mais l’initièrent aux secrets de l’amour sans amour. La vie de lamaison commençaitaprès lami-journée lorsque ses amies les oiselles se levaient telles que leurmère les avaitmises aumonde, et quand FlorentinoAriza arrivait de son travail, il trouvait un palais peuplé de nymphes les

fessesauventquicommentaientàgrandscris lessecretsde lavilleapprissur l’oreillerde labouchemêmedeleursprotagonistes.Beaucoupexhibaientdansleurnuditédesstigmatesdupassé:cicatricesdecoupsdecouteauauventre,éclatsdeballes,zébruresd’estafiladesamoureuses,couturesdecésariennesde bouchers. Certaines, pendant la journée, faisaient venir leurs jeunes enfants, fruits infortunés dechagrins ou d’imprudences juvéniles, et dès qu’ils arrivaient elles les déshabillaient afin qu’ils ne sesentissentpasdifférentsauparadisdelanudité.ChacunefaisaitsacuisineetnulnemangeaitmieuxqueFlorentinoAriza lorsqu’elles l’invitaient parce qu’il choisissait ce que chacune préparait demeilleur.C’étaitunefêtequotidiennequidurait jusqu’aucrépuscule lorsquelesfillesnuesdéfilaientenchantantverslessallesdebains,échangeaientsavons,brossesàdents,ciseaux,secoupaientlescheveuxlesunesauxautres, seprêtaient leurs robes, sepeinturluraient commedesclowns lugubresetpartaient chasserleurspremièresproiesdelanuit.Laviedelamaisondevenaitalorsimpersonnelle,déshumanisée,etilétaitimpossibledelapartagersanspayer.

NullepartailleursFlorentinoArizan’étaitplusàsonaisedepuisqu’ilconnaissaitFerminaDazacarc’étaitl’uniqueendroitoùilnesesentaitpasseul.Plusencore:lamaisonfinitparêtrel’uniquelieuoùilsesentaitensacompagnie.Peut-êtreétait-cepourlesmêmesraisonsquevivaitlàunefemmed’uncertainâge,élégante,àlasplendidechevelureargentée,quineprenaitjamaispartàlavienaturelledesjeunesfemmesnuesetàquicesdernièresvouaientunrespectsacramentel.Unfiancéprématurél’avaitconduiteicilorsqu’elleétaitjeuneetl’avaitabandonnéeàsonsortaprèsl’avoirsavouréependantquelquetemps.Elleavait,malgrécettetache,faitunbonmariage.Lorsqu’àunâgedéjàavancéellerestaseule,deuxfilsettroisfillessedisputèrentleplaisirdel’emmenerhabiterchezeux,maisaucunendroitneluiparutplusdigne pour vivre que cet hôtel de tendres dépravées. Sa chambre était son unique foyer, ce qui larapprochad’embléedeFlorentinoArizadont elle disait qu’il serait un jourun savant célèbredans lemondeentier car il était capabled’enrichir sonâmepardes lecturesmêmeauparadisde la lubricité.FlorentinoAriza,desoncôté,avaitfiniparluivouertantd’affectionqu’ill’aidaitàfairesescoursesetsonmarché,etdetempsentempspassaitl’après-midiavecelle.Ilpensaitquec’étaitunefemmesavantedansleschosesdel’amourcarellel’éclairabeaucoupsurlesiensansqu’ileûtbesoindeluirévélersonsecret.

Siavantdeconnaîtrel’amourdeFerminaDazailn’étaitpastombédanslesinnombrablestentationsàportée de sa main, encore moins pensait-il y succomber alors qu’elle était sa promise officielle.Florentino Ariza vivait avec les filles, partageait leurs plaisirs et leurs misères mais ni lui ni ellesn’avaientl’idéed’allerplusloin.Unfaitimprévuconfirmalasévéritédesadétermination.Unjour,verssixheuresdusoir,alorsquelesfilless’habillaientpourrecevoirleursclientsdelanuit,lachambrièredel’étageentrachezlui:unefemmejeune,maisvieillieetterreuse,quisemblaitunepénitentehabilléeaumilieudelagloiredesfillesnues.Illavoyaittouslesjourssansquelui-mêmesesentîtvu:ellepassaitdans les chambres avec les balais, un seau à ordures et une serpillière spéciale pour ramasser lespréservatifs usagés. Elle entra dans le cagibi où FlorentinoAriza lisait comme d’habitude, et commed’habitudeellebalayaavecunsoinextrêmeafindenepasledéranger.Soudainellepassaprèsdulitetilsentitunemaintendreettièdeàlafourchedesonventre,illasentitlechercher,illasentitletrouver,illasentitledéboutonnertandisquesarespirationàelleemplissaitlapièce.Ilfitsemblantdelirejusqu’aumomentoù,n’enpouvantplus,ilsedéroba.

Ellepritpeurcarlapremièrerecommandationqu’onluiavaitfaiteenl’engageantcommefemmedeménage était qu’elle ne tentât pas de coucher avec les clients. Il n’avait pas été nécessaire de le luirépétercarelleétaitdecellesquipensaientquelaprostitutionn’estpascoucherpourdel’argentmaiscoucheravecdesinconnus.Elleavaitdeuxenfants,chacund’unmaridifférent,nonparcequ’ilsavaientété des aventures éphémères mais parce qu’elle n’avait pas réussi à en aimer un qui revînt après latroisième fois.Elle avait jusque-là été une femme sans urgences, prédisposéepar sa nature à attendre

sansdésespérer,maislaviedecettemaisonétaitplusfortequesesvertus.Ellecommençaitsontravailàsixheuresdusoiretpassaittoutelanuitdechambreenchambre,lesnettoyantenquatrecoupsdebalai,ramassantlespréservatifsetchangeantlesdraps.Ilétaitdifficiled’imaginerlaquantitédechosesqueleshommeslaissaientaprèsl’amour.Ils laissaientduvomietdeslarmes,cequisemblaitcompréhensible,maisilslaissaientaussibeaucoupd’énigmesdel’intimité:flaquesdesang,emplâtresd’excréments,yeuxde verre, montres en or, dentiers, reliquaires ornés de frisons dorés, lettres d’amour, d’affaires, decondoléances : lettres de tout.Certains revenaient chercher ce qu’ils avaient perdu,mais la plupart lelaissaientlà,etLotarioThugutenfermaitleurschosesàclef,pensantquetôtoutardcepalaisenruine,avecsesmilliersd’objetspersonnelsoubliés,seraitunmuséedel’amour.

Le travail était dur etmal payémais elle le faisait bien. Par contre, elle ne pouvait supporter lessanglots,lesgémissements,lesgrincementsdesressortsdeslitsquisesédimentaientdanssonsangavectantdefièvreetdedouleurqu’aupetitjourellenepouvaitdominersondésirdecoucheraveclepremiermendiantqu’ellecroiseraitdans larueouavecunivrogneégaréqui luienferait lafaveur,sansautresprétentions ni interrogations. L’apparition d’un homme sans femme comme Florentino Ariza, jeune etpropre, fut un don du ciel car dès le premier instant elle se rendit compte qu’il était comme elle : unassoifféd’amour.Maisilrestainsensibleàsesavances.IlsegardaitviergepourFerminaDazaetiln’yavaitnulleforce,nulleraisonaumondequipûtledétournerdecebut.

Telleétaitsaviequatremoisavantladateprévuepourannoncerlesfiançailles,lorsqueLorenzoDazaseprésentaunmatinàseptheuresaubureaudutélégrapheetledemanda.CommeFlorentinoArizan’étaitpasencorearrivé,ill’attendit,assissurlebanc,jusqu’àhuitheuresdix,ôtantdesondoigtpourlapasserà un autre la lourde chevalière en or couronnée d’une opale authentique, et lorsqu’il le vit entrer ilreconnutd’embléelemessagerdutélégrapheetl’attrapaparlebras.

«Venezavecmoi,jeunehomme,luidit-il.Vousetmoinousallonsbavardercinqminutes,d’hommeàhomme.»

FlorentinoAriza,aussivertqu’unmort,selaissaemmener.Iln’étaitpaspréparéàunetellerencontreparce que FerminaDaza n’avait trouvé ni l’occasion ni lemoyen de le prévenir. En fait, la semaineprécédente,lasœurFrancadelaLuz,supérieureducollègedelaPrésentationdelaTrèsSainteVierge,étaitentréedanslaclassependantlecoursdenotionsdecosmogonie,silencieusecommeunserpentet,enépiant les élèves par-dessus leurs épaules, elle avait découvert queFerminaDaza faisait semblant deprendredesnotes sur soncahieralorsqu’en réalitéelleécrivaitune lettred’amour.La faute, selon lerèglementducollège,étaitpunied’expulsion.Convoquéd’urgenceaurectorat,LorenzoDazadécouvritlagouttièreparlaquelles’écoulaitsonrégimedefer.FerminaDaza,avecsafiertécongénitale,sedéclaracoupable de la lettre mais refusa de révéler l’identité du fiancé secret, refusa de nouveau devant leconseil de discipline qui, pour cette raison, confirma le verdict d’expulsion. Son père se livra à uneperquisition en règlede la chambrequi jusque-là avait étéun sanctuaire inviolable, et dans ledoublefond de la malle il trouva trois années de lettres enrubannées enfouies avec autant d’amour qu’ellesavaientétéécrites.Lasignaturenelaissaitaucundoute,maisLorenzoDazaneputcroireniàcetinstantniplustardquesafilleneconnûtdufiancéclandestinquelemétierdetélégraphisteetlapassionduviolon.

Convaincu qu’une relation aussi difficile n’était possible que grâce à la complicité de sa sœur, iln’accordapasmêmeàcettedernièrelagrâced’uneexcuseetlafitembarquersansautreformedeprocèssur la goélette de San Juan de la Ciénaga. Fermina Daza ne se consola jamais de la dernière imagequ’ellegardad’elle, l’après-midioù elledit adieudevant leportail à une tanteosseuse et couleurdecendre,brûlantedefièvredanssonhabitmarron,etlavitdisparaîtredanslabruinedupetitparcaveclesseulsbiensquiluirestaient:sonbaluchondevieillefilleet,enveloppédansunmouchoirqu’elletenaitserrédanssonpoing,dequoisurvivreunmois.Àpeinelibéréedelatutelledesonpère,FerminaDazalafitchercherdanstouteslesprovincesdesCaraïbes,s’enquitd’elleauprèsdetousceuxquiauraientpula

connaîtreetneretrouvasatracequ’unetrentained’annéesplustardenrecevantunelettrequiavaitmispourarriverbeaucoupde tempsetétaitpasséeparbeaucoupdemains,etdans laquelleon l’informaitqu’elle étaitmorteà la léproseriedesEauxdeDieu.LorenzoDazan’avaitpasprévu la férocité aveclaquellesafilleallaitréagiràlapunitioninjustedontavaitétévictimelatanteEscolásticaqu’elleavaittoujoursidentifiéeàlamèredontellesesouvenaitàpeine.Elles’enfermaàdoubletourdanssachambre,sansboirenimanger,etlorsqu’ilobtintqu’elleluiouvrîtenfin,d’abordpardesmenacesensuiteavecdessuppliquesmaldissimulées,iltrouvaunepanthèreblesséequiavaitàjamaisperdusesquinzeans.

Il tentade laséduirepar toutessortesdecajoleries, ilessayade lui fairecomprendrequ’àsonâgel’amour n’est qu’unmirage, il s’efforça de la convaincre avec douceur de lui rendre les lettres et deretourneraucollègedemanderpardonàgenoux,etilluidonnasaparoled’honneurqu’ilseraitlepremieràl’aideràêtreheureuseavecunprétendantplusdigne.Maisc’étaitcommeparleràunmort.Vaincu,ilfinit par perdre les étriers un lundi midi pendant le déjeuner, et tandis qu’il s’étranglait, au bord del’apoplexie,entrejuronsetblasphèmes,elleappuyasursagorgelapointeducouteauàcouperlaviande,sansfairedetragédiemaisd’unemainfermeetavecunregardpétrifiédontiln’osareleverledéfi.Cefutalorsqu’ilpritlerisquedeparlercinqminutesd’hommeàhommeaveclefunesteaventurierqu’ilneserappelaitpasavoirvuetquis’étaitmisentraversdesavieàunsimauvaismoment.Parhabitude,avantdesortir,ilsaisitlerevolverqu’ileutsoindecachersoussachemise.

FlorentinoArizan’étaitpasencoreremisdesonémotionqueLorenzoDazaleconduisitparlebrasàtravers laplacede laCathédrale jusqu’auxarcadesducaféde laParoisse, et l’invitaà s’asseoirà laterrasse.Àcetteheure-ciilsétaientlesseulsclientsetunematronenoirefrottaitlecarrelagedel’énormesalle aux carreaux ébréchés et sales, où les chaises étaient encore posées à l’envers sur les tables demarbre.FlorentinoArizayavaittrèssouventvuLorenzoDazajoueretboireduvinautonneauaveclesAsturiensdumarchéquisequerellaientàgrandscrisàproposd’autresguerreschroniquesquin’étaientpas lesnôtres.Biendes fois, conscientde la fatalitéde l’amour, il s’était demandé comment serait larencontrequitôtoutardauraitlieuetquenulpouvoirhumainnesauraitempêchercarelleétaitinscritedepuistoujoursdansleurdestinàtousdeux.Ill’imaginaitcommeunealtercationinégale,d’abordparcequedansseslettresFerminaDazal’avaitmisengardecontrelecaractèreirascibledesonpère,ensuiteparce que lui-même avait remarqué que ses yeux semblaient courroucés même lorsqu’il poussait degrandséclatsderiredevantlatabledejeu.Toutenluin’étaitquetributàlavulgarité:leventreignoble,leparleremphatique,lesfavorisdelynx,lesmainsrustresetl’annulairecompriméparlachevalièreenopale.L’uniqueexpressionémouvante,queFlorentinoArizareconnutdès l’instantoù il levitmarcher,était cettemêmedémarche de biche qu’avait sa fille.Cependant, quandLorenzoDaza lui désigna unechaisepourqu’ils’assît,illetrouvaaussirudequ’ilenavaitl’airetnerepritsonsoufflequelorsqu’ill’invitaàprendreunanis.FlorentinoArizan’enavaitjamaisbuàhuitheuresdumatinmaisilaccepta,reconnaissant,carilenavaitunbesoinurgent.

LorenzoDaza,eneffet,nemitpasplusdecinqminutespourenvenirlàoùilvoulait,etlefitavecunesincéritédésarmantequi finitpar troublerFlorentinoAriza.À lamortdesonépouse, il s’était imposécommeuniquedesseindefairedesafilleunegrandedame.Larouteétait longueet incertainepouruntrafiquantdemulesquinesavaitnilireniécrireetdontlaréputationdevoleurdebestiauxétaitmoinsbienprouvéequecolportéeàdiscrétiondanstoutelaprovincedeSanJuandelaCiénaga.Ilallumauncigare de muletier et se plaignit : « Une mauvaise réputation c’est pire qu’une mauvaise santé. »Cependant, dit-il, le véritable secret de sa fortune était qu’aucunede sesmulesne travaillait autant etaussi bien que lui, même en ces temps difficiles de guerre, lorsque au matin les villages étaient encendresetlescampagnesdévastées.Bienquesafillen’eûtjamaisétéaucourantdelapréméditationdesondestin,elleseconduisaitcommeunecompliceenthousiaste.Elleétait intelligenteetméthodiqueaupointd’avoirapprisàlireàsonpèreàpeineavait-ellesulireelle-même,etàdouzeanssonsensdes

réalitésluieûtpermisdetenirlamaisonsansl’aidedelatanteEscolástica.Ilsoupira:«C’estunemuleen or. » Lorsque sa fille eut terminé l’école primaire, avec dix dans toutes lesmatières et le tableaud’honneurà la remisedesprix, il compritqueSanJuande laCiénagaétait tropétroitpour ses rêves.Alors il liquida terres et bêtes et entreprit le voyage avec une ardeur nouvelle et soixante-dix millepesos-orjusqu’àcettevilleenruineetauxgloiresmitées,oùunefemmebelleetélevéeàl’ancienneavaitencorelapossibilitéderenaîtregrâceàunmariagefortuné.L’irruptiondeFlorentinoArizaétaitunécueilimprévudansceplanobstiné.«C’estuneprièrequejesuisvenuvousadresser»,ditLorenzoDaza.Iltrempalapointedesoncigaredansl’anis,lesuçaavantdel’allumeretconclutd’unevoixaffligée:

«Écartez-vousdenotreroute.»FlorentinoAriza l’avait écouté en buvant à petites gorgées l’eau-de-vie d’anis, à ce point absorbé

danslesrévélationsdupassédeFerminaDazaqu’ilnesedemandamêmepascequ’ilallaitdirequandce serait son tour de parler. Mais le moment venu il se rendit compte que tout ce qu’il diraitcompromettraitsonavenir.

«Vousluiavezparlé?dit-il.—Celanevousregardepas,ditLorenzoDaza.—Jevousledemande,ditFlorentinoAriza,parcequ’ilmesemblequec’estàellededécider.—Pasquestion,ditLorenzoDaza.C’estuneaffaired’hommesquidoitseréglerentrehommes.»Letonétaitdevenumenaçantetunclientàunetablevoisineseretournapourlesregarder.Florentino

Arizaparlaplusbasmaisavecdanslavoixlarésolutionlaplusimpérieusedontilétaitcapable.«Detoutefaçon,dit-il,jenepeuxrienvousrépondreavantdesavoircequ’elleenpense.Ceserait

unetrahison.»AlorsLorenzoDaza se renversa en arrière sur sa chaise, lespaupièreshumides et rouges, sonœil

gauchetournadanssonorbiteetrestatorduversl’extérieur.Luiaussibaissaleton.«Nem’obligezpasàtirersurvous»,dit-il.FlorentinoArizasentitsonventres’emplird’uneécumeglacée.Maissavoixnetremblapascarilse

sentaitenmêmetempsilluminéparleSaint-Esprit.«Tirez,dit-il,lamainsurlecœur.Iln’estplusgrandegloirequedemourird’amour.»LorenzoDazadut le regarderenbiais,comme le font lesperroquets,pourquesonœil tordupût le

voir.Ilneprononçapaslestroismots,illescrachasyllabeàsyllabe:«Fils-de-pu-te.»Cette même semaine il emmena sa fille pour le grand voyage de l’oubli. Il ne lui donna aucune

explicationmaisentraavecfracasdanssachambre,lesmoustachessalesd’unecolèremêléedebavedetabac,etluiintimal’ordredefairesesbagages.Commeelleluidemandaitoùilsallaient,ilrépondit:«Àlamort.»Effrayéeparcetteréponsequiressemblaittropàlavérité,elletentadeluifairefrontaveclemêmecouragequelesjoursprécédents,maisilôtasaceintureàboucleencuivremassif,l’enroulaautourdesonpoingetfrappasurlatableuncoupdesanglequirésonnadanstoutelamaisoncommeuncoupdefeu.FerminaDazaconnaissaitfortbienlaportéeetleslimitesdesespropresforces,desortequ’ellefitunpaquetdedeuxnattesetd’unhamac,etpréparadeuxgrandesmallesavectousseseffets,certainequeceseraitunvoyagesansretour.Avantdes’habillerelles’enfermadanslescabinetsetparvintàécrireàFlorentinoArizaunecourtelettred’adieusurunefeuillearrachéeaublocdepapierhygiénique.Puisellecoupa sa tresse àhauteurde lanuque, l’enrouladansun coffret develoursbrodéde fils d’or et la fitporteraveclalettre.

Ce fut unvoyagedément.L’étape initiale dura à elle seuleonze jours et ils l’effectuèrent àdosdemule,encompagnied’unecaravanedemuletiersandins,parlescornichesdelaSierraNevada,abrutisparlessoleilscruelsoutrempésparlespluieshorizontalesd’octobre,lesoufflepresquetoujourspétrifié

parlavapeurendormantedesprécipices.Autroisièmejourderoute,unemuleaffoléeparlestaonsroulaaufondduravinavecsonmuletierentraînantlacordéetoutentière,etlehurlementdel’hommeetdelagrappe des sept bêtes amarrées les unes aux autres rebondissait encore dans les ravins et lesescarpementsplusieursheuresaprèsledésastreetcontinuaderésonnerpendantdesannéesetdesannéesdanslamémoiredeFerminaDaza.Toussesbagagesfurentprécipitésdanslevideaveclesmulesmaispendant l’instant séculairequedura la chute jusqu’à l’extinctionau fondduprécipiceduhurlementdeterreur,ellenepensapasaumalheureuxmuletiermortniàlacaravanedéchiquetéemaisàlacruautédusortquiavaitvouluquesapropremulenefûtpasencordéeauxautres.

C’était lapremière foisqu’ellemontaitunanimal,mais la terreuret lespénuries indescriptiblesduvoyagene lui auraientpas sembléaussi amèresn’eûtété lacertitudequeplus jamaisellene reverraitFlorentinoArizanineposséderait laconsolationdeseslettres.Depuisledébutduvoyageellen’avaitpas adressé la parole à son père et celui-ci était simal à l’aise qu’il ne lui parlait que dans les casindispensables ou lui faisait parvenir des messages par les muletiers. Lorsque le sort leur fut plusfavorable,ilstrouvèrentuneaubergeoùl’onservaitunenourrituredecampagnequ’ellerefusademangeret où on louait des paillasses souillées de sueurs et d’urines ranees. Le plus souvent, cependant, ilspassaientlanuitdansdescampementsindiens,dansdesdortoirsenpleinairbâtisauborddescheminsavecdesrangéesdepiquetsetdestoitsdepalmes,oùquiconquedébarquaitavaitdroitderesterjusqu’àl’aube.FerminaDazaneputdormirunenuitentière,transpirantdepeur,percevantdansl’obscuritéleva-et-vientdesvoyageursmystérieuxquiattachaientleursbêtesauxpiquetsetaccrochaientleurshamacsoùilslepouvaient.

Lesoir,lorsqu’ilsarrivaientlespremiers,l’endroitétaittranquilleetdégagé,maisàl’aubeils’étaittransforméenuneplacedefoire,oùs’amoncelaientdeshamacsaccrochésàtoutesleshauteurs,oùdesIndiensdormaientaccroupis,entre lesbêlementsdeschèvresque l’onavaitattachées, l’affolementdescoqsdecombatàl’intérieurdeleurscageotsdepharaonsetlemutismehaletantdeschienssauvagesàquion avait appris à nepas aboyer à causedes dangers de la guerre.Ces indigences étaient familières àLorenzoDazaquiavaitpassélamoitiédesavieàfairedelacontrebandedanslarégion,etaupetitmatinilrencontraitpresquetoujoursdevieuxamis.Poursafillec’étaituneperpétuelleagonie.Lapuanteurdeschargementsdepoissonsaléajoutéeà l’inappétencepropreà lanostalgie finirentpar lui faireoublierl’habitudedemanger,etsiellenedevintpasfollededésespoircefutparcequ’elletrouvatoujoursunréconfortdanslesouvenirdeFlorentinoAriza.Ellenedoutaitpasquecetteterrefûtcelledel’oubli.

Laguerreétaitpermanente.Depuisledébutduvoyageonparlaitdudangerdecroiserdespatrouilleséparpillées, et lesmuletiers leur avaient enseigné les diverses façons de savoir à quelle bande ellesappartenaient afin qu’ils pussent agir en conséquence. Il n’était pas rare de rencontrer une troupe desoldatsàchevalqui,souslesordresd’unofficier,levaientdenouvellesrecruesenlesattrapantaulassocommedestaurillonsenpleinecourse.Accabléepartantd’horreurs,FerminaDazaavaitoubliéceluiquiluiparaissaitpluslégendairequ’imminentjusqu’àcequ’unenuitunepatrouillesansappartenanceconnueenlevât deux voyageurs de la caravane et les pendît aux branches d’un campano, à une demi-lieue ducampement.LorenzoDazan’avaitrienàvoiraveceux,maisilordonnadelesdépendreetdeleurdonnerunesépulturechrétienne,commeactiondegrâcespournepasavoirsubilemêmesort.C’étaitlemoinsqu’ilpouvaitfaire.Lesassaillantsl’avaientréveilléenappuyantlecanond’unfusilsursonventre,etuncommandantenhaillons,levisagebarbouillédenoirdefumée,luiavaitdemandéenl’aveuglantavecunelampes’ilétaitlibéralouconservateur.

«Nil’unnil’autre,avaitditLorenzoDaza.Jesuissujetespagnol.—Tuasunesacréeveine !»avait répondu lecommandant.Et il luiavaitditadieu lamain levée :

«Viveleroi!»

DeuxjoursplustardilsdescendaientverslaplainelumineuseoùétaitsituéelajoyeusebourgadedeValledupar.Ilyavaitdescombatsdecoqsdanslescours,desmusiquesd’accordéonauxcoinsdesrues,descavaliersmontéssurdeschevauxderace,despétardsetdesvoléesdecloches.Onétaitentraindeconstruire une pièce d’artifice en forme de château. Fermina Daza ne remarqua même pas lesréjouissances.Ilss’arrêtèrentchezl’oncleLisímacoSánchez,frèredesamère,quiétaitalléau-devantd’eux sur la grand-route à la tête d’une bruyante cavalcade de jeunes cousinsmontés sur les bêtes demeilleureracedetoutelaprovince,et ilsparcoururentlesruesduvillageaumilieudufracasdesfeuxd’artifice.Lamaisonsetrouvaitsurlagrand-place,àcôtédel’églisecolonialemaintesfoisrapiécée,etelleressemblaitplutôtàlafactoreried’unehaciendaàcausedesesgrandespiècesombragéesetdesagaleriefleurantlevesouchaud,quifaisaitfaceàunjardind’arbresfruitiers.

Àpeine,dans lesécuries,eurent-ilsmispiedà terreque lessalonsderéceptiondébordèrentd’unefouledeparents inconnusquipressaientFerminaDazad’effusions insupportablescar, écorchéepar samonture,mortedefatigueetleventrevide,illuiétaitimpossibled’aimerquiquecefûtencebasmonde,etellen’aspiraitqu’àuncointranquilleetisolépourpleurer.SacousineHildebrandaSánchez,plusâgéededeuxansetquipossédaitsamêmefiertéimpériale,futlaseuleàcomprendresonétatdèslepremierinstantoùellefitsaconnaissance,carelleaussiseconsumaitdanslesbraisesd’unamourtéméraire.Enfin d’après-midi, elle la conduisit dans la chambre qu’on avait préparée pour elles deux, et ne putcomprendrecommentelleétaitencorevivanteaveclesulcèresdefeuquibrûlaientsonfondement.Aidéedesamère,unefemmetrèsdoucequiressemblaitàsonépouxcommeunesœurjumelle,ellecalmasesbrûluresavecdescompressesd’arnica,tandisquelescoupsdetonnerreduchâteaudepoudrefaisaienttremblerlesfondationsdelamaison.

Lesvisiteursseretirèrentversminuit.Au-dehors lafêtesedispersaversdesendroitsreculés,et lacousineHildebrandaprêtaàFerminaDazaunechemisedenuitenmadapolametl’aidaàsecoucherdansunlitauxdrapssoyeuxetauxoreillersdeplumequiluicommuniquèrentsoudainlapaniqueinstantanéedubonheur.Lorsqueenfinellesfurentseulesdanslachambre,elletiraleloquetetsortitdedessouslesommierdesonlituneenveloppedetoilecachetéeàlacireaveclesemblèmesdutélégraphenational.IlsuffitàFerminaDazadevoir l’expressiondemaliceradieusedesacousinepourquerenaquîtdanssamémoire l’odeur pensive des gardénias blancs, puis elle tritura le cachet avec ses dents et barbotajusqu’aupetitmatindanslamaredelarmesdesonzetélégrammesenflammés.

Alorsellesut.Avantd’entreprendrelevoyage,LorenzoDazaavaitcommisl’erreurdel’annoncerpartélégramme à sonbeau-frèreLisímacoSánchez et celui-ci avait à son tour ventilé la nouvelle dans lafamille,vasteetenchevêtrée,disséminéedanslesnombreuxbourgsetvillagesdelaprovince.DesortequeFlorentinoArizaputconnaîtrel’itinérairecompletenmêmetempsqu’ilétablissaitunréseaufraterneldetélégraphistesquiluipermitdesuivreFerminaDazaàlatracejusqu’auderniercampementducapdelaVela.Ilrestaainsiencommunicationintenseavecelle,depuissonarrivéeàValleduparoùellerestatroismois,jusqu’àlafinduvoyage,àRiohacha,unanetdemiplustard,lorsqueLorenzoDaza,persuadéquesafillel’avaitenfinoublié,décidaderentrerchezlui.Sansdouten’était-ilpaslui-mêmeconscientdurelâchementdesasurveillance,distraitcommeil l’étaitpasleslouangesdesabelle-famillequi,auboutdetantd’années,avaitrenoncéàsespréjugéstribauxetl’avaitenfinadmisàbrasouvertsparmilessiens.Lavisitefutuneréconciliationtardivebienqueteln’eneûtpasétélebut.Eneffet,lafamilledeFerminaSánchezs’étaitopposéeàcoretàcriàsonmariageavecun immigrésansorigine,hâbleuretgrossier,quiétaitpartoutdepassageetfaisaitavecdesmulesvagabondesuncommercetropsimplepourêtrehonnête.LorenzoDazaavait joué le toutpour le tout car saprétendante était lapluspriséed’unefamille caractéristique de la région : un clan alambiqué de femmes redoutables et d’hommes au cœurtendreetàlagâchettefacile,perturbésjusqu’àladémenceparlesensdel’honneur.CependantFerminaSánchezs’étaitcramponnéeàsoncapriceavecladéterminationaveugledesamourscontrariéesetl’avait

épousécontrel’avisdelafamille,avectantdehâteet tantdemystèrequel’onauraitpucroirequecen’étaitpasparamourmaispourrecouvrird’unmanteausacréunfauxpasprématuré.

Vingt-cinqansplustard,LorenzoDazanes’apercevaitpasquesonintransigeanceenverslesamoursdesafilleétaitunerépétitionmalsainedesaproprehistoire,etseplaignaitdesonmalheuràsesbeaux-frères,ceux-làmêmesquis’étaientopposésàluiets’étaientplaintsautrefoisdevantlessiens.Cependant,letempsqu’ilperdaitenlamentations,safillelegagnaitenamours.Ettandisqu’ilchâtraitdestaurillonsetapprivoisaitdesmulessurlesterresflorissantesdesesbeaux-frères,celle-cis’endonnaitàcœurjoieavecuneribambelledecousinescommandéesparHildebrandaSánchez,laplusbelleetlaplusaimable,dont la passion sans avenir pour un hommede vingt ans de plus qu’elle,marié et père de famille, secontentaitderegardsfurtifs.

Après leur séjour à Valledupar ils poursuivirent le voyage par les contreforts de la montagne,traversantdesprairiesenfleursetdesplateauxderêve,etdanstouslesvillagesilsfurentreçuscommedans le premier, avec fanfares, feux d’artifices, de nouvelles cousines complices et des messagesponctuelsaubureaudutélégraphe.FerminaDazas’aperçutbienvitequesonarrivéeàValleduparn’avaitpasétéuneexceptionetquedanscetteprovincefertiletouslesjoursdelasemaineétaientjoursdefête.Lesvisiteursdormaient làoù les surprenait lanuit,mangeaient làoù les trouvait la faim,cardans lesmaisonsauxportesgrandesouvertesilyavaittoujoursunhamacsuspenduetunpot-au-feucomposédetroisviandescuisantdansl’âtrepourlecasoù,commeilenallaitpresquetoujours,quelqu’unarriveraitavant le télégrammeannonçant savenue.HildebrandaSánchez accompagna sa cousine tout le resteduvoyage,laconduisantàunrythmeallègreàtraverslelabyrinthedesonlignage,jusqu’àlasourcedesesorigines. Fermina Daza se retrouva, se sentit pour la première fois maîtresse d’elle-même, se sentitaccompagnéeetprotégée,lespoumonsemplisd’unairdelibertéquiluirenditlasérénitéetlavolontédevivre.Àlafindesavieelledevaitencoreévoquercevoyage,deplusenplusprésentàsamémoire,aveclaluciditéperversedelanostalgie.

Unsoir, elle rentrade sapromenadequotidiennebouleverséepar la révélationqu’ellepouvait êtreheureuse sans amour et même contre l’amour. La révélation l’inquiéta car une de ses cousines avaitsurpris une conversationde sesparents avecLorenzoDaza au cours de laquelle celui-ci avait avancél’idéedeconcerter lesépousaillesdesafilleavec l’uniquehéritierde lafortunefabuleusedeCleofásMoscote.FerminaDaza le connaissait.Elle l’avait vu caracoler au centredesplaces sur des chevauxparfaits,avecdesharnachementssisomptueuxqu’oneûtditdesornementsdemesse. Ilétaitélégantetadroit,etavaitdescilsderêveurquiarrachaientdessoupirsauxpierres,maisellelecomparaaveclesouvenir de Florentino Ariza assis sous les amandiers du petit parc, pauvre et maigre, son livre depoèmessurlesgenoux,etdanssoncœurellenetrouvapasl’ombred’undoute.

Pendantcetemps,HildebrandaSánchezdéliraitd’espoircarelleavaitrenduvisiteàunepythiedontlavoyancel’avaitmédusée.Effrayéeparlesintentionsdesonpère,FerminaDazaallalaconsulterelleaussi.Lescartesprédirentqu’iln’yavaitdanssonaveniraucunobstacleàunmariagelongetheureux,etcet augure lui rendit l’espoir car elleneconcevaitpasqu’undestinaussiharmonieuxpût être lié àunhommeautrequeceluiqu’elleaimait.Exaltéeparcettecertitudeelledécidad’assumersonlibrearbitre.La correspondance télégraphique avec Florentino Ariza cessa d’être un concert d’intentions et depromessesillusoirespourdevenirpratique,méthodiqueetplusintensequejamais.Ilsfixèrentlesdates,décidèrentdesmodalités,engagèrentleurviedansladéterminationcommunedesemariersansdemanderlapermissionàpersonne,oùquecefûtetdequelquefaçonquecefût,dèsqu’ilsseseraientretrouvés.FerminaDazaprenaitcetengagementavectantdesérieuxquelesoiroùsonpèrel’autorisaàassisteràson premier bal d’adulte, au village de Fonseca, il ne lui parut pas décent d’accepter sans leconsentement de son fiancé.Ce soir-là,FlorentinoAriza était à l’hôtel depasse en trainde jouer auxcartesavecLotarioThugutlorsqu’onvintleprévenirqu’untélégrammeurgentl’attendait.

C’était le télégraphiste de Fonseca qui avait réquisitionné sept stations intermédiaires afin queFerminaDazapûtdemanderlapermissiond’alleraubal.Maisunefoisqu’ellel’eûtobtenue,ellenesecontentapasd’unesimpleréponseaffirmativeetexigealapreuvequec’étaitbienFlorentinoArizaquifrappait les touches à l’autre bout de la ligne. Plus éberlué que flatté, il composa une phrased’identification:Dites-luiquejelejuresurlatêtedelaDéessecouronnée.FerminaDazareconnutlemotdepasseetassistaàsonpremierbaljusqu’àseptheuresdumatinpuissechangeaentoutehâtepournepasarriverenretardàlamesse.Aufonddelamalleilyavaitalorsplusdelettresetdetélégrammesquene lui en avait pris son père, et FerminaDaza avait appris les bonnesmanières d’une femmemariée.LorenzoDazainterprétalatransformationdesaconduitecommel’évidencequeladistanceet letempsl’avaientguériedesesfantaisiesjuvéniles,maisilnel’informajamaisdesonprojetdemariage.Leursrelationsdevinrentfluides,àl’intérieurdeslimitesformellesqu’elleavaitimposéesdepuislerenvoidelatanteEscolástica,etleurcoexistenceétaitassezaiséepourquepersonnenedoutâtqu’elleétaitfondéesurlatendresse.

C’estàcetteépoquequeFlorentinoArizadécidadeluiraconterdansseslettresqu’ilvoulaitàtoutprixrepêcherpourelleletrésordugalionenglouti.C’étaitlapurevéritéetl’idéeluienétaitvenueenunsouffle d’inspiration, un après-midi lumineux où lamer semblait parsemée d’aluminium à cause de laquantitédepoissonsremontésàlasurfacesousl’effetdelabarbasque.Touslesoiseauxducielétaientexcités par le massacre, et les pêcheurs devaient les épouvanter de leurs rames afin qu’ils ne leurdisputassentpaslesfruitsdumiracleinterdit.L’utilisationdelabarbasque,quinefaisaitqu’endormirlespoissons, était punie par la loi depuis l’époque coloniale,mais elle était restée une pratique courantechezlespêcheursdesCaraïbesquil’utilisaientauvuetausudetousjusqu’aujouroùellefutremplacéepardeladynamite.Undespasse-tempsdeFlorentinoAriza,tantqueduralevoyagedeFerminaDaza,étaitde regarderdepuis la jetéecomment lespêcheurs chargeaient leurspiroguesà fondplat avec lesénormesfiletsremplisdepoissonsendormis.Enmêmetemps,unebandedegaminsquinageaientcommedesrequinssuppliaientlescurieuxdeleurjeterdespiècesdemonnaiequ’ilsrepêchaientensuiteaufonddel’eau.C’étaientlesmêmesquiallaientàlanageau-devantdestransatlantiquesetàproposdesquelsonavait écrit tantdechroniquesdevoyagesauxEtats-Uniset enEurope,àcausede leurperfectiondansl’artdelaplongée.FlorentinoArizalesconnaissaitdepuistoujours,avantmêmed’avoirconnul’amour,mais iln’avait jamaiseu l’idéequ’ilspussentêtrecapablesde remonter la fortunedugalion.Cela luitraversal’espritcemêmeaprès-midi,etdepuisledimanchesuivantjusqu’auretourdeFerminaDaza,uneannéeplustard,ileutuneraisonsupplémentairededélirer.

Euclide,undespetitsnageurs,s’enthousiasmaautantqueluiàl’idéed’uneexplorationsous-marine,aprèsuneconversationquinedurapasplusdedixminutes.FlorentinoArizaneluirévélapaslevéritablebutdel’entreprisemaiss’informaàfondsursesfacultésdeplongeuretdenavigateur.Illuidemandas’ilpourraitdescendresansreprendresoufflejusqu’àvingtmètresdeprofondeur,etEuclideréponditoui.Illuidemandas’ilétaitenconditiondemeneràluitoutseulunepiroguedepêcheurenpleinemeraumilieud’une tempête sansautre instrumentqueson instinct, etEuclide réponditoui. Il luidemandas’il seraitcapable de localiser un endroit exact à seize milles marins au nord-ouest de la plus grande île del’archipeldeSotavento,etEuclideréponditoui.Illuidemandas’ilétaitcapabledenaviguerlanuitens’orientantd’aprèslesétoilesetEuclideréponditoui.Illuidemandas’ilétaitdisposéàfaireletravailpourunsalaireidentiqueàceluiqueluipayaientlespêcheurspourlesaideràpêcher,etEuclideréponditoui mais avec un supplément de cinq réaux le dimanche. Il lui demanda s’il savait se défendre desrequins,etEuclideréponditouicarilpossédaitdesartificesmagiquespourleseffrayer.Illuidemandas’il était capabledegarderun secretmêmesion le soumettait aux instrumentsde torturedupalaisdel’Inquisition, et Euclide répondit oui car il ne disait jamais non et il savait dire oui avec une telleconvictionqu’iln’yavaitpasmoyendedouterde lui.Àlafin, ilcalcula lesdépenses : locationde lapirogue,locationdelapagaie,locationd’unattiraildepêcheafinquenulnesoupçonnâtlavéritédeses

incursions.Ildevaitaussiemporterdequoimanger,unegourded’eaudouce,unelampeàhuile,unpaquetdebougiesencireetunecornedechasseurpourappelerausecoursencasd’urgence.

Euclide avait douze ans, il était rapide etmalin, parlait sans arrêt, et avait un corpsd’anguillequisemblaitfaitpoursefaufilerparunœil-de-bœuf.Legrandairluiavaittannélapeauaupointqu’ilétaitimpossibled’imaginerquelleétaitsavraiecouleur,etsesgrandsyeuxjaunesn’enparaissaientqueplusradieux. Florentino décida tout de suite qu’il était le complice parfait pour une aventure d’une telleenvergureetilss’ylancèrentsansplusattendreledimanchesuivant.

Ils levèrent l’ancredans leport despêcheurs aupetit jour, bien équipés et encoremieuxdisposés.Euclide,presquenu,aveclecache-sexequ’ilportaitenpermanence,FlorentinoArizaavecsaredingote,sonchapeauinfernal,sesbottinesdecuirverni,sonnœuddepoèteautourducouetunlivrepourpasserletempspendantlatraverséeverslesîles.Letoutpremierdimancheils’étaitrenducomptequ’Euclideétaitaussihabilenavigateurquebonplongeuretqu’ilpossédaituneconnaissanceétonnantedelanaturede la mer et de la ferraille entassée dans la baie. Il pouvait raconter avec des détails surprenantsl’histoiredechaquecoquedenavirerongéeparlarouille,ilsavaitl’âgedechaquebouée,l’origineden’importe quelle épave, et le nombre demaillons de la chaîne avec laquelle les Espagnols fermaientl’entrée de la baie. Craignant qu’il ne connût aussi le but de l’expédition, Florentino Ariza lui posaquelquesquestionsmalicieusesetconstataqu’Eucliden’avaitpaslemoindresoupçonsurlegalioncoulé.

Dèsqu’ilavaitentendul’histoiredutrésor,àl’hôteldepasse,FlorentinoArizas’étaitrenseignésurtout ce qu’il était possible de savoir quant aux habitudes des galions. Il apprit ainsi que le San Josén’étaitpasseulsurlesfondsdecoraux.Eneffet,c’étaitlenavireenseignedelaflottedeTerrefermeetilétaitarrivéiciaprèslemoisdemai1708,enprovenancedelalégendairefoiredePortobello,àPanama,oùilavaitchargéunepartiedesafortune:troiscentscoffresremplisd’argentduPérouetdeVeracruz,etcentdixcoffresdeperlesrassembléesetcomptéessurl’îledeContadora.Pendantlelongmoisoùilétaitrestéancréici,iln’yavaiteudejournidenuitquinesesoitpasséenfêtepopulaire,etonavaitchargélereste du trésor destiné à sauver de lamisère le royaumed’Espagne : cent dix coffres d’émeraudes deMuzoetdeSomondoco,ettrentemillionsdepiècesd’or.

La flotte de Terre ferme se composait d’au moins douze bâtiments de diverses grandeurs et leval’ancreenvoguantdeconserveavecuneescadre française,qui,bienqu’armée jusqu’auxdents,neputsauver l’expédition de la canonnade de l’escadre anglaise placée sous le commandement de CarlosWageretembusquéedansl’archipeldeSotavento,àlasortiedelabaie.LeSanJosén’étaitdoncpasleseulnavire à avoir été coulé,bienqu’il n’y eût aucunecertitudedocumentaire sur lenombreexactdemarinsquiavaientsuccombénisurceuxquiavaientréussiàéchapperaufeudesAnglais. Ilnefaisaitcependant aucun doute que le navire enseigne avait été un des premiers à couler à pic avec toutl’équipage et son capitaine immobile dans sa forteresse, et qu’il transportait à lui seul le chargementprincipal.

FlorentinoArizaavaitregardélaroutedesgalionssurlescartesdel’époque,etcroyaitavoirdécelél’endroitdunaufrage.IlssortirentdelabaieentrelesdeuxforteressesdelaPetiteBoucheetaprèsquatreheuresdenavigationentrèrentdanslelagonintérieurdel’archipeloù,surlesfondsdecoraux,onpouvaitattraper à la main les langoustes endormies. L’air était si ténu et la mer si diaphane et sereine queFlorentinoArizasentitqu’ilétaitcommesonproprerefletdansl’eau.Auboutdulagon,àdeuxheuresdelaplusgrandeîle,setrouvaitlelieudunaufrage.

Congestionné, dans son habit funèbre, sous le soleil infernal, Florentino Ariza ordonna à Euclided’essayerdedescendreàvingtmètresetdeluirapportercequ’iltrouveraitaufond.L’eauétaitsiclairequ’illevoyaitbougersouslasurfacecommeunrequinfrétillantparmilesrequinsbleusquilecroisaientsansletoucher.Puisillevitdisparaîtrederrièreunbuissondecorailetaumomentoùilpensaitqu’ilnedevaitplusluiresterd’air,ilentenditsavoixderrièresondos.Euclideétaitdebout,braslevés,del’eau

jusqu’à la ceinture. Ils continuèrent de chercher des endroits plus profonds, toujours vers le nord,naviguantau-dessusdes tièdesraiescornues,despoulpes timides,desrosiersdes ténèbres, jusqu’àcequ’Euclidecompritqu’ilsperdaientleurtemps.

«Situnemedispascequetuveuxquejetrouve,jenesaispascommentjepourrailetrouver»,luidit-il.

MaisFlorentinoArizaneleluiditpas.AlorsEuclideluiproposadesedéshabilleretdedescendreavec lui ne fût-ce que pour voir cet autre ciel sous le monde qu’étaient les fonds de coraux. MaisFlorentinoArizaavaitl’habitudededirequeDieuavaitfaitlamerpourqu’onlavoieparlafenêtre,etiln’avaitjamaisapprisànager.L’après-midi,lecielsecouvrit,l’airdevintfroidethumideetlanuittombasivitequ’ilsdurentallumerlalanternepourtrouverleport.Avantd’entrerdanslabaieilsvirentpassertoutprèsd’euxletransatlantiquedeFrance,tousfeuxallumés,énormeetblanc,quilaissaderrièreluiunsillagedesoupetendreetdechou-fleurbouilli.IlsperdirentainsitroisdimanchesetauraientfiniparlesperdretoussiFlorentinoArizan’avaitprisladécisiondepartagersonsecretavecEuclide.Cedernierchangeaalorstoutleplanderechercheetilssemirentànaviguerparl’ancienchenaldesgalionsquiétaitàplusdevingtlieuesmarinesàl’estdel’endroitprévuparFlorentinAriza.Àpeinedeuxmoisplustard,unaprès-midiqu’ilpleuvaitsur lamer,Euclideresta très longtempssous l’eauet lapirogueavait tantdérivéqu’ildutnagerprèsd’unedemi-heurepour larejoindrecarFlorentinoArizaneparvenaitpasàs’approcherdeluienramant.Lorsqueenfinilréussitàl’aborder,ilsortitdesaboucheetmontracommeuntrophéedelapersévérancedeuxbijouxdefemme.

Cequ’ilsemitàraconterétaitsifascinantqueFlorentinoArizasepromitd’apprendreànageretàplonger le plus profond possible, ne fût-ce que pour le voir de ses propres yeux. Il raconta qu’à cetendroit,àdixmètresdeprofondeuràpeine,ilyavaitunetellequantitédevieuxvoilierscouchésentrelescorauxqu’onnepouvaitmêmepaslescompteretqu’ilsétaientéparpilléssurunedistancesigrandequ’onlesperdaitdevue.Ilracontaqueleplussurprenantétaitqu’aucunedesinnombrablescarcassesdebateauxquisetrouvaientàflotdanslabaien’étaitenaussibonétatquelesnaviresengloutis.Ilracontaqu’ilyavaitplusieurscaravellesavec leurvoilure intacte,que lesnavireséchouésétaientvisiblesaufond et que le temps et l’espace semblaient avoir coulé avec eux car ils étaient éclairés par lemêmesoleilquelorsqu’ilsavaientsombréàpiclesamedi9juinàonzeheuresdumatin.Ilraconta,étoufféparl’ardeurdesapropreimagination,queleplusfacileàdistinguerétaitlegalionSanJosédontlenométaitvisibleenlettresd’orsurlapoupe,maisqu’ilétaitaussilenavireleplusendommagéparl’artilleriedesAnglais.Ilracontaavoirvuàl’intérieurunpoulpevieuxdetroissièclesdontlestentaculessortaientparlabouchedescanonsmaisqu’ilavait tantgrossidanslasalleàmangerquepourlelibérerileûtfalludémolir le navire. Il raconta qu’il avait vu le corps du commandant revêtu de sonuniformedeguerreflotterdecôtéà l’intérieurde l’aquariumdugaillardd’avant etque s’iln’étaitpasdescendudans lescalesoùsetrouvait letrésorc’étaitparcequ’ilneluirestaitplusd’airdanslespoumons.Lespreuvesétaient là :uneboucled’oreilleavecuneémeraudeetunemédaillede laSainteViergeavecsachaînerongéeparlesel.

Alors,pourlapremièrefois,FlorentinoArizamentionnaletrésoràFerminaDazadansunelettrequ’illuienvoyaàFonsecapeuavantsonretour.L’histoiredugalionengloutiluiétaitfamilièreparcequ’elleavait souvent entendu Lorenzo Daza raconter qu’il avait perdu du temps et de l’argent à tenter deconvaincreuneéquipedeplongeursallemandsdes’associeravecluipourrepêcherletrésorenglouti.Ileûtpersévérédansl’entreprisesiplusieursmembresdel’Académied’histoirenel’avaientconvaincuquela légendedugalionnaufragé avait été inventéeparunquelconquebandit device-roi qui s’était ainsirenflouéaveclesbiensdelaCouronne.Entoutcas,FerminaDazasavaitquelegaliongisaitàdeuxcentsmètres de profondeur oùnul être humainne pouvait l’atteindre, et non à vingtmètres comme le disaitFlorentinoAriza.Maiselleétaitsihabituéeàsesexcèspoétiquesqu’ellecélébra l’aventuredugalion

commeundesplusréussis.Cependant,lorsqu’ellecontinuaderecevoirdeslettresavecdesdétailsplusfantastiquesencore,elleneput s’empêcherd’avoueràHildebrandaSánchezsacraintequeson fiancé,halluciné,n’eûtperdularaison.

Pendantcetemps,Euclideétaitremontéàlasurfaceavectantdepreuvesdesafablequ’iln’étaitplusquestiondebrasserdel’airavecdesbouclesd’oreillesoudesbaguesperduesentrelescoraux,maisdemettre sur pied une grande entreprise pour repêcher la cinquantaine de navires avec la fortunebabylonienne qu’ils renfermaient. Alors arriva ce qui tôt ou tard devait arriver : Florentino Arizademandaà samèrede l’aider àmeneràbien sonaventure. Il suffit à celle-cidemordre lemétaldesbijouxetderegarderàcontre-jourlesmorceauxdeverrepourserendrecomptequequelqu’unprospéraitauxdépensdelacandeurdesonfils.EuclidejuraàgenouxdevantFlorentinoArizaqu’iln’yavaitriendelouchedansl’affairemaisilnesemontraauportdepêcheniledimanchesuivant,niplusjamaisnullepart.

DecettedébâclenerestaàFlorentinoArizaquelerefuged’amourduphare.Ill’avaitrejointdanslapirogued’Euclideunsoirquelatempêtelesavaitsurprisenpleinemer,etilavaitprisl’habitudedes’yrendrel’après-midipourbavarderaveclegardiendesirracontablesmerveillesdelaterreetdel’eauquecelui-ci connaissait. Ce fut le début d’une amitié qui survécut à bien des transformations du monde.FlorentinoArizaappritàalimenterlalumière,d’abordavecduboispuisavecdesjarresd’huile,avantque l’électricité n’arrivât jusqu’à nous. Il apprit à la diriger et à l’augmenter à l’aide de miroirs, etlorsquelegardiennelepouvaitc’étaitluiquisurveillaitlamerduhautdelatour.Ilappritàconnaîtrelesbateauxàleurvoix,àl’étenduedeleurlumièresurl’horizon,etàpercevoirquequelquechosed’euxluirevenaitdansleséclairsduphare.

Lajournée,leplaisirétaitautre,surtoutlesdimanches.DanslequartierdesVice-Rois,oùvivaientlesrichesde lavieilleville, lesplagesdes femmesétaient séparéesdecellesdeshommesparunmurenmortier : l’une à droite, l’autre à gauche du phare.Et le gardien avait installé une longue-vue grâce àlaquelle on pouvait contempler, pour un centime, la plage des femmes. Les demoiselles de la bonnesociété,quinesesavaientpasobservées,semontraientdumieuxqu’ellespouvaientdansleurscostumesdebainauxgrandsvolants, leurssandaletteset leurschapeauxquioccultaientpresqueautant lescorpsquelesvêtementsdevilleetétaientmêmemoinsséduisants.Assisessurlaplageenpleinsoleildansdesrocking-chairs en osier, avec les mêmes robes, les mêmes chapeaux à plumes, les mêmes ombrellesd’organdiaveclesquellesellesserendaientàlamesse,leursmèreslessurveillaientdecraintequeleshommesdesplagesvoisinesnelesséduisissentsousl’eau.Envérité,aveclalongue-vueonnepouvaitrienvoirdeplusnideplusexcitantquecequel’onpouvaitvoirdanslarue,maisnombreuxétaientlesclientsquivenaientchaquedimanchesedisputerletélescopepourlesimpleplaisirdegoûterauxfruitsinspidesdel’enclosvoisin.

L’und’euxétaitFlorentinoAriza,plusparennuiqueparplaisir,maiscenefutpascettedistractionadditionnellequiscellasonamitiéaveclegardienduphare.Lavéritableraisonfutqu’aprèslarebuffadedeFerminaDaza,lorsqu’ilattrapalafièvredesamoursdésuniespourtenterdelaremplacer,nullepartailleursqu’enhautduphareilnevécutd’heuresplusheureusesninetrouvademeilleurréconfortàsoninfortune.C’étaitl’endroitqu’ilaimaitleplus.Aupointquedesannéesdurantiltentadeconvaincresamèreetplustardl’oncleLéonXII,del’aideràl’acheter.LespharesdesCaraïbesétaientalorspropriétéprivée et leurs propriétaires percevaient un droit d’entrée dans le port, selon la taille des bateaux.Florentino Ariza pensait que c’était la seule manière honorable de faire de bonnes affaires avec lapoésie,mais ni samère ni sononcle ne pensaient demême et lorsqu’il en eut lesmoyens, les pharesétaientdevenuspropriétédel’État.

Pourtant, aucune de ces chimères ne fut vaine. La fable du galion puis la nouveauté du phare leconsolèrentdel’absencedeFerminaDazaetalorsqu’ils’yattendait lemoins, ilapprit lanouvellede

sonretour.Eneffet,aprèsunséjourprolongéàRiohacha,LorenzoDazaavaitdécidéderentrer.Encettesaison lamer n’était guère bienveillante, à cause des alizés de décembre, et la goélette historique, laseule à risquer la traversée, pouvait au petit jour se retrouver dans le port de départ après avoir étérepousséepardesvents contraires.C’est cequi arriva.FerminaDaza avait passéunenuit d’agonie àvomirdelabile,ligotéesurlacouchetted’unecabinequiressemblaitauxcabinetsd’unegargotetantàcausedesonétroitesseétouffantequedelapuanteuretdelachaleur.Letangageétaitsiviolentqu’elleeut plusieurs fois l’impression que les courroies du lit allaient être arrachées. Depuis le pont luiparvenaientdesfragmentsdecrisdouloureuxquiluisemblaientdescrisdenaufragés,etlesronflementsdetigredesonpèredanslacouchetted’àcôténecontribuaientqu’àaccroîtresaterreur.PourlapremièrefoisenpresquetroisansellepassaunenuitblanchesanspenseruneseulefoisàFlorentinoAriza,tandisque lui, en revanche, souffraitd’insomniedans lehamacde l’arrière-boutique, comptantuneàune lesminuteséternellesquimanquaientpourqu’ellefûtderetour.Aupetitmatinleventcessasoudainetlamerredevintcalme,etFerminaDazas’aperçutqu’elleavaitdormimalgrélesravagesdumaldemercarellefut réveilléepar levacarmede la chaînede l’ancre.Elledétacha les courroies etpassa la têtepar lehublot dans l’espoir de reconnaître FlorentinoAriza dans le tumulte du port,mais elle ne vit que lesentrepôtsdeladouaneentrelespalmiersdorésparlepremiersoleildelajournée,etlajetéedeplanchespourriesdeRiohachad’oùlagoéletteavaitlevél’ancrelanuitprécédente.

Lerestedelajournéefutcommeunehallucination.Ellesetrouvaitdanslamêmemaisonoùelleavaithabité la veille, recevant lesmêmes visiteurs qui étaient venus lui dire au revoir, parlant desmêmeschoses,abasourdieparlesentimentderevivreunmorceaudeviedéjàvécu.LarépétitionétaitàcepointfidèlequeFerminaDazatremblaitàlaseuleidéequelevoyageengoéletteenfûtuneautrecarsonseulsouvenirl’emplissaitdeterreur.Cependantl’uniqueautrepossibilitéderentrerchezellesignifiaitdeuxsemainesàdosdemuleparlescornichesdelamontagneetdansdesconditionsplusdangereusesencoreque la première fois car une nouvelle guerre civile, qui avait éclaté dans l’État andin du Cauca, seramifiait dans les provinces des Caraïbes. De sorte qu’à huit heures du soir elle fut de nouveauaccompagnée jusqu’auport par lemêmecortègedeparents tapageurs, lesmêmes larmesd’adieu et lemêmebric-à-bracdecadeauxdedernièreheurequinetenaientpasàl’intérieurdelacabine.Aumomentde lever l’ancre, leshommesde la famillesaluèrent lagoéletteparunesalvedecoupsde feu tirésenl’airetLorenzoDazaenfitautantdepuislepontentirantcinqcoupsderevolver.L’anxiétédeFerminaDaza sedissipa trèsvitecar toute lanuit levent fut favorableet lameravaitunparfumde fleursquil’aida à s’endormir sans les courroies de sécurité. Elle rêva qu’elle retrouvait FlorentinoAriza, quecelui-ciavaitôtélevisagequ’elleluiavaittoujoursvucariln’étaitenréalitéqu’unmasque,etquesonvraivisageétaitidentique.

Elleselevatrèstôt,intriguéeparl’énigmedurêveettrouvasonpèreentraindeboireuncafésanssucre et un cognac dans le carré du capitaine, l’œil tordu par l’alcool mais sans le moindre indiced’incertitudequantàsonretour.

Ilsentrèrentdansleport.Lagoéletteglissaensilenceàtraverslelabyrinthedesvoiliersancrésdanslacriquedumarchépublicdontonpercevaitleremugleàplusieurslieuesenmer,etl’aubeétaitsaturéed’unebruinelumineusequienpeudetempssetransformaenunemagistraleaverse.Accoudéaubalcondu télégraphe, Florentino Ariza reconnut la goélette qui traversait la baie des Âmes, la voiluredécouragée par la pluie, et jetait l’ancre devant le débarcadère dumarché. La veille, il avait attendujusqu’àonzeheuresdumatinetavaitapprisparuntélégrammefortuitleretarddelagoélettedûauxventscontraires,etlematinsuivant,dèsquatreheures,ilétaitrevenul’attendre.Ill’attenditsansdétacherlesyeuxdeschaloupesquiconduisaient jusqu’auquai lesrarespassagersquiavaientdécidédedébarquermalgré la tempête. La plupart d’entre eux devaient abandonner la barque à mi-chemin et atteindre ledébarcadère en pataugeant dans la boue. À huit heures, après avoir attendu en vain une éclaircie, un

porteurnoir,del’eaujusqu’àlaceinture,soulevaFerminaDazasurlepontdelagoéletteetlaportadanssesbrasjusqu’àlarive,maiselleétaittrempéedespiedsàlatêteetFlorentinoArizanelareconnutpas.

Ellenepritconsciencedelamaturitéqu’elleavaitacquisependantcevoyagequ’aumomentd’entrerdanslamaisonfermée,etelleentrepritsansattendrelatâchehéroïquedelarendrevivable,avecl’aidedeGalaPlacidia, la servante noire qui était revenuede sonvieux refuged’esclavesdès qu’elle avaitapprisleurretour.FerminaDazan’étaitpluslafilleunique,àlafoissoumiseettyranniséeparsonpère,mais lamaîtresseet ladamed’unempiredepoussière etde toilesd’araignéeque seule la forced’unamourinvinciblepouvaitremettredebout.Elleneselaissapasabattreparcequ’ellesesentaitinspiréeparunsouffledelévitationquiluieûtpermisdesouleverdesmontagnes.Lesoirmêmeduretour,alorsqu’ils buvaientdu chocolat etmangeaientdesbeignets assis à lagrande tablede la cuisine, sonpère,aveclasolennitédequiaccomplitunactesacré,luidélégualepouvoirdegouvernerlamaison.

«Jeteremetslesclefsdetavie»,luidit-il.Elle,avecsesdix-septans révolus, lepritaumot tambourbattant,conscientequechaquepoucede

liberté gagné l’était pour l’amour. Le lendemain, après une nuit de cauchemars, elle souffrit pour lapremièrefoisdumalduretourenouvrantlafenêtredubalconetenvoyantdenouveaulapetitebruinetristesurleparc,lastatueduhérosdécapité,lebancdemarbreoùFlorentinoArizas’asseyaitavecsonlivredepoèmes.Ellenepensaitplusàluicommeaufiancéimpossiblemaiscommeàl’épouxcertainàquiellesedevaittoutentière.Ellesentitcombienluipesaitletempsperdudepuissondépart,combienilluienavaitcoûtéd’êtrevivante,combienelleallaitavoirbesoind’amourpouraimersonhommeainsiqueDieul’ordonnait.Ellefutsurprisedenepaslevoirdanslepetitparcoùilvenaitsisouventmalgrélapluie et de n’avoir reçu aucunmessage de lui par aucune voie, pasmêmeun présage, et soudain ellefrissonnaàl’idéequ’ilétaitpeut-êtremort.Maiselleécartaaussitôtcettepenséecardanslafrénésiedestélégrammes des derniers jours et devant l’imminence du retour ils avaient oublié de convenir d’unmoyenpourrenouerlecontactlorsqu’elleseraitarrivée.

Enfait,FlorentinoArizaétaitsûrqu’ellen’étaitpasrentréeetcefutletélégraphistedeRiohachaquiluiconfirmaqu’elleavaitembarquélevendrediprécédentsurlagoélettequiétaitarrivéeavecunjourderetardàcausedesventscontraires.Ilpassatoutelafindelasemaineàguetterunsignedeviedanslamaisonetlelundisoirilvit,àtraverslesfenêtres,unelumièreambulantequipeuaprèss’éteignitdanslachambreaubalcon.Ilnedormitpas,enproieauxmêmesangoissesnauséeusesquiavaientperturbésespremièresnuitsd’amour.TránsitoArizaselevaauchantducoq,inquiètequesonfils,sortidanslejardin,nefûtpasrentréaprèsminuit,etneletrouvapasdanslamaison.Ilétaitpartierrersurlesquais,récitantdespoèmesd’amourdanslevent,pleurantdejoie,attendantquelejoureûtfinideselever.Àhuitheures,ilétaitassissouslesarcadesducafédelaParoisse,hébétéparsanuitblanche,essayantd’imaginerunefaçondefaireparveniràFerminaDazasessouhaitsdebienvenue,lorsqu’ilsesentitsecouéparunhaut-le-corpsquiluidéchiralesentrailles.

Elleétaitlà.ElletraversaitlaplacedelaCathédrale,accompagnéedeGalaPlacidiaquiportaitlespaniersdumarché,etc’était lapremièrefoisqu’ellen’étaitpasvêtuedesonuniformedecollégienne.Elleétaitplusgrandequelorsqu’elleétaitpartie,plusmodeléeetplusintense,avecunebeautéépuréeparuneassurancedegrandepersonne.Satresseavaitrepousséemaiselleétaitenrouléesursonépaulegauche et ne lui tombait plus dans le dos, et ce simple changement la dépouillait de toute expressioninfantile.FlorentinoAriza,éberlué,restaclouésurplacejusqu’àcequelacréaturemagiqueeûttraversétoutelaplacesansdétournerlesyeuxdesonchemin.Maislemêmepouvoirirrésistiblequileparalysaitl’obligea à seprécipiter sur ses traces lorsqu’elle tourna le coinde la cathédrale et seperdit dans letumulteassourdissantdesruellescommerçantes.

Il la suivit sans se faire voir, découvrant les gestes quotidiens, la grâce, lamaturité prématurée del’êtrequ’ilaimaitleplusaumondeetqu’ilvoyaitpourlapremièrefoisdanssonétatnaturel.Lafacilité

avec laquelle elle se frayait un chemin dans la foule l’étonna. Tandis que Gala Placidia se cognaitpartout, que ses paniers restaient coincés et qu’elle devait courir pour la rattraper, Fermina Dazanaviguaitdansledésordredelarue,auréoléed’unespacepropreetd’untempsdifférent,sansseheurteràquiconque,commeunechauve-sourisdanslesténèbres.Elles’étaittrèssouventrenduedanslequartiercommerçantaveclatanteEscolástica,maispourdemenusachatscarsonpèresechargeaitlui-mêmedel’approvisionnement de la maison, aussi bien en meubles et en nourriture qu’en vêtements pour lesfemmes.Ainsicettepremièresortiefut-ellepourelle l’aventurefascinantequ’elleavait idéaliséedanssesrêvesd’enfant.

Elleneprêtaaucuneattentionàl’insistancedescharlatansquiluioffraientlesiropdel’amouréternel,niauxsuppliquesdesmendiantscouchéssouslesporchesavecleursplaiessuintantes,niaufauxIndienquitentaitdeluivendreuncaïmanapprivoisé.Elleselaissaalleràunelongueetminutieusepromenade,sansbutprécis,s’accordantdespausesquin’avaientd’autremotifquedesavourersanshâtel’espritdeschoses. Elle entrait sous chaque porche où il y avait quelque chose à vendre et partout elle trouvaitquelquechosequiaugmentaitsonenviedevivre.Elles’enivradelasenteurdevétiverdesétoffesdanslesmalles,elles’enveloppadansdessoies imprimées,ritdesonproprerireensevoyantdéguiséeengitaneavecunepeinetaetunéventaildefleurspeintes,devantlemiroirenpieddel’Alambredeoro.Àl’épiceried’outre-mer, elleouvrit un tonneaudeharengs en saumurequi lui rappela sesnuitsde toutepetitefilleàSanJuandelaCiénaga,lorsqueleventdunord-estsoufflaituneodeurdepoisson.Onluifitgoûterunboudind’Alicantequiavaitlasaveurdelaréglisseetelleenachetadeuxpourlepetitdéjeunerdusamediainsiquedesqueuesdemorueetunebouteilled’eau-de-viedegroseilles.Chezlemarchandd’épices,pourlepurplaisirdel’odorat,ellefroissadesfeuillesdesaugeetd’origandanslespaumesdesesmainsetachetaunepoignéedeclousdegirofle,uneautred’anisétoilé,unedegingembreetunedegenièvre, et sortit en riantaux larmesà forced’avoiréternué sous l’effetdupimentdeCayenne.Chezl’apothicairefrançais,tandisqu’elleachetaitdessavonsdeReuteretdel’eaudebenjoin,onluiappliquaderrière l’oreilleunegoutteduparfumàlamodeàParisetonluidonnaunetablettedésodorantepourchasserl’odeurdutabac.

Elles’amusaitàacheter,ilestvrai,maiscedontelleavaitunbesoinréel,ellel’achetaitsanshésiter,avecuneautoritéquinepermettaitpasdepenserqu’elle le faisaitpour lapremière fois car elleétaitconscientequecequ’elleachetaitpourelle,ellel’achetaitpourlui,douzeyardsdelinpourlesnappesdeleurtable,delapercalepourlesdrapsdeleursnocesquiauraientàl’aubeleparfumdeleurshumeurs,leplusexquisdechaquechosequ’ilssavoureraientensembledanslamaisondel’amour.Ellemarchandaitets’yentendait,discutaitavecgrâceetdignitéjusqu’àobtenirlemeilleurprix,etpayaitenpiècesd’orquelesmarchandsvérifiaientpourleseulplaisirdelesentendretintersurlemarbreducomptoir.

FlorentinoAriza,quil’épiaitémerveilléetlasuivaitlesoufflecourt,trébuchaàplusieursreprisessurlespaniersde laservantequi réponditàsesexcusesavecunsourire,etellepassasiprèsde luiqu’ilparvintàpercevoirlabrisedesonparfum.Ellenelevoyaitpas,nonparcequ’ellenepouvaitpaslevoirmaisàcausedelafiertédesadémarche.Elleluisemblaitsibelle,siséduisante,sidifférentedesgensducommun qu’il ne comprenait pas pourquoi personne n’était comme lui bouleversé par le chant decastagnettedesestalonssurlespavésdelarue,nipourquoilescœursnebattaientpaslachamadeauxsoupirsde sesvolants,nipourquoipersonnenedevenait foud’amour sous la caressede ses cheveux,l’envol de ses mains, l’or de son rire. Il ne perdait aucun de ses gestes, aucune expression de sapersonnalité,maisiln’osaitl’approcherparcraintedebriserl’enchantement.Cependant,lorsqu’ellesemêlaàl’effervescencedelaportedesÉcrivains, ilcompritqu’ilrisquaitdeperdrel’occasiondésiréependanttantd’années.

FerminaDazapartageaitavecsescompagnesdecollègel’idéeétrangequelaportedesÉcrivainsétaitunlieudeperdition,interdit,biensûr,auxjeunesfillesdécentes.C’étaitunegaleried’arcadesfaceàune

placetteoùstationnaientlesvoituresdelouageetlescharrettesdemarchandisestiréespardesânes,etoùlecommercepopulairedevenaitplusdenseetplusmouvementé.SonnomdataitdelaColonieparcequec’étaitlàques’asseyaientlescalligraphestaciturnesquiportaientungiletdedrapetdesmanchettesdelustrine, et écrivaient sur commande toutes sortes de documents à des prix de pauvres : placets,réquisitoires,plaidoyers,lettresdefélicitationsoufaire-partdedeuil,billetsd’amourpourtouslesâges.Ce n’était pas d’eux que venait la mauvaise réputation de ce marché turbulent mais de margoulinsparvenusquioffraient sous lecomptoir tous lesartificeséquivoquesarrivésd’Europeencontrebande,depuislescartespostalesobscènesetlesonguentsprometteursjusqu’auxcélèbrespréservatifscatalans,certainsàcrêtesd’iguanequis’agitaientlemomentvenu,d’autresavec,àleurextrémité,desfleursquiouvraientleurspétalesselonlavolontédel’usager.FerminaDaza,peuhabituéeàlarue,passasouslaportesansfaireattention,cherchantdel’ombrequilasoulageâtdusoleilredoutabledeonzeheures.

Elle s’enfonçadans lebrouhahachaleureuxdes cireursde chaussures, desvendeursd’oiseaux,desbouquinistes, des guérisseurs, et des marchandes de friandises qui criaient par-dessus le tumulte lesnougatsàl’ananaspourSusana,àlanoixdecocopourlesmarmots,ausucrerouxpourlesfous.Maiselleétaitindifférenteauvacarme,carelleavaitététoutdesuitecaptivéeparunpapetierquifaisaitdesdémonstrationsd’encresmagiques,encresrougesayantl’aspectdusang,encresauxmiroitementstristespour les avis funèbres, encres phosphorescentes pour lire dans le noir, encres invisibles que révélaitl’éclat de la lumière. Elle les voulait toutes pour jouer avec FlorentinoAriza, pour l’effrayer de sonastuce,mais au bout de plusieurs essais elle se décida pour un petit flacon d’encre d’or. Puis elle sedirigeaverslesconfiseusesassisesderrièreleursgrandsbocauxetachetasixgâteauxdechaquesorteenlesdésignantdudoigtàtraverslecristalparcequ’elleneparvenaitpasàsefaireentendreaumilieudescris:sixcheveuxd’ange,sixcaramelsaulait,sixpavésdesésame,sixpaletsaumanioc,sixdiablotins,sixpets-de-nonne,sixbouchées-du-roi,sixdececi,sixdecela,sixde tout,etelle lesmettaitdans lespaniersdelaservanteavecunegrâceirrésistible,étrangèreautourmentdesnuagesdemouchessurlessirops, étrangère au tohu-bohu incessant, étrangère aux bouffées de sueur rance quimontaient dans lachaleurmortelle.Unenégressejoyeuseavecunfoulardcolorésurlatête,rondeetbelle,laréveilladel’enchantementenluioffrantuntriangled’ananaspiquésurlapointed’uncouteaudeboucher.Elleleprit,le mit tout entier dans sa bouche, le savoura et le savourait encore le regard perdu dans la foulelorsqu’unecommotionlafittremblersurplace.Danssondos,siprèsdesonoreillequedanscecharivarielleseuleputlapercevoir,elleavaitentendulavoix:

«Cen’estpasunendroitconvenablepourunedéessecouronnée.»Elleseretournaetvit,àdeuxcentimètresdesesyeuxlesautresyeuxdeglace,levisagelivide,les

lèvres pétrifiées par la peur, tels qu’elle les avait vus dans la bousculade de la messe de minuit lapremièrefoisqu’ils’étaittrouvéprèsd’elle,etàladifférenced’alorsellen’éprouvapasl’envoûtementde l’amourmais l’abîme du désenchantement. En l’espace d’une seconde elle eut la révélation de lamagnitude de sa propre erreur et se demanda atterrée comment elle avait pu réchauffer pendant silongtemps et avec tant de sacrifices une telle chimère dans son cœur. C’est à peine si elle parvint àpenser:«MonDieu,lepauvrehomme!»FlorentinoArizasourit,tentadedirequelquechose,tentadelasuivre,maisellel’effaçaàjamaisdesavieparungestedelamain.

«Non,monsieur,c’estfini.»Cemêmeaprès-midi, tandisquesonpère faisait la sieste, elleenvoyaGalaPlacidia luiporterune

lettre de deux lignes : Aujourd’hui, en vous voyant, j’ai compris que notre histoire n’était qu’uneillusion.Laservanteluirapportasestélégrammes,sespoèmes,sescaméliasséchés,etluidemandaderendreleslettresetlescadeauxqu’elleluiavaitenvoyés:lemisseldelatanteEscolástica,lesnervuresdesfeuillesdesonherbier,lecentimètrecarrédel’habitdesaintPierreClaver,leseffigiesdesaints,latressedesesquinzeansaveclerubandesoiedesonuniformed’écolière.Lesjourssuivants,aubordde

lafolie,illuiécrivitdenombreuseslettresdedésespoiretharcelalaservantepourqu’ellelesluiremîtmaiscelle-cirespectalesinstructionsformellesden’accepterquelescadeauxrendus.Elleinsistaavectantd’empressementqueFlorentinoArizarenvoyatoutsauflatressequ’ilnevoulaitrendrequ’àFerminaDazaenpersonneafindeluiparlerneserait-cequ’uninstant.Iln’yréussitpas.Craignantquesonfilsneprîtunedécisionfatale,TránsitoArizalaissasonorgueildecôtépourdemanderdegrâceàFerminaDazadeluiconcédercinqminutesd’entretien,etFerminaDazalareçutuninstantsurlepasdesaporte,sansl’inviteràentrer,sansunatomedefaiblesse.Deuxjoursplustard,autermed’unedisputeavecsamère,FlorentinoArizadécrochadumurdesachambreleniddecristalpoussiéreuxoùlatresseétaitexposéecommeunereliquesacrée,etTránsitoArizaelle-mêmelarenditdanssonétuideveloursbrodédefilsd’or.FlorentinoArizan’eutplusjamaisl’occasiondevoirFerminaDazaseule,nideluiparlertêteàtêtelorsdesnombreusesrencontresdeleurstrèslonguesvies,jusqu’àcinquanteetunans,neufmoisetquatrejoursplustard,lorsqueaupremiersoirdesonveuvageilluirenouvelasonsermentdefidélitééternelleetsonamouràjamais.

III

Àvingt-huitans,ledocteurJuvenalUrbinoétaitleplusappréciédescélibataires.Ilrevenaitd’unlongséjouràParisoù ilavait faitdesétudessupérieuresdemédecineetdechirurgie,etdès l’instantoù ilposalepiedsurlaterreferme,sesméthodessurprenantesmontrèrentqu’iln’avaitpasperduuneseuleminutedesontemps.Ilétaitrevenupluscoquetquelorsqu’ilétaitparti,plusmaîtredesoncaractère,etsiaucundescamaradesdesagénérationnesemblaitaussisérieuxetaussisavantquelui,aucunnonplusnedansaitmieuxlesdansesàlamodenin’improvisaitmieuxaupiano.Séduitesparsescharmespersonnelsetparlacertitudedesafortunefamiliale,lesjeunesfillesdesonrangtiraientensecretausortpourjoueràresteraveclui,luijouaitàresteravecelles,etilparvintàgardercetétatdegrâce,intactetséducteur,jusqu’aujouroùilsuccombasansrésistanceauxenchantementsplébéiensdeFerminaDaza.

Ilseplaisaitàdirequecetamouravaitétélefruitd’uneerreurclinique.Lui-mêmenepouvaitcroirequecefûtarrivéàunmomentdesavieoùtoutesonénergieetsapassionétaientconcentréessurlesortdesavilledontilavaitdittropsouventsansyréfléchiràdeuxfoisqu’iln’yenavaitaumonded’autrequi l’égalât. À Paris, un jour d’automne tardif, alors qu’il se promenait au bras d’une fiancéeoccasionnelle, il luiavaitsembléimpossibledeconcevoirunbonheurpluspurqueceluidecesaprès-mididorés,avecl’odeuragrestedesmarronsdanslesbraseros,lesaccordéonslanguides,lesamoureuxinsatiablesquin’enfinissaientpasdes’embrasserauxterrassesdescafés,etcependantils’étaitdit,lamainsurlecœur,qu’ilnechangeraitpaspourtoutcelaunseulinstantdesesCaraïbesnatalesenavril.Ilétaitencoretropjeunepoursavoirquelamémoireducœureffacelesmauvaissouvenirsetembellitlesbons,etquec’estgrâceàcetartificequel’onparvientàaccepterlepassé.Maislorsqu’ilvitdenouveau,depuislebastingage,lepromontoireblancduquartiercolonial,lescharognardsimmobilessurlestoits,lelingedespauvresmisàsécherauxbalcons,ilcompritàquelpointilavaitétéunevictimefaciledespiègescharitablesdelanostalgie.

Lebateaus’ouvritunpassagedanslabaieàtraversunédredonflottantd’animauxnoyés,etlaplupartdes passagers se réfugièrent dans les cabines, fuyant la puanteur. Le jeune médecin descendit lapasserelle vêtu d’un costume d’alpaga parfait, avec gilet et guêtres, portant une juvénile barbe à laPasteuretdescheveuxséparésparuneraieaumilieunetteetpâle,assezmaîtredeluipourdissimulersagorge nouée non de tristesse mais de terreur. Sur le quai presque désert gardé par des soldats sanschaussures et sans uniformes, l’attendaient ses sœurs et samère ainsi que ses plus chers amis. Il lestrouvaabattusetsansavenirendépitdeleursairsmondains.Ilsparlaientdelacriseetdelaguerrecivilecomme de choses lointaines et étrangères,mais tous avaient dans la voix un tremblement et dans lespupillesuneincertitudequitrahissaientleursmots.Cellequil’émutleplusfutsamère,unefemmeencorejeunequis’étaitimposéedanslavieparsonéléganceetsondynamismesocial,etquimaintenantsefanaitàpetitfeudansl’odeurcamphréedesesvoilesdeveuve.Elledutsereconnaîtredansletroubledesonfilscarelleledevançaenluidemandant,poursapropredéfense,pourquoiilavaitcettepeautranslucidequiressemblaitàdelaparaffine.

«C’estlavie,mère,luidit-il.ÀParis,ondevientvert.»Peu après, suffocant de chaleur à côté d’elle dans la voiture fermée, il ne put supporter davantage

l’inclémence de la réalité qui entrait à gros bouillons par la fenêtre. Lamer semblait de cendre, lesancienspalaisdesmarquisétaientsurlepointdesuccomberdevantlaproliférationdesmendiants,etilétait impossible de déceler la fragrance capiteuse des jasmins derrière les émanations mortelles des

égoutsàcielouvert.Toutluisemblaitpluspetitquelorsqu’ilétaitparti,etilyavaittantderatsaffamésdans les immondicesdes ruesque leschevauxde lavoiture trébuchaient,effrayés.Sur la longue routeentreleportetsamaison,aucœurduquartierdesVice-Rois,ilnetrouvarienquiluiparûtdignedesesnostalgies.Vaincu,iltournalatêteafinquesamèrenelevîtpas,etsemitàpleurerensilence.

L’ancienpalais dumarquisdeCasalduero, résidencehistoriquedesUrbinode laCalle, n’était pasceluiquisedressaitavecleplusdefiertéaumilieudunaufrage.LedocteurUrbinoledécouvrit,lecœuren miettes, dès qu’il eut traversé le vestibule ténébreux, lorsqu’il vit le puits poussiéreux du jardinintérieuretlestaillisenfricheoùsepromenaientdesiguanes,ets’aperçutquedanslevasteescalierauxrampesdecuivrequimenaitauxpiècesprincipalesilmanquaitdenombreusesdallesdemarbreetquebeaucoupétaientcassées.Sonpère,unmédecinplusdévouéqu’éminent,étaitmortlorsdel’épidémiedecholéraquiavaitravagélapopulationsixannéesauparavantetavecluiétaitmortl’espritdelamaison.DonaBlanca,samère,accabléeparundeuilprévupourêtreéternel,avaitremplacépardesneuvainesvespéraleslescélèbresveilléeslyriquesetlesconcertsdemusiquedechambredesondéfuntmari.Lesdeuxsœurs,endépitdeleursgrâcesnaturellesetdeleurnatureenjouée,étaientdelachairàcouvent.

Lanuitde son retour, effrayépar l’obscurité et le silence, ledocteur JuvenalUrbinoneput fermerl’œilunseulinstantetrécitatroisrosairesàl’Espritsaintainsiquetouteslesprièresdontilsesouvenaitetquiservaientàconjurercalamités,naufragesettoutpérilauxaguetsdanslanuit,tandisqu’unbutorquis’était faufilé par la porte mal fermée chantait toutes les heures, à l’heure juste, à l’intérieur de lachambre.Lescrisd’hallucinationsdesfollesdansl’asilevoisinduDivinPasteur,lagoutteinclémentedufiltreenpierredanslajarredontlarésonanceemplissaitlamaisontoutentière,lespasd’échassiersdubutorégarédanslapièce,sapeurcongénitaledunoiretlaprésenceinvisibledupèremortdanslavastedemeureendormienecessèrentdeletourmenter.Lorsquelebutorchantacinqheures,enmêmetempsqueles coqs du voisinage, le docteur Juvenal Urbino recommanda son corps et son âme à la divineprovidencecarilnesentaitpaslecouragedevivreunjourdeplusdanssapatrieenruine.Cependant,l’affection des siens, les dimanches à la campagne, les louanges empressées des jeunes filles de sonentouragefinirentparmitiger l’amertumedel’impressionpremière.Ils’habituapeuàpeuauxchaleursd’octobre,auxodeursexcessives,auxjugementsprématurésdesesamis,audemainonverra,docteur,nevous inquiétez pas, et finit par se rendre aux sortilèges de l’habitude. Il ne tarda pas à concevoir unejustification facile à sa capitulation.C’était sonmonde, se disait-il, lemonde triste et oppressant queDieuluiavaitassigné,etc’étaitàluiqu’ilsedevait.

Sapremièreinitiativefutdeprendrepossessionducabinetdesonpère.Ilconservaàleurplacelesmeublesanglais, austèresetgraves,dont lebois soupirait avec lesgeléesdumatin,mais il envoyaaugrenierlestraitésdesciencevice-royaleetdemédecineromantiquepourposersurlesrayonnagesvitrésceuxdelanouvelleécoledeFrance.Ildécrochaleschromesdécolorés,saufceluidumédecindisputantàlamortunemaladenue,et lesermentd’Hippocrate impriméen lettresgothiques,et il suspendità leurplace, à côté de l’unique diplôme de son père, ceux,multiples et variés, qu’il avait obtenus avec lesmentionslesplusélevéesdansdiversesécolesd’Europe.

À l’hôpitalde laMiséricorde, il tentad’imposerdenouvellesméthodes,maiscelane futpasaussifacilequesonenthousiasme juvénile le luiavait faitcroire,car lamaisondesantédécrépites’entêtaitdansdessuperstitionsataviquestellesquemettrelespiedsdeslitsdansdesrécipientsremplisd’eauafind’empêcher lesmaladiesdegrimper,ouexiger la tenuedesoiréeet lesgantsdepeaudans lasalledechirurgie car on tenait pour acquis que l’élégance était une condition essentielle de l’asepsie.On n’ypouvaitsupporterquelejeuneetnouvelarrivantgoûtâtl’urinedesmaladespourydécouvrirlaprésencedesucre,qu’ilcitâtCharcotetTrousseaucommes’ilsétaientsescamaradesdechambrée,qu’iladressâtpendantlescoursdesérieuxavertissementssurlesrisquesmortelsdesvaccinseteûtenrevancheunefoisuspectedansunenouvelleinventionappeléesuppositoire.Ilseheurtaitàtout:sonespritrénovateur,son

civismemaniaque,sonsensdel’humouràretardementsurcetteterred’immortelsboute-en-train,toutcequienréalitéconstituaitsesqualitéslesplusappréciableséveillaitlajalousiedesesconfrèresplusâgésetlesrailleriessournoisesdesplusjeunes.

Ledangereuxétatsanitairedelavilleétaitchezluiuneobsession.Ilenappelaauxinstanceslesplushautes afin que l’on fît combler le cloaque espagnol qui n’était qu’une immense pépinière de rats, etconstruireàsaplacedeségoutsfermésdontlesdéchetsnesedéverseraientpasdanslabaiedumarché,commeilenallaitdepuistoujours,maisdansundépotoiréloigné.Lesmaisonscolonialesbienéquipéesavaientdeslatrinesavecdesfossesseptiquesmaislesdeuxtiersdelapopulationdéféquaientdansdesbaraquements au bord des marécages. Les excréments séchaient au soleil, se transformaient en unepoussière que tout lemonde respirait avec une délectation réjouie dans les fraîches et bienheureusesbrises de décembre. Le docteur Juvenal Urbino tenta d’imposer au Cabildo un cours de formationobligatoireafinquelespauvresapprissentàconstruireleurspropreslatrines.Illuttaenvainpourqu’onne jetât pas les orduresdans lesmarais convertis depuis des siècles en étangsdepourritures, et pourqu’onlesramassâtaumoinsdeuxfoisparsemaineetlesbrûlâtenrasecampagne.

Il était conscient de lamenacemortelle des eauxde consommation.La seule idée de construire unaqueduc lui semblait fantasquecarceuxquiauraientpu la réaliserdisposaientdepuits souterrainsoù,annéeaprèsannée,leseauxdepluiesedéposaientsousuneépaissecouchedemousse.Parmilemobilierleplusappréciédel’époqueilyavaitlesbaquetsenboissculptédontlesfiltresdepierregouttaientjouretnuit à l’intérieurdes jarres.Pour empêcherquequelqu’unnebût àmême lepot en aluminiumaveclequelonpuisait l’eau,celui-ciavaitdesbordsdenteléscommelacouronned’unroid’opérette.L’eauétait lisse et fraîche dans la pénombre de l’argile cuite et laissait un arrière-goût de bocage.Mais ledocteurJuvenalUrbinonetombaitpasdanscespiègesdelapurificationcarilsavaitqu’endépitdetantde précautions le fond des jarres était un sanctuaire de larves. Il avait passé les lentes heures de sonenfanceàlescontempleravecunétonnementpresquemystique,persuadécommetantdegensàl’époquequecesversd’eauétaientdesesprits,descréaturessurnaturellesquiséduisaientlesjouvencellesaufonddes sédiments des eaux stagnantes et qu’ils étaient capables de terribles vengeances d’amour. Encoreenfant,ilavaitvulesdégâtsdanslamaisondeLazaraConde,uneinstitutricequiavaitosééconduirelesesprits,etilavaitvulesmorceauxdeverredanslarueetlaquantitédepierresqu’onavaitjetéestroisjoursettroisnuitsdurantcontresesfenêtres.Beaucoupdetempss’étaitécouléavantqu’iln’apprîtquelesversd’eaunesontenréalitéquedeslarvesdemoustiques,etplusjamaisilnel’oubliacarilavaitcomprisquebeaucoupd’autresespritsmalinspouvaientenmêmetempsqu’euxpasserintactsàtraversnoscandidesfiltresdepierre.

Pendanttrèslongtempsonimputa,entoutbientouthonneur,àl’eaudespuitslahernieduscrotumdonttant d’hommes en ville souffraient sans pudeur et même avec quelque insolence patriotique. LorsqueJuvenalUrbinoallaitàl’écoleprimaireilnepouvaitéviterunsursautd’horreurenvoyantleshernieuxassissurleseuildechezeuxlesaprès-mididechaleur,éventantleurtesticuleénormecommeunenfantendormientreleursjambes.Ondisaitquelahernieémettaitunsifflementd’oiseaulugubrelorsdesnuitsde tempêtes et se tordait en une insupportable douleur quand on brûlait près d’elle des plumes decharognards,maispersonneneseplaignaitdecesinconvénientscarunegrosseurbienportées’exhibaitpar-dessustoutcommeunhonneurd’homme.LorsqueledocteurJuvenalUrbinoétaitrevenud’Europeilsavait très bien que ces croyances étaient une supercherie scientifique, mais elles étaient à ce pointenracinéesdanslasuperstitionlocalequebeaucoups’opposaientàl’enrichissementminéraldel’eaudespuitsdepeurqu’ilneleurôtâtlavertud’êtrelacaused’unehonorablecouille.

Le docteur Juvenal Urbino était tout aussi préoccupé par les impuretés de l’eau que par l’étatd’hygiène dumarché, un vaste terrain vague devant la baie desÂmes, où accostaient les voiliers desAntilles.Unillustrevoyageurdel’époqueledécrivitcommeundesplusbigarrésdumonde.Ilétaitriche,

eneffet,exubérantetanimé,maissansdouteétait-ilaussi leplus inquiétant. Il reposaitsursonpropredépotoir,àlamercidesvelléitésdelamaréeetc’étaitlàqueleséructationsdelamerrendaientàlaterreles immondices des décharges publiques. C’était là aussi que l’on jetait les rognures des abattoirsvoisins,têtesdépecées,viscèrespourris,déchetsd’animauxquiflottaient,duleveraucoucherdusoleil,dans une mare de sang. Les charognards les disputaient aux rats et aux chiens en des bagarresperpétuelles,àcôtédugibieretdessavoureuxcaponsdeSotaventopendusàl’auventdesbaraquements,et des légumes printaniers d’Arjona exposés àmême le sol sur des nattes.Le docteur JuvénalUrbinovoulait assainir les lieux, il voulait que l’onmît ailleurs les abattoirs, que l’on construisît unmarchécouvertavecdesverrièresenformededômecommeceluiqu’ilavaitconnudanslesvieilleshallesdeBarceloneoùlesprovisionsétaientsipimpantesetsipropresqu’ilétaitdommagedelesmanger.Maismêmelespluscomplaisantsdesesamisnotablesavaientpitiédesapassionillusoire.Ainsiétaient-ils,passantleurvieàproclamerl’orgueildeleurorigine,lesmériteshistoriquesdelaville,leprixdesesreliques,sonhéroïsmeetsabeauté,maisaveuglesauxravagesdesans.LedocteurJuvénalUrbino,enrevanche,l’aimaitassezpourlavoiraveclesyeuxdelavérité.

«Ilfautquecettevillesoitbiennoble,disait-il,pourquenousnousefforcionsdepuisquatrecentsansd’enfiniravecellesansyêtreencoreparvenus.»

Il s’en fallut de peu cependant. L’épidémie de choléramorbus, dont les premières victimes étaientmortes foudroyéesdans les flaquesdumarché,avaitété lacause,enonzesemaines,de laplusgrandemortalitédenotrehistoire.Jusqu’alors,onavaitenterrélesquelquesmortsinsignessouslesdallesdeséglises,etlesautresmoinsrichesétaientensevelisdanslesjardinsdescouvents.Lespauvresallaientaucimetièrecolonial,surunecollineventéeséparéedelavilleparuncanald’eauxaridesdontlepontenmortier possédait une arche avec une inscription sculptée sur l’ordre de quelque maire clairvoyant :Lasciate ogni speranza voi ch’entrate. En deux semaines d’épidémie, le cimetière fut saturé et il nerestaitplusuneseuleplacedans leséglisesbienquelesrestesputréfiésd’ungrandnombred’illustresinconnuseussentétéexpédiésàlafossecommune.Lesvapeursdescryptesmalscelléesraréfièrentl’airdelacathédraledontonnerouvritlesportesquetroisansplustard,àl’époqueoùFerminaDazavitpourlapremièrefoisFlorentinoArizadeprès,àlamessedeminuit.LecloîtreducouventdeSantaClara,demême que ses allées, fut plein au bout de la troisième semaine, et il fut nécessaire de transformer encimetièrelepotagerdelacommunautéquiétaitdeuxfoisplusgrand.Oncreusadeprofondessépulturespourensevelirlesmortssurtroisniveaux,àlahâteetsanscercueils,maisondutrenonceràlesutilisercar le sol engorgé devenait une espèce d’éponge qui suintait sous les pieds un jus rougeâtre etnauséabond.OndécidaalorsdepoursuivrelesenterrementsàlaMaindeDieu,unehaciendad’élevagesituéeàmoinsd’unelieuedelaville,etquiplustardfutdécrétéecimetièreuniversel.

Depuis la proclamationde l’édit du choléra, on tirait depuis la forteresse de la garnison locale uncoupdecanontouslesquartsd’heure,dejourcommedenuit,obéissantainsiàlacroyanceciviquequelapoudre purifie l’air. Le choléra s’acharna plus encore sur la population noire car elle était la plusnombreuse et la plus pauvre, et l’on ne connut jamais le nombre de ses pertes, non parce qu’il futimpossibledel’établirmaisparcequelapudeurfaceànospropresmalheursétaitunedenosvertuslesplushabituelles.

LedocteurMarcoAurelioUrbino,pèredeJuvenal,futundeshérosdecesfunestesjournéesenmêmetemps que sa plus célèbre victime. Sur ordre officiel, il organisa et dirigea en personne la stratégiesanitairemaisfinitparintervenirdanstouteslesaffairesd’ordresocialaupointqu’auxmomentslespluscritiquesde l’épidémie ilne semblaity avoir aucuneautorité au-dessusde la sienne.Desannéesplustard,enrelisantlachroniquedecesjournées,ledocteurJuvenalUrbinoconstataquelaméthodedesonpèreavaitétépluscharitablequescientifiqueetqu’elleétaitenbiendesfaçonscontraireàlaraisonetavaitengrandemesurefavorisélavoracitédel’épidémie.Illeconstataaveclacompassiondesfilsque

lavieatransforméspeuàpeuenpèresdeleurpère,etpourlapremièrefoisilsouffritdenepasavoiraccompagnélesiendanslasolitudedeseserreurs.Maisilneluiretirapassesmérites:sadiligence,sonabnégation, et surtout son courage personnel lui valurent de nombreux honneurs qui lui furent renduslorsquelavilleserelevadudésastre,etsonnomdemeuraentoutejusticeparmiceuxd’autreshérosdebiend’autresguerresmoinshonorables.

Ilnevécutpassonheuredegloire.Lorsqu’ilreconnutchezluilestroublesirréparablesqu’ilavaitvuset plaints chez les autres, il ne tenta pasmême une inutile bataille, et se retira dumonde afin de necontaminer personne. Enfermé dans une chambre de service de l’hôpital de la Miséricorde, sourd àl’appeldesescollèguesetauxsuppliquesdessiens,étrangeràl’horreurdespestiférésquiagonisaientdanslescouloirsbondés,ilécrivitàsonépouseetàsesenfantsunelettred’amourfébrile,danslaquelleillesremerciaitd’avoirexisté,etquirévélaitcombienetavecquelleaviditéilavaitaimélavie.Cefutunadieudevingtfeuillesoùladétériorationde l’écriture trahissait lesprogrèsdumal,etpointn’étaitbesoind’avoirconnuquilesavaitécritespoursavoirquelasignatureavaitétéapposéedansunderniersoupir.Selonsesdispositions,lecorpscouleurdecendrefutmêléàceuxdelafossecommune,etparmiceuxqu’ilavaitaimésnulnelevit.

LedocteurJuvenalUrbinoreçutletélégrammetroisjoursplustard,àParis,aucoursd’undîneravecdesamis,etillevaunverredechampagneàlamémoiredesonpère.Ildit:«C’étaitunhommebon.»Parlasuiteildevaitsereprochersonmanquedematurité:ilavaitfuilaréalitéafindenepaspleurer.Mais trois semaines après il reçut une copie de la lettre posthume et dut se rendre à la vérité. Il eutsoudain la révélation de l’homme qu’il avait connu avant nul autre, qui l’avait élevé et instruit, avaitdormi et forniqué avec samère pendant trente-deux ans, et qui cependant, avant cette lettre, ne s’étaitjamaismontrételqu’ilétaitdanssoncorpsetdanssonâme,parpureetsimpletimidité.Jusqu’alors,ledocteur Juvenal Urbino et sa famille avaient conçu la mort comme un accident qui n’arrivait qu’auxautres,auxparentsdesautres,auxfrèresetauxconjointsdesautres,maisnonàeux.C’étaientdesgensdevies lentes,quel’onnevoyaitnidevenirvieux,ni tombermalades,nimourir,maisquidisparaissaientpeu à peu l’heure venue, se faisaient souvenir, brume d’une autre époque, jusqu’à ce que l’oubli lesabsorbât. Plus que le télégramme avec la mauvaise nouvelle, la lettre posthume de son père l’avaitprécipitédanslacertitudedelamort.Etcependant,undesesplusancienssouvenirs,lorsqu’ilavaitneuf,onzeanspeut-être,étaitd’unecertainefaçonunsigneprématurédelamortàtraverssonpère.Tousdeuxétaient restés dans le bureau de lamaison un après-midi de pluie, lui à dessiner des alouettes et destournesolsavecdescraiescouleurs sur lecarrelage, sonpère lisantàcontre-jourdevant la fenêtre, legiletdéboutonnéetdesélastiquesauxmanchesdesachemise.Soudainilinterrompitsalecturepoursegratterledosavecungrattoiràlongmanchedontl’extrémitéétaitunepetitemaind’argent.Commeiln’yparvenaitpas,ildemandaàsonfilsdelegratteravecsesongles,etcelui-cieutlasensationbizarredenepassentirsoncorpsenlegrattant.Àlafin,sonpèreleregardapar-dessussonépauleavecunsouriredetristesse.

«Sijemouraismaintenant,luidit-il,c’estàpeinesitutesouviendraisdemoiquandtuauraismonâge.»

Illeditsansraisonapparente,etl’angedelamortflottauninstantdanslapénombrefraîchedubureauavantderepartirparlafenêtreenlaissantderrièreluiunsillagedeplumesquel’enfantnevitpas.Plusdevingtanss’étaientécoulésdepuislors,etJuvenalUrbinoallaitbientôtavoirl’âgequ’avaitsonpèrecetaprès-midi-là.Ilsesavaitidentiqueàlui,etàlaconsciencedel’êtres’étaitmaintenantajoutéecelle,bouleversante,d’êtreaussimortelquelui.

Lecholéradevintchezluiuneobsession.Iln’ensavaitpasbeaucoupplusquecequ’ilavaitapprisdanslaroutined’uncoursquelconqueetilluiavaitsembléincroyablequ’àpeinetrenteansauparavantileûtcauséenFrance,etmêmeàParis,plusdecentquarantemillemorts.Maisaprèsledécèsdesonpère,

ilavaitappristoutcequel’onpouvaitapprendresurlesdiversesformesducholéra,presquecommeunepénitence pour apaiser samémoire, et il avait été l’élève de l’épidémiologiste le plus brillant de sontemps,AdrienProust,créateurdescordonssanitairesetpèredugrandromancier.Desortequelorsqu’ilrentrachezlui,respiradepuislamerlapuanteurdumarché,vitlesratsdanslesdéchargespubliquesetles enfants tout nus se rouler dans les ruisseaux, il comprit pourquoi lemalheur était arrivé et eut lacertitudequ’ilpouvaitserenouveleràn’importequelmoment.

Il ne s’écoula pas beaucoup de temps. À peine un an plus tard, ses élèves de l’hôpital de laMiséricordeluidemandèrentdelesaideràsoignerunmaladed’unesallecommunequiavaitunedrôledecolorationbleuesurtoutlecorps.IlsuffitaudocteurJuvenalUrbinodelevoirdepuislaportepourreconnaîtrel’ennemi.Maislachanceétaitaveceux:lemalade,arrivésurunegoélettedeCuraçaotroisjoursauparavant,étaitalléà laconsultationexternede l’hôpitaldesonproprechef,et il semblaitpeuprobable qu’il eût contaminé quelqu’un. En tout cas, le docteur JuvenalUrbino prévint ses collègues,obtintdesautoritésqu’ellesdonnassentl’alarmedanslesportsvoisinsafindelocaliseretdemettreenquarantainelagoélettecontaminée,etildutcalmerlecommandantdelagarnisonquivoulaitdécréterlaloimartialeetappliquersansplusattendrelathérapeutiqueducoupdecanontouslesquartsd’heure.

«Économisezcettepoudrepourlejouroùviendrontleslibéraux,luidit-ilavecbienveillance.NousnesommesplusauMoyenÂge.»

Lemalademourutauboutdequatrejours,étoufféparunvomissementblancetgranuleux,maisdanslessemainesquisuivirentonnesignalapasd’autrecasbienque l’alerte fûtpermanente.Peuaprès, leJournalduCommercepublialanouvellequedeuxenfantsétaientmortsducholéraendifférentsendroitsdelaville.Ilfutdémontréquel’und’euxsouffraitdedysenteriecommunemaisl’autre,unepetitefilledecinqans,semblaiteneffetavoirétévictimedelamaladie.Sesparentsetsestroisfrèresfurentséparésetmisenquarantaineindividuelle,et toutlequartierfutplacésousunesurveillancemédicaletrèsstricte.Undesenfantsquiavaitcontractélecholérafutviteguériettoutelafamillerentrachezelleunefoisledangerpassé.Onenregistraonzeautrescasentroismois,etaucinquièmeonconsidéraquelesrisquesd’une épidémie avaient été conjurés.Nul nedoutaque la rigueur sanitaire dudocteur JuvenalUrbino,plusquelasuffisancedesessermons,avaitrenduleprodigepossible.Depuislors,etjusqu’àuneépoquetrès avancée de ce siècle, le choléra resta unemaladie endémique aussi bien en ville que sur tout lelittoraldesCaraïbesetdanslebassinduMagdalena,maissarecrudescencen’atteignitjamaisl’ampleurd’une épidémie.L’alerte servit pour que les avertissements du docteur JuvenalUrbino fussent écoutésavecplusdesérieuxparlespouvoirspublics.Àl’écoledemédecineoninstituauncoursobligatoiresurle choléra et la fièvre jaune, et l’on comprit l’urgence de fermer les égouts et de faire construire unmarchééloignédudépotoir.Cependant,ledocteurUrbinones’inquiétapasderevendiquersavictoire,pasplusqu’iln’eutl’enviedepersévérerdanssesmissionssocialescarlui-mêmebattaitdel’aile,étaitétourdi,dispersé,décidéàtoutchambouleretàoublier toutcequidanssavien’étaitpassoncoupdefoudrepourFerminaDaza.

Celui-ci fut en effet le fruit d’une erreur clinique. Un ami médecin, qui avait cru discerner lessymptômesprémonitoiresducholérachezunepatienteâgéededix-huitans,demandaaudocteurJuvenalUrbinodepasserl’examiner.Ilserenditchezellel’après-midimême,inquietdecequelamaladiefûtentrée dans le sanctuaire de la vieille ville car tous les cas s’étaient jusqu’alors déclarés dans desquartiers marginaux, et presque tous parmi la population noire. Il trouva d’autres surprises moinsingrates. La maison, à l’ombre des amandiers du parc des Évangiles, paraissait de l’extérieur aussidétruitequetoutescellesdel’enceintecoloniale,maisà l’intérieurrégnaientunebeautéetunelumièreétonnante qui semblaient venir d’un autre âge dumonde. Le vestibule donnait tout droit sur un jardinsévillan,carréetblanchid’unechauxrécente,avecdesorangersenfleursetunsolcarrelédesmêmesdalles que lesmurs. Il y avait unmurmure invisible d’eau courante, des jardinières d’œillets sur les

cornichesetdescagesd’oiseauxraressouslesarcades.Lesplusrares,dansunetrèsgrandecage,étaienttroiscorbeauxparfumésqui,enébrouantleursailes,saturaientlejardind’unparfuméquivoque.Plusieurschiensenchaînéscommencèrentàaboyersoudain,affolésparl’odeurdel’étranger,maisuncridefemmeles fit taire tout net, et de nombreux chants surgirent de toutes parts qui se cachèrent entre les fleurs,effrayésparl’autoritédelavoix.Alorssefitunsilencesidiaphanequ’àtraversledésordredesoiseauxetlessyllabesdel’eausurlapierreonpercevaitlesouffledésolédelamer.

BouleverséparlacertitudedelaprésencephysiquedeDieu,ledocteurJuvenalUrbinopensaqu’unemaisoncommecelle-ciétaitàl’abridetoutemaladie.IlsuivitGalaPlacidiasouslagaleried’arcades,passadevant lafenêtredela lingerieoùFlorentinoArizaavaitvupour lapremièrefoisFerminaDazalorsquelejardinétaitencoreuntasdedécombres,montalenouvelescalierdemarbrejusqu’audeuxièmeétageetattenditd’êtreannoncéparlaservanteavantd’entrerdanslachambredelamalade.MaisGalaPlacidiaenressortitavecunmessage:

«Mademoiselleditquevousnepouvezpasentrermaintenantparcequesonpapan’estpasdans lamaison.»

De sorte qu’il revint à cinqheures, selon l’indicationde la servante, etLorenzoDaza enpersonneouvrit le portail et le conduisit jusqu’à la chambre de sa fille. Il resta assis dans la pénombre d’uneencoignuretantquedural’examen,lesbrascroisésetfaisantdevainseffortspourdominersarespirationturbulente. Il n’était pas facile de savoir qui était le plus embarrassé des deux, lemédecin avec sontoucher pudiqueou lamalade avec sa chasteté devierge sous la chemisede soie.Aucundes deuxneregarda l’autre dans les yeux, et il lui posa des questions d’une voix impersonnelle auxquelles elleréponditd’unevoix tremblante, attentifs l’unet l’autreà l’hommeassisdans lapénombre.À la fin, ledocteur Juvenal Urbino demanda à la malade de s’asseoir et ouvrit la chemise de nuit avec un soinexquis:lesseins,intactsetaltiers,auxaréolesinfantiles,resplendirentuninstantcommeunflamboiementdansl’ombredel’alcôveavantqu’ellenes’empressâtdelescacherdesesbrascroisés.Imperturbable,lemédecinluiécartalesbrassanslaregarderetprocédaàuneauscultationdirecte,l’oreillecontresapeau,lapoitrined’abord,ledosensuite.

LedocteurJuvenalUrbinoavaitcoutumededirequ’iln’avaitressentiaucuneémotionlorsqu’ilavaitconnulafemmeaveclaquelleilallaitvivrejusqu’aujourdesamort.Ilsesouvenaitdelachemisedenuitbleuebrodéededentelle,desyeuxfébriles,delalonguecheveluretombantsurlesépaules,maisilétaitsiobnubiléparl’irruptiondelamaladiedanslequartiercolonialqu’iln’avaitprêtéaucuneattentionàtoutcequeFerminaDazaavaitd’adolescentefloralepournes’inquiéterquedelaplusinfimetracedemaladiequ’elleauraitpuporter.Ellefutplusexplicite: le jeunemédecinluiparutunpédantincapabled’aimerquiconquedifférentdelui.Lediagnosticfutuneinfectiond’originealimentairequidisparutgrâceàuntraitementdomestiquedetroisjours.Soulagéparlaconfirmationquesafillen’avaitpascontractélecholéra, LorenzoDaza accompagna le docteur JuvenalUrbino jusqu’aumarchepied de sa voiture, luipayalepeso-ordelavisitequiluisemblaexcessifmêmepourunmédecinderiches,etluiditaurevoiravecunétalageimmodérédegratitude.Ilétaitémerveilléparl’éclatdesespatronymes,neledissimulaitpaseteûtfaitn’importequoipourlerevoirend’autrescirconstancesmoinssolennelles.

Lachoseauraitdûenresterlà.Cependant,lemardidelasemainesuivante,sansqu’onl’eûtappeléetsanss’annoncer,ledocteurJuvenalUrbinorevintàlamaison,àtroisheuresdel’après-midi,unmomentdelajournéetoutàfaitinopportun.FerminaDazaétaitdanslalingerieentraindeprendreuneleçondepeintureàl’huileavecdeuxamies,lorsqu’ilapparutàlafenêtre,vêtudesaredingoteblancheimmaculée,d’unhaut-de-formeblancluiaussi,etluifitsignedes’approcher.Elleposasapalettesurlachaiseetsedirigeaverslafenêtreenmarchantsurlapointedespieds,sajupeàvolantsremontéejusqu’auxchevillesafind’éviterqu’ellenetraînâtparterre.Elleportaitundiadèmeavec,tombantsursonfront,unpendentifdontlapierrelumineuseavaitlamêmecouleurfarouchequesesyeux,ettoutenelleexhalaituneaurade

fraîcheur.Qu’elle fût habillée pour peindre chez elle comme pour un soir de fête attira l’attention dumédecin.Ilpritsonpouls,del’autrecôtédelafenêtre,luifittirerlalangue,examinasagorgeavecunespatule en aluminium, regarda à l’intérieur de sa paupière inférieure et eut à chaque fois un gested’approbation.Ilétaitmoinsembarrasséquelorsdelaprécédentevisite,maiselle,enrevanche,l’étaitdavantagecarellenecomprenaitpaslepourquoidecetexamenimprévupuisquelui-mêmeavaitditqu’ilne reviendrait pas à moins qu’on ne l’appelât pour quelque chose de nouveau. Plus encore : elle nevoulait plus jamais le revoir. Lorsqu’il eut fini de l’examiner, le médecin rangea la spatule dans sasacochebourréed’instrumentsetdeflaconsdemédicaments,etlafermad’uncoupsec.

«Vousêtescommelarosequivientd’éclore,dit-il.—Merci.—C’estDieuqu’ilfautremercier,dit-il,etilcita,mal,saintThomas:Souvenez-vousquetoutcequi

estbon,d’oùqu’ilprovienne,vientdel’Espritsaint.Vousaimezlamusique?»Illuiposalaquestionavecunsourireenchanteur,suruntondésinvolte,maiselleneréponditpasde

même.«Pourquoicettequestion?demanda-t-elleàsontour.—Lamusiqueestimportantepourlasanté»,dit-il.Il lecroyait,eneffet,etelleallait trèsvitesavoirpour le restantdesavieque lamusiqueétaitun

thème qu’il utilisait presque comme une formule magique pour offrir son amitié, mais en cet instantFerminaDazacrutqu’ilsemoquaitd’elle.Desurcroît,lesdeuxamiesquifaisaientsemblantdepeindretandis qu’ils bavardaient à la fenêtre poussèrent de petits rires de souris et cachèrent leurs visagesderrièrelestoiles,cequiachevadevexerFerminaDaza.Follederage,ellefermalafenêtred’uncoupsec.Lemédecin,perplexedevantladentelledespersiennes,tentadetrouverlecheminduportailmaisilsetrompadedirection,etdanssontroubleheurtalacagedescorbeauxparfumés.Ceux-cilancèrentuncrifuneste,voletèrentdefrayeuretimprégnèrentlesvêtementsdumédecind’uncapiteuxparfumdefemme.LavoixtonitruantedeLorenzoDazaleclouasurplace.

«Docteur,attendez-moiici.»Il l’avaitvududernierétageetdescendait l’escalierenboutonnantsachemise,enfléetviolacé, les

favorisencoreenbatailleàcausedumauvaisrêvequ’ilavaitfaitpendantlasieste.Lemédecintentadedissimulersagêne.

«J’aiditàvotrefillequ’elleétaitcommeunerose.—C’estvrai,ditLorenzoDaza,maisavectropd’épines.»IlpassadevantledocteurUrbinosanslesaluer,écartalesdeuxbattantsdelafenêtredelalingerieet

ordonnaàsafilleenpoussantuncridesauvage:«Viensfairedesexcusesaudocteur.»Lemédecintentadebiaiserpourl’enempêcher,maisilnel’écoutamêmepas.Ilinsista:«Dépêche-

toi. » Elle regarda ses amies, implorant en secret leur compréhension, et répliqua à son père qu’ellen’avaitpasàfaired’excusescarelleavaitfermélafenêtrepourempêcherlesoleild’entrer.LedocteurUrbinotentadecorroborersesdiresmaisLorenzoDazaréitéral’ordre.Alors,FerminaDazarevintàlafenêtre,pâlederageet,posantenavantsonpieddroittandisqueduboutdesdoigtsellerelevaitsajupe,ellefitaumédecinunerévérencethéâtrale.

«Jevousfaismesplusplatesexcuses,monseigneur»,dit-elle.Le docteur Juvenal Urbino l’imita de bon cœur, esquissant avec son haut-de-forme un salut de

mousquetaire,mais iln’obtintpas lesouriredepitiéqu’ilespérait.LorenzoDaza l’invitaensuitedansson bureau à prendre en dédommagement un café qu’il accepta reconnaissant afin qu’il n’y eût aucundoutequedanssonâmenesubsistaitpasmêmel’ombred’unerancune.

En vérité, le docteur JuvenalUrbino ne buvait pas de café, sauf une tasse à jeun. Il ne buvait pasd’alcoolnonplussaufunverredevinaurepaslorsd’occasionssolennelles,maisnoncontentdeboirelecaféqueluioffritLorenzoDazailacceptaaussiunpetitverred’anis.Puisilacceptaunautrecaféetunautreverre,puisunautreetunautreencore,bienqu’il lui restâtplusieursvisitesà faire.Audébut, ilécouta avec attention les excuses que Lorenzo Daza continuait de lui faire au nom de sa fille, qu’ildécrivitcommeuneenfantintelligenteetsérieuse,digned’unprinced’icioud’ailleurs,maisdontleseuldéfaut,selonlui,étaitd’avoirunetêtedemule.AprèslesecondverreilcrutentendrelavoixdeFerminaDazaaufonddujardin,etsonimaginations’envoladerrièreelle,lapoursuivitdanslanuittombantedelamaison tandis qu’elle allumait la galerie, fumiguait les chambres avec le pulvérisateur à insecticide,soulevaitdans l’âtre lecouverclede lamarmiteoùcuisait la soupequ’elleprendraitcesoiravecsonpère,elleet luiseulsàtable,sansleverlesyeux,sansfairedebruitenavalant,afindenepasromprel’enchantementdelarancune,jusqu’àcequ’ildûtserendreetluidemanderpardonpoursasévéritédel’après-midi.

LedocteurUrbinoconnaissaitassezlesfemmespoursavoirqu’ellen’entreraitpasdanslebureautantqu’ilneseraitpasparti,maisiltardaitàs’enallercarilsentaitquesonorgueilblessénelelaisseraitpasvivreenpaixaprèsl’affrontdel’après-midi.LorenzoDaza,presquesoûl,nesemblaitpasremarquersonmanque d’attention car, hâbleur indomptable, il se suffisait à lui-même. Il parlait au grand galop,mâchonnant la fleur d’un cigare éteint, toussant haut et fort, se raclant la gorge, se calant avec deslamentationsd’animalenchaleur.Pourchaqueverreoffertàl’invitéilenavaitbutroisetilnes’arrêtaque lorsqu’il s’aperçutqu’ilsnesedistinguaientplus l’un l’autre,etallaallumer la lampe.LedocteurJuvenalUrbinoleregardabienenfacesouslalumièrenouvelle,vitqu’ilavaitunœiltorducommeceluid’unpoissonetquesesmotsnecorrespondaientpasaumouvementdeseslèvres,etilpensaqu’ilétaitvictimed’hallucinationspouravoirabusédel’alcool.Alorsilselevaaveclasensationfascinanted’êtreàl’intérieurd’uncorpsquin’étaitpaslesienmaisceluidequelqu’unrestéassisàsaplace,etildutfaireungrandeffortpournepasperdrelaraison.

Ilétaitplusdeseptheuresquandilsortitdubureau,précédédeLorenzoDaza.C’étaitlapleinelune.Le jardin idéalisé par l’anis flottait au fond d’un aquarium, et les cages recouvertes de chiffonssemblaientdesfantômesendormisdanslechaudparfumdesfleursd’orangers.Lafenêtredelalingerieétait ouverte, une lampe était allumée sur la table de travail, et les tableaux inachevés posés sur leschevaletscommedansuneexposition.«Oùes-tu,toiquin’espaslà?»ditledocteurUrbinoenpassant,maisFerminaDazane l’entenditpasninepouvait l’entendreparcequ’elleétaiten traindepleurerderage dans sa chambre, étendue à plat ventre sur son lit en attendant son père pour lui faire payerl’humiliationde l’après-midi.Lemédecinne renonçaitpasau rêvede luidireau revoirmaisLorenzoDazaneleproposapas.Ilpensaavecnostalgieàl’innocencedesonpouls,àsalanguedechatte,àsestendresamygdales,etl’idéequejamaisplusellenevoudraitlerevoirninepermettraitqu’ils’approchâtd’elle le consterna. Lorsque Lorenzo Daza pénétra dans le vestibule, les corbeaux réveillés sous lesdrapspoussèrentuncrifunèbre.«Elèvedescorbeaux,ilst’arracherontlesyeux»,ditlemédecinàhautevoix,pensantàelle,etLorenzoDazaseretournapourluidemandercequ’ilavaitdit.

«Cen’estpasmoi,répondit-il,c’estl’anis.»LorenzoDazal’accompagnajusqu’àlavoitureetvoulutluipayerlepeso-ordelasecondevisite,mais

ilrefusa.Ildonnadesinstructionscorrectesaucocherpoursefaireconduirechezlesdeuxmaladesqu’illuirestaitencoreàvoiretmontasansaidedanslavoiture.Maislecahotementsurlespavésluidonnamalaucœuret ilordonnaaucocherdechangerde route. Il se regardaun instantdans lemiroirde lavoitureetvitquesonimage,elleaussi,pensaitàFerminaDaza.Ilhaussa lesépaules.Enfin, iléructa,inclinalatêtesursapoitrine,s’endormit,etdanssonrêvesemitàentendrelesclochessonnerleglas.Il

entendit d’abord celles de la cathédrale, puis celles de toutes les églises, les unes après les autres,jusqu’auxtessonsbrisésdeSaint-Julien-le-Pauvre.

«Merde,murmura-t-il,voilàquelesmortssontmorts.»Samèreetsessœursétaiententraindedînerd’uncaféaulaitetdebeignetsaufromageàlatablede

cérémoniedelagrandesalleàmangerlorsqu’elleslevirentapparaîtredansl’embrasuredelaporte,levisage transi, et déshonoré des pieds à la tête par le parfum de pute des corbeaux. Le bourdon de lacathédralecontinuaitderésonnerdansl’immenseenceintedelamaison.Samèreluidemanda,alarmée,oùilétaitpassécaronl’avaitcherchépartoutpourqu’ilallâtchezlegénéralIgnacioMaria,ledernierpetit-filsdumarquisdeJarafzdelaVera,qu’unecongestioncérébraleavaitterrasséenpleinaprès-midi:c’étaitpourluiquesonnaitleglas.LedocteurJuvenalUrbinoécoutasamèresansl’entendre,agrippéauchambranle de la porte, puis tourna à demi sur lui-même pour tenter d’arriver jusqu’à sa chambre, ets’écrouladansuneexplosiondevomid’anisétoilé.

« Doux Jésus, s’écria la mère, il a dû se passer quelque chose d’extraordinaire pour que tu teprésentescheztoidanscetétat.»

Leplusextraordinaire,cependant,n’avaitpasencoreeulieu.ProfitantdelavisitedupianisteRomeoLussich,quiavaitdonnéplusieursrécitalsdesonatesdeMozartdèsquelavilles’étaitremisedudeuildugénéral IgnacioMaria, le docteur Juvenal Urbino fit hisser le piano de l’école demusique dans unecharrettetiréepardesmulesetoffritàFerminaDazaunesérénadequirestagravéedanslesannalesdelaville.Elleseréveillaauxpremièresmesuresetn’eutpasbesoindesepencheraubalconpoursavoirquiétaitl’auteurdecethommageinsolite.Laseulechosequ’elleregrettafutdenepasavoireulecouraged’autresdemoisellesqui,offusquées,avaientvidéleurvasedenuitsurlatêteduprétendantindésirable.LorenzoDaza,enrevanche,sevêtitàlahâtependantlasérénadeet,celle-ciàpeineterminée,invitaledocteurJuvenalUrbinoetlepianiste,encoreentenuedesoirée,àpasserausalonpourlesremercierenleuroffrantunverredeboncognac.

Fermina Daza se rendit compte très vite que son père essayait de l’attendrir. Le lendemain de lasérénade,illuiavaitdit,presquecommeparhasard:«Penseàcequ’éprouveraittamèresielletesavaitcourtiséeparunUrbinodelaCalle.»Elleavaitrétorquétoutnet:«Elleseretourneraitdanssatombe.»LesamiesquiprenaientavecelledesleçonsdepeintureluiracontèrentqueLorenzoDazaavaitétéinvitéà déjeuner auClub social par le docteur JuvenalUrbino, et que celui-ci avait été l’objet d’un blâmesévère pour avoir enfreint les normes du règlement. Elle apprit alors que son père avait à plusieursreprisessollicitésonadmissionauClubsocialmaisqu’elle luiavaitétéàchaquefoisrefuséeparunemajorité de boules noires qui rendaient toute autre tentative impossible. Lorenzo Daza, cependant,digéraitleshumiliationsavecunfoiedebontonnelieretcontinuaitd’inventertoutessortesdestratagèmespour rencontrer Juvenal Urbino comme par hasard, sans s’apercevoir que c’était Juvenal Urbino quifaisaitl’impossiblepourselaisserrencontrer.Ilspassaientparfoisplusieursheuresdanslebureautandisquelamaisonsemblaitsuspenduedansletemps,carFerminaDazanepermettaitpasqueriencontinuâtdevivre tantqu’iln’étaitpasparti.Lecaféde laParoisse futunbon terrainneutre.Là,LorenzoDazaenseignaàJuvenalUrbinolespremiersrudimentsdeséchecs,etcelui-cifutunélèvesiappliquéquecejeudevintchezluiunepassionincurablequiletourmentajusqu’aujourdesamort.

Unsoir,peuaprèslasérénadedepiano,LorenzoDazatrouvadanslevestibuledelamaisonunelettreadresséeàsafilledontl’enveloppeportaitlesinitialesJ.U.C.gravéesdanslecachetdecire.IllaglissasouslaporteenpassantdevantlachambredeFerminaetcelle-cineputcomprendrecommentelleétaitarrivée jusque-làcar il luisemblait inconcevablequesonpèreeûtchangéaupointde lui remettreunelettred’unprétendant.Ellelaposasurlatabledechevetsanssavoirenréalitéqu’enfaire,etlalaissalà,fermée, pendant plusieurs jours, jusqu’à un après-midi de pluie ou elle rêva que JuvenalUrbino étaitrevenuchezellepourluioffrirlaspatuleaveclaquelleilluiavaitexaminélagorge.Laspatuledurêve

n’était pas en aluminiummais d’unmétal appétissant qu’elle avait savouré avecdélices dansd’autresrêves,desortequ’ellelacassaendeuxmorceauxinégauxetluifitcadeaudupluspetit.

Enseréveillantelleouvritlalettre.Elleétaitbrèveetclaire,etlaseulechosedontledocteurJuvenalUrbino la suppliait était de l’autoriser à demander à son père la permission de lui rendre visite. Sasimplicité et son sérieux l’impressionnèrent, et la rage cultivée avec tant d’amour pendant tant dejournéess’apaisasoudain.Ellerangealalettredansuncoffrethorsd’usageaufonddelamalle,mais,sesouvenantqu’elleyavaitgardéleslettresparfuméesdeFlorentinoAriza,ellel’ensortitet,secouéeparunfrissondehonte,lachangeadeplace.Alorsilluisemblaqueleplusdécentétaitdefairecommesiellenel’avaitpasreçueetellelabrûlaàlalampe,regardantcommentlesgouttesdecireéclataientenbullesbleuessurlaflamme.Ellesoupira:«Pauvrehomme.»Soudainelleserenditcomptequec’étaitladeuxièmefoisqu’elleprononçaitcesmotsenunpeuplusd’unan,etl’espaced’uninstantellesesouvintdeFlorentinoArizaets’étonnadevoircombienilétaitloindesavie:pauvrehomme.

Enoctobre,aveclesdernièrespluies,troisautreslettresarrivèrent, lapremièreaccompagnéed’unepetiteboîtedepastillesàlaviolettedel’abbayedeFlavigny.LecocherdudocteurJuvenalenavaitremisdeuxdevantleportaildelamaisonetledocteuravaitlui-mêmesaluéGalaPlacidiaparlafenêtredelavoiture,d’abordpourqu’onnedoutâtpasqueleslettresétaientbiendelui,ensuiteafinquepersonnenepûtdirequ’onnelesavaitpasreçues.Deplus,toutesdeuxétaientscelléesaveclemonogrammedecireetécritesenpattesdemouchecryptographiques:uneécrituredemédecinqueFerminaDazaconnaissait.Toutesdeuxdisaientensubstancelamêmechosequelapremièreetétaientconçuesdanslemêmeespritde soumission,mais au fondde leurdécencecommençait àpoindreuneanxiétéquin’avait jamais étéévidentedansleslettresparcimonieusesdeFlorentinoAriza.

FerminaDaza les lut aussitôt remises, àdeux semainesd’intervalle, et sanspouvoir se l’expliquer,changead’avisalorsqu’elles’apprêtaitàlesjeteraufeu.Toutefois,ellenepensajamaisleurrépondre.

La troisième lettre du mois d’octobre avait été glissée sous le portail et différait en tout desprécédentes.L’écritureétaitsipuérilequ’elleavaitsansaucundouteététracéedelamaingauche?MaisFerminaDazane le remarquaque lorsque le texte lui-même se révéla êtreune infâme lettre anonyme.Celui qui l’avait écrite assurait que Fermina Daza avait envoûté de ses philtres le docteur JuvenalUrbino,et tiraitdecettesuppositiondesconclusionssinistres.Il terminaitparunemenace : siFerminaDazanerenonçaitpasàsaprétentiondes’éleverauxdépensdel’hommeleplusenvuedelaville,elleseraitexposéeàlahontepublique.

Ellesesentitvictimed’unegraveinjusticemaissaréactionnefutpasvindicative:aucontraire,elleauraitvouludécouvrirl’auteurdelalettreanonymeafindeleconvaincredesonerreurpartoutessortesd’explicationspertinentescarelleétaitcertainequejamais,àaucunmoment,elleneseraitsensibleauxavancesdudocteurJuvenalUrbino.Lesjourssuivantsellereçutdeuxautreslettressanssignature,aussiperfidesquelapremière,maisaucunedestroisnesemblaitavoirétéécriteparlamêmepersonne.Soitelleétaitvictimed’uneconjuration,soitlafausseversiondesesamourssecrètesétaitalléeplusloinquece que l’on pouvait supposer. L’idée que tout ceci fût la conséquence d’une simple indiscrétion deJuvenalUrbinol’inquiétait.Ellepensaqu’ilétaitpeut-êtredifférentdecequelaissaitcroireladignitédesonapparenceetquependantsesvisitesilavaitpeut-êtrelalanguebienpendueetsevantaitdeconquêtesimaginairescommetantd’hommesdesacondition.Ellepensaluiécrirepourluireprocherl’outragefaitàsonhonneurmaisyrenonçacarc’étaitsansdoutecequ’ilattendait.Elletentadeserenseignerauprèsdes amies qui venaient peindre avec elle dans la lingerie, mais celles-ci n’avaient entendu que descommentaires sur la sérénade de piano. Elle était furieuse, se sentait humiliée, et impuissante. Alorsqu’audébutelleavaitdésirérencontrerl’ennemiinvisiblepourleconvaincredesonerreur,ellevoulaitmaintenantlehachermenuaveclesciseauxàémonder.Ellepassaitsesnuitsàanalyserlesdétailsetlesexpressions des lettres anonymes dans l’espoir de trouver une piste qui l’eût réconfortée. En vain :

FerminaDazaétaitétrangèreparnatureàl’universdesUrbinodelaCalle,etelleavaitdesarmespoursedéfendredeleursbienfaitsmaisnondeleursméfaits.

Cetteconvictiondevintplusamèreencoreaprèslaterreurqueluiinspiralapoupéenoirequiarrivaquelques jours plus tard, sans lettre,mais dont il lui sembla facile d’imaginer la provenance : seul ledocteurJuvenalUrbinopouvaitl’avoirenvoyée.D’aprèsl’étiquetteoriginaleelleavaitétéachetéeàlaMartinique,etelleportaitunerobedélicieuse,avaitdescheveuxfrisésornésdefilamentsd’or,etfermaitles yeux lorsqu’on l’inclinait. Fermina Daza la trouva si amusante qu’elle surmonta ses scrupules et,pendantlajournée,ellelacouchaitsursonoreiller.Ellepritl’habitudededormiravecelle.Auboutd’uncertaintemps,unjourqu’elleseréveillaaprèsavoirfaitunrêveépuisant,elles’aperçutquelapoupéeavaitgrandi:lesravissantsvêtementsd’origine,reçusenmêmetempsqu’ellesdécouvraientsescuisses,et les chaussures avaient éclaté sous la pression des pieds. Fermina Daza avait entendu parler desmaléfices africains mais jamais d’aussi épouvantables que celui-ci. Par ailleurs, elle ne pouvaitconcevoir qu’un homme comme JuvenalUrbino fût capable d’une telle atrocité. Elle avait raison : lapoupéen’avaitpasétéapportéepar lecochermaisparunvendeurdepoissonà lasauvettesur lequelpersonne ne possédait de renseignements. Essayant de déchiffrer l’énigme, Fermina Daza pensa unmomentàFlorentinoArizadontl’humeurmélancoliquel’effrayaitmaislaviesechargeadelaconvaincrede son erreur.Lemystère ne fut jamais éclairci et sa simple évocation la faisait frissonner de terreurlongtempsaprèsqu’ellesefutmariée,alorsqu’elleavaitdesenfantsetsecroyaitl’éluedudestin:laplusheureuse.

La dernière tentative du docteur Juvenal Urbino fut la médiation de la sœur Franca de la Luz,supérieureducollègedelaPrésentationdelaTrèsSainteVierge,quinepouvaitrefuserunserviceàunefamillequiavaitprotégésacommunautédepuisl’établissementdecelle-ciauxAmériques.Elleapparutàneufheuresdumatinaccompagnéed’unenovice,et toutesdeuxdurent tenircompagnieunedemi-heuredurantauxcagesàoiseaux,letempsqueFerminaDazaachevâtsatoilette.LasœurFrancadelaLuzétaituneAllemande virile dont l’accentmétallique et le regard impératif n’avaient aucun rapport avec sespassions enfantines. Il n’y avait rien aumonde que FerminaDaza haït plus qu’elle et que tout ce quil’entourait, et le seul souvenir de sa fausse piété lui produisait un gargouillis de scorpions dans lesentrailles.Illuisuffitdelareconnaîtredepuislaportedelasalledebainspourrevivred’unseulcouples supplices du collège, la torpeur insupportable de lamesse quotidienne, la terreur des examens, ladiligenceserviledesnovices, lavie toutentièrepervertiepar leprismede lapauvretéde l’esprit.LasœurFrancadelaLuz,enrevanche,lasaluaavecunejoiequisemblaitsincère.Ellefutsurprisedevoircombienelleavaitgrandietmûri,etloualamaîtriseaveclaquelleelledirigeaitlamaison,lebongoûtdujardin,lacorbeilledefleursd’oranger.Elleordonnaàlanovicedel’attendreicisanstrops’approcherdes corbeaux qui, en un moment d’inattention, pouvaient lui arracher les yeux, et chercha un endroittranquilleoùbavardertêteàtêteavecFermina.Celle-cil’invitaàpasserausalon.

Cefutunevisitebrèveetâpre.LasœurFrancadelaLuz,sansperdredetempsenpréambules,offritàFerminaDazauneréhabilitationhonorable.Lacausedel’expulsionseraiteffacéedesdossiersainsiquedelamémoiredelacommunauté,cequiluipermettraitdeterminersesétudesetd’obtenirsondiplômedebachelièreèslettres.FerminaDaza,perplexe,voulutenconnaîtrelaraison.

«C’est laprièredequelqu’unquimérite toutetdont le seuldésirestde te rendreheureuse,dit lasœur.Tusaisquic’est?»

Alorsellecomprit.Ellesedemandaenvertudequelleautoritéunefemmequiluiavaitgâchélavieàcause d’une lettre innocente jouait les émissaires de l’amour,mais elle n’osa pas le dire. Elle dit enrevanche que oui, qu’elle connaissait cet homme et savait par là même qu’il n’avait aucun droit às’immiscerdanssavie.

«Iltesuppliedel’autoriseràteparlercinqminutes,c’esttout,ditlasœur.Jesuissûrequetonpèreserad’accord.»

LaragedeFerminaDazas’intensifiaàl’idéequesonpèrefûtcomplicedecettevisite.«Nousnoussommesvusdeuxfoislorsquej’étaismalade,dit-elle.Maintenantiln’yaaucuneraison.—N’importequellefemmepossédantdeuxsousdejugeotecomprendraitquecethommeestundondu

ciel»,ditlasœur.Elle continua à parler de ses vertus, de sa dévotion, de son dévouement au service de ceux qui

souffrent.Ettandisqu’elleparlait,ellesortitdesamancheunchapeletenoravecunchristd’ivoire,etl’agita sous les yeux de Fermina Daza. C’était une relique de famille, vieille de plus de cent ans,travailléeparunorfèvredeSienneetbénieparClémentIV.

«Ilestàtoi»,dit-elle.Ferminasentituntorrentdesangbouillirdanssesveines,etalorselleosa:«Jenem’expliquepascommentvousvousprêtezàunetellechose,dit-elle,sipourvousl’amourest

unpéché.»LasœurFrancadelaLuzfeignitdenepasentendrel’insulte,maissespaupièress’incendièrent.Elle

continuad’agiterlerosairesouslesyeuxdeFerminaDaza.«Ilvautmieuxquetut’entendesavecmoi,dit-elle,sinonc’estl’archevêquequiviendraetavecluice

serauneautreaffaire.—Qu’ilvienne»,ditFerminaDaza.La sœur Franca de la Luz cacha le rosaire en or dans samanche et de l’autre sortit unmouchoir

défraîchietrouléenboulequ’elleserradanssonpoingenregardantFerminaDazadetrèsloinavecunsouriredecommisération.

«Mapauvrefille,soupira-t-elle,tupensestoujoursàcethomme.»FerminaDazaruminal’impertinence,regardalasœursansciller,laregardadroitdanslesyeuxsans

soufflermotetcontinuaderuminerensilencejusqu’àvoiravecuneinfiniedélectationsesyeuxd’hommes’inonderdelarmes.LasœurFrancadelaLuzlesséchaavecsonmouchoirrouléenbouleetseleva.

«Tonpèreabienraisondedirequetuasunetêtedemule»,dit-elle.L’archevêque ne vint pas.De sorte que le siège eût pris fin le jourmême siHildebranda Sánchez

n’était venue passer la Noël avec sa cousine. Leur vie à toutes les deux en fut bouleversée. Ilsl’accueillirentàl’arrivéedelagoélettedeRiohachaàcinqheuresdumatin,etelledébarquaradieuse,trèsfemme,l’espritenémoiàcausedelamauvaisenuitdetraverséeaumilieud’unefouledepassagersquelemaldemeravaitrendusmoribonds.Elleavaitapportédespaniersremplisdedindesvivantesetdetouslesfruitsquipoussaientsursesrichesplantationsafinquelanourriturenemanquâtàpersonnependantsonséjour.LisimacoSânchez,sonpère,faisaitdemanders’ilfallaitdesmusicienspourlesfêtescarilavaitlesmeilleursàsadisposition,etpromettaitd’envoyerunpeuplustardunchargementdefeuxd’artifice.Ilannonçaitaussiqu’ilnepourraitvenircherchersafilleavantlemoisdemars,desortequelesdeuxcousinesavaientlaviedevantelles.

Ellesneperdirentpasuneminute.Dès lepremiersoir,ellesprirentensembleunbain,s’aspergeantl’unel’autreavecl’eaudubaquet.Ellessesavonnèrent,s’épouillèrent,comparèrentleursfessesetleursseinsimmobiles,l’uneseregardantdanslemiroirdel’autreafindemesurerlacruautéaveclaquelleletemps les avait traitées depuis la dernière fois qu’elles s’étaient vues. Hildebranda était grande etmassive,elleavaitlapeaudorée,ettoutleduvetdesoncorpsétaitceluid’unemulâtresse,courtetfrisécommedelamousse.FerminaDaza,enrevanche,possédaitunenuditéopaline,unlongprofil,unepeausereine,unduvetlisse.GalaPlacidiaavaitfaitmettredeuxlitsidentiquesdanslachambre,maisparfoiselles secouchaientdans lemêmeet, la lumièreéteinte,bavardaient jusqu’à l’aube.Elles fumaientdes

panatelasdebrigandsqu’Hildebrandacachaitdansladoubluredesamalleetilleurfallaitensuitebrûlerdupapierd’Arméniepourdissiperl’odeurdebougequidemeuraitdanslachambre.FerminaDazaavaitfumépourlapremièrefoisàValleduparetavaitcontinuédelefaireàFonseca,àRiohacha,oùjusqu’àdixcousiness’enfermaientdansunepiècepourparlerd’hommesetfumerencachette.Elleavaitapprisàfumeràl’envers,lefeuàl’intérieurdelabouche,commefumentleshommeslesnuitsdeguerreafinquelabraiseducigarenelestrahissepas.Maisellen’avaitjamaisfumétouteseule.AvecHildebrandachezelle,FerminaDazafumatouslessoirsavantdes’endormir,etdepuislorsacquitl’habitudedefumer,bienque toujoursencachette,mêmede sonmari etde sesenfants,d’abordparcequ’il étaitmalvuqu’unefemmefumâtenpublic,ensuiteparcequ’elleassociaitsonplaisiràlaclandestinité.

Levoyaged’Hildebrandaavaitétéluiaussi imposéparsesparentspourtenterdel’éloignerdesonamour impossible,bienqu’ils lui eussent fait croirequec’étaitpour aiderFerminaDazaà sedéciderpourunbonparti.Hildebrandaavaitaccepté,dansl’illusiondeduperl’oublicommel’avaitfaitautrefoissa cousine, et elle avait passé un accord avec le télégraphiste de Fonseca afin qu’il expédiât sesmessages avec la plus grande discrétion.C’est pourquoi sa déception fut si amère lorsqu’elle sut queFerminaDazaavaitrompuavecFlorentinoAriza.Enoutre,Hildebrandaavaitdel’amouruneconceptionuniverselleetpensaitquecequiarrivaitàunêtreaffectait touslesamoursdumonde.Pourtant,ellenerenonçapasauprojet.AvecuneaudacequiprovoquachezFerminaDazaunecrised’épouvante,elleallaseuleaubureaudutélégraphe,décidéeàobtenirlesservicesdeFlorentinoAriza.

Ellenel’eûtpasreconnucarilneressemblaitenrienàl’imagequ’elles’étaitfaitedeluiàtraversFerminaDaza.Àpremièrevue, il luisemblaimpossiblequesacousineeûtétésur lepointdedevenirfollepourcetemployépresqueinvisible,quiavaitdesairsdechienbattuetdontlatenuederabbinendisgrâceetlesmanièressolennellesnepouvaientfairebattrelecœurdepersonne.MaistrèsviteelleserepentitdesonimpressioninitialecarFlorentinoArizasemitàsonservicesansconditionsetsansmêmesavoirquielleétait:ilnelesutjamais.Nulmieuxqueluin’eûtétéenmesuredelacomprendre,desortequ’ilne luidemandapasdes’identifiernide luidonnersonadresse.Lasolution fut très simple : ellepasserait chaquemercredi après-midi au bureau du télégraphe et il lui remettrait la réponse enmainspropres,voilàtout.Parailleurs,lorsqu’illutlemessagequ’Hildebrandaavaitécrit,illuidemandasielleacceptaitunesuggestionetelleréponditoui.FlorentinoArizaécrivitd’abordquelquescorrectionsentreles lignes, leseffaça, lesréécrivit,n’eutplusdeplace,età lafindéchiralafeuillepourécrireuntoutautremessagequ’Hildebrandatrouvaattendrissant.Enquittantlebureaudutélégraphe,elleétaitauborddeslarmes.

«Ilestlaidettriste,dit-elleàFerminaDaza,maisilesttoutamour.»Ce qui frappait le plusHildebranda était la solitude de sa cousine. Elle avait l’air, lui disait-elle,

d’unevieillefilledevingtans.Habituéeàunefamillenombreuseetdispersée,àdesmaisonsoùpersonnenesavaitavecexactitudecombienyvivaientnis’asseyaientchaquejouràtable,Hildebrandanepouvaitimaginerunejeunefilledesonâgeréduiteàlaclaustrationdelavieprivée.C’étaitpourtantvrai:entrelemomentoùellese levait,à sixheuresdumatin,etceluioùelleéteignait la lumièredesachambre,FerminaDazaconsacrait son tempsà leperdre.Lavies’imposaitàelledudehors.D’abordc’était lelaitierqui, en frappant leheurtoir, la réveillait enmême tempsque lesdernierscoqs.Puisvenaient lapoissonnière avec sa caisse de pargos moribonds sur leur lit d’algues, les anciennes esclaves,somptueuses,criantleslégumesdeMarialaBajaetlesfruitsdeSanJacinto.Ensuite,detoutelajournéeonnecessaitdefrapperàsaporte:lesmendiants,lesjeunesfillesdestombolas,lessœursdecharité,lerémouleur et son pipeau, l’homme qui achetait les bouteilles, l’homme qui achetait de l’or abîmé,l’hommequiachetaitlepapierdesgazettes,lesfaussesgitanesquioffraientdelirel’avenirdanslesjeuxdecartes,leslignesdelamain,lemarcdecafé,l’eaudesbassines.GalaPlacidiapassaitlasemaineàouvriretfermerlaporteendisantnon,revenezunautrejour,ouàcrierparlebalcond’unehumeurde

chien,nonçasuffitcommeçabonsangdebonsoir,onn’abesoinde rien.Elleavait remplacé la tanteEscolástica avec tant de ferveur et tant de grâce que Fermina Daza la prenait pour elle jusque dansl’affectionqu’elleluiportait.Elleavaitdesobsessionsd’esclave.Dèsqu’elleavaitunmomentlibre,elleserendaitàl’officepourrepasserlelingeblanc,lelaissaitenparfaitétat,lerangeaitdanslesarmoiresentredesfleursdelavande,etnoncontentederepasseretdeplierlelingequ’ellevenaitdelaver,ellepliaitetrepassaitceluiquiauraitpuperdresonéclatpourn’avoirpasétéporté.Elleprenaitmêmesoindeconserverlagarde-robedeFerminaSânchez,lamèredeFermina,mortequatorzeannéesauparavant.Mais c’était Fermina Daza qui prenait les décisions. Elle donnait ses ordres pour les repas, pour lemarché,pourchaquechosequ’ilyavaitàfaire,etdécidaitainsidelavied’unemaisonquienréaliténeluiapportaitrien.Lorsqu’elleavaitfinidelaverlescagesetdedonneràmangerauxoiseaux,ets’étaitassuréequelesfleursnemanquaientderien,elleétaitdésœuvrée.Combiendefois,aprèssonexpulsionducollège,luiétait-ilarrivédes’endormirpendantlasiesteetdeneseréveillerquelelendemainmatin.Lesleçonsdepeinturen’étaientqu’unefaçonplusamusantedeperdresontemps.

Ses rapports avec sonpèremanquaientd’affectiondepuis ledépart en exil de la tanteEscolástica,bienquetousdeuxeussenttrouvélemoyendevivreensemblesanssegêner.Lorsqu’elleselevait,ilétaitdéjàpartitraitersesaffaires.Ilmanquaitpeusouventauritueldudéjeuner,bienqu’ilnemangeâtpresquejamaiscarlesapéritifsetleshors-d’œuvreespagnolsducafédelaParoisseluisuffisaient.Ilnedînaitpasnonplus : elles lui laissaient sapart sur la table, dansuneassiette recouverted’uneautre, tout ensachantqu’ilnelamangeraitréchaufféequelelendemainmatinaupetitdéjeuner.Unefoisparsemaineildonnaitàsafillel’argentduménage,qu’ilcalculaitfortbienetqu’elleadministraitavecrigueur,maisilaccédaitvolontiersàtoutedemandequ’elleluifaisaitpourunedépenseimprévue.Ilneluimarchandaitjamaisunsou,neluidemandaitjamaisdecomptes,maiselleseconduisaitcommesielledevaitenrendredevantletribunaldel’Inquisition.Ilneluiavaitjamaisparlédelanatureetdel’étatdesonnégocepasplus qu’il ne l’avait emmenée visiter ses bureaux, au port, dans un quartier interdit aux jeunes fillesdécentesmêmeaccompagnéesde leurpère.LorenzoDazane rentrait pas chez lui avant dixheuresdusoir,heureducouvre-feuauxpériodeslesmoinscritiquesdelaguerre.IlrestaitaucafédelaParoisseàjoueràn’importequoicarilétaitspécialistedetouslesjeuxenplusd’êtreunbonprofesseur.Ilrentraittoujours l’esprit clair, sans réveiller sa fille, bien qu’il bût son premier anis au réveil et continuât demâchouillerleboutdesoncigareéteintetdeboireçàetlàtoutelajournée.Unsoir,cependant,FerminaDaza l’entendit rentrer. Elle perçut ses pas de cosaque dans l’escalier, sa respiration énorme dans lecouloirdudeuxièmeétage,lescoupsfrappésdelapaumedesamainàlaportedesachambre.Elleluiouvritetpourlapremièrefoiseutpeurdesonœiltorduetdubredouillementdesesmots.

«Noussommesruinés,dit-il.Ruinéspourdebon,tucomprends?»Cefuttoutcequ’ilditetilnelereditplusjamais,etrienneseproduisitquiindiquâtqu’ilavaitditla

vérité,maiscettenuit-là,FerminaDazapritconsciencequ’elleétaitseuleaumonde.Ellevivaitdansdeslimbesmondaines.Sesanciennescamaradesdecollègehabitaientuncielquiluiétaitplusinterditencoredepuisledéshonneurdel’expulsion,etsesvoisinsnelatraitaientpasenvoisinecarilsl’avaientconnuedéjàvêtuedesonuniformedelaPrésentationdelaTrèsSainteViergeetignoraientsonpassé.Lemondedesonpèreétaitunmondedetrafiquantsetd’arrimeurs,deréfugiésdeguerredanslatanièrepubliqueducafédelaParoisse,d’hommesseuls.L’annéeprécédente,lesleçonsdepeinturel’avaientsoulagéeunpeude sa réclusion car le professeur préférait les leçons collectives et amenait d’autres élèves dans lalingerie.Maisc’étaientdesjeunesfillesdeconditionssocialesdiversesetmaldéfinies,etpourFerminaDazaellesn’étaientquedesamiesd’empruntdontl’affectionfinissaitaveclecours.Hildebrandavoulaitouvrir la maison, l’aérer, faire venir les musiciens, les pétards, les feux d’artifice de son père etorganiserunbalmasquédontl’ouraganemporteraitl’espritmitédesacousine,maisellenetardapasàs’apercevoirquesesprojetsétaientinutiles.Pouruneraisonbiensimple:iln’yavaitpersonneàinviter.

Cefutelle,entoutcas,quilarenditàlavie.L’après-midi,aprèslesleçonsdepeinture,ellesefaisaitconduire dans les rues pour connaître la ville. FerminaDaza luimontra le chemin qu’elle parcouraitchaquejouraveclatanteEscolástica,lebancdupetitparcoùFlorentinoArizafaisaitsemblantdelireenl’attendant,lesruellesoùillasuivait,lescachettesdeslettres,lepalaisoùautrefoissetrouvaitlaprisondu Saint-Office et qui avait été restauré et transformé en collège, celui de la Présentation de la TrèsSainteVierge,qu’ellehaïssaitdetoutesonâme.Ellesgrimpèrentenhautdelacollineducimetièredespauvres,oùFlorentinoArizajouaitduviolonselonladirectiondesventsafinqu’ellel’écoutâtdesonlit,etdelà-hautellescontemplèrentlavillehistoriquetouteentière,sestoituresabîméesetsesmursrongés,lesruinesdesforteressesentrelesronces,larangéed’îlesdanslabaie,lesbaraquesmisérablesautourdesmarais,lesCaraïbesimmenses.

La nuit de Noël elles allèrent à lamesse deminuit de la cathédrale. Fermina occupa la place oùautrefois lui parvenait lemieux lamusique confidentielle de FlorentinoAriza etmontra à sa cousinel’endroitexactoùunenuitsemblableàcelle-cielleavaitvudeprèsetpour lapremièrefoissesyeuxépouvantés. Elles se risquèrent seules jusqu’à la porte des Écrivains, achetèrent des friandises,s’amusèrentdanslaboutiqueauxpapiersdefantaisie,etFerminaDazaenseignaàsacousinelelieuoùelleavait toutàcoupdécouvertquesonamourn’étaitqu’unmirage.Elleneserendaitpascomptequechacundesespasentrelamaisonetlecollège,chaqueendroitdelaville,chaqueinstantdesonpassérécentnesemblaitexisterqueparlagrâcedeFlorentinoAriza.Hildebrandaleluifitremarquermaisellen’enconvintpascarjamaisellen’eûtadmisl’évidencequeFlorentinoAriza,enbienouenmal,étaittoutcequiluiétaitarrivédanslavie.

À lamêmeépoquevintunphotographebelgequi installaunstudiosur leshauteursde laportedesÉcrivains, et tous ceux qui avaient de quoi le payer profitèrent de l’occasion pour se faire faire unportrait.FerminaetHildebrandafurentparmilespremiers.Ellesvidèrentl’armoiredeFerminaSânchez,separtagèrent lesrobes lesplussomptueuses, lesombrelles, leschaussuresdusoiret leschapeaux,ets’habillèrentendamesdumilieudusiècle.GalaPlacidialesaidaàlacerlescorsets,leurenseignaàsemouvoiràl’intérieurdesarmaturesdeferdescrinolines,àenfiler lesgants,àboutonnerlesbottinesàhauts talons. Hildebranda choisit un chapeau avec des plumes d’autruche qui lui tombaient sur lesépaules.Ferminaenpréféraunplusrécentornédefruitsenplâtrepeintetdefleursdelin.Àlafin,ellessemoquèrentd’elles-mêmeslorsquedanslemiroirellessevirentpareillesauxdaguerréotypesdeleursgrands-mères,ets’enfurentheureuses,maladesderire,prêtespourlaphotodeleurvie.GalaPlacidiales regarda du haut du balcon traverser le parc, leurs ombrelles déployées, gardant comme elles lepouvaientl’équilibresurleurshautstalons,poussantdetoutleurcorpslescrinolinescommeonpousseunevoitured’enfants,etellelesbénitafinqueDieulesaidâtdanslaréussitedeleursportraits.

Il y avait de l’agitation devant le studio duBelge car on photographiaitBenyCenteno qui, à cetteépoque,avaitgagnélechampionnatdeboxeàPanama.Ilétaitenpantalondecombat,avecdesgantsetunecouronnesurlatête,etlephotographiern’étaitguèrefacilecarildevaitresterenpositiond’attaquependantuneminuteenrespirantlemoinspossible,maisnepouvaitrésisteràlatentationdemontrersonartpourfaireplaisiràsespartisansquiéclataientenovationsdèsqu’ilsemettaitengarde.Quandvintletourdescousines,leciels’étaitcouvertetlapluiesemblaitimminente,maisellesselaissèrentpoudrerlevisageavecdel’amidonets’appuyèrentavectantdenaturelàlacolonned’albâtrequ’ellesparvinrentàrester immobiles plus longtemps qu’il semblait nécessaire. Ce fut un portrait pour l’éternité. LorsqueHildebranda mourut dans son hacienda de Flores de Maria, on en trouva une copie sous clef, dansl’armoiredesachambre,cachéeentrelesplisdesdrapsparfumés,auprèsd’unepenséefossiliséeetaucreuxd’unelettreeffacéeparlesans.FerminaDazaconservalasiennependantdesannéesàlapremièrepaged’unalbumdefamilled’oùelledisparutsansquel’onsûtniquandnicomment,pourfinirentreles

mains de Florentino Ariza à la suite d’une série de hasards invraisemblables et alors que tous deuxavaientplusdesoixanteans.

LorsqueFerminaetHildebrandasortirentdustudioduBelge, lesarcadesdelaplacedesÉcrivainsregorgeaient demonde jusque sur les balcons. Elles avaient oublié qu’elles avaient le visage blanc àcause de l’amidon et les lèvres peintes d’une pommade couleur chocolat, et que leurs vêtements necorrespondaient ni à l’heure ni à l’époque.La rue les accueillit avec des sifflementsmoqueurs. Ellesétaientdansuneencoignure,essayantd’échapperauxquolibetsdelafoule,lorsque,sefrayantuncheminaumilieudesbadauds,apparutlelandauauxalezansdorés.Leshuéescessèrentetlesgroupeshostilessedispersèrent.Hildebrandanedevaitjamaisoublierlapremièrevisiondel’hommequiseprésentasurlemarchepied, sonhaut-de-formedesatin, songiletdebrocart, sesmanièressavantes, ladouceurdesesyeuxetl’autoritédesaprésence.

Bienqu’ellenel’eûtjamaisvu,ellelereconnutaussitôt.FerminaDazaluiavaitparlédelui,presqueparhasardetsansmarquerd’intérêt,unaprès-mididumoisprécédentlorsqu’elleavaitrefusédepasserdevantlademeuredumarquisdeCasaldueroparcequelelandauauxchevauxd’orétaitarrêtédevantlaporte. Elle lui avait raconté qui en était le propriétaire et tenté de lui expliquer les raisons de sonantipathie.Hildebrandal’oublia.Maislorsqu’ellelevitàlaportièredelavoiture,teluneapparitiondecontedefées,unpiedàterre,l’autresurlemarchepied,ellenecompritpaslesmotifsdesacousine.

«Faites-moi leplaisir demonter, leurdit le docteur JuvenalUrbino. Jevous conduirai làoùvousl’ordonnerez.»

FerminaDazaébauchaungestederéticence,maisHildebrandaavaitdéjàaccepté.LedocteurJuvenalUrbino reculad’unpasetduboutdesdoigts,presquesans la toucher, l’aidaàmonterdans lavoiture.FerminaDaza,n’ayantpaslechoix,grimpaderrièreelle,levisageenflamméparlahonte.

Lamaisonn’étaitqu’àquelquesmètres.Lescousinesnes’aperçurentpassiledocteurétaitounondeconnivence avec le cocher, mais sans doute l’était-il car la voiture mit plus d’une demi-heure pourarriver.Ellesétaientassisessurlesiègeprincipal,faceàluiquisetrouvaitdanslesenscontrairedelamarche.FerminaDazatournalatêteets’absorbadanslevide.Hildebranda,enrevanche,étaitravie,etledocteurUrbinoplusraviencoredesonravissement.Dèsquelavoitureeutdémarré,elleperçutlachaudesenteurdecuirnatureldessièges,l’intimitédel’intérieurcapitonné,etdéclaraquecelaluiparaissaitunendroitoù ildevait fairebonvivre.Trèsvite ilscommencèrentà rire,àéchangerdesplaisanteriesdevieuxamis,puisselancèrentdansunjeud’espritaujargonfacilequiconsistaitàintercalerentrechaquesyllabeunesyllabeconventionnelle.IlsfeignaientdecroirequeFerminaDazanelesentendaitpasbienqu’ils sussent qu’elle les écoutait, et plus encore qu’elle n’écoutait qu’eux, et c’est pourquoi ilscontinuaient. Au bout d’un moment, après avoir beaucoup ri, Hildebranda avoua qu’elle ne pouvaitsupporterpluslongtempslesupplicedesbottines.

«Riendeplusfacile,ditledocteurUrbino.Nousallonsvoirquivagagner.»Ilcommençaàdélacer sesbottes,etHildebrandaaccepta ledéfi.L’entrepriseétaitdélicatecar les

baleinesducorsetl’entravaientetneluipermettaientpasdesepencherenavant,maisledocteurUrbinos’attarda exprès, jusqu’à ce qu’elle sortît les bottines de dessous ses jupes avec un éclat de riretriomphant,commesiellevenaitdelesrepêcheraufondd’unlac.TousdeuxregardèrentalorsFerminaDaza et virent son magnifique profil de grive plus fin que jamais se découper contre l’incendie ducrépuscule.Elleétaittroisfoisfurieuse:àcausedelasituationimméritéedanslaquelleellesetrouvait,àcausedelaconduitelibertined’Hildebrandaetparcequ’elleétaitcertainequelecochertournaitenrondafinderetarderleurarrivée.MaisHildebrandaétaitdéchaînée.

«Maintenantjemerendscomptequecen’étaientpasleschaussuresquimegênaientmaiscettecagedefer.»

LedocteurJuvenalUrbinocompritqu’ellevoulaitparlerde lacrinolineetsaisit l’occasionauvol.«Riendeplusfacile,dit-il.Ôtez-la.»D’ungesterapidedeprestidigitateur,ilsortitunmouchoirdesapoche,sebandalesyeuxetdit:«Jeneregardepas.»

Lebandeaufaisait ressortir lapuretédes lèvresentre labarberondeetnoireet lesmoustachesauxpointeseffilées,etHildebrandasesentitsecouéeparunouragandepanique.ElleregardaFerminaDazaetlavitnonpasfurieusemaisterroriséeàl’idéequ’ellefûtcapabled’ôtersajupe.Hildebrandaredevintsérieuseetluidemanda,parsignesdelamain:«Qu’est-cequ’onfait?»FerminaDazaluiréponditdanslemêmecodequesiellesnerentraientpasimmédiatementàlamaisonellesejetteraitdelavoitureenmarche.«J’attends,ditlemédecin.

— Vous pouvez regarder », dit Hildebranda. En enlevant son bandeau Juvenal Urbino la trouvadifférenteetcompritquelejeuétaitfinietqu’ilavaitmalfini.Iladressaunsigneaucocherquifitdemi-tour,etlavoitureentradansleparcdesÉvangilesaumomentoùl’allumeurderéverbèresdonnaitdelalumièreauxbecsdegaz.Toutesleséglisessonnèrentl’angélus.Hildebrandadescenditàlahâte,quelquepeu contrariée par l’idée d’avoir déplu à sa cousine, et dit au revoir aumédecin en lui donnant unepoignéedemainsanscérémonies.Ferminal’imitamaislorsqu’ellevoulutretirersamaingantéedesatin,ledocteurUrbinoluiserraavecforceledoigtducœur.

«J’attendsvotreréponse»,luidit-il.FerminaDazatiraplusfortetlegantvidependitdanslamaindudocteurUrbino.Ellen’attenditpas

qu’illeluirendît.Ellesecouchasansmanger.Hildebranda,commesiriennes’étaitpassé,entradanslachambreaprèsavoirdînéavecGalaPlacidiadans lacuisine,etcommentaavecsagrâcenaturelle lesincidents de l’après-midi. Elle ne dissimula pas son enthousiasme pour le docteur Urbino, pour sonélégance et sa sympathie, et Fermina Daza ne fit aucun commentaire. Mais elle était remise de lacontrariété.Àuncertainmoment,Hildebrandaavoua:lorsqueledocteurJuvenalUrbinos’étaitbandélesyeux et qu’elle avait vu l’éclat de ses dents parfaites entre ses lèvres roses, elle avait éprouvé unirrésistible désir de le manger de baisers. Fermina Daza se tourna contre le mur et mit fin à laconversation,sansintentiond’offensersacousine,plutôtsouriante.

«Tuesunevraiepute»,dit-elle.Ellepassaunenuitagitée,voyantledocteurJuvenalUrbinopartout,levoyantrire,chanter,cracher,

lesyeuxbandés,desétincellesdesoufreentresesdents,etsemoquerd’elledansun jargondébridéàl’intérieur d’une étrange voiture qui grimpait vers le cimetière des pauvres. Elle s’éveilla bien avantl’aube,épuisée,et,lesyeuxclos,restaéveillée,pensantauxinnombrablesannéesquiluirestaientencoreàvivre.Puis,tandisqu’Hildebrandafaisaitsatoilette,elleécrivitunelettreàtoutevitesse,lapliaàtoutevitesse,lamitàtoutevitessedansuneenveloppe,etavantqu’Hildebrandanesortîtdelasalledebains,elleenvoyaGalaPlacidialaporteraudocteurJuvenalUrbino.C’étaitunelettrebienàelle,sansunmotdeplusnidemoins,danslaquelleelleselimitaitàdireoui,docteur,parlezàmonpère.

LorsqueFlorentinoArizaappritqueFerminaDazaallaitépouserunmédecinfortunéetdehautrang,instruitenEuropeetpossédantune réputation insolitepoursonâge,nulle forcene futenmesurede letirerdesaprostration.TránsitoAriza,voyantqu’ilavaitperdulaparoleetl’appétitetqu’ilpassaitdesnuits blanches à pleurer sans relâche, fit l’impossible pour le consoler en utilisant des stratagèmesd’amanteet,auboutd’unesemaine,obtintqu’ilmangeâtdenouveau.ElleparlaalorsàLéonXIILoayza,l’uniquesurvivantdestroisfrèreset,sansluienexpliquerlaraison,lesuppliadedonneràsonneveuunemploiquelconquedanssonentreprisedenavigation,àconditionquecefûtdansunportperduaumilieudelajungledelaMagdalena,qu’iln’yeûtnicourriernitélégrapheetqu’iln’yvîtpersonnepouvantluiraconterquoiquecefûtdecettevilledeperdition.Parconsidérationpourlaveuvedesonfrèrequinesupportaitpasmêmelasimpleexistencedubâtard,l’oncleneluiconcédapasl’emploimaisilluiobtint

lepostedetélégraphistedeVilladeLeyva,unvillagederêvesituéàplusdevingtjournéesderouteetpresquetroismillemètresd’altitudeau-dessusduniveaudelaruedesFenêtres.

FlorentinoArizanefutjamaistrèsconscientdecevoyagemédicinal.Ildevaits’ensouvenirtoutesavie,commede toutcequis’étaitproduitàcetteépoque,à travers leprismedéformédeson infortune.Lorsqu’il reçut le télégramme de nomination, il pensa n’en pas faire cas, mais Lotario Thugut leconvainquitpardesargumentsd’allemandqu’unavenirradieuxl’attendaitdansl’administration.Ildit :«Letélégraphe,c’estlemétierdel’avenir.»Illuifitcadeaud’unepairedegantsfourrésenlapin,d’unbonnetdessteppesetd’unpar-dessusavecuncolenpeluchequ’ilavaitportépendantleshiversglacialsdeBavière.L’oncleLéonXII lui offrit deux costumesdedrap et desbottes imperméablesqui avaientappartenuàsonfrèreaînéetluipayalevoyageencabinesurleprochainbateau.TránsitoArizacoupalesvêtementsauxmesuresdesonfils,moinscorpulentquelepèreetbeaucouppluspetitquel’Allemand,etluiachetadeschaussettesde laineetdescaleçons longsafinqu’ilnemanquâtderiensurceshauteursdésolées et froides. Florentino Ariza, endurci à force de souffrir, assistait aux préparatifs du voyagecommeunmorteûtassistéàlapréparationdeseshonneursfunèbres.Ilneditàpersonnequ’ilpartait,neditàpersonneaurevoir,àcausedecemêmehermétismedeferquil’avaitconduitànerévélerlesecretdesapassionqu’àsamèreetàelleseule,maislaveilleduvoyagesoncœurcommitentouteconscienceunedernièrefoliequifaillitluicoûterlavie.ÀminuitilenfilasoncostumedudimancheetjouasouslebalcondeFerminaDazalavalsed’amourconnued’euxseuls,qu’ilavaitcomposéepourelleetquiavaitété pendant trois ans l’emblème de leur complicité contrariée. Il la joua enmurmurant les mots, sonviolonbaignédelarmes,etavecuneinspirationsiprofondequedèslespremièresmesuresleschiensdelaruecommencèrentàaboyer,puisceuxdetoutelaville,maispeuàpeu,ensorcelésparlamusique,ilsfinirent par se taire, et la valse s’acheva dans un silence surnaturel.Derrière le balcon, la fenêtre nes’ouvrit pas et dans la rue nul ne se montra, pas même le veilleur de nuit qui presque toujourss’approchait avec son quinquet pour tenter de prospérer grâce auxmiettes des sérénades.Cet acte futpour Florentino Ariza un exorcisme qui le soulagea, car lorsqu’il rangea le violon dans son étui ets’éloigna dans les rues mortes sans regarder derrière lui, il n’avait plus le sentiment de partir lelendemain, mais d’être parti depuis de nombreuses années avec l’irrévocable décision de ne jamaisrevenir.

Lebateau,undestroisnaviresidentiquesdelaCompagniefluvialedesCaraïbes,avaitétérebaptiséPieVILoayzaenhommageàsonfondateur.C’étaitunemaisondeboisflottanteàdeuxétages,bâtiesurunecoqueenfer largeetplate,avecunecalaisonmaximaledecinqpieds,qui luipermettaitdemieuxnaviguersurlesfondsvariablesdufleuve.LesbateauxplusanciensavaientétéfabriquésàCincinnatiaumilieudu siècle, sur lemodèle légendaire de ceuxqui naviguaient sur l’Ohio et leMississippi, et ilspossédaientdechaquecôtéunerouedepropulsionmueparunechaudièreàbois.Commeeux,lesnaviresdelaCompagniefluvialedesCaraïbesavaientleursmachinesàvapeursurlepontinférieur,presqueaurasde l’eau,ainsique lescuisineset lesgrandsenclosàvolailleoùl’équipagesuspendait leshamacsentrecroisés à différentes hauteurs. À l’étage supérieur, la chambre de navigation, les cabines ducapitaine et des officiers, une salle de jeux et une salle àmanger où les passagers importants étaientinvitésaumoinsunefoisàdîneretàjouerauxcartes.Àl’étageintermédiairesetrouvaientsixcabinesdepremièreclasse,dechaquecôtéd’unecoursivequiservaitdesalleàmangercommuneet,enproue,unsalon ouvert sur le fleuve avec des garde-fous en dentelle de bois et des piliers de fer où la nuit lespassagersordinairesaccrochaientleurshamacs.Àladifférencedesnaviresplusanciens,lespalettesdepropulsion de ces bateaux ne se trouvaient pas sur les côtésmais en poupe où, juste au-dessous descabinetssuffocantsdupontdespassagers,ilyavaituneénormeroueàaubes.Unefoismontéàbord,undimanchede juillet à septheuresdumatin,FlorentinoArizaneprit pas lapeined’explorer lenavire,commelefaisaientpresqueparinstinctceuxquientreprenaientpourlapremièrefoislevoyage.Iln’eutconsciencedelanouvelleréalitéquedanslasoirée,alorsqu’ilspassaientdevantlevillagedeCalamar,

enallanturineràl’arrièreetenvoyantparletroudescabinetslagigantesqueroueàaubestournersoussespiedsdansuntonnerrevolcaniqued’écumeetdevapeursbrûlantes.

Iln’avaitjamaisvoyagé.Ilemportaitunecantineenfercontenantsesvêtementspourlesfrimas,lesromans illustrés qu’il achetait sous forme de feuilletons mensuels et que lui-même cousait à descouverturesdecarton,etlespoèmesd’amourqu’ilrécitaitparcœuretquiétaientsurlepointdetomberenpoussièreàforced’avoirétélus.Ilavaitlaissésonviolonqu’ilidentifiaittropàsonmalheur,maissamèrel’avaitobligéàemportersonpetate,unéquipementpourdormirtrèspratiqueettrèspopulaire:unoreiller, un drap, un petit vase de nuit en potin gris et une bâche enmailles fines et serrées pour seprotégerdesmoustiques,letoutenveloppédansunenatteferméepardeuxcordesdepitepouvanttenirlieu de hamac en cas d’urgence. FlorentinoAriza ne voulait pas le prendre car il pensait qu’il seraitinutiledansunecabineoùilyavaitdeslits,maisdèslapremièrenuitildutunefoisdeplusremercierlebonsensdesamère.Eneffet,àladernièreminute,étaitmontéàbordunpassagerenhabitarrivélematinmêmesurunbateauenprovenanced’Europe,etaccompagnédugouverneurdelaprovinceenpersonne.Ilvoulaitsansplusattendrepoursuivrelevoyageavecsafemme,safille,sondomestiqueenlivréeetseptmallesfrappéesdeclousdorésquinepassèrentqu’àgrand-peineparlesescaliers.Lecapitaine,ungéantdeCuraçao,parvintàémouvoirlesenspatriotiquedescréolesafind’installerlesvoyageursimprévus.IlexpliquaàFlorentinoArizadansunméli-mélod’espagnoletdepapiamentoquel’hommeenhabitétaitlenouveauministreplénipotentiaired’Angleterreenvoyagepourlacapitaledelarépublique, luirappelaqueceroyaumeavaitapportéuneaidedécisiveànotre libérationde ladominationespagnoleetqu’enconséquencetoutsacrificeétaitbienpeudechosepourqu’unefamilleinvestied’uneaussihautedignitésesentîtcheznousmieuxquechezelle.FlorentinoAriza,biensûr,renonçaàsacabine.

Audébutilneleregrettapascarencetteépoquedel’annéeledébitdufleuveétaitimportant,desorteque les premières nuits, le bateau navigua sans encombre. Après le dîner, vers cinq heures du soir,l’équipage répartissait entre les passagers des lits de camppliables et chacun ouvrait le sien où il lepouvait,l’arrangeaitavecleschiffonsdesonpetateetinstallaitpar-dessuslamoustiquairedetulle.Ceuxquiavaientdeshamacslesaccrochaientdanslesalonetceuxquin’avaientriendormaientsurlestablesde la salle àmanger, enveloppésdans lesnappesqu’onnechangeaitpasplusdedeux foispendant levoyage. Florentino Ariza restait éveillé la plus grande partie de la nuit, croyant entendre la voix deFerminaDazadanslabrisefraîchedufleuve,ressassantsasolitudeetsessouvenirs,l’écoutantchanterdans la respiration du navire qui avançait dans les ténèbres à pas de grande bête, jusqu’à ce quesurgissent les premièresmarbrures roses sur l’horizon et que le jour nouveau éclatât soudain sur lespâturagesdésertsetlesmaraisdebrumes.Levoyageluisemblaitalorsunepreuvesupplémentairedelasagessedesamèreetilsesentaitlaforcedesurvivreàl’oubli.

Cependant,auboutdetroisjoursdebonneseaux,lanavigationsefitplusdifficile,entredesbancsdesable intempestifsetdes turbulences trompeuses.Le fleuvedevenait troubleetallait se rétrécissantdeplusenplusdansuneforêtenchevêtréed’arbrescolossauxoùiln’yavaitdetempsàautrequ’unecahutede paille à côté du bois entassé pour les chaudières des bateaux. Le charivari des perroquets et lescandaledessinges invisiblessemblaientaccroître lacaniculede lami-journée.Mais lanuit, il fallaitamarrerlebateaupourdormiretlesimplefaitd’êtrevivantdevenaitalorsinsupportable.Àlachaleuretauxmoustiquess’ajoutaitlapuanteurdesquartiersdeviandemisàsécherauxbastingages.Laplupartdespassagers,lesEuropéenssurtout,abandonnaientlepourrissoirdescabinesetpassaientlanuitàmarchersur lepont,chassant toutessortesdebestiolesavec lamêmeserviettequiservaitàéponger leursueurincessante,etauleverdujourilsétaientépuisésetenflésàcausedespiqûresdesmoustiques.

Deplus,cetteannée-là,avaitéclatéunnouvelépisodedel’intermittenteguerrecivileentrelibérauxetconservateurs, et le capitaine avait pris des précautions très sévères quant à l’ordre intérieur et à lasécuritédespassagers.Pourtenterd’évitererreursetprovocations,ilavaitinterditladistractionfavorite

desvoyagesdel’époque: lachasseauxcaïmansquisedoraientausoleilsurdesbancsdesable.Plusloin, lorsque au cours d’une discussion quelques passagers se divisèrent en deux bandes ennemies, ilconfisqua lesarmesde tout lemondeenpromettantde les rendreau termeduvoyage. Il fut inflexible,mêmeavecleministrebritanniquequi,aulendemaindudépart,étaitapparuhabilléenchasseur,avecunecarabine de précision et un fusil à deux coups pour tuer les tigres. Les restrictions se firent plusdraconiennesencorepasséleportdeTenerifelorsqu’ilscroisèrentunbateauquiavaithissélepavillonjaune de la peste. Le capitaine ne put obtenir aucune information sur cet avertissement inquiétant carl’autrebateauneréponditpasàsessignaux.LemêmejourilsenrencontrèrentunautrequichargeaitdubétailpourlaJamaïqueetquilesinformaquelenavirebattantlepavillondelapestetransportaitdeuxmaladesatteintsducholéraetquel’épidémiefaisaitdesravagessurtoutleparcoursdufleuvequ’illeurrestaitencoreànaviguer.On interditalorsauxpassagersdequitter lebateauaussibiendans lesportssuivantsquedans lesendroitsdépeuplésoù ilaccostaitpourchargerdubois.Desortequependant leresteduvoyage jusqu’auportd’arrivée,quiduraencore six jours, lespassagersprirentdeshabitudespénitentiaires. Parmi celles-ci, la contemplation pernicieuse de cartes postales pornographiqueshollandaises qui circulèrent de main en main sans que nul ne sût d’où elles sortaient bien qu’aucunvétéran du fleuve n’ignorât qu’elles étaient à peine un échantillon de la collection légendaire ducapitaine.Maismêmecettedistractionsansavenirfinitparaccroîtrel’ennui.

FlorentinoAriza supporta les rigueursduvoyageavec lapatienceminéralequidésolait samèreetexaspéraitsesamis.Ilnefréquentapersonne.Ilpassaitdesjournéespaisiblesassisdevantlebastingageàcontempler lescaïmans immobiles sur lesbancsde sableexposésau soleil,mâchoiresbéantespourattraper lespapillons, lesbandesdehéronsapeurésquis’envolaientsoudaindesmarais, les lamantinsquiallaitaientleurspetitsavecleursgrandesmamellesmaternellesetsurprenaientlespassagersparleursgémissementsdefemme.Enuneseulejournéeilvitpassertroiscorpshumainsquiflottaient,gonflésetverts,descharognardsposéssureux.Passèrentd’abordlescorpsdedeuxhommes,l’unsanstête,puisceluid’unepetitefilledontlescheveuxdeméduses’enallèrentenondulantdanslesillagedubateau.Ilneputsavoir,parcequ’onnelesavaitjamais,s’ilsavaientétévictimesducholéraoudelaguerre,maisleremuglenauséabondcontaminadanssamémoirelesouvenirdeFerminaDaza.

Ilenétaittoujoursainsi;toutévénement,bonoumauvais,avaitunrapportavecelle.Lanuit,lorsqu’onamarraitlebateauetquelaplupartdespassagersnecessaientdefairelescentpassurlepont,ilrécitaitpresqueparcœurlesfeuilletonsillustréssouslalampeàpétroledelasalleàmanger,laseulequirestaitallumée jusqu’aumatin, et les drames tant de fois relus retrouvaient leurmagie originale, lorsque auxprotagonistes imaginaires il substituait ses amis de la vie réelle et réservait pour lui et pour FerminaDazalesrôlesauxamoursimpossibles.D’autresnuitsilécrivaitdeslettresangoisséesdontiléparpillaitensuitelesmorceauxsurleseauxquicoulaientsanscesseverselle.Ainsilesheureslesplusdifficiless’enfuyaient-elles. Il incarnait tantôt un prince timide, tantôt un chevalier errant de l’amour, tantôt saproprepeauécorchéed’amantcondamnéà l’oubli, et lorsque se levaient lespremièresbrises il allaits’assoupirdanslesfauteuilsprèsdubastingage.

Une nuit qu’il avait interrompu sa lecture plus tôt que de coutume et se dirigeait, distrait, vers lestoilettes,uneportes’ouvritdanslasalleàmangerdéserte,etunemainderapacel’attrapaparlamanchedesachemiseetl’enfermadansunecabine.C’estàpeines’ilparvintàsentirdanslenoirunefemmenueau corps sans âge et à la respiration débridée, trempée d’une sueur brûlante, qui le renversa sur lacouchette,détachalaboucledesaceinture,fitsauterlesboutonsdesabraguette,s’écartelatoutesjambesouvertes au-dessus de lui, le chevaucha, et sans gloire aucune le dépouilla de sa virginité. Tous deuxroulèrentagonisantsdanslenéantd’unabîmesansfondquisentaitlemarécageàcrevettes.Elledemeurauninstantsurlui,horsd’haleine,etdansl’obscuritécessad’exister.

«Maintenant,partezetoublieztoutcela,dit-elle.Iln’yajamaisrieneu.»

L’assautavaitétésirapideetsitriomphalqu’onnepouvaitleconcevoircommeunefoliesoudaineaumilieudel’ennuimaisplutôtcommelefruitd’unplanélaboréavectoutletempsnécessaireetunegrandeminutiedanslesdétails.Cettecertitudeflatteuseaccrutl’inquiétudedeFlorentinoArizaqui,ausommetde la jouissance, avait senti une révélation à laquelle il ne pouvait croire et qu’il refusait mêmed’admettre,etquisignifiaitquel’amourillusoiredeFerminaDazapouvaitêtreremplacéparunepassionterrestre.C’est ainsi qu’il s’obstina à découvrir l’identité de samagistrale violeuse dont l’instinct depanthère lui permettrait peut-être de trouver le remède à son infortune. Mais il n’y parvint pas. Aucontraireplusilapprofondissaitsonenquête,plusilsesentaitloindelavérité.

L’assautavaiteulieudansladernièrecabine,maiscelle-cicommuniquaitavecl’avant-dernièreparune porte intérieure, de sorte qu’elles formaient une chambre familiale à quatre couchettes. Là,voyageaientdeuxjeunesfemmes,unetroisièmeunpeuplusâgéemaistrèsbelleàregarder,etunenfantdequelquesmois.EllesavaientembarquéàBarrancodeLoba,leportoùl’onchargeaitlesmarchandisesetlespassagersdelavilledeMompox,rayéedesitinérairesdesbateauxàvapeuràcausedel’inconstancedu fleuve,etFlorentinoAriza lesavait remarquéescarellesportaient lebébédansunegrandecageàoiseaux.

Ellesvoyageaienthabilléescommesurlestransatlantiquesàlamode,avecdesvertugadinssousleursjupesdesoie,desgorgerettesdedentelleetdescapelinesornéesdefleursenmousseline,etlesdeuxplusjeuneschangeaientdetenueplusieursfoisparjour,desortequ’ellessemblaientavoiremportéavecellesunefraîcheurprintanièrealorsquelesautrespassagersétouffaientdechaleur.Toutes troisseservaientavechabiletédeleursombrellesetdeséventailsdeplumes,maisaveclessous-entendusindéchiffrablesdesMomposiniennes de l’époque. Florentino Ariza ne réussit pas même à préciser quelles relationsexistaiententreellesbienqu’ellesappartinssentsansdouteàunemêmefamille.Audébut ilpensaquel’aînéepouvaitêtre lamèredesdeuxautres,mais il se renditcomptequ’ellen’étaitpasassezâgéeetqu’enoutreelleétait endemi-deuil alorsque lesautresne l’étaientpas. Ilneconcevaitpasque l’uned’elles eût osé faire ce qu’elle avait fait tandis que les deux autres dormaient dans les couchettesvoisines, et la seule hypothèse raisonnable était qu’elle avait profité d’unmoment fortuit, ou qui saitconcertéàl’avance,oùelleétaitseuledanslacabine.Ilconstataquedeuxd’entreellessortaientparfoisprendrelefraisjusqu’àuneheuretardive,tandisquelatroisièmerestaitgarderl’enfant.Cependant,unenuitqu’ilfaisaitpluschaudencore,ellessortirenttouteslestroisensembleavecl’enfantendormidanslacageenosierrecouverted’untulle.

Endépitdecetenchevêtrementd’indices,FlorentinoArizas’empressad’écarterlapossibilitéquelaplusâgéedes trois fût l’auteurde l’enlèvementetéliminaaussitôtaprès laplus jeunequiétait laplusbelleetlapluseffrontée.Illefitsansmotifsvalables,pourlasimpleraisonquelasurveillanceanxieusedes trois femmes l’avait conduit à constater sondésirprofondque l’amante instantanée fût lamèredel’enfantencage.Cettesuppositionleséduisaittantqu’ilcommençadepenseràelleavecplusd’intensitéqu’àFerminaDaza,sansqueluiimportâtl’évidencequecettejeunemèrenevivaitquepoursonenfant.Ellen’avaitpasplusdevingt-cinqans,elleétaitsvelteetdorée,avecdespaupièresportugaisesquilarendaientplusdistante, etquelquesmiettesde la tendressequ’elleprodiguait à l’enfant eussent suffi àn’importequelhomme.Depuislepetitdéjeunerjusqu’àl’heureducoucher,elles’occupaitdeluidanslesalon tandis que les deux autres jouaient au mah-jong, et lorsqu’elle parvenait à l’endormir, ellesuspendaitauplafond lacageenosier,ducôté leplus fraisdubastingage.Maisellene lequittaitpasquandbienmêmeilétaitendormi,etberçaitlacageenmurmurantdeschansonsd’amourtandisquesespenséesvolaientpar-dessuslesmisèresduvoyage.FlorentinoArizas’accrochaàl’espoirquetôtoutardellesedénoncerait,nefût-cequeparungeste.Ilétaitattentifauxmoindreschangementsdesarespirationdanslerythmedureliquairequ’elleportaitenpendentifsursonchemisierdebaptiste,laregardantsanspudeurpar-dessuslelivrequ’ilfeignaitdelire,etserenditmêmecoupabledel’impertinencecalculéede

changerdeplaceàtablepourêtreenfaced’elle.Maisiln’obtintpasleplusinfimeindicequ’ellefûtenréalité le dépositaire de l’autre moitié de son secret. Et il ne lui resta d’elle, parce que sa jeunecompagneunjourl’interpella,qu’unprénomsanspatronyme:Rosalba.

Lehuitièmejour, lebateaupassaàgrand-peineparunchenal turbulentencaisséentredesparoisdemarbre,etaprèsledéjeuneraccostaàPortNare.Làdevaientdébarquerlespassagersquipoursuivaientle voyage dans la province d’Antioquia, une des plus affectées par la nouvelle guerre civile. Le portcomprenaitunedemi-douzainedecahutesenfeuillesdepalmieretuneépicerieenboisavecuntoitdetôles,etilétaitprotégéparplusieurspatrouillesdesoldats,piedsnusetmalarmés,caroncroyaitsavoirquelesinsurgésavaientconçuunplanpourpillerlesnavires.Derrièrelesmaisonssedressait,jusqu’auciel,lepromontoired’unemontagnesauvageavecunecornicheenformedeferàchevaltailléeaubordduprécipice.Surlebateau,personnenedormittranquille,maisiln’yeutpasd’attaquependantlanuitetleports’éveillatransforméenunefoiredominicalegrouillanted’Indiensvendantdesamulettesdetaguaet desbreuvagesd’amour entre les rangéesdemulesprêtes à entreprendreune ascensionde six joursjusqu’auxforêtsd’orchidéesdelaCordillèrecentrale.

FlorentinoArizas’étaitamuséàregarderdéchargerlebateauàdosdenègre,ilavaitvudescendrelespaniersdeporcelainechinoise,lespianosàqueuepourlesvieillesfillesd’Envigado,maisils’aperçuttrop tard que parmi les passagers qui débarquaient se trouvait le groupe de Rosalba. Il les vit alorsqu’elles étaient déjà montées en amazone, avec des bottes d’écuyères et des ombrelles aux couleurséquatoriales,etilsedécidaalorsàfranchirlepasqu’iln’avaitoséfranchirlesjoursprécédents:ilagitala main pour dire adieu à Rosalba et toutes trois lui répondirent de même avec une familiarité dontl’audacetardiveluisecoualesentrailles.Illesvittournerderrièrel’épicerie,suiviesdesmulesportantlesmalles,lescaissesdechapeauxetlacagedubébé,etpeuaprèsgrimperauborddel’abîmecommeunerangéedepetitesfourmislaborieuses,avantdedisparaîtreàjamaisdesavie.AlorsilsesentitseulaumondeetlesouvenirdeFerminaDaza,quiétaitrestéauxaguetspendantlesderniersjours,luiassénauncoupmortel.

Ilsavaitqu’elledevaitsemarier lesamedisuivantenunenocefracassante,et l’êtrequi l’aimait leplus aumonde et l’aimerait pour toujours n’aurait pasmême le droit demourir pour elle.La jalousiejusqu’alors noyée dans les larmes s’empara de son âme. Il suppliaitDieu que la foudre de la justicedivinefulminâtFerminaDazaaumomentoùelles’apprêteraitàjureramouretobéissanceàunhommequinevoulaitpourépousequ’unornementsocial,etils’extasiaitdevantlavisiondelamariée,quiseraitsienneouneseraitàpersonne,étenduedetoutsonlongsurlesdallesdelacathédraleauprèsdesfleursd’orangersquelaroséedelamortrendaitnivéennesetdutorrentmousseuxdesonvoilesurlesmarbresfunérairesdequatorzeévêquesensevelisfaceaumaître-autel.Cependant,lavengeanceconsommée,ilserepentait de sa propreméchanceté et voyait alors FerminaDaza se relever le souffle intact, étrangèremaisvivante,parcequ’illuiétaitimpossibled’imaginerlemondesanselle.Ilneretrouvapaslesommeilet si parfois il s’asseyait pour grignoter quelque chose, c’était dans l’illusion que FerminaDaza étaitassiseàsatableouaucontraireafindeluirefuserl’hommagedejeûnerpourelle.Parfois,ilseconsolaitaveclacertitudequedansl’effervescencedelanoceetmêmeaucoursdesnuitsfébrilesdesalunedemiel,FerminaDazasouffrirait,neserait-cequ’uninstant,unseulinstantmaisuninstanttoutdemême,aumoment où le fantôme du fiancé trompé, humilié et bafoué se hisserait jusqu’à sa conscience et luigâcheraitsonbonheur.

Laveillede l’arrivéeauportdeCaracolf, termeduvoyage, lecapitaineoffrit la traditionnelle fêted’adieu, avec un orchestre d’instruments à vent composé des membres de l’équipage, et des feuxd’artificedetouteslescouleurstirésdepuislacabinedecommandement.LeministredeGrande-Bretagneavait survécu à l’odyssée avec un stoïcisme exemplaire, chassant à la pointe de son appareilphotographiquelesanimauxqu’onluiavaitinterditdetueravecdesfusils,etiln’yeutdesoirqu’onnele

vîtenhabitdanslasalleàmanger.MaispourlafêtefinaleilfitsonentréerevêtuducostumeécossaisduclanMacTavish,jouadelacornemuseàloisir,enseignaàdansersesdansesnationalesàquivoulaitlesapprendreetavantleleverdujourondutpresqueletraînerdeforcejusqu’àsacabine.FlorentinoAriza,accablédedouleur,s’étaitinstallédanslecoinleplusreculédupont,oùneluiparvenaientpasmêmelesrumeursde la fête,et il s’étaitenveloppédans lemanteaudeLotarioThugutpour tenterde résisterautremblementdesesos.Ils’étaitréveilléàcinqheuresdumatin,commeseréveilleuncondamnéàmortàl’aubedel’exécution,et ilavaitpassétout lesamediàimaginerminuteaprèsminutechaqueinstantdumariagedeFerminaDaza.Plustard,lorsqu’ilrentrachezlui,ilserenditcomptequ’ils’étaittrompédedateetquetoutavaitétédifférentdecequ’ilavaitimaginé,maisileuttoutdemêmelebonsensderiredesonimagination.

Ce fut en tout cas un samedi de passion qui connut son apogée avec un nouvel accès de fièvre,lorsqu’ilcrutqu’étaitarrivélemomentoùlesjeunesmariéss’enfuyaientensecretparuneportedérobéeafindes’abandonnerauxdélicesdeleurpremièrenuit.Quelqu’unquilevittremblerdefièvreprévintlecapitaine et celui-ci, craignant un cas de choléra, quitta la fête avec le médecin du bord qui, parprécaution, l’envoya dans la cabine de quarantaine avec une bonne dose de bromure. Le lendemain,cependant,lorsquelesescarpementsdeCaracolífurentenvue,lafièvreavaitdisparuetilavaitl’espritexalté car dans lemarasme des calmants il avait décidé, une fois pour toutes et sans autre forme deprocès,d’envoyeraudiablel’avenirradieuxdutélégrapheetderetournerparlemêmebateauàsavieilleruedesFenêtres.

Ilneluifutpasdifficiled’obtenirqu’onluioffrîtlevoyagederetourencontrepartiedelacabinequ’ilavaitcédéeaureprésentantdelareineVictoria.Lecapitainetentadel’endissuader,arguantluiaussiqueletélégrapheétaitlasciencedel’avenir.C’étaitsivrai,dit-il,qu’onétaitentraind’inventerunsystèmepourl’installersurlesbateaux.MaisFlorentinoArizarésistaàtoutargument,etlecapitainefinitparleramener,nonparcequ’illuidevaitunecabine,maisparcequ’ilconnaissaitsesvéritablesliensaveclaCompagniefluvialedesCaraïbes.

LadescentedufleuvesefitenmoinsdesixjoursetFlorentinoArizasesentitdenouveauchezluidèsqu’ilsentrèrent, aupetitmatin,dans lesmaraisde lasMercedesetqu’ilvit la rangéede lumièresdespirogues de pêche onduler dans le sillage du navire. Il faisait encore nuit lorsqu’ils accostèrent dansl’ansedel’Enfantperdu,àneuflieuesdelabaie,dernierportfluvialdesbateauxàvapeuravantqu’onnedraguâtetremîtenservicel’ancienchenalespagnol.Lespassagersdevaientattendresixheuresdumatinquevîntlaflotilledeschaloupesdelouagechargéesdelesconduirejusqu’àladestinationfinale.MaisFlorentinoArizaétaitsiénervéqu’ilpartitbienavantdanslachaloupedelapostedontlesemployésleconsidéraient comme un des leurs. Avant d’abandonner le navire il céda à la tentation d’un actesymbolique : il jeta sonpetate à l’eau et le suivit du regard, entre les torchesdespêcheurs invisiblesjusqu’à ce qu’il sortît de la lagune et disparût sur l’océan. Il était sûr que plus jamais il n’en auraitbesoin.Parcequeplusjamaisiln’abandonneraitlavilledeFerminaDaza.

Aupetitjour,labaieétaituneeaudormante.Au-dessusdelabrumevaporeuse,FlorentinoArizavitleclocher de la cathédrale que doraient les premières lueurs, il vit les pigeonniers sur les terrasses et,s’orientant grâce à eux, localisa le balcon du palais du marquis de Casalduero, où il supposait quedormaitencorelafemmedesonmalheur,blottiecontrel’épauledel’épouxsatisfait.Cettesuppositionledéchira,maisilnetentarienpourlarepousser,bienaucontraire:ilsecomplutdanssadouleur.Lesoleilcommençaitàchaufferlorsquelachaloupedelapostesefrayaunpassagedanslelabyrinthedesvoiliersàquai,oùlesinnombrablesodeursdumarché,mêléesàlapourrituredesfonds,fusionnaientenuneseulepestilence. La goélette de Riohacha venait d’arriver, et les équipes d’arrimeurs, de l’eau jusqu’à laceinture,recevaientlespassagersàbordetlesportaientjusqu’àlarive.FlorentinoArizafutlepremierà

sauter à terre de la chaloupe postale, et aumême instant il ne sentit plus la puanteur de la baiemaisl’odeurpersonnelledeFerminaDazadansl’enceintedelaville.Toutavaitsonparfum.

Il ne retourna pas au bureau du télégraphe. Son unique préoccupation semblait être les feuilletonsd’amouret lesvolumesde la«Bibliothèquepopulaire»quesamèrecontinuaitde luiacheteretqu’illisaitetrelisait,affalédansunhamac,jusqu’àlesapprendreparcœur.Ilnedemandamêmepasoùétaitson violon. Il renoua contact avec ses amis les plus proches et parfois ils jouaient au billard ouconversaientauxterrassesdescaféssouslesarcadesdelaplacedelaCathédrale.Maisilneretournapasauxbalsdessamedis:ilnepouvaitlesconcevoirsanselle.

Lematinmêmeoùilétaitrevenudesonvoyageinachevé,ilavaitapprisqueFerminaDazapassaitsalunedemielenEuropeetsoncœurabasourdienavaitconcluqu’elleresteraitvivre là-bassinonpourtoujours, dumoins pour de nombreuses années. Cette certitude lui communiqua pour la première foisl’espérance de l’oubli. Il pensait à Rosalba dont le souvenir se faisait plus ardent à mesure ques’apaisaient lesautres.C’estàcetteépoquequ’ilse laissapousser lamoustacheauxpointesgominéesqu’il devait conserver pour le restant de ses jours et qui changea sa manière d’être, et l’idée de lasubstitutiondel’amourleconduisitsurdescheminsimprévus.L’odeurdeFerminaDazadevintpeuàpeumoinsfréquenteetmoinsintense,etfinitparneresterquedanslesgardéniasblancs.

Ilallaitàladérive,sanssavoirquefairedelavie,lorsqu’unenuitdeguerre,lacélèbreveuveNazaretseréfugiachezluiatterréeparcequesamaisonavaitétédétruiteparuncoupdecanonpendantlesiègedu général rebelle RicardoGaitánObeso. TránsitoAriza saisit l’occasion au vol et envoya la veuvedormirdanslachambredesonfilssousprétextequedanslasienneiln’yavaitpasassezdeplace,maisenréalitédansl’espoirqu’unautreamourleguéritdeceluiquil’empêchaitdevivre.FlorentinoArizan’avaitpasrefait l’amourdepuisqueRosalba l’avaitdépucelédans lacabinedunavire,et il luiparutnaturelqu’encettenuitd’urgencelaveuvedormîtdanslelitet luidanslehamac.Maiselleavaitdéjàdécidé à sa place.Assise au bord du lit où FlorentinoAriza était allongé sans savoir que faire, ellecommençaàluiparlerdesoninconsolabledouleurd’avoirperdusonmari troisansauparavant, tandisqu’elleenlevaitetjetaitpar-dessusbordlescrêpesdesonveuvage,jusqu’àcequ’ilneluirestâtrien,pasmêmesonalliance.Elleôtasonchemisierde taffetasbrodédeperlesdeverreet le lançaà travers lachambresurlabergèredufond,envoyasoncorsetpar-dessussonépauledel’autrecôtédulit,ôtad’unseul geste la longue jupe et le jupon à volants, la gaine en satin du porte-jarretelles, les bas de soiefunèbres,etéparpillaletoutsurlesoljusqu’àcequelachambrefûttapisséedesdernierslambeauxdesondeuil.Ellelefitavectantd’allégresseetdepausesbienmesuréesquechacundesesgestessemblaitcélébréparlescoupsdecanondestroupesassaillantesquiaumêmemomentébranlaientlavillejusquedans ses fondations. FlorentinoAriza tenta de l’aider à défaire l’agrafe du soutien-gorgemais elle ledevançaparunemanœuvrehabilecarencinqansdedévotionconjugaleelleavaitapprisàsesuffireàelle-mêmedans toutes les formalitésde l’amouretmêmedanssesprémisses, sans l’aidedepersonne.Enfin elle enleva sa culotte de dentelle, la faisant glisser sur ses jambes d’un rapide mouvement denageuse,etrestatoutenue.

Elleavaitvingt-huitansetaccouchétroisfois,maissanuditéconservaitintactelevertigeducélibat.FlorentinoArizanedevaitjamaiscomprendrecommentdesvêtementsdepénitenteavaientpudissimulerlesardeursdecettepoulichevagabondequiledéshabilla,suffoquéeparsaproprefièvre,commejamaisellen’avaitpulefaireavecsonmaridepeurqu’illaprîtpouruneputain,etquitentad’assouvirenunseul assaut l’abstinence draconienne du deuil avec l’ivresse et l’innocence de cinq ans de fidélitéconjugale.Avant cette nuit et depuis l’heure de grâce où samère l’avaitmise aumonde, elle n’avaitjamaisété,etmoinsencoredansunmêmelit,avecunautrehommequesondéfuntmari.

Ellenesepermitpaslemauvaisgoûtd’unremords.Aucontraire.Éveilléeparlesboulesdefeuquipassaienten sifflantau-dessusdes toits, ellecontinuad’évoquer jusqu’à l’aube lesexcellencesde son

époux,sansluireprocherd’autreinfidélitéquecelled’êtremortsanselle,absouteparlacertitudequejamaisilneluiavaitautantappartenuqu’àdeuxmètressousterre,danssoncaissonclouédedouzeclousdetroispouces.

«Jesuisheureuse,dit-elle,parcequejesaismaintenantentoutesécuritéoùilestquandiln’estpasàlamaison.»

Cettenuit-làellesedépouilladesondeuild’unseulcoup,sanspasserparl’intermédiaireinutiledescorsagesàfleurettesgrises,etsavies’emplitdechansonsd’amouretderobesprovocantesparseméesdeperroquetsetdepapillons,àmesurequ’ellecommençaitàdistribuersoncorpsàquivoulaitbienleluidemander.Les troupesdugénéralGaitánObesovaincuesauboutdesoixante-trois joursdesiège,ellereconstruisitsamaisondéfoncéeparlescoupsdecanonetluifitunebelleterrasseenborddemerau-dessusdesmôlesoùentempsdebourrasquesedéchaînaitlafuriedelahoule.C’étaitsonnidd’amour,comme elle l’appelait sans ironie, où elle ne recevait que ceux de son goût, quand elle le voulait etcomme elle le voulait, sans faire payer à quiconque un centime, car elle considérait que c’étaient leshommesquil’honoraient.Dansdetrèsrarescaselleacceptaituncadeau,àconditionqu’ilnefûtpasenor, et elle s’y prenait avec tant d’habileté que nul n’aurait pu trouver une évidence flagrante de soninconvenanteconduite.Ellenefutqu’uneseulefoisaubordduscandale,lorsquelarumeurcirculaquel’archevêqueDante de Luna n’était pasmort par accident d’une assiettée de champignons choisis parerreur,mais qu’il les avaitmangés en toute conscienceparcequ’elle l’avaitmenacéde se trancher lagorges’ilpersistaitdanssesharcèlementssacrilèges.Personneneluidemandasic’étaitvrai,ellen’enparlajamais,etriennechangeadanssavie.Elleétait,disait-elleenhurlantderire,laseulefemmelibredetoutelaprovince.

LaveuveNazaretnemanqua jamais les rendez-vousoccasionnelsdeFlorentinoAriza,pasmêmeàl’époqueoùelleétaittrèsaffairée,etcefuttoujourssanslaprétentiond’aimeroud’êtreaimée,encoreque toujours dans l’espoir de trouver quelque chose qui ressemblât à l’amour sans les problèmes del’amour.Certainesfoisc’étaitluiquiallaitchezelle,etilsaimaientalorsrestersurlaterrasseau-dessusdelamer,trempésd’écumesalée,pourcontemplerl’aubedumondesurl’horizon.Ilmittoutesaténacitéà lui apprendre les friponneries qu’il avait vu faire à d’autres par les trous d’aiguilles de l’hôtel depasse, ainsi que les formules théoriques prêchées parLotarioThugut durant ses nuits de bamboche. Ill’incitaàlelaisserregardertandisqu’ilsfaisaientl’amour,àéchangerlapositionconventionnellepourcelledelabicyclettedemer,dupouletàlabrocheoudel’angeécartelé,etilsfaillirentpasserdevieàtrépas lorsque, en essayant d’inventer quelque chose de nouveau dans le hamac, les cordes soudainlâchèrent.

Cefurentdesleçonsstériles.Cars’ilétaitvraiqu’elleétaituneapprentietéméraire,ellemanquaitduplus infime talent pour la fornication dirigée. Elle ne comprit jamais les délices de la positionconventionnelledumissionnaire,sérénitéaulit,n’eutjamaisuneseconded’inspiration,etsesorgasmesétaient inopportunset épidermiques : unebaise triste.FlorentinoArizavécut longtempsdans l’illusiond’êtreleseul,etelles’amusaitàleluilaissercroire,jusqu’aujouroùelleeutlamalchancedeparlerendormant.Peuàpeu,enl’écoutantdormir,ilreconstruisitmorceauparmorceaulacartedenavigationdesesrêves,etsefaufilaentrelesmultiplesîlesdesaviesecrète.Ilappritainsiqu’elleneprétendaitpasl’épousermaisqu’ellesesentaitliéeàsavieparlagratitudeimmensequ’ill’eûtpervertie.Elleleluiditàplusieursreprises:

«Jet’adoreparcequetum’asrenduepute.»Pour toutdire,ellen’avaitpas tort.FlorentinoAriza l’avaitdépouilléede lavirginitéd’unmariage

conventionnelpluspernicieuseque lavirginité congénitale etque l’abstinenceduveuvage. Il lui avaitapprisqueriendecequisefaitaulitn’estimmorals’ilcontribueàperpétuerl’amour.Etcequidevaitêtredorénavantsaraisondevivre:illaconvainquitquelescoupsquel’ontiresontcomptésdèsnotre

naissance et que ceux que l’on ne tire pas, quelle qu’en soit la raison, personnelle ou étrangère,volontaire ou forcée, sont à jamais perdus. Sonmérite à elle fut de l’interpréter au pied de la lettre.Cependant,parcequ’ilcroyaitlaconnaîtremieuxquequiconque,FlorentinoArizanepouvaitcomprendrepourquoiunefemmeauxrecourssipuérils,etquienoutren’arrêtaitpasau litdeparlerdesonépouxmort,étaitàcepointsollicitée.Laseuleexplicationqu’il trouva,etquenulneputdémentir,futquelaveuveNazaretcompensaitpar la tendressecequi luimanquaitenartsmartiaux.Ilscommencèrentàsevoirmoinssouventàmesurequ’elleétendaitsesemprisesetàmesurequ’ilexplorait lessiennespouressayerdetrouverdansd’autrescœursbrisésunremèdeàsesanciensmaux,etilsfinirentpars’oubliersansdouleur.

CefutlepremieramourdelitdeFlorentinoAriza.Maisaulieuqu’ilnouâtavecelleuneunionstable,commelerêvaitsamère, tousdeuxenprofitèrentpourse lancerdanslavie.FlorentinoArizadéployadesméthodesquisemblaientinvraisemblableschezunhommetelquelui,taciturneetmaigriot,etquiplusestvêtucommeunvieillardd’uneautreépoque.Cependant, ilavaitensafaveurdeuxavantages.L’un,son coup d’œil sans pareil pour reconnaître d’emblée la femmequi l’attendait, fût-ce aumilieu de lafouleoùmêmelàilfaisaitsacouravecprudencecarilsentaitqueriennesuscitaitplusdehontenin’étaitplus humiliant qu’une rebuffade. L’autre était qu’elles l’identifiaient tout de suite comme un solitaireassoiffé d’amour, un nécessiteux des rues dont l’humilité de chien battu les faisait capituler sansconditions, sans rien demander, sans rien attendre de lui, à part la tranquillité d’avoir, en leur âme etconscience,accompliunebonneaction.C’étaitsesseulesarmesetillivraavecelles,bienquedanslesecretabsolu,desbatailleshistoriquesqu’ilconsignaavecunerigueurdenotairedansuncarnetcodé,reconnaissableentretous,dontletitrevoulaittoutdire:Elles.Cellequ’ilnotalapremièrefutlaveuveNazaret.Cinquanteansplustard,lorsqueFerminaDazafutlibéréedesacondamnationsacramentelle,ilpossédait vingt-cinq carnets où étaient enregistrées six cent vingt-deux amours ininterrompues, enplusdesinnombrablesaventuresfugacesquineméritaientpasmêmeunelignebienveillante.

Florentino Ariza lui-même, au bout de six mois d’amours débridées avec la veuve Nazaret, futconvaincuqu’ilétaitparvenuàsurvivreautourmentdeFerminaDaza.Illecrutetallamêmejusqu’àlerépéter plusieurs fois à TránsitoAriza pendant les presque deux ans que dura le voyage de noces, etcontinuadelecroireavecunsentimentdelibérationsansbornes,jusqu’àundimancheoù,sansquesoncœurl’eneûtaverti,samauvaiseétoilelaluimontraquisortaitdelagrand-messeaubrasdesonmari,assiégéeparlacuriositéetleslouangesdesonnouvelunivers.Lesdamesdehautrang,celles-làmêmesquiaudébutlaméprisaientetsemoquaientd’ellepourn’êtrequ’uneparvenuesansnom,eussentdonnéleurvieafinqu’ellesesentîtl’unedesleurs,etellelesenivraitdesoncharme.Elleavaitassumédepleindroit sa conditiond’épousemondaine, etFlorentinoAriza eut besoind’un instant de réflexionpour lareconnaître.Elleétaitautre:l’attitudedegrandepersonne,lesbottinesmontantes,lechapeauàvoiletteavec une plume couleur d’oiseau oriental, tout en elle était différent et naturel comme si tout lui eutappartenudèssanaissance.Illatrouvaplusbelle,plusjeuneetpourtantplusinsaisissablequejamais,bienqu’iln’encomprîtpaslaraisonqu’envoyantsonventresouslatuniquedesoie:elleétaitenceintedesixmois.Toutefois,cequil’impressionnaleplusfutlecoupleadmirablequ’ilsformaient,elleetlui,etl’aisanceaveclaquelletousdeuxdominaientlemonde,aupointqu’ilssemblaientflotterau-dessusdesécueilsdelaréalité.FlorentinoArizan’éprouvani jalousienicolèremaisungrandméprisenverslui-même.Ilsesentitpauvre,laid,inférieur,indigned’ellecommedetouteslesfemmesdelaterre.

Elleétaitdoncrevenue.Ellerentraitetn’avaitnulleraisonderegretterletournantqu’elleavaitdonnéà sa vie. Au contraire, elle en eut de moins en moins surtout après avoir survécu aux traverses despremièresannées.C’étaitchezelled’autantplusméritoirequ’elleétaitarrivéeàsanuitdenocesencoredanslesbrumesdel’innocence.ElleavaitcommencéàlaperdredurantlevoyagedanslaprovincedesacousineHildebranda.ÀValledupar,elleavaitenfincomprispourquoilescoqscourentaprèslespoules,

assistéàlacérémoniebrutaledesânes,vunaîtrelesveaux,etentendusescousinesparleravecnatureldes couples de la famille qui continuaient de faire l’amour, ou raconter comment, quand et pourquoid’autresavaientcessédelefairebienqu’ilscontinuassentdevivreensemble.C’estalorsqu’elles’étaitinitiée aux plaisirs solitaires, avec la sensation étrange de découvrir quelque chose que son instinctconnaissaitdepuistoujours,danssonlitd’abord,lamâchoirebâillonnéepournepasréveillerlademi-douzaine de cousines qui partageaient sa chambre, puis à deuxmains, nonchalante et renversée sur lecarrelagedelasalledebains,lescheveuxdénouésetfumantsespremierscigaresdemuletier.Ellelefittoujoursavecunbrindemauvaiseconsciencequ’ellenesurmontaqu’aprèssonmariage,ettoujoursdansle secret absolu, alors que ses cousines se vantaient du nombre de fois qu’elles le faisaient dans lajournéeainsiquedelaformeetdel’ampleurdeleursorgasmes.Cependant,malgrél’envoûtementdecesritesinitiatiques,ellecontinuadecroirequelapertedelavirginitéétaitunsacrificesanglant.

Desortequesesnoces,quicomptèrentparmi lesplusbruyantesdesdernièresannéesdusiècle, sedéroulèrentpourelledans l’attentede l’horreur.L’angoissede la lunedemiel l’affectabeaucoupplusquelescandalesocialdesonmariageavecungalantcommeiln’yenavaitpasdeuxàl’époque.Dèsquel’on commença, à la grand-messe, à commenter la publication des bans, FerminaDaza reçut d’autreslettresanonymes, certainesavecdesmenacesdemort,maisàpeine lesvoyait-ellepassercar toute lapeurqu’elleétaitcapabled’éprouverétaitconcentréesurl’imminenceduviol.C’était,bienqu’ellenelefît pas exprès, lamanière correcte de considérer les lettres anonymespour une classe sociale que lesrailleriesdel’histoireavaienthabituéeàs’inclinerdevantlefaitaccompli.Desortequetousceuxquiluiétaienthostilesserangeaientpeuàpeuàsoncôtéàmesurequel’onsavaitsonmariageirrévocable.Elleleremarquaitdansleschangementsgraduelsducortègedefemmeslivides,dégradéesparl’arthriteetlesressentiments,quiunbeaujoursepersuadaientdelavanitédeleurs intriguesetapparaissaientdanslepetitparcdesÉvangilescommechezelles, sans se faireannoncer, avecdes recettesdecuisineetdescadeauxdebonsvœux.TránsitoArizaconnaissaitcemonde,bienquecettefois-cielleensouffrîtcorpset âme, et elle savait que ses clientes réapparaissaient les veilles de grandes fêtes lui demander dedéterrer ses amphores et de leur prêter, pour vingt-quatre heures pas plus et en paiement d’un intérêtsupplémentaire,lesbijouxmisengage.Ilyavaitsilongtempsqu’untelévénementnes’étaitproduitquelesamphoresfurentvidéesafinquelesdamesauxnomsàparticulepussentabandonnerleurssanctuairesd’ombresetapparaître,radieuses,avecleurspropresbijouxprêtés,àunenocecommeonn’envitdepluséclatantejusqu’àlafindusiècleetdontl’apothéosefutleparrainagedudocteurRafaëlNufiez,troisfoisprésident de la République, philosophe, poète, et auteur des paroles de l’hymne national, ainsi qu’onpouvaitleliredanslesdictionnairesrécents.FerminaDazaarrivadevantlemaître-auteldelacathédraleaubrasdesonpèreàqui leportde l’habitdonna, l’espaced’un jour,unairderespectabilité.Ellesemaria pour toujours au cours d’une cérémonie célébrée par trois évêques, à onze heures dumatin levendredidegloiredelaSainte-Trinité,etsansunepenséecharitablepourFlorentinoArizaqui,aumêmeinstant,déliraitde fièvreet semouraitd’amourpourelle exposéaux intempéries surunnavirequinedevait pas le conduire à l’oubli. Pendant la cérémonie, et plus tard au cours de la fête, elle garda unsourirequisemblaitfigéavecdelacéruse,uneexpressionsansâmequecertainsinterprétèrentcommelesouriremoqueurdelavictoiremaisquin’étaitenfaitqu’unpauvreartificepourdissimulersaterreurdeviergetoutjustemariée.

Parbonheur,descirconstancesimprévuesjointesàlacompréhensiondesonmariluiaccordèrenttroispremièresnuitssansdouleur.Cefutprovidentiel.LenaviredelaCompagniegénéraletransatlantiquedutdévier de sa route à cause du mauvais temps dans la mer des Antilles et annonça avec trois joursd’anticipationqueledépartétaitavancédevingt-quatreheures,desortequ’ilnelevapasl’ancrepourLaRochelleaulendemaindesnoces,commec’étaitprévudepuissixmois,maislesoirmême.Personnenecrut que ce changement n’était pas une desmultiples et élégantes surprises dumariage, car la fête seprolongeaau-delàdeminuitàborddutransatlantiqueilluminé,avecunorchestreviennoisquiinaugurait

pour levoyage lesdernièresvalsesdeJohannStrauss.Lesnombreuxparrains, imbibésdechampagne,furenttraînésjusqu’àterreparleursépousesaffligéesalorsqu’ilsdemandaientdéjàauxstewardss’ilnerestaitpasdescabinesdisponiblespourpouvoircontinuerlafêtejusqu’àParis.LesderniersàdescendrevirentLorenzoDazadevant lesgargotesduport,assispar terreenpleinmilieude larue,sonhabitenlambeaux.Ilsanglotaitenpoussantdescrisaigus,commelesArabespleurentleursmorts,assisdansuneflaqued’eaupourriequiauraitpuêtreunemaredelarmes.

LesactesdebarbariequecraignaitFerminaDazaneseproduisirentnilapremièrenuit,oùlamerfutmauvaise, ni au cours des suivantes, de navigation paisible, ni à aucunmoment de sa très longue vieconjugale.Lapremièrenuit,endépitdelatailledubateauetduluxedescabines,futuneépouvantablerépétition de celle de la goélette deRiohacha, et sonmari, enmédecin attentif, ne dormit pas un seulinstantafindelaconsoler,seulechosequ’unéminentdocteursavaitfairecontrelemaldemer.Maisletroisième jour, après le port deLaGuaira, la tempête s’apaisa et ils avaient déjà passé tant d’heuresensemble et avaient tant parlé qu’ils se sentaient comme de vieux amis. La quatrième nuit cependant,lorsquetousdeuxreprirent leurshabitudesordinaires, ledocteurJuvenalUrbinos’étonnadecequesajeuneépousenepriâtpasavantdes’endormir.Ellefutsincère:laduplicitédessœursavaitprovoquéenelleunerésistanceauxrites,maissafoiétaitintacteetelleavaitapprisàlaconserverensilence.Elledit:«Jepréfèrem’entendretouteseuleavecDieu.»Ilcompritsesraisonsetdorénavantchacunpratiquaàsamanièrelamêmereligion.Leursfiançaillesavaientétébrèvesmaisassezinformellespourl’époquecar le docteur Urbino lui rendait visite chez elle tous les après-midi à la tombée du soir, sans quepersonnelessurveillât.Ellen’eûtpaspermisqu’ileffleurâtnefût-cequeleboutdesesdoigtsavantlabénédictionépiscopale,etilnel’avaitd’ailleurspastenté.Cen’estquelapremièrenuitdebonnemer,alorsqu’ilsétaientdéjàcouchésmaisencorehabillés,qu’ilesquissasespremièrescaresses,etilfutsidélicatqu’elletrouvanaturellesapropositiondesemettreenchemisedenuit.Ellesedéshabilladanslasalledebains,nonsansavoirauparavantéteintlalumièredelacabine,etlorsqu’ellerevint,vêtuedesalongue chemise, elle boucha avec des chiffons les fentes sous la porte afin de se mettre au lit dansl’obscuritéabsolue.Elledéclara,debonnehumeur:

«Queveux-tu,docteur.C’estlapremièrefoisquejedorsavecuninconnu.»Ledocteur JuvenalUrbino la sentit se glisser à son côté commeunpetit animal craintif voulant se

pelotonnerleplusloinpossiblesurunecouchetteoùilétaitdifficiled’êtredeuxsanssetoucher.Ilpritsamain,froideetcrispéedeterreur,entrelaçasesdoigtsauxsiens,etpresquedansunmurmurecommençaàluiracontersessouvenirsd’autresvoyagesenmer.Elleétaitdenouveautendue,parcequ’enseglissantdansle litelles’étaitrenducomptequ’ilétait toutnuets’étaitdéshabillépendantqu’elleétaitdanslecabinetdetoilette,etsaterreurduprochainpasàfranchirseraviva.Maisleprochainpastardaplusieursheures, car ledocteur JuvenalUrbinocontinuadeparler toutbas tandisquemillimètre àmillimètre ils’emparaitdelaconfiancedesoncorps.IlluiparladeParis,del’amouràParis,desamoureuxdeParisquis’embrassaientdanslarue,dansl’autobus,auxterrassesfleuriesdescafésouvertsàl’airbrûlantetaux accordéons languides de l’été, et qui faisaient l’amour debout sur les quais de la Seine sans quepersonnelesdérangeât.Tandisqu’ilparlaitdansl’ombre,ilcaressaduboutdesdoigtslacourbedesoncou,caressaleduvetdesoiedesesbras,leventreévasifet,lorsqu’ilsentitquelatensionavaitcédé,ilfitunepremièretentativepourluiôtersachemisemaisellel’enempêchad’ungestequilacaractérisait:«Jesais lefaire touteseule.»Elle l’ôta,eneffet,puisresta immobileaupointque ledocteurUrbinoauraitpucroirequ’ellen’étaitpluslàn’eûtétélaréverbérationdesoncorpsdanslesténèbres.

Auboutd’unmoment il reprit samain et la sentit tiède et légèremais encorehumided’une tendrerosée. Ils restèrent un autre moment en silence, immobiles, lui guettant l’occasion de franchir le passuivant,elleattendantsanssavoirlequel,tandisquel’obscuritésedilataitaurythmedesarespirationdeplusenplusintense.Illalâchasoudainetseprécipitadanslevide:ilhumectadesalangueleboutde

sonmajeur et effleura à peine l’aréole du sein. Prise au dépourvu, elle sentit une déchargemortelle,commes’ileût touchéunnerfàvif.Ellese réjouitd’êtredans lenoirpourqu’ilnevîtpas la rougeurbrûlante qui la parcourut jusqu’à la racine des cheveux. « Calme-toi, lui dit-il, lui-même très calme.N’oubliepasquejelesconnais.»Illasentitsourireetdanslesténèbressavoixfutdouceetnouvelle.

«Jem’ensouvienstrèsbien,dit-elle,etj’enrageencore.»Alorsilsutqu’ilsavaientpassélecapdelabonneespérance,repritlamainlongueetdouilletteetla

couvritdetoutpetitsbaisersorphelins,d’abordlemétacarperugueux,leslongsdoigtsclairvoyants,lesonglesdiaphanes,puislehiéroglyphedesadestinéedanslapaumeensueur.Ellenesutjamaiscommentsamainàellearrivajusqu’àsapoitrineàluiettrébuchasurquelquechosequ’elleneputdéchiffrer.Ildit:«C’estunscapulaire.»Ellecaressalespoilsdesapoitrinepuisattrapadesescinqdoigtsletaillistoutentierpourl’arracheràlaracine.«Plusfort»,dit-il.Elleessayajusqu’oùellesavaitnepasluifairemal,puiscefutsamainàellequicherchasamainàlui,perduedanslenoir.Ilnelaissapassesdoigtss’entrelacerauxsiensmais l’attrapapar lepoignetetconduisit samain le longdesoncorpsavecuneforceinvinciblemaistrèsbiendirigée,jusqu’àcequ’ellesentîtlesouffleardentd’unanimalàlapeaunue,sansformecorporellemaisanxieuxetdressé.Aucontrairedecequ’ilavaitimaginéetdecequ’elleauraitpuimaginer,elleneretirapassamainninelalaissainertelàoùill’avaitposée,maisrecommandasoncorpsetsonâmeàlaTrèsSainteViergeMarie,serralesdentsparpeurderiredesaproprefolieetcommençaàidentifierdutoucherl’ennemidressé,découvrantsataille,laforcedesatige,l’extensiondeses ailes, effrayée de son audace mais compatissante envers sa solitude, se l’appropriant avec unecuriositéminutieusequequiconquedemoinsexpertquesonmarieûtprispourdescaresses.Ilfitappelàsesultimesforcespourrésisterauvertigedel’examenmortel,etellelelâchaavecunegrâceenfantinecommeellel’eûtjetéàlapoubelle.

«Jen’aijamaispucomprendrecommentmarchecemachin-là»,dit-elle.Alorsilleluiexpliquaavecleplusgrandsérieuxetsuivantsaméthoded’enseignementtandisqu’il

guidaitsamainàellesurlesendroitsqu’ilmentionnaitetqu’ellelelaissaitlaguideravecuneobéissanced’élèveexemplaire.Ilsuggéra,àunmomentpropice,quetoutceciseraitplusfacileavecdelalumière.Ilallaitallumerquandellearrêtasonbrasendisant:«Jevoismieuxaveclesmains.»Enréalitéelleétaitd’accord,maisellevoulaitallumerseule,sansquepersonneluiendonnâtl’ordre.Cequ’ellefit.Illavitalors dans la clarté soudaine, en position fœtalemais encore recouverte du drap. Il la vit attraper denouveauetsansniaiseriel’animaldesacuriosité,leretourneràl’endroitetàl’envers,l’observeravecunintérêtquicommençaitàêtreplusquescientifiqueetdirepourconclure:«Pourêtrepluslaidquecequ’ontlesfemmes,ilfautvraimentqu’ilsoitlaid.»Ilenconvintetsignalad’autresinconvénientsplusgravesquelalaideur.Ildit:«C’estcommel’aînéd’unefamille,onpassesontempsàtravaillerpourlui,onluisacrifietout,etàl’heuredevéritéilfinitparfairecedontilaenvie.»Ellecontinuadel’examiner,demandantàquoi servait cecietàquoi servaitcela,et lorsqu’elle seconsidérabien informée,elle lesoupesadesdeuxmainspourbienseprouverquemêmesonpoidsn’envalaitpas lapeineet le laissaretomberavecunegrimacededédain.

«Enplus,jecroisqu’ilatropdechoses»,dit-elle.Il restaperplexe.Le sujetde sa thèsededoctorat avaitporté sur l’utilitéde simplifier l’organisme

humain. Il lui paraissait désuet, avec beaucoup de fonctions inutiles ou réitératives qui avaient étéindispensablesàd’autresâgesdel’humanitémaisnonaunôtre.Oui:ilpouvaitêtreplussimpleetparlàmêmemoinsvulnérable.Ilconclut:«C’estunechosequeDieuseulpeutfaire,biensûr,maisde toutefaçon il serait bon de poser la question en termes théoriques. » Elle rit, amusée, et d’une façon sinaturellequ’ilprofitadel’occasionpourlaserrerdanssesbrasetluidonnersonpremierbaisersurlabouche. Elle lui répondit et il continua de lui donner des baisers très doux sur les joues, le nez, lespaupières tandis que sa main glissait sous le drap et caressait le pubis rond et lisse : un pubis de

Japonaise.Ellen’écartapassamainmaisgarda lasienneenétatd’alerteaucasoù il feraitunpasdeplus.

«Onnevapaspoursuivrelaleçondemédecine,dit-elle.—Non,dit-il,cettefoisceserauneleçond’amour.»Alorsilrelevaledrapetelle,noncontentedenepass’yopposer,l’envoyaloindelacouchetted’un

coupdepiedrapidecarellenesupportaitpluslachaleur.Soncorpsétaitondulantetélastique,beaucoupplussérieuxquecequ’ilparaissaitlorsqu’elleétaithabillée,etilavaituneodeurd’animaldesboisquipermettaitdelareconnaîtreentretouteslesfemmesdumonde.Sansdéfenseetdanslalumière,ellesentitsoudainunbouillonnementdesangluimonterauvisageet laseulechosequi luivintà l’espritpourledissimulerfutdes’accrocheraucoudesonhommeetdel’embrasseràfond,trèsfort,jusqu’àcequ’ilsaientépuisétoutl’airdeleurrespiration.

Ilsavaitqu’ilnel’aimaitpas.Ils’étaitmariéparcequesafierté,sonsérieux,saforceluiplaisaient,etaussi sans doute à cause d’un brin de vanité,mais lorsqu’elle l’embrassa pour la première fois il futcertain qu’aucun obstacle ne s’opposerait à l’invention d’un bon amour. Ils n’en parlèrent pas cettepremièrenuitoùilsparlèrentdetoutjusqu’aupetitmatin,etilsnedevaientjamaisenparler.Maisàlalongueaucundesdeuxnesetrompa.

Au matin, lorsqu’ils s’endormirent, elle était toujours vierge, bien qu’elle ne dût plus le resterlongtemps.Lanuit suivante, eneffet, après lui avoir appris àdanser lesvalsesdeVienne sous lecielsidéraldesCaraïbes,ilserenditdanslecabinetdetoiletteaprèselleetlorsqu’ilentradanslacabineillatrouvaquil’attendait,nue,surlelit.Cefutellequipritl’initiativeets’abandonnaàluisanspeur,sansdouleur,danslajoied’uneaventureenhautemer,etsansautresvestigesdecérémoniesanglantequelarosed’honneursurledrap.Tousdeuxlefirentbien,presquecommeunmiracle,etcontinuèrentdebienlefairedejourcommedenuitetdemieuxenmieuxàmesurequelevoyageavançait,etlorsqu’ilsarrivèrentàLaRochelleilss’entendaientcommedevieuxamants.

IlsrestèrentseizemoisenFrance,avecParispourportd’attacheentredecourtsvoyagesdanslespayslimitrophes.Ilsfirentl’amourtouslesjoursetplusd’unefoislesdimanchesd’hiver,lorsqu’ilsrestaientàfolâtrer au lit jusqu’à l’heure du déjeuner. C’était un homme aux ardeurs honorables, et de plus bienentraîné,etellen’étaitpasfaitepourquequiconqueprîtavantagesurelle,desortequ’ilsdurentaccepter,aulit,unpouvoirpartagé.Aprèstroismoisd’amoursenfiévréesilcompritquel’undesdeuxétaitstérileetilssesoumirentchacunàdesexamenssévèresàl’hôpitaldelaSalpêtrière,oùilavaitfaitsoninternat.Cependant,alorsqu’ilss’yattendaientlemoinsetsansaucunemédiationscientifique,lemiracleeutlieu.Àlafindel’annéesuivante,lorsqu’ilsrentrèrentchezeux,FerminaDazaétaitenceintedesixmoisetsecroyaitlafemmelaplusheureusedelaterre.

L’enfantqu’ilsavaienttantdésirénaquitsanshistoiressouslesigneduVerseau,etilsluidonnèrentlenomdugrand-pèremortducholéra.

Il était impossible de savoir ce qui, de l’Europe ou de l’amour, les avait changés car les deuxévénementsavaienteulieudanslemêmetemps.Tousdeuxétaientdifférents,aufondd’eux-mêmesetauxyeux de tous, et c’est ce que comprit Florentino Ariza lorsqu’il les vit à la sortie de la messe deuxsemainesaprèsleurretour,encedimanchedemalheur.Ilsétaientrevenusavecunenouvelleconceptiondelavie,pleinsdesnouveautésdumondeetprêtsàdiriger.Lui,aveclesprimautésdelalittérature,delamusiqueetsurtoutdesascience.IlavaitsouscritunabonnementauFigaropournepasperdrelefildelaréalitéetunautreàlaRevuedesDeuxMondespournepasperdreceluidelapoésie.DeplusilavaitpasséunaccordavecsonlibrairedeParispourrecevoirlesnouveautésdesécrivainslespluslus,dontAnatoleFranceetPierreLoti,etdeceuxqu’ilpréférait,RemydeGourmontetPaulBourgetentreautres,maissurtoutpasd’ÉmileZolaquiluisemblaitinsupportableendépitdesacourageuseinterventiondansle procèsDreyfus.Lemême libraire avait promis de lui envoyer par courrier les nouveautés les plus

séduisantesducataloguedeRicordi,enparticulierdemusiquedechambre,afinqu’ilpûtconserver letitrebiengagnéparsonpèredepremierpromoteurdeconcertsdelaville.

Fermina Daza, toujours à contre-pied des canons de la mode, emporta six malles de vêtementsd’époques différentes car ceux des grands couturiers ne l’avaient pas convaincue. Elle était allée auxTuileries,enpleinhiver,pourlelancementdelacollectionWorth,l’inéluctabletyrandelahautecouture,et tout ce qu’elle en avait rapporté était une bronchite qui l’avait clouée au lit pendant cinq jours.Laferrière lui semblamoins prétentieux etmoins vorace,mais elle prit la sage décision de vider lesboutiquesdesoldesdecequiluiplaisaitleplus,endépitdesonépouxatterréquijuraitquec’étaientdesvêtementsdemorts.Ellerapportaaussiunegrandequantitédechaussuresitaliennesdémarquéesqu’ellepréféraauxextravagantsetcélèbresmodèlesdeFerry,etuneombrelledeDupuy,rougecommel’enfer,quifitcouleràflots l’encredenostimoréschroniqueursmondains.Ellen’achetaqu’unseulchapeauàMmeReboux,maisenrevancheelleremplitunemalledegrappesdecerisesartificielles,debouquetsdetoutes les fleurs en tissu possibles et imaginables, de brassées de plumes d’autruche, de bonnets enplumesdepaon,dequeuesdecoqsasiatiques,defaisansentiers,decolibrisetd’uneinnombrablevariétéd’oiseauxexotiquesdisséquésenpleinvol,enpleincri,enpleineagonie:toutcequiaucoursdesvingtdernièresannéesavaitserviàcequelesmêmeschapeauxparussentautres.Ellerapportaunecollectiond’éventailsdediverspaysdumonde,undifférentetappropriépourchaqueoccasion.Ellerapportauneessence troublante choisie entre toutes à la parfumerie duBazar de laCharité avant que les vents duprintempsnebalayassentsescendres,maisellenel’utilisaqu’unefoisparcequ’ellenesereconnutpasdanscenouveauparfum.Ellerapportaaussiunétuiàcosmétiques,dernièrenouveautésurlemarchédela séduction, et elle fut la première femme à l’emporter à ses soirées quand le simple fait de seremaquillerenpublicétaitconsidérécommeindécent.

Maissurtoutilsrapportaienttroissouvenirsimpérissables:unepremièresansprécédentdesContesd’HoffmannàParis, l’incendieépouvantabledepresque toutes lesgondolesdeVenisedevant laplaceSaint-Marc, auquel ils avaient assisté le cœur douloureux depuis la fenêtre de leur hôtel, et la visionfugaced’OscarWildedanslapremièreneigedejanvier.Maisparmitouscessouvenirsetdebeaucoupd’autresencore,ledocteurJuvenalUrbinoenconservaitunqu’ilregrettatoujoursden’avoirpupartageravecsa femmecar ildataitde sonépoqued’étudiantcélibataireàParis.C’était le souvenirdeVictorHugoquijouissaiticid’unecélébritéémouvanteenmargedeseslivrescarquelqu’unavaitdéclaréqu’ilavaitdit,sansquenulnel’eûtenréalitéentendu,quenotreConstitutionétaitfaitepourunpaysd’angesetnon pour un pays d’hommes. Depuis, on lui vouait un culte spécial, et la plupart des nombreuxcompatriotesquiserendaientenFranceeussentdonnén’importequoipour levoir.Unedemi-douzained’étudiants, et parmi eux JuvenalUrbino,montèrent un temps la garde devant sa demeure de l’avenued’Eylauetdans les cafésoù l’ondisait qu’il nemanquait pasdevenir et nevenait jamais, et à la finsollicitèrent par écrit une audience privée au nom des anges de la Constitution du Rio Negro. Ils nereçurent jamais de réponse. Un jour que Juvenal Urbino passait par hasard devant le jardin duLuxembourg, il levit sortirduSénataubrasd’une jeune femme. Il luiparut trèsvieux,sedéplaçantàgrand-peine, la barbe et les cheveux moins radieux que sur ses portraits, portant un par-dessus quisemblait appartenir àquelqu’undepluscorpulentque lui. Ilnevoulutpasgâcher son souvenirparunsalut impertinent : cette vision presque irréelle lui suffit et devait lui suffire toute sa vie. Lorsqu’ilretournaàParis,mariéetenconditiondeluirendreunevisiteplusformelle,VictorHugoétaitmort.

Enguisedeconsolation,JuvenaletFerminaemportaientlesouvenirpartagéd’unaprès-midideneige,lorsquelesavaitintriguésungroupedepersonnesquidéfiaitlatourmentedevantunepetitelibrairieduboulevarddesCapucines.Àl’intérieursetrouvaitOscarWilde.Lorsqu’ilsortitenfin,fortélégantilestvrai,maissansdoutetropconscientdel’être,legroupel’entourapourluidemanderdesignerseslivres.LedocteurUrbinos’étaitarrêtédansleseulbutdelevoir,maissonimpulsiveépousevouluttraverserle

boulevardpourqu’il signât la seule chosequi lui sembla appropriée fautede livre : sonbeaugant degazelle,long,lisse,douxetdelamêmecouleurquesapeaudejeunemariée.Elleétaitsûrequ’unhommeaussiraffinéapprécieraituntelgeste.Maissonmaris’yopposaavecfermeté,etalorsqu’elleinsistaitendépitdesesarguments,ilnesesentitpascapabledesurvivreàlahonte.

«Situtraverseslarue,luidit-il,enrevenanttumetrouverasmort.»C’étaitchezelleunélannaturel.Enmoinsd’unandemariageellesedéplaçaitdanslemondeavecla

mêmeaisancequ’enfantdanslemouroirdeSanJuandelaCiénaga,commepourvued’undonqu’elleeûtreçuàlanaissance.Elleavaitunefacilitépourapprocherlesinconnusquilaissaitperplexesonmari,etunmystérieux talent pour s’entendre en espagnol avec qui que ce fût et où que ce fût. « Les langues,disait-elleavecunriremoqueur,ilfautlessavoirquandonveutvendrequelquechose.Maisquandonveut acheter, tout lemonde comprend de toute façon. » Il était difficile d’imaginer quelqu’un qui pûts’adapteravectantderapiditéetd’enthousiasmeàlaviequotidiennedeParisqu’elleappritàaimerdanssonsouvenirendépitdesespluieséternelles.Cependant,lorsqu’ellerentrachezelle,étourdiepartantd’expériencesconjuguées,fatiguéedevoyageretàdemisomnolenteàcausedesagrossesse,lapremièrequestionqu’on luiposaauport futcequ’ellepensaitdesmerveillesde l’Europe,etelle résumaseizemoisdebonheurenquatremotsdesonjargonclandestin:

«Yapasdequoienfaireunplat.»

IV

LejouroùFlorentinoArizavitFerminaDazasurleparvisdelacathédrale,enceintedesixmoisetassumant toutà faitsanouvelleconditiondefemmedumonde, ilprit ladécisionférocedesefaireunnometune fortunepour lamériter.L’inconvénientqu’elle fûtmariéene lui traversapas l’esprit car ilavaitenmêmetempsdécrétélamortdudocteurJuvenalUrbino,commesiellenedépendaitquedelui.Ilnesavaitniquandnicommentmaisill’établitcommeunfaitinéluctablequ’ilétaitrésoluàattendresanshâteniprécipitation,fût-cejusqu’àlafindessiècles.

Ilcommençaparlecommencement.Ilseprésentasansprévenirdanslebureaudel’oncleLéonXII,présidentetdirecteurgénéraldelaCompagniefluvialedesCaraïbes,etluimanifestasadécisiondesesoumettre à ses desseins. L’oncle lui en voulait de la façon dont il avait dédaigné ce bon emploi detélégraphisteàVilladeLeyva,maisilselaissagagnerparsapropreconvictionquelesêtreshumainsnenaissentpasunefoispourtoutesàl’heureoùleurmèreleurdonnelejour,maisquelavielesobligedenouveauetbiensouventàaccoucherd’eux-mêmes.Enoutre, laveuvedeson frèreétaitmorte l’annéeprécédente, la rancune toujours aussi vivemais sans héritiers. De sorte qu’il procura l’emploi à sonvagabonddeneveu.

C’étaitunedécisionquicaractérisaitl’oncleLéonXIILoayza.Sousl’écorcedutrafiquantsansâmesecachaitunespritgénialetfantasquequipouvaittoutaussibienfairejaillirunesourcedelimonadedansle désert de La Guajira qu’inonder de larmes une procession d’enterrement de première classe enchantantd’unevoixdéchiranteInquestatombaoscura.Avecsescheveuxfrisésetsalippedefaune,nelui manquaient que la lyre et la couronne de lauriers pour être identique au Néron incendiaire de lamythologie chrétienne. Il consacrait ses heures de liberté à enrichir son répertoire lyrique, entrel’administrationdesesnaviresdécrépitsencoreàflotparpuredistractiondelafatalitéetlesproblèmesde jour en jour plus critiques de la navigation fluviale. Rien ne lui plaisait plus que chanter auxenterrements. Il avait une voix de galérien, dépourvue de toute rigueur mais capable de registresimpressionnants.Quelqu’unluiavaitracontéqu’EnricoCarusopouvaitbriserunvaseenmillemorceauxgrâceauseulpouvoirdesavoix,etpendantdesannéesilavaittentédel’imiter,mêmeaveclesvitresdesfenêtres. De leurs voyages autour du monde ses amis lui rapportaient les vases les plus fins, etorganisaientdesfêtespourqu’ilpûtenfinréalisersonrêve.Iln’yparvintjamais.Toutefois,aufonddecetonnerre, il y avait une petite lueur de tendresse qui fendait le cœur de son auditoire comme le grandCarusolesamphoresdecristal,etc’estpourquoiauxenterrementsonlevénéraittant.Àl’exceptiond’unseul où, comme il avait eu la bonne idée de chanterWhenwake up inGlory,un chant funèbre de laLouisiane, émouvant et beau, l’aumônier lui demanda de se taire car il ne pouvait supporter pluslongtempscetteintrusionluthériennedanssonéglise.

Ainsi,degrandsairsd’opérasensérénadesnapolitaines,sontalentdecréateuretsoninvincibleespritd’entreprisefirentdeluilemaîtredelanavigationfluviale,àl’époqueoùcelle-ciconnutsaplusgrandesplendeur. Il était parti de rien, comme ses deux frères morts, et tous trois étaient arrivés là où ilsl’avaientvouluendépitdudéshonneurd’êtredesenfantsnaturelsqu’aggravaitlefaitdenejamaisavoirété reconnus. Ils étaient la fine fleurdecequ’onappelait alors l’«aristocratiedecomptoir»,dont lesanctuaire était le club du Commerce. Cependant, même lorsqu’il eut les moyens de vivre commel’empereur romain auquel il ressemblait, l’oncle Léon XII, par commodité pour son travail, continuad’habiterdanslavieillevilleavecsafemmeetsestroisenfants,etconservaunmodedeviesiaustère,dansunemaisonàcepointrudimentaire,qu’ilnesedébarrassajamaisdesoninjusteréputationd’avare.

Mais son seul luxe était plus sommaire encore : unemaison au bord de lamer, à deux lieues de sesbureaux,sansautresmeublesquesixtabourets,unpotàeauetunhamacsurlaterrassepoursereposerledimancheetpenser.Nulneledéfinissaitmieuxquelui-mêmelorsquequelqu’unl’accusaitd’êtreriche.

«Riche,non,disait-il.Jesuisunpauvreavecdel’argent,cequin’estpaslamêmechose.»Cette curieusemanière d’être, qu’un jour quelqu’un dans un discours célébra comme une démence

lucide,luipermitdevoirsur-le-champcequenulnevitjamaisniavantniaprèschezFlorentinoAriza.Le jourmêmeoù,avec sonair lugubreet sesvingt-septans inutiles, celui-ci seprésentaà sonbureaupoursolliciterunemploi,illemitàl’épreuvedeladuretéd’unrégimemilitairecapabledefaireplierleplustéméraire.Maisilneréussitpasàl’intimider.Enfait,l’oncleLéonXIInesoupçonnajamaisquelarésistance de son neveu provenait non de la nécessité de survivre ni de la tête de pioche qu’il avaithéritéedesonpère,maisd’uneambitionamoureusequenullecontrariétédanscemondenidansl’autrenepourraitjamaisébranler.

Lespremièresannéesfurentlesplusdures,lorsqu’onlenommacommisauxécrituresdeladirectiongénérale,unmétierquisemblaitpourtantavoirétécrééàsamesure.LotarioThugut,ancienprofesseurdemusique de l’oncle Léon XII, avait conseillé à ce dernier de nommer son neveu, consommateurinfatigabledelittératureengrosetplussouventdelapirequedelabonne,àunpostedescribouillard.L’oncleLéonXIInetintpascomptedesremarquesquantàlamauvaisequalitédeslecturesdesonneveu,carLotarioThugutdisaitaussideluiqu’ilavaitétésonpireélèvedechant,etcependantilfaisaitpleurerjusqu’auxpierrestombalesdescimetières.Entoutcas,l’Allemandavaitraison,maissurcequineseraitjamaisvenuàl’idéedel’oncleLéonXII,àsavoirqueFlorentinoArizaécrivaitn’importequoiavecunepassion telle que même les documents officiels paraissaient des lettres d’amour. Les formulairesd’embarquement avaient des rimes, bien qu’il s’efforçât de les éviter, et les lettres commerciales deroutine possédaient un souffle lyrique qui leur enlevait toute autorité. L’oncle en personne fit un jourirruptiondanssonbureauavecunpaquetdecorrespondancequ’iln’avaitpaseulecouragedesignerdesamain,etluioffritladernièrechancedesauversonâme.

«Situn’espascapabled’écrireunelettrecommerciale,tuirasauportramasserlesordures»,luidit-il.

FlorentinoArizarelevaledéfi.Ilapprit,dansunsuprêmeeffort,lasimplicitédelaprosemercantile,imitantlesmodèlesdesarchivesnotarialesavecautantd’applicationqu’autrefoislespoètesàlamode.C’était l’époqueoù ilpassait sesheuresde loisirsdevant laportedesÉcrivains, aidant les amoureuxsansplumeàécrireleursbilletsparfumés,afindesoulagersoncœurdetouslesmotsd’amourinutilisésdans lesdossiersdedouane.Maisauboutdesixmois,endépitde toutesses tentatives, iln’avaitpasréussià tordrelecouàcecygneobstiné.Desortequelorsquel’oncleLéonXII leréprimandapourladeuxièmefois,ilrenditlesarmesnonsansunecertainesuperbe.

«Seull’amourm’intéresse,dit-il.—L’ennui,réponditsononcle,c’estquesansnavigationfluviale,iln’yapasd’amour.»Ilmitàexécutionsamenacedel’envoyerramasserlesorduressurleport,maisluidonnasaparole

d’honneurqu’il lui feraitgravirunàun leséchelonsdesesservices jusqu’àcequ’il trouvâtsaplace.Ainsi en alla-t-il. Aucun travail n’eut raison de lui, aussi dur et humiliant fût-il, pas plus que ne ledémoralisa son salaire de misère, et pas un instant il ne perdit sa sérénité essentielle devant lesinsolencesdesessupérieurs.Maisilnefutpasinnocentpourautant:quiconquesemettaitentraversdesaroutesouffraitlesconséquencesd’unedéterminationdévastatriceetcapabledetout,tapiederrièreuneapparencedelaissé-pour-compte.Ainsiquel’oncleLéonXIIl’avaitprévuetsouhaitéafinquenulsecretdel’entrepriseneluidemeurâtinconnu,iloccupatouteslesfonctionsentrenteansdeconsécrationetdeténacité à toute épreuve. Il les exerça toutes avec une admirable capacité, étudiant chaque fil de cemystérieuxourdissoirquiavaittantàvoiraveclesmétiersdelapoésie,maissansobtenirlamédaillede

guerrequ’ildésiraitleplus:écrireuneseulelettrecommercialeacceptable.Sanslevouloir,sansmêmelesavoir,saviefutlapreuvequesonpèreavaitraison,quiavaitrépétéjusqu’àsonderniersoufflequenuln’avaitplusdesenspratiqueetqu’iln’yavait tailleurdepierreplusentêténigérantpluslucideetplusdangereuxqu’unpoète.C’étaitdumoinscequeluiracontaitl’oncleLéonXIIquiavaitcoutumedeluiparlerlorsquesoncœurétaitoisif,luidonnantdesonpèreuneidéeplusprochedecelled’unrêveurqued’unhommed’entreprise.

IlracontaitquePieVLoayzafaisaitusagedesbureauxpluspourleplaisirquepourletravailetqu’ilsedébrouillait toujourspourfilerdechez lui ledimanchesousprétextede l’arrivéeoududépartd’unbateau.Plusencore:ilavaitfaitinstallerdanslacourdesentrepôtsunechaudièreinutilisableavecunesirène à vapeur que quelqu’un faisait hurler en code de navigation lorsque sa femme était dans lesparages.D’aprèssescalculs,l’oncleLéonXIIétaitpersuadéqueFlorentinoArizaavaitétéconçusurlatabledequelquebureaumalferméunaprès-mididechaleurdominicaletandisquel’épousedesonpèreentendaitdechezellelesadieuxd’unnavireenpartancepournullepart.Lorsqu’elledécouvritlepotauxroses,ilétaittroptardpourfairepayerl’infamieàsonépouxcarcelui-ciétaitmort.Elleluisurvécutdenombreuses années, brisée par l’amertume de ne pas avoir eu d’enfant et demandant àDieu dans sesprièressamalédictionéternellepourlebâtard.

L’imagedesonpèreplongeaitFlorentinoArizadanslaconfusion.Samèreparlaitdeluicommed’ungrandhommedépourvudevocationcommerciale,quis’étaitenlisédanslecommercefluvialparcequesonfrèreaînéavaitétéunprochecollaborateurducommodoreallemandJuanB.Elbers,précurseurdelanavigationsur le fleuve. Ilsétaient lesfilsnaturelsd’unemêmemère,cuisinièredesonmétier,qui lesavaitengendrésavecdeshommesdifférents,et ilsportaientsonnomet leprénomd’unpapechoisiauhasard dans le canon, sauf l’oncle Léon XII à qui elle avait donné le nom du pape régnant à Romelorsqu’ilétaitné.Florentinoétait leurgrand-pèrematernelà tous,et sonprénométaitparvenu, sautantpar-dessustouteunegénérationdesouverainspontifes,jusqu’aufilsdeTránsitoAriza.

Florentinogardatoujoursavecluiuncahierauxpagesornéesdedessinsdecœursblessés,danslequelsonpèreécrivaitdespoèmesd’amour,certainsinspirésparTránsitoAriza.Deuxchosesl’avaientfrappé.L’une,lapersonnalitédel’écrituredesonpère,identiqueàlasienne,bienqu’ill’eûtchoisieentretoutesdansunmanuelpourêtrecellequiluiplaisaitleplus.L’autre,d’ytrouverunephrasequ’ilcroyaitsienneet que sonpère avait écrite bien avant sanaissance :J’aimal nondemourirmais de ne pasmourird’amour.

Ilavaitvuaussisesdeuxseulsportraits.L’unprisàSantaFe,trèsjeune,àl’âgequ’ilavaitlui-mêmelorsqu’il l’avaitvupour lapremière fois, avecunpar-dessusdans lequel il était commedans lapeaud’unours,appuyéaupiédestald’unestatuedontilnerestaitquelesguêtresmutilées.Lepetitgarçonàcôtédelui,avecunecasquettedecapitainedenavire,étaitl’oncleLéonXII.L’autrephotomontraitsonpèreavecungroupedeguerrierspendantDieusaitlaquelledenosinnombrablesguerres;iltenaitlefusillepluslongetportaitdesmoustachesdontl’odeurdepoudrepassaitàtraverslaphoto.Ilétaitlibéraletfranc-maçon, comme ses autres frères, et cependant avait voulu que son fils entrât au séminaire.FlorentinoArizanevoyaitpas la ressemblancequ’on leurattribuait,maisd’après l’oncleLéonXIIonreprochaitaussiàPieVlelyrismedesesdocuments.Entoutcassurlesphotosilneluiressemblaitpasetsessouvenirsneconcordaientniavecleportraittransfiguréparl’amourqu’enfaisaitsamère,niavecceluiquebarbouillaitdesacruautécourtoisel’oncleLéonXII.Cetteressemblance,FlorentinoArizaneladécouvritquebiendesannéesplustard,unjourqu’ilsecoiffaitdevantsonmiroir,etilcompritalorsquelorsqu’unhommecommenceàressembleràsonpèrec’estqu’ilcommenceàvieillir.

Iln’avaitaucunsouvenirdeluiruedesFenêtres.Ilcroyaitsavoirqu’àuneépoqueilyavaitdormi,toutaudébutdesesamoursavecTránsitoAriza,maisqu’iln’yétaitpasrevenuaprèssanaissance.L’actedebaptêmefutpendantdenombreusesannéesnotre seuldocumentd’identificationvalable,etceluide

Florentino Ariza, consigné à la paroisse de Saint-Turibe, disait qu’il était le fils naturel d’une fillenaturellecélibatairenomméeTránsitoAriza.Lenomdesonpèren’yfiguraitpasbienquejusqu’aujourdesamortileûtpourvuensecretauxbesoinsdesonfils.CettesituationsocialefermaàFlorentinoArizalesportesduséminaire,maiselleluipermitd’échapperauservicemilitaireàl’époquelaplussanglantedenosguerres,parcequ’ilétaitlefilsuniqued’unefillemère.

Tous les vendredis, après l’école, il s’asseyait devant les bureaux de la Compagnie fluviale desCaraïbes,regardantunlivred’animauxillustré,tantdefoisluetreluqu’iltombaitenmorceaux.Sonpèreentraitsans le regarder,vêtude la redingotededrapqueTránsitoArizaretouchaplus tardpour lui,etavecunvisageidentiqueàceluidusaintJeanl’Évangélistequ’onvoyaitsurlesautels.Lorsqu’ilsortait,au bout de plusieurs heures, en prenant bien soin que personne ne le vît, pasmême son cocher, il luidonnaitl’argentdelasemaine.Ilsneseparlaientpas,d’abordparcequesonpèren’enmanifestaitpasl’intention,ensuiteparcequ’ilétaitterrorisé.Unjour,aprèsuneattentepluslonguequedecoutume,sonpèreluitenditlespiècesetluidit:

«Tenez,etnerevenezjamaisplus.»Cefutladernièrefoisqu’illevit.Maisplustardilsutquel’oncleLéonXII,quiavaitenvirondixans

demoinsque lui,continuadeporter l’argentàTránsitoArizaet s’occupade lui lorsquePieVmourutd’unecoliquemalsoignée,sansrienlaisserparécritetsansavoireuletempsdeprendreaucunemesureenfaveurdesonfilsunique:unenfantdesrues.

Le drame de Florentino Ariza tant qu’il fut commis aux écritures de la Compagnie fluviale desCaraïbesétaitqu’ilnepouvaitsedéfairedesonlyrismecarilnecessaitdepenseràFerminaDaza,etqu’iln’avaitjamaisapprisàécriresanspenseràelle.Plustard,lorsqu’onlepromutàd’autresfonctions,ildébordaitd’amouraupointdenesavoirqu’enfaire,etill’offraitauxamoureuxsansplumeenécrivantàleurplacedeslettresd’amourgratuitesdevantlaportedesÉcrivains.C’estlàqu’ilserendaitaprèssontravail.Ilôtaitsaredingoteavecdesgestesparcimonieux,l’accrochaitaudossierdesachaise,enfilaitdesmanchettesde lustrineafindenepassalir lesmanchesdesachemise,déboutonnait songiletpourmieuxpenser,etquelquefoisjusqu’àuneheuretardivedelanuitredonnaitespoirauxinfortunésgrâceàdeslettresensorcelantes.Detempsentempsiltombaitsurunepauvrefemmequiavaitunproblèmeavecson fils, ou sur un ancien combattant qui insistait pour réclamer le paiement de sa pension, ou surquelqu’unquel’onavaitvoléetquivoulaitporterplaintecontrelegouvernement,maisendépitdesesefforts il ne pouvait les satisfaire car il ne parvenait à être convaincant que dans ses missivesamoureuses. Iln’interrogeaitmêmepas lesnouveauxclients car il lui suffisaitde les regarderdans leblancdesyeuxpourprendreenchargeleurétat,etilécrivaitdespagesetdespagesd’amourdébridéaumoyendelaformuleinfailliblequiconsistaitàécrireenpensantàFerminaDazaetàelleseule.Auboutdupremiermoisildutétablirunelisted’attenteafinquel’impatiencedesamoureuxneledébordâtpas.

Lesouvenirleplusagréablequ’ilgardadecetteépoquefutceluid’unejeunefilletrèstimide,presqueuneenfant,qui luidemandaentremblantd’écrireuneréponseàunelettrequ’ellevenaitderecevoiretqueFlorentinoreconnutpourl’avoirécritelaveille.Ilyréponditdansunstyledifférent,selonl’émotionet l’âge de la jeune fille, et avec une écriture qui ressemblait à la sienne car il savait en utiliser unedifférentepourchaquecas.Ill’écrivitenimaginantcequeFerminaDazaeûtrépondusiellel’avaitaimécommecettecréaturedésemparéeaimaitsonprétendant.Deuxjoursplustard,ildut,biensûr,écrirelaréponse du fiancé avec la calligraphie, le style et la forme d’amour qu’il lui avait attribués dans lapremièrelettreetilfinitainsiparengagerunecorrespondancefébrileaveclui-même.Auboutd’unmoisàpeine,ilsvinrentchacundeleurcôtéleremercierdecequelui-mêmeavaitproposédanslalettredufiancéetacceptéavecdévotiondanscelledelajeunefille:ilsallaientsemarier.

Ce n’est qu’à la naissance de leur premier enfant qu’ils s’aperçurent, au cours d’une conversationfortuite,queleurslettresavaientétéécritesparlemêmeécrivainpublic,etpourlapremièrefoisilsse

rendirentensembleàlaportedesÉcrivainsetluidemandèrentd’êtreleparraindubébé.FlorentinoArizafut si content du résultat pratique de ses rêves qu’il prit le temps qu’il n’avait pas pour écrire unSecrétaire des amoureux plus poétique et plus complet que celui qu’on vendait jusqu’alors sous lesarcades à vingt centimes l’exemplaire et que lamoitié de la ville connaissait par cœur. Il classa lessituationsimaginablesdanslesquellesFerminaDazaetluiauraientpusetrouveretpourchacuned’ellesilécrivitautantdemodèlesqu’illuisemblaityavoird’éventualitésd’uncôtéetd’autre.Àlafin,ilseretrouvaavecunmillierde lettresen trois tomesaussiépaisque ledictionnairedeCovarrubias,maisaucun imprimeur en ville ne prit le risque de les publier, et elles finirent dans un des greniers de lamaison,mêléesàdespaperassesd’autrefois, carTránsitoArizaavait refusédedéterrer sesamphorespour gaspiller les économies de toute sa vie dans une folie éditoriale. Des années plus tard, lorsqueFlorentinodisposademoyens suffisantspourpublier son livre, force lui fut d’admettreque les lettresd’amouravaientpassédemode.

Alorsqu’il faisait sespremières armesà laCompagnie fluvialedesCaraïbes et écrivaitgratisdeslettresà laportedesÉcrivains,sesamisdejeunesseacquirent lacertitudequ’ilsétaiententraindeleperdrepeuàpeuetsansespoirderetour.C’étaitvrai.Lorsqu’ilétaitrevenudesonvoyagesurlefleuve,ilfréquentaitencorecertainsd’entreeuxdansl’espoird’atténuerlessouvenirsdeFerminaDaza,iljouaitaubillardaveceux,allaitauxbalsdusamedi,quifurentaussisesderniers,seprêtaitauhasardd’êtretiréausortpar les jeunes filles, seprêtaità toutcequi lui semblaitbonpour redevenircequ’ilavaitété.Puis, lorsque l’oncle Léon XII l’engagea comme employé, il se mit à jouer aux dominos au club duCommerceavecsescamaradesdebureau,etceux-cicommencèrentàleconsidérercommeundesleurslorsqu’il ne parla plus que de l’entreprise de navigation, la désignant non par son nommais par sesinitiales : la C.F.C. Il changeamême sa façon demanger.Alors qu’à table il s’était jusque-làmontréindifférentetirrégulier,ildevintméthodiqueetaustèreetlerestajusqu’àlafindesesjours:unegrandetassedecafénoiraupetitdéjeuner,unetranchedepoissonbouilliavecdurizblancaudéjeuner,unetassedecaféaulaitavecunmorceaudefromageavantd’allersecoucher.Ilbuvaitducafénoiràtouteheure,entoutlieuetentoutecirconstance,parfoisjusqu’àtrentetassesparjour:unbreuvagepareilàdupétrolebrutqu’ilpréféraitpréparerlui-mêmeetavaittoujoursàportéedelamaindansunethermos.Ilétaitunautrehomme,endépitdesafermevolontéetdeseseffortsanxieuxpourcontinuerd’êtreceluiqu’ilavaitétéavantlefauxpasmorteldel’amour.

Envérité,ilnedevaitplusjamaisl’être.ReprendreFerminaDazafutl’uniquedesseindesavie,etilétait à ce point convaincu d’y parvenir tôt ou tard qu’il persuada Tránsito Ariza d’entreprendre larestaurationdelamaisonafinqu’ellefûtenétatdelarecevoiraumomentmêmeoùlemiracleauraitlieu.Àl’inversedesaréactionàlapropositiond’éditerleSecrétairedesamoureux,TránsitoArizaallacettefois très loin : elle acheta comptant la maison et entreprit de la rénover tout entière. Ils firent de lachambreàcoucherunsalonderéception,construisirentàl’étageunechambrepourlesépouxetuneautrepourlesenfantsqu’ilsauraient,toutesdeuxspacieusesetclaires,etl’anciennefactoreriedetabacdevintungrandjardinplantédetoutessortesderosesauxquellesFlorentinoArizaenpersonneconsacraitsesloisirsmatinaux.Seuledemeuraintact,commeuntémoignagedegratitudeenverslepassé,lelocaldelamercerie.L’arrière-boutiqueoùdormaitFlorentinoAriza resta telle qu’elle avait toujours été, avec lehamacsuspenduetlagrandetableàécrireencombréedelivresendésordre,etils’installaàl’étagedanslachambredestinéeàêtrelachambreconjugale.C’étaitlaplusgrandeetlaplusfraîchedelamaisonetelleavaituneterrasseintérieureoùilfaisaitbondemeurerlesoiràcausedelabrisedemeretduparfumdesroses,maisc’étaitaussicellequiconvenait lemieuxàlarigueurdetrappistedeFlorentinoAriza.Lesmursétaientlissesetrêches,passésàlachaux,etiln’yavaitpourtoutmobilierqu’unlitdeforçat,unepetitetabledechevetavecunebougieplantéedanslegoulotd’unebouteille,unevieillearmoireetunlave-mainsavecsacuvetteetsonbroc.

Les travauxdurèrentpresque troisansetcoïncidèrentavecune renaissancemomentanéede lavilledue à l’essor de la navigation fluviale et du commerce de passage, facteurs qui avaient nourri sasplendeuràl’époquecolonialeetavaientfaitd’elledurantplusdedeuxsiècleslaportedel’Amérique.Maiscefutaussil’époqueoùTránsitoArizamanifestalespremierssymptômesdesamaladieincurable.Sesclientesde toujoursvenaientà lamerceriechaque jourplusvieilles,pluspâlesetplusfurtives,etbien qu’elle eût traité avec elles la moitié de sa vie, elle ne les reconnaissait pas ou confondait lesaffairesdel’uneaveclesaffairesdel’autre.Cequiétaittrèsgravedansuncommercecommecelui-cioùl’onnesignaitaucunpapierpourprotégerl’honneur, lesiencommeceluid’autrui,etoùlaparoleétaitdonnéeet acceptéecommegarantie suffisante.Audébut, il semblaqu’elledevenait sourde,mais il futviteévidentquec’étaitsamémoirequ’elleperdaitgoutteàgoutte.Desortequ’ellefermasaboutiquedeprêtssurgages,etaprèsqu’elleeutterminéetmeublélamaisongrâceautrésordesamphores,illuirestaencore,parmilesplusprécieuxdelaville,beaucoupdebijouxanciensqueleurspropriétairesn’avaientpaseulesmoyensderacheter.

FlorentinoArizadevaits’occuperde tropdechosesà la foismais ileut toujoursàcœurderendreprospèressesnégocesdechasseurfurtif.AprèssonexpériencevagabondeaveclaveuveNazaretquiluiavaitouvertlechemindesamoursdesrues,ilcontinuaàchasserpendantplusieursannéesd’orphelinespetitesoisellesdenuit,dansl’illusiondesoulagersonmaldeFerminaDaza.Plustardiln’auraitpudiresicetespoirétaitbesoindeconscienceousimpleviceducorps.Ilallaitdemoinsenmoinsàl’hôteldepasse,d’abordparcequesesintérêtss’étaientengagéssurd’autresvoies,ensuiteparcequ’iln’aimaitpasqu’on le vît mêlé à des aventures autres que celles très chastes et très domestiques qu’on lui avaitconnues jusqu’alors. Toutefois, lors de trois cas d’urgence, il utilisa un recours facile datant d’uneépoque qu’il n’avait pas connue : il déguisa en homme ses amies effrayées d’être reconnues, et ilsentrèrentensembledansl’hôtelavecdesalluresdenoceursnoctambules.Ilyeutbienquelqu’unpourserendrecompte,aumoinsendeuxoccasions,queluietsoncompagnonnesedirigeaientpasverslebarmaisallaientdroitaulit,etlaréputationdéjàbienébranléedeFlorentinoDazareçutalorssoncoupdegrâce.Puisilcessad’yalleretlestrèsraresfoisoùils’yrenditfurentnonpourcomblersesretardsmaispouraucontrairechercherunrefugeoùsereposerdesesexcès.

Cen’étaitpaspeudire.Àpeineavait-ilquittélebureau,verscinqheuresdel’après-midi,qu’ils’enallaitpicoreraupetitbonheurcommeuncoqdebasse-cour.Ilracolaitdesservantesdanslesparcs,desnégressessurlemarché,desfillesvenuesdesAndessurlesplages,desgringas sur lesbateauxdeLaNouvelle-Orléans.Illesemmenaitsurlesquaisoùlamoitiédelavillefaisaitdemêmelesoleilàpeinecouché, il lesemmenaitoùilpouvaitetparfoisoùilnepouvaitpas,carbiensouvent il luiarrivaitdedevoirsemettreentoutehâtesousunporcheobscuretfairecequ’ilpouvaitcommeillepouvaitderrièreleportail.

La tourduphare fut toujoursun refugebienheureuxqu’au seuilde lavieillesse,n’ayantplus rienàrésoudre,ilévoquaitavecnostalgiecommeunbonendroitpourêtreheureux,surtoutlanuit,etilpensaitalors qu’unpeude ses amours d’antanparvenait auxmarins avec chaque scintillement.De sorte qu’ilcontinuad’aller là-basplutôtqu’ailleurs, accueillipar sonami legardienqui, enchanté,prenaitunairidiot,marquedediscrétion laplus sûrepour lesoisellesapeurées.Enbas,dans lamaisonaccoléeautonnerredesvaguesquisebrisaientcontrelesescarpements,l’amourétaitplusintenseparcequ’ilavaitquelquechosed’unnaufrage.Maisaprèslapremièrenuit,FlorentinoArizapréféraitlatourdelumièred’où l’on apercevait la ville tout entière ainsi que le sillage lumineux des pêcheurs sur lamer et lesmaraislointains.

Decetteépoquedataientsesthéories,plutôtsimplistes,surlerapportentrelephysiquedesfemmesetleursdonspourl’amour.Ilseméfiaitdutypesensuel,decellesquisemblaientcapablesd’avalertoutcruun caïman mais étaient, au lit, les plus passives. Son type était à l’opposé : de petites grenouilles

pâlichonnes sur lesquellesnulneprenait lapeinede se retournerdans la rue,qui semblaient seviderquand on les déshabillait et dont le crissement des os au premier contact faisait peine mais qui,cependant, pouvaient laisser le gaillard le plus hâbleur bon à jeter à la poubelle. Il avait noté cesobservationshâtivesdansl’intentiond’écrireunsupplémentpratiqueauSecrétairedesamoureux,maisleprojetconnut lemêmesortque leprécédentaprèsqu’AusenciaSantander,avecsasagessedevieuxchien,l’eutarrêtétoutnet,retournéàl’endroitetàl’envers,montéetdescendu,remisaumondecommeaupremierjour,euttailléenpiècessesvirtuositésthéoriquesetluieutenseignélaseulechosequ’illuifallaitapprendreenamour:qu’onnepeutenseignerlavie.

Ausencia Santander avait étémariée dans les règles pendant vingt ans, et il lui en était resté troisenfantsquis’etaientàleurtourmariésetavaienteudesenfants,desortequ’ellesevantaitd’êtreaulitlameilleuregrand-mèredelaville.Onnesutjamaissielleavaitquittésonmariousic’étaitluiquil’avaitquittée,ousitouslesdeuxs’étaientquittésenmêmetempslorsqu’ilétaitpartivivreavecsamaîtressedetoujours,etqu’elles’étaitsentielibrederecevoir,enpleinjouretparlagrandeporte,uncapitainedenavire fluvial,Rosendo de laRosa, qu’elle avait accueilli de nombreuses fois la nuit par la porte dederrière.Cefutluiqui,sansréfléchir,amenaFlorentinoAriza.

Il l’invita à déjeuner. Il apporta une dame-jeanne d’eau-de-vie et les meilleurs ingrédients pourpréparerunpot-au-feuépique,commeonnepouvaitenfairequ’avecdespoulesfermières,delaviandeauxostendres,duporcdefumieretdeslégumesdesvillagesriverains.Cependant,FlorentinoArizanefutpasd’embléetantséduitparl’excellencedelacuisineouparl’exubérancedelamaîtressedemaisonqueparlabeautédesademeure.Ilaimaitpourelle-mêmecettemaisonlumineuseetfraîche,avecquatregrandesfenêtresdonnantsurlameret,derrière,unevuecomplètedelavieilleville.Ilaimaitlenombreetlasplendeurdesobjetsquidonnaientausalonunaspectàlafoisdésordonnéetrigoureux,avectoutessortes de délicatesses artisanales que le capitaineRosendo de laRosa avait peu à peu rapportées dechaquevoyage,jusqu’àcequ’ilnerestâtplusdeplacepourrien.Surlaterrasseenborddemer,deboutsur sonperchoirpersonnel, ilyavaituncacatoèsdeMalaisieavecunplumaged’une invraisemblableblancheur et une tranquillité pensive qui donnait beaucoup à réfléchir : l’animal le plus beau queFlorentinoArizaeûtjamaisvu.

Le capitaineRosendo de laRosa s’enthousiasma de l’enthousiasme de son invité et lui raconta endétailsl’histoiredechaquechose.Toutenparlant,ilbuvaitdel’eau-de-vie,àpetitesgorgéesmaissanstrêve.Ilsemblaitencimentarmé :énorme,avecdespoilssur tout lecorpssaufsur la tête,unegrossemoustacheenbrosse,unevoixdecabestanquin’appartenaitqu’àluietunegentillesseexquise.Maisiln’yavaitcorpsquipûtrésisteràsamanièredeboire.Avantmêmedesemettreàtable,ilavaitvidélamoitiédeladame-jeanneetils’écroularaidesurleplateaudeverresetdebouteilles,dansunlentfracasdedémolition.AusenciaSantanderdutdemanderl’aidedeFlorentinoArizapourtraînerjusqu’aulitsoncorps inerte debaleine échouée et le déshabiller dans son sommeil.Puis, dansun éclair d’inspirationdontilsremercièrenttousdeuxlaconjonctiondeleursastres,ilssedévêtirentdanslapièced’àcôtésanss’êtreconcertés,sansmêmel’avoirsuggéré,etilscontinuèrentdesedévêtirpendantseptanschaquefoisqu’ilslepurent,lorsquelecapitaineétaitenvoyage.Iln’yavaitaucunrisquedesurprisecarcedernieravait, comme toutbonmarin, lacoutumed’annoncer sonentréeauportparuncoupdecorne,mêmeàl’aube, d’abord trois longs bramements pour sa femme et ses neuf enfants, puis deux, entrecoupés etmélancoliques,poursamaîtresse.

AusenciaSantanderavaitpresquecinquanteanset lesparaissait,maiselleavaitaussiun instinctsipersonneldel’amourqu’iln’yavaitdethéorieartisanaleouscientifiquecapabledelefreiner.FlorentinoAriza savait,grâceaux itinérairesdesbateaux,quand ilpouvait lui rendrevisiteet ilyallait toujourssans prévenir, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et pas une seule fois elle n’omit del’attendre.Elleluiouvraitlaportetellequesamèrel’avaitélevéejusqu’àl’âgedeseptans,nuecomme

unvermaisavecunruband’organdidans lescheveux.Ellene l’autorisaità faireunpasque lorsqu’ilavaitôtésesvêtementscarelleavaittoujourspenséqu’unhommehabillédansunemaisonportemalheur.C’étaitunmotifconstantdediscordeaveclecapitaineRosendodelaRosacar,superstitieux,ilcroyaitquefumertoutnuétaitdemauvaisaugureetpréféraitquelquefoisretarderl’amourplutôtqued’éteindresoninfailliblecigarecubain.FlorentinoAriza,enrevanche,était trèsportésurlesenchantementsdelanudité,etelleledéshabillaitavecunedélectationcertainelaporteaussitôtfermée,sansmêmeluilaisserletempsdeluidirebonjournid’enleversonchapeauetseslunettes,luidonnantetselaissantdonnerdesgrapillonsdebaiserset ledéboutonnantduhautenbas,d’abord lesboutonsde labraguette,unparunaprèschaquebaiser,ensuitelaboucledelaceinture,legiletetlachemise,jusqu’àcequ’ilressemblâtàunpoissonfrétillantéventréduhautenbas.Puiselle lefaisaitasseoirdanslesalonet luienlevaitsesbottes,baissaitsonpantalonàhauteurdescuissespourleluiôterenmêmetempsquesescaleçonslongsjusqu’auxchevilles,etpourfinirdégrafaitlesfixe-chaussettesautourdesmolletsetlelaissaitpiedsnus.Florentino cessait alors de l’embrasser et de se laisser embrasser pour faire la seule chose qu’il luiincombaitdefairedanscettecérémonieponctuelle : il sortait samontredegoussetde lapochedesongilet,déchaussaitseslunettesetlesmettaitensembledanssesbottespourêtresûrdenepaslesoublier.Ilprenaittoujourscetteprécautionetjamaisn’ymanquaitlorsqu’ilsedéshabillaitdanslamaisond’autrui.

Àpeineavait-ilterminéqu’elleluisautaitdessussansluidonnerletempsderien,surlesofaoùellevenaitdeledévêtiret,detempsàautre,surlelit.Elleleplaçaitsouselleets’emparaitdeluitoutentierpour elle tout entière, repliée sur elle-même, tâtonnant les yeux fermés dans sa complète obscuritéintérieure,avançantde-cide-là,corrigeantsoninvisibleroute,essayantuneautrevoieplusintense,uneautrefaçondemarchersansnaufragerdanslemarécagemucilagineuxquicoulaitdesonventre,faisantlesquestionset les réponsesdans son jargonnatal avecunbourdonnementd’abeille–oùétait ce trucdanslesténèbresqu’elleseuleconnaissaitetpourelleseuledésirait–,jusqu’àsuccombersansl’attendreet s’écrouler solitaire au fond de son abîme avec une explosion réjouie de victoire totale qui faisaittremblerlemonde.FlorentinoArizaétaitépuisé,incomplet,flottantdanslaflaquedeleursueuraveclesentimentden’êtrequ’uninstrumentdejouissance.Ildisait:«Tumetraitescommesijen’étaisqu’undeplus.»Elleéclataitd’unriredefemellelibreetrépondait:«Aucontraire,commesitun’étaisqu’undemoins.»Car il avait l’impressionqu’elle s’emparaitde toutavecunevoracitémesquine, et ilpartait,l’orgueilchaviré,décidéàneplusrevenir.Maisilseréveillaitsoudainsansraisonaumilieudelanuitavec la terrible lucidité de sa solitude, et le souvenir de l’amour renfermé d’Ausencia Santander serévélaitàluitelqu’ilétait:unpiègedebonheurdontilavaithorreurmaisqu’enmêmetempsildésirait,etauquelilluiétaitimpossibled’échapper.

Undimanchecommelesautres,deuxansaprèsavoirfaitsaconnaissance,aulieudeledéshabillerdèssonarrivée,elleluiôtaseslunettesafindemieuxl’embrasser,etFlorentinoArizasutainsiqu’elleavaitcommencéàl’aimer.Bienquedèslepremierjourilsefûtsentiàl’aisedanscettemaisonqu’ilaimaitcomme la sienne, chacune de ses visites ne durait jamais plus de deux heures, il n’était jamais restédormiretn’yavaitmangéqu’uneseulefoisparcequ’elleluienavaitfaitl’invitationformelle.Enfait,iln’y allait que pour faire ce qu’il allait y faire, lui apportait toujours comme unique cadeau une rosesolitaire,etildisparaissaitjusqu’àl’imprévisibleoccasionsuivante.Maisledimancheoùelleluiôtaseslunettespourl’embrasser,ilspassèrentl’après-midinusdansl’énormelitducapitaine,enpartieàcausedesongeste,enpartieparcequ’ilss’étaientendormisaprèss’êtreaimésdanslasérénité.Enseréveillantdesasieste,FlorentinoArizagardaitencorelesouvenirdescrisaigusducacatoèsdontletimbrestridentétaità l’opposédesabeauté.Mais le silenceétaitdiaphanedans lachaleurde l’après-midi,etpar lafenêtredelachambreonvoyaitleprofildelavieillevilletournantledosausoleil,sesdômesdorés,samer en flammes jusqu’à la Jamaïque.Ausencia Santander tendit unemain aventurière pour chercher àtâtons l’animal au repos,mais FlorentinoAriza la repoussa. Il dit : « Pasmaintenant : j’ai le curieuxsentimentqu’onnousregarde.»Elleaffoladenouveaulecacatoèsdesonrireheureux.Elledit:«Même

lafemmedeJonasn’avaleraitpasunecouleuvrepareille.»Ellenonplus,bienentendu,maiselleadmitquec’étaitunbonprétexteettousdeuxs’aimèrentunlongmomentsansrefairel’amour.Àcinqheures,lesoleilencorehautdansleciel,ellebondithorsdulit,nuejusqu’àl’éternité,sonruband’organdidanslescheveux,etallachercheràboiredanslacuisine.Maisàpeinesortiedelachambre,ellepoussauncrid’épouvante.

Ellenepouvaitlecroire.Leslustresétaientlesseulsobjetsquirestaientdanslamaison.Toutlereste,lesmeublessignés,lestapisindiens,lesstatues,lestapisseriesdesGobelins,lesinnombrablesbabiolesenpierresetenmétauxprécieux,toutcequiavaitfaitdesamaisonunedesplusagréablesetdesmieuxgarnies de la ville, tout, même le cacatoès sacré, tout s’était évaporé. On les avait emportés par laterrasseau-dessusdelamersansperturberleuramour.Seulsdemeuraientlessalonsdéserts,lesquatrefenêtresgrandesouvertesetungraffitipeintàlabrossesurlemurdufond:Voilààquoiconduisentlesparties de jambes en l’air. Le capitaine Rosendo de la Rosa ne comprit jamais pourquoi AusenciaSantandern’avaitpasportéplaintenitentéd’entrerencontactaveclestrafiquantsd’objetsvolés,etplusjamaisilnepermitquel’onparlâtdesonmalheur.

FlorentinoArizacontinuadeluirendrevisitedanslamaisonpilléedontlemobilierétaitréduitàtroistabourets en cuir que les voleurs avaient oubliés dans la cuisine, et à la chambre à coucher où ils setrouvaient.Maisillavoyaitmoinssouvent,nontantàcausedeladésolationdelamaison,commeellelecroyaitetleluidisait,quedunouveautramwayàmulesdudébutdusiècle,quifutpourluiunnidoriginaletprodigued’oisellesenliberté.Illeprenaitquatrefoisparjour,deuxfoispouralleraubureauetdeuxfoispourrevenirchezlui,ettandisqu’illisaitouleplussouventfeignaitdelire,illuiarrivaitparfoisdenouerdescontactspréliminairesàunrendez-vousultérieur.Plustard,lorsquel’oncleLéonXIImitàsadispositionunevoituretiréepardeuxpetitesmulesharnachéesd’orpareillesàcellesduprésidentRafaelNunez, il se souvenait du temps des tramways comme du plus fructueux de ses vagabondages debraconnier.Ilavaitraison:iln’yavaitpireennemidesamourssecrètesqu’unevoitureattendantdevantuneporte.Aupointquepresquetoujoursilladissimulaitchezluietfaisaitàpiedsesrondesdeprédateurafinquepasmême les tracesdes rouesnedemeurassentdans lapoussière.C’estpourquoi il évoquaitavecautantdenostalgie levieux tramway,avec sesmulesémaciéeset couvertesdegale, à l’intérieurduqueluncoupd’œilenbiaissuffisaitpoursavoiroùétait l’amour.Toutefois,parmi tantdesouvenirsattendrissants,ilneparvintjamaisàeffacerceluid’unepetiteoiselledésemparéedontilignoratoujourslenometaveclaquelleilpassaàpeineunesoiréefrénétiquequiavaitsufficependantàledégoûterpourlerestantdesesjoursdesdésordresinnocentsducarnaval.

Elleavaitattirésonattentiondansletramwayparlasérénitéaveclaquelleellevoyageaitaumilieudutumultede labambochepopulaire.Ellenedevaitpasavoirplusdevingtanset sonespritnesemblaitguèreoccupéparlecarnaval,àmoinsqu’ellenefûtdéguiséeenmalade:elleavaitunelonguechevelureclaireetlissetombantavecnaturelsursesépaules,etuneblousedetoileordinairesansaucunornement.Elleétaittoutàfaitétrangèreaufracasdesmusiquesdanslesrues,auxpoignéesdepoudrederiz,auxjetsd’anilinequ’on lançait sur lesvoyageursaupassagedu tramwaydont lesmules,pendantces troisjours de folie, étaient blanches de farine et portaient des chapeaux à fleurs. Profitant de la confusion,FlorentinoArizal’invitaàmangeruneglace,parcequ’ilnecroyaitpaspouvoirentirerbeaucoupplus.Elleleregardasansétonnementetdit:«J’accepteavecgrandplaisirmaisjevouspréviensquejesuisfolle.»Ilritdecetterepartieet l’emmenavoir ledéfilédecharsduhautdubalconduglacier.Puis ilenfila un déguisement qu’il avait loué et tous deux rejoignirent les bals de la place de la Douane ets’amusèrentcommedesfiancésquivenaientdenaîtrecar,dansletumultedelanuit,elleétaitpasséedel’indifférenceàl’extrêmeopposé:elledansaitcommeuneprofessionnelle,faisaitpreuved’imaginationetd’audace,etpossédaituncharmerenversant.

«Tunesaispasdansquellesaladetut’esmisavecmoi,criait-elle,maladederire,danslafièvreducarnaval.Jesuisunedesfollesdel’asile.»

PourFlorentinoAriza,cettenuitétaitunretourauxcandidesdébordementsdel’adolescence,lorsquel’amourn’avaitpasencoredécidédesonmalheur.Maisilsavait,plusàsesdépensqueparexpérience,qu’un bonheur aussi facile ne pouvait durer longtemps. Ainsi, avant que l’aube ne se levât, commetoujours après la remise des prix aux plus beaux déguisements, il proposa à la jeune fille d’allercontemplerleleverdujourenhautduphare.Elleacceptaavecjoiemais,dit-elle,aprèsladistributiondesprix.

FlorentinoArizaeuttoujourslacertitudequecetteattenteluiavaitsauvélavie.Eneffet,lajeunefillevenait de lui faire signe qu’ils pouvaient prendre le chemin du phare lorsque deux cerbères et uneinfirmièredel’asileduDivinPasteurseprécipitèrentsurelle.Ilslacherchaient,demêmequetouteslesforcesdel’ordre,depuistroisheuresdel’après-midi,heureàlaquelleelles’étaitéchappée.Elleavaitdécapitéungardien et en avait blessédeux autres avecunemachettevolée au jardinier, parcequ’ellevoulaitallerauxbalsducarnaval.Enfait, ilsn’avaientpas imaginéqu’ellepûtêtreentraindedanserdanslarueetlacroyaientcachéedansunedesnombreusesmaisonsqu’ilsavaientfouilléesdefondencomble,citernescomprises.

Ilnefutpasfaciledel’emmener.Ellesedéfenditàl’aidedeciseauxdecuisinequ’elleavaitcachésdans son corsage et il fallut six hommes pour lui passer la camisole de force tandis que la fouleagglutinéesurlaplacedelaDouaneapplaudissaitetsifflaitdejoie,prenantlacapturesanglantepourunedes farces carnavalesques.FlorentinoAriza en fut bouleversé et, à partir dumercredi desCendres, ilpassaparlarueduDivinPasteuravecuneboîtedechocolatsanglaispourelle.Ils’arrêtaitpourregarderles recluses lui lancer toutes sortes d’injures et d’éloges par les fenêtres, les attirait avec sa boîte dechocolatspourlecasoùlachanceeûtvouluqu’ellepassalatêteentrelesbarreauxdefer.Maisilnelavit jamais. Quelques mois plus tard, alors qu’il descendait du tramway à mules, une petite filleaccompagnéedesonpèreluidemandaunedescrottesenchocolatdelaboîtequ’iltenaitàlamain.Lepèrelagronda,présentadesexcusesàFlorentinoAriza,maiscelui-cioffrit laboîteàl’enfant,pensantquecegesteeffaceraitenluitoutetraced’amertume,etcalmalepèred’unetapesurl’épaule.

«C’étaitpourunamourquis’enestalléaudiable»,dit-il.Comme une compensation du destin, ce fut dans cemême tramway que FlorentinoAriza rencontra

Leona Cassiani, la vraie femme de sa vie.Mais ni lui ni elle ne le surent jamais et jamais ne firentl’amour.Ill’avaitpressentieavantmêmedelavoir,alorsqu’ilrentraitchezluiparletramwaydecinqheures:c’étaitunregardmatérielquileheurtacommeundoigt.Illevalesyeuxet,aufondduvéhicule,lavitquisedistinguaitavecnettetéparmilesautrespassagers.Ellenedétournapaslesyeux.Aucontraire:elle lefixaavectantd’effronteriequ’ilneputpenserquecequ’ilpensa :noire, jeune, joliemaissansaucun doute putain. Il l’écarta aussitôt de sa vie car rien ne lui semblait plus indigne que de payerl’amour:ilnel’avaitjamaisfait.

FlorentinoArizadescendit placedesVoitures, terminusde la ligne, s’esquiva en toutehâtedans lelabyrinthedes ruescommerçantescar samère l’attendaità sixheures,et lorsqu’il réapparutde l’autrecôtéde la foule, ilentendit résonnersur lepavé les talonsd’une femmeallègreet se retournapourseconvaincredecequ’ilsavaitdéjà:c’étaitelle.Elleétaithabilléecommelesesclavesdesgravures,avecune jupe à volants qu’elle soulevait d’ungeste de danseuse pour enjamber les flaques d’eau, avait undécolletéquilaissaitnuessesépaules,unemassedecolliersdetouteslescouleursetunturbanblanc.Àl’hôteldepasse, il lesavaitbienconnues.Souvent,verssixheuresdusoir,ellesprenaientencoreleurpetitdéjeuner,etn’avaientalorsd’autresolutionqued’utiliserleursexecommeuncouteaud’éventreurqu’elles mettaient sous la gorge du premier venu qu’elles croisaient dans la rue : la bite ou la vie.Cherchantuneultimepreuve,FlorentinoArizabifurquadans laruelledéserted’ElCandilejoetelle le

suivit,deplusenplusprès.Alorsils’arrêta,seretourna,luibarralarouteaumilieudutrottoir,lesdeuxmainsappuyéessursonparapluie.Elleseplantadevantlui.

«Tutetrompes,majolie,dit-il,jeneladonnepas.—Biensûrquesi,dit-elle,çasevoitsurtafigure.»Florentino Ariza se souvint d’une phrase qu’enfant il avait entendu prononcer par le médecin de

famille,sonparrain,àproposdesaconstipationchronique:«Lemondeestdiviséentreceuxquicaguentbienetceuxquicaguentmal.»Àpartirdecedogme,lemédecinavaitbâtitouteunethéorieducaractèrequ’ilconsidéraitcommeplussolidequel’astrologie.Maisavecl’apprentissagedesans,FlorentinoArizalaformulad’uneautremanière:«Lemondeestdiviséentreceuxquibaisentetceuxquinebaisentpas.»Ilseméfiaitdecesderniers:sortirdudroitcheminétaitpoureuxàcepointinsolitequ’ilssepiquaientdefairel’amourcommes’ilsvenaientdel’inventer.Ceuxquilefaisaientsouvent,enrevanche,nevivaientquepourlui.Ilssesentaientsibienqu’ilssecomportaientcommedessépulcresscellés,carilssavaientque de la discrétion dépendait leur vie. Ils ne parlaient jamais de leurs prouesses, ne se confiaient àpersonne,jouaientlesdistraitsaupointdesebâtiruneréputationd’impuissants,defrigidesetsurtoutdepédérastes timides, comme c’était le cas pour FlorentinoAriza.Mais ils se complaisaient dans cetteméprisecarellelesprotégeait.Ilsformaientunelogehermétiquedontlesadeptessereconnaissaientdanslemondeentiersansqu’ilseussentbesoind’unelanguecommune.DesortequeFlorentinoArizanefutpassurprisdelaréponsedelajeunefemme:elleétaitdesonmondeetparconséquentsavaitqu’ilsavaitqu’ellesavait.

Cefutl’erreurdesavie,etsaconscienceallaitleluirappeleràchaqueheuredechaquejour,jusqu’audernier.Cequ’elle voulait lui demander n’était pas de l’amour etmoins encore de l’amour rémunéré,mais un emploi, quel qu’il fût et quel qu’en fût le salaire, à la Compagnie fluviale des Caraïbes.FlorentinoAriza fut si honteuxde sa conduitequ’il l’emmenavoir le chefdupersonnel, et celui-ci lanommaàunpostededernièrecatégoriequ’elleoccupaavec sérieux,modestie etdévouementpendanttroisans.

Lesbureauxde laC.F.C.se trouvaient,depuis leur fondation,sur lequaiduport fluvialquin’avaitrienàvoiravecleportdestransatlantiques,del’autrecôtédelabaie,niavecledébarcadèredumarchédanslabaiedesÂmes.C’étaitunebâtisseenbois,recouverted’untoitdetôlesàdeuxpentes,avecununique et long balcon agrémenté de piliers sur toute la façade, et plusieurs fenêtres grillagées sur lesquatrecôtésd’oùl’onvoyaittouslesbateauxàquaicommedestableauxaccrochésàunmur.Lorsquelesprécurseursallemandsl’avaientconstruite,ilsavaientpeintenrougelestôlesdutoitetlescloisonsdeboisenblancbrillant,desortequetoutelabâtisseavaitunairdenavirefluvial.Plustard,onlapeigniten bleu, et à l’époque où FlorentinoAriza commença à travailler dans l’entreprise, c’était un hangarpoussiéreuxdecouleurindéfinissableavec,surlatoitureoxydée,deplaquesdetôleneuvespar-dessuslesplaquesoriginales.Derrièrel’édifice,dansunecourrecouvertedesalpêtreentouréed’ungrillagedepoulailler,ilyavaitdeuxgrandsdépôtsdeconstructionplusrécente,et,aufond,unchenalfermé,saleetmalodorant,oùpourrissaientlesdéchetsd’undemi-siècledenavigationfluviale:décombresdenavireshistoriques, depuis les tout premiers avec une seule cheminée inaugurés par Simon Bolivar, jusqu’àd’autresplusrécentsquiavaientdéjàdesventilateursélectriquesdanslescabines.Laplupartd’entreeuxavaientétédémantelésetlesmatériauxutiliséspourd’autresnavires,maisbeaucoupétaientensibonétatqu’uncoupdepeinturesemblaitsuffirepourlesremettreàflot,sansnécessitéd’effrayerlesiguanesnidetaillerlesfrondaisonsdegrandesfleursjaunesquilesrendaientplusnostalgiques.

L’administrationétaitàl’étage,dansdepetitsbureauxconfortablesetaménagéscommedescabinesdebateaux, car ils n’avaient pas été construits par des architectes civils mais par des ingénieurs desconstructionsnavales.Auboutducouloir,commen’importequelemployé,l’oncleLéonXIIexpédiaitlesaffairesdansunbureaupareilauxautres,aveclaseuledifférencequechaquematiniltrouvaitsursatable

toutessortesdefleursodorantesdansunvaseencristal.Ons’occupaitdespassagersaurez-de-chaussée,dansunegrandesalled’attentepourvuedebancsrustiquesetd’uncomptoiroùl’onémettaitlesbilletsetenregistrait les bagages. Tout au bout, l’énigmatique section générale, dont le seul nom indiquaitl’imprécisiondesfonctions,oùallaientmourirdemort lente lesproblèmesquelerestede l’entreprisen’avait pu résoudre. C’est là qu’était Leona Cassiani, perdue derrière un pupitre d’écolier, entre unmonceaudesacsdemaïsempiléslesunssurlesautresetdespaperassesmisesaurebut,lorsqu’unjourl’oncleLéonXIIenpersonnevintvoircequediableilpourraitbieninventerpourquelasectiongénéraleservît à quelque chose. Au bout de trois heures de questions, d’hypothèses théoriques et d’examensconcretsavectoutel’assembléedesemployés,ilretournadanssonbureau,préoccupéparlacertitudeden’avoir trouvé aucune solution à tant de problèmes et d’avoir au contraire soulevé de multiplesproblèmessansaucunesolution.

Lelendemain,lorsqueFlorentinoArizaentradanssonbureau,iltrouvaunmémorandumpréparéparLeonaCassianiquilesuppliaitdel’étudieretdelemontrerensuiteàsononcles’illejugeaitpertinent.Elleétaitlaseuleàn’avoirpasditunmotpendantl’inspectiondelaveille.Elleavaitconservéàdesseinsa digne attitude d’employée engagée par charité, mais dans sonmémorandum elle soulignait qu’ellel’avait fait non par négligence mais par respect envers ses supérieurs de la section. Il était d’unesimplicitéinquiétante.L’oncleLéonXIIpensaitàuneréorganisationdefondencombleetLeonaCassianilecontraire,pourlasimpleraisonqu’enréalitélasectiongénéralen’existaitpas:elleétaitlapoubelleoùlesautressectionssedébarrassaientdeleursproblèmesindigestesmaisinsignifiants.Lasolution,parconséquent,étaitdesupprimerlasectiongénéraleetderenvoyerlesproblèmesàleurssectionsd’origineafinquecelles-cilesrésolvent.

L’oncleLéonXIIn’avaitpaslamoindreidéedequiétaitLeonaCassianietneserappelaitpasl’avoirvueàlaréuniondelaveille,maislorsqu’ileutterminédelirelemémorandum,illaconvoquadanssonbureauetparlaavecelleàhuisclospendantdeuxheures.Ilsparlèrentunpeudetout,selonlaméthodequ’il utilisait pour connaître les gens.Lemémorandumétait le bon sensmême et la solution, en effet,apportalesrésultatsattendus.Maisc’étaitelleetnoneuxquiintéressaitl’oncleLéonXII.Cequiretintleplus son attention fut qu’après l’école primaire elle n’avait poursuivi ses études qu’à l’école dechapellerie.Mais elle apprenait l’anglais chez elle grâce à uneméthode rapide et sans professeur, etdepuistroismoiselleprenaitlesoirdescoursdemécanographie,unmétiernouveauetpromisàungrandavenir,commeonledisaitautrefoisdelatélégraphieetcommeonl’avaitditbienavantdesmachinesàvapeur.

Lorsque l’entretien fut terminé, l’oncleLéonXII l’appelait déjà comme il devait l’appeler pour lerestant de ses jours :ma commère Leona. Il avait décidé de supprimer d’un trait de plume la sectionproblématiqueetderépartir lesproblèmesafinque les résolventceux-làmêmesqui lesavaientcréés,selon les conseils deLeonaCassiani, et il avait inventé pour elle un poste sans dénomination et sansfonctions spécifiques, en fait celui d’assistante personnelle. Cemême après-midi, après l’enterrementsans honneurs de la section générale, l’oncleLéonXII demanda àFlorentinoAriza d’où il avait sortiLeonaCassianietcelui-ciluiditlavérité.

«Ehbien!reprendstontramwayetrapporte-moitoutescellesquetutrouveras,luiditl’oncle.Encoredeuxoutroisdecetacabitetonremettongalionàflot.»

FlorentinoArizacrutàunedeshabituellesplaisanteriesdel’oncleLéonXII,maislelendemainilnetrouva pas la voiture qu’on lui avait assignée six mois auparavant et qu’on lui supprimait afin qu’ilcontinuâtdechercherdestalentsdissimulésdanslestramways.Desoncôté,LeonaCassianiabandonnatrèsvitesesscrupulesinitiauxetdéversatoutcequ’elleavaitgardépourelleavectantd’astucependanttroisans.Troisautresannéesplustardelleavaitlamainmisesurtoutetquatreansaprèselleétaitarrivéeà la porte du secrétariat général, mais elle refusa d’y entrer car elle n’était plus qu’à un échelon en

dessousdeFlorentinoAriza.Jusqu’alorselleavaitétésoussesordresetvoulaitcontinuerdel’être,bienquelaréalitéfûttoutautre:FlorentinoArizaneserendaitpascomptequec’était luiquiétaitsous lesordresdeLeonaCassiani.Maislefaitétaitbienlà: iln’avaitfaitqu’exécutercequ’ellesuggéraitàladirectiongénéraledansleseulbutdel’aideràmonterengrademalgrélespiègestendusparsesennemisoccultes.

LeonaCassianipossédaituntalentdiaboliquepourmanipulerlessecretsetsavaittoujoursêtrelàoùillefallaitaumomentopportun.Elleétaitdynamique,silencieuse,d’unesagedouceur.Maislorsquec’étaitindispensable,lamortdansl’âmeellelâchaitlabrideàuncaractèred’acier.Jamaiscependantellenelemit au service de fins personnelles. Son seul objectif fut de faire à tout prix place nette sur chaqueéchelon,àfeuetàsangs’iln’yavaitd’autremoyen,afinqueFlorentinoArizalesgrimpâtjusqu’oùlui-même,sansavoirbiencalculésesforces,sel’étaitproposé.Ellel’eûtfaitdetoutefaçon,àcausedesonindomptablevocationpour lepouvoir,maisdans ce cas elle avait agi en toute conscienceetparpuregratitude.TelleétaitsadéterminationqueFlorentinoArizalui-mêmeseperditdanssesintrigueset,àunmomentmalheureux,tentadeluibarrerlaroutecroyantquec’étaitellequitentaitdelaluibarrer.LeonaCassianileremitàsaplace.

« Ne vous y trompez pas, lui dit-elle. Je me retire de tout si c’est ce que vous voulez, maisréfléchissez.»

FlorentinoAriza,quin’yavaitpasréfléchi,yréfléchitaussibienqu’illeputetrenditlesarmes.Envérité,aumilieudecetteguerresordideauseind’uneentrepriseencriseperpétuelle,aumilieudesesdésastresdesempiternelbraconnieretdurêvedeplusenplusincertaindeFerminaDaza,l’impassibleFlorentinoArizan’avaitpasconnuunseulinstantdepaixintérieurefaceauspectaclefascinantdecetteterriblenégressebarbouilléedemerdeetd’amourdanslafièvredelabataille.Aupointquesouventilseplaignaitensecretqu’ellen’eûtpasétécequ’ilavaitcruqu’elleétait lejouroùil l’avaitconnue,afind’avoirpusetorcheravecsesprincipesetfairel’amouravecelle,eût-ildûlapayerenpépitesd’orpur.Car depuis l’après-midi du tramway, Leona Cassiani était égale à elle-même, portait les mêmesvêtements de négresse en émoi, les mêmes turbans fous, les mêmes boucles d’oreilles et les mêmesbraceletsenos,samassedecolliersetsesbaguesenfaussespierresàtouslesdoigts :une lionnedesrues.Lepeuque,de l’extérieur, luiavaientajouté lesans jouaitensa faveur.Ellenaviguaitaumilieud’uneéblouissantematurité,sesappasdefemmeétaientplusinquiétants,etsoncorpsardentd’Africaines’étaitfaitplusdense.Endixans,FlorentinoArizan’étaitpasrevenuàlacharge,payantainsitrèschèresonerreuroriginelle,etellel’avaitaidéentoutsaufencela.

Unsoirqu’ilétaitrestétravaillertrèstard,commedecoutumedepuislamortdesamère,FlorentinoArizaaperçut,aumomentdepartir,delalumièredanslebureaudeLeonaCassiani.Ilentrasansfrapper:elleétaitlà,seuledevantsonbureau,absorbée,sérieuse,chausséedenouvelleslunettesquiluidonnaientunvisageacadémique.FlorentinoArizadécouvritavecunedélicieuseterreurqu’ilsétaientseulsdanslamaisonetqu’au-dehorsiln’yavaitquelesquaisdéserts,lavilleendormie,lanuitéternellesurlamerténébreuse et le triste bramement d’un bateau qui n’accosterait pas avant une heure. FlorentinoArizas’appuya des deux mains sur son parapluie, comme dans la ruelle d’El Candilejo pour lui barrer lepassage,maisdanslebut,cettefois,qu’elleneremarquâtpassesgenouxdisloqués.

«Dis-moiunechose,lionnedemoncœur,dit-il:quandest-cequ’onenaurafiniavectoutça?»Elleôtaseslunettessansmanifesterdesurprise,avecunemaîtriseparfaite,etl’illuminadesonrire

solaire.Jamaisellenel’avaittutoyé.«Aïe!FlorentinoAriza, luidit-elle,çafaitdixansquejesuisassiseicietquej’attendsquetume

demandes.»Maisc’était troptard: l’occasionavaitsurgidansletramwayàmules,étaitdemeuréeavecellesur

cettemêmechaiseoùelleétaitassise,puiss’enétaitalléeàjamais.Envérité,aprèstantdechienneries

quesousleboisseauelleavaitfaitespourlui,aprèstantd’immondicessupportéesàsaplace,elleétaitalléebienplusloinqueluidanslavieetavaitentoutcasfranchileursvingtansdedifférence:elleavaitvieillipourlui.Ellel’aimaittantqu’aulieudeletromperelleavaitpréférécontinuerdel’aimer,fût-ceauprixdeleluifairesavoiravecbrutalité.

«Non,luidit-elle.J’auraisl’impressiondecoucheraveclefilsquejen’aijamaiseu.»Florentino Ariza sentit dans sa gorge l’épine de ne pas avoir eu le dernier mot. Il croyait que

lorsqu’unefemmeditnon,elleattendtoujoursqu’oninsisteavantdeprendreladécisionfinale,maisavecellec’étaitdifférent: ilnepouvaitprendre lerisquedese tromperunesecondefois. Ilbaissa lesbrasavecintelligenceetmêmedebonnegrâce,cequineluifutpasfacile.Àpartirdecesoir-là,touteombrequiavaitpuresterentreeuxsedissipasansamertumeetFlorentinoArizacompritquel’onpouvaitavoirunefemmepouramiesanscoucheravecelle.

LeonaCassianifutleseulêtrehumainàquiFlorentinoArizafaillitrévélerlesecretdeFerminaDaza.Lesrarespersonnesquileconnaissaientavaientcommencéàl’oublierpourdesraisonsmajeures.Troisd’entre elles l’avaient sans aucundoute emporté dans leur tombe : samère qui, bien avant demourir,l’avaitdéjàeffacédesamémoire;GalaPlacidia,mortedebonnevieillesseauservicedecellequiavaitpresque été sa fille, et l’inoubliable Escolástica Daza qui avait porté à l’intérieur de son missel lapremièrelettrequ’ilavaitreçuedanssavie,etquinepouvait,aprèstantd’années,êtreencorevivante.LorenzoDaza,dontonnesavaitalorss’ilétaitmortouvif,l’avaitpeut-êtrerévéléàlasœurFrancadelaLuzpourtenterd’éviterl’expulsion,maisilétaitpeuprobablequ’ilsl’eussentdivulgué.Restaientencoreles onze télégraphistes de la lointaine province d’Hildebranda Sanchez qui avaient envoyé lestélégrammes à leurs noms et adresses complets et exacts, et enfinHildebranda Sanchez et sa cour decousinesindomptées.

Mais Florentino Ariza ignorait que le docteur Juvenal Urbino devait être inclus dans le compte.Hildebranda Sanchez lui avait révélé le secret lors d’une de ses nombreuses visites des premièresannées.Elleleluiavaitditparhasardetàunmomentinopportunsibienqu’iln’entrapasdansuneoreilledudocteurUrbinopourenressortirparl’autre,maisqu’iln’entradansaucunedesdeux.Hildebranda,eneffet, avait mentionné Florentino Ariza comme un des poètes inconnus qui, d’après elle, avaient unechancedegagner les jeuxFloraux.LedocteurUrbino eut dumal à se rappeler qui il était, et elle luiprécisa, sans que ce fût indispensablemais sans un atomedemalice, qu’il avait été le seul fiancé deFerminaDazaavantquecelle-cinesemariât.Elleleluiavaitditconvaincuequ’innocentesetéphémèresces fiançailles n’en étaient que plus attendrissantes. Le docteur Urbino avait répliqué, sans même laregarder:«Jenesavaispasquecetypeétaitpoète.»Etill’avaitàl’instantmêmeeffacédesamémoire,entreautresparcequesaprofessionl’avaithabituéàuneutilisationéthiquedel’oubli.

Florentino Ariza se rendit compte que les dépositaires du secret, à l’exception de sa mère,appartenaient à l’entourage de FerminaDaza.Dans le sien, il supportait à lui seul le poids accablantd’une chargeque trop souvent il avait eubesoindepartager,mais jusqu’alors nul ne lui avait semblémériter une telle confiance. LeonaCassiani était la seule et il nemanquait à FlorentinoAriza que lamanièreetl’occasion.Ilyréfléchissaitparunaprès-mididetouffeurestivale,lorsqueledocteurJuvenalUrbinomonta les raides escaliers deC.F.C., s’arrêtant à chaquemarche pour survivre à la chaleur etapparut,danslebureaudeFlorentinoAriza,haletantettrempédesueurdespiedsàlatête.Ildit,dansunderniersouffle:«Jecroisqu’uncyclonevanous tomberdessus.»FlorentinoAriza l’avaitsouventvudanslamaisonàlarecherchedel’oncleLéonXII,maisjamaisjusqu’alorsiln’avaiteulesentimentsinetquecetteapparitionindésirableavaitunrapportquelconqueavecsavie.

C’étaitauxtempsoùledocteurJuvenalUrbinoavaitluiaussifranchilesobstaclesdesaprofessionetfaisaitpresqueduporte-à-portetelunmendiant,lechapeauàlamain,cherchantdescontributionsàsesentreprises artistiques. Un de ses donateurs les plus assidus et les plus prodigues avait toujours été

l’oncleLéonXIIqui,encemoment,venaittoutjustedecommencersasiestequotidiennededixminutes,assisdanslabergèreàressortsdesonbureau.FlorentinoArizademandaaudocteurJuvenalUrbinodebien vouloir l’attendre dans le sien, contigu à celui de l’oncle Léon XII et en quelque sorte sonantichambre.

Ilss’étaientrencontrésàplusieursreprisesmaisjamaisnes’étaienttrouvésfaceàface,etFlorentinoAriza fut une fois de plus envahi par la nausée de se sentir inférieur.Ce furent dix éternellesminutespendant lesquelles il se leva trois fois dans l’espoir que l’oncle se réveillât avant l’heure, et but unethermosentièredecafénoir.LedocteurUrbinon’enacceptapasmêmeunetasse.Ildit:«Lecaféestunpoison. » Et il poursuivit, passant d’un sujet à l’autre, sans s’inquiéter de savoir s’il était écouté.FlorentinoArizanepouvaitsupportersadistinctionnaturelle,lafluiditéetlaprécisiondesesmots,sadiscrèteodeurdecamphre,soncharmepersonnel,lafacilitéetl’éléganceaveclesquellesilparvenaitàrendreessentiellesmêmelesphraseslesplusfrivolesduseulfaitdelesprononcerlui-même.Soudainlemédecinchangeadeconversationd’unefaçonabrupte.

«Vousaimezlamusique?»Il le prit par surprise. FlorentinoAriza assistait à tous les concerts et à toutes les représentations

d’opéraque l’ondonnait envillemais il se sentait incapablede teniruneconversationcritique,voirebieninformée.Ilavaitunpenchantpourleschansonsàlamode,surtoutlesvalsessentimentalesdontilétaitimpossibledenierl’affinitéaveccellesqu’ilcomposaitdanssonadolescence,ouavecsespoèmessecrets.Lesentendreparhasardluisuffisaitpourqu’ensuitenulpouvoirdivinnepûtluiôterdelatêtelamélodie qui l’accompagnait des nuits entières. Mais ce ne pouvait être une réponse sérieuse à unequestionplussérieuseencored’unspécialiste.

«J’aimeGardel»,dit-il.Le docteurUrbino comprit. « Je vois, dit-il. C’est à lamode. » Et il se déroba en énumérant les

nouveaux et nombreux projets qu’il devait réaliser, comme de coutume, sans subsides officiels. Ilsoulignal’inférioritédésespérantedesspectaclesquel’onfaisaitveniraujourd’huiencomparaisonaveclasplendeurdeceuxdusièclepassé.C’étaitsivraiquedepuisunanilvendaitdesbonspourpouvoirfaire venir le trioCortot-Casals-Thibaud au théâtre de laComédie, alors que nul au gouvernement nesavaitquiilsétaient,etquecemêmemoisonaffichaitcompletpourlacompagniededramespoliciersRamon Caralt, pour la compagnie d’opérettes et de zarzuelas de don Manolo de la Presa, pour lesSantanelas, ineffables prestidigitateurs mimico-fantastiques qui changeaient de vêtements sur scènel’instantd’unéclairphosphorescent,pourDanysed’Altaine,quisefaisaitannoncercommeuneanciennedanseuse des Folies-Bergère, et même pour l’abominable Ursus, un énergumène basque qui affrontaitcorpsàcorpsuntaureaudecombat.Ilnefallaitpasseplaindre,cependant,silesEuropéenseux-mêmesdonnaientunefoisdepluslemauvaisexempled’uneguerrebarbarealorsquenouscommencionsàvivreenpaixaprèsneufguerrescivilesquiavaientduréundemi-siècleetqui,toutcomptefait,pouvaientbienn’enfairequ’uneseule: toujours lamême.Cequiattira leplus l’attentiondeFlorentinoArizadanscediscourscaptivant fut lapossibilitéderevivre les jeuxFloraux, laplusretentissanteet laplusdurabledesinitiativesconçuesdanslepasséparledocteurJuvenalUrbino.Ildutsemordrelalanguepournepasluiraconterqu’ilavaitétéunparticipantassiduàceconcoursannuelquiétaitparvenuàintéresserdespoètesdegrandrenomdanslerestedupaysetmêmedanstouteslesCaraïbes.

Laconversationétaitàpeineentaméeque lavapeurbrûlantede l’air se refroidit soudain,portesetfenêtres secouées par une tempête de vents entrecroisés claquèrent avec violence, et le bureau grinçajusquedanssesfondations,commeunvoilieràladérive.LedocteurJuvenalUrbinonesemblapass’enapercevoir.Ilmentionnaauhasardlescycloneslunatiquesdumoisdejuinet,passantducoqàl’âne,semitàparlerdesafemme.Elleétaitsacollaboratricelaplusenthousiasteetsurtoutl’âmemêmedesesinitiatives.Ildit:«Sansellejeneseraisrien.»FlorentinoArizal’écouta,impassible,approuvanttout

d’unlégermouvementdetête,sansoserdirequoiquecefûtdepeurquesavoixneletrahît.Cependant,deuxou troisphrasessupplémentaires lui suffirentpourcomprendreque ledocteur JuvenalUrbino,aumilieude toussesengagementsabsorbants, trouvaitencore le tempsd’adorer sa femmepresqueautantquelui-même,etcettevéritélebouleversa.Maisilneputréagircommeill’eûtvoulucarsoncœurluijouaundecestoursdeputedontseulslescœurssontcapables:illuirévélaqueluietcethommequ’ilavaittoujourstenupoursonennemipersonnelétaientvictimesdumêmedestinetpartageaientlehasardd’unepassioncommune:deuxbêtesdesommeuniesparlemêmejoug.Pourlapremièrefoisenvingt-septinterminablesannéesd’attente,FlorentinoArizaneputéviterunedouleurfulguranteàl’idéequecethommeadmirabledûtmourirpourquelui-mêmefûtheureux.

Lecyclones’éloignamaisenunquartd’heuresesrafalesavaientpulvérisélesquartiersdesmaraisetoccasionnédesdégâtsdanslamoitiédelaville.LedocteurJuvenalUrbino,unefoisdeplussatisfaitdelagénérositéde l’oncleLéonXII,n’attenditpas l’embellieetemportapardistraction leparapluiequeFlorentinoArizaluiavaitprêtépourallerjusqu’àsavoiture.Maiscederniernes’eninquiétaguère,aucontraire : il se réjouit à l’idée de ce que penserait Fermina Daza lorsqu’elle saurait qui était lepropriétaireduparapluie. Ilétaitencoresous lechocde l’entretien lorsqueLeonaCassianientradanssonbureauetilluisemblaquelemomentétaitvenudeluirévélerunefoispourtouteslesecret,commepourcreverunecollectiond’abcèsqui l’empêchaitdevivre. Ilcommençapar luidemandercequ’ellepensaitdudocteurJuvenalUrbino.Elleluiréponditsanspresqueyréfléchir:«C’estunhommequifaitbeaucoupdechoses,troppeut-être,maisjecroisquepersonnenesaitcequ’ilpense.»Puiselleméditaendéchiquetant lagommedesoncrayonavecses longuesdentseffiléesdegrandenégresse,età lafinhaussalesépaulescommepourenfiniravecuneaffairequinelaconcernaitpas.

«C’estpeut-êtrepourçaqu’ilfaittantdechoses,dit-elle:pournepaspenser.»FlorentinoArizatentadelaretenir.«L’ennui,c’estqu’ildoitmourir,dit-il.—Toutlemondedoitmourir,dit-elle.—Oui,dit-il,maiscelui-làplusquelesautres.»Ellene comprit pas, haussadenouveau les épaules sansdireunmot et s’en alla.AlorsFlorentino

Arizasutqu’unenuitfutureetincertaine,heureuxaucreuxd’unlitavecFerminaDaza,illuiraconteraitqu’il n’avait révélé à personne le secret de son amour, pasmême au seul être qui avaitmérité de leconnaître.Non:jamaisilnelerévélerait,etLeonaCassianicontinueraitdel’ignorer,nonqu’ilnevoulûtouvrirpourellelecoffretdanslequelill’avaitsibiengardépendantlamoitiédesavie,maisparcequ’ilvenaitdes’apercevoirqu’ilenavaitperdulaclef.Cependant,cen’étaitpas leplusémouvantdecettejournée.Demeuraientenluilanostalgiedesesjeunesannées,lesouvenirvivacedesjeuxFlorauxdontletonnerre résonnait tous les 15 avril dans lesAntilles. Toujours il en avait été un des protagonistes ettoujours,commepourpresquetout,unprotagonistesecret.Ilyavaitparticipédèsleconcoursinauguraletn’avaitjamaisobtenulamoindremention.Peuluiimportaitcarcequilemotivaitn’étaitpasl’ambitiond’unprixmaisl’attraitsupplémentairequ’avaitpourluileverdict:FerminaDazafutchargéed’ouvrirlesenveloppescachetéesà lacireetdeproclamer lenomdesgagnantsdupremierconcours,et l’onavaitétabliqu’ellecontinueraitchaqueannéedelefaire.

Tapiderrièrel’ombred’unepairedelunettes,uncaméliablancàlaboutonnièrebattantsouslaforcedudésir,FlorentinoArizaavaitvuFerminaDaza sur la scènede l’antiqueThéâtrenationalouvrir lestroisenveloppescachetéesausoirdespremiersrésultats. Ilsedemandaitcequesoncœuréprouveraitlorsqu’elledécouvriraitqu’ilavaitgagné l’Orchidéed’or. Ilétait sûrqu’elle reconnaîtrait l’écritureetqu’aumêmeinstantelleévoqueraitlesaprès-mididebroderiesouslesamandiersdupetitparc,leparfumdesgardéniasfanésdansleslettres,lavalseconfidentielledeladéessecouronnéedansleventdespetitsmatins.Maisrienneseproduisit.Pireencore:l’Orchidéed’or,larécompenselapluspriséedelapoésie

nationale,futdécernéeàunimmigrantchinois.Lescandalepublicqueprovoquacette insolitedécisionmitencause lesérieuxde lacompétition.Mais leverdictétait justeet l’excellencedusonnet justifiaitl’unanimitédujury.

Nulnecrutquelegagnantchinoispûtenêtrel’auteur.Fuyantlefléaudefièvrejaunequis’étaitabattusurPanamâpendant laconstructionducheminde ferdesdeuxocéans, ilétaitarrivéà la findusiècledernierenmêmetempsquebeaucoupd’autresChinoisquiétaient restés ici jusqu’au jourde leurmortaprèsavoirvécuenChinoisetproliféréenChinois,etquiseressemblaient tantquenulnepouvait lesdistinguerlesunsdesautres.Audébutilsn’étaientpasplusdedix,avecleursfemmes,leursenfantsetleurs chiens qu’ils mangeaient, mais en quelques années ils avaient débordé les quatre ruelles desfaubourgsduportcardenouveauxChinoisintempestifsétaiententrésdanslepayssanslaisserdetracessur les registresde ladouane.Quelques jeunesse transformèrent siviteenvénérablespatriarchesquepersonnenes’expliquaitcommentilsavaienteuletempsdevieillir.L’intuitionpopulairelesdivisaendeuxgroupes:lesmauvaisChinoisetlesbonsChinois.Lesmauvaisétaientceuxdesbougesduport,oùl’onpouvaittoutaussibienmangercommeunroiquemourirfoudroyéàtabledevantuneassiettederatautournesol,etquel’onsoupçonnaitn’êtrequedesparaventspourlatraitedesBlanchesetletraficden’importe quoi. Les bons étaient les Chinois des laveries, héritiers d’une science sacrée, qui vousrendaientleschemisespluspropresquesielleseussentéténeuves,aveclecoletlespoignetscommedeshostiestoutjustepressées.C’étaitundecesbonsChinoisqui,auxjeuxFloraux,avaitbattusoixante-deuxrivauxbiennantis.

PersonnenecompritlenomlorsqueFerminaDazalelut,offusquée.Nonqu’ilfûtinsolite,maisparceque personne ne savait en toute certitude comment s’appelaient les Chinois. On n’eut pas besoin d’yréfléchir longtempscar legagnantsurgitdufondduparterreaveccesourirecélestequ’ont lesChinoisquandilsrentrenttôtchezeux.Ilétaitvenusiconfiantdanssavictoire,quepourrecevoirsonprixilavaitrevêtulachemisedesoiejaunedesritesduprintemps.Ilreçutl’orchidéeenordedix-huitcarats,etdejoiel’embrassaaumilieudesquolibetsassourdissantsdesincrédules.Ilnesetroublapas.Imperturbablecommel’apôtred’uneDivineProvidencemoinsdramatiquequelanôtre,ilattenditaucentredelascène,etaupremiersilencelutlepoèmecouronné.Personnenelecomprit.Maislanouvellevoléedesiffletspassée,FerminaDazalerelutimpassible,desavoixaphoneetinsinueuse,etl’étonnementrégnadèslepremier vers. C’était un sonnet de la plus pure souche parnassienne, parfait, traversé par un souffled’inspirationquidénonçait lacomplicitéd’unemaindemaître.Laseuleexplicationpossibleétaitquequelquepoète,parmilesplusgrands,eûtimaginécettefarcepoursemoquerdesjeuxFloraux,etqueleChinoiss’yfûtprêtéavecladéterminationdegarderlesecretjusqu’àsamort.LeJournalduCommerce,notrequotidien traditionnel, tentaderavauder l’honneurcivilparunessaiéruditetplutôt indigestesurl’anciennetéetl’influenceculturelledesChinoisdanslesCaraïbesetleurdroitbienméritédeparticiperauxjeuxFloraux.L’essayistenedoutaitpasquel’auteurdusonnetfûtenréalitéceluiquidisaitl’être,etillejustifiaitsansambagesàpartirdutitrelui-même:«TouslesChinoissontpoètes.»Lesinstigateursducomplot,s’ilyeneutun,pourrirentavecleursecretàl’intérieurdessépulcres.Desoncôté,leChinoisgagnant mourut à un âge oriental sans avoir fait d’aveux, et fut enterré avec l’Orchidée d’or dans lecercueil, chagrin cependant de n’avoir pu réaliser de son vivant son unique désir : qu’on le reconnûtcommepoète.Àsamort,onévoquadanslapressel’incidentoubliédesjeuxFloraux,onreproduisitlesonnet avec un dessin moderniste représentant de plantureuses jouvencelles entourées de cornesd’abondanceenor,etlesdieuxprotecteursdelapoésieprofitèrentdel’occasionpourremettreleschosesàleurplace:lanouvellegénérationtrouvaitlesonnetsimauvaisquenulnedoutaqu’ileûtétéécritparledéfuntChinois.

FlorentinoArizaassocia toujourscescandaleausouvenird’uneopulente inconnueassiseàcôtédelui. Il l’avait remarquée au début des festivités puis oubliée à cause de l’émotion de l’attente. Sa

blancheurdenacre, sa fragrancedecréatureheureuseetbienenchair, son immensegorgede sopranocouronnéed’unefleurdemagnoliaartificielleattirèrentsonattention.Elleavaitunerobedeveloursnoirtrèsmoulante,aussinoirequesonregardchaudetanxieux,etdescheveuxplusnoirsencore,tiréssurlanuqueetattachésparunpeignedegitane.Elleavaitdesanneauxauxoreilles,uncollierdumêmestyle,desbaguesassortiesquibrillaientcommedegroscabochonsàplusieursdoigts,etunemouchedessinéeaucrayonsurlajouedroite.Danslebrouhahadesapplaudissementsfinals,elleregardaFlorentinoArizaavecunesincèreaffliction.

«Croyezquejesuistoutàfaitdésolée»,luidit-elle.Florentino Ariza fut impressionné non par les condoléances qu’en réalité il méritait, mais que

quelqu’unconnûtsonsecret.Elles’expliqua:«Jem’ensuisaperçueàlamanièredontlafleurtremblaitàvotreboutonnièrelorsqu’onouvraitlesenveloppes.»Elleluimontralemagnoliaenfeutrequ’elleavaitdanslamainetluiouvritsoncœur.

«Moi,c’estpourçaquej’aienlevélamienne»,dit-elle.Elle était sur le point de pleurer sa défaite, mais Florentino Ariza, avec son instinct de chasseur

nocturne,luiredonnacourage.«Allonsquelquepartpleurerensemble»,luidit-il.Ill’accompagnajusquechezelle.Àlaporte,étantdonnéqu’ilétaitpresqueminuitetqu’iln’yavait

personnedanslarue,illapersuadadel’inviteràboireuncognactandisqu’ilsregarderaientlesalbumsd’articles et de photographies qu’elle disait posséder et qui concernaient plus de dix annéesd’événementspublics.Àl’époque,lepiègeétaitdéjàbienvieuxmaiscettefoisilfuttendusansintentionscar c’était elle qui avaitmentionné les albums alors qu’ils revenaient à pied du Théâtre national. Ilsentrèrent.Lapremièrechosequ’ilvitdepuislesalonfutlaportegrandeouvertedel’uniquechambre,lelitvasteetsomptueuxaveclatêteetlepiedenfeuillagesdebronzeetunédredondebrocart.Cettevisionle troubla.Elledut s’enapercevoircarellepassadevant lui, traversa le salonet ferma laportede lachambre.Puiselle l’invitaàs’asseoirsuruncanapédecretonnefleurieoùdormaitunchat,etposaaumilieudelatablesacollectiond’albums.FlorentinoArizacommençadelesfeuilletersanshâte,l’espritplusoccupéparcequiallaitsepasserqueparcequ’ilvoyait,laregardasoudainetvitsesyeuxpleinsdelarmes.Illuiconseilladepleurertoutsonsoûletsanspudeur,carriennesoulageaitmieuxquelespleurs,mais il luisuggéraaussidedesserrersoncorset. Il s’empressade l’aiderparcequ’onavaitcroisé leslacetsdanssondosàlaforcedupoignet,maisiln’avaitpasencoreterminéquelecorsetcédadelui-mêmesouslapressionintérieure,etlesastronomiquestétonsrespirèrentenfinàleuraise.

FlorentinoAriza,quelapeurdelapremièrefoisn’avait jamaisquitté,mêmeendesoccasionsplusfaciles, se risqua du bout des doigts à une caresse épidermique dans son cou, et elle frissonna engémissant comme une petite fille consentante, sans cesser de pleurer. Alors il l’embrassa au mêmeendroit,unbaiseraussidouxquelacaressedesesdoigts,maisilneputrenouvelersongestecarellesetournaversluidetoutsoncorpsmonumental,fébrileetavide,ettousdeuxroulèrentenlacéssurlesol.Surlecanapé,lechatseréveillaenpoussantuncrietleurbonditdessus.Ilssecherchèrentàtâtons,telsdesnovicesimpatientsetsetrouvèrentcommeilslepurent,vautréstouthabilléssurlesalbumsdéchirés,trempés de sueur et plus occupés à éviter les furieux coups de griffe du chat qu’inquiets du désastreamoureuxqu’ilsétaienten traindecommettre.Maisàpartirdu lendemainsoir, leursblessuresencoresanguinolentes,ilscontinuèrentdelecommettreetlecommirentencorependantplusieursannées.

Lorsqu’ilserenditcomptequ’ilavaitcommencéàl’aimer,elleétaitdanslaplénitudedesesquaranteansetilallaitenavoirtrente.Elles’appelaitSaraNoriegaetavaitconnuunquartd’heuredecélébritédans sa jeunesse en gagnant un concours avec un livre de poèmes sur l’amour des pauvres qui ne futjamaispublié.Elleétaitprofesseurd’urbanitéet instructionciviqueàl’écolepubliqueetvivaitdesonsalaire dans une maison louée au fond du bigarré passage des Amoureux, dans l’ancien quartier de

Gethsémani.Elleavaiteuplusieursamantsoccasionnels,maissansespoirdemariagecarilétaitdifficilequ’unhommedesonmilieuetdeson tempsépousâtunefemmeavecqui ilavaitcouché.Ses illusionss’étaienten toutcasenvoléesaprèsquesonpremierfiancéofficiel,qu’elleavaitaiméaveclapassionpresque démente dont à dix-huit ans elle était capable, avait renoncé à sa promesse de mariage unesemaineavantladateprévuepourlesnoces,etl’avaitabandonnéedansdeslimbesdefiancéedélaissée.Oudecélibataireusagée,commeondisaitalors.Cependant,cettepremièreexpérience,bienquecruelleetéphémère,aulieudel’aigrirluiavaitapportélaconvictionéblouissantequ’avecousansmariage,sansDieuousansloi,vivren’envalaitpaslapeinesicen’étaitpouravoirunhommedanssonlit.CequeFlorentinoArizaaimaitlepluschezelleétaitque,pouratteindrelessommetsdelagloirependantqu’ilsfaisaient l’amour,elledevait sucerune tétinedebébé. Ilsparvinrentàenposséderune ribambelle,detoutes les tailles, formeset couleursqu’il était possiblede trouver sur lemarché, etSaraNoriega lesaccrochaitàlatêtedulitpourlesattraperàtâtonsdanslesmomentsd’extrêmeurgence.

Bien qu’elle fût aussi libre que lui et ne se fût sans doute pas opposée à ce que leurs relationsdevinssent de notoriété publique, Florentino Ariza les définit dès le début comme une aventureclandestine. Il se faufilait par la porte de service, toujours à une heure très avancée de la nuit, ets’échappait sur lapointedespiedspeuavant l’aube.Tousdeux savaientque,dansun immeuble aussipeuplé et fréquenté que celui-là, les voisins devaient au bout du compte en savoir plus que ce qu’ilsfeignaientdesavoir.Maisbienquecenefûtqu’unequestiondeformule,Florentinoétaitainsietainsidevait-ilêtreavec toutes les femmesdurant toutesavie.Jamais ilnecommitd’impair,niavecelleniavec aucune autre, et jamais il nemanqua à sa parole. Ce n’était pas exagéré : il ne laissa de tracecompromettanteoud’évidenceécritequ’uneseulefois,etellesfaillirentluicoûterlavie.Enfait, ilseconduisittoujourscommes’ileûtétél’épouxéterneldeFerminaDaza,unépouxinfidèlemaistenacequiluttaitsanstrêvepourselibérerdeseschaînessanséveillerenelleladéconvenued’unetrahison.

Un tel hermétisme ne pouvait croître sans méprises. Tránsito Ariza mourut convaincue que le filsconçuparamouretélevédansl’amourétaitimmunisécontretouteformed’amouràcausedesonpremiermalheurde jeunesse.Cependant,beaucoupd’autrespersonnesmoinsgénéreusesetqui,prochesde lui,connaissaient son caractère mystérieux et son goût pour les vêtements mystiques et les lotions rares,partageaient lesoupçonquecen’étaitpascontre l’amourqu’ilétait immunisémaiscontre les femmes.FlorentinoArizalesavaitetilnefitjamaisrienpourledémentir.SaraNorieganes’eninquiétapasnonplus.Àl’instardesautresfemmesqu’ilavaitaiméesetmêmedecellesaveclesquellesilseplaisaitetquiseplaisaientavecluisansenêtreamoureuses,ellel’acceptatelqu’envéritéilétait:unhommedepassage.

Ilfinitparvenirchezelleàn’importequelleheure,surtoutledimanchematin,jourlepluspaisible.Elleabandonnaitaussitôtcequ’elleétaitentraindefairepourseconsacrerdetoutsoncorpsàlerendreheureuxdans l’énorme lit historié qui avait toujours été à sa disposition et dans lequel elle ne permitjamaisqu’ilserendîtcoupabledeformalismesliturgiques.FlorentinoArizanecomprenaitpascommentune vieille fille sans passé pouvait être aussi savante en matière d’hommes ni comment elle pouvaitremuersondouxcorpsdebaleinebleueavecautantdelégèretéetdetendressequesielleeûtétésousl’eau.Ellesedéfendaitendisantquel’amourétaitavanttoutuntalentnaturel.«Soitonnaîtensachant,disait-elle, soit on ne sait jamais. » Florentino Ariza se tordait de jalousie rétrospective en pensantqu’ellesefaisaitpeut-êtresauterplusqu’ellenelelaissaitcroire,maisforceluiétaitdetoutavalersansdiremotcarluiaussiluidisait,commeilledisaitàtoutes,qu’elleétaitsonuniquemaîtresse.Parmilesnombreuseschosesquiluiplaisaientmoins,ildutserésigneràaccepterdanslelitlechatfuribondàquiSaraNoriegarognaitlesgriffesafinqu’ilnelesréduisîtpasencharpiependantqu’ilsfaisaientl’amour.

Cependant,elleaimaitconsacrerlesfatiguesdel’amouraucultedelapoésiepresqueautantquesevautrer au lit jusqu’à épuisement. Elle avait une étonnante mémoire des poèmes sentimentaux de son

temps dont les derniers-nés se vendaient dans la rue en feuilletons à deux sous l’exemplaire, et elleépinglaitaumurceuxqu’ellepréféraitpourleslireàhautevoixàn’importequelleheure.Elleavaitfaituneversionendécasyllabesàrimescroiséesdestextesd’urbanitéetinstructioncivique,commeceuxquel’on utilisait pour les leçons d’orthographe,mais elle n’avait pu obtenir l’approbation officielle. Sonemportementdéclamatoireétaittelqu’ellepoursuivaitparfoisàgrandscrissesrécitationstandisqu’ilsfaisaientl’amour,etFlorentinoArizadevaitluienfournerdeforcelasucettedanslabouche,commeauxbébéspourqu’ilscessentdepleurer.

Danslaplénitudedeleursrelations,FlorentinoArizas’étaitsouventdemandélequeldecesdeuxétatsétaitl’amour,celuiturbulent,aufonddulitouceluidespaisiblesdimanchesaprès-midi,etSaraNoriegal’avait tranquilliséenarguantavecsimplicitéquetoutcequ’ilsfaisaientnusétait l’amour.Elledisait :«Au-dessus de la taille amour du cœur, au-dessous amour du corps. »Cette définition lui avait paruidéale pour écrire un poème sur la division de l’amour qu’ils rédigèrent à quatre mains et qu’elleprésenta aux jeux Floraux, persuadée que jusqu’alors personne n’avait concouru avec un poème aussioriginal.Maisellefutdenouveaubattue.

Elle rentrachezelledansune fureurnoire, accompagnéedeFlorentinoAriza.Pourunequelconqueraisonqu’ellenesavaitexpliquer,elleavaitlaconvictionqueFerminaDazaavaitourdiunemanœuvrecontreelleafinquesonpoèmeneremportâtpaslavictoire.FlorentinoArizanel’écoutapas.Depuislaremisedesprixilétaitd’humeursombrecar,n’ayantpasvuFerminaDazadepuislongtemps,ilavaiteucesoir-làl’impressiond’unchangementprofond:pourlapremièrefoissaconditiondemèresautaitauxyeux.Cen’étaitpaspourluiunenouveautécarilsavaitquesonfilsallaitdéjààl’école.Toutefois,sonâgematernelneluiavaitjamaisparuaussiévidentquecesoir-là,tantàcausedesontourdetailleetdesadémarcheunpeuhaletantequedeshésitationsdesavoixlorsqu’elleavaitlulalistedesgagnants.

Essayantdeclassersessouvenirs,ilfeuilletadenouveaulesalbumsdesjeuxFlorauxtandisqueSaraNoriegapréparaitlerepas.Ilvitlesphotosdesrevues,lescartespostalesjaunies,pareillesàcellesquel’onvendaitcommesouvenirssous lesporches,etcefutundéfiléfantomatiqueduleurredesaproprevie.Jusqu’alorsl’avaitsoutenul’illusionquec’étaitlemondequipassait,quepassaientleshabitudesetlamode,quetoutpassaitsaufelle.Maiscettenuit-làilavaitvupourlapremièrefoisetentouteluciditécomment laviepassaitpourFerminaDazaetcommentellepassaitpour luiaussialorsqu’ilne faisaitqu’attendre. Iln’avait jamaisparléd’elleàpersonneparcequ’il sesavait incapabledeprononcersonnomsansqu’onremarquâtlapâleurdeseslèvres.Etcettemêmenuit,tandisqu’ilfeuilletaitlesalbumscommeaucoursd’autresveilléesdetorpeurdominicale,SaraNoriegaeutunedecestrouvaillesfortuitesquiglacentlesang.

«C’estunepute»,dit-elle.Elleleditenpassant,envoyantunegravuredeFerminaDazadéguiséeenpanthèrenoirelorsd’unbal

masqué, et elle n’eut pas besoin de la nommer pour queFlorentinoAriza comprît de qui elle parlait.Craignantunerévélationquil’eûtperturbépourlerestantdesavie,ils’empressad’avancerunedéfenseprudente.Ilsoulignaqu’ilneconnaissaitFerminaDazaquedeloin,qu’ilsn’étaientjamaisallésau-delàdes salutations formelles, qu’il ne savait rien de son intimité,mais il était sûr que c’était une femmeadmirable,néederien,quis’étaitélevéeàlaforcedesespropresmérites.

«Grâceàunmariaged’argentavecunhommequ’ellen’aimepas,l’interrompitSaraNoriega.C’estlafaçonlaplusbassed’êtreunepute.»

Dansunlangagemoinscrumaisavecuneégalerigiditémorale,TránsitoArizaavaitditlamêmechoseàsonfilsdans l’espoirde leconsolerdesesmalheurs.Troublé jusqu’à lamoelle, ilne trouvapasderépliqueopportuneàlasévéritédeSaraNoriegaettentad’esquiverlesujet.MaisSaraNorieganeleluipermit pas tant qu’elle n’eut pas terminé de décharger sa colère contre Fermina Daza. Une intuitionsoudaine qu’elle n’aurait pu expliquer l’avait convaincue qu’elle était l’auteur d’un complot pour lui

escamoter sonprix.Riennepermettaitde lecroire : elles ne se connaissaient pas, ne s’étaient jamaisvues,etFerminaDazan’avait rienàvoiravec lesdécisionsdu jurybienqu’elle fûtaucourantdesessecrets.SaraNoriegadéclarasuruntonpéremptoire:«Lesfemmesdevinenttout.»Etellemitfinàladiscussion.

Àpartirdecemoment,FlorentinoArizalavitavecd’autresyeux.Pourelleaussilesannéespassaient.Sa nature exubérante se fanait sans gloire, son amour se perdait dans les sanglots, et ses paupièrescommençaientàrévélerl’ombredevieillesamertumes.C’étaitunefleurd’hier.Enoutre,danslafureurdeladéfaite,elleavaitnégligédecompterlesverresdecognac.Ellen’étaitpasdanssesmeilleurssoirs:tandis qu’ils mangeaient le riz à la noix de coco réchauffé, elle voulut établir quelle avait été lacontributiondechacunaupoèmevaincuafindesavoircombiendepétalesde l’Orchidéed’orseraientrevenusàl’unetàl’autre.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’ilsseperdaientdansdestournoisbyzantins,mais il profita de l’occasion pour laisser l’amertumemonter à ses lèvres et ils s’abîmèrent dans unedisputemesquinequiremuatouteslesrancœursdepresquecinqansd’amourdésuni.

Alorsqu’ilmanquaitdixminutespourqueminuitsonnât,SaraNoriegagrimpasurunechaiseafinderemonterlapenduleetlamitàl’heureparinstinct,voulantpeut-êtrediresansledirequ’ilétaittempsdepartir.FlorentinoArizaéprouvaalorsl’urgencedecouperàlaracinecetterelationsansamouretcherchal’opportunitéd’enprendrelui-mêmel’initiative :commeildevait toujours le faire.SuppliantDieuqueSaraNoriegal’implorâtderesterdanssonlitafindeluirépondrenon,quetoutétaitfinientreeux,illuidemandades’asseoiràcôtéde lui lorsqu’elleeut terminéde remonter lapendule.Mais,assisesur labergère réservée aux visiteurs, elle préféra garder ses distances. FlorentinoAriza lui tendit alors sonindexhumectédecognacpourqu’ellelesuçâtainsiqu’elleaimaitlefairelorsdespréambulesamoureuxd’autrefois.Ellel’esquiva.

«Pasmaintenant,dit-elle.J’attendsquelqu’un.»Depuisqu’ilavaitétérepousséparFerminaDaza,FlorentinoArizaavaitapprisà toujoursréserver

pourluil’ultimedécision.Endescirconstancesmoinsamères,ileûtpersistédanssesassiduitésenversSaraNoriega, certainde finir lanuit en sevautrantdans le lit avecelle, car il était convaincuqu’unefemme qui couche une fois avec un homme continue de coucher avec lui chaque fois qu’il le veut, àconditionqu’ilsachel’attendrir.Envertudecetteconvictionilavaittoutsupporté,étaitpassépar-dessustout,mêmelesplussalestractationsdel’amour,dansleseulbutden’accorderàaucunefemmenéed’unefemmel’opportunitéd’avoirlederniermot.Maiscettenuit-là,ilsesentitàcepointhumiliéqu’ilbutsoncognacd’untrait,s’efforçaautantqu’illeputdedissimulersarancuneets’enfutsansluidireaurevoir.Plusjamaisilsneserevirent.

LarelationavecSaraNoriegaavaitétéunedespluslonguesetdesplusstablesdeFlorentinoArizabienqu’ellen’eûtpasétélaseuleencescinqannées.Lorsqu’ilavaitcomprisqu’avecelleilsesentaitbien, surtout au lit,mais qu’elle ne remplacerait jamais FerminaDaza, ses nuits de chasseur solitaireavaientreprisdeplusbelleet ils’arrangeaitpourrépartirsontempsetsesforcesjusqu’auxlimitesdeses possibilités.Cependant, SaraNoriega réussit lemiracle de le soulager un temps.Aumoins put-ilvivre sans voir Fermina Daza, à la différence d’autrefois, lorsque à n’importe quel moment ilinterrompait ce qu’il était en train de faire pour la chercher sur les chemins incertains de sesprémonitions,dans les rues lesplus inattendues, endes lieux irréelsoù il était impossiblequ’elle fût,errantsansbutavecaucœurdesangoissesquineluiaccordaientaucunetrêvetantqu’ilnel’apercevaitpas, ne fût-ce qu’un instant.La rupture avecSaraNoriega, en revanche, réveilla en lui des nostalgiesendormies et il revivait ses après-midi d’interminables lectures dans le petit parc, qu’exacerbait cettefoisl’urgencedelamortdudocteurJuvenalUrbino.

Ilsavaitdepuislongtempsqu’ilétaitprédestinéàrendreuneveuveheureuseetàêtreheureuxgrâceàelle,etiln’étaitpasinquiet.Aucontraire:ilyétaitpréparé.Àforcedelesconnaîtredanssespériplesde

chasseursolitaire,FlorentinoArizadevaitfinirparsavoirquelemondeétaitpleindeveuvesheureuses.Illesavaitvuesdevenirfollesdedouleurdevantlecadavredeleursmaris,supplierqu’onlesenterrâtvivantes à l’intérieur dumême cercueil afin de ne pas avoir à affronter sans eux les vicissitudes del’avenir,maisàmesurequ’ellesseréconciliaientaveclaréalitédeleurnouvelétat,onlesvoyaitrenaîtrede leurs cendres avec une vitalité reverdie. D’abord elles vivaient en parasites d’ombres dans leursdemeuresdésertes,sefaisaientlesconfidentesdeleursservantes,amantesdeleursoreillers,netrouvantrienàfaireaprèstantd’annéesdecaptivitéstérile.Ellesgâchaientleursheuresdelibertéàcoudresurles vêtements dumort les boutons qu’elles n’avaient jamais eu le temps de remplacer, repassaient etrepassaient encore leurs chemises aux cols et aux poignets empesés afin de les conserver à jamaisparfaites.Ellescontinuaientdemettredusavondanslasalledebains, lataied’oreillerbrodéeàleursinitialesdanslelit,l’assietteetlescouvertsàleurplacesurlatablepourlecasoùilsreviendraientdelamort sans prévenir, ainsi que vivants ils en avaient coutume.Mais tout au long de ces messes de lasolitude elles prenaient conscience de retrouver leur libre arbitre, après avoir renoncé à leur nomdefamille et à leur propre identité en échanged’une sécurité qui n’avait été qu’unede leurs nombreusesillusionsde jeunesmariées.Elles seules savaient combienétaitpesant l’hommequ’ellesaimaient à lafolieetquilesaimaitpeut-être,maisqu’ellesavaientdûcontinuerd’éleverjusqu’àsonderniersoupir,luidonnantàtéter,changeantsescouchessouillées,ledistrayantavecdesduperiesmaternellesafindeluiôter chaquematin la terreur de sortir et de voir le visage de la réalité. Et cependant, lorsqu’elles leregardaientpartirdelamaisonaprèsl’avoirpousséàaffronterlemonde,c’étaientellesquidemeuraientdanslaterreurqueleurhommenerevîntjamais.C’étaitlavie.L’amour,s’ilexistait,étaitchoseàpart :uneautrevie.

Dans l’oisiveté réparatrice de la solitude, en revanche, les veuves découvraient que la manièrehonorable de vivre était à lamerci du corps, nemangeant que lorsqu’elles avaient faim, aimant sansmentir,dormantsansavoiràfeindred’êtreendormiespouréchapperà l’indécencedel’amourofficiel,maîtressesenfindudroitàun lit toutentierpourellesseulesdans lequelpersonnene leurdisputait lamoitiédudrap,lamoitiédel’airqu’ellesrespiraient,lamoitiédeleurnuit,jusqu’àcequelecorps,repudesespropresrêves,seréveillâtseul.Lorsdeseschassesfurtivesaupetitmatin,FlorentinoArizalestrouvait à la sortie de lamesse de cinq heures, ensevelies sous le noir des voiles, le corbeau de ladestinéeposésurleurépaule.Àpeinel’apercevaient-ellesdanslaclartédel’aubequ’ellestraversaientlarueetchangeaientdetrottoiràpasmenusethésitants,despasd’oisillones,carleseulfaitdepasserprèsd’unhommepouvaitsouiller leurhonneur.Toutefois, ilétaitconvaincuqu’uneveuveinconsolablepouvait,plusquetouteautrefemme,porterenellelegermedubonheur.

Tantdeveuvesdanssavie,depuislaveuveNazaret, luiavaientpermisdedevinercommentétaientlesépousesheureusesaprès lamortde leurmari.Cequin’avait jusqu’alorsétépour luiqu’unsimplerêvesetransformagrâceàellesenunepossibilitéquel’onpouvaitsaisirdesdeuxmains.IlnetrouvaitnulleraisonpourqueFerminaDazanefûtpasuneveuveàleurimage,prêtepourlerestantdesavieàl’acceptertelqu’ilétait,sansfantasmedeculpabilitéenverssonépouxmort,décidéeàdécouvriraveclui la félicité d’un double bonheur avec un amour au quotidien qui transformerait chaque instant enmiracle d’être vivante, et un autre n’appartenant qu’à elle et préservé de toute contagion grâce àl’immunitédelamort.

Il eût peut-être été moins enthousiaste s’il avait ne fût-ce que soupçonné combien Fermina, quicommençaittoutjusteàentrevoirl’horizond’unmondeoùtoutétaitprévusauflemalheur,étaitloindecescalculschimériques.Larichesseavait,àcetteépoque,denombreuxavantageset,biensûr,beaucoupde désavantages,mais la plupart des gens la convoitaient comme la possibilité la plus vraisemblabled’êtreéternel.FerminaDazaavaitrepousséFlorentinoArizadansunéclairdematuritéqu’elleavaittoutdesuiteaprèspayéd’unecrisedepitié,maisellenedoutajamaisdelajustessedesadécision.Surle

moment elle n’avait pu comprendre quels mécanismes occultes de la raison lui avaient donné cetteclairvoyancemaisdesannéesplustard,auseuildelavieillesse,ellelesavaitdécouvertssoudainetsanssavoir comment au cours d’une conversation fortuite à propos de Florentino Ariza. Tous les invitésconnaissaient sa position de dauphin à la florissante Compagnie fluviale des Caraïbes, tous étaientcertains de l’avoir vu de nombreuses fois et même d’avoir traité des affaires avec lui, mais nul neparvenait à l’identifier dans son souvenir. C’est alors que se révélèrent à Fermina Daza les raisonsinconscientesquil’avaientempêchéedel’aimer.Elledit:«C’estcommes’iln’étaitpasunepersonnemais une ombre. »C’était vrai : l’ombre de quelqu’un que nul jamais n’avait connu.Autrefois, tandisqu’elle résistait aux avances du docteur Juvenal Urbino, qui était tout le contraire, la tourmentait unfantasmedeculpabilité : le seulqu’elleétait incapablede supporter.Quandelle le sentait arriver,unesortedepaniquel’envahissaitqu’elleneparvenaitàcontrôlerquelorsqu’elletrouvaitquelqu’unauprèsde qui soulager sa conscience. Toute petite, lorsqu’une assiette se cassait dans la cuisine, lorsquequelqu’untombait, lorsqu’elle-mêmesepinçaitundoigtdansuneporte,elleseretournaitapeuréeversl’adulteleplusprocheets’empressaitdel’accuser:«C’esttafaute.»Bienqu’enréalitépeuluiimportâtdeconnaîtrelecoupableoudeseconvaincredesapropreinnocence:illuisuffisaitqu’ellefûtétablie.

CefantasmeétaitsiévidentqueledocteurUrbinocompritàtempsàquelpointilmenaçaitl’harmoniedesonfoyeretàpeinel’entrevoyait-ilqu’ils’empressaitdedireàsafemme:«Net’inquiètepas,monamour, c’estma faute. »Car il ne craignait rien comme les décisions soudaines et définitives de sonépouse,etétaitconvaincuqu’ellesavaientpourorigineunsentimentdeculpabilité.Cependantunesimplephrase de consolation n’eût pas suffi à effacer le trouble causé par la rupture avec FlorentinoAriza.Fermina Daza avait continué d’ouvrir la fenêtre du balcon tous les matins pendant plusieurs mois ets’ennuyaittoujoursdufantômesolitaireauxaguetsdanslepetitparcdésert,regardaitl’arbrequiavaitétéle sien, le banc, moins visible, où il s’asseyait pour lire, pensant à elle, souffrant à cause d’elle, etrefermaitlafenêtreensoupirant:«Pauvrehomme.»Ellesouffritmêmedeladéceptionqu’iln’eûtpasétéaussiobstinéqu’ellel’avaitcru,alorsqu’ilétaitdéjàtroptardpourraccommoderlepassé,etellenecessad’éprouverde tempsàautre ledésir tardifd’une lettrequin’arriva jamais.Mais lorsqu’elledutprendre la décision d’épouser Juvenal Urbino, elle succomba à une crise plus grande encore ens’apercevantqu’ellen’avaitpasplusderaisonsvalablesdelepréférerqu’ellen’enavaiteuderepousserFlorentinoAriza.En réalité elle l’aimait aussi peuqu’elle avait aimé l’autre, le connaissait beaucoupmoins,seslettresn’avaientpaslafièvredecellesdel’autre,etilneluiavaitpasdonnéautantdepreuvesémouvantes de sa détermination. Juvenal Urbino n’avait, en vérité, jamais exposé ses prétentions entermesd’amouret ilétaitpourlemoinscurieuxqu’uncatholiquepratiquanttelqueluineluioffritquedesbiens terrestres : sécurité, ordre, bonheur, chiffres immédiats qui, une fois additionnés, pourraientpeut-êtreressembleràl’amour:presquel’amour.Maisilsnel’étaientpasetcesdoutesaugmentaientsondésarroi car elle non plus n’était pas sûre que l’amour fût en réalité ce qui luimanquait le plus pourvivre.

Entoutcas,leprincipalélémentcontreJuvenalUrbinoétaitsaressemblanceplusquesuspecteavecl’hommeidéalqueLorenzoDazaavaitdésiréavectantd’anxiétépoursafille.Ilétaitimpossibledenepaslevoircommelefruitd’unemachinationpaternellemêmesienréalitéilnel’étaitpas,maisFerminaDazaavaitétéconvaincueducontrairedèsqu’ellel’avaitvuentrerpourladeuxièmefoischezellesousprétexte d’une visite médicale qu’on ne lui avait pas demandée. Les conversations avec sa cousineHildebranda avaient finide la confondre. Celle-ci, de par sa propre situation de victime, tendait às’identifieràFlorentinoArizaetavaitmêmeoubliéqueLorenzoDazal’avaitsansdoutefaitvenirpourqu’elle fîtpencher labalanceen faveurdudocteurUrbino.Dieusavaitqueleffortelleavait accomplipour ne pas accompagner sa cousine voir FlorentinoAriza au bureau du télégraphe.Elle eût voulu lerencontrerunefoisencoreafindeconfrontersesdoutes,luiparlertêteàtête,pourleconnaîtreàfondetêtre sûre que son impulsive décision n’allait pas la précipiter à en prendre une autre plus grave : se

déclarervaincuedanslaguerrepersonnellecontresonpère.Maisàl’instantcrucialdesavieelledéposales armes, sans tenir compte le moins dumonde de la beauté virile du prétendant, ni de sa richesselégendaire,nidesagloireprécoce,nid’aucundesesnombreuxetréelsmérites,chaviréeparlapeurdel’occasionqui s’enallaitetpar l’imminencedesesvingtetunans, sa limitesecrètepourse livreraudestin.Cetuniqueinstantluisuffitpourassumerunedécisioninscritedanslesloinsdivinesethumaines:jusqu’àlamort.Alors,toussesdoutessedissipèrentetelleputaccomplirsansremordscequelaraisonlui signifiait comme le plus décent : sans une larme elle passa l’éponge sur le souvenir de FlorentinoAriza, l’effaça tout entier, et laissa un champ demarguerites fleurir à la place qu’il occupait dans samémoire.Ellenes’autorisaqu’àunsoupirplusprofondquedecoutume,ledernier:«Pauvrehomme!»

Les doutes les plus terribles, cependant, apparurent dès son retour de voyage de noces. À peineavaient-ilsterminéd’ouvrirlesmalles,dedéballerlesmeublesetdeviderlesonzecaissesqu’elleavaitrapportées afin de prendre possession, en dame et en maîtresse, de l’ancien palais du marquis deCasalduero, que dans un étourdissementmortel elle se vit prisonnière d’unemaison qui n’était pas labonne,etpireencored’unhommequin’enétaitpasun.Il luifallutsixanspourseremettre.Lespiresannéesdesavie,carladésespéraientl’aigreurdedonaBlanca,sabelle-mère,etladébilitémentaledesesbelles-sœursquin’étaientpas alléespourrir vivantesdansune cellule ferméeàdouble tourparcequ’elleslaportaientdéjàenelles.

LedocteurUrbino,résignéàpayerletributdusang,fitlasourdeoreilleàsessuppliquesetconfiaàlasagessedeDieu et à l’infinie capacité d’adaptationde son épouse le soindemettre les choses à leurplace.Ilsouffraitdeladétériorationdesamèredontautrefoislajoiedevivrecommuniquaitmêmeauxplus incrédules le désir d’être vivant. C’était vrai : cette femme éblouissante, intelligente, d’unesensibilitéhumainehorsducommundanssonmilieu,avaitétépendantpresquequaranteanslachevilleouvrièred’unparadissocial.Leveuvagel’avaitaigrieaupointqu’ilétaitdifficiledecroirequ’ellefûtlamême, et l’avait rendue stupide et acerbe, ennemie du monde. La seule explication possible à cettedégradationétaitlarancœurcontresonépouxquis’était,disait-elle,sacrifiéentouteconsciencepourunebandedenègresalorsquelejustesacrificeeûtétédesurvivrepourelle.EntoutcaslebonheurconjugaldeFerminaDazaavaitdurécequedureunvoyagedenocesetleseulquipouvaitl’aideràéviterl’ultimenaufrageétaitparalysédeterreurdevantlatoute-puissancedesamère.C’étaitlui,etnonsesimbécilesbelles-sœurs ou sa belle-mère à demi folle, que FerminaDaza accusait de l’avoir précipitée dans cepiège mortel. Elle soupçonna trop tard que, derrière son autorité professionnelle et sa fascinationmondaine,l’hommequ’elleavaitépouséétaitunfaiblesansrémission:unpauvrediablequ’enhardissaitl’importancesocialedesonnom.

Ellechercharefugeauprèsdesonenfant.Ellel’avaitsentisortirdesoncorps,soulagéed’êtrelibéréed’unechosequineluiappartenaitpasets’étaitfaithorreuràelle-mêmeenconstatantqu’ellen’éprouvaitnulletendressepourcepetitveaudelaitquelasage-femmeluiavaitmontrénucommeunver,souillédesangetdegraisse,lecordonombilicalenrouléautourducou.Maisdanslasolitudedupalais,elleappritàleconnaître,ilssedécouvrirentl’unl’autre,etellecompritsoudain,débordantedejoie,quel’onaimesesenfantsnonparcequ’ilssontdesenfantsmaisparcequ’en lesélevantondevient leurami.Elleenarrivaànesupporterriennipersonned’autrequeluidanslamaisondesoninfortune.Ladéprimaientlasolitude,lejardinsemblableàuncimetière,l’inertiedutempsdanslesénormessalonssansfenêtres.Ellese sentait au bord de la démence dans les nuits dilatées par les cris des folles de l’asile voisin. Lacoutume de dresser la table avec des nappes de dentelle, des couverts d’argent et des candélabresfunèbrespourquecinqfantômesdînassentd’unetassedecaféaulaitetdebeignetsl’emplissaitdehonte.Elledétestait lerosairedusoir, lesminauderiesà table, lescritiquesconstantesfaitesàsamanièredetenir les couverts, demarcher à grandes enjambéesmystiques de femme des rues, à ses vêtements decirque,etmêmeàsafaçonpopotedetraitersonépouxoudedonneràtéteràsonenfantsanscouvrirson

seind’unemantille.Lorsqu’ellelançasespremièresinvitationsàprendre,àcinqheuresdel’après-midi,unthéserviselonladernièremodeanglaiseavecdesbiscuitsimpériauxetdelaconfituredefleurs,donaBlancas’opposaàcequechezelleonbûtdesmédicamentsàfairesuerlesmaladesaulieuduchocolatavecdu fromage fonduetdes tranchesdepaindemanioc.Pasmêmeses rêvesne luiéchappèrent.UnmatinqueFerminaDazaracontaitqu’elleavaitrêvéd’uninconnuquisepromenaittoutnuenjetantdespoignées de cendres dans les salons du palais, donaBlanca lui coupa la parole d’un ton sec : «Unefemmedécentenefaitpascegenrederêve.»Àl’impressiondevivredansunedemeureétrangèredeuxcruautésdusortvinrents’ajouter.L’uneétaitlacurepresquequotidienned’auberginescuisinéesàtouteslessaucesquedonaBlancarefusaitd’abandonnerparrespectenverssondéfuntmarietqueFerminaDazadédaignait de manger. Toute petite, avant même d’y avoir goûté, elle les détestait car elle leur avaittoujourstrouvéunecouleurdepoison.Maiscettefois,forceluiétaitd’admettrequequelquechoseavaitchangéenbiendanssavie,parcequ’àcinqans,lorsqu’elleavaittenucesmêmesproposàtable,sonpèrel’avait obligée à en manger une casserole entière prévue pour six personnes. Elle avait cru mourir,d’abordenvomissantdelabouillied’aubergines,ensuiteàcausedubold’huiledecastorqu’onluiavaitfaitavalerdeforcepourlaguérirdelapunition.L’uneetl’autreétaientrestéesdanssamémoirecommeun seul et unique purgatif, tant à cause du goût que de sa terreur du poison, et lors des abominablesdéjeunersaupalaisdumarquisdeCasaldueroelledevaitdétournerlesyeuxpournepasrendregorgeàcausedelanauséeglacialedel’huiledecastor.

L’autrecruautéfutlaharpe.Unjour,toutàfaitconscientedecequ’ellevoulaitdire,donaBlancaavaitdéclaré:«Jeneconnaisaucunefemmedécentequinesachejouerdupiano.»C’étaitunordrequemêmesonfils,quiavaitpassé lesmeilleuresannéesdesonenfanceauxgalèresdescoursdepiano, tentadediscuter,bienqu’adulte il luiengardât reconnaissance.Mais ilnepouvait imaginerquesonépouse,àvingt-cinqansetavecuncaractèrecomme lesien, fût soumiseà lamêmecondamnation.Toutcequ’ilobtintdesamèrefutderemplacerlepianoparuneharpe,aprèsavoirarguédefaçonpuérilequec’étaitl’instrumentdesanges.OnfitdoncvenirdeVienneuneharpemagnifiquequisemblaitenoretenavaitleson,etquiplustardfutunedesplusbellesreliquesdumuséedelaVille,jusqu’aujouroùlesflammesleconsumèrentdemêmequetoutcequ’ilcontenait.FerminaDazacourbalatêtedevantcettecondamnationdeluxe,s’efforçantparunsacrificefinald’éviterlenaufrage.Elledébutaaveclemaîtredesmaîtresquel’on fit venir à dessein deMompox et quimourut demanière inopinée quinze jours plus tard, et ellecontinuapendantplusieursannéesaveclemeilleurmusicienduconservatoiredontl’haleinedefossoyeurdésaccordaitlesarpèges.

Elle-même était surprise de son obéissance. Car bien qu’elle ne l’admît ni en son for intérieur nipendant lesquerellesde sourdsqui l’opposaient à sonmari auxheuresqu’autrefois ils consacraient àl’amour,elleétaittombéeplusvitequ’ellenel’eûtcrudanslesfiletsdesconventionsetdespréjugésdesonnouvelunivers.Audébut,ellesignifiaitparunephraserituellesalibertédejugement:«Audiablel’éventail, le tempsestà labrise.»Maisplus tard, jalousedesesprivilègesbiengagnés,craignant lahonteet lesrailleries,ellesemontradisposéeà toutsupporter jusqu’à l’humiliation,dans l’espoirqueDieuauraitenfinpitiédedonaBlancaquinecessaitdel’invoquerdanssesprièresafinqu’illuienvoyâtlamort.

LedocteurUrbinojustifiaitsaproprefaiblessepardesargumentscritiques,sansmêmesedemanders’ilsn’allaientpasàrencontredesareligion.Iln’admettaitpasquelesconflitsavecsonépouseeussentpour origine l’atmosphère étouffante de lamaison et les voyait dans la naturemêmedumariage : uneinventionabsurdequinepouvaitexisterqueparlagrâceinfiniedeDieu.Quedeuxpersonnessansliensdeparenté, seconnaissantàpeine,possédantdescaractèresdifférents,uneculturedifférente, etmêmedeuxsexesdifférents,sevissentcondamnéesdebutenblancàvivreensembleàdormirdanslemêmelit,àpartagerdeuxdestinéespeut-être faitespourallerchacune leurchemin, luisemblaitcontraireà toute

raisonscientifique.Ildisait:«Leproblèmedumariagec’estqu’ilmeurttouteslesnuitsaprèsl’amouretqu’ilfautlereconstruiretouslesmatinsavantlepetitdéjeuner.»Pireétaitleleur,disait-il,nédedeuxclassesantagoniquesdansunevillequirêveencoreauretourdesvice-rois.Leseulrafistolagepossibleétaitaussi improbableetversatilequel’amourlui-mêmelorsqu’ilexistait,etdansleurcasiln’existaitmêmepasaumomentdeleurmariage.Etalorsqu’ilsétaientsurlepointdel’inventer,ledestinn’avaitfaitquelesobligeràregarderlaréalitéenface.

Telle était leur vie à l’époque de la harpe. Étaient restés en arrière les hasards délicieux de sesentrées dans la salle d’eau lorsqu’il prenait son bain et, malgré les querelles, malgré les auberginesempoisonnées,malgréladémencedesessœursetdelamauditemèrequi lesavaitengendrées, ilétaitencore assez amoureuxd’elle pour lui demander de lui frotter le dos.Elle le faisait, avec lesmiettesd’amour rapportées de leur voyage en Europe, et tous deux se laissaient duper par les souvenirs,retrouvant sans le vouloir la tendresse, s’aimant sans se le dire et, fous d’amour, roulaient à terrebarbouillés demousses odorantes tandis qu’ils entendaient les servantes parler d’eux dans le lavoir :«S’ilsn’ontpasplusd’enfantsc’estqu’ilsnebaisentpas.»De tempsen temps,auretourd’unefollesoirée, lanostalgie tapiederrière laporte les renversaitd’uncoupdepatte,et seproduisaitalorsuneexplosionmerveilleusependantlaquelletoutredevenaitcommeavantetcinqminutesdurantilsétaientdenouveaulesamantsdébridésdeleurlunedemiel.

Mais hormis ces rares occasions, l’un des deux était toujours plus fatigué que l’autre à l’heure ducoucher.Elletraînaitdanslasalledebains,roulantdescigarettesdansdupapierparfumé,fumaitseule,revenaitàsesamoursdecompensationcommelorsqu’elleétaitjeuneetlibrechezelle,maîtressedesoncorps.Toujourselleavaitmalàlatête,toujoursilfaisaittropchaud,ouellefaisaitsemblantdedormir,ouelleavaitsesrègles,lesrègles,toujourslesrègles.AupointqueledocteurUrbinoavaitosédireenchaire, soulagé de déverser son cœur qu’après dix ans demariage les femmes pouvaient avoir leursrèglesjusqu’àtroisfoisparsemaine.

Malheursaprèsmalheurs,FerminaDazadutaffronteraupiremomentdecesannéescequitôtautarddevait arriver : la vérité sur les affaires fabuleuses et inconnues de son père. Le gouverneur de laprovince,quiavaitconvoquéJuvenalUrbinodanssonbureaupourlemettreaucourantdesabusdesonbeau-père,lesrésumaenuneseulephrase:«Iln’yapasdeloidivineouhumainepar-dessuslaquellecetypenesoitpassé.»Ilavaitcommiscertainesdesesescroqueriesderrièreledosdesongendreetileûtétédifficiledecroirequecelui-cietsonépousenefussentpasaucourant.Sachantquelaseuleréputationàprotégerétait lasiennecarelleseuleétaitencoredebout, ledocteurJuvenalUrbinointerposatout lepoids de son pouvoir et parvint à étouffer le scandale en donnant sa parole d’honneur. LorenzoDazaquitta le pays par le premier bateau et ne revint jamais. Il repartit pour sa terre d’origine comme s’ils’agissaitd’undecescourtsvoyagesquel’onentreprenddetempsàautrepourtromperlanostalgie,maisderrièrecetteapparenceilyavaitduvrai:depuisuncertaintempsilmontaitsurlesbateauxdesonpaysàlaseulefindeboireunverredel’eaudesciternesrempliesauxsourcesdesonvillagenatal.Ilpartitsanscéderd’unpouce,proclamantson innocence,essayantmêmedeconvaincresongendrequ’ilavaitétévictimed’unemachinationpolitique.Ilpartitenpleurantsapetite,ainsiqu’ilappelaitFerminaDazadepuisqu’elles’étaitmariée,pleurantsonpetit-fils,pleurantlaterreoùilétaitdevenuricheetlibreetoùilavaitréussiletourdeforcedeconvertirsafilleenunedameraffinéesurlabased’affaireslouches.Ilpartit vieux et malade mais vécut beaucoup plus longtemps que l’eussent désiré toutes ses victimes.FerminaDazaneput retenirun soupirde soulagement lorsque luiparvint lanouvellede samortetneportapasdeuilafind’éviterlesquestions,maispendantplusieursiselles’enfermadanslasalledebainspourpleurerd’uneragesourdedontelleignoraitlaraison,alorsqu’enréalitéc’étaitluiqu’ellepleurait.

Leplusabsurdedeleursituationfutquejamaisenpublicilsneparurentplusheureuxquependantcesannées d’infortune. Car elles furent en fait les années de leurs plus belles victoires sur l’hostilité

dissimuléed’unmilieuquinese résignaitpasà lesaccepter telsqu’ilsétaient : différents et amis desnouveautés, et par làmême transgresseurs de l’ordre traditionnel. Toutefois, pour FerminaDaza, celaavaitétéleplusfacile.Laviemondainequifaisaitnaîtreenelletantd’incertitudesavantqu’ellenelaconnûtn’étaitqu’unsystèmedepactesataviques,decérémoniesbanales,demotsconnusàl’avance,aveclesquels lesuns et les autres s’amusaient en sociétépournepas s’entre-tuer.Le signedominantde ceparadisde la frivolitéprovincialeétait lapeurde l’inconnu.Elle l’avaitdéfinidefaçonsimple :«Leproblèmedelaviepubliqueestd’apprendreàdominerlaterreur,celuidelavieconjugaled’apprendreàdominerl’ennui.»Ellel’avaitdécouvertd’uncoup,grâceàlanettetéd’unerévélation,lejouroùavecsatraînedemariéeelleavaitfaitsonentréedanslevastesalonduClubsocialsaturéduparfummêlédesinnombrables fleurs, de l’éclat des valses, du tumulte des hommes en sueur et des femmes qui,tremblantes,laregardaientsanssavoircommentellesallaientconjurercetteéblouissantemenacequeleurenvoyaitlemondeextérieur.Ellevenaitd’avoirvingtetunans,n’étaitguèresortiedechezellequepouralleraucollège,maisunregardcirculaireluiavaitsuffipourcomprendrequesesadversairesétaientnonpassaisisdehainemaisparalysésdepeur.Effrayéeelle-même,aulieudeleseffrayerplusencore,elleleurfitl’aumônedelesaideràlaconnaître.Nulnedérogeaàl’imagequ’elleavaitd’eux,commeilenallaitdesvillesquineluiparaissaientnipiresnimeilleuresmaistellesqu’ellelesavaitfabriquéesdanssoncœur.ElledevaittoujourssesouvenirdeParis,endépitdesespluieséternelles,desesboutiquierssordidesetdelagrossièretédesescochers,commedelavillelaplusbelledumonde,qu’ellelefûtounon,parcequ’elleétaitliéeàlanostalgiedesesplusheureusesannées.LedocteurUrbino,desoncôté,s’imposa avec les mêmes armes que celles utilisées contre lui, mais il les maniait avec plusd’intelligence et avec une solennité calculée. Rien n’avait lieu sans eux : promenades civiques, jeuxFloraux,événementsartistiques,tombolasdecharité,meetingspatriotiques,premiervoyageenballon.Ilsétaientpartoutetpresquetoujoursàl’origineetàlatêtedetout.Nuln’auraitimaginé,pendantcesannéesdifficiles,qu’ilpûtyavoirplusheureuxqu’euxoucoupleplusharmonieuxqueleleur.

La maison abandonnée par son père fut pour Fermina Daza un refuge contre l’asphyxie du palaisfamilial.Dèsqu’elleéchappaitauxregardspublics,ellesedirigeaitàladérobéeverslepetitparcdesEvangiles et là recevait ses nouvelles amies ou celles, plus anciennes, du collège ou des cours depeinture:unsubstitutinnocentàl’infidélité.Ellevivaitdesheurespaisiblesdemèrecélibataireavectoutcequi lui restait encoredesouvenirsde sonenfance.Elle racheta lescorbeauxparfumés, ramassa leschats perdus et les confia aux bons soins deGalaPlacidia, vieille et quelque peu handicapée par lesrhumatismesmais qui ne demandait qu’à ressusciter la maison. Elle rouvrit la lingerie où FlorentinoArizal’avaitvuepourlapremièrefoisetoùledocteurJuvenalUrbinoluiavaitfaittirerlalanguepourtenter de connaître son cœur, et la transforma en un sanctuaire du passé.Un après-midi d’hiver, alorsqu’elle fermait la fenêtredubalconavantquen’éclatâtunorage,ellevitFlorentinoArizasur lebanc,sous les amandiers du petit parc, vêtu du costume paternel raccourci pour lui, un livre ouvert sur lesgenoux,etellenelevitpas telqu’elle l’avaitaperçuparhasardàmaintesreprises,maisà l’âgequ’ilavaitdanssonsouvenir.Ellefrissonnaàl’idéequecettevisionfûtunprésagedemortetsouffrit.Elleserisquaàpenserqu’elleeûtpeut-êtreétéheureuseaveclui,seuledanscettemaisonqu’elleavaitrestauréepourluiavecautantd’amourqu’ilavaitpourellerestaurélasienne,etcettesimplesuppositionl’effrayacar elle lui permit de prendre conscience dumalheur extrême auquel elle était arrivée.Alors, faisantappelàsesdernièresforces,elleobligeasonmariàparleravecellesansfaux-fuyants,àdiscuteravecelle, à se quereller avec elle, à pleurer de rage avec elle sur leur paradis perdu, jusqu’à ce que lesdernierscoqsfinissentdechanter,quelalumièreentrâtparlesdentellesdupalaisetquelesoleilbrillât.Tuméfiéd’avoirtantparlé,épuisédenepasavoirdormi,lecœurréconfortéd’avoirtantpleuré,sonmariserraleslacetsdeseschaussures,serrasaceinture,serratoutcequiluiétaitencoreunhommeetluiditouimon amour, qu’ils s’en iraient le jourmême et pour toujours à la recherche de l’amour perdu enEurope.Cefutunedécisionsifermequ’ilordonnaàlaBanqueduTrésor,sonadministrateuruniversel,

de liquider sansplusattendre lavaste fortune familialeéparpilléedepuis sesoriginesen toutes sortesd’affaires, investissements, paperasses lentes et sacrées, dont il ignorait l’étenduemais qu’il savait àcoupsûrnepasêtreaussidémesuréeque levoulait la légende : juste suffisantepournepas avoir àypenser.Toutcequiapparaîtrait,convertienordebonaloi,devaitêtreversésursescomptesàl’étrangerjusqu’àceque,surcetteterreinclémente,ilneleurrestâtpasmêmeunpoucedeterreoùmourir.

CarFlorentinoArizaexistait,eneffet,aucontrairedecequ’elleavaitdécidédecroire.IlétaitsurlequaidutransatlantiquedeFrancelorsqu’ellearrivadanslelandauauxchevauxd’or,accompagnéedesonépouxetde son fils, et il lesvitdescendre telsqu’ils lesavaitvus tantde fois lorsdemanifestationspubliques:parfaits.Ilsemmenaientleurenfantdontl’éducationpermettaitdéjàdesavoircequ’ilseraitadulte : tel qu’il le fut. JuvenalUrbino salua FlorentinoAriza d’un coup de chapeau joyeux : «Nouspartons à la conquête des Flandres. » Fermina Daza inclina la tête et Florentino Ariza se découvrit,esquissaunelégèrerévérence,etelleleregardasansungestedecompassionpourlesravagesprématurésdesacalvitie.C’étaitlui,telqu’ilétait:l’ombredequelqu’unqu’ellen’avaitjamaisconnu.FlorentinoArizanonplusn’étaitpasdanssesmeilleursjours.Autravailquotidien,àsesdéconvenuesdechasseurfurtif,aucalmeplatdesansétaitvenues’ajouterlamaladiedeTránsitoArizadontlamémoireenavaitfiniaveclessouvenirs:undésert.Aupointqueparfoisellesetournaitverslui,leregardaitentraindeliredanslefauteuildetoujoursetluidemandait,surprise:«Ettoi,tueslefilsdequi?»Illuirépondaittoujourslavéritémaisellel’interrompaitsansattendre.

«Etdis-moiunechose,monfils,luidemandait-elle,quisuis-je,moi?»Elleavaittantgrossiqu’ellenepouvaitbougeretpassaitsesjournéesdanslamercerieoùiln’yavait

plusrienàvendre,sefardantdèssonréveil,auxpremierschantsducoq,jusqu’aupetitmatinsuivant,carelle ne dormait que très peu d’heures. Elle posait des guirlandes de fleurs sur sa tête,maquillait seslèvres,poudraitsonvisageetsesbras,etàlafindemandaitàquiétaitprèsd’ellecommentillatrouvait.Lesvoisins savaientqu’elleattendait toujours lamême réponse : «Comme laCucarachitaMartinez.»Cette identité, usurpée à un personnage de conte pour enfants, était la seule qui la satisfaisait. Ellecontinuaitdesebalanceretdes’éventeravecunebrasséedegrandesplumes roses,puis se fardaitdenouveau:lacouronnedefleursenpapier,lenoirauxyeux,lerougesurleslèvres,lacouchedepoudresurlevisage.Etunefoisencorelaquestion:«Commentmetrouves-tu?»Lorsqu’elledevintlariséeduvoisinage, FlorentinoAriza fit démonter en une nuit le comptoir et lesmeubles à tiroir de l’anciennemercerie,condamnalaportedelarue,aménagealelocalcommeilluiavaitentendudécrirelachambredeCucarachitaMartfnez,etplusjamaiselleneredemandaquielleétait.

Surlesconseilsdel’oncleLéonXII,ilavaitcherchéunefemmeâgéepours’occuperd’elle,maislapauvreétaitplusendormiequ’éveilléeetdonnaitparfoisl’impressionqu’elleaussioubliaitquielleétait.De sorte queFlorentinoAriza rentrait chez lui après le travail et y demeurait jusqu’à ce que samères’endormît. Ilne retournapas jouerauxdominosauclubduCommerceet resta longtemps sans rendrevisiteauxquelquesvieillesamiesqu’ilavaitcontinuédefréquenter,carunchangementprofonds’étaitopérédanssoncœuraprèsl’horreurdesarencontreavecOlimpiaZuleta.

Elleavaitétéfulminante.FlorentinoArizavenaitderaccompagnerchezluil’oncleLéonXII,aumilieud’un de ces orages d’octobre qui nous laissent comme des convalescents, lorsqu’il aperçut depuis lavoitureunejeunefillemenue,agile,avecunerobeàvolantsd’organdisemblableàunerobedemariée.Illavitcourirpleined’effroientoussensparcequeleventavaitarrachésonparapluiequis’étaitenvoléverslamer.Illarattrapaaveclavoitureetdétournasoncheminpourlareconduirechezelle,unancienermitagerestauréenmaisond’habitationfaceàlamer,dontonvoyaitdelaruelejardinpleindepetitscolombiers.Elleluiditqu’elleavaitépouséàpeineunanauparavantunpotierdumarchéqueFlorentinoArizaavaitsouventvusur lesnaviresde laCompagniedébarquerdescaissescontenant toutesortedepacotille à vendre et avec tout unmonde de colombes dans une cage en osier comme celles dont se

servaient lesmères sur lesnavires fluviauxpouremporter leursnouveau-nés.OlimpiaZuleta semblaitapparteniràlafamilledesguêpes,nontantàcausedeseshanchesrehausséesetdel’étroitessedesonbustequedesapersonnetoutentière:sescheveuxdemoussecuivrée,sestachesderousseurausoleil,sesyeuxrondsetvifsplusséparésquelanormale,etunevoixmusicalequ’ellen’utilisaitquepourdiredeschosesintelligentesetdrôles.FlorentinoArizalatrouvaplusgracieusequeséduisanteetl’oubliaàpeinel’eût-ildéposéechezelleoùellevivaitavecsonmari,lepèredecedernieretd’autresmembresdelafamille.

Quelquesjoursplustard,ilrevitlemariauport,cettefoisembarquantdesmarchandisesaulieudelesdébarquer,etlorsquelebateauleval’ancre,FlorentinoArizaentendit,trèsnetteàsonoreille,lavoixdudiable. Cemême après-midi, après avoir raccompagné l’oncle Léon XII, il passa comme par hasarddevantlamaisond’OlimpiaZuletaetl’aperçutderrièrelahaieentraindedonneràmangerauxcolombesquivoletaient.Illuicriadepuislavoiture,par-dessuslahaie:«Combiencoûteunecolombe?»Ellelereconnutetluirépondit:«Ellesnesontpasàvendre.»Illuidemanda:«Alorscommentfait-onpourenavoirune?»Sanscesserdedonneràmangerà sesoiseaux,elle luidit : «On faitmonterColombinelorsqu’elleestperduesousl’averse.»DesortequeFlorentinoArizarevintchezluiavec,entémoignagedegratitude,uncadeaud’OlimpiaZuleta :unecolombevoyageusequiportaitunebaguedemétal à lapatte.

Le lendemain soir, à l’heure du dîner, la belleColombine vit, de retour au colombier, la colombeofferte en cadeau et pensa qu’elle s’était échappée. Mais lorsqu’elle la prit pour l’examiner, elles’aperçut que dans la bague il y avait un petit bout de papier : une déclaration d’amour. C’était lapremière fois que FlorentinoAriza laissait une trace écrite, et ce ne devait pas être la dernière, bienqu’en cette occasion il eût eu la prudence de ne pas la signer. Il rentrait chez lui le lendemain soir,mercredi, lorsqu’unenfantdelarueluiremitlamêmecolombeàl’intérieurdelacage,enrécitantparcœurunmessagedisantquec’étaitdelapartdeladameauxcolombesquiluifaisaitdires’ilvousplaîtde bien la garder dans la cage fermée parce que sinon elle s’envolerait de nouveau et que c’était ladernièrefoisqu’ellelaluirendait.Ilnesutcommentl’interpréter:oulacolombeavaitperdulemessageenchemin,ouColombineavaitdécidédefairelasotte,ouelleenvoyaitlacolombepourquelui-mêmelarenvoyât.Encecas,cependant,ileûtéténatureldelarenvoyeravecuneréponse.

Lesamedimatin,aprèsavoirbeaucoupréfléchi,FlorentinoArizalâchadenouveaulacolombeavecunautrebilletsanssignature.Cettefoisiln’eutpasàattendrelelendemain.L’après-midi,lemêmepetitgarçonluirapportalacageavecunmessagedisantqu’elleluirenvoyaitunenouvellefoislacolombequis’étaitencoreenvolée,queladernièrefoisellelaluiavaitrendueparpolitessemaisquecettefoisellelalui renvoyait par pitié et quemaintenant c’était vrai, elle ne la lui renverrait plus si elle s’échappaitencore.TránsitoArizas’amusajusqu’àtrèstardaveclacolombe,lasortitdesacage,lacageoladanssesbras, tenta de l’endormir en lui chantant des berceuses, et soudain s’aperçut qu’à la patte gauche elleavait une bague avec à l’intérieur un petitmorceau de papier qui disait : Je n’accepte pas de lettresanonymes.FlorentinoAriza le lut lecœuragité,commeà l’apogéedesapremièreaventure,etc’estàpeines’ildormitcettenuit-làtantilsursautaitd’impatience.Lelendemain,trèstôt,avantdeserendreaubureau,illâchadenouveaulacolombeavecunbilletd’amour,signécettefoisdesonnomenlettrestrèslisibles,etaccrochaà labague la rose laplus fraîche, lapluséblouissanteet laplusparfuméedesonjardin.

Cenefutpassifacile.Auboutdetroismoisd’assiduités,labelleColombineluirépondaittoujourslamêmechose:«Jenesuispasdecelles-là.»Maisellenerefusaaucunmessageetvintauxrendez-vousqueFlorentinoArizaarrangeaitpourqu’ilsparussentdes rencontres fortuites. Il étaitméconnaissable :l’amantleplusassoifféd’amourmaisaussileplusmesquin,celuiquinemontraitjamaissonvisage,quinedonnaitrienetvoulaittout,quinepermitjamaisquenulneconservâtdanssoncœuraucunetracede

sonpassage,lechasseurfurtifseprécipitalatêtelapremièredanslarue,aumilieud’unevoléedelettressignées,decadeauxgalants,derondesimprudentesautourdelamaisondeColombine,etpardeuxfoisalorsquesonmarin’étaitnienvoyageniaumarché.Cefutleseulmoment,àl’exceptiondesonpremieramour,oùilsentituneflècheletranspercer.

Sixmoisaprès leurpremière rencontre ils sevirentenfindans lacabined’unbateau fluvialàquaipourdesréparationsdepeinture.Cefutunaprès-midimerveilleux.OlimpiaZuletaavaitl’amourjoyeux,unamourdeColombineenfête,etelleaimaitresternueplusieursheuresenunlentreposquisignifiaitpourelleautantd’amourque l’amour.Lacabineétaitdémantelée, lapeintureàmoitiéécaillée, et ilyavaituneodeurdetérébenthinequ’ilferaitbonemporterensouvenird’unaprès-midiheureux.Soudain,mû par une inspiration insolite, FlorentinoAriza déboucha un pot de peinture rouge qui se trouvait àportéedelacouchette,ytrempasonindex,peignitsurlepubisdelabelleColombineuneflèchedesangdirigéevers lesudetécrivitsursonventre :Cettechatteestàmoi.Lemêmesoir,OlimpiaZuleta sedéshabilladevantsonmarisanssesouvenirdel’inscription.Celui-cineditpasunmot,sonsoufflenes’altéramêmepas,maisilallacherchersonrasoiràmaindanslasalledebainstandisqu’elleenfilaitsachemisedenuit,etl’égorgead’untrait.

FlorentinoArizanel’appritqu’auboutdeplusieursjours,lorsquel’épouxfugitiffutarrêtéetracontaauxjournauxlepourquoietlecommentdesoncrime.Pendantdesannéesilpensaavecterreurauxlettressignées,comptalesannéesdeprisondel’assassinquileconnaissaitfortbienparcequ’ilcommerçaitsurlesbateaux,maisilnecraignaitpastantlecoupdecouteauàlagorgeoulescandalequelamalchancedesavoirsoninfidélitéportéejusqu’auxoreillesdeFerminaDaza.Unjour,pendantcesannéesd’attente,lafemme qui veillait sur Tránsito Ariza s’attarda au marché plus que prévu à cause d’une averse peucommunepourlasaisonet,enrentrant,latrouvamorte.Elleétaitassisedanssaberceuse,peinturluréeetfleurie comme toujours, et son regard était si vivant et son sourire si malicieux que sa gardienne nes’aperçut de sa mort qu’au bout de deux heures. Peu auparavant, elle avait distribué aux enfants duquartierlafortuneenoretenpierreriesdesamphoresenterréessouslelit,enleurdisantqu’ilspouvaientlesmangercommedesbonbons,et certaines,degrandevaleur,ne furent jamais retrouvées.FlorentinoArizal’enterraàlavieillehaciendadelaMaindeDieu,quel’onappelaitencorecimetièreduCholéra,etplantaunrosiersursatombe.

Dès sespremièresvisites aucimetière,FlorentinoArizadécouvritqu’OlimpiaZuleta était enterréetoutprès,sousunepierre tombalesans inscription,maisdans lecimentundoigtavaitécritsonnometdessinéuneflèche,etilpensa,épouvanté,quec’étaitunefarcesanglantedesonmari.Lorsquelerosierfleurissait,ildéposaitunerosesursatombeenprenantsoinqu’iln’yeûtpersonnealentour,etplustardily planta une pousse du rosier de sa mère. Les deux plantes grandissaient avec tant d’allégresse queFlorentinoAriza devait emporter son sécateur et autres outils de son jardin pour les élaguer.Mais letravailfutau-dessusdesesforces:auboutdequelquesannées,lesdeuxrosiersavaientpousséentrelestombescommeduchiendentetonappelaalorsleboncimetièredelapestecimetièredesRosesjusqu’àce qu’un maire, moins réaliste que la sagesse populaire, fît en une nuit arracher tous les rosiers etaccrocheruneenseignerépublicaineàl’arcadedel’entrée:Cimetièreuniversel.

LamortdesamèrecondamnaunefoisencoreFlorentinoArizaàsesoccupationsmachinales:bureau,visitesàtourderôleàsesamanteshabituelles,partiesdedominoauclubduCommerce,mêmeslivresd’amour, après-midi dominicaux au cimetière. Une routine usée, crainte et abhorrée, mais qui l’avaitprotégédelaconsciencedel’âge.Toutefois,undimanchededécembre,alorsquelesrosiersdestombesavaienteuraisondusécateur,ilvitleshirondellessurlesfilsélectriquestoutjusteinstallésetserenditcomptesoudaindutempsquiavaitpassédepuislamortdesamère,depuisl’assassinatd’OlimpiaZuletaetdepuiscelointainaprès-mididedécembreoùFerminaDazaluiavaitenvoyéunelettredanslaquelleelleluidisaitoui,qu’ellel’aimeraittoujours.Jusqu’alors,ilavaitagicommesiletempspassaitpourles

autresmaisnonpourlui.Lasemaineprécédente,ilavaitrencontrédanslarueundesnombreuxcouplesquis’étaientmariésgrâceauxlettresqu’ilavaitécrites,etnereconnutpas leurfilsaîné,sonfilleul. Ildissimulasonembarrasparuneexclamationconventionnelle:«Bonsang,maisc’estdéjàunhomme!»Iln’avaitpaschangé,mêmeaprèsquesoncorpsluieutenvoyélespremierssignauxd’alarme,carilavaitlasantédeferdeségrotants.TránsitoArizaavaitl’habitudededire:Laseulemaladiequ’aeuemonfils,c’est le choléra. » Elle confondait, bien sûr, amour et choléra, et ce bien avant que s’embrouillât samémoire.Maiselleseleurraitcarsonfilsavaiteuensecretsixblennorragiesbienquelemédecinluieûtexpliqué que toutes les six n’en faisaient en réalité qu’une seule, la même, qui réapparaissait aprèschaquebatailleperdue.Ilavaiteuaussiunchancremou,quatrecrêtes-de-coq,sixherpès,queniluiniaucun homme n’aurait eu l’idée de mentionner comme des maladies mais au contraire comme destrophéesdeguerre.

Àtoutjustequaranteans,ilavaitdûserendrechezlemédecinparcequ’ilavaitdesdouleursdiffusesdansdifférentespartiesducorps.Aprèsdenombreuxexamens, lemédecin luiavaitdit :«Cesont lesproblèmesdel’âge.»Ilrentraittoujourschezluisansmêmesedemandersitoutcelaavaitquelquechoseàvoiraveclui.CarsonuniqueréférenceaupasséétaitsesamourséphémèresavecFerminaDaza,etdanslebilandesavie,seulcomptaitcequiavaitunrapportavecelle.Desortequel’après-midioùilvitleshirondellesposéessurlesfilsélectriques,sonpasséleplusanciendéfiladanssamémoire,ilévoquasesamoursd’unjour,lesinnombrablesobstaclesqu’ilavaitdûfranchirpourobtenirunpostededirection,lesincidentssansnombrequiavaientsuscitésadéterminationacharnéequeFerminaDazafûtàluietluiàelleenversetcontretout,etdécouvrittoutàcoupquesavies’enallait.Unfrissonviscéralleprécipitadans un trou noir, et il dut lâcher ses outils de jardinier et s’appuyer aumur du cimetière afin que lapremièregriffurede lavieillessene le renversât pas. «Merde, sedit-il atterré, ça fait trente ans toutça!»C’étaitexact.TrenteansquiavaientpasséaussipourterminaDaza,biensûr,maisquiavaientétépourellelesplusagréablesetlesplusréparateursdesavie.Leshorriblesjournéesaupalaisdumarquisde Casalduero avaient été reléguées dans les poubelles de sa mémoire. Elle vivait dans sa nouvellemaisondelaMangaenmaîtresseabsoluedesadestinée,avecunmariqu’elleeûtpréféréentretousleshommessielleavaiteuàchoisirdenouveau,unfilsquiprolongeaitlatraditiondeleurnomàl’écoledemédecine,etunefillequiluiressemblaittantquandelleavaitsonâgequelatroublaitparfoislesentimentdes’êtreréincarnée.ElleétaitretournéeàtroisreprisesenEuropeaprèslevoyagemalheureuxdontilsavaientespérénejamaisrevenirafindeneplusvivredansuneperpétuelleépouvante.

Dieuavaitdû,enfin,entendrelesprièresdequelqu’un:auboutdedeuxansdeséjouràParis,alorsqueFerminaDazaetJuvenalUrbinocommençaientàpeineàchercherentrelesdécombrescequirestaitdeleuramour,untélégrammelesréveillaenpleinenuitet leurappritquedonaBlancadeUrbinoétaitdans un état grave, suivi aussitôt d’un autre leur communiquant la nouvelle de samort. FerminaDazadébarquaavecunetuniquededeuildontl’ampleurneparvenaitpasàdissimulersonétat.Elleétaitdenouveau enceinte, en effet, et la nouvelle fut à l’origine d’une chanson populaire plusmaliciéuse quemaligne dont le refrain demeura à la mode toute l’année :Que fait donc à Paris cette beauté pourtoujoursenrevenircloquée.Endépitdelavulgaritédesparoles,ledocteurJuvenalUrbinodemandaitencore,des annéesplus tard,qu’on la jouât aux fêtesduClub social commeunepreuvede sa largeurd’esprit.

LenoblepalaisdumarquisdeCasalduero,dontl’existencenefutjamaisdémontréepasplusqu’onnetrouvatracedesesblasons,futd’abordvenduàbasprixàlaTrésoreriemunicipaleetplustardrevendupour une fortune au gouvernement central, lorsqu’un chercheur hollandais y entreprit des fouilles pourprouverques’ytrouvaitlavéritabletombedeChristopheColomb:lacinquième.LessœursdudocteurUrbino s’en allèrent vivre au couvent des salésiennes, reclusesmais sans avoir prononcéde vœux, etFerminaDazademeuradanslavieillemaisonpaternellejusqu’àcequel’oneûtterminédeconstruirela

propriétédelaManga.Elleyentrad’unpasferme,yentraenmaîtresseabsolue,aveclesmeublesanglaisrapportésdeleurvoyagedenoces,d’autresqu’elleavaitfaitfaireaprèsleurvoyagederéconciliation,etdèslepremierjourellecommençaàlaremplirdetoutessortesd’animauxexotiquesqu’elleallaitelle-mêmeachetersurlesgoélettesdesAntilles.Elleyentraavecsonépouxretrouvé,sonfilsélevécommeilsedevait,safillenéequatremoisaprèsleurretouretqu’ilsbaptisèrentOfelia.LedocteurUrbino,desoncôté, comprit qu’il était impossible de récupérer tout à fait l’épouse qui avait été sienne pendant leurvoyagedenoces,carelleavaitdonnéàleursenfantslapartd’amourqu’ildésiraitpourluiainsiquelemeilleur de son temps,mais il apprit à vivre et à être heureux avec ce qui en restait.L’harmonie tantdésiréeatteignitsonapogéepardescheminsinattendusaucoursd’undînerdegalaoùl’onservitunplatdélicieuxqueFerminaDazaneparvintpasàidentifier.Ellecommençaparunecopieuseassiettéeetletrouvasibonqu’elleenpritunedeuxièmeet regrettaitdenepouvoir,parpolitesse,s’enresservirunetroisième,lorsqu’elleappritqu’ellevenaitdemangeravecunplaisirinsoupçonnédeuxassiettespleinesà ras bord de purée d’aubergines. Elle capitula avec élégance : dorénavant, dans la propriété de laManga,on servit toutes lespréparationspossiblesd’auberginespresqueaussi souventqu’aupalaisdeCasalduero,et tout lemondelesappréciait tantque ledocteurJuvenalUrbinoégayait les loisirsdesavieillesse en répétant qu’il voulait avoir une autre fille pour lui donner un nombien-aimé de toute lamaisonnée:AubergineUrbino.

FerminaDazasavaitqu’àl’inversedelaviepubliquelavieprivéeétaitversatileetimprévisible.Ilne lui était guère facile de faire la différence entre enfants et adultes mais en dernière instance ellepréféraitlespremiersparcequeleurscritèresétaientplusaffirmés.Lecapdelamaturitéàpeinefranchi,débarrasséeenfinde toutmirage,ellecommençad’entrevoir la tristessedenepasavoirétécequ’elleavaitrêvéd’êtredanssajeunesse,auparcdesÉvangiles,maisbienplutôtcequ’enfaitjamaisellen’osaavoueràquiconqueetpasmêmeàelle-même:uneservantedeluxe.Ensociété,ellefinitparêtrelaplusaimée,laplusserviableetparlàmêmelaplusredoutée,maisnullepartailleursonnel’exigeaitd’elleavecplusderigueuretonneleluipardonnaitlemoinsquedanslegouvernementdesamaison.Elleavaittoujourseulesentimentdevivreunevieprêtéeparsonépoux:souveraineabsolued’unvasteempiredebonheurbâtiparluietpourlui.Ellesavaitqu’ill’aimaitpar-dessustoutetplusquenulêtreaumonde,maispourluiseul:àsonaugusteservice.

Riennelamortifiaitplusquelebagneàperpétuitédesrepasquotidiens.Carilnesuffisaitpasqu’ilseussentlieuàl’heure:ilsdevaientêtreparfaits,etlemenucequ’ilvoulaitmangersansqu’ilfûtbesoinde le lui demander. Et si de temps à autre elle lui posait la question lors d’une des innombrablescérémoniesduritueldomestique,ilnelevaitpasmêmelesyeuxpourrépondre:«N’importequoi.»Ilétaitsincèreetledisaitd’untonaimable,etl’onnepouvaitconcevoirmarimoinsautoritaire.Toutefois,àl’heure du repas, ce ne pouvait être n’importe quoi mais juste ce qu’il voulait et sans la moindreimperfection:quelavianden’eûtpaslasaveurdelaviandenilepoissoncelledupoisson,queleporcn’eût pas le goût du cochon et que le poulet ne sentît pas les plumes. Il fallait à tout prix trouver desasperges lorsquecen’étaitpas lasaisonafinqu’ilpûtseprélasserdans lesvapeursparfuméesdesonurine. Elle ne l’incriminait pas : elle incriminait la vie. Mais il en était un protagoniste implacable.Trébucher surundoute lui suffisait pour écarter sonassiette endisant : «Ce repas a étépréparé sansamour.»Ilparvenait,danscedomaine,àdefantastiquesétatsd’inspiration.Unefois,àpeineeût-ilgoûtéàunetassedecamomillequ’illarenditavecuneseulesentence:«Cemachinaungoûtdefenêtre.»Ellefutaussi surpriseque les servantescarellesneconnaissaientpersonnequieûtbuune fenêtrebouillie,maislorsqu’ellesgoûtèrentlatisanepourtenterdecomprendre,ellescomprirent:elleavaitungoûtdefenêtre.

C’étaitunmariparfait:ilneramassaitrien,n’éteignaitjamaislalumière,nefermaitjamaisuneporte.Lematin,dansl’obscurité,lorsqu’unboutonmanquaitàsesvêtements,ellel’entendaitdire:«Unhomme

auraitbesoindedeuxfemmes:unepourl’aimer,l’autrepourluicoudresesboutons.»Touslesjours,àlapremièregorgéedecafé, ilpoussaitunhurlementdéchirantquin’effrayaitpluspersonne, et lâchait cequ’ilavaitsurlecœur:«Lejouroùjeficherailecampdecettemaison,toutlemondesauraquec’estparceque j’enai assezde toujoursmebrûler la langue.» Ildisait aussiqu’onnepréparait jamaisdedéjeunersaussiappétissantsetvariésquelesjoursoùilnepouvaitrienmangerparcequ’ils’étaitpurgé,etilétaitàcepointconvaincudelaperfidiedesonépousequ’ilfinitparneplusprendredepurgatifssiellen’enprenaitaussi.

Fatiguéedeson incompréhension,elle luidemandapoursonanniversaireuncadeau insolite : de secharger une journée durant des affaires domestiques. Il accepta, amusé, et dès l’aube prit en effetpossessiondelamaison.Ilservitunsplendidepetitdéjeunermaisoubliaqu’ellenedigéraitpaslesœufsauplat et nebuvait pasde café au lait.Puis il donnades instructionspour le déjeunerd’anniversaireauquelilavaitconviéhuitpersonnes,donnasesordrespourleménageetils’efforçatantdelagouvernermieuxqu’ellequ’avantmidiildutcapitulersansungestedehonte.Dèslepremierinstant,ils’étaitrenducomptequ’iln’avaitpaslamoindreidéed’oùsetrouvaientleschoses,moinsencoreàlacuisine,etlesservantes, qui jouaient elles aussi le jeu, le laissèrent tout mettre sens dessus dessous pour chercherchaqueobjet.Àdixheures,aucunedécisionn’étaitprisepourledéjeunerparcequ’ellesn’avaientfinidefaire ni leménage ni les chambres, la salle de bains n’était pas nettoyée, il avait oublié demettre lepapierhygiénique,dechangerlesdraps,d’envoyerlecocherchercherlesenfants,etconfondulestravauxdesdomestiques:ilavaitdonnél’ordreàlacuisinièredefaireleslitsetmislesfemmesdechambreauxcuisines.Àonzeheures,alorsquelesinvitésétaientsurlepointd’arriver,lechaosdanslamaisonétaittelqueFerminaDazaenrepritladirection,maladederire,sanstoutefoisl’attitudetriomphalequ’elleeûtsouhaitée,maisplutôtbouleverséedecompassiondevantl’incapacitédomestiquedesonépoux.Illaissalarancœurmonteràseslèvresenarguantcommetoujours:«Aumoinsjem’ensuismieuxtiréquetuneleferaisenessayantdesoignerdesmalades.»Laleçon,cependant,s’avérautilepourluicommepourelle.Aufildesannées,tousdeuxparvinrent,pardescheminsdifférents,àlasageconclusionqu’illeurétaitimpossibledevivreensembled’uneautrefaçonetdes’aimerd’uneautremanière:rienencemonden’étaitplusdifficilequel’amour.

Dans la plénitude de sa nouvelle vie, FerminaDaza voyait FlorentinoAriza lors demanifestationspubliquesetd’autantplussouventquedanssontravaillesresponsabilitésaugmentaient,maiselleavaitapprisàlevoiravectantdenaturelqueplusd’unefois,parpuredistraction,elleoubliadelesaluer.Elleentendait souvent parler de lui, parce que dans le monde des affaires son ascension prudente maisirrésistibleauseindelaC.F.C.étaitunsempiternelsujetdeconversation.Ellevoyaitsoncomportements’améliorer,satimiditéprenaitl’allured’unecertainedistanceénigmatique,unelégèreaugmentationdepoidsluiseyaitbien,lalenteurdel’âgeluiconvenait,etilavaitsutrouverundigneremèdeàsacalvitiedévastatrice. Seuls continuèrent toujours de défier le temps et la mode les vêtements sombres, lesredingotesanachroniques,l’uniquechapeau,lesrubansdepoètedelamerceriematernelleetleparapluiesinistre. FerminaDaza s’habitua à le voir d’une autre façon et finit par ne plus faire la relation avecl’adolescentlanguidequis’asseyaitetsoupiraitpourellesouslesbourrasquesdefeuillesjaunesduparcdesÉvangiles.Entoutcas,jamaiselleneleconsidéraavecindifférenceetseréjouittoujoursdesbonnesnouvellesqu’onluidonnaitdeluiparcequepeuàpeuelleslasoulageaientdesaculpabilité.

Cependant,alorsqu’ellelecroyaittoutàfaiteffacédesamémoire,ilréapparutlàoùellel’attendaitle moins, transformé en fantôme de ses nostalgies. Ce furent les premières brumes de la vieillesse,lorsqu’elle commençad’éprouver le sentimentquequelque chosed’irréparable s’était produit dans savie chaque fois qu’elle avait entendu tonner avant la pluie. C’était l’incurable blessure du tonnerresolitaire,pierreuxetponctuel,quiroulaittouslesjoursd’octobreàtroisheuresdel’après-mididanslamontagne de Villanueva et dont la réminiscence se faisait plus proche avec les ans. Tandis que les

souvenirsrécentssemélangeaientauboutdequelquesjoursdanssamémoire,ceuxduvoyagelégendairedanslaprovincedelacousineHildebrandadevenaientsivivantsqu’ilssemblaientdaterd’hieretavaientlanettetéperversedelanostalgie.EllesesouvenaitdeManaure,levillagedemontagne,desonuniquerue droite et verte, de ses oiseaux de bon augure, de la maison de l’épouvante où elle se réveillaittrempéeparleslarmesdePetraMorales,morted’amourbiendesannéesauparavantdanslelitmêmeoùelledormait.Ellesesouvenaitdelasaveurdesgoyavesd’alorsqueplusjamaisellen’avaitretrouvée,desesprésagessiintensesqueleurrumeurseconfondaitaveccelledelapluie,desaprès-mididetopazede de San Juan del César, lorsqu’elle allait se promener avec sa cour de cousines primesautières etserraitlesdentspourquesoncœurnebondîtpashorsdesaboucheàmesurequ’ellesapprochaientdubureau du télégraphe. Elle avait vendu la maison de son père parce qu’elle ne pouvait supporter ladouleur de l’adolescence, la vision du petit parc désolé depuis le balcon, la fragrance sibylline desgardéniasdanslesnuitschaudes,lapeurduportraitdevieilledamel’après-mididefévrieroùelleavaitdécidédesondestin,etdèsqu’elle fouillait samémoired’autrefois,elle trébuchait sur le souvenirdeFlorentinoAriza.Cependant, elle eut assez de sérénité pour se rendre compte que ce n’étaient ni dessouvenirsd’amournidurepentir,maisl’imagedequelquechosed’insipidequiluilaissaitdestracesdelarmes. Sans le savoir, elle était menacée par le même piège qui avait perdu tant de victimes deFlorentinoArizaprisesaudépourvu.

Ellesecramponnaàsonépoux.Maiscefutaumomentoùilavaitleplusbesoind’elleparceque,seuletàtâtons,illaprécédaitdedixanssurlecheminbrumeuxdelavieillesse,avecledésavantaged’êtreunhommeetd’êtrefaible.Ilsfinirentpartantseconnaîtrequ’avanttrenteansdemariageilsétaientcommeun seul être divisé en deux, et se sentaient gênés de la fréquence avec laquelle, sans le vouloir, l’undevinaitlapenséedel’autre,oudeleursituationridiculelorsquel’unanticipaitenpubliccequel’autreallaitdire.Ensembleilsavaientdépassélesincompréhensionsquotidiennes,leshainesinstantanées,lesmesquineriesréciproquesetlesfabuleuxéclairsdegloiredelacomplicitéconjugale.Cefutl’époqueoùilss’aimèrentlemieux,sanshâteetsansexcès,ettousdeuxfurentplusconscientsetplusreconnaissantsque jamais de leurs invraisemblables victoires sur l’adversité. La vie devait leur réserver d’autresépreuvesmortellesmaispeuleurimportait:ilsétaientsurl’autrerive.

V

Àl’occasiondesfestivitésdusièclenouveau,ilyeutunprogrammesansprécédentdemanifestationspubliquesdont laplusmémorable fut lepremiervoyageenballon, fruitdes initiatives inépuisablesdudocteurJuvenalUrbino.Lamoitiédelavilles’étaitrassembléesurlaplagedel’Arsenalpouradmirerl’ascension de l’énorme aérostat de taffetas aux couleurs du drapeau, qui portait le premier courrieraérien jusqu’àSan Juan de laCiénaga, à quelque trente lieues au nord-est en ligne droite.Le docteurJuvenalUrbinoet son épouse,qui avaient connu l’émotionduvol à l’ExpositionuniverselledeParis,furent les premiers à monter dans la nacelle d’osier avec l’ingénieur aéronautique et six invités demarque. Ils portaient une lettre du gouverneur provincial aux autoritésmunicipales de San Juan de laCiénagadanslaquelleilétaitétablipourlapostéritéqu’elleétaitlepremiercourriertransportéparair.Un chroniqueur du Journal du Commerce demanda au docteur Juvenal Urbino quelles seraient sesdernières paroles s’il périssait dans l’aventure, et la réponse queméritait un tel outrage ne se fit pasattendre.

«Àmonavis,dit-il,lexixesièclechangepourtoutlemondesaufpournous.»Perduaumilieude la foulecandidequichantait l’hymnenational tandisque leballonprenaitde la

hauteur,FlorentinoArizasentitqu’ilapprouvaitl’opiniond’unquidamàquiilavaitentendudire,dansletumulte,quecen’étaitpasuneaventurepourunefemmeetmoinsencoreàl’âgedeFerminaDaza.Maistout compte fait elle ne fut pas si dangereuse.En tout casmoins dangereuse que décevante.Le ballonarriva sans incidentàdestinationaprèsunvoyagepaisibledansuncield’unbleu invraisemblable. Ilsvolèrent bien, très bas, avec un vent placide et favorable, d’abord le long des contreforts des cimesenneigéespuisau-dessusduvasteétangdelaGrandeCiénaga.

D’enhaut,tellesqueDieulesvoyait,ilsvirentlesruinesdeCartagenadeIndias,ancienneethéroïquecité, la plus belle dumonde, abandonnée par ses habitants pris de panique à cause du choléra alorsqu’elleavaitrésistéàtroissièclesdesiègesanglaisetàtoutessortesdebrigandagesdeboucaniers,ilsvirentlesmuraillesintactes,lesruesenvahiesparlesmauvaisesherbes,lesfortificationsdévoréesparlesvolubilis,lespalaisdemarbreetlesautelsd’oravecleursvice-roispourrisparlapesteàl’intérieurdeleursarmures.

IlssurvolèrentlespalafittesdesTrojasdeCataca,peintsdefollescouleurs,leursabrispourl’élevagedes iguanes comestibles, les grappes de balsamines et d’astromélies de leurs jardins lacustres. Descentaines d’enfants nus se jetaient à l’eau encouragés par le chahut général, sautaient par les fenêtres,sautaientdestoitsdesmaisons,sautaientdescanoësqu’ilsmanœuvraientavecunehabiletéétonnante,etplongeaientcommedesgardonspourrepêcherlespaquetsdevêtements,lesflaconsdetabonucocontrelatouxetlesvivresque,parcharité, labelledameauchapeauàplumesleurlançaitdepuislanacelleduballon.

Ils survolèrent l’océan d’ombre des bananeraies dont le silence s’élevait jusqu’à eux comme unevapeurlétale,etFerminaDazasesouvintd’elle-même,àtroisans,quatrepeut-être,sepromenantdanslesombre bocage lamain dans celle de samère, presque une enfant elle aussi parmi les autres femmesportantcommeelledesmousselines,deblanchesombrellesetdeschapeauxd’organdi.L’ingénieur,quiobservaitlemondeavecunelongue-vue,déclara:«Ondiraitqu’ilssontmorts.»Iltenditlalunetteaudocteur JuvenalUrbino et celui-ci vit les chars à bœufs entre les sillons, les bas-côtésde la ligneduchemindefer,l’eauglacéedescanauxd’irrigation,oùqu’ilfixâtsonregardilvoyaitdescorpshumains

éparpillés.Quelqu’unditquelecholérafaisaitdesravagesdanslesbourgsdelagrandeCiénaga.Tandisqu’ilparlait,ledocteurUrbinocontinuaitderegarderaveclalongue-vue.

«Ehbien!cedoitêtreuneformetrèsparticulièreducholéra,dit-il,parcequechaquemortareçuuncoupdegrâcedanslanuque.»

Puisilssurvolèrentunemerd’écumeetdescendirentsansautreincidentversunterrainplatdontlesolcraquelébrûlaitcommedelabraise.Làsetrouvaientlesautorités,sansautreprotectioncontrelesoleildesparapluiesenpapierjournal,lesenfantsdesécolesprimairesagitantdepetitsdrapeauxaurythmedel’hymne national, les reines de beauté parées de fleurs desséchées et de couronnes en carton doré, etl’orphéonduprospèrevillagede laGayra, à l’époque lameilleurede la côte caraïbe.Le seulbutdeFerminaDazaétaitderevoirsonvillagenatalpourleconfronteràsesancienssouvenirs,maisniellenipersonnen’yfurentautorisésàcausedesrisquesd’épidémie.LedocteurJuvenalUrbinoremitlalettrehistoriquequiseperditplustardavecd’autrespaperassesetdontonnesutplusjamaisrien,etlatouffeurdes discours faillit asphyxier toute la délégation. À la fin, on les emmena à dos de mules jusqu’àl’embarcadèredePuebloViejo,làoùlaCiénagarejointlamer,carl’ingénieurn’avaitpasréussiàfaireredécoller le ballon. Fermina Daza était certaine d’être passée par cet endroit quand elle était toutepetite,avecsamère,dansunecharrettetiréeparunepairedebœufs.Adulte,elleenavaitsouventparléàsonpère,maiscelui-ciétaitmortensoutenantqu’ilétaitimpossiblequ’elles’ensouvînt.

«Jemerappelletrèsbiencevoyageetc’estexact,luidisait-il,maisc’étaitaumoinscinqansavanttanaissance.»

Lesmembresdel’expéditionaériennerevinrenttroisjoursplustardàleurpointdedépart,défaitsparune nuit de tempête, et ils furent reçus comme des héros. Perdu dans la foule, comme il se devait,FlorentinoArizaétaitlà,etilreconnutsurlevisagedeFerminaDazalesmarquesdelaterreur.Toutefois,cemêmesoir,illarevitaucoursd’ungalacycliste,parrainéluiaussiparsonépoux,etelleneportaitplus trace de fatigue. Elle conduisait un vélocipède insolite, qui ressemblait plutôt à un appareil decirque,avecuneroueavanttrèshautesurlaquelleelleétaitassiseetunerouearrièretoutepetitequiluiservaitàpeined’appui.Elleétaitvêtuedeculottesbouffantesà rayures rouges,augrandscandaledesdamesetàl’étonnementdesmessieurs,maisnulnefutindifférentàsonadresse.

Cetteimageetbiend’autresencoreentantd’annéesétaientdesvisionséphémèresquiapparaissaientsoudainàFlorentinoArizaauhasard, lorsqu’il enavait envie, etdisparaissaientde lamême façonenlaissant dans son cœur le sillon d’une angoisse. Mais elles marquaient le rythme de sa vie car ilreconnaissaitlessévicesdutempsmoinsdanssaproprechairqu’auxchangementsimperceptiblesqu’ilremarquaitchezFerminaDazachaquefoisqu’illavoyait.

Unsoir,ilentraauMesóndedonSancho,unrestaurantcolonialtrèsenvue,etoccupalecoinleplusreculé,ainsiqu’ilenavaitcoutumelorsqu’ilvenaitseulprendresescollationsdemoineau.SoudainilvitFerminaDazadanslegrandmiroirdufond,assiseàunetableavecsonmarietdeuxautrescouples,dansun angle qui lui permettait de la voir reflétée dans toute sa splendeur. Elle était touchante,menait laconversationavecgrâce,sonrireéclataitcommeunfeud’artifice,etsabeautéétaitplusradieuseencoresouslesénormeslustresdeVenise:Aliceavaitretraversélemiroir.

FlorentinoArizal’observaàloisir,lesoufflecourt,illavitmanger,lavittremperàpeineseslèvresdanslevin,lavitplaisanteraveclequatrièmedescendantdesdonSancho,vécutavecelleuninstantdesavie,déambulasansêtrevudansl’enceinteinterditedesonintimité.Puisilbutquatreautrestassesdecafépourtuerletemps,jusqu’àcequ’illavîtsortir,mêléeaugroupe.Ilspassèrentsiprèsdeluiqu’ildistinguasonodeurparmileseffluvesdesdifférentsparfumsdesescompagnons.

Depuis ce soir-là et pendant presque une année, il n’eut de cesse de harceler le propriétaire del’auberge,luioffrant,enargentouenservices,cequ’ilvoulaitetmêmecequedanslavieilavaitdésiréavecleplusd’ardeur,afinqu’illuivendîtlemiroir.ChosedifficilecarlevieuxdonSanchocroyaitàla

légendedisantquelesplendidecadretaillépardesébénistesviennoisétaitlejumeaudeceluiqui,avantdedisparaîtresanslaisserdetraces,avaitappartenuàMarie-Antoinette:deuxjoyauxuniques.Lorsqueenfin il céda, FlorentinoAriza accrocha lemiroir chez lui, non pour l’authenticité de son cadremaisparcequesonespaceintérieuravaitétéoccupédeuxheuresdurantparl’imageaimée.

Lorsqu’ilvoyaitFerminaDaza,celle-cidonnaitpresquetoujourslebrasàsonépoux,etilsformaientunensembleparfait, sedéplaçantdansununiversqui leur était propre, avecuneétonnante aisancedesiamoisquinesedésaccordaitquelorsqu’ilslesaluaient.Eneffet,ledocteurJuvenalUrbinoluiserraitlamainavecuneaffectionchaleureuseetsepermettaitmêmeparfoisunetapeamicaledansledos.Elle,en revanche, le maintenait condamné au régime impersonnel de la formalité et n’esquissa jamais lemoindre geste qui lui eût permis de supposer qu’il était encore dans ses souvenirs de jeune fille. Ilsvivaientdansdeuxmondesdivergents,maistandisqu’ilmultipliaitleseffortspourenréduireladistance,jamais elle ne fit un pas qui n’allât en sens opposé.Beaucoupde tempspassa avant qu’il hasardât lapensée que cette indifférence n’était qu’une cuirasse contre la peur.L’idée lui en vint soudain lors dubaptême du premier navire d’eau douce construit sur les chantiers navals de la ville, qui fut aussi lapremière occasion officielle donnée à Florentino Ariza, premier vice-président de la C.F.C., dereprésenterl’oncleLéonXII.Cettecoïncidenceconféraàlacérémonieunesolennitéparticulière,etilnemanquapersonned’uneimportancequelconquedanslaviedelacité.

FlorentinoArizarecevaitsesinvitésdanslesalonprincipaldunavireencoreimprégnéd’uneodeurdepeinture fraîcheetdegoudronchaud, lorsqu’unesalved’applaudissementséclatasur lequai,etque lafanfareattaquaunemarche triomphale. Ildut retenirun frissonaussivieuxque lui-mêmeenvoyant,aubras de son époux, l’éblouissante femmede ses rêves, splendide dans samaturité, défiler commeunereine d’une autre époque au milieu de la garde d’honneur en grand uniforme, sous une tempête deserpentinsetdepétalesdefleursnaturellesqu’onluilançaitdepuislesfenêtres.Tousdeuxrépondirentauxovationsenagitantlamain,maiselleétaitsimerveilleusequ’aumilieudelafouleilnesemblaityavoirqu’elle,toutevêtued’orimpérial,depuisleschaussuresàhautstalonsjusqu’auchapeauclocheetauxqueuesderenardautourdesoncou.

FlorentinoArizalesattenditsurlapasserelle,flanquédesautoritésprovinciales,danslevacarmedelamusique,despétardsetdestroisbramementslourdsdunavirequiplongèrentlequaidansunbaindevapeur. Juvenal Urbino salua le comité d’accueil avec ce naturel qui n’appartenait qu’à lui et faisaitcroirequ’il vouait à chacunune affectionparticulière : d’abord le capitaine du bateau en uniformedecérémonie,puisl’archevêque,legouverneuretsonépouse,lemaireetlasienne,etenfinlecommandantdelagarnison,unnouveauvenuoriginairedesAndes.AprèslesautoritésvenaitFlorentinoAriza,vêtudedrapnoir,presqueinvisibleentretantdenotables.Lorsqu’elleeutsaluélecommandantdelagarnison,Fermina Daza sembla hésiter devant la main tendue de Florentino Ariza. Le militaire, voulant lesprésenter,demandaàFerminaDazas’ils seconnaissaient.Elleneditniouininonet,avecunsouriremondain, tendit samain à FlorentinoAriza. Lamême situation s’était déjà produite deux fois dans lepassé et devrait se reproduire encore, mais Florentino Ariza l’avait toujours attribuée à une attitudepropre au caractère de Fermina Daza. Toutefois, cet après-midi-là, il se demanda, avec son infiniecapacitéderêve,siuneindifférenceaussiacharnéen’étaitpasunsubterfugepourdissimulerletourmentdel’amour.

Cetteseuleidéeravivad’ancienneserrances.IlrevintrôderautourdelapropriétédeFerminaDazaaveclamêmeanxiétéqu’autrefoisdanslepetitparcdesÉvangiles,nondansl’intentioncalculéequ’ellel’aperçûtmaisdansl’uniquebutdelavoirpours’assurerqu’ellecontinuaitd’exister.Cependant,passerinaperçu lui était à présent difficile. Le quartier de laManga se trouvait sur une île semi-désertiqueséparéedelavillehistoriqueparuncanald’eauxvertes,etparseméedebuissonsd’icaquiersquiavaientétélerefugedominicaldesamoureuxauxtempsdelacolonie.Peud’annéesauparavant,onavaitdémoli

levieuxpontdepierredesEspagnolspourenconstruireunautreencimentavecdesréverbèresàglobes,etpermettreainsiauxtramwaysàmulesdeletraverser.Audébut,leshabitantsdelaMangaavaientdûsupporterunsupplicedontonn’avaitpastenucomptedansleprojet:dormiràcôtédelapremièreusined’électricitédelaville,dontlestrépidationsétaientunéterneltremblementdeterre.

LedocteurJuvenalUrbino,avectoutsonpouvoir,n’avaitpasmêmeréussiàlafairedéplacerlàoùellenegêneraitpersonne,jusqu’àcequ’intervîntensafaveursacomplicitébienconnueavecladivineprovidence.Unenuit, lachaudièrede l’usineexplosadansunfracasépouvantable,volapar-dessus lesnouvellesmaisons, traversa dans les airs lamoitié de la ville et dégringola dans le grand cloître del’anciencouventdeSaint-Julien-l’Hospitalier.Levieilédificeenruineavaitétéabandonnéaudébutdelamêmeannée,maislachaudièreentraînalamortdequatreprisonniersqui,évadésdelaprisonlocaleauxpremièresheuresdelanuit,s’étaientcachésdanslachapelle.

Cefaubourgpaisible,avecdesibelles traditionsamoureuses,nefutenrevancheguèrepropiceauxamours contrariées lorsqu’il devint un quartier résidentiel. Les rues étaient poussiéreuses en été,boueusesenhiveretdésoléestoutaulongdel’année,lesraresmaisonsétaientdissimuléesderrièredesjardinsluxuriants,avecdesterrassesenmosaïqueàlaplacedesbalconsensaillied’autrefois,commesionlesavaitbâtiesexprèspouréloignerlesamantsfurtifs.Parbonheur,lamode,àcetteépoque,étaitauxpromenadesvespéralesdanslesvieillesvictoriasdelouagerestauréespourn’yattelerqu’unseulcheval,etleparcoursfinissaitsuruneéminenceduhautdelaquelleonadmiraitlescrépusculesd’octobremieuxquedelatourduphare,etd’oùl’onvoyaitlesrequinsénigmatiquesguetterlaplagedesséminaristes,etle transatlantique du jeudi, immense et blanc, que l’on pouvait presque toucher de la main lorsqu’ilpassaitparlechenalduport.FlorentinoArizaavaitcoutumedeloueruneVictoriaaprèsunedurejournéede labeur, mais au lieu d’en plier la capote comme c’était l’usage pendant les mois de chaleur, ils’enfonçait dans le siège et, invisible dans l’ombre, toujours seul, il donnait l’ordre de prendre deschemins imprévus afin de ne pas éveiller les mauvaises pensées du cocher. En réalité, dans cettepromenade, seul l’intéressait le parthénon de marbre rose à demi caché entre les bananiers et lesfrondaisons des manguiers, réplique sans gloire des demeures idylliques des planteurs de coton deLouisiane.LesenfantsdeFerminaDazarentraientchezeuxpeuavantcinqheures.FlorentinoArizalesvoyaitarriverdanslavoiturefamiliale,etvoyaitensuiteledocteurJuvenalUrbinosortirpoursesvisitesde routine,maisenuneannéeoupresquede rondes, iln’avaitpasmêmepuapercevoircemirage tantdésiré.

Un soir qu’il persistait dans sapromenade solitaire endépit de lapremière aversedévastatricedejuin,lechevalglissadanslaboueets’écroulalesquatrefersenl’air.FlorentinoArizaserenditcompteavechorreurqu’ils étaient justedevant lapropriétédeFerminaDazaet adressauneprière au cocher,sanspenserquesaconsternationpouvaitledénoncer.

«Icinon,jevousensupplie,luicria-t-il.N’importeoùmaispasici.»Vexéparcetteinsistance,lecochertentadereleverlechevalsansledételer,etl’essieudelavoiture

sebrisa.FlorentinoArizadescenditcommeilleput,butsahontesouslarigueurdelapluiedansl’espoirqued’autrespassantss’offriraientpourlereconduirechezlui.Tandisqu’ilattendait,uneservantedelafamilleUrbino,quil’avaitvuavecsesvêtementstrempésetdelabouejusqu’auxchevilles,luiportaunparapluie pour qu’il allât se réfugier sur la terrasse. Jamais, dans le plus audacieux de ses rêves,FlorentinoArizan’avaitsongéàunetellechance,maiscetaprès-midi-là,ileûtpréférémourirplutôtqueselaisservoirparFerminaDazadansunpareilétat.

Lorsqu’ils habitaient la vieille ville, JuvenalUrbino et sa famille faisaient à pied, le dimanche, lechemin de chez eux à la cathédrale pour assister à la messe de huit heures, un rassemblement plusmondainquereligieux.Lorsqu’ilschangèrentdemaison,ilscontinuèrentpendantplusieursannéesdes’yrendreetparfoismême ils s’attardaientpourbavarder avecdesamis sous lespalmiersduparc.Mais

lorsqu’onconstruisitlachapelleduséminaireconciliairedelaManga,avecsaplageprivéeetsonproprecimetière, ils ne retournèrent à la cathédrale que pour des occasions très solennelles. Ignorant cesmodifications,FlorentinoArizaattenditplusieursdimanchesàlasortiedestroismesses.Puisilcompritsonerreuretserenditàlanouvelleéglise,etlà,ilvit,lesquatredimanchesdumoisd’août,àhuitheuresprécises,ledocteurJuvenalUrbinoetsesenfants,maisFerminaDazan’étaitpasaveceux.Aucoursd’unde ces mêmes dimanches, il visita le nouveau cimetière où les habitants de la Manga se faisaientconstruire de somptueuxmausolées, et son cœur bondit lorsqu’il découvrit, à l’ombre de deux grandsceibas,leplusbeaudetous,achevé,avecdesvitrauxgothiques,desangesdemarbreetdesinscriptionsenlettresdoréespourtoutelafamille.Parmielles,biensûr,cellededonaFerminaDazadeUrbinodelaCalle avec, à côté, celle de son époux, et une épitaphe commune :Ensemble aussi dans la paix duSeigneur.

Jusqu’àlafindel’année,FerminaDazan’assistaàaucunemanifestationciviqueousociale,pasmêmeauxfestivitésdeNoëldontelleetsonmariavaientcoutumed’êtredesprotagonistesdeluxe.Maisc’estàla représentation inaugurale de la saison d’opéra qu’on remarqua le plus son absence. À l’entracte,FlorentinoArizasurpritunpetitgroupequi,bienquesanslanommer,sansaucundouteparlaitd’elle.Ilsdisaientqu’aumoisdejuindernieronl’avaitvuemonterenpleinenuitsurletransatlantiquedelaCunardquifaisaitrouteversPanamaetqu’elleétaitvoiléedenoirafinqu’onnevîtpaslesravagesdelamaladiehonteusequi laconsumait.Quelqu’undemandaquelmal terribleavaitosé s’emparerd’une femmeauxpouvoirssigrandsetlaréponsequ’ilreçutdébordaitdefielnoir:

«Unedameaussidistinguéenepeutavoirquelaphtisie.»FlorentinoArizasavaitquedanssonpayslesrichesn’étaientjamaisatteintsdemaladiescourtes.Ou

ilsmouraient sur-le-champ, presque toujours à la veille d’une fête importante qui était gâchée par ledeuil,ouilss’éteignaientendelonguesetabominablesmaladiesdontlesdétailsintimesfinissaientparêtre de notoriété publique. La réclusion à Panama était presque une pénitence forcée dans la vie desriches. Ils se soumettaient à la volonté deDieu à l’hôpital desAdventistes, un immense hangar blancperduaumilieudesaversespréhistoriquesdelachaîneduDarién,oùlesmaladesperdaientlecomptedupeu qu’il leur restait à vivre dans des chambres solitaires aux fenêtres grillagées et où personne nepouvaitsavoiraveccertitudesil’odeurdel’acidephéniqueétaitodeurdesantéouodeurdemort.Ceuxqui guérissaient revenaient chargés de cadeaux fastueux qu’ils distribuaient à pleines mains dansl’angoissequ’onneleurpardonnâtl’indiscrétiond’êtreencoreenvie.Certainsrevenaientavecl’abdo-men balafré de cicatrices barbares qui semblaient avoir été cousues avec du chanvre de cordonnier,relevaientleurchemisepourlesmontreràleursvisiteurs,lescomparaientavecd’autresayantappartenuà des morts qu’avaient suffoqués les excès de la félicité, et le restant de leurs jours racontaient etn’avaientdecessederaconterlesapparitionsangéliquesqu’ilsavaientvuessousl’effetduchloroforme.Enrevanche,nulneconnutjamaislesvisionsdeceuxquinerevenaientpasetparmieux,lesplustristes:ceuxqui,bannis,étaientmortsdanslepavillondesphtisiquesàcausedelatristessedelapluieplusquedessouffrancesdeleurmaladie.

FlorentinoArizanesavait,s’ilavaiteuàchoisir,cequ’ileûtpréférépourFerminaDaza.Certes,lavérité avant toute chose, fût-elle insupportable,mais quoiqu’il la cherchât, il ne la trouvait pas. Il luisemblait inconcevable que nul ne pût lui fournir lemoindre indice pour confirmer ces dires.Dans lemondedesnaviresfluviauxquiétait lesien, iln’yavaitmystèrequipûtêtrepréservénisecretquipûtêtregardé.Cependant, personnen’avait entenduparler de la femmevoiléedenoir.Nulne savait riendansunevilleoùl’onsavaittoutetoùbeaucoupdechosessesavaientavantmêmequ’elleseussentlieu.Surtout les choses des riches. Et de surcroît, personne n’avait d’explication pour la disparition deFerminaDaza. FlorentinoAriza continuait de tourner autour de laManga, assistant sans dévotion auxmessesde labasiliqueduséminaire,auxcérémoniesciviquesqui, sonétatd’espriteût-ilétéautre,ne

l’eussentjamaisintéressé,maisletempsnefaisaitqu’accréditerleson-dit.ToutsemblaitnormalchezlesUrbinodelaCallesaufl’absencedelamère.

Aumilieudecesmultiplesenquêtes,desnouvellesluiparvinrentqu’ilignorait,ouqu’iln’avaitpascherchéàconnaître,etentreautrescellesdelamortdeLorenzoDazadanslevillagedesCantabresoùilétaitné.Ilserappelaitl’avoirvupendantdesannéesprendrepartauxtumultueusespartiesd’échecsaucafédelaParoisse,lavoixcasséed’avoirtantparlé,plusgrosetplusrudeàmesurequ’ils’abîmaitdansles sables mouvants d’une mauvaise vieillesse. Ils ne s’étaient Plus adressé la parole depuis ledésagréablepetitdéjeuneràl’anisdusiècleprécédent,etFlorentinoArizaétaitconvaincuqueLorenzoDazasesouvenaitdeluiavecautantderancœurquelui-mêmesesouvenaitdeLorenzoDaza,mêmeaprèsquecederniereutobtenupoursafillelemariagefortunéquiétaitdevenusonuniqueraisonderesterenvie.Mais ilétaitàcepointdécidéà trouverune informationindubitablesur lasantédeFerminaDazaqu’afindel’obtenirdesonpèreilétaitretournéaucafédelaParoisse,àl’époqueoùl’onycélébraitletournoihistoriquedeJeremiahdeSaint-Amourcontrequarante-deuxadversaires.C’estainsiqu’ilappritlamortdeLorenzoDaza,etils’enréjouitdetoutsoncœur,conscientcependantqueleprixdecettejoiepouvaitêtredecontinueràvivresansconnaîtrelavérité.Enfin,ilacceptacommeauthentiquelaversionde l’hôpital des condamnés, sans autre consolation qu’un dicton célèbre :Femme alitée, femme pourl’éternité.Dans sesmoments de découragement, il se rangeait à l’idée que la nouvelle de lamort deFerminaDaza,siellesurvenait,luiparviendraitdetoutefaçon,sansqu’ileûtàlachercher.

Ellenedevaitjamaisluiparvenir.CarFerminaDazaétaitvivanteetenbonnesantédansl’haciendaoùsacousineHildebrandavivaitoubliéedumonde,àunedemi-lieueduvillagedeFloresdeMaria.Elleétait partie sans faire de scandale, d’un commun accord avec son époux, alors que tous deux étaientempêtréscommedesadolescentsdanslaseulecrisesérieusequ’ilsavaienttraverséeentantd’annéesdestabilitéconjugale.Ellelesavaitsurprisdanslereposdelamaturité,alorsqu’ilssesentaientàl’abridetoute embuscade de l’adversité, que leurs enfants étaient élevés et éduqués, et qu’ils avaient l’avenirdevanteuxpourapprendreàvieillirsansamertume.Ellefutàcepointimprévuepourtousdeuxqu’ilsnevoulurent pas la résoudre en se querellant, dans les larmes, ou médiateurs à l’appui, comme c’étaitl’usagecourantdanslesCaraïbes,maisaveclasagessedesnationseuropéennes,etàforceden’êtrenid’icinide là-bas, ils avaient finipar s’embourberdansune situationpuérilequin’était denullepart.Enfin, elle avait décidédepartir, sansmême savoir pourquoini vers quoi, animéepar la rage, et lui,entravéparlaconsciencedesafaute,avaitétéincapabledelaretenir.

FerminaDazas’étaiteneffetembarquéeenpleinenuitdansleplusgrandsecret,levisagerecouvertd’unemantillededeuil,nonsurletransatlantiquedelaCunardàdestinationdepanama,maissurlepetitbateaurégulierdeSanJuandelaCiénaga,lavilleoùelleétaitnéeetavaitvécujusqu’àsapuberté,etdontlanostalgie,aveclesans,luidevenaitdeplusenplusinsupportable.Contrelavolontédesonmariet lesmœursde l’époque,ellen’étaitaccompagnéequed’unefilleuleâgéedequinzeansquiavaitétéélevée avec les domestiques de lamaison,mais ils avaient informé de son voyage les capitaines desnavireset lesautoritésdechaqueport.Lorsqu’elleavaitpriscettedécisionirréfléchie,elleavaitditàsesenfantsqu’ellepartaittroismoischangerd’airchezlatanteHildebranda,alorsqu’elleétaitdécidéeàyrester.LedocteurJuvenalUrbinoconnaissaittrèsbiensaforcedecaractère,etilétaitàcepointaffligéqu’ill’acceptaavechumilitécommeunchâtimentdeDieupourlagravitédesesfautes.Maisàpeineleslumièresdubateaus’étaient-ellesestompéesquetousdeuxserepentaientdéjàdeleurfaiblesse.

Malgré la correspondance d’usage sur l’état de santé des enfants et autres affaires de la maison,presquedeuxanss’écoulèrentsansquenil’unnil’autretrouvâtuncheminderetourquinefûtpasminépar l’orgueil.Lesenfantspassèrent lesvacancesscolairesde ladeuxièmeannéeàFloresdeMaria,etFerminaDazafitl’impossiblepourparaîtresatisfaitedesanouvellevie.CefutdumoinslaconclusionqueJuvenalUrbinotiradeslettresdesonfils.Deplus,l’archevêquedeRiohachaserenditdanslarégion

entournéepastorale,montant,sousundais,sacélèbremuleblancheautapisdesellebrodéd’or.Derrièreluimarchaientdespèlerinsvenusdelointainsvillages,desjoueursd’accordéon,desvendeursambulantsdevictuaillesetd’amulettes,etl’haciendadébordatroisjoursdurantd’invalidesetdemoribondsqui,enréalité,nevenaientpaspourlesdoctessermonsetlesindulgencesplénièresdel’archevêquemaispourlesfaveursde lamuledontondisaitqu’elleaccomplissaitdesmiraclesderrière ledosdesonmaître.L’archevêque,quifréquentaitlamaisondesUrbinodelaCalledepuisqu’ilétaitsimplecuré,s’échappaunmidi de sa kermesse pour aller déjeuner à l’hacienda d’Hildebranda. Après le déjeuner, au coursduquelonneparlaqued’affairesterrestres,ilpritàpartFerminaDazaetvoulutl’entendreenconfession.Ellerefusa,suruntonaimablemaisferme,enarguantdefaçonexplicitequ’ellen’avaitàserepentirderien.Ellenel’avaitpasfaitexprès,maisavaitl’idéequesaréponseparviendraitlàoùelleledevait.

LedocteurJuvenalUrbinoavaitcoutumededire,nonsansuncertaincynisme,quelecoupabledecesdeuxannéesd’épreuvesn’étaitpasluimaislamauvaisehabitudequ’avaitFerminaDazadereniflerlesvêtementsquelafamilleetelle-mêmeavaientportés,afindesavoiràleurodeurs’ilfallaitlesdonneràlaveralorsmêmequ’ilsparaissaientpropres.Elle le faisaitdepuis l’enfanceet jamaisn’avaitcruquecelase remarquât tant, jusqu’àcequesonmari s’enaperçût, lanuitmêmede leursnoces. Il s’aperçutaussi qu’elle fumait aumoins trois fois par jour, enfermée dans les toilettes, mais cela n’avait guèreéveillésonattentioncarlesfemmesdesonrangavaientl’habitudedes’enfermerengroupepourparlerd’hommes,fumeretmêmeboiredel’eau-de-viedequatresous,jusqu’àrouleràterresoûlescommedesbourriques.Mais l’habitudederenifler tous lesvêtementsqu’elle trouvaitsursonpassage luisemblaitinconvenanteetsurtoutdangereusepourlasanté.Elleleprenaitàlalégère,commeelleprenaittoutcedontellerefusaitdediscuter,etdisaitquecen’étaitpasparsimplefantaisiequeDieuluiavaitmisaumilieu de la figure ce nez fouineux de goéland. Un matin, tandis qu’elle faisait les courses, lesdomestiquesavaientameutélevoisinageencherchantsonfilsalorsâgédetroisansqu’ilsn’avaientputrouverdansaucunrecoindelamaison.Ellearrivaaumilieudelapanique,fitdeuxoutroistoursdefinlimier et dénicha l’enfant endormi à l’intérieur d’une armoire, là où nul n’avait pensé qu’il pût s’êtrecaché.Lorsquesonmari,stupéfait,luidemandacommentellel’avaittrouvé,ellerépondit:

«Àl’odeurdecaca.»Envéritésonodoratneluiservaitpasqu’àreniflerlesvêtementsouàretrouverlesenfantsperdus:il

était son sensde l’orientationpour toutes les choses de la vie, et surtout de la viemondaine. JuvenalUrbino l’avait observé tout au long de sonmariage, en particulier au début, lorsqu’elle n’était qu’unenouvellevenuedanscemilieumaldisposéà sonendroitdepuis trois cents anset cependantnaviguaitentredesfrondaisonsdecorailaussitranchantesquedescouteauxsansseheurteràquiconque,avecunemaîtrise du monde qui ne pouvait être qu’un instinct surnaturel. Cette terrible faculté, dont l’originepouvaitaussibiensetrouverdansunesagessemillénairequedansuncœurdepierre,futfrappéeparlesort un dimanche de malheur avant la messe, lorsque Fermina Daza, reniflant par pure habitude lesvêtementsquesonmariavaitportéslaveille,futenvahieparlesentimenttroublantd’avoireuunautrehommedanssonlit.

Elle renifla d’abord la veste et le gilet tandis qu’elle décrochait de la boutonnière la montre degousset,sortaitdespocheslestylographe,leportefeuille,lesquelquespiècesdemonnaieetposaitletoutsurlacoiffeuse,puisellereniflalachemiseplisséetandisqu’elleôtaitlapincedecravate,lesboutonsdemanchetteentopazeetleboutonenordufauxcol,puisellereniflalepantalontandisqu’elleensortaitleporte-clefsàonzeclefsetlecanifàmanchedenacre,etreniflaenfinlecaleçon,leschaussettesetlemouchoir de fil brodé à ses initiales. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute : tous ses vêtements étaientimprégnés d’une odeur qu’ils n’avaient jamais eue en tant d’années de vie commune, une odeurimpossibleàdéfinircarelleneprovenaitnidefleursnid’essencesartificiellesmaisdequelquechosedepropre à la nature humaine.Elle ne dit rien, ne retrouvapas l’odeur les jours suivants, et pourtant ne

reniflaitpluslesvêtementsdesonmaripoursavoirs’ilfallaitounonleslavermaisavecuneangoisseinsupportablequiluirongeaitlesentrailles.

FerminaDazanesavaitoùsituerl’odeurdesvêtementsdanslaroutinedesonépoux.Cenepouvaitêtreentresoncoursetledéjeunercarellesupposaitqu’aucunefemmesained’espritneferaitl’amouràdepareillesheuresetàunetellevitesse,etmoinsencoreavecunvisiteur,alorsqu’elledevaits’occuperduménage,deslits,descoursesetdudéjeuner,rongéesansdouteparl’angoissequ’undesenfantsrevîntdel’écoleplustôtqueprévulecrânefenduparunepierre,etlatrouvâttoutenueàonzeheuresdumatindans sa chambre encore en désordre, et de surcroît avec unmédecin couché sur elle.Elle savait, parailleurs,que ledocteurJuvenalUrbinonefaisait l’amourque lesoiretdepréférencedans l’obscuritétotaleou,endernièreinstance,avantlepetitdéjeuner,aupremierchantdesoiseaux.Selonlui,cetteheurepassée,sedéshabilleretserhabillerétaitplusfatigantqueleplaisird’uneétreinteàlasauvette.Desortequelacontaminationdesvêtementsnepouvaitprovenirqued’unedesesvisitesoud’unmomentvoléauxparties d’échecs ou aux séances de cinéma. L’occupation de ses soirées était difficile à vérifier carFerminaDaza, au contraire de nombre de ses amies, était trop fière pour espionner sonmari ou pourdemander à quelqu’un de le faire à sa place. L’horaire des visites, qui semblait plus approprié àl’infidélité, était aussi le plus facile à surveiller parce que le docteur JuvenalUrbino consignait avecminutiel’histoirecliniquedesespatientsetmêmel’étatdeleurscomptes,depuislejouroùilserendaitpourlapremièrefoischezeuxjusqu’àceluioùillesrenvoyaitdecemondeavecunecroixfinaleetunephrasepourlereposdeleurâme.

Trois semaines s’écoulèrent pendant lesquelles l’odeur disparut, puis FerminaDaza la retrouva aumomentoùelles’yattendaitlemoins,ellelaretrouvaplusinsinuantequejamaispendantplusieursjoursconsécutifsdontundimanchequ’ils avaientpassé en famille etoù ilsne s’étaientpas séparésun seulinstant.Unaprès-midi,contresonhabitudeetmêmecontresesdésirs,elleseretrouvadanslecabinetdesonépouxaveclesentimentquecen’étaitpasellemaisuneautrequiétaitentraindefairecequ’elle-même ne ferait jamais, déchiffrant avec une ravissante loupe du Bengale les inextricables notes desvisitesdesderniersmois.C’étaitlapremièrefoisqu’elleentraitseuledanscecabinetsaturéderelentsdecréosote,encombréde livres reliésenpeauxd’animauxobscurs,degravures flouesd’étudiants,deparcheminshonorifiques,d’astrolabesetdepoignardsdefantaisiecollectionnéspendantdesannées.Unsanctuairesecretquiavaittoujoursétélaseulepartiedelavieprivéedesonmariàlaquelleellen’avaitpasaccèsparceque l’amourn’yavaitpasdeplace,etellen’yétaitentréequede rares fois, toujoursavecsonépouxettoujourspourdesproblèmesfugaces.Ellenesesentaitpasledroitd’ypénétrerseule,etmoinsencorepourymenerdesenquêtesquiluisemblaientindécentes.Maiselleétaitlà.Ellevoulaitdécouvrirlayéritéetlacherchaitdansuneanxiétéàpeinecomparableaveclapeuratrocedelatrouver,pousséeparunouraganincontrôlableplusimpérieuxquesafiertécongénitale,plusimpérieuxencorequesadignité:unfascinantsupplice.

Elleneputrientirerauclairparcequelespatientsdesonmari,àl’exceptiondeleursamiscommuns,faisaient eux aussi partie d’undomaine étanche, desgens sans identité que l’on connaissait non à leurvisagemaisàleursmaux,nonàlacouleurdeleursyeuxouauxeffusionsdeleurcœurmaisàlatailledeleurfoie,àl’épaisseurdeleurlangue,auxgrumeauxdansleursurines,auxhallucinationsdeleursnuitsdefièvre.Desgensquicroyaientensonépoux,quicroyaientvivregrâceàluialorsqu’enréalitéilsvivaientpour lui, et qui finissaient par être réduits à une petite phrase écrite de sa main au pied du dossiermédical:Soistranquille,Dieut’attenddevantlaporte.FerminaDazaquittalecabinetauboutdedeuxheuresinutiles,aveclesentimentd’avoirsuccombéàl’indécence.

Échauffée par son imagination, elle commença à détecter des changements chez son mari. Elle letrouvait évasif, sans appétit à tableni au lit, enclin à l’exaspération et aux réponses ironiques, et à lamaisoniln’étaitplusl’hommepaisibled’autrefoismaisunlionencage.Pourlapremièrefoisdepuisleur

mariageellesurveillaitsesretards,lescontrôlaitàlaminuteprès,prêchaitlefauxpoursavoirlevrai,etsesentaitensuiteblesséeàmortparsescontradictions.Unenuit,elleseréveillaensursautenproieàunfantasme,levoyantquilaregardaitdanslenoiravecdesyeuxquiluisemblèrentremplisdehaine.Elleavaitconnuunfrissonidentiquedanssaprimejeunesse, lorsqu’ellevoyaitFlorentinoArizaaupieddesonlit,maisc’étaitalorsuneapparitiond’amouretnondehaine.Deplus,ellen’étaitpascettefoislejouet d’un fantasme : il était deux heures dumatin, sonmari réveillé s’était assis dans le lit pour laregarderdormiretlorsqu’elleluidemandapourquoi,ilrefusaderépondre.Ilreposasatêtesurl’oreilleretdit:

«Tuasdûrêver.»Aprèscettenuit-làetplusieursincidentsdemêmenatureàproposdesquelsellenesavaitplusavec

certitudeoùfinissaitlaréalitéetoùcommençaientleschimères,elledécouvritavecstupeurqu’elleétaiten train de devenir folle. Enfin, elle s’aperçut que sonmari n’avait communié ni le jeudi saint ni lesdimanches précédents et que cette année il n’avait pas trouvé de temps pour ses retraites spirituelles.Lorsqu’elleluidemandaàquoiétaientdusceschangementsinsolites,ellereçutuneréponseindignée.Cefutlapreuveparneuf,parcequedepuissapremièrecommunionàl’âgedehuitans,jamaisiln’avaitomisdecommunieràunedateaussiimportante.Desortequ’ellecompritquesonépouxétaitenétatdepéchémorteletquedesurcroîtilavaitdécidéd’ydemeurercariln’avaitpasmêmefaitappelàl’aidedesonconfesseur. Jamais elle n’eût imaginé qu’on pût souffrir ainsi pour une chose qui semblait être tout lecontrairedel’amour,maistelsétaientsessentimentsetelledécidaquelaseulefaçondenepasmourirétaitdemettrelefeuaunœuddevipèresquiluigangrenaitlesentrailles.Cequ’ellefit.Unaprès-midi,alorsqu’ellereprisaitdeschaussettessurlaterrassetandisquesonépouxterminaitsalecturequotidienneaprèssasieste,elleinterrompitsoudainsonouvrage,relevaseslunettessursonfrontetl’interpellasanslemoindresignededureté.

«Docteur.»Ilétaitplongédanslalecturedel’Îledespingouins,leromanquetoutlemondelisaitàcemoment-là,

etilréponditsansleverlesyeux:Oui(1).Elleinsista:«Regarde-moibienenface.»Ilobéit, laregardantsanslavoiràtraverslebrouillarddeseslunettesdelecture,maisiln’eutpas

besoindelesôterpoursentirlabrûluredesonregarddebraise.«Qu’est-cequ’ilya?demanda-t-il.—Tulesaismieuxquemoi»,répondit-elle.Elle ne dit rien de plus. Elle reposa ses lunettes sur son nez et poursuivit son raccommodage. Le

docteurJuvenalUrbinosutalorsqueseslonguesheuresd’angoisseétaientterminées.Àl’inversedecequ’ilavait imaginé,soncœurnereçutpasencet instantunesecoussesismiquemaisuneondedepaix.C’était legrandsoulagementquefûtarrivéaussi tôtcequi tôtou tarddevaitarriver : le fantômede lasenoritaBarbaraLynchétaitenfinentrédanslamaison.

LedocteurJuvenalUrbinol’avaitrencontréequatremoisauparavantalorsqu’elleattendaitsontouràlaconsultationexternedel’hôpitaldelaMiséricorde,etils’étaitaussitôtrenducomptequ’unévénementirréparablevenaitdeseproduiredanssavie.C’étaitunegrandemulâtresse,élégante,auxoslongs,dontlapeauavaitlacouleuretladouceconsistancedelamélasse,portantcematin-làuntailleurrougeàpoisblancsetunchapeauassortidont les largesbordsombraient jusqu’àsespaupières.Elle semblaitd’unsexeplusdéfiniquelerestedeshumains.LedocteurJuvenalUrbinonetravaillaitpasàlaconsultationexternemaischaquefoisqu’ilpassaitdansleserviceetdisposaitd’unpeudetemps, ils’arrêtaitpourrappeler à ses élèves qu’il n’y a pas de meilleure médecine qu’un bon diagnostic. De sorte qu’ils’arrangeapourassisteràl’examendelamulâtresseinattendue,enprenantsoindenepasfaireungestequipûtnepassemblerhabituelàsesdisciples,nelaregardaqu’àpeine,maisenregistradanssamémoire

lesindicationsportéessursondossier.L’après-midi,aprèssadernièrevisite,ilordonnaàsoncocherdese rendreà l’adressequ’elleavait indiquéeà laconsultation.Elleétait là, savourantsur la terrasse lafraîcheurdumoisdemars.

C’étaitunemaisonantillaisetypique,toutepeinteenjaunejusqu’àsontoitdetôles,avecdesfenêtresgrillagées,desjardinièresd’œilletsetdesfougèresaccrochéesau-dessusdelaporte,etelleétaitposéesurdespilotisdeboisaumilieudumaraisdelaMauvaiseÉducation.Untroupialechantaitdansunecagesuspendueàl’avant-toit.Surletrottoird’enface,ilyavaituneécoleprimaireetlesenfantsquisortaientendébandadeobligèrent lecocheràtenir lesrênesserréesafind’éviterauchevald’avoirpeur.Cefutunechancecar lasenoritaBarbaraLyncheut le tempsdereconnaître lemédecin.Elle lesaluacommes’ilsétaientdevieillesconnaissances,l’invitaàprendreuncaféenattendantquel’agitations’apaisâtet,à l’encontre de ses habitudes, il le but, ravi, l’écoutant parler d’elle qui, depuis ce matin seulel’intéressaitetseule l’intéresseraitdans lesmoisàvenirsans lui laisseruneminutederepos.Unjour,alorsqu’ilvenaitdesemarier,unamiluiavaitditdevantsafemmequetôtoutardil luifaudraitfaireface à une passion envoûtante pouvant mettre en jeu la stabilité de son ménage. Lui, qui croyait seconnaître,quiconnaissaitlaforcedesesracinesmorales,avaitridecettePrédiction.Maisvoilà :elleétaitlà.

LasenoritaBarbaraLynch,docteurenthéologie,étaitlafilleuniquedurévérendJonathanB.Lynch,unpasteurprotestant,noiretdesséché,quivisitaitàdosdemulelescabanesindigentesdesmarais,prêchantlaparoled’undesnombreuxdieuxdontledocteurJuvenalUrbinoécrivaitlesnomsavecuneminusculeafindelesdistinguerdusien.Elleparlaitunbonespagnol,maisunpetitcailloudanssasyntaxelafaisaitsouvent trébucher, la rendantplusdélicieuseencore.Elleallaitavoirvingt-huitansendécembre,avaitdivorcépeude temps auparavant d’un autre pasteur, disciple de sonpère, avecqui elle avait étémalmariéependantdeuxans,etellen’avaitaucuneenviederécidiver.Elledit:«Jen’aid’autreamourquemontroupiale.»LedocteurUrbinoétaittropsérieuxpourpenseràquelquesous-entendu.Aucontraire :troublé,ilsedemandasitantdefacilitésréuniesn’étaientpasunpiègequeluitendaitlebonDieupourles lui faire payer ensuite à un taux usuraire,mais il écarta aussitôt cette pensée commeune stupiditéthéologiquedueàsonétatdetrouble.

Enguised’adieu, ilmentionnacommeparhasard laconsultationdumatin,sachantquerienneplaîtmieuxàunmaladequeparlerdesesdouleurs,etellefutàcepointmerveilleuseenparlantdessiennesqu’illuipromitderevenirlelendemain,àquatreheuresprécises,pourl’examineravecplusd’attention.Ellepritpeur:ellesavaitqu’unmédecindecettequalitéétait trèsau-dessusdesesmoyens,mais il larassura:«Danscemétier,nousfaisonsensortequelesrichespaientpourlespauvres.»Puisilnotasurson carnet : Mademoiselle Barbara Lynch, marais de la Mauvaise Éducation, samedi 16 heures.Quelquesmoisplus tard,FerminaDazadevait lire laficheoùfiguraient lesdétailsdudiagnosticetdutraitementainsiquel’évolutiondelamaladie.Lenomattirasonattentionetellecrutd’abordàunedecesartistesdébarquéesdescargosfruitiersdeLaNouvelle-Orléans,maisl’adresseluifitplutôtpenseràuneJamaïcaine,doncàuneNoire,etellel’écartasansdouleurdesgoûtsdesonmari.

Lesamedi, ledocteurJuvenalUrbinoarrivaaurendez-vousavecdixminutesd’avancealorsquelasenorita Lynch n’avait pas fini de s’habiller pour le recevoir. Il n’avait pas éprouvé pareille tensiondepuissesétudesàParislorsqu’ilseprésentaitàunorald’examen.Étenduesurlelitdebaptiste,vêtued’une légère combinaisonde soie, la senoritaLynch était d’unebeauté interminable.Tout en elle étaitgrandetintense:sesmusclesdesirène,sapeauàfeudoux,sesseinsimpavides,sesgencivesdiaphanesauxdentsparfaites,toutsoncorpsexhalaitunarômedebonnesantéquin’étaitautrequel’odeurhumainetrouvéeparFerminaDazasurlesvêtementsdesonmari.Elleétaitalléeàlaconsultationexterneparcequ’elle souffrait de ce qu’elle appelait, avec beaucoup de grâce, des coliques tordues, et le docteurUrbinopensaitquec’étaitunsymptômeànepasprendreà la légère.Desortequ’ilpalpasesorganes

internes avec plus d’intention que d’attention, et tandis qu’il oubliait sa propre sagesse et découvraitabasourdiquecettecréaturemerveilleuseétaitaussibellededansquedehors,ils’abandonnaauxdélicesdutoucher,nonautitredemédecinleplusqualifiédulittoralcaraïbemaiscommeunepauvrecréaturedeDieuquetourmentaitledésordredesesinstincts.Iln’avaitconnusemblablesituationqu’uneseulefoisdans sa rude vie professionnelle et, à sa plus grande honte, la patiente indignée avait écarté samain,s’était assise sur le lit et lui avait dit : «Cequevousdésirez arriverapeut-être,maispas ainsi. »LasenoritaLynch,enrevanche,s’abandonnaàsesmainsetlorsqu’ellenedoutaplusdutoutquelemédecinpensaitàautrechosequ’àsascience,elledit:

«Jecroyaisquec’estinterditparlamorale.»Lasueurl’inondaitaupointqu’ilsemblaitsortirtouthabilléd’uneétuve,etilessuyasesmainsetson

visageavecuneserviette.«Lamorale,dit-il,s’imaginequelesmédecinssontenbois.»Elleluitenditunemainreconnaissante.«Cen’estpasparcequejelecroyaisqueçanepourraitpassefaire,dit-elle.Imaginecequesignifie

pourunepauvrenégressecommemoiqu’unhommedontonparletants’intéresseàmoi.—Jen’aipascesséunseulinstantdepenseràvous»,dit-il.Cefutunaveusifrémissantqu’ilétaitdignedepitié.Maisellelemitàl’abridetoutmalavecunéclat

derirequiilluminalachambre.«Jelesaisdepuisquejet’aivudedansl’hôpital,docteur.Jesuisnoiremaispasbête.»Cene futpas facile.LasenoritaLynchvoulaitgarder sonhonneur intact, ellevoulait,dans l’ordre,

sécuritéetamour,etcroyaitlesmériter.Elledonnaaumédecinl’occasiondelaséduiremaissansentrerdans la chambre, même lorsqu’elle était seule dans la maison. Le plus loin qu’elle alla fut de luipermettrelarépétitiondelacérémoniedepalpationetd’auscultation,avectouslesviolséthiquesqu’ilvoulait,maissansladéshabiller.Lui,desoncôté,nepouvaitlâcherl’hameçonauquelilavaitmorduetpersévéradanssesassiduitésquotidiennes.Pourdesraisonsd’ordrepratique,unerelationsuivieaveclasenoritaLynchétaitpresqueimpossible,maisilétaittropfaiblepours’arrêteràtemps,demêmequ’illeseraitplustardpourcontinuerdelavoir.Cefurentseslimites.

LerévérendLynchmenaitunevieirrégulière,partaitàtoutmomentsursamulechargéed’uncôtédebibles et de feuillets de propagande évangélique, de l’autre de provisions, et il revenait lorsqu’onl’attendaitlemoins.L’écoled’enfaceétaitunautreinconvénientcarlesenfantschantaientleursleçonsenregardantparlesfenêtresetcequ’ilsvoyaientlemieuxétait lamaisonsurletrottoiropposé,avecsesportesetsesfenêtresgrandesouvertesdèssixheuresdumatin,ilsvoyaientlasenoritaLynchaccrocherlacage à l’avant-toit pour que le troupiale apprît les leçons qu’ils chantaient, la voyaient, coiffée d’unturbancoloré,leschanterdesavoixchaudedesCaraïbesenmêmetempsqu’ellevaquaitauxoccupationsménagères,etlavoyaientensuiteassiseàlaportechantertouteseuleenanglaislespsaumesdel’après-midi.

Illeurfallaitchoisiruneheureoùlesenfantsn’étaientpaslà,etiln’yavaitquedeuxpossibilités:àl’heuredudéjeuner,entremidietdeuxheures,maislemédecinluiaussidéjeunait,etenfind’après-midiquandlesenfantsrentraientchezeux.C’étaitl’heurelameilleure,maisledocteuravaitdéjàterminésesvisitesetnedisposaitquedequelquesminutesavantde rentrerdînerchez lui.Le troisièmeproblème,pourluileplusgrave,étaitsapropresituation.Illuiétaitimpossibledevenirsanslavoiturequetoutlemonde connaissait et qui l’attendait toujours à la porte. Il aurait pumettre son cocher dans le secret,commelefaisaientpresquetoussesamisduClubsocial,maisc’étaithorsdeportéedesesmœurs.Aupoint que lorsque ses visites à la senoritaLynch devinrent trop évidentes, le cocher de la famille, enlivrée,osaluidemanders’ilnevalaitpasmieuxqu’ilrevîntlechercherplustardafinquelavoiturene

restât pas aussi longtemps devant la porte. Le docteur Urbino eut une réaction qui ne lui était pashabituelleetl’arrêtanet.

«Depuisquejeteconnais,c’estlapremièrefoisquejet’entendsdirequelquechosequetunedevraispasdire.Trèsbien:jefaiscommesitun’avaisriendit.»

Iln’yavaitpasdesolution.Dansunevillecommecelle-ci,ilétaitimpossibledecacherunemaladiealorsquelavoituredumédecinétaitdevantuneporte.Parfois,lemédecinlui-mêmeprenaitl’initiatived’alleràpied,si ladistance le luipermettait,oumontaitdansunevoiturede louage,afind’éviterdesrumeursmalveillantesouprématurées.Toutefois,detellescachoteriesneservaientpasàgrand-chosecarlesordonnancespermettaientdanslespharmaciesdedécouvrirlavérité,aupointqueledocteurJuvenalUrbino prescrivait de fauxmédicaments avec les bons afin de préserver le droit sacré desmalades àmourirenpaixdanslesecretdeleursmaladies.OnpouvaitaussijustifierdediversesethonnêtesfaçonslaprésencedesavoituredevantlamaisondelasenoritaLynch,maispaspourlongtempsetmoinsencorepourletempsqu’ileûtdésiré:toutelavie.

Le monde devint pour lui un enfer. Car une fois satisfaite leur folie première, tous deux prirentconsciencedesrisques,etledocteurJuvenalUrbinon’eutjamaislecouraged’affronterlescandale.Danslesdéliresdelafièvreilpromettaittout,maisunefoisquetoutétaitfini,toutétaitremisàplustard.Enrevanche,àmesurequ’augmentaitsondésird’êtreavecelle,augmentaitaussilacraintedelaperdre,desorteque leurs rencontres se firentdeplus enplushâtives etdifficiles. Il nepensait à riend’autre. Ilattendaitl’après-mididansuneangoisseinsupportable,oubliaitsesautresrendez-vous,oubliaittoutsaufelle,mais àmesure que la voiture approchait desmarais de laMauvaiseÉducation, il suppliaitDieuqu’un incident de dernière minute l’obligeât à ne pas s’y arrêter. Son angoisse était telle qu’il seréjouissaitparfoisd’apercevoir,depuislecoindelarue,latêtecotonneusedurévérendLynchquilisaitsur la terrasse, ou sa fille dans le salon en train de catéchiser les enfants du quartier en chantant lesÉvangiles.Heureux,ilrentraitalorschezluiafindenepascontinueràdéfierlehasard,maisplustardilsesentaitdevenirfouetdésiraitqu’ilfûttouslesjoursettoutelajournéecinqheuresdel’après-midi.

Desortequelorsquelavoituredevantlaportesefittropévidente,leursamoursdevinrentimpossiblesetauboutdetroismoisellesn’étaientplusqueridicules.Sansavoirletempsdedireunmot,lasenoritaLynchentraitdanslachambredèsqu’ellevoyaitarriversonamantaffolé.Elleprenaitlaprécautiondemettreunejupelargelesjoursoùellel’attendait,uneravissantejupedelaJamaïqueavecdesvolantsàfleursdetouteslescouleurs,sanssous-vêtements,sansrien,croyantquelafacilitél’aideraitàsurmontersa frayeur.Mais ilgâchait toutcequ’elle faisaitpour le rendreheureux. Il la suivaitdans lachambre,haletantetbaignédesueur,entraitentrombe,jetaittoutparterre,sacanne,saserviette,sonpanama,etfaisaitl’amourlepantalonenroulésurlesgenoux,lavesteboutonnéepourêtremoinsgêné,lamontredegoussetdanslapochedesongilet,avecseschaussuresetavectout,pluspréoccupéderepartiraussiviteque possible que de jouir de son plaisir. Elle restait sur sa faim, entrait à peine dans le tunnel de sasolitudealorsquedéjà il se reboutonnait, épuisé, commes’il avait fait l’amourabsolu sur la lignedepartagede lavieetde lamort, alorsqu’en réalité iln’avait faitqu’accomplirceque l’acteamoureuxcomporte de prouesse physique. Mais il respectait sa propre loi : juste le temps d’une injectionintraveineuse dans un traitement de routine. Il rentrait ensuite chez lui, honteux de sa faiblesse, ayantenviedemouriretmaudissantsonmanquedecouragepourdemanderàFerminaDazadeluibaissersaculotteetdel’asseoirculnusurunpoêlechaufféàblanc.Ilnedînaitpas,priaitsansconviction,feignaitdepoursuivreaulitsalecturedelasiestetandisquesafemmetournaitenrondpourmettrelamaisonenordreavantd’allersecoucher.Àmesurequ’ilpiquaitdunezsursonlivre,ils’enfonçaitdansl’inévitablebourbierdelasenoritaLynch,danssonodeurdebocagegisant,danssonlitoùmourir,et ilnepensaitqu’aulendemaincinqheuresmoinscinqetàellequil’attendaitsurlelitavecsatouffenoireetmoussuesouslafollejupedelaJamaïque:lecercleinfernal.

Il avait, depuis quelques années, commencé àprendre consciencedupoidsde sonpropre corps. Ilreconnaissait les symptômes, lesavait lusdans lesmanuels, lesavaitvusconfirmésdans lavie réellechezdespatientsâgéssansantécédentsgravesquisoudaincommençaientàdécriredeparfaitssyndromesqui semblaient sortir tout droit des livres de médecine et n’étaient cependant qu’imaginaires. Sonprofesseur de clinique infantile à la Salpêtrière lui avait conseillé la pédiatrie, la plus honnête desspécialités car, disait-il, les enfants ne tombent malades que lorsqu’en réalité ils le sont et necommuniquent pas avec le médecin au moyen de mots conventionnels mais à travers des symptômesconcretsdemaladiesréelles.Enrevanche,àpartird’uncertainâge, lesadultesavaient lessymptômessanslesmaladiesoupireencore:desmaladiesgravesavecdessymptômesdemaladiesinoffensives.Illesdistrayait avecdespalliatifs, pourdonnerdu tempsau temps, jusqu’à ceque, à forcede coexisteravecleurspetitesmisèresdanslapoubelledelavieillesse,ilsapprissentànepluslessentir.Toutefois,ledocteurJuvenalUrbinon’avaitjamaispenséqu’unmédecindesonâge,quicroyaitavoirtoutvu,nepûtsurmonterl’inquiétudedesesentirmaladealorsqu’ilnel’étaitpas,oupireencore,denepassecroiremaladeparpurpréjugéscientifiquealorsqu’enréalitéill’étaitpeut-être.Déjà,àquaranteans,mi-figuemi-raisin, il avait dit à son cours : « Tout ce dont j’ai besoin dans la vie, c’est de quelqu’un quimecomprenne. » Mais lorsqu’il s’égara dans le labyrinthe de la senorita Lynch ce n’était plus uneplaisanterie.

Tous les symptômes, réels ou imaginaires, de ses patients âgés s’accumulèrent dans son corps. Ilsentaitlaformedesonfoieavecunetellenettetéqu’ilpouvaitendécrirelataillesanslepalper.Ilsentaitle grognement de chat endormi de ses reins, sentait l’éclair chatoyant de sa vésicule, sentait lebourdonnementdesonsangdanssesartères.Parfois,ilseréveillaitcommeunpoissonprivéd’airpourrespirer.Ilavaitdel’eaudanslecœur.Illesentaitperdreuninstantsonrythme,sentaitunbattementderetardcommedanslesmarchesmilitairesducollège,puisdeux,puistroisetàlafinlesentaitreveniràlui parce queDieu est grand.Mais au lieu d’avoir recours auxmédicaments qu’il prescrivait commesubterfugeàsespatients,ilétaitaveugléparlaterreur.C’étaitvrai:toutcedontilavaitbesoindanslavie,même à cinquante-huit ans, était quelqu’un qui le comprît.De sorte qu’il se tourna vers FerminaDaza, l’être qui l’aimait et qu’il aimait le plus au monde et avec qui il venait de mettre en paix saconscience.

Maisc’étaitaprèsqu’ellel’eutinterrompudanssalecturevespéralepourluidemanderdelaregarderen face, et pour la première fois il avait eu le sentiment que le cercle infernal avait été découvert.Toutefois il ne comprenait pas comment, car il lui était impossible d’imaginer que FerminaDaza eûtdécelé la vérité grâce à son seul flair. De toute façon, et depuis longtemps, cette ville n’était guèrepropiceauxsecrets.Peudetempsaprèsl’installationdespremierstéléphonesprivés,plusieurscouplesstabless’étaientdéfaitsàcausedesracontarstéléphoniquesanonymes,etbiendesfamilles,terrorisées,avaitfaitsuspendreleurligneouavaientrefusédel’utiliserpendantdenombreusesannées.LedocteurUrbino savait que son épouse se respectait trop pour autoriser la moindre indiscrétion anonyme partéléphoneetilnepouvaitimaginerquiconqueàcepointimpudentpourlaluitransmettreenpersonne.Enrevanche,ilcraignaitlavieilleméthode:unbilletglissésouslaporteparunemaininconnuepouvaitêtreefficace,d’abordparcequ’ellegarantissaitledoubleanonymatdel’expéditeuretdudestinataire,ensuiteparcequesonnomlégendairepermettaitdeluiattribuerquelquerelationmétaphysiqueaveclesdesseinsdeladivineprovidence.

Lajalousien’étaitjamaisentréedanssamaison:enplusdetrenteansdepaixconjugale, ledocteurJuvenalUrbinos’était trèssouventvantéenpublicd’êtrecommelesallumettessuédoisesquicraquenttoutesseulesdansleursboîtes,etjusqu’icicelaavaitétévrai.Maisilignoraitquellepouvaitêtre,faceàuneinfidélitéprouvée,laréactiond’unefemmeaussiorgueilleusequelasienne,quipossédaitunetelledignitéetunetelleforcedecaractère.Desortequ’aprèsl’avoirregardéeenfacecommeelleleluiavait

demandé,ilneputquebaisserlesyeuxpourdissimulersontrouble,etcontinuadefairesemblantd’êtreperdu dans les douxméandres de l’île d’Alca tandis qu’il essayait de trouver quelque chose à faire.FerminaDaza,desoncôté,neditriennonplus.Lorsqu’elleeutterminéderepriserleschaussettes,ellejetaletoutpêle-mêledanslaboîteàouvrage,donnasesordresàlacuisinepourledîneretalladanssachambre.

Sa décision à lui était si ferme qu’à cinq heures il ne se rendit pas chez la senorita Lynch. Lespromessesd’amouréternel,lerêved’unemaisondiscrètepourelletouteseuleoùilpourraitsanscrainteluirendrevisite,lebonheurtranquillejusqu’àlamort,toutcequ’ilavaitpromisdanslesembrasementsdel’amourfutannulépourtoujoursetàjamais.LederniersignedeviequelasenoritaLynchreçutdeluifutundiadèmed’émeraudesquelecocher luiremitsanscommentaire,sansunmessage,sansunbillet,dans une petite boîte enveloppée avec du papier de pharmacie afin que le cocher lui-même crût à unmédicamenturgent.Jamaisilnelarevit,mêmeparhasard,etseulDieusaitcombiendelarmesdesangilversa, enfermédans lescabinets,pour survivreà sondésastrepersonnel.Àcinqheures, au lieude serendre chez elle, il fit devant son confesseur un acte de contrition profonde, et le dimanche suivantcommunia,lecœurenmiettesmaislaconsciencetranquille.

Lesoirmêmedesarupture, tandisqu’ilsedéshabillaitpourallerdormir, il répétaàFerminaDazal’amère litanie de ses insomnies matinales, ses élancements soudains, ses envies de pleurer en find’après-midi,lessymptômeschiffrésdesesamourssecrètesqu’illuiracontaitcommedesmisèresdelavieillesse.Illuifallaitlesdireàquelqu’unpournepasmourir,pournepasavoiràraconterlavérité,etau bout du compte ces effusions avaient fini par faire partie des rites domestiques de l’amour. Ellel’écoutaavecattentionmaissansleregarder,sansriendire,tandisqu’elleramassaitlesvêtementsqu’ilôtait.Ellelesreniflaunàunsansungestequipûtdénoncersarage,lesroulaenbouleetlesjetadanslepanierenosierdulingesale.L’odeurn’étaitpaslàmaispeuluiimportait:demainseraitunautre jour.Avantdes’agenouillerpourprierRêvantlepetitauteldelachambreàcoucher,ilconclutl’inventairedesespeinesavecunsoupiraccabléet,deplus,sincère:«Jecroisquejevaismourir.»Ellenecillamêmepaspourluirétorquer:

«C’estcequetupourraisfairedemieux.Commeçaonseratranquillestouslesdeux.»Plusieursannéesauparavant,aufaîted’unemaladiedangereuse,ilavaitmentionnélapossibilitédela

mort et elle lui avait répondude lamême façonbrutale.LedocteurUrbino avait alors attribué cela àl’inclémence propre des femmes grâce à laquelle laTerre continue de tourner autour duSoleil, parcequ’ilignoraitqu’elleinterposaittoujoursunmurdecolèrepournepaslaisservoirsapeur.Etdanscecaslaplusterribledetoutes,celledevivresanslui.

Cesoir-là,enrevanche,elleavaitdésirésamortavectoutelafouguedesoncœur,etcettecertitudel’alarma.Plus tard, il la sentit sangloter sansbruit dans l’obscurité,mordant sonoreiller afinqu’il nel’entendîtpas.Celafinitdeleconfondrecarilétaitdifficilequ’ellepleurâtpourunesouffranceducorpsoudel’âme.Ilsavaitqu’ellenepleuraitquederage,d’autantplusquelaterreurdesesentircoupableenétait,d’unemanièreoud’uneautre,àl’origine,etplusellepleuraitpluselleenrageaitcarellenepouvaitsepardonnerlafaiblessedeseslarmes.Iln’osapaslaconsoler,sachantquec’eûtétécommeconsolerune tigresse blessée àmort, et il n’eut pas nonplus le couragede lui dire que ses raisons de pleureravaientdisparucemêmeaprès-midietavaientétéàjamaisdéracinées,ycomprisdesamémoire.

Lafatigueeut,pendantquelquesminutes,raisondelui.Lorsqu’ilseréveilla,elleavaitallumélafrêleveilleuse, et sesyeuxétaient toujoursouvertsmais ellenepleurait plus.Quelque chosed’irréversibles’étaitproduit tandisqu’ildormait : lessédimentsaccumulésau fonddesonâgependant tantd’annéesétaient remontés à la surface, charriés par le supplice de la jalousie, et l’avaient vieillie d’un coup.Impressionnépar ses rides subites, ses lèvres fanées, lacendrede sescheveux, il se risquaà luidire

d’essayerdedormir:ilétaitplusdedeuxheures.Elleluiparlasansleregardermaissansunetracedecolèredanslavoix,presqueavecmansuétude.

«J’ailedroitdesavoirquic’est»,dit-elle.Alorsilluiracontatout,sentantqu’ilsedébarrassaitdupoidsdumonde,carilétaitconvaincuqu’elle

savaitetqu’ilneluimanquaitquelesdétails.C’étaitfaux,biensûr,desortequ’àmesurequ’ilparlaitelleseremitàpleurer,nondetimidessanglotscommelapremièrefoismaisdegrosseslarmesquiavaientungoûtdeseletglissaientuneàunesursonvisage,labrûlaientàtraverssachemiseetmettaientlefeuàsavie,car iln’avaitpasfaitcequ’auxtréfondsdesonâmeelleattendaitqu’ilfît,àsavoirqu’ilniât toutjusqu’àlamort,qu’ils’indignâtdecettecalomnie,qu’ilenvoyâtsefairefoutrecettesociétédemerdequin’avaitpaslemoindrescrupuleàpiétinerl’honneurd’autrui,etqu’imperturbableiltîntbonmêmedevantlespreuveslesplusirréfutablesdesoninfidélité:commeunhomme.Puis,lorsqu’illuiditqu’ilétaitalléà confesse l’après-midi, elle crut que la rage allait à jamais la rendre aveugle.Depuis ses années decollège,elleavaitlaconvictionquelesgensd’ÉglisemanquaientdelamoindrevertuinspiréeparDieu.C’était, dans l’harmonie de lamaison, une divergence d’opinion fondamentale qu’ils avaient réussi àsurmontersansembûches.Maisquesonmarieûtpermisàsonconfesseurdes’immisceràcepointdansuneintimitéquiétaitaussilasienneallaitau-delàdetout.

«C’estcommesitul’avaisditàuncharlatandefoire»,dit-elle.Pourelle,c’étaitlafin.Elleétaitsûrequesonhonneurallaitdéjàdeboucheenboucheavantmême

quesonmarin’eût terminésapénitence,et le sentimentd’humiliationqu’elleéprouvait étaitbeaucoupmoinssupportablequelahonte,larageetl’injusticedel’infidélité.Etlepiredetout,nomdeDieu,avecunenégresse.Ilcorrigea:«Mulâtresse.»Maistouteprécisionétaitsuperflue:c’étaitfini.

«C’estdupareilaumême,dit-elle,etmaintenantjecomprends:çasentaitlanégresse.»C’étaitunlundi.Levendredisuivant,àseptheuresdusoir,FerminaDazas’embarquasur lebateau

régulierdeSanJuandelaCiénagaencompagniedesafilleule,avecuneseulemalleetlevisagecouvertd’unemantilleafind’éviterlesquestionsetdeleséviteràsonmari.LedocteurJuvenalUrbinon’allapasau port, ainsi qu’ils en étaient tous deux convenus après une conversation épuisante de trois jours aucoursdelaquelleilsavaientdécidéqu’ellepartiraitpourl’haciendadelacousineHildebrandaSânchez,àFloresdeMaria,oùelleauraitletempsderéfléchiravantdeprendreunedécisionfinale.Ils’arrangeapourquenul,danssonpetitmondeperfide,nepûtentrerdansdesspéculationsmalicieuses,etilfutàcepointparfaitquesiFlorentinoArizanetrouvaaucunetracedeladisparitiondeFerminaDazac’estqu’enréalitéiln’yenavaitpasetnonparinsuffisancedemoyensd’enquête.LedocteurUrbinonedoutaitpasqu’ellereviendraitàlamaisonaussitôtsacolèrepassée.Maisellepartitconvaincuequecettecolère-lànepasseraitjamais.

Cependant, elle allait très vite savoir que sa détermination excessive était moins le fruit duressentiment que de la nostalgie.Après sa lune demiel, elle était plusieurs fois retournée enEurope,malgrélesdixjoursdemer,etelleavaittoujourseuplusqueletempsd’yêtreheureuse.Elleconnaissaitlemonde,avaitapprisàvivreetàpenserd’uneautrefaçon,maisellen’étaitjamaisretournéeàSanJuandelaCiénagadepuislevoyagemanquéenballon.RetrouverlaprovincedelacousineHildebrandatenaiten quelque sorte d’une rédemption, fût-elle tardive. Ce sentiment n’était pas lié à sa catastropheconjugale : il venait de beaucoup plus loin. De sorte que la seule idée de retrouver son passéd’adolescentelaconsoladesonmalheur.

Lorsqu’elledébarquaavecsafilleuleàSanJuandelaCiénaga,ellefitappelàtoutelacirconspectiondontelleétaitcapableetreconnutlavilleendépitdeseschangements.Lecommandantciviletmilitairedelaplace,àquielleavaitétérecommandée,l’invitaàmonterdanslaVictoriaofficielleenattendantledépartdutrainpourSanPedroAlejandrinooùellevoulaitserendreafindeconstatercequ’onluiavaitdit,àsavoirquelelitdemortduLibérateurétaitaussipetitqueceluid’unenfant.Alors,FerminaDaza

revitsongrandvillagedanslemarasmedelami-journée.Ellerevitlesruesquiluisemblèrentplutôtdesfondrièresavecleursflaquesd’eaucroupie,ellerevitlesdemeuresdesPortugaisavecleursornementshéraldiques sculptés sur les portails, leurs jalousies de bronze aux fenêtres et leurs salons ombreux àl’intérieurdesquels revenaient sanspitié lesmêmesexercicesdepiano, tâtonnantset tristes,que jeunemariéesamèreenseignaitauxenfantsdesmaisonsriches.Ellevitlaplacedésertesansunseularbredansle salpêtrebrûlant, la rangéedevoituresauxcapotes funèbreset auxchevauxdormantdebout, le trainjaunedeSanPedroAlejandrinoet,àcôtédel’égliseprincipale,lamaisonlaplusbelleetlaplusgrande,avecsagaleried’arcadesenpierresverdissantes,sonportaildemonastère,etlafenêtredelachambreoùnaîtraitAlvarodesannéesplustard,quandellen’auraitplusdemémoirepours’ensouvenir.EllepensaàlatanteEscolásticaqu’ellecontinuaitdechercherenremuantcieletterresansespoir,etelles’aperçutqu’enpensant à elle ellepensait àFlorentinoArizaavec sonhabitd’hommede lettreset son livredepoèmessouslesamandiersdupetitparc,commepeudefoiselleavaitpenséàluilorsqu’elleévoquaitses ingrates années de collège. Après avoir tourné maintes fois dans les rues, elle ne parvint pas àreconnaître lavieillemaison familialecar làoùelleavaitcru ladécouvrir iln’yavaitqu’unenclosàcochonsetderrière,laruedesbordelsavecdesputainsvenuesdumondeentierquifaisaientlasiestesurlepasdelaportepourlecasoùpasseraitlefacteuravecquelquechosepourelles.Cen’étaitplussonvillage.

Dèsledébutdelapromenade,FerminaDazaavaitàdemirecouvertsonvisagedelamantille,nonparcrainted’être reconnuemais à causede lavisiondesmorts qui gonflaient au soleil depuis la gareduchemin de fer jusqu’au cimetière. Le commandant civil et militaire de la place lui dit : « C’est lecholéra.»Ellelesavaitparcequ’elleavaitvulesgrumeauxblancsàlabouchedescadavresbrûlésparlesoleil,maiselleremarquaqu’aucund’entreeuxn’avaitreçudanslanuqueuncoupdegrâce,commeàl’époqueduballon.

«Ehoui!ditl’officier.Dieuaussiperfectionnesesméthodes.»Iln’yavaitqueneuflieuesentreSanJuandelaCiénagaetl’anciennecentralesucrièredeSanPedro

Alejandrino,mais il fallait au train jaune touteune journéepour lesparcourirparceque lemachinisteétait l’ami des passagers habituels qui lui demandaient toutes les cinqminutes une halte pour aller sedégourdirlesjambessurlesterrainsdegolfdelacompagniebananière.Leshommessebaignaienttoutnusdans les rivièresdiaphanes et froidesqui descendaient de lamontagne, et lorsqu’ils avaient faim,mettaientpied à terrepour traire lesvachesdans les enclos.FerminaDaza, terrorisée, prit àpeine letempsd’admirer les tamariniershomériquesoù leLibérateuraccrochait sonhamacdemoribond,etdeconstaterquesonlitdemortn’étaitpas,commeonleluiavaitdit,troppetitpourunhommeauréoléd’unesi grande gloire,mais qu’il l’eût été pour un prématuré de sixmois.Cependant, un autre visiteur, quisemblaittoutsavoir,déclaraquelelitétaitunefaussereliquecarenréalitéonavaitlaissélePèredelaPatriemouriràmêmelesol.FerminaDazaétaitàcepointdépriméeparcequ’elleavaitvuetentendudepuisqu’elleétaitpartiedechezellequependantlerestedutrajetelleneparvintpasàsedistraireaveclessouvenirsdesonancienvoyagetantdefoisrevécuensecret,etévitamêmedepasserparlesvillagesdesesnostalgies.Ainsi lespréserva-t-elleet sepréserva-t-elledudésenchantement.Elleentendait lesaccordéonsdepuis les sentierspar lesquels elle échappait à ladéconvenue, elle entendait les crisdescoqsdecombat,lessalvesquipouvaientêtresignedeguerreousignedefête,etlorsqu’ellenepouvaitéviter la traverséed’unvillage,ellecouvraitsonvisagedesamantillepourcontinuerdel’évoquer telqu’ilétaitautrefois.

Un soir, après s’être longtemps dérobée à son passé, elle arriva à l’hacienda de la cousineHildebranda,et lorsqu’elle lavitqui l’attendait sur le seuil,elle faillit s’évanouir.Elleétaitgrosseetdécrépite, flanquée de gosses indociles qui n’étaient pas de l’homme qu’elle continuait d’aimer sansespoirmais d’unmilitaire jouissant d’une bonne retraite qu’elle avait épousé par dépit et qui l’avait

aiméeàlafolie.Mais,auplusprofonddececorpsdévasté,elleétaitrestéelamême.FerminaDazaseremitduchocenquelquesjoursdegrandairetdebonssouvenirs,maisnesortaitdel’haciendaquepouraller à la messe le dimanche avec les petits-enfants de ses turbulents complices d’autrefois, desmaquignonsmontés sur demagnifiques chevaux et des jeunes filles aussi élégantes et belles que jadisleursmères,quiserendaientàl’églisedelamissionaufonddelavalléeenchantantenchœurdeboutdansdescharsàbœufs.EllenefitquepasserparFloresdeMariaoùellen’étaitpasalléelorsdesonprécédent voyage croyant que le village ne lui plairait pas, mais sa seule vue la fascina. Pour sonmalheur,ouceluiduvillage,ellenesesouvintplusjamaisdeluitelqu’ilétaitdanslaréalitémaistelqu’ellel’avaitimaginéavantdeleconnaître.

Le docteur Juvenal Urbino prit la décision d’aller la chercher après avoir reçu le rapport del’archevêquedeRiohacha.Ilenavaitconcluquesonépouses’attardait,nonqu’ellenevoulûtpasrevenir,maisparcequ’ellenesavaitcommentfairefidesonorgueil.Desortequ’ilarrivasansl’avoirprévenue,aprèsunéchangedelettresaveclacousineHildebrandaquil’avaientconvaincuquelesnostalgiesdesafemme avaient changé de camp : elle ne pensait plus qu’à son foyer. Il était onze heures dumatin etFerminaDaza était dans la cuisine en traindepréparerdes aubergines farcies lorsqu’elle entendit lesexclamationsdespéons,deshennissements,descoupsdefeutirésenl’air,puisdespasrésolusdanslevestibuleetenfinlavoixdel’homme:

«Unebonnesoupevautmieuxqu’unebelletable.»Ellecrutmourirdejoie.Sansmêmeypenserelleselavalesmainsàlahâteenmurmurant:«Merci,

monDieu,merci,commetuesbon»,enpensantqu’ellen’avaitpasfaitsatoiletteàcausedesmauditesauberginesqu’Hildebranda luiavaitdemandédepréparer sans luidirequivenaitdéjeuner,enpensantqu’elleétaitsivieilleetsilaideetquesonvisageétaitsidesséchéparlesoleilqu’enlavoyantdanscetétatilregretteraitd’êtrevenu.Maiselleessuyasesmainscommeelleleputàsontablier,serefitcommeelleleputunebeauté,enappelaàtoutelafiertédontsamèrel’avaitdotéeenluidonnantlejourafindemettredel’ordredanssoncœuraffolé,etsedirigeaverssonhommeavecsadoucedémarchedebiche,latêtebiendroite,leregardlucide,lenezenguerre,reconnaissanteaudestindel’immensesoulagementderentrerchezelle,moinsvolontiers,certes,quecequ’ilavaitcruparceque,certes,ellerepartaitheureuseavecluimaisdécidéeàluifairepayerensilencelesamèressouffrancesquiavaientgâchésavie.

Presque deux ans après la disparition de FerminaDaza survint un de ces hasards impossibles queTránsitoArizaeûtqualifiédefacétiedubonDieu.FlorentinoArizanes’étaitPaslaisséimpressionneroutre mesure par l’invention du cinéma, mais Leona Cassiani l’avait emmené sans résistance à laspectaculaire première de Cabiria, dont la publicité reposait sur les dialogues écrits par GabrieleD’Annunzio.LegrandjardindeGalileoDaconte,oùcertainesnuitsonregardaitavecplusdeplaisirlasplendeurdesétoilesquelesamoursmuettessurl’écran,avaitétéenvahiparuneclientèlesélecte.LeonaCassianisuivaitlespéripétiesdel’histoire,lecœurbattant.FlorentinoAriza,enrevanche,s’endormaiten dodelinant de la tête à cause de la lourdeur engourdissante de l’intrigue.Derrière lui, une voix defemmesembladevinersespensées.

«Seigneur,c’estencorepluslongqu’unedouleur!»Cefuttoutcequ’elledit,embarrasséesansdouteparlarésonancedesavoixdanslapénombrecarici

lacoutumed’agrémenterlesfilmsmuetsparunaccompagnementdepianon’existaitpasencore,etdansl’obscuritéduparterreonn’entendaitquelebruissementdepluieduprojecteur.FlorentinoArizanesesouvenaitdeDieuquedanslessituationslesplusdifficiles,maiscettefoisilluirenditgrâcedetoutesonâme.Carmêmeàvingtpiedssousterreileûtreconnud’embléecettevoixdemétalsourdqu’ilportaitdanssoncœurdepuisl’après-midioùill’avaitentenduediredanslesillagedefeuillesjaunesd’unparcsolitaire:«Maintenantpartezetnerevenezquelorsquejevousledirai.»Ilsavaitqu’elleétaitassisejustederrière lui,àcôtédesoninévitableépoux, ilpercevaitsarespirationchaudeetbienrythmée,et

aspiraitavecamourl’airpurifiéparlasantédesonhaleine.Ilnelasentitpasravagéeparlepapillondelamort,ainsiqu’ill’avaitimaginéedansl’accablementdecesderniersmois,maisaucontrairel’évoquaunefoisencoredanssaplénitude,rayonnanteetheureuse, leventrebombésoussa tuniquedeMinervepar le germede sonpremier enfant. Il l’imaginait, la voyant sans se retourner, tout à fait étranger auxdésastres historiques qui déferlaient sur l’écran. Il se délectait des bouffées de parfumd’amandes quiparvenaientjusqu’àluiduplusprofonddesonintimité,anxieuxdesavoircommentpourellelesfemmesaucinémadevaient tomber amoureusespourque leurs amours fussentmoinsdouloureusesquedans lavie.Peuavantlafin,dansunéclaird’allégresse,ilserenditcomptequ’ilnes’étaitjamaistrouvéaussilongtempsetaussiprèsd’unêtrequ’ilaimaitàcepoint.

Lorsqu’ondonnalalumière,ilattenditquelesautressefussentlevés.Puisilsemitdeboutsanshâte,se retourna l’air distrait en boutonnant songilet qu’il ouvrait toujours pendant les séances, et tous lesquatrefurentsiprèslesunsdesautresqu’ilsn’auraientpuéviterdesesaluer,l’und’euxl’eût-ilvoulu.JuvenalUrbinosaluad’abordLeonaCassiani,qu’ilconnaissaitbien,puisavecsagentillessehabituelleserra lamaindeFlorentinoAriza.FerminaDazaleuradressaà tousdeuxunsourirecourtois, rienquecourtois,maisc’étaitdetoutefaçonlesouriredequelqu’unquilesavaitsouventvus,quisavaitquiilsétaient.Ilsn’avaientdoncpasàluiêtreprésentés.LeonaCassianiluiréponditavecsagrâcedemétisse.Enrevanche,FlorentinoArizanesutquefairetantsavuelepétrifiait.

C’était une autre femme. Son visage ne présentait nulle trace de la terrible maladie à la mode nid’aucuneautre,etsoncorpsavaitencorelalégèretéetlasveltessedesesmeilleuresannées,bienquedetoute évidence les deux dernières eussent passé pour elle avec la rigueur de dix ansmal vécus. Lescheveux coupés en guiche lui seyaient mais leur couleur de miel avait cédé la place à celle del’aluminium,etlesbeauxyeuxlancéolésavaientàdemiperduleurviedelumièrederrièredeslunettesdegrand-mère.FlorentinoAriza lavit s’éloigneraubrasdesonmariaumilieude la foulequi sortaitducinéma,et ilfutsurprisdelavoirdansunlieupublicenpantouflesetavecunemantilledepauvresse.Maissonémotionfutplusgrandeencorelorsqu’ilvitsonépouxlaprendreparlebraspourluiindiquerlecheminde lasortie,etmêmeainsiellecalculamal lahauteuret faillitmanquer lamarchedevant laporte.

FlorentinoArizaétaittrèssensibleàcesfauxpasdel’âge.Encorejeune,ilinterrompaitseslecturesdepoèmesdanslesparcspourobserverlescouplesdevieillardsquis’aidaientl’unl’autreàtraverserlarue,etces leçonsdevie l’avaientaidéàentrevoir les loisdesaproprevieillesse.Àl’âgedudocteurJuvenalUrbinocesoir-làaucinéma,leshommesrenaissaientenunesortedejeunesseautomnale,leurspremierscheveuxblancssemblaientlesrendreplusdignes,ilsdevenaientingénieuxetséducteurs,surtoutauxyeuxdesjeunesfemmes,tandisqueleursépousesfanéesdevaients’agripperàleurbraspournepastrébucher, même sur leur ombre. Quelques années plus tard cependant, les maris étaient soudainprécipités dans le ravin d’une vieillesse infâmedu corps et de l’âme, et c’étaient alors leurs épousesrétabliesquidevaientlesguiderparlebrascommedepauvresaveugles,leurmurmureràl’oreille,afindenepaslesblesserdansleurorgueild’homme,debienfaireattentionparcequ’ilyavaittroismarchesetnondeux,uneflaqueaumilieude la rue,unpaquet jetéau traversdu trottoirquin’étaitautrequ’unmendiantmort,etlesaideràgrand-peineàtraverserlaruecommeledernierguédel’ultimefleuvedelavie.FlorentinoArizas’étaitvutantdefoisdanscemiroirqu’ilredoutaitmoinslamortquel’âgeinfâmeauquelunefemmedevraitluitenirlebras.Ilsavaitquecejour-là,ouicejour-là,illuifaudraitrenonceràl’espoirdeFerminaDaza.

L’épouvantable rencontremit son sommeil en fuite. Au lieu de reconduire LeonaCassiani dans savoiture, il l’accompagna à pied à travers la vieille ville où ses pas résonnèrent comme les fers d’unchevalsurlespavés.Parfois,parlesfenêtresouvertes,s’échappaientdeschuchotements,desconfidencesd’alcôve, des sanglots d’amour magnifiés par l’acoustique fantomatique et la chaude fragrance des

jasminsdanslesruellesendormies.Unefoisdeplus,FlorentinoArizadutfaireappelàtoutessesforcespournepasrévéleràLeonaCassianisonamourréprimépourFerminaDaza.Ilsmarchaientcôteàcôte,commesileurspasétaientcomptés,s’aimantsanshâtetelsdevieuxamoureux,elleenpensantauxgrâcesdeCabiria, luiàsonpropremalheur.SurunbalcondelaplacedelaDouaneunhommechantait,etsachansonsemultipliadanstoutlequartierenunesuccessiond’échos:Cuandoyocruzabapor lasolasinmensasdelmar.RuedesSaints-de-Pierre,alorsqu’il s’apprêtaità luidireau revoir sur leseuildechezelle,FlorentinoArizademandaàLeonaCassianidel’inviteràboireuncognac.C’étaitlasecondefoisqu’ill’enpriaitdansdescirconstancessimilaires.Lapremièrefois,dixansauparavant,elleluiavaitdit : « Si tu montes à cette heure-ci, il te faudra rester pour toujours. » Il n’était pas monté. Maisaujourd’hui, il serait de toute façon entré chez elle, eût-il dû ensuite se parjurer. Toutefois, LeonaCassianil’invitaàmontersansconditions.

Ainsi se retrouva-t-il, aumoment où il s’y attendait lemoins, dans le sanctuaire d’un amour éteintavantmême d’être né. Ses parents étaientmorts, son unique frère avait fait fortune àCuraçao, et ellevivait seule dans la vieille maison familiale. Des années auparavant, alors qu’il n’avait pas encorerenoncé à l’espoir d’en faire sa maîtresse, Florentino Ariza avait coutume de lui rendre visite ledimanche,etmêmeparfoislesoirtrèstard,avecleconsentementdesesparents,etilavaittantparticipéauxréparationsdelamaisonqu’ilavaitfiniparlaconsidérercommesienne.Toutefois,aprèslaséancedecinéma,ileutlesentimentquelesalonavaitétélavédesessouvenirs.Lesmeublesn’étaientplusàlamêmeplace,d’autres tableauxétaientaccrochésauxmurs,et ilpensaqued’aussi féroceschangementsn’avaientétéeffectuésquepourperpétuerlacertitudequ’iln’avaitjamaisexisté.Lechatnelereconnutpas.Effrayéparlacruautédel’oubli,ildit:«Ilnesesouvientpasdemoi.»Maiselleluirépliqua,ledostourné,enservantlecognac,quesic’étaitcelaquil’inquiétait,ilpouvaitdormirtranquille,leschatsnesesouvenaientdepersonne.

Assisl’uncontrel’autresurlesofa,ilsparlèrentd’eux,decequ’étaitleurvieavantdeseconnaîtreunaprès-midid’ilsnesavaientplusquanddansletramwayàmules.Leursviess’étaientécouléesdansdesbureaux contigus et jamais ils n’avaient parlé d’autre chose que du travail quotidien. Tandis qu’ilsbavardaient,FlorentinoArizaposasamainsursacuisse,commençaàlacaresserdesadoucepressionde séducteur averti, et elle le laissa faire mais ne lui offrit rien en retour, pas même un frisson decourtoisie.Lorsqu’ilessayad’allerplusloin,ellepritsamaind’enjôleuretl’embrassasurlapaume.

«Tiens-toibien,luidit-elle.Jesaisdepuislongtempsquetun’espasl’hommequejecherche.»Lorsqu’elleétaittrèsjeune,unhommeadroitetfortdontellenevitjamaislevisagel’avaitculbutée

parsurprisesurlajetée,l’avaitdénudéeavecfureuretluiavaitfaitl’amourenunbrefinstantdefrénésie.Renverséesurlespierres,lecorpslacéré,elleauraitvouluquecethommerestâtlàpourtoujoursafindemourird’amourdanssesbras.Ellen’avaitpasvusonvilsage,n’avaitpasentendusavoix,maiselleétaitcertainedelereconnaîtreentremilleàsaforme,àsonrythme,etàsamanièredefairel’amour.Depuiscejour,elledisaitàquivoulaitl’entendre:«Situsaisquelquechosed’untypegrandetfortquiavioléunepauvrenégressesurlajetéedesNoyés,un15octobreversonzeheuresetdemiedusoir,dis-luioùilpeutme trouver.»Elle le répétaitparpurehabitudeet l’avaitdità tantdemondequesesespoirss’étaientévanouis. Florentino Ariza l’avait souvent entendue raconter cette histoire comme il eût entendu lesadieuxd’unbateaudans lanuit.Lorsquedeuxheures sonnèrent, ilsavaientbuchacun troiscognacs, ilsavaiteneffetqu’iln’étaitpasl’hommequ’elleattendait,etilseréjouitdelesavoir.

«Bravo,malionne,luidit-il,nousavonstuéletigre.»Cenefutpas toutcequiprit fincettenuit-là.Larumeurmalveillantesur lepavillondesphtisiques

avait gâté ses chimères car elle avait éveillé en lui le doute inconcevable queFerminaDaza pût êtremortelleetdoncmouriravantsonépoux.Mais lorsqu’il l’avaitvue trébucherà lasortieducinéma, ilavaitavancéd’unpasverssonpropreabîmeendécouvrantsoudainquec’étaitluietnonellequipouvait

mourirlepremier.Cefutunprésage,etdesplusredoutables,carilétaitfondésurlaréalité.Lesannéesd’attenteimmobile,d’espérancesréjouies,étaientrestéesenarrièreetl’horizonnepermettaitd’entrevoirquelemaraisinsondabledesmaladiesimaginaires,desmictionsgoutteàgoutteàl’aubed’insomnies,lamort quotidienne au crépuscule. Il pensa que tous les instants de chaque jour qui, plus que ses alliés,avaientétéautrefoissescomplicesjurés,commençaientàconspirercontrelui.Peud’annéesauparavant,il était allé àun rendez-vous aventureux, le cœurglacéde terreur à causeduhasard, avait trouvéuneportedéverrouilléedontonavaitgraissélesgondsafinqu’ilentrâtsansbruit,maisauderniermomentilavaitabdiquéparcraintedecauseràunefemmeaimableetinconnuelepréjudiceirréparabledemourirdanssonlit.Desortequ’ilétaitraisonnabledepenserquelafemmequ’ilaimaitleplusaumonde,qu’ilavait attendue d’un siècle à l’autre sans un soupir de désenchantement, aurait à peine le temps de leprendrepar lebras audétourd’une rueparseméede tombeaux lunaires etdeparterresdecoquelicotsbrassésparlevent,pour,del’autrecôté,l’aideràatteindresainetsaufletrottoirdelamort.

En fait, selon lescritèresde l’époque,FlorentinoArizaavait franchi les limitesde lavieillesse. Ilavaitcinquante-sixans,lesportaitfortbienetpensaitaussilesavoirfortbienvécus:ilsavaientétédesannéesd’amour.Maisnulhommeàl’époquen’eûtaffrontéleridiculedeparaîtrejeuneàcetâge,lefût-ilou crût-il l’être, et bien peu eussent avoué sans honte qu’ils pleuraient encore en secret un dédain dusiècle précédent. C’était unemauvaise époque pour être jeune : il y avait une façon de se vêtir pourchaqueâge,maiscelledelavieillessecommençaitpeuaprèsl’adolescenceetduraitjusqu’autombeau.C’était, plus qu’un âge, une dignité sociale. Les jeunes s’habillaient comme leurs grands-parents, sedonnaientunairrespectacleavecleurslunettesprématurées,etlacanneétaitfortbienvuedèstrenteans.Pourlesfemmes,iln’yavaitquedeuxâges:celuidesemarier,quin’allaitpasau-delàdevingt-deuxans,et celui du célibat éternel, des laissées-pour-compte. Les autres, les femmes mariées, les mères, lesveuves, les grands-mères, formaient une espèce distincte qui ne regardait pas son âge en fonction desannéespasséesmaisdutempsqu’illuirestaitencoreavantdemourir.

Florentino Ariza, en revanche, affronta les pièges de la vieillesse avec une témérité acharnée,conscientcependantd’avoir eudès l’enfance lachanceétrangedeparaîtrevieux.Audébut, ce futparbesoin.TránsitoArizadécoupaitetrecousaitpourlui lesvêtementsquesonpèredécidaitdejeterà lapoubelle,etilallaitàl’écoleprimaireavecdesredingotesquitraînaientparterrequandils’asseyait,etdes chapeauxministériels enfoncés jusqu’aux oreilles malgré leur fond bourré de coton. De surcroît,commeilportaitdeslunettesdemyopedepuisl’âgedecinqansetavaitlamêmechevelurequesamère,épaisseetdruecommeducrindecheval, iln’avaitpas l’airnet.Parbonheur,après tantdedésordresgouvernementauxdusàautantdeguerrescivilessuccessives,lescritèresscolairesétaientmoinssélectifsqu’autrefoisetlesécolespubliquesétaientunméli-mélod’originesetdeconditionssociales.Desenfantsquin’avaientpasfinidegrandirarrivaientàl’écolepuantlapoudredebarricade,avecdesinsignesetdes uniformes d’officiers rebelles gagnés à coups de fusil dans des combats incertains et des armesréglementairesbienvisiblesà laceinture. Ils faisaient lecoupdefeupourn’importequelledisputeenrécréation, menaçaient les maîtres s’ils étaient mal notés aux examens, et l’un d’eux, un élève dequatrièmeducollègedelaSalleetcoloneldemilicesdémobilisées,tuaparballelefrèreJeanl’Hermite,préfet de la communauté, parce qu’il avait dit en classe que Dieu était membre de droit du particonservateur.

Parailleurs,lesenfantsdesgrandesfamillesendisgrâceétaientvêtuscommedesprincesd’autrefoiset certains parmi les plus pauvres allaient pieds nus.Aumilieu de toutes ces excentricités venues departout, Florentino comptait, certes, parmi les plus excentriquesmais pas au point cependant de tropattirerl’attention.Leplusdurqu’ilentenditfutunephrasequ’onluicriaunjourdanslarue:«Leslaidsetlespauvresrestenttoujourssurleurfaim.»Detoutefaçon,cettetenueimposéeparlebesoinétaitetrestatoutesavielamieuxadaptéeàsanatureénigmatiqueetàsoncaractèresombre.Lorsqu’ilobtintson

premierposteimportantàlaC.F.C.,ilsefitcouperdescostumessurmesuredanslemêmestylequeceuxde son père qu’il évoquait comme un vieillard mort à l’âge vénérable du Christ : trente-trois ans.FlorentinoArizaparutainsitoujoursplusâgéqu’ilnel’était.AupointqueBrfgidaZuleta,unemaîtressefugace qui avait la langue bien pendue et lui servait toujours des vérités toutes crues, lui dit dès lepremierjourqu’ellelepréféraitdéshabillé,parcequetoutnuilavaitvingtansdemoins.Cependant,ilnesutjamaisquoifairepouryremédier,d’abordparcequesesgoûtspersonnelsl’empêchaientdes’habillerd’uneautrefaçon,ensuiteparcequ’àvingtansnulnesavaitcomments’habillerplusjeune,àmoinsderessortirdel’armoirelesculottescourtesetlebonnetdemousse.Parailleurs,ilétaitimpossiblequelui-même échappât à la notion de vieillesse en vigueur à l’époque, de sorte qu’en voyant FerminaDazatrébucheràlasortieducinéma,ilétaitàpeinenaturelqu’ileûtétéprisd’unéclairdepaniqueàl’idéeque cette putain de mort allait gagner sans autre forme de procès ce qui avait été une féroce guerred’amour.

Jusqu’alors,lagrandebataillequ’ilavaitlivréelesmainsnuesetperduesansgloireavaitétécelledelacalvitie.Depuisl’instantoùilavaitvusespremierscheveuxblancsresteraccrochésaupeigne,ilavaitcompris qu’il était condamné à un enfer impossible dont ceux qui ne l’ont jamais connu ne peuventimaginerlesupplice.Sarésistanceduradesannées.Iln’yeutnionguentnipommadequ’iln’essayât,nicroyancequ’ilnecrût,nisacrificequ’ilnesupportâtpourdéfendrechaquecentimètredesoncrânedeladévastationvorace. Il apprit par cœur les instructionsde l’AlmanachBristol pour l’agriculture, parcequ’ilavaitentendudirequelapoussedescheveuxavaitunrapportdirectaveclescyclesdesrécoltes.Ilabandonnasoncoiffeurdetoujours,unchauveillustreetinconnu,pourunétrangertoutjusteinstalléquinecoupait les cheveuxque lorsque la luneentrait dans sonpremierquartier.Mais àpeine lenouveaucoiffeur eut-il commencé à prouver la fertilité de samain que l’on découvrit qu’il était un violeur denovicesrecherchépartouteslespolicesdesAntilles,etqu’onl’emmenafersauxpieds.

Àcette époque,FlorentinoAriza avait déjàdécoupé toutes lespetites annoncespour chauvesqu’ilavaittrouvéesdanslesjournauxdubassindesCaraïbes,oùétaientpubliéscôteàcôtedeuxportraitsdumême homme, d’abord aussi chauve qu’un melon, ensuite plus poilu qu’un lion : avant et après letraitement infaillible. Au bout de six ans, il en avait essayé cent soixante-douze, sans compter lesméthodescomplémentairesquiapparaissaientsurlesétiquettesdesflacons,etleseulrésultatqu’ilobtintde l’un d’eux fut un eczéma du crâne, urticant et fétide, appelé teigne boréale par les sorciers de laMartiniqueparcequ’ilirradiaitunelumièrephosphorescentedansl’obscurité.Ileutrecours,pourfinir,àtouteslesherbesindiennesquel’onvantaitsurlesmarchés,etàtouslesonguentsmagiquesettouteslesdécoctions orientales que l’on offrait à la porte des Écrivains, et lorsqu’il se rendit compte de lasupercherie, sa tonsureavait la tailledecelled’un saint.En l’anzéro, tandisque laguerreciviledesMilleJoursensanglantaitlepays,unItalienquifabriquaitsurmesuredesperruquesencheveuxnaturelspassa par la ville. Elles valaient une fortune et le fabricant ne garantissait rien après trois moisd’utilisation,maispeunombreuxfurentleschauvesfortunésquinecédèrentpasàlatentation.FlorentinoArizafut l’undespremiers.Ilessayauneperruqueàcepointsemblableàsachevelured’originequ’ilcraignaitqu’ellesehérissâtaugrédeseshumeurs,maisilneputsupporterl’idéed’avoirsurlatêtedescheveuxdemort.Son seul réconfort fut que l’aviditéde sa calvitiene lui laissapas le tempsdevoirchangerlacouleurdesachevelure.Unjour,undesjoyeuxpochardsduquaifluviall’embrassaavecplusd’effusionquedecoutumelorsqu’illevitsortirdubureau,luisoulevasonchapeausouslesquolibetsdesdockers,etdéposaunbaisersonoresursoncrâne.

«Ah,lebeaucaillou!»s’écria-t-il.Cemêmesoir,àquarante-huitans,ilcoupasesrouflaquettesetlesquelquespoilsquiluirestaientsur

lanuque,etassumaàfondsondestindechauveabsolu.Aupointquetouslesmatinsavantdeselaverilbadigeonnaitdemoussesonmentonet lespartiesdesoncrâneoù leduvetcommençaità repousseret,

avecunrasoirdebarbier, lesrendaitaussi lissesquedesfessesdebébé.Jusqu’alorsiln’avait jamaisquitté sonchapeau,pasmêmeaubureau,car lacalvitieéveillait en luiunesensationdenuditéqui luisemblait indécente.Mais lorsqu’il l’assuma tout à fait, il lui attribua des vertus viriles dont il avaitentenduparleretqu’ilavaittenuespourdepuresdivagationsdechauves.Plustard,iladoptalanouvellemodeconsistantà relever sur lehautdesoncrâne les longuesmèchesducôtédroit, etplus jamaisnel’abandonna.Mais il continua cependant de porter un chapeau, toujours dans un style analogue,mêmeaprèsquesefutimposél’engouementpourletartarita,appellationlocaleducanotier.

Lapertedesesdents,enrevanche,nefutpascauséeparunecalamiténaturellemaisparlecharcutaged’un dentiste itinérant qui avait décidé d’arracher par la racine une banale infection. La terreur desfraisesàpédaleavaitretenuFlorentinoArizad’allerchezledentisteendépitdesescontinuellesragesdedents,jusqu’àcequ’ilfûtincapabledelessupporterpluslongtemps.Samèrepritpeurenentendanttouteune nuit, dans la chambre contiguë, des gémissements qui lui semblèrent identiques à ceux d’autrefoisdéjàpresqueestompésdanslesbrumesdesamémoire,maislorsqu’elleluidemandad’ouvrirlabouchepourvoiroùl’amourluifaisaitmal,elledécouvritqu’elleétaitpleined’abcès.

L’oncleLéonXII l’envoya chez le docteurFrancisAdonay, ungéant noir enguêtres et pantalondechevalquipassaitsontempssurlesnaviresfluviauxavecuncabinetdentairecompletàl’intérieurd’unebesacede contremaître, et qui avait plutôt l’air d’un envoyéde la terreur dans les villages du fleuve.D’unseulcoupd’œilàl’intérieurdelabouche,ildécidaqu’ilfallaittoutluienlever,mêmelescanineset les molaires saines, afin de le mettre une fois pour toutes à l’abri de nouvelles catastrophes. Àl’inversedesacalvitie,ceremèdedechevalneluicausaaucuneinquiétude,sauflaterreurnaturelled’unmassacre sans anesthésie. L’idée d’un dentier ne lui déplaisait pas non plus, d’abord parce qu’il sesouvenait avec nostalgie d’un mage de foire de son enfance qui enlevait ses deux mandibules et leslaissait parler toutes seules sur une table, ensuite parce qu’il en finirait avec sesmaux de dents qui,depuisqu’ilétaitpetit,lefaisaientsouffrirpresqueautantetaveclamêmecruautéquesesmauxd’amour.Cela ne lui semblait pas un mauvais coup de la vieillesse comme plus tard la calvitie, car il étaitconvaincuqu’endépitdesonhaleineâcredecaoutchoucvulcanisé,unsourireorthopédiqueluidonneraitl’airpluspropre.Ils’abandonnadoncsansrésistanceauxtenailleschaufféesàblancdudocteurAdonayetsupportalaconvalescenceavecunstoïcismedecheval.

L’oncleLéonXII s’occupa des détails de l’opération comme s’il devait la souffrir dans sa proprechair.Ilportaitauxdentiersunintérêtsingulier,nélorsd’unedesespremièresremontéesduMagdalenaàcausedesonpenchantpourlebelcanto.Unenuitdepleinelune,àhauteurduportdeGamarra,ilavaitparié avec un arpenteur allemand qu’il était capable de réveiller les créatures de la forêt vierge enchantantuneromancenapolitainedepuislacabinedecommandement.Ils’enfallutdepeuqu’ilgagnât.Danslesténèbresdufleuve,onentendaitlesbruissementsd’ailesdesflamandsdanslesmarais,lescoupsde queue des caïmans, les poissons épouvantés qui tentaient de sauter sur la terre ferme, mais à ladernièrenote,alorsqu’oncraignaitquelesartèresduchanteurn’éclatassentsouslapuissanceduchant,ledentiers’échappadesabouchedanslesoufflefinalettombadansl’eau.

LenavirerestaancrétroisjoursdansleportdeTenerifependantqu’onluifabriquaitunautredentier.Celui-ci futparfait.Maispendant levoyagede retour,voulantexpliqueraucapitainecomment il avaitperduleprécédent, l’oncleLéonXIIaspiraàpleinspoumonsl’airbrûlantdelaforêtvierge,chanta lanote laplusaiguëqu’il était capabled’émettre, la tint jusqu’audernier souffle, essayantd’effrayer lescaïmansqui,ausoleil,contemplaient sansciller lepassagedunavire,et ledentier toutneuf tomba luiaussidanslecourant.Depuislorsilpossédaitdescopiesdesesdentsdanstoutelamaison,dansletiroirde son bureau et sur chacun des trois bateaux de l’entreprise. En outre, lorsqu’il dînait dehors, ilemportaittoujoursunrâtelierderechangedanssapoche,àl’intérieurd’unepetiteboîtedepastillespourlatoux,parcequ’ilenavaitbriséunpendantundéjeunerdecampagneenmangeantdesrillonsdeporc.

Craignant que son neveu ne fût victime d’incidents similaires, l’oncle Léon XII demanda au docteurAdonaydeluifaired’embléedeuxdentiers: l’unenmatérielbonmarchépourporter tous les joursaubureau,l’autrepourlesdimanchesetjoursdefête,avecunsoupçond’orsurlamolairedusourireafindeluidonnerunepointe supplémentairedevérité.Enfin,parundimanchedesRameauxqu’égayaientdesvolées de cloches en fête,FlorentinoAriza redescendit dans la rue avecunenouvelle identité dont lesouriresanserreursluilaissal’impressionqu’unautrequeluiavaitoccupésaplacedanslemonde.

Sa mère mourut à cette époque et Florentino Ariza demeura dans la maison. C’était un endroitapproprié à sa façon d’aimer car la rue était discrète en dépit, comme son nom l’indiquait, desnombreusesfenêtresquifaisaientpenseràdemultiplesyeuxderrièrelespersiennes.MaistoutceciavaitétéconçupourlebonheurdeFerminaDazaetpourluiseul.DesortequeFlorentinoArizapréféraperdredebellesoccasions au coursde ses années lesplus fructueusesplutôt quede souiller samaisonavecd’autres amours. Par bonheur, chaque échelon qu’il gravissait à la C.F.C. signifiait de nouveauxprivilèges,enparticulierdesprivilègessecretsdontundesplusutilesétait lapossibilitéd’utiliser lesbureaux, le soirou lesdimancheset jours fériés,grâceà lacomplaisancedesgardiens.Un jour,alorsqu’ilétaitpremiervice-président,ilétaitentraindefairel’amouràlasauvetteavecunedesjeunesfillesduservicedominical,luiassissurunechaisedebureauetelleàchevalsurlui,lorsquelaportes’ouvritsoudainetquel’oncleLéonXIIpassalatêteparl’entrebâillement,commes’ils’étaittrompédebureau,etrestaunmomentàcontemplerpar-dessusseslunettessonneveuterrorisé.«Merdealors!dit l’onclesanslemoindreétonne-ment.Pareilquetonpère!»Etavantderefermerlaporte,leregardperdudanslevide,ildit:

«Mademoiselle, n’arrêtez surtout pas ! Je vous donnema parole d’honneur que je ne vous ai pasvue.»

Ils n’en reparlèrent pas, mais la semaine suivante, dans le bureau de Florentino Ariza on ne puttravailler.Lelundi,lesélectriciensentrèrentendésordrepourinstallerauplafondunventilateuràhélice.Lesserruriersarrivèrentsanspréveniret firentun tintouinde tous lesdiablesenposantunverrouà laporteafinqu’onpûtlafermerdel’intérieur.Lesmenuisiersprirentdesmesuressansdirepourquoi,lestapissiers apportèrentdeséchantillonsdecretonnepourvoir s’ils s’harmonisaient avec la couleurdesmurs,etlasemainesuivanteondutfaireentrerparlafenêtre,carilnepassaitpasparlaporte,unénormesofa à deux places tapissé de fleurs dionysiaques. Les ouvriers travaillaient aux heures les plussurprenantes et quiconque protestait recevait la même réponse : « Ordre de la direction générale. »FlorentinoArizanesutjamaissiunetelleingérenceétaituneamabilitédesononcledécidéàveillersursesamoursdévoyéesouunefaçontoutepersonnelledeluimontrersaconduiteabusive.Lavériténeluivintpasàl’esprit,àsavoirquel’oncleLéonXIIl’encourageaitparcequeluiaussiavaitentendudirequelesmœursde sonneveuétaientdifférentesdecellesde laplupartdeshommesetque,préoccupé, ilyvoyaitunobstaclepourfairedeluisonsuccesseur.

Àl’inversedesonfrère,LéonXIILoayzaavaiteuunevieconjugalestablequiavaitdurésoixanteansetils’étaittoujoursvantédenejamaisavoirtravailléledimanche.Ilavaiteuquatrefilsetunefilledontilavaitvoulufaireleshéritiersdesonempire,maislavieluiavaitréservéundecescoupsdusortquiétaientmonnaiecourantedanslesromansmaisauxquelspersonnenecroyaitdanslavieréelle:sesquatrefilsétaientmortslesunsaprèslesautresàmesurequ’ilsapprochaientdespostesdedirectionetsafille,manquant toutà faitdevocation fluviale, avaitpréférémourirencontemplant lesbateauxde l’Hudsondepuisunefenêtresituéeàcinquantemètresdehauteur.AuPointqu’onnemanquapasdefairecourirlebruit que florentinoAriza, avec son allure sinistre et sonparapluie de vampire, avaitmanigancé cetteséried’accidentsconsécutifs.

Lorsque l’oncle, sur prescription médicale, partit en retraite contre sa volonté, Florentino Arizacommença à sacrifier de bon gré quelques amours dominicales. Il l’accompagnait à son refuge

campagnardàbordd’unedespremièresautomobilesdelaville,dontlamanivelleavaitunetelleforcederetourqu’elleavaitdéchiquetélebrasdupremierconducteur.Ilsparlaientpendantdesheures,levieuxdanslehamacbrodéàsonnomaufildesoie,loindetoutetledosàlamer,dansunevieillehaciendad’esclavesauxterrassesd’astroméliesd’oùl’onvoyaitl’après-midilescimesenneigéesdesmontagnes.FlorentinoArizaetsononcleavaienttoujourseudesdifficultésàparlerd’autrechosequedenavigationfluviale,mêmeaucoursdecesaprès-midisansfinoùlamortétaittoujoursuninvisibleinvité.L’oncleLéonXIIs’étaitsanscesseinquiétéquelanavigationfluvialenetombâtpasauxmainsd’industrielsdeprovinceliésauxconsortiumseuropéens.«Çaatoujoursétéuneaffairedematacongos,disait-il.Sicespetitsconss’enemparent, ilsfinirontparenfairecadeauauxAllemands.»Ses inquiétudesallaientdepairavecuneconvictionpolitiquequ’ilseplaisaitàdéveloppermêmelorsqu’elleétaithorsdepropos.

«Jevaisavoircentanset j’aivucommenttoutchangeait,mêmelapositiondesastresdansleciel,saufdanscepaysoùjen’airienvuchanger,disait-il.Ici,onfaitdenouvellesconstitutions,denouvelleslois,denouvellesguerrestouslestroismois,maisonestencoreautempsdelacolonie.»

Àses frèresmaçonsqui attribuaient tous lesmauxà l’échecdu fédéralisme, il répliquait toujours :«LaguerredesMilleJoursaétéperduevingt-troisansplustôt,pendant laguerrede76.»FlorentinoAriza,dontl’indifférencepolitiquefrisaitleslimitesdel’absolu,écoutaitcespéroraisonsdeplusenplusfréquentescommequiécoutelebruitdelamer.Enrevanche,ilétaituncritiquesévèredelapolitiquedel’entreprise. Ilpensait,contre l’avisdesononcle,que le retardde lanavigation fluviale,quisemblaittoujoursauborddudésastre,nepouvaitêtrerattrapéqueparl’abandonpuretsimpledumonopoledesbateauxàvapeurconcédéparleCongrèsàlaCompagniefluvialedesCaraïbespouruneduréedequatre-vingt-dix-neufansetunjour.L’oncleprotestait:«C’estmacommèreLeonaquitemetcesidéesdanslatêteavecsestoquadesd’anarchiste.»Cen’étaitqu’àmoitiévrai.FlorentinoArizafondaitsesargumentssurl’expérienceducommo-doreallemandJuanB.Elbersquiavaitgâchéunnobleespritd’entrepriseparla démesure de son ambition personnelle.L’oncle pensait, en revanche, que l’échec d’Elbers, était dûplutôtqu’àsesprivilègesauxengagementsirréalistesqu’ilavaitcontractésenmêmetempsetquiavaientpresque signifié se mettre sur le dos la responsabilité de la géographie nationale : il s’était chargéd’entretenir la navigabilité des fleuves, les installations portuaires, les voies terrestres d’accès, lesmoyensdetransport.Enoutre,disait-il,l’oppositionvirulenteduprésidentSimonBolivarn’avaitpasétéunobstacleàprendreàlalégère.

Laplupartdesassociésconsidéraientcesdisputescommedesquerellesdeménageoùlesdeuxpartiesavaient raison. L’obstination du vieux leur semblait naturelle, non que la vieillesse l’eût rendumoinsvisionnaire que ce qu’il avait toujours été, comme il le disait avec trop d’aisance, mais parce querenonceraumonopoledevaitsignifierpourluijeterauxordureslestrophéesd’unebataillehistoriquequelui-mêmeetsesfrèresavaientlivréeseulsendestempshéroïquescontredepuissantsadversairesdanslemondeentier.Desortequenulnelecontreditlorsqu’ilprotégeasesdroitsdetellesortequepersonnenepûtytoucheravantleurextinctionlégale.Maissoudain,alorsqueFlorentinoArizaavaitrendulesarmesau cours de leurs après-midi de méditations à l’hacienda, l’oncle Léon XII donna son accord pourrenoncerauprivilège,àlaseuleethonorableconditionquecelan’eûtpaslieuavantsamort.

Cefutsadernièreaction.Ilnereparlaplusaffaires,nepermitpasmêmequ’onleconsultât,neperditniuneseuleboucledesasplendidechevelureimpérialeniungrammedelucidité,maisilfitsonpossiblepourquenulquiauraitpuleprendreenpitiénelevît.Sesjournéess’enallaientdanslacontemplationdesneigeséternellesdepuislaterrasseoùilsebalançaitendouceurdansuneberceuseviennoise,àcôtéd’unepetite tableoù lesservantes tenaient toujoursauchaudunecasseroledecafénoiretunverredebicarbonateavecdeuxdentiersqu’ilnemettaitquepourrecevoirdesvisites.Ilvoyaittrèspeud’amisetneparlaitqued’unpassésilointainqu’ilétaitantérieuràlanavigationfluviale.Cependant,illuirestait

encoreunsujetdeconversation:lesouhaitqueFlorentinoArizasemariât.Illeluiexprimaàplusieursreprisesettoujoursdelamêmefaçon.

«Sij’avaiscinquanteansdemoins,luidisait-il,j’épouseraimacommèreLeona.Jenepeuximaginermeilleureépouse.»FlorentinoArizatremblaitàl’idéequetantd’annéesdelabeurfussentanéantiesàladernièreminuteparcetteconditionimprévue.Ileûtpréférédémissionner,toutenvoyerpromener,mourir,plutôtque trahirFerminaDaza.Parbonheur, l’oncleLéonXIIn’insistapas.Lorsqu’ileutquatre-vingt-douzeans,ilfitdesonneveusonuniquehéritieretseretiradel’entreprise.

Six mois plus tard, Florentino Ariza fut nommé président du conseil d’administration et directeurgénéral à l’unanimité des associés.Le jour de la prise de fonction, le vieux lion en retraite demanda,aprèslacoupedechampagne,qu’onl’excusâtdedevoirparlerassisdanssaberceuse,etilimprovisaunbrefdiscoursquiressemblaitplutôtàuneélégie.Ilditquedeuxévénementsavaientmarquéledébutetlafindesavie.Lepremier,lorsqueleLibérateurl’avaitportédanssesbras,àTurbaco,pendantsonvoyagemalheureux vers la mort. Le second, lorsqu’il avait trouvé, malgré tous les obstacles que lui avaitréservés le destin, un successeur digne de son entreprise. À la fin, voulant dédramatiser le drame, ilconclut:

«Laseulefrustrationquej’emporteraiavecmoiserad’avoirchantéàtantd’enterrementsmaispasaumien.»

Pourclorelacérémonieilchanta,commeilsedevait,l’ariaAdieuàlaviedelaTosca.Illachantaacapella,tellequ’illapréférait,etd’unevoixencoreferme.FlorentinoArizaétaitémumaisc’estàpeinesiletremblementdesavoixlemontralorsqu’ilexprimasesremerciements.Ainsiqu’ilavaitfaitetpensétout ce qu’il avait fait et pensé dans la vie, il était parvenu au sommet sans autre objectif que ladétermination acharnée d’être vivant et en bonne santé aumoment d’assumer son destin à l’ombre deFerminaDaza.

Cependant,iln’yeutpasquesonsouvenirpourl’accompa-gneràlafêtequeLeonaCassianioffritensonhonneur.Lesouvenirdetouteslesautresl’accompagnaaussi :cellesquidormaientaucimetièreetpensaientàluidanslesrosesqu’ilplantaitau-dessusd’elles,cellesquiappuyaientencoreleurtêtesurl’oreiller oùdormaient leursmaris aux cornesdoréespar le reflet de la lune. Il enmanquait une et ilvoulait les avoir toutes, comme toujours lorsqu’il avait peur. Car même pendant ses années les plusdifficiles ou dans ses pires moments, il avait gardé un lien, aussi ténu fût-il, avec les innombrablesmaîtressesdetantd’années:toujoursilavaitsuivilecoursdeleurvie.

Cesoir-là,ilsesouvintdeRosalba,laplusanciennedetoutes,cellequiavaitemportéletrophéedesavirginitéetdontlesouvenircontinuaitdeluiêtredouloureuxcommeaupremierjour.Illuisuffisaitdefermerlesyeuxpourlavoiravecsarobedemousselineetsonchapeauauxlongsrubansdesoie,berçantlacagedubébéàborddunavire.Plusieursfois,pendantcesnombreusesannées,ilavaitétésurlepointdepartiràsarecherchesanssavoiroùaller,sanssavoirsic’étaitbienellequ’ilcherchait,maiscertaindela trouverquelquepartdans lesforêtsd’orchidées.Àchaquefoisunempêchementréeldedernièreheureouunmanquesoudaindevolontéavaitremislevoyageàplustardalorsqu’onétaitdéjàentraind’enleverlapasserelledunavire:ettoujourspouruneraisonconcernantFerminaDaza.

IlsesouvintdelaveuveNazaret,laseuleavecquiilavaitprofanélamaisonmaternelledelaruedesFenêtres, bien que ce fût Tránsito Ariza et non lui qui l’avait invitée à y entrer. Il lui dédia plus decompréhensionqu’àaucuneautrecar,mêmemaladroiteaulit,elleétaitlaseulequiirradiaituntrop-pleindetendressesuffisantpourremplacerFerminaDaza.Maissavocationdechatteerrante,plusindomptableque la forcemême de sa tendresse, les avait condamnés tous deux à l’infidélité. Toutefois, ils étaientrestésdesamantsoccasionnelspendantpresquetrenteansgrâceàsadevisedemousquetaire: Infidèlesmaisloyaux.CefutlaseulepourlaquelleFlorentinoArizasemontraàvisagedécouvert:lorsqu’ilapprit

sa mort et sut qu’elle serait enterrée par charité, il se chargea de l’inhumation et assista seul à sesfunérailles.

Il se souvint aussi d’autres veuves qu’il avait aimées. De Prudencia Pitre, la plus vieille dessurvivantes,connuede touscomme la«VeuvedeDeux»parcequ’elle l’étaitdeux fois.Etde l’autrePrudencia, la veuve Arellano, la délicieuse, celle qui arrachait les boutons de ses vêtements pourl’obligeràresterchezelletandisqu’ellelesluirecousait.EtdeJosefa,laveuveZuniga,folled’amourpourlui,quifaillitluicouperlaquéquettependantsonsommeilaveclesciseauxdelacuisine,pourqu’iln’appartîntàpersonned’autre,dût-ilneplusluiappartenir.

Ilsesouvintd’AngelesAlfaro, l’éphémèreet laplusaiméede toutes,quiétaitvenuepoursixmoisdonnerdescoursd’instrumentsàcordesàl’écoledemusique,etquirestaitavecluisurlaterrassedesamaisonlesnuitsdelune,tellequesamèrel’avaitmiseaumonde,jouantlessuiteslesplusbellesdetoutelamusiquesursonvioloncelledontlavoixdevenaitcelled’unhommeentresescuissesdorées.Dèslapremière nuit de lune, un amour de débutants enfiévrés leur avait chamboulé le cœur.Mais AngelesAlfaroétaitrepartiecommeelleétaitvenue,avecsonsexetendreetsonvioloncelledepécheresse,suruntransatlantiquebattantlepavillondel’oubli,etilnerestad’ellesurlesterrasseslunairesqu’unmouchoirblancagitéenguised’adieuqui,surl’horizon,ressemblaitàunecolombetristeetsolitaire,commedansles poèmes des jeux Floraux. Avec elle, Florentino Ariza avait appris ce qu’il avait plusieurs foiséprouvésans lesavoir :que l’onpeutêtreamoureuxdeplusieurspersonnesà la foisetavec lamêmedouleur, sans en trahir aucune. Seul aumilieu de la foule sur le quai, il s’était dit, pris d’une colèresoudaine:«Lecœurpossèdeplusdechambresqu’unhôteldeputes.»Sonvisageétaitbaignédelarmesàcausedeladouleurdel’adieu.Cependant,lebateauàpeinedisparuàl’horizon,lesouvenirdeFerminaDazaavaitdenouveauoccupétoutsonunivers.

Ilsesouvintd’AndréaVarón,devantlamaisondelaquelleilétaitpassélasemaineprécédenteetoùlalumièreorangéeàlafenêtredelasalledebainsl’avaitavertiqu’ilnepouvaitentrer:quelqu’unl’avaitprécédé.Quelqu’un,hommeoufemme.CarAndréaVarónnes’arrêtaitpasàdesdétailsdecegenredanslesdésordresdel’amour.Detoutescellesdesaliste,elleétaitlaseulequivivaitdesoncorps,maisellel’administraitselonsonbonplaisir,sanssouteneur.Pendantsesbonnesannées,elleavaitfaitunecarrièrelégendaire de courtisane clandestine qui lui avait valu pour nomde guerreNotre-DamedeTous.Elleavaitrendufousdesgouverneursetdesamiraux,vupleurersursonépauleplusieursmaîtresdesarmesetdes lettres moins illustres qu’ils ne le croyaient, et même quelques-uns qui l’étaient. Il était vrai, enrevanche, que le présidentRafaëlReyes, pourunedemi-heurehâtive entredeuxvisites fortuites de laville,luiavaitassignéunepensionàviepourservicesrendusauministèredesFinancesoùellen’avaitpasmêmeétéemployéeuneseulejournée.Elleavaitdistribuésestrésorsdevoluptéjusqu’oùsoncorpsleluiavaitpermisetbienquesaconduitelicencieusefûtdenotoriétépublique,personnen’eûtpubrandircontreelleunepreuvedécisivecarsesinsignescomplicesl’avaientprotégéeautantqueleurproprevie,conscientsquecen’étaitpasellemaiseuxquiavaientleplusàperdredansunscandale.FlorentinoArizaavaitviolésonprincipesacrédenejamaispayer,etelleavaitviolélesiendenerienfairegratis,pasmêmeavecsonmari.Ilss’étaientmisd’accordpourlasommesymboliqued’unpesolavisite,qu’elleneprenaitpasetqu’ilnedéposaitpasdanssamain,maisqu’ilsmettaienttousdeuxdanslepetitcochondelatirelireenattendantqu’ilyeneûtassezpouracheteruneinventionmarineàlaportedesÉcrivains.Cefut elle qui attribua une sensualité différente aux lavements qu’il utilisait lors de ses crises deconstipationetlepersuadadelespartageretdeselesadministrerl’unl’autrependantleursfollesaprès-midi,lorsqu’ilsessayaientd’inventerencoreplusd’amouràl’intérieurdel’amour.

Ilconsidéraitcommeunechanceque,parmitantderencontreshasardeuses,laseulequiluieûtlaisséungoûtd’amertume fût la sinueuseSaraNoriegaqui avait fini ses jours à l’asile duDivinPasteur enrécitantdespoèmessénilesd’uneobscénitéàcepointdébridéequ’ilavaitfallul’isolerpourqu’ellene

rendîtpaslesautresfollesencoreplusfolles.Lorsqu’ileutl’entièreresponsabilitédelaC.F.C.,ilneluirestaitplusguère le tempsni l’enviede tenterderemplacerFerminaDaza : il lasavait irremplaçable.Rendrevisiteàsesmaîtresseshabituellesétaitdevenupeuàpeuuneroutine,ilcouchaitavecellestantqu’ellesluiétaientutiles,tantqu’illePouvait,tantqu’ellesétaientenvie.LedimanchedePentecôteoùmourut Juvenal Urbino, il ne lui en restait qu’une, une seule, âgée de quatorze ans à peine, et quipossédaitcequenulleautren’avaitjamaiseujusqu’alorspourlerendreamoureuxfou.

Elle s’appelait AméricaVicuña. Elle était venue deux ans auparavant de la bourgademaritime dePuertoPadre,etsafamillel’avaitconfiéeàFlorentinoAriza,leurtuteur,avecquiilsavaientdesliensdesang reconnus. Elle avait une bourse du gouvernement pour faire des études à l’école supérieured’institutrices,et ils l’avaientenvoyéeavecsonpetateetunepetitemallede ferqui ressemblaitàunemalle de poupée.Dès qu’il la vit descendre du bateau avec ses bottines blanches et sa tresse dorée,Florentino Ariza eut le pressentiment atroce qu’ils feraient souvent ensemble la sieste du dimanche.C’était encore une petite fille au vrai sens du terme, avec des quenottes dentelées et des écorchuresd’écolière aux genoux,mais il devina d’emblée quelle sorte de femme elle ne tarderait pas à être, lacultivapourluitouteunelongueannéedecirqueslesamedi,decrèmesglacéesauparcledimanche,dematinées enfantines, gagnant sa confiance, gagnant sa tendresse, la prenant par lamain avec la douceastuced’ungrand-papagâteaupourlaconduirejusqu’àsonabattoirclandestin.Pourellecefutcommesiles portes du ciel s’étaient soudain ouvertes. Telle une fleur qui éclôt, elle s’épanouit et flotta sur unnuagedebonheuretsesétudesn’enfurentquemeilleurescarelleétaittoujourslapremièredesaclasseafin de nepasmanquer la sortie en fin de semaine.Pour lui, ce fut un abri douillet dans l’anse de lavieillesse.Aprèstantd’annéesd’amourscalculées,legoûtdébridédel’innocenceavaitl’enchantementd’uneperversionrénovatrice.

Ilss’entendaientbien.Elleseconduisaitcommecequ’elleétait,unepetitefilleprêteàdécouvrirlavie,guidéeparunhommevénérablequeriennesurprenait,etilseconduisaitentouteconsciencecommecequ’ilavaittoujoursredoutéleplusdedevenir:unfiancésénile.IlnelaconfonditjamaisavecFerminaDaza, bien que la ressemblance fût plus qu’évidente, d’abord en raison de son âge, de son uniformed’écolière, de sa tresse et de sa démarche sauvage, mais aussi à cause de son caractère altier etimprévisible.Plusencore : l’idéede lasubstitution,qui l’avait tantaidédanssamendicitéamoureuse,disparuttoutàfait.Elleluiplaisaittellequ’elleétaitetilfinitparl’aimertellequ’elleétaitdanslafièvredes délices crépusculaires. Elle fut la seule avec qui il prit des précautions draconiennes contre unegrossesseaccidentelle.Aprèsunedemi-douzainederencontres,iln’yavaitpoureuxd’autrerêvequelesdimanchesaprès-midi.

Étant la seule personne autorisée à la sortir de l’internat, il allait la chercher dans la Hudson sixcylindresdelaC.F.C.dontilsbaissaientparfoislacapotelesaprès-midisanssoleilpourprendrel’airsur la plage, lui avec son chapeau sombre et triste, elle riant aux larmes et tenant des deuxmains lacasquette de marin de son uniforme pour que le vent ne l’emportât pas. Quelqu’un lui avait dit den’effectueravecsonprotecteurquelessortiesindispensables,denerienmangerqu’ileûtdéjàgoûtéetdenepasapprochersonhaleineparcequelavieillesseétaitcontagieuse.Maiselles’enmoquait.Tousdeuxétaientindifférentsàcequel’onpouvaitpenserd’euxparcequeleurparentéétaitbienconnueetqueleurextrêmedifférenced’âgelesmettaitàl’abridetoutsoupçon.

Ilsvenaientdefairel’amourencedimanchedePentecôte,lorsqueàquatreheuresdel’après-midileglassemitàsonner.FlorentinoArizadutsurmonterlesoubresautdesoncœur.Danssajeunesse,lerituelduglas était inclusdans leprixdes funérailles et onne le refusait qu’auxmiséreux.Mais aprèsnotredernièreguerre,d’unsiècleàl’autre,lerégimeconservateuravaitrenforcésescoutumescolonialesetlespompes funèbres étaient devenues si coûteuses que seuls les riches pouvaient se les payer. Lorsquemourut l’archevêqueErcoledeLuna, lesclochesde toute laprovincesonnèrent sans trêvedurantneuf

jours,etlatorturegénéralefuttellequesonsuccesseuréliminadesfunéraillesleglastraditionnelpourleréserverauxmortslesplusillustres.C’estpourquoi,enl’entendantsonneràlacathédraleundimancheàquatre heures de l’après-midi, Florentino Ariza se sentit envahi par un des fantômes de sa jeunesseperdue.Iln’imaginapasunesecondequecepûtêtre leglasqu’ilavait tantattendupendant tantet tantd’années,depuisledimancheoùilavaitvuFerminaDazaenceintedesixmoisàlasortiedelagrand-messe.

«Merde,dit-ildanslapénombre.Cedoitêtreuntrèsgrosbonnetpourquesonnentlesclochesdelacathédrale.»

AméricaVicuña,toutenue,finitdeseréveiller.«C’estsansdouteàcausedelaPentecôte»,dit-elle.FlorentinoAriza n’avait rien d’un expert en affaires d’Église et il n’était plus retourné à lamesse

depuis l’époqueoù il jouaitduviolondans lechœuravecunAllemandqui luiavaitaussienseigné lasciencedutélégrapheetdontiln’avaitplusjamaiseudenouvelles.Maisilsavaitentoutecertitudequeceglasne sonnaitpaspour laPentecôte.Quelqu’unenville étaitmort, c’était sûr, et il le savait.UnedélégationderéfugiésdesCaraïbesétaitvenuechezluilematinmêmepourl’informerqueJeremiahdeSaint-Amouravaitététrouvémortàl’aubedanssonatelierdephotographie.BienqueFlorentinoArizane fût pas de ses intimes, il était l’ami de nombreux autres réfugiés qui toujours l’invitaient à leursmeetings et surtout à leurs enterrements. Mais il avait la certitude que le glas ne sonnait pas pourJeremiahdeSaint-Amourqui était unmilitant incrédule et unanarchiste entêté, et quide surcroît étaitmortdesapropremain.

«Non,dit-il,unglascommecelui-cic’estaumoinspourungouverneur.»AméricaVicuña, avec son corps diaphane que zébraient les rayons de lumière des persiennesmal

fermées, n’avait pas l’âge de penser à lamort. Ils avaient fait l’amour après le déjeuner et s’étaientallongésdanslatorpeurdelasieste,nustouslesdeuxsouslesailesduventilateurdontlebourdonnementne parvenait pas à couvrir le crépitement de grêle des charognards marchant sur le toit de tôlessurchauffé.FlorentinoAriza l’aimait comme il avait aimé tantd’autres femmesoccasionnellesdans salonguevie,maisilaimaitcelle-ciavecplusd’angoissequenulleautrecarilavaitlacertituded’êtremortdevieillesselorsqu’ellesortiraitdel’écolesupérieure.

La pièce ressemblait plutôt à une cabine de bateau, avec sesmurs en lames de bois plusieurs foisrepeintspar-dessuslapeintureoriginale,commesurlesnavires,maislaréverbérationdutoitmétalliquerendaitlachaleurplusintensequedansunecabinedebateaufluvialàquatreheuresdel’après-midi,endépitduventilateurélectriqueaccrochéau-dessusdulit.Cen’étaitpasunechambreordinairemaisunecabinede terre fermequeFlorentinoArizaavait fait construirederrière sesbureauxde laC.F.C. sansautreobjectifniprétextequededisposerd’unegarçonnièrepoursesamoursdevieillard.Ensemaine,ilétait difficile d’ydormir à causedes cris desdockers, du fracasdesgruesdans le port fluvial et desbramementsdesénormesbateauxàquai.Cependant,pourlapetite,c’étaitunparadisdominical.

Le jour de la Pentecôte, ils pensaient rester ensemble jusqu’au moment où elle devrait rentrer àl’internat, cinqminutes avant l’angélus, mais les cloches rappelèrent à Florentino Ariza sa promessed’assister à l’enterrement de Jeremiah de Saint-Amour, et il s’habilla plus vite que de coutume.Auparavant,iltressacommetoujourslanattesolitairequelui-mêmedéfaisaitavantdefairel’amour,ethissal’enfantsurlatablepourlacerseschaussuresd’uniformequ’elleattachaittoujoursmal.Ill’aidaitsansmaliceetellel’aidaitàl’aider,commesic’étaitundevoir:tousdeuxavaientperduconsciencedeleurâgedèsleurspremièresrencontresetsecomportaientaveclaconfiancededeuxépouxquis’étaientcachéstantdechosesdanslaviequ’ilsn’avaientpresqueplusrienàsedire.

Lesbureauxétaient fermésetplongésdans l’obscuritéparcequec’étaitun jourférié,etsur lequaidésert iln’yavaitqu’unseulnavire,chaudièreséteintes.Latouffeurannonçait lapluie, lapremièrede

l’année,mais la transparence de l’air et le silence dominical du port semblaient appartenir à unmoisclément.D’icilemondeparaissaitpluscruelquedelapénombredelacabine,etleglas,sansquel’onsûtpourqui il sonnait, étaitplusdouloureux.FlorentinoArizaet l’enfantdescendirentdans lacourenterre battue qui avait servi aux Espagnols de port négrier et où se trouvaient encore les restes de labalanceetautresferraillesrouilléesducommercedesesclaves.L’automobilelesattendaitàl’ombredesentrepôtset ilsne réveillèrent lechauffeurendormiqu’unefois installéssur lesiège.Lavoiturepassaderrière les entrepôts que clôturait un grillage de poulailler, traversa l’ancienmarché de la baie desÂmes où des adultes jouaient au ballon, et quitta le port fluvial en soulevant une poussière brûlante.FlorentinoAriza était sûr que ces honneurs funèbres nepouvaient être pour JeremiahdeSaint-Amour,maisl’insistanceduglasl’enfitdouter.Ilposasamainsurl’épauleduchauffeuretluidemanda,enluicriantàl’oreille,pourquisonnaitleglas.

—C’estpourcetoubibde,ditlechauffeur.Commentest-cequ’ils’appelle,déjà?FlorentinoArizan’eutpasbesoindes’interrogerpoursavoirdequi ilparlait.Toutefois, lorsquele

chauffeurluiracontacommentilétaitmort,l’illusioninstantanées’évanouitcarilnelecrutpas.Rienneressembleplusàquelqu’unquesafaçondemourir,etnulleneressemblaitmoinsquecelle-ciàl’hommequ’ilimaginait.Maisc’étaitbienlui,mêmesicelasemblaitabsurde:lemédecinleplusvieuxetlemieuxqualifiédelaville,quis’étaitillustréparsesinnombrablesmérites,étaitmortàquatre-vingt-unans,lacolonnevertébraleenmiettes,entombantd’unmanguieralorsqu’iltentaitd’attraperunperroquet.

ToutcequeFlorentinoArizaavaitfaitdepuislemariagedeFerminaDazaavaitéténourriparl’espoirdecettenouvelle.Cependant,lemomentvenu,cenefutpaslacommotiondutriomphequilebouleversa,commeill’avaittantdefoisévoquédanssesinsomnies,maislecoupdegriffedelaterreur:laluciditéfantastiqueque leglas eût tout aussi bienpu sonnerpour lui.Assise à soncôtédans l’automobilequicahotait sur le pavé des rues, América Vicuña s’effraya de sa pâleur et lui demanda ce qu’il avait.FlorentinoArizapritsamaindanslasienne,quiétaitgelée.

«Hélas!monenfant,soupira-t-il,ilmefaudraitencorecinquanteanspourteleraconter.»Iloublial’enterrementdeJeremiahdeSaint-Amour.Illaissalafillettedevantlaportedel’internaten

lui promettant trop vite de revenir la chercher le samedi suivant, et donna ordre au chauffeur de leconduire chez le docteur Juvenal Urbino. Il trouva un encombrement de voitures de louage etd’automobilesdanslesruesadjacentes,etunefouledecurieuxdevantlamaison.LesinvitésdudocteurLácidesOlivella,quiavaientapprislamauvaisenouvelleàl’apogéedelafête,arrivaientendébandade.Il n’était pas facile de circuler à l’intérieur de lamaison à cause de la foule,mais FlorentinoArizaparvintàsefrayerunpassagejusqu’àlachambreprincipale,sedressasur lapointedespiedset,par-dessuslesgroupesquibloquaientlaporte,ilvitJuvenalUrbinosurlelitconjugaltelqu’ilavaitvoululevoirdepuisqu’ilavaitentendupourlapremièrefoisparlerdelui,barbottantdansl’indignitédelamort.Lemenuisiervenaitdeprendrelesmesurespourlecercueil.Àsoncôté,portantencorelarobedegrand-mèrejeuneetjoliequ’elleavaitmisepourlafête,FerminaDazaétaitfrappéedestupeuretdécomposée.

FlorentinoArizaavaitprésagécemomentjusquedanssesplusinfimesdétailsdepuislejouroù,danssajeunesse,ils’étaitconsacrétoutentieràlacausedecetamourtéméraire,pourelleils’étaittailléunnometunefortunesanstrops’inquiéterdesméthodes,pourelleilavaitprissoindesasantéetdesonallure avec une rigueur qui semblait peu virile aux hommes de son temps, et il avait attendu ce jourcommenuln’eûtattenduquiconqueniquoiquecefûtdanslavie:sansuninstantdedécouragement.LaconstatationquelamortavaitenfinintercédéensafaveurluiinsufflalecouragenécessairepourréitéreràFerminaDaza,ensonpremiersoirdedeuil,sonsermentdefidélitééternelleetsonamouràjamais.

Ensonâmeetconscienceilneniaitpasquecelaavaitétéunacteirréfléchiquin’avaittenucomptenide lamanièrenidumoment, suscitépar lapeurque l’occasionnese représentât jamais. Il l’eûtvoulumoinsbrutaletainsil’avait-ilimaginé,maislesortneluiavaitpaspermisautrechose.Ilavaitquittéla

maisonendeuilléedansladouleurdelaisserFerminaDazadansunétatdechocsemblableausien,maisiln’auraitrienpufairepouryremédiercarilsentaitquecettenuitbarbareétaitinscritedepuistoujoursdansleurdestinàtousdeux.

Il ne parvint pas à dormir une nuit entière au cours des deux semaines suivantes. Il se demandait,désespéré,oùpouvaitbienêtreFerminaDazasanslui,cequ’ellepensait,cequ’elleallaitfairependantlesannéesquiluirestaientàvivreaveclepoidsdel’épouvantequ’ilavaitdéposéedanssesmains.Ileutunecrisedeconstipationqui lui tendit lapeauduventrecommeun tambouretdutavoir recoursàdespalliatifs moins agréables que ses lavements. Ses bobos de vieillard, qu’il supportait mieux que sescontemporainsparcequ’illesconnaissaitdepuisqu’ilétaitjeune,l’assaillirenttousenmêmetemps.Lemercredi, il retournaaubureauaprèsune semained’absenceetLeonaCassiani s’effrayade levoir sipâleetdansuntelétatd’apathie.Maisillarassura:c’étaitdenouveauetcommetoujourssesinsomnies,et il se mordit une fois de plus la langue pour empêcher la vérité de couler par les innombrablesgouttièresdesoncœur.Ilpassauneautresemaineirréelle,incapabledeseconcentrersurquoiquecefût,mangeant mal, dormant plus mal encore, s’efforçant de percevoir des signaux codés qui lui eussentindiquélavoiedusalut.Maisàpartirduvendredi,unetranquillitél’envahitsansraisonetill’interprétacommeleprésagequeriendenouveauneseproduirait,quetoutcequ’ilavaitfaitdanssavieavaitétéinutileetn’avaitplusd’avenir:c’étaitlafin.Lelundi,cependant,enrentrantchezluiruedesFenêtres,iltrébucha sur une lettre qui flottait dans l’eau amoncelée sous le porche, reconnut d’emblée surl’enveloppemouilléel’écritureimpérieusequetantdevicissitudesdanslavien’avaientpaschangée,etcrutmêmesentirleparfumnocturnedesgardéniasfanés,caraupremiermomentdepaniquesoncœurluiavaittoutdit:c’étaitlalettrequ’ilavaitattendue,sansuninstantderépit,pendantplusd’undemi-siècle.

VI

FerminaDazanepouvaitimaginerquesalettre,inspiréeparunecolèreaveugle,pûtêtreinterprétéepar Florentino Ariza comme une lettre d’amour. Elle y avait déversé toute la fureur dont elle étaitcapable, ses mots les plus cruels, les opprobres les plus blessants et de surcroît injustes, mais quicependant lui semblaient mineurs face à l’ampleur de l’offense. Ce fut l’ultime épisode d’un amerexorcisme grâce auquel elle avait tenté un pacte de conciliation avec son nouvel état. Elle voulaitredevenir elle-même, reprendre tout ce qu’elle avait dû céder en un demi-siècle d’une servitude quil’avait rendue heureuse, certes,mais ne lui laissait, son époux décédé, pasmême les vestiges de sonidentité. Elle était un fantôme dans une demeure étrangère devenue d’un jour à l’autre immense etsolitaire,etàl’intérieurdelaquelleelleerraitàladérive,sedemandantavecangoisselequeldesdeuxétaitleplusmort:celuiquiétaitmortoucellequiétaitrestée.

Ellenepouvaitéviterunfurtifsentimentderancœurenverssonmariquil’avaitabandonnéeaumilieud’unocéandeténèbres.Toutcequiluiavaitappartenuluiarrachaitdespleurs:lepyjamasousl’oreiller,lespantouflesquiluiavaienttoujoursrappelécellesd’unmalade,lesouvenirdesonimagesedévêtantaufonddumiroirtandisqu’ellesecoiffaitavantd’allerdormir,l’odeurdesapeauquidevaitdemeurersurlasiennelongtempsaprèssamort.Elleinterrompaitcequ’elleétaitentraindefaireetsedonnaitunepetite tape sur le front car elle se souvenait soudain qu’elle avait oublié de lui direquelque chose.Àchaque instant lui revenaientà l’esprit lesquestionsquotidiennesauxquelles luiseulpouvait répondre.Unjour,illuiavaitditunechosequ’ellenepouvaitconcevoir:lesamputésressententdescrampes,desfourmillementsàlajambequ’ilsn’ontplusetquileurfaitmal.Ainsisesentait-ellesansluietlesentait-ellelàoùiln’étaitplus.

Enseréveillant,aupremiermatindesonveuvage,elles’étaitretournéedanssonlit,lesyeuxencorefermés,àlarecherched’unepositionplusconfortablepourdormir,etc’estàcetinstantprécisquepourelle il étaitmort.Eneffet, elle avait soudainpris consciencequepour lapremière fois il avaitdormiailleursqu’à lamaison.Lamêmeimpressionluirevintà table,nonqu’ellesesentîtseule,commeellel’étaiteneffet,maisparcequ’elleavaitlacertitudeétrangedemangeravecquelqu’unquin’existaitplus.Elle attenditque sa filleOfeliavîntdeLaNouvelle-Orléans, avec sonmari et ses trois fillettes, pours’asseoirdenouveau,nonà la tablehabituellemaisàune table improvisée,pluspetite,que l’onavaitdresséedans le couloir. Jusqu’alors ellen’avaitpasprisun seul repasconvenable.Elle allaitdans lacuisineàn’importequelleheure,quandelleavaitfaim,plongeaitunefourchettedanslescasseroles,etgrignotaitde-cide-là,sansassiette,deboutdevantlacuisinière,bavardantaveclesservantes,lesseulesencompagniedesquellesellesesentaitbien,etavecquielles’entendaitlemieux.Cependant,endépitdesesefforts,elleneparvenaitpasàéloignerlaprésencedesonépouxmort:oùqu’elleallât,oùqu’ellesetournât,toujourselleseheurtaitàquelquechosequiluiavaitappartenuetravivaitsonsouvenir.Cars’illuisemblaithonnêteetjustedesouffrir,ellevoulaitaussitoutmettreenœuvrepournepassecomplairedansladouleur.Desortequ’ellepritladécisionimplacabledeviderlamaisondetoutcequipouvaitluirappelersondéfuntmari,commel’uniquepossibilitédecontinueràvivresanslui.

Ce fut une cérémonie d’extermination. Son fils accepta d’emporter la bibliothèque afin qu’elleinstallât dans le bureau la lingerie qu’elle n’avait pas eue étantmariée. Sa fille emporterait quelquesmeubles et de nombreux objets qui lui semblaient convenir tout à fait aux marchés aux puces de LaNouvelle-Orléans.C’était pourFerminaDazaun soulagement,bienque force lui fûtde constater avecamertumequetoutcequ’elleavaitachetélorsdesonvoyagedenocesn’étaitplusquedesreliquespour

brocanteurs.Àlastupéfactionsilencieusedesservantes,desvoisins,etdesamiesintimesquiluiavaienttenucompagniependanttoutescesjournées,ellefitallumerungrandfeusurunterrainvaguederrièrelamaisonetybrûlatoutcequiluirappelaitsonépoux:lesvêtementslespluscoûteuxetlesplusélégantsjamais vus en ville depuis le siècle dernier, les chaussures les plus fines, les chapeaux qui luiressemblaient plusque sesportraits, la berceusede la sieste d’où il s’était levépour la dernière foisavant demourir, d’innombrables objets liés à sa vie commedes pans de son identité.Elle le fit sansl’ombred’unehésitation,nontantparhygiènequeparcequ’elleavaitlacertitudeabsoluequesonépouxl’eûtapprouvée.Àplusieursreprisesilluiavaitexprimésonsouhaitd’êtreincinéréafindenepasêtrereclusdansl’obscuritésansfaillesd’uncaissonencèdre.Sareligionl’enempêchait,biensûr:ils’étaithasardéàdemanderl’avisdel’archevêque,pourlecasoù,etlaréponsedecelui-ciavaitéténégativeetsansappel.C’étaitpurechimèrecarl’Églisenepermettaitpasl’existencedefourscrématoiresdansnoscimetières, pas même au service de religions autres que la religion catholique, et il n’y avait qu’unJuvenal Urbino pour imaginer qu’il soit utile d’en construire un. Fermina Daza n’avait pas oublié laterreurdesonépoux,etdanslaconfusiondespremièresheuresellesesouvintdedemanderaumenuisierdeluiaccorderleréconfortd’unraidelumièredanssoncercueil.

Cefutdetoutefaçonunholocausteinutile.FerminaDazaserenditcomptetrèsvitequelesouvenirdeson épouxmort était aussi réfractaire au feu qu’il semblait l’être au fil des jours. Pire encore : aprèsl’incinérationdesvêtements,cequ’elleavaitaiméleplusenluicontinuaitdeluimanquer,etmêmecequil’avaitleplusgênée:lebruitqu’ilfaisaitenselevant.Cessouvenirsl’aidèrentàsortirdesmaremmesdudeuil. Elle prit par-dessus tout la ferme décision de continuer à vivre en se souvenant de son épouxcommes’iln’étaitpasmort.Ellesavaitquechaquematinleréveilseraitdifficile,maisqu’illeseraitdemoinsenmoins.

Aubout de la troisième semaine, en effet, elle commençad’entrevoir les premières lueurs.Mais àmesurequ’ellesgrandissaientetdevenaientplusclaires,grandissaitlaconsciencequ’ilyavaitentraversdesavieunfantômequineluilaissaitpasuninstantdepaix.Cen’étaitpaslefantômepitoyablequilaguettaitdanslepetitparcdesÉvangilesetque,depuisqu’elleétaitvieille,elleseremémoraitavecunecertainetendresse,maiscelui,abominable,auchapeauserrésur lecœuretà laredingotedebourreau,dont l’impertinence stupide l’avait à cepointperturbéequ’il lui était impossibledenepas l’évoquer.Depuisqu’àdix-huitansellel’avaitrepoussé,elleavaittoujourseulaconvictiond’avoirseméenluiunehainequinepouvaitquecroîtreavecletemps.Àtoutmomentelleavait tenucomptedecettehaine, lapercevaitdansl’airlorsquelefantômes’approchait,etsaseulevisionlaperturbaitetl’effrayaitaupointqu’ellen’avaitjamaispudevantluiseconduireavecnaturel.Lesoiroùilluiavaitrenouvelésonamour,alorsque les fleursdesonépouxmortembaumaientencore lamaison,ellen’avaitpucomprendrequecetteinsultenefûtlepremierpasdeDieuseulsaitquelsinistredesseindevengeance.

Lapersistancedecesouveniramplifiaitsarage.Lorsqu’elles’éveillaenpensantàlui,aulendemainde l’enterrement, elle parvint à le chasser de samémoire d’un simple geste volontaire.Mais la ragetoujoursrevenait,etelles’aperçuttrèsvitequeledésirdel’oublierétaitl’aiguillonlepluspuissantdesamémoire.Alors,vaincueparlanostalgie,elleosapourlapremièrefoisévoquerlestempschimériquesde cet amour irréel. Elle tenta de reconstruire par lemenu le petit parc desÉvangiles, les amandierscassésetlebancoùill’avaitaimée,parcequerienn’existaitpluscommeautrefois.Toutavaitchangé,onavaitemportélesarbreset leur tapisdefeuilles jaunes,età laplacedelastatueduhérosdécapitéonavaitédifiécelled’unautre,enuniforme,sansnom,sansdate,sansrienquilajustifiât,surunpiédestalpompeux à l’intérieur duquel on avait installé les compteurs électriques du secteur. Sa maison, enfinvenduedesannéesplustôtaugouvernementprovincial,tombaitenruine.Illuiétaitdifficiled’imaginerleFlorentinoArizadejadisetplusencoredeconcevoirquelejeunehommetaciturneetesseulésouslapluie pût être cette carcassemitée qui s’était plantée devant elle sans considération aucune pour son

veuvage,sans lemoindrerespectpoursadouleur,etavait incendiésonâmeparunoutragecuisantquil’empêchaitencorederespirer.

LacousineHildebrandaétaitvenuelavoirpeuaprèssonséjouràl’haciendadeFloresdeMaria,oùelles’était remisedesmauvaisquartsd’heurede lasenoritaLynch.Vieille,grosse,heureuse,elleétaitarrivéeaccompagnéedesonfilsaîné,unanciencoloneldel’arméedeterre,commesonpère,maisquecelui-ciavaitrejetéàlasuitedesaparticipationindigneaumassacredesouvriersdanslesbananeraiesdeSanJuandelaCiénaga.Lesdeuxcousinessevoyaientsouventetpassaientdesheuresàévoqueravecnostalgie l’époque où elles s’étaient connues. Lors de sa dernière visite, Hildebranda était plusmélancolique que jamais et très affectée par le poids de la vieillesse. Elle avait apporté, pourmieuxgoûteraubonheurd’êtretriste,leportraitdedamesd’autrefoisquelephotographebelgeavaitfaitd’ellesl’après-midi où le docteur Juvenal Urbino avait donné l’estocade finale à l’indocile Fermina Daza.L’autrephotos’étaitperdueetcelled’Hildebrandaétaitpresqueeffacée,maistoutesdeuxsereconnurentàtraverslesbrumesdudésenchantement:jeunesetbellescommeplusjamaisellesneleseraient.

Hildebrandanepouvait s’empêcherd’évoquerFlorentinoArizacarelleavait toujours identifié sonsortausien.Elleavaitsouvenancedujouroùelleavaitenvoyésonpremiertélégramme,etn’étaitjamaisparvenueàextirperdesoncœurl’imaged’untristepetitoiseaucondamnéàl’oubli.FerminaDaza,quilevoyaitsouventsanstoutefoisluiadresserlaparole,nepouvaitadmettrequesonpremieramoureûtétécethomme-là.Elleavaittoujourseudesesnouvelles,demêmequetôtoutardelleétaitaucourantdetoutcequi,enville,avaitunequelconqueimportance.Ondisaitqu’ilnes’étaitpasmariéàcausedesesmœursspéciales,mais ellen’y avait guèreprêté l’oreille, d’abordparcequ’ellen’écoutait jamais les ragots,ensuiteparcequedetoutefaçonondisaitdemêmedebeaucoupd’hommesau-dessusdetoutsoupçon.Enrevanche,il luisemblaitétrangequeFlorentinoArizapersistâtdanssestenuesmystiquesetseslotionsrares,etqu’ilfûttoujoursaussiénigmatique,alorsquedanslavieilavaitréussidefaçonspectaculaireetde surcroît honnête. Elle ne pouvait croire qu’il fût la même personne, et s’étonnait chaque foisqu’Hildebrandasoupirait:«Pauvrehomme,commeiladûsouffrir.»Car,depuislongtemps,ellen’avaitplusmalenlevoyant:iln’étaitqu’uneombredéchue.

Toutefois,lesoirdeleurrencontreaucinéma,àl’époqueoùellevenaitderentrerdeFloresdeMaria,soncœuravaitéprouvéunsentimentétrange.Qu’ilfûtencompagnied’unefemme,noiredesurcroît,nel’étonna guère. Par contre elle fut surprise de le voir si bien conservé et se comporter avec autantd’aisance, et il ne lui vint pas à l’esprit que c’était peut-être elle, et non lui, qui avait changé aprèsl’irruptionperturbatricedelasenoritaLynchdanssavieprivée.Àpartirdecetinstantetpendantplusdevingtanselleleregardaavecdesyeuxpluscléments.Saprésenceàlaveilléemortuairedesonépouxluisemblacompréhensibleetellel’interprétamêmecommeledénouementnatureldesarancune:unactedepardon et d’oubli. C’est pourquoi, à un âge où tous deux n’avaient plus rien à attendre de la vie, laréaffirmationdramatiqued’unamourquipourellen’avaitjamaisexistélapritaudépourvu.

Aprèsl’incinérationsymboliquedesonmari,laragemortelledupremierchocétaitencoreintacte,etplusellegrandissaitetseramifiaitmoinsFerminaDazasesentaitcapabledeladominer.Pireencore:lesespacesdesamémoireoù les souvenirsdumortparvenaientà s’apaiserétaientpeuàpeuetde façoninexorableoccupésparlechampdemargueritesoùelleavaitenseveliceuxdeFlorentinoAriza.Desortequ’ellepensaità luisans levouloir,etplusellepensaità luipluselleenrageait,etpluselleenrageaitplusellepensaitàlui,jusqu’aumomentoùcefutsiinsupportablequesaraisonbasculapar-dessusbord.Alors, elle s’assit aubureaude sondéfuntmari et écrivit àFlorentinoArizaune lettre de trois pagesinsensées,silourdesd’injuresetdeprovocationsinfâmesqu’elleslasoulagèrentd’avoircommisentouteconsciencel’acteleplusindignedesalonguevie.

PourFlorentinoArizaaussices troissemainesavaientétéuneagonie.Lesoiroù ilavait renouvelésonamouràFerminaDaza,ilavaiterrésansbutdanslesruesembourbéesparledélugedel’après-midi,

sedemandant atterré cequ’il allait fairede lapeaude l’oursqu’il avait tué après avoir résisté à sonsiègependantplusd’undemi-siècle.Enville,onavaitdécrétél’étatd’urgenceàcausedelaviolencedeseaux.Dansplusieursmaisons,deshommesetdesfemmesàdeminusessayaientdesauvercequeDieuvoudraitbiensauver,etFlorentinoArizaeutl’impressionquecedésastreavaitquelquechoseencommunavec le sien.Mais l’air était douxet les étoilesdesCaraïbes immobiles et sereines.Soudain,dans lesilencedesvoix,FlorentinoArizacrut reconnaîtrecellede l’hommequeLeonaCassianiet luiavaiententenduebiendesannéesauparavant,à lamêmeheureetaumêmecoinde rue :En revenant du pont,baignédelarmes.Unechansonqui,deprèsoudeloin,avaitcesoiretpourluiseulquelquechoseàvoiraveclamort.

Jamaiscommecettenuit-làiln’avaiteuautantbesoindeTránsitoAriza,desessagesparoles,desatêtedereinedessarcasmescouronnéedefleursenpapier.C’étaitinévitable:aubordducataclysmeilluifallaitlaprotectiond’unefemme.Àlarecherchedel’uned’entreellesquifûtdisponible,ilpassadevantl’écolenormaleetvitunelumièrederrièrelalonguerangéedefenêtresdudortoird’AméricaVicuña.Ildut faireungrandeffortpournepas commettreune foliedegrand-pèreet l’enlever, àdeuxheuresdumatin,encorechaudedesommeilentreseslangesetfleurantlacaillebottedeberceau.

Àl’autreboutdelaville,LeonaCassianiétaitseuleetlibreetsansdouteprêteàluiprodiguer,àdeuxheures du matin, à trois, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et dans n’importe quellescirconstances,leréconfortdontilavaitbesoin.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’ileûtfrappéàsaportedansladésolationdesesinsomnies,maisilcompritqu’elleétaittropintelligenteetqu’ilss’aimaienttroppour qu’il pût pleurer contre son sein sans lui en expliquer la raison.Après avoir beaucoup réfléchi,somnambule dans la ville déserte, il pensa tout à coup que nulle part ailleurs il ne se sentiraitmieuxqu’auprèsdePrudenciaPitre,laVeuvedesDeux.Elleavaitdixansdemoinsquelui.Ilss’étaientconnusau siècle dernier et avaient cessé de se fréquenter parce qu’elle s’entêtait à ne pas se montrer tellequ’elleétait,àdemiaveugleetenvéritéauborddeladécrépitude.ÀpeineFlorentinoArizaeut-ilsongéàellequ’ilretournaruedesFenêtres,fourradansunsacàprovisionsdeuxbouteillesdeportoetunpotdecornichonsetpartitchezellesansmêmesavoirsiellehabitaittoujourslamêmemaison,sielleétaitseule,sielleétaitvivante.

PrudenciaPitren’avaitpasoubliélecodegrattéàlaportegrâceauquelils’identifiait lorsqu’ilssecroyaientencorejeunesmaisnel’étaientdéjàplus,etelleluiouvritsansposerdequestions.Larueétaitsombreetc’étaitàpeinesionledistinguaitdanssoncostumededrapnoir,avecsonchapeaumelonetsonparapluiedechauve-sourispenduàsonbras,maiselle,dontlesyeuxneluipermettaientquedevoirenpleinelumière,lereconnutauscintillementdepharedeseslunettesàmonturemétallique.Ilavaitl’aird’unassassinauxmainsencoreensanglantées.

«Laissezentrerunpauvreorphelin»,dit-il.Cefut toutcequ’ilparvintàdire,pourdirequelquechose.Surprisdeconstatercombienelleavait

vieillidepuisladernièrefoisqu’ilss’étaientvus,ilpensaqu’elledevaitêtreaussiétonnéequeluietseconsolaensongeantquedansunmoment,remistouslesdeuxduchocinitial,ilsremarqueraientmoinslesplaies que la vie leur avait laissées à l’un comme à l’autre, et se retrouveraient aussi jeunes qu’ilsl’avaientétél’unpourl’autrelorsqu’ilss’étaientconnus,quaranteansauparavant.

«Ondiraitquetuviensd’unenterrement»,luidit-elle.C’étaitvrai.Commepresquetoutelaville,elleaussiétaitrestéeàsafenêtre,depuisonzeheuresdu

matin,pourcontemplerlecortègeleplusdenseetleplussomptueuxquel’onavaitvudepuislamortdel’archevêquedeLuna.Elleavaitétéréveilléeenpleinesiesteparlescoupsdetonnerredel’artilleriequifaisaienttremblerlaterre,parlesfanfaresmilitairesdésaccordéesetlapagailledescantiquesfunèbrescouvrantlevacarmedesclochesdetoutesleséglisesquisonnaientsanstrêvedepuislaveille.Duhautdesonbalconelleavaitvulesmilitairesàcheval,enuniformedeparade,lescommunautésreligieuses,les

collèges, les longues limousines noires de l’autorité invisible, le corbillard avec ses chevaux coiffésd’aigrettesetcaparaçonnésd’or,lecercueiljaunerecouvertdudrapeausurl’affûtd’uncanonhistorique,etenfinlesvieillesvictoriasdécapotablesquel’onmaintenaitenviepourporterlescouronnes.Àpeineétaient-ils passés sous le balcon dePrudenciaPitre, peu aprèsmidi ; que le déluge avait éclaté, et lecortèges’étaitdisperséenunéclair.

«Quelleabsurdefaçondemourir,dit-elle.—Lamortn’apaslesensduridicule,répondit-il,ajoutantavecpeine:surtoutànotreâge.»Ilsétaientassissurlaterrasse,faceàlamer,regardantlehalodelunequioccupaitlamoitiéduciel,

regardant les lumièrescoloréesdesbateaux sur l’horizon, recevant labrise tièdeetparfuméeaprès latempête. Ils burent du porto et mangèrent les cornichons sur des tranches de pain de ménage quePrudenciaPitre avait coupéesà la cuisine. Ils avaientpassébeaucoupdenuits commecelle-cidepuisqu’àl’âgedetrente-cinqanselleétaitrestéeveuveetsansenfants.FlorentinoArizal’avaitrencontréeàuneépoqueoùelleeûtaccueillin’importequelhommedisposéà lui tenircompagnie, l’eût-elle louéàl’heure,et ilsétaientparvenusàétablirune relationplussérieuseetplus longuequecequ’il semblaitpossible.

Bienquejamaisellenel’insinuât,elleeûtvendusonâmeaudiablepourl’épouserensecondesnoces.Ellesavaitqu’iln’étaitpasfaciledeseplieràsamesquinerie,àsesbêtisesdevieillardprématuré,àsonordremaniaque,àsonanxiétédetoutdemandersansjamaisriendonner,maisellesavaitaussiquenulhommeaumondene se laissaitmieux accompagner, car nul n’avait autant besoind’amourque lui.Enrevanche,nuln’étaitplusfuyant,desortequeleuramourn’allapasau-delàdeslimitesqu’illuiimposa:tant qu’il n’interférait pas avec sa détermination de rester libre pour Fermina Daza. Toutefois, leurrelationduradenombreusesannéesetmêmeaprèsqu’ileutarrangéleschosespourquePrudenciaPitrese remariât avec un voyageur de commerce qui restait troismois chez elle et repartait troismois envoyage,etavecquielleeutunefilleettroisfilsdontl’un,jurait-elle,étaitdeFlorentinoAriza.

Ils bavardèrent sans s’inquiéter de l’heure car tous deux, habitués à partager les insomnies de leurjeunesse,avaientbeaucoupmoinsàperdredanscellesdeleurvieillesse.Alorsqu’iln’allaitjamaisau-delàdusecondverre,FlorentinoArizan’avaitpasencorereprissonsouffleaprèsletroisième.Ilsuaitàgrossesgouttes,etlaVeuvedeDeuxluisuggérad’ôtersaveste,songilet,sonpantalon,detoutôters’illevoulaitpuisqueaprèstout,nomd’unepipe,ilsseconnaissaientmieuxtoutnusquetouthabillés.Ildéclaraqu’il leferaitsielle lefaisaitaussi,maisellerefusa:peuauparavantelles’étaitvuedans laglacedel’armoire et avait soudain compris qu’elle n’aurait plus jamais le courage de se montrer nue devantquiconque,pasmêmedevantlui.

FlorentinoAriza,dansunétatd’exaltationquen’avaientpasréussiàapaiserquatreverresdeporto,continua de parler d’autrefois, des bons souvenirs d’autrefois, depuis longtemps son seul sujet deconversation,anxieuxcependantdetrouverdanslepasséuneissuesecrèteparlaquellepouvoirépanchersoncœur.Carc’étaitcedontilavaitbesoin:déversersonâmedansunflotdeparoles.Lorsqu’ilaperçutlespremièreslueurssurl’horizon,iltentauneapprochemesurée.Ill’interrogeasuruntonquisevoulaitbanal:«Queferais-tusiontedemandaitenmariage,commeça,tellequetues,àtonâgeetveuve?»Elle,avecunrireplissédevieillefemme,demandaàsontour:

«TudisçapourlaveuveUrbino?»Florentino Ariza oubliait toujours, au moment le moins opportun, que les femmes en général, et

PrudenciaPitreplusquenulleautre,pensentplutôtausenscachédesquestionsqu’auxquestionselles-mêmes.Saisi d’une terreur soudaine à causede l’effrayante justessede sesmots, il s’esquivaparunefausseporte:«Non,jedisçapourtoi.»Elleseremitàrire:«Moque-toiplutôtdetaputaindemère,queDieuait sonâme.»Puiselle l’enjoignitdedirecequ’ilvoulaitdire,carelle savaitqueni luiniaucunhommenel’eûtréveilléeàtroisheuresdumatinpourboireduportoetgrignoterdescornichons

avecdupaindeménageaprèsêtrerestétantd’annéessanslavoir.Elledit:«Onnefaitceschoses-làquelorsqu’oncherchequelqu’unauprèsdequipleurer.»FlorentinoArizabattitenretraite.

«Pourunefoistutetrompes,luidit-il.Cesoirj’auraisplutôtdesraisonsdechanter.—Ehbienchantons»,luidit-elle.Ellecommençaàfredonnerlachansonàlamode:Ramona, j’ai

faitun rêvemerveilleux…Ce fut la finde lanuit car iln’osapas joueràdes jeux interdits avecunefemmequi luiavait tropsouventdémontréqu’elleconnaissait la facecachéede la lune. Il se retrouvadansunevilledifférente,saturéeduparfumdesderniersdahliasdejuin,etdansuneruedesajeunesseoùdéfilaient lesveuves ténébreusesde lamessedecinqheures.Maiscette foisce fut luiquichangeadetrottoirafinqu’ellesnevissentpasleslarmesqu’illuiétaitimpossibledegarderpluslongtempset,qu’aucontrairedecequ’ilcroyait,ilretenaitdepuisbienavantcettenuitcarellesn’étaientautresquecellesrestéesdanssagorgedepuiscinquanteans,neufmoisetquatrejours.

Il avait perdu la notion du temps, lorsqu’il se réveilla sans savoir où il était, devant une fenêtreénormeetaveuglante.Lavoixd’AméricaVicuñajouantauballondanslejardinaveclesjeunesservanteslerenditàlaréalité:ilétaitdanslelitdesamèredontilavaitconservéintactelachambre,danslequelilavaitl’habitudededormirpoursesentirmoinsseullesraresfoisoùlasolitudeletourmentait.Aupieddulit,ilyavaitlegrandmiroirduMesôndedonSancho,etilluisuffisaitdeleregarderens’éveillantpourvoirFerminaDaza reflétéedans le fond. Il sutqu’onétait samediparcequec’était le jouroù lechauffeurallaitchercherAméricaVicuñaàl’internatetl’amenaitchezlui.Ils’aperçutqu’ilavaitdormisanslesavoir,rêvéqu’ilnepouvaitdormir,unrêveperturbéparlevisagerageurdeFerminaDaza.Ilpritun bain en se demandant quel pas il devait maintenant franchir, enfila avec lenteur ses plus beauxvêtements,separfuma,effilalespointesdesamoustacheblancheavecdelagomina,etensortantdelachambrevit,depuislecorridordudeuxièmeétage,labellecréatureenuniformequiattrapaitleballonenl’airaveclagrâcequi,tantdesamedis,l’avaitfaittremblerd’émotionetcependant,cematin-là,nejetapasenluilemoindretrouble.Illuifitsignedeveniretavantdemonterdanslavoiture,luidit,sansquecefûtnécessaire:«Aujourd’huionneferapasjoujou.»Ill’emmenaauGlacierAméricainqui,àcetteheure,débordaitdeparentsdégustantdesglacesavecleursenfantssouslesgrandesailesdesventilateurssuspendus au plafond. América Vicuña commanda une glace à trois étages, chacun d’une couleurdifférente,dansunegigantesquecoupe,saglacefavoriteet laplusvenduecarelleexhalaitunevapeurmagique.FlorentinoArizacommandauncafénoiret sansdireunmot regarda la jeune fillemangersaglace avec une petite cuillère à long manche pour atteindre le fond de la coupe. Sans cesser de lacontempler,illuiditsoudain:

«Jevaismemarier.»Elle le dévisagea dans un éclair d’incertitude, tenant sa cuillère en l’air,mais se reprit aussitôt et

sourit.«Vantard,luidit-elle.Lespetitsvieuxnesemarientpas.»Cemêmeaprès-midi,illadéposaàl’internatàl’heuredel’angélus,sousuneaverseobstinée,après

qu’ils eurent vu ensemble lesmarionnettes du parc, déjeuné de poisson frit dans une gargote du port,regardélesfauvesencaged’uncirquequivenaitdes’installer,achetésouslesporchestoutessortesdebonbons pour l’école, et fait plusieurs fois le tour de la ville dans la voiture décapotée pour qu’elles’habituâtàl’idéequ’ilétaitsontuteuretnonplussonamant.Ledimanche,ilenvoyalavoitureaucasoùelleauraiteuenvied’allersepromeneravecsesamiesmaisilpréféranepaslavoirparcequedepuislasemaine précédente l’avait assailli la conscience soudaine de leur différence d’âge.Le soir, il prit ladécision d’écrire à FerminaDaza une lettre d’excuses, ne fût-ce que pour ne pas capituler,mais il laremitaulendemain.Lelundi,aprèstoutjustetroissemainesdepassion,ilrentrachezluitrempéparlapluieettrouvalalettrequ’ilattendait.

Il était huit heures du soir. Les deux servantes étaient couchées et avaient laissé dans le couloirl’unique lumière permanente qui guidait FlorentinoAriza jusqu’à sa chambre. Il savait que son dîner,dérisoireetinsipide,étaitsurlatabledelasalleàmanger,maislepeudefaimqu’ilavaitaprèsavoirmangén’importecommentpendantcesderniersjourss’évanouitsouslechocdelalettre.Ileutdumalàallumerleplafonnierdelachambreàcausedutremblementdesesmains,posalalettremouilléesurlelit, alluma labougie sur la tabledenuit et avecuncalme feint,qui étaitunde sesexpédientspour serasséréner,ilôtasavestetrempéeetl’accrochaaudossierdelachaise,ôtasongiletetlepliaavecsoinsurlaveste,ôtalerubandesoienoireetlefauxcolenCelluloïdquiavaitpassédemodedanslemondeentier, déboutonna sa chemise jusqu’àmi-corps, défit sa ceinture pourmieux respirer et enfin ôta sonchapeauetlemitàsécherprèsdelafenêtre.Unfrissonleparcouruttoutàcoupparcequ’ilnesavaitplusoùétaitlalettre,etilétaitsinerveuxqu’ils’étonnadelatrouversurlelitoùiln’avaitpassouvenancedel’avoirposée.Avantdel’ouvrir,ilessuyal’enveloppeavecunmouchoirenprenantsoindenepasétalerl’encreaveclaquelleétaitécritsonnom,etserenditcompteaumêmemomentquelesecretn’étaitpluspartagé entre deux personnes mais entre trois au moins car quiconque avait porté la lettre avait dûs’étonnerquelaveuveUrbinoécrivîtàquelqu’unhorsdesonentouragetroissemainesàpeineaprèslamortdesonépoux,etavec tantdehâteetdeprécautionsqu’ellen’avaitpasenvoyésamissivepar lapostenidonnéd’instructionspourqu’on la remît enmainspropres,mais recommandéqu’on laglissâtsous la porte commeun billet anonyme. Il n’eut pas à déchirer l’enveloppe car l’eau avait dissous lacolle,mais la lettre était sèche : trois feuilles d’une écriture serrée, sans formule d’introduction, avecpoursignaturesesinitialesdefemmemariée.

Illalutunepremièrefoisentoutehâte,assissurlelit,plusintriguéparletonqueparlecontenu,etavantmêmed’avoirtournélapremièrepageilsutquec’étaitlalettred’injuresqu’ilespéraitrecevoir.Illaposadépliéesousl’éclatdelabougie,ôtaseschaussuresetseschaussettesmouillées,éteignitprèsdelaportel’interrupteurduplafonnier,mitsonfixe-moustachesendaimetsecouchasansmêmeenleversonpantalonetsachemise,latêtesurlesdeuxgrandsoreillersquiluiservaientd’appuipourlire.Ilrelutlalettre, mot à mot cette fois, scrutant chacun d’eux afin que nulle de leurs intentions occultes ne luiéchappât,etlarelutensuitequatrefois,jusqu’àsaturation,aupointquelesmotscommencèrentàperdreleursens.Enfin,illarangeahorsdesonenveloppedansletiroirdelatabledenuit,secouchasurledos,lesmainscroiséesderrièrelanuque,etquatreheuresdurantfixad’unregardimmobilelemiroiroùelleavaitexisté,sansciller,respirantàpeine,plusmortqu’unmort.Àminuitpréciseilalladanslacuisine,prépara et porta dans la chambre une bouteille de café aussi épais que du pétrole brut, plongea sondentierdans leverredebicarbonatequ’il trouvait toujourssursa tabledechevet,se recouchadans lamêmepositiondegisantmarmoréen,avecdetempsentempsuneinterruptionmomentanéepourboireunegorgéedecafé,etattenditquelafemmedechambreentrât,àsixheures,avecuneautrebouteille.

Florentino Ariza savait alors quel chemin il allait suivre pas à pas. En fait, les insultes nel’atteignaientpasetilnecherchapasàéclaircirlesaccusationsinjustesqui,étantdonnélecaractèredeFerminaDazaetlagravitédesesraisons,auraientpuêtrepires.Seull’intéressaitquelalettreluidonnâtl’occasion de répondre et même lui en reconnût le droit. Plus encore : elle exigeait. Ainsi sa vie setrouvait-ellemaintenantaupointprécisoùilavaitvoululamener.Toutlerestedépendaitdeluietilavaitlacertitudeabsoluequesondemi-siècled’enferpersonnelluiréservaitencoredenombreusesépreuvesqu’ilétaitprêtàaffronteravecplusd’ardeur,plusdedouleuretplusd’amourquetouteslesprécédentes,carilsavaitqu’ellesseraientlesdernières.

Enarrivantaubureau,cinqjoursaprèsavoirreçulalettredeFerminaDaza,ilsesentitflotterdanslenéantabruptetinhabitueldesmachinesàécriredontonavaitfiniparmoinsremarquerlecrépitementdepluiequelesilence.C’était l’heurede lapause.Lorsquelebruit reprit,FlorentinoArizaentradans lebureaudeLeonaCassianietlacontempla,assisedevantsamachineàécrirequiobéissaitauboutdeses

doigts comme un instrument humain. Elle se sentit observée, regarda vers la porte avec son terriblesouriresolairemaisnes’arrêtad’écrirequelorsqu’elleeutterminésonparagraphe.

«Dis-moi,lionnedemoncœur,luidemandaFlorentinoAriza,quedirais-tusiturecevaisunelettred’amourécritesurcetengin?»

Elle,queriennesurprenait,eutungested’étonnementlégitime.«Çaalors!s’exclama-t-elle,figure-toiquejen’yavaisjamaispensé.»Ce qui voulait dire qu’elle n’avait pas d’autre réponse. Jusqu’alors FlorentinoAriza n’y avait pas

pensénonplus,mais ildécidadecourir le risque. Ilemportachez luiunedesmachinesdubureau,aumilieudesplaisanteriescordialesdessubalternes:«Vieuxperroquetnepeutapprendreàparler.»LeonaCassiani, que toute nouveauté enthousiasmait, offrit de lui donner des leçons de mécanographie àdomicile.MaisilétaitopposéàtoutapprentissageméthodiquedepuisqueLotarioThugutavaitvoululuienseigner à jouer du violon note par note, en le prévenant qu’il lui faudrait aumoins un an avant depouvoircommencer,cinqpourseprésenterdevantunorchestreprofessionnelet toute laviesixheuresparjourpourenbienjouer.Ilavaitobtenudesamèrequ’elleluiachetâtunviolonpouraveugle,etgrâceauxcinqrèglesdebasequeluiavaitenseignéesLotarioThugutilavaitoséjoueravantledélaid’unandanslechœurdelacathédraleetenvoyeràFerminaDazadessérénadesdepuislecimetièredespauvres,selon ladirectiondesvents.Puisqu’ilavait réussiàvingtansavecun instrumentaussidifficileque leviolon,ilnevoyaitpaspourquoiilnepourraitfairedemêmeàsoixante-seizeavecuninstrumentpourunseuldoigtcommeunemachineàécrire.

Il avait raison. Il lui fallut trois jourspour connaître la positiondes lettres sur le clavier, sixpourapprendreàpenserenmêmetempsqu’ilécrivait,ettroisautrespourfinirlapremièrelettresansfautes,aprèsavoirdéchiréunedemi-ramedepapier.Ilécrivitunen-têtesolennel:Madame,et lasignadesaseule initiale, comme les billets parfumés de ses jeunes années. Il l’envoya par la poste dans uneenveloppeavecunencadrénoir,ainsiquelevoulaitl’usagepourunelettredestinéeàuneveuverécente,etsanslenomdel’expéditeuraudos.

C’étaitunelettredesixpagesquin’avaitrienàvoiraveccellesqu’ilavaitpuécrireautrefois.Ellenepossédaitnileton,nilestyle,nilesoufflerhétoriquedesespremièresannéesd’amouretl’argumentationétaitsirationnelleetsimesuréequeleparfumd’ungardéniaeûtétécommeunpavédansunemare.D’unecertainefaçonellen’étaitpasloinderessemblerauxlettrescommercialesqu’iln’avaitjamaisréussiàrédiger.Desannéesplustard,unemissivepersonnelleécriteavecdesmoyensmécaniquesferaitfigured’offense, mais la machine à écrire était encore un animal de bureau qui ne possédait pas d’éthiquepropre et dont le dressage domestique n’était pas inscrit dans les manuels de bonne conduite. Celasemblait plutôt d’unmodernisme audacieux et c’est ainsi queFerminaDaza sans doute le comprit cardanslasecondelettrequ’elleécrivitàFlorentinoAriza,aprèsenavoirreçudeluiplusdecentquarante,ellecommençaitens’excusantdesdéfautsdesonécritureetdenepasdisposerdemoyensplusavancésquelaplumeenacier.

Florentino Ariza ne fit pas même allusion à la terrible lettre qu’elle lui avait envoyée, maisexpérimentaplutôtuneméthodedeséductiondifférente,sansréférenceaucuneauxamourspasséesniaupassépuretsimple:ilrepartaitdezéro.C’étaitunelongueméditationsurlavie,fondéesursesidéesetsonexpériencedesrapportsentrehommeetfemme,qu’ilavaitunjoursongéàécrireensupplémentauSecrétaire des amoureux.Avec la différence, cette fois, qu’il l’enroba d’un style patriarcal digne desMémoiresd’unvieilhommeafinqu’onne remarquâtpas tropqu’il s’agissait en réalitéd’unessai surl’amour.Auparavant, ilavaitécritdenombreuxbrouillons,àl’anciennemode,quel’onmettaitplusdetemps à lire la tête froide qu’à jeter au feu. Il savait que lemoindremanquement aux conventions, lamoindrelégèreténostalgiquepouvaientréveillerdanslecœurdeFerminaDazaunarrière-goûtdupassé,etbienqu’ils’attendîtàcequ’elleluirenvoyâtcentlettresavantd’oserenouvrirune,ilpréféraitnepas

courirderisque.Commepouruneultimebataille, ildressasonplanjusquedanslesmoindresdétails :tout devait être différent pour susciter de nouvelles curiosités, de nouvelles intrigues, de nouvellesespérances chez une femme qui avait vécu une vie entière dans la plénitude. Ce devait être un rêvedébridé,capabledeluiinsufflerlecouragequiluimanquaitpourjeteràlapoubellelespréjugésd’uneclassedontellen’étaitpasissuemaisqui,plusquedetoutautre,avaitfiniparêtresienne.Ildevaitluiapprendreàconsidérerl’amourcommeunétatdegrâcequin’étaitpasunmoyenmaisbienuneorigineetunefinensoi.

Ileutlebonsensdenepasattendreuneréponseimmédiatecarilluisuffisaitquelalettreneluifûtpas retournée. Elle ne lui revint pas, en effet, non plus que les suivantes, et à mesure que les jourspassaientsonanxiétégrandissait,etplusilspassaientsansqu’aucunelettrenerevînt,plusaugmentaitsonespoir d’une réponse.La fréquence de sesmissives commença à dépendre de l’agilité de ses doigts :d’aborduneparsemaine,puisdeux,etenfinuneparjour.Ilseréjouitdesprogrèsdespostesdepuisletempsoùilenétaitleporte-drapeaucariln’eûtpascourulerisquequ’onlevîttouslesjoursàlaposteenvoyerunelettreàunemêmepersonne,niceluidel’envoyerparl’intermédiairedequelqu’unquiauraitpulecolporter.Enrevanche,ilétaitfacilededemanderàunemployéd’acheterpourunmoisdetimbres,puisdemettrelalettredansunedestroisboîtesdelavieilleville.Trèsviteceriteentradanssaroutine:il profitait de ses insomnies pour écrire, et le lendemain, en se rendant au bureau, il demandait auchauffeur de s’arrêter une minute devant une boîte aux lettres et descendait lui-même y glisser sonenveloppe. Il ne luipermit jamaisde le faire à saplace, ainsique celui-ci le luioffrit unmatinoù ilpleuvait, et prenait parfois la précautiond’expédier nonpas une seulemais plusieurs lettres enmêmetemps,afinquecelaeûtl’airplusnaturel.Lechauffeurignorait,biensûr,quelesautreslettresétaientdesfeuilles blanches qu’il s’adressait à lui-même, car jamais il n’avait entretenu de correspondancepersonnelle avec quiconque, sauf avec les parents d’AméricaVicuña auxquels il envoyait à la fin dechaquemois son rapportde tuteur et sespropres remarques sur la conduitede l’enfant, sa santé, et labonnemarchedesesétudes.

Il numérota toutes ses lettres à partir du premier mois et commençait par un résumé des lettresprécédentes,commelesfeuilletonsdesjournaux,parcraintequeFerminaDazanes’aperçûtpasqu’ellesavaientunecertainecontinuité.Lorsqu’ellesfurentquotidiennes,ilremplaçalesenveloppesdedeuilpardes enveloppes longues et blanches, pour leur donner l’impersonnalité complice des lettrescommerciales.Audébut, ilétaitdisposéàsoumettresapatienceàuneépreuveplusgrandeencore,aumoinstantqu’ilneconstateraitpasqu’ilperdaitsontempsaveclaseuleméthodedifférentequ’ilavaitpuinventer. Il attendit en effet, sans les souffrancesde toutes sortes quedans sa jeunesse l’espérance luiinfligeait,maisavecaucontrairel’entêtementd’unvieillarddepierrequin’avaitàpenseràriend’autre,n’avait plus rien à faire dans une compagnie fluviale voguant de son propre chef sous des ventsfavorables, et qui possédait de surcroît l’intime conviction qu’il serait encore vivant et en pleinepossessiondesesfacultésd’hommedemain,après-demain,plustardettoujours,lorsqueFerminaDazaseraitenfinconvaincuequeleseulremèdeàsesafflictionsdeveuvesolitaireétaitdeluiouvrir toutesgrandeslesportesdesavie.

En attendant, ilmenait lamême vie régulière et, prévoyant une réponse favorable, il entreprit uneseconderénovationdelamaisonafinqu’ellefûtdignedecellequiauraitpus’enconsidérerlareineetlamaîtressedèslejouroùelleavaitétéachetée.IlretournaplusieursfoischezPrudenciaPitre,ainsiqu’ilsel’étaitpromis,pourluiprouverqu’endépitdesdéprédationsdel’âgeilpouvaitl’aimeraugrandjouret en plein soleil aussi bien que pendant ses nuits de vague à l’âme. Il continuait de passer devant lamaisond’AndreaVaronetlorsqu’ilnevoyaitplusdelumièreàlafenêtredelasalledebains,iltentaitdes’abrutiraveclesextravagancesdesonlit,nefût-cequepournepasperdrelarégularitédel’amouretresterfidèleàuneautredesescroyances,jamaisdémentie,quetantquel’onvalecorpsva.

Le seul problème était sa relation avec América Vicuña. Il avait à plusieurs reprises ordonné auchauffeurd’allerlachercheràl’internatlesamediàdixheures,maisilnesavaitquefaired’ellependantlesfinsdesemaine.Pourlapremièrefoisilladélaissaitetellesouffraitdecechangement.Illaconfiaitaux servantes qui, l’après-midi, allaient avec elle au cinéma, aux concerts du parc pour enfants, auxtombolasdebienfaisance,ouilinventaitdessortiesdominicalesavecsescamaradesd’écoleafindenepas avoir à la conduire au paradis caché derrière ses bureaux où elle avait toujours désiré retournerdepuislepremierjourqu’ill’yavaitemmenée.Ilnes’apercevaitpas,plongédanslanébuleusedesonnouveaurêve,qu’unefemmepouvaitdeveniradulteentroisjours.Or,troisanss’étaientécoulésdepuisqu’il était allé l’attendre à l’arrivéedupaquebotdePuertoPadre.Elleneput comprendre les raisonsd’unchangementaussibrutal,bienqu’il tentâtde l’atténuer.Le jouroù,chez leglacier, il luiavaitditqu’ilallaitsemarier,luirévélantainsiunevérité,lapaniqueluiavaitdonnéunchoc,maisplustardcelalui avait semblé si absurde qu’elle l’avait tout à fait oublié. Toutefois, elle comprit très vite qu’il seconduisaitcommesic’étaitvrai,avecdesfaux-fuyantsinexplicables,commes’ilavaitnonsoixanteansdeplusqu’ellemaissoixantedemoins.

Unsamediaprès-midi,FlorentinoArizalatrouvadanssachambreentraind’écrireàlamachine.Ellesedébrouillaitassezbiencaràl’écoleelleapprenaitlamécanographie.Elleavaittapéplusd’unedemi-pageoù,çàetlà,apparaissaitunephrasefacileàisoleretrévélatricedesonétatd’esprit.Pourlirecequ’elle avait écrit, FlorentinoAriza s’inclina par-dessus son épaule. Sa chaleur d’homme, son souffleentrecoupé, l’odeur de ses vêtements qui était la même que celle de son oreiller la troublèrent. Ellen’étaitpluslapetitefilleàpeinedébarquéedontilôtaitlesvêtementsunparunavecdescajoleriesdebébé:d’abordleschaussurespourlenounours,puislachemisepourlechien-chien,puislapetiteculotteàfleurspourlelapinou,etunbaiserpourlajoliepetitechatteàsonpapa.Non:c’étaitunefemmeauvraisensduterme,quiaimaitprendredesinitiatives.Ellecontinuad’écrired’unseuldoigtdelamaindroite,etdelagauchecherchasajambeàtâtons,explora,letrouva,lesentitrevivre,grandir,soupirerd’anxiété,jusqu’àcequelarespirationduvieilhommedevîntrauqueetdifficile.Elleleconnaissaitbien:dansuninstantilseraitàsamercietnepourraitrevenirenarrièreavantd’avoiratteintlepointfinal.Ellelepritparlamaincommeunpauvreaveugledesruespourleconduirejusqu’aulit,etl’épluchapetitboutparpetitboutavecunetendressemaligne,lesalaàsongoût,lepoivra,l’ailla,ajoutaunoignonhaché,lejusd’uncitron,unefeuilledelaurier,jusqu’àcequ’ilfûtbienassaisonnéetlefouràbonnetempérature.Ilsétaient seuls. Les servantes étaient sorties, les maçons et les menuisiers qui rénovaient la maison netravaillaient pas le samedi : le monde entier était à eux. Mais, au bord du précipice, il s’arracha àl’extase,écartasamain,seleva,etditd’unevoixtremblante:

«Attention,onn’apasdecapotes.»Ellerestaunlongmomentallongéesurlelitetlorsqu’ellerentraàl’internat,avecuneheured’avance,

elle était au-delà des pleurs, et avait affiné son odorat et aiguisé ses ongles pour déterrer la fouineembusquéequiavaitgâchésavie.FlorentinoAriza,enrevanche,commitunefoisdeplusl’erreurdebiendeshommes:ilcrutque,persuadéedelavanitédesespropositions,elleavaitdécidédel’oublier.

Ilvivaitdanssonrêve.Auboutdesixmoissanslamoindreréponse,ilcommençaàsetourneretàseretourner des nuits entières dans son lit, perdu dans un désert d’insomnies nouvelles. Il pensait queFermina Daza avait ouvert la première lettre à cause de son aspect inoffensif mais qu’ayant aperçul’initialedeslettresd’antanellel’avaitjetéedanslebrasierdesorduressansmêmeprendrelapeinedeladéchirer.Sansdouteluiavait-ilsuffidevoirlesenveloppessuivantespourfairedemêmesansprendrelapeinedelesouvrir,etsansdoutecontinuerait-elleainsijusqu’àlafindestempsalorsqueluiparvenaitautermedesesméditationsécrites.Ilnecroyaitnullefemmecapablederésister,auboutdesixmoisdelettresquotidiennes,àlacuriositédeconnaîtreaumoinslacouleurdel’encreaveclaquelleellesavaientétéécrites.Maiss’iln’yenavaitqu’une,cenepouvaitêtrequeFerminaDaza.

FlorentinoArizasentaitqueletempsdelavieillessen’étaitpasuntorrenthorizontal,maisungouffresansfondparoùsevidaitsamémoire.Sonimaginations’épuisait.AprèsavoirrôdéautourdelaMangaplusieurs jours, il comprit que cette méthode puérile ne parviendrait pas à enfoncer les portescondamnéesparledeuil.Unmatin,alorsqu’ilcherchaitunnumérodansl’annuairedutéléphone,iltombapar hasard sur le sien. La sonnerie retentit longtemps et enfin il reconnut la voix, grave et aphone :«Allô?» Il raccrocha sansdireunmot,mais ladistance infiniede cettevoix insaisissablebrisa sesespérances.

Àcettemêmeépoque,LeonaCassianifêtasonanniversaireetinvitachezelleunpetitgrouped’amis.Distrait, FlorentinoAriza renversa sur lui la sauce du poulet. Elle nettoya le revers de son veston entrempant dans un verre d’eau la pointe d’une serviette qu’elle noua ensuite autour de son cou pourprévenirunaccidentplusgrave : il avait l’aird’unvieuxbébé.Elle remarquaqu’aucoursdu repas ilavait à plusieurs reprises ôté ses lunettes pour les essuyer avec son mouchoir, parce que ses yeuxlarmoyaient.À l’heureducafé, il s’endormit sa tasseà lamain, et elle tentade la luiprendre sans leréveiller.Ilréagit,honteux:«Maisnon,jereposemavue.»LeonaCassianiallasecoucher,surprisedevoircombienilcommençaitàêtremarquéparlavieillesse.

PourlepremieranniversairedelamortdeJuvenalUrbino,lafamilleenvoyadescartonsd’invitationàunemessecommémorativedanslacathédrale.FlorentinoArizaavaitécritsacenttrente-deuxièmelettresansavoirreçulemoindresigneenretour,cequil’incitaàprendreladécisionaudacieused’assisteràlamessebienqu’onnel’eûtpasinvité.Cefutunévénementmondain,plusfastueuxqu’émouvant.Lesbancsdespremiersrangs,héréditairesetassignésàvie,avaientsurleurdossieruneplaquedecuivreportantlenom de leur propriétaire. Florentino Ariza arriva avec les premiers invités afin de s’asseoir là oùFerminaDazanepourraitpassersanslevoir.Ilpensaquelesmeilleuresplacesétaientcellesdelanefprincipale,derrièrelesbancsréservés,maislafouleétaitsinombreusequ’iln’yavaitplusunsiègedelibreetildutallers’asseoirdanslanefdesparentspauvres.Delà,ilvitentrerFerminaDazaaubrasdesonfils,vêtuedeveloursnoirjusqu’auxpoignets,unerobesansaucunegarniture,boutonnéeducolàlapointedespiedscommeunesoutaned’évêque,etportantunemantillededentellecastillaneau lieuduchapeauàvoilettedesautresveuvesetmêmedebeaucoupdefemmesdésireusesde l’être.Sonvisagedécouvertavait l’éclatde l’albâtre, lesyeux lancéolésbrillaientde leurpropreéclatsous lesénormeslustresdelanef,etelleétaitsidroite,sialtière,simaîtressed’elle-mêmequ’ellenesemblaitpasplusâgéequesonfils.FlorentinoArizas’agrippaduboutdesdoigtsaudossierdubancjusqu’àcequelatêtecessât de lui tourner, car il sentait qu’elle et lui n’étaient pas à deuxmètres de distancemais qu’ilsvivaientdeuxjournéesdifférentes.

FerminaDazaassista à la cérémonie sur lebanc familial, faceaumaître-autel, laplupartdu tempsdebout, avec la même prestance que lorsqu’elle assistait à une représentation à l’Opéra. La messeterminée, elle passa outre les règles de la liturgie et ne resta pas à sa place pour recevoir lerenouvellementdescondoléances,commec’étaitl’usage,maissefrayauncheminpourremercierchaqueinvité:ungestenovateurquiconcordaittoutàfaitavecsamanièred’être.Saluantlesunsetlesautres,ellearrivaaubancdesparentspauvreset à la fin regardaautourd’ellepour s’assurerqu’ellen’avaitoubliépersonnedesaconnaissance.FlorentinoArizasentitalorsunventsurnaturellesouleverdeterre:ellel’avaitvu.FerminaDaza,eneffet,avecl’aisancedontellefaisaittoujourspreuveensociété,s’écartadeceuxquil’accompagnaient,tenditlamainetluiditavecunsouriretrèsdoux:

«Mercid’êtrevenu.»Carelleavaitluleslettresetlesavaitmêmeluesavecungrandintérêt,trouvantenellesdeprofonds

sujetsderéflexionpourcontinueràvivre.Lapremièreétaitarrivéealorsqu’elleprenaitlepetitdéjeunerà table avec sa fille.Elle l’ouvrit par curiosité parcequ’elle était écrite à lamachine, et une rougeursoudaineembrasasonvisagelorsqu’ellereconnutl’initialedelasignature.Elleserepritaussitôtetglissa

la lettredanslapochedesontablier.«Cesontdescondoléancesdugouvernement»,dit-elle.Safilles’étonna:«Onlesadéjàtoutesreçues.»FerminaDazanesetroublapas:«Çaenfaitunedeplus.»Ellevoulaitbrûlerlalettreplustard,loindesquestionsd’Ofelia,maiselleneputrésisteràlatentationd’yjeterauparavantuncoupd’œil.Elleattendaituneréponsebienméritéeàlalettred’injuresdontelleavaitcommencéàserepentiràl’instantmêmeoùellel’avaitenvoyée,maisauMadameetautondupremierparagraphe,ellecompritquedanslemondequelquechoseavaitchangé.Intriguéeauplushautpoint,elles’enfermadanssachambrepourlirelalettredanslecalmeavantdelabrûler,etlaluttroisfoisdesuitesansreprendrehaleine.

C’étaient desméditations sur la vie, l’amour, la vieillesse, lamort : des idées qui avaient souventvoletécommedesoiseauxnocturnesau-dessusdesatête,maisquis’éparpillaientenunsillagedeplumesdèsqu’elletentaitdelessaisir.Ellesétaientlà,nettes,simples,tellesqu’elleeûtaimélesformuler,etunefoisdepluselle souffritquesonépouxne fût làpourpouvoirendiscuteravec lui, comme ilsavaientl’habitude,avantdedormir,dediscuterdesévénementsdelajournée.Ainsidécouvrit-elleunFlorentinoAriza inconnu, dont la lucidité n’avait rien à voir avec les billets fébriles de sa jeunesse ni avec laconduiteobscurequ’ilavaitobservéetoutesavie.C’étaientplutôtlesparolesdel’hommequelatanteEscolásticacroyaitinspiréparleSaint-Esprit,etcettepenséel’effrayacommelapremièrefois.Entoutcas,cequicontribualeplusàlacalmerfutlacertitudequecettelettredesagevieillardn’étaitpasunetentativederenouvelerl’impertinencecommiseausoirdesonveuvage,maisaucontraireunetrèsnoblemanièred’effacerlepassé.

Leslettressuivantesfinirentparl’apaiser.Elleleslisaitavecunintérêtcroissantetlesbrûlaitensuite,etàmesurequ’ellelesbrûlaitunsentimentdeculpabilitél’envahissait,impossibleàdissiper.Desortequelorsqueapparurentleslettresnumérotées,elletrouvaunprétextemoralpournepluslesdétruire.Sonintentionpremière,cependant,nefutpasdelesgarderpourellemaisd’attendrel’occasiondelesrendreàFlorentinoArizaafinquedesécritsaussiutilesàl’humaniténeseperdissentpas.Letempspassaitetles lettres continuèrent d’arriver tout au long de l’année, une tous les trois ou quatre jours, et elle nesavaitcommentlesluirestituersansquecelaparûtunaffront,etsansavoiràl’expliquerdansunelettrequesonorgueilrefusaitd’écrire.

Cettepremièreannéeluiavaitsuffipourassumersonveuvage.Lesouvenirpurifiédesonépouxavaitcesséd’êtreunobstacleàsaviequotidienne,àsespenséesintimes,àsesintentionslesplussimples,ets’étaittransforméenuneprésencevigilantequilaguidaitsanslagêner.Parfois,ilapparaissaitlàoùelleavaitbesoindelui,enchairetenosetnoncommeunfantôme.Lacertitudequ’ilétaitprésentetvivant,mais dépossédé de ses caprices d’homme, de ses exigences patriarcales, du besoin épuisant qu’ellel’aimâtdelamêmefaçonqu’ill’aimait,aveclemêmeritueldebaisersinopportunsetdemotstendres,luiredonnait courage. Car elle le comprenait mieux que de son vivant, elle comprenait l’anxiété de sonamour, sanécessitépressantede trouver auprèsd’elle la sécuritéqui semblait être lepilier de saviepubliqueetqu’enréalitéiln’avaitjamaiseue.Unjour,aucombledudésespoir,elles’étaitécriée:«Tunevoisdoncpascombienjesuismalheureuse.»Sanssefâcher,ilavaitôtéseslunettesd’ungestebienàlui,l’avaitinondéedel’eaudiaphanedesesyeuxpuérilsetenuneseulephrasel’avaitécraséedetoutlepoidsdesoninsupportablesagesse:«N’oubliejamaisque,dansunboncouple,leplusimportantn’estpas lebonheurmais lastabilité.»Dès lespremièressolitudesdesonveuvage,elleavaitcomprisquecettephrasenedissimulaitpaslamenacemesquinequ’elleluiavaitalorsattribuéemaislediamantquileuravaitdonnéàtouslesdeuxtantd’heuresdebonheur.

Aucoursdesesnombreuxvoyagesautourdumonde,FerminaDazaavaitacheté toutcequi,par sanouveauté,attiraitsonattention.Elledésiraitleschosessouslecoupd’uneimpulsionprimairequesonépoux seplaisait à rationaliser, des chosesbelles et utiles tant qu’elles se trouvaient dans leurmilieud’origine,unevitrinedeRome,deParis,deLondresoudutrépidantNewYorkd’alorsavecsoncharles-

tonetsesgratte-cielcommençantàpousser,maisquinerésistaientpasàl’épreuvedesvalsesdeStrauss,des rillonsdeporc etdesbataillesde fleursparquarantedegrés à l’ombre.De sortequ’elle revenaitavecunedemi-douzainedemallesverticales,énormes,faitesd’unmétalchatoyantornédeserruresetdecoinsencuivre,semblablesàdescercueilsdefantaisie,maîtressedesdernièresmerveillesdumonde,qui à l’évidence ne valaient pas leur pesant d’or sinon dans l’instant fugace où quelqu’un de sonentourageposeraitunefoissurellesleregard.Carellesavaientétéachetéespourça:pourquelesautreslesvissentaumoinsunefois.FerminaDazaavaitprisconsciencedelavanitédesonimagebienavantdecommencer à vieillir, et chez elle on l’entendait souvent déclarer : « Il faudrait balancer toute cettequincailleriequiprend toute laplace.»LedocteurUrbino semoquaitde ses intentions stériles car ilsavaitquel’espacelibéréseraitaussitôtréoccupé.Maiselleinsistaitcarenvéritéiln’yavaitdeplacepourrien,etnullepartunseulobjetquiservîtàquelquechose:deschemisesaccrochéesàdesboutonsdeporte,oudesmanteauxd’hivereuropéensentassésdanslesplacardsdelacuisine.Desortequelesmatinsoùelleselevaitdebonnehumeur,elledéblayaitlesarmoires,vidaitlesmalles,déménageaitlesgreniersetflanquaitunepagailledigned’unchampdebatailleaveclesmonceauxdevêtementstropvus,leschapeauxqu’ellen’avaitjamaiscoifféscarellen’enavaitpaseul’occasiontantqu’ilsavaientétéàlamode,leschaussurescopiéespardesartistesd’Europesurcellesportéesparlesimpératricesaujourde leur couronnement et qu’ici les jeunes filles de bonne famille dédaignaient parce qu’elles étaientidentiques auxpantouflesque lesnégresses achetaient aumarchépour traîner à lamaison.La terrasseintérieurevivaitenétatd’urgencetoutelamatinéeetl’airdelamaisondevenaitirrespirableàcausedesrafalesâcresde lanaphtaline.Mais lecalmerevenaitenquelquesheuresetà la finelleavaitpitiédetoutescessoieriesjetéesàterre,detouscesbrocartsinutilisés,detoutecettepassementeriegaspillée,detoutescesqueuesderenardbleucondamnéesaubûcher.

«C’estunpéchédelesbrûler,disait-elle,quandilyatantdegensquin’ontpasdequoimanger.»De sortequ’elle remettait l’holocauste àplus tard, et les chosesne faisaientquechangerdeplace,

allantd’unlieuprivilégiéauxanciennesécuriestransforméesendépôtdesoldes,tandisquelesespaceslibres commençaient, ainsi qu’il l’avait prévu, à se remplir de nouveau et à déborder de choses quivivaientuninstantavantd’allermourirdanslesarmoires.Elledisait:«Ilfaudraitinventerquelquechoseàfaireaveccequinesertàrienmaisqu’onnepeutpasjeter.»Elleétaitterroriséeparlavoracitéaveclaquellelesobjetsenvahissaientlesespacesvitaux,déplaçaientleshumainsetlesrepoussaientdanslescoins,etellefinissaitparlesmettrelàoùonnepouvaitpaslesvoir.Carellesecroyaitordonnéealorsqu’ellene l’étaitpas,etavaituneméthodepour leparaître : camoufler lapagaille.Le jouroùJuvenalUrbinomourut,ilfallutviderlamoitiédubureauetentasserleschosesdansleschambrespourdégagerunendroitoùleveiller.

Lepassagedelamortdanslamaisonpermitdetrouverlasolution.Unefoislesvêtementsdesonmaribrûlés,FerminaDazase renditcomptequesamainn’avaitpas tremblé,etellecontinuaavec lamêmefougued’allumerlebûcherdetempsàautre,yjetanttout,levieuxetleneuf,sanspenseràlajalousiedesrichesniàlavengeancedespauvresquimouraientdefaim.Puiselleordonnad’abattrelemanguierpourquenedemeurâtnulvestigede sonmalheuret fitdonduperroquetvivantaumuséede laVille.Ainsiparvint-elleenfinàrespireràsonaisedansunemaisontellequ’ellel’avaittoujoursrêvée:grande,facileetsienne.

Ofelia,safille,resta troismoisavecellepuisrepartitpourLaNouvelle-Orléans.Sonfilsvenait ledimanchedéjeunerenfamilleavec lessiens,etensemainechaquefoisqu’il lepouvait.Lesamies lesplusprochesdeFerminaDaza recommencèrentà lui rendrevisiteune foispassée ladouleurdudeuil,ellesjouaientavecelleauxcartes,essayaientdenouvellesrecettesdecuisine,lamettaientaucourantdelaviesecrètedumondeinsatiablequicontinuaitd’existersanselle.LucreciadelRealdelObispoétaitparmilesplusassidues.C’étaitunearistocratecommeonn’enfaisaitplus,avecquiFerminaDazaavait

toujours entretenu une bonne amitié et qui s’était rapprochée d’elle après lamort de JuvenalUrbino.Déforméeparl’arthrite,regrettantsaviedissolue,maisd’uneexcellentecompagnie,LucreciadelReallaconsultaitsurlesprojetsciviquesetmondainsquel’onpréparaitenville,etFerminaDazasesentaitutileen elle-même et non grâce à l’ombre protectrice de son mari. Pourtant, jamais on ne l’avait autantidentifiéeà lui,caronneladésignaitplusparsonnomdejeunefille,ainsiqu’onl’avait toujoursfait,maiscommelaveuveUrbino.

Àmesurequ’approchaitlepremieranniversairedelamortdesonépoux,FerminaDaza,bienquecelalui parût inconcevable, pénétrait dans une enceinte ombragée, fraîche, silencieuse : le bocage del’irrémédiable. Elle ne savait pas encore, et ne le sut qu’au bout de plusieurs mois, combien lesméditations écrites de Florentino Ariza l’avaient aidée à retrouver la paix. Confrontées à sa propreexpérience,ellesluiavaientpermisdedéchiffrercequ’avaitétésaproprevieetd’attendreavecsérénitéles desseins de la vieillesse. Leur rencontre à la messe de commémoration fut pour Fermina Dazal’occasion providentielle de lui laisser entendre qu’elle aussi, grâce au secours de ses lettres, étaitdisposéeàoublierlepassé.

Deuxjoursplustard,ellereçutdeluiunbilletdifférent,écritàlamainsurdupapiertramé,avecsonnomentouteslettresaudosdel’enveloppe.C’étaitlamêmeécrituredéliée,lamêmevolontélyriquedespremièresannées,maisconcentréesdansunsimpleparagraphede remerciementspour ladéférencedesesparolesàlacathédrale.FerminaDazal’évoquaitencoreplusieursjoursaprèsl’avoirreçu,remuantdes souvenirs, la conscience si tranquille que le jeudi suivant, sans en venir au fait, elle demanda àLucreciadelRealdelObisposiparhasardelleconnaissaitFlorentinoAriza,lepropriétairedesbateauxdufleuve.Lucreciaréponditoui:«Ilparaîtquec’estunsuccubeinvétéré.»Etelleracontacequepartoutoncommentait,àsavoirqu’onneluiavaitjamaisconnudefemmealorsqu’ilavaitétéunexcellentparti,etqu’ilavaitunbureausecretoùilemmenaitlesenfantsqu’iltraquaitlanuitsurlesquais.FerminaDazaconnaissaitcesracontarsdepuisqu’elleétaitdouéedemémoire,maisjamaisellenelesavaitcrusnineleur avait accordé d’importance. Pourtant, lorsqueLucrecia delReal delObispo, dont on disait aussiqu’elleavaitdesgoûtssuspects,lesluirépétaavectantdeconviction,elleneputs’empêcherderemettreleschosesàleurplace.Elleluiditqu’elleconnaissaitFlorentinoArizadepuisqu’ilétaittoutpetit, luirappelaquesamèreavaitunemercerie ruedesFenêtresetqu’elleachetaitdevieilleschemisesetdevieuxdrapspourenfairedelacharpieque,pendantlesguerresciviles,ellevendaitcommesuccédanédecotonpourlesblessés.Etelleconclut,sûred’elle-même:«Cesontdesgenshonnêtesquisesontélevésàlaforcedupoignet.»EllefutàcepointvéhémentequeLucreciaretiracequ’elleavaitdit :«Aprèstout,onditbienlamêmechosedemoi.»FerminaDazan’eutpaslacuriositédesedemanderpourquoielleprenaitavectantdepassionladéfensed’unhommequin’avaitétéqu’uneombredanssavie.Ellecontinuadepenseràlui,surtoutlorsqueaucourrieriln’yavaitpasdelettre.Deuxsemainesdesilenceavaientpassélorsqu’unedesservantesvintlaréveilleraumilieudesasieste,enmurmurantaffolée:

«Madame,donFlorentinoestlà.»C’étaitbienlui.FerminaDazaeutunepremièreréactiondepanique.Ellepensad’abordquenon,qu’il

revienne un autre jour, à une heure plus appropriée, qu’elle n’était pas en état de recevoir de visites,qu’ellen’avaitrienàluidire.Maiselleserepritaussitôtetdonnal’ordredelefairepasserausalonetdeluiserviruncafétandisqu’ellesepréparaitpourlerecevoir.FlorentinoArizaétaitrestésurlepasdela porte d’entrée, étouffant sous le soleil infernal de l’après-midi,mais sûr d’avoir les rênes bien enmain. Il s’attendait à ne pas être reçu, peut-être même à une excuse aimable, et cette certitude luipermettaitdeconserversoncalme.Maislaréponseapportéeparlaservanteletroublajusqu’àlamoelleetenentrantdanslapénombrefraîchedusaloniln’eutpasletempsdepenseraumiraclequ’ilétaitentrain de vivre parce que ses entrailles s’emplirent soudain d’une explosion d’écume douloureuse. Ils’assit,àboutdesouffle,assiégéparlesouvenirmauditdelafiented’oiseaulejourdesapremièrelettre

d’amour, et demeura immobile dans l’ombre tandis que passait la première vague de frissons, prêt àacceptern’importequellecalamitéquinefûtpascetinjustemalheur.

Ilseconnaissaitbien:endépitdesaconstipationcongénitale,sonventrel’avaittrahitroisouquatrefoisenpublicaucoursdesa longuevie,et les troisouquatre fois ilavaitdûdéclarer forfait. Ilavaitconstatéalors,commeend’autressituationsd’urgence,àquelpointunephrasequ’ilaimaitrépéterparpureplaisanterieétaitvraie:«JenecroispasenDieumaisj’aipeurdelui.»Iln’eutpasletempsd’endouter et tenta de réciter une quelconque prière dont il se fût rappelé mais ne se souvint d’aucune.Lorsqu’ilétaitenfant,unautreenfantluiavaitapprisuneformulemagiquepourlancerdespierressurlesoiseaux:«Àlaune,àladouzesijet’écrabouille,jetezigouille.»Ill’avaitessayéelorsqu’ilétaitallédanslesboispourlapremièrefois,avecunefrondeneuve,etl’oiseauétaittombéfoudroyé.Ilpensadefaçonconfusequelesdeuxsituationsavaientquelquechoseencommunetrépétalaformuleavecautantdeferveurqu’uneprièremaisl’effetfuttoutautre.Unecoliqueluitorditlesboyauxcommel’extrémitéd’une vrille, le souleva de son siège, tandis que l’écume de son ventre, de plus en plus épaisse etdouloureuse,poussaitungémissementetqu’unesueurglacéel’inondait.Laservantequiapportaitlecafés’effrayadesapâleurmortelle. Il soupira :«C’est lachaleur.»Elleouvrit la fenêtre,croyant l’aider,mais lesoleilde l’après-midi le frappadeplein fouetetelledut la refermer. Ilavaitcompritqu’ilnetiendraitpasuneminutedeplus lorsqueFerminaDazaapparut,presque invisibledans lapénombre,etpritpeurdelevoirdanscetétat.

«Vouspouveztomberlaveste»,luidit-elle.Qu’elle pût entendre le borborygme de ses tripes lui était plus douloureux encore que la colique

mortelle.Maisilparvintàsurvivrel’espaced’uninstantpourrépondrenon,qu’iln’étaitvenuquepourluidemanderquandellepourraitlerecevoir.Debout,déconcertée,ellerépondit:«Maisvousêtesici.»Etellel’invitaàlesuivresurlaterrassedujardinoùilferaitmoinschaud.Ilrefusad’unevoixqu’elleconfonditavecunsoupirderegret.

«Jevoussuppliedemerecevoirdemain»,dit-il.Elleserappelaquelelendemainonétaitjeudi,jourdelavisiteponctuelledeLucreciadelRealdel

Obispo,etluifitunepropositionirrévocable:«Après-demainàcinqheures.»FlorentinoArizalaremercia,luiditaurevoiràlahâteensoulevantsonchapeauetpartitsansboire

soncafé.Elledemeuraperplexeaumilieudusalon,necomprenantpascequivenaitdesepasser,jusqu’àce qu’au bout de la rue le bruit de pétarade de la voiture se fût éteint.Enfoncé dans le siège arrière,Florentino Ariza chercha la position la moins douloureuse, ferma les yeux, relâcha ses muscles ets’abandonnaàlavolontédesoncorps.Cefutunesecondenaissance.Lechauffeur,qu’aprèstantd’annéesdeserviceplusriennesurprenait,demeuraimpassible.Maisenouvrantlaportière,devantleseuildelamaison,illuidit:

«Faitesattention,donFloro,çapourraitbienêtrelecholéra.»Mais c’était comme les autres fois. Florentino Ariza en remercia Dieu le vendredi à cinq heures

précisesde l’après-midi,alorsque laservante leconduisaità travers lapénombredusalon jusqu’à laterrassedujardinoùiltrouvaFerminaDazadevantunepetitetabledresséepourdeuxpersonnes.Elleluioffrit thé, chocolat, café, FlorentinoAriza accepta un café très fort et très chaud, et elle ordonna à laservante : « Pour moi, comme d’habitude. » Le comme d’habitude était une infusion bien forte deplusieursthésorientauxqui,aprèslasieste,luiredonnaitdesforces.Lorsqu’elleeutfinilathéièreetluilacafetière,ilsavaientdéjàeffleuréetabandonnéplusieurssujetsdeconversation,moinspourl’intérêtqu’ilsleurportaientquepouréviterceuxqueniluiniellen’osaientaborder.Tousdeuxétaientintimidés,necomprenaientpascequ’ils faisaientsi loinde leur jeunessesur la terrasseàdamiersd’unemaisonétrangèrequisentaitencorelesfleursdecimetière.Auboutd’undemi-siècle,ilsétaientpourlapremièrefoisfaceàface,l’unprèsdel’autre,etavaientdevanteuxassezdetempspourseregarderavecsérénité

telsqu’ilsétaient:deuxvieillardsépiésparlamort,n’ayantrienencommunsinonlesouvenird’unpassééphémèrequin’étaitplusleleurmaisceluidedeuxjeunesgensdisparusquiauraientpuêtreleurspetits-enfants.Ellepensaqu’ilallaitenfinseconvaincredel’irréalitédesonrêveetquesonimpertinenceenseraitainsipardonnée.

Pouréviter lessilencesgênantsou lessujets indésirables,elleposadesquestionsévidentessur lesbateauxfluviaux.

C’étaitàpeinecroyablequeleurpropriétairen’eûtentreprisqu’uneseulefoislevoyage,desannéesauparavant, lorsqu’il n’avait rien àvoir avec l’entreprise.Ellen’en connaissait pas la raison et il eûtdonné sonâmepour la lui avouer.Ellene connaissait pasnonplus le fleuve.Sonmaripartageait sonaversionpour leclimatandinet ladissimulaitsousdesprétextesdivers :dangersde l’altitudepour lecœur,risquesdepneumonie,perfidiedesgens,injusticeducentralisme.Desortequ’ilsavaientparcourulemondeentier,saufleurpays.Maintenant,ilyavaitunhydravionJunkersquiallaitdevillageenvillagetout au long du Magdalena, comme une sauterelle d’aluminium, avec deux membres d’équipage, sixpassagersetlessacspostaux.FlorentinoArizadit:«C’estuneboîteàmacchabéesquisepromènedanslesairs.»FerminaDazaavaitparticipéaupremiervoyageenballonetn’enavaitéprouvénullefrayeur,maiselleavaitpeineàcroirequ’elleétait lamêmefemmequiavait risquéune telleaventure.«C’estdifférent », dit-elle, voulant expliquer par là que c’était elle qui avait changé et non les façons devoyager.

Parfois, lebruitdesavionslasurprenait.LorsducentenairedelamortduLibérateur,elle lesavaitvusvolerenrase-mottesetaccomplirdesmanœuvresacrobatiques.L’und’eux,aussinoirqu’unénormecharognard,étaitpasséaurasdestoitsdelaMangaetavaitperduunboutd’ailesurunarbrevoisinavantd’allers’empêtrerdanslesfilsélectriques.MaisFerminaDazan’avaitpaspourautantadmisl’existencedes avions. Ces dernières années, elle n’avait pas même eu la curiosité d’aller jusqu’à la baie deManzanillooùamerrissaientleshydravionsdèsquelesgarde-côtesavaientmisenfuitelescanoësdespêcheurset lesbateauxdeplaisancedeplusenplusnombreux.Pourtant,malgrésongrandâge,c’étaitellequ’onavaitchoisiepourremettreunegerbederosesàCharlesLindberghquandilavaitfaitsonvoldedémonstration,etellen’avaitpascompriscommentunhommeaussigrand,aussiblondetaussibeaupouvait s’élever à l’intérieur d’un appareil qui ressemblait à du fer-blanc chiffonné et dont deuxmécaniciens avaient dû pousser la queue pour l’aider à décoller. L’idée que des avions à peine plusgrandspussenttransporterhuitpersonnesn’entraitpasdanssatête.Enrevanche,elleavaitentendudirequelesnaviresfluviauxétaientundéliceparcequ’ilsnetanguaientpascommeceuxdelamermaisqu’ilsétaientcependantplusdangereuxàcausedesbancsdesableetdesattaquesdepirates.

Florentino Ariza lui expliqua que tout cela n’était que de vieilles légendes : sur les paquebotsmodernes,ilyavaitunepistededanse,descabinesaussigrandesetaussiluxueusesquedeschambresd’hôtel, avec une salle de bains et des ventilateurs électriques, et depuis la dernière guerre civile lesattaques à main armée avaient disparu. Il lui expliqua aussi, comme s’il s’agissait d’une victoirepersonnelle,quecesprogrèsétaientsurtoutdusàlalibertédenavigationqu’ilavaitdéfendueetquiavaitencouragélaconcurrence:aulieud’uneseuleetuniqueentrepriseilyenavaitmaintenanttrois,activesetprospères.Toutefois,lesrapidesprogrèsdel’aviationreprésentaientundangerréelpourtous.Elletentadelerassurer:lesbateauxexisteraienttoujoursparcequelesfousquiaccepteraientdesemettredansunappareil allant contre toute nature ne seraient jamais nombreux. Enfin, FlorentinoArizamentionna lesprogrèsdelaposte,tantpourletransportquepourladistribution,voulantl’inciteràparlerdeseslettres.Cefutpeineperdue.

Unmomentplustard,cependant,l’occasionseprésentaseule.Ilss’étaientéloignésdusujetlorsqu’uneservantelesinterrompitpourremettreàFerminaDazaunelettrequivenaitd’arriverparcourrierspécial,

un service urbain de création récente dont le système de distribution était identique à celui destélégrammes.Commetoujours,elleneputtrouverseslunettes.FlorentinoArizaconservasoncalme.

«Cen’estpasnécessaire,dit-il,c’estunelettredemoi.»Ill’avaitécritelaveille,dansunétatdedépressionépouvantablecariln’avaitpusurmonterlahonte

de sapremièrevisitemanquée. Ilyprésentait sesexcusespouravoir commis l’impertinencede s’êtreprésentéchezellesansautorisationpréalable,etrenonçaitàsonintentionderevenir.Ill’avaitmisedansla boîte aux lettres sans réfléchir et lorsqu’il l’avait fait il était trop tard pour la récupérer. Tantd’explicationsneluisemblèrentpasnécessairesmaisilpriatoutefoisFerminaDazadenepaslalire.

«Biensûr,dit-elle,auboutducompteleslettresappartiennentàquilesaécrites,n’est-cepas?»Ils’aventurad’unpasferme.«Vousavezraison,dit-il.C’estpourcelaquedansunerupturec’estcequel’onrendenpremier.»Ellefeignitdenepascomprendreetluirenditsalettreendisant:«C’estdommagequejenepuissela

lirecarlesautresm’ontbeaucoupaidée.»Ilrespiraàfond,surprisqu’avectantdespontanéitéelleeûtditbienplusquecequ’ilavaitespéré,etilrépondit:«Vousn’imaginezpascombienjesuisheureuxdel’apprendre.»Maisellechangeadeconversationetde tout l’après-midi ilneréussitpasà la luifairereprendre.

Ilpartitaprèssixheures,alorsquedanslamaisononcommençaitàdonnerdelalumière.Ilsesentaitplussûrdelui,maissanstropd’illusionscependant,cariln’avaitpasoubliélecaractèreversatileetlesréactions imprévues de Fermina Daza lorsqu’elle avait vingt ans, et rien ne lui permettait de penserqu’elleavaitchangé.C’estpourquoiilserisquaàluidemander,avecunehumilitésincère,s’ilpouvaitrevenirunautrejour,etdenouveaularéponselesurprit.

«Revenezquandvousvoudrez,luidit-elle,jesuispresquetoujoursseule.»Quatrejoursplustard,lemardi,ilrevintsanss’êtrefaitannonceretellen’attenditpasqu’onservîtle

thépourluidirecombienseslettresl’avaientaidée.Ilditquecen’étaientpasdeslettresausensstrictdutermemais les pages d’un livre qu’il eût aimé écrire. Ainsi l’avait-elle compris elle aussi. Au pointqu’ellepensaitmêmeles lui rendreafinqu’ilpût leurdonnerunemeilleuredestinée,àcondition,biensûr, qu’il ne le prît pas commeun affront.Elle souligna le bien qu’elles lui avaient fait pendant cettepériodesidifficiledesavie,etelles’exprimaitavectantd’enthousiasme,avectantdereconnaissance,avec tant d’affection peut-être que Florentino Ariza osa plus que s’aventurer d’un pas ferme : il seprécipitadanslevide.

«Autrefoisonsetutoyait»,dit-il.Autrefois :unmot interdit.Elle sentitvoler l’angechimériquedupasséet tentade l’esquiver.Mais

FlorentinoArizaallaplusloinencore:«Jeveuxdiredansnoslettresd’autrefois.»Ellesefâchaetfitunvéritableeffortpournepaslemontrer.Maisils’enaperçutetcompritqu’ildevaitavanceravecplusdetactcarcettegaffeluisignifiaitqu’elleétaittoujoursaussifarouchequedanssajeunesse,bienqu’elleeûtapprisàl’êtreavecdouceur.

«Jevoulaisdirequeceslettres-cisontdifférentes.—Danslemonde,biendeschosesontchangé,dit-elle.—Pasmoi,dit-il.Etvous?»Lasecondetassede thérestaàmi-chemindeses lèvresetelle leréprimandad’unregardquiavait

survécuàl’inclémence.«Quelleimportance,dit-elle.Jeviensd’avoirsoixante-douzeans.»LecoupatteignitFlorentinoArizaenpleincœur.Ilauraitvoulutrouverunerépliqueaussirapideet

instinctivequ’uneflèche,maislepoidsdesanseutraisondelui: jamaisilnes’étaitsentiaussiépuiséaprèsuneconversationaussibrève,soncœurétaitdouloureuxetchaquebattementserépercutaitdansses

artères avec une résonance métallique. Il se sentit vieux, triste, inutile, avec une envie de pleurer sipressantequ’ilneputdireunmotdeplus.Ilsfinirentleursecondetassedansunsilenceminédeprésageset lorsqu’elle parla de nouveau, ce fut pour demander à une servante d’apporter la chemise avec leslettres. Il fut sur lepointde laprierde lesgarderpourellecar ilenavaitdesdoublesécritsavecdupapiercarbonemaisilcraignitquecetteprécautionneluisemblâtmesquine.Ilsn’avaientplusrienàsedire.Avantdelaquitter,ilsuggéraderevenirlemardisuivantàlamêmeheure.Ellesedemandasielledevaitêtreaussicomplaisante.

«Jenevoispasquelsensauraienttantdevisites,dit-elle.—Jen’avaispaspenséqu’elleseneussentun»,répondit-il.Desortequelemardiilrevintàcinqheures,demêmequetouslesmardissuivants,passantoutrela

formalité de se faire annoncer, car dès la fin du deuxième mois les visites hebdomadaires étaientdevenuesuneroutine.FlorentinoArizaapportaitdesgâteauxanglaispourlethé,desmarronsglacés,desolives grecques, de petites friandises de salonqu’il trouvait sur les transatlantiques.Unmardi, il vintavec la photo que le photographe belge avait prise d’elle et d’Hildebranda plus d’un demi-siècleauparavantetqu’ilavaitachetéequinzecéntimos lorsd’uneventeauxenchèresdecartespostalesà laportedesÉcrivains.FerminaDazanecompritpascommentelleavaitéchouélà-bas,etluinelecompritquecommeunmiracledel’amour.Unmatinqu’ilcoupaitdesrosesdanssonjardin,FlorentinoArizaneputrésisteràlatentationdeluienporterunelorsdesavisitesuivante.Danslelangagedesfleursc’étaitundélicatproblèmecarFerminaDazaétaitveuvedepuispeu.Une rose rouge, symboled’unepassionbrûlante,pouvaitl’offenserdanssondeuil.Lesrosesjaunes,quidansunautrelangageportaientbonheur,étaient, dans le vocabulaire trivial, signe de jalousie. Il lui avait une fois parlé des roses noires deTurquiequieussentsansdouteétéplusappropriées,maisiln’avaitpuenobtenirpourlesacclimateràsonjardin.Aprèsavoirlongtempsréfléchi,ilsedécidapouruneroseblanche.Illesaimaitmoinsquelesautresparcequ’ellesétaientinsipidesetmuettes:ellesnedisaientrien.

Auderniermoment,craignantqueFerminaDazanecommîtlaméchancetédeleurdonnerunsens,ilenôtalesépines.

La rose fut bien accueillie, acceptée commeun cadeau sans intentions occultes, et enrichit ainsi leritueldesmardis.Aupointquelorsqu’ilarrivaitaveclaroseblanche,levaseétaitprêtetremplid’eauaucentredelapetitetableàthé.Unmardicommelesautres,enydéposantlafleur,ilditsuruntonquisevoulaitbanal:

«Ànotreépoquecen’étaientpasdesrosesquel’onoffrait,maisdescamélias.—C’estvrai,répondit-elle,maisl’intentionétaitautre,vouslesavezbien.»Ilenallaittoujoursainsi:ilavançaitd’unpasetelleluibarraitlechemin.Maiscettefois-ci,endépit

desaréponsepéremptoire,FlorentinoArizacompritqu’ilavaitfaitmouchecarelleavaitdûtournerlatêteafinqu’ilnelavîtpasrougir.Unerougeurardente, juvénile,vivante,dontl’impertinencelamitencolèrecontreelle-même.FlorentinoArizaeutsoindedétournerlaconversationversdesterrainsmoinsglissants, et sa gentillesse fut si évidente qu’elle se sut découverte, ce qui accrût sa rage. Ce fut unmauvaismardi. Elle était sur le point de lui demander de ne plus revenirmais l’idée d’une querelled’amoureux,à leurâgeetdans leur situation, lui sembla si ridiculeque le fou rire lagagna.Lemardisuivant, alors que Florentino Ariza déposait la rose dans le vase, elle fouilla dans sa conscience ets’aperçutavecjoiequ’ellen’avaitgardédelasemaineprécédentenulvestigederancune.

LesvisitescommencèrentàprendreunetournurefamilialegênantecarledocteurUrbinoDazaetsafemme venaient parfois à l’improviste et restaient jouer aux cartes. FlorentinoAriza ignorait tout descartesmais FerminaDaza lui apprit à jouer en une seule visite et tous deux envoyèrent par écrit auxépouxUrbinoDazaundéfipourlemardisuivant.Cespartiesétaientsiagréablesàtoutlemondequ’ellesdevinrenttrèsviteofficiellescommelesvisitesetqu’ilsétablirentdesrèglespourlescontributionsde

chacun.LedocteurUrbinoDazaetsafemme,uneexcellentepâtissière,collaboraientpardesplendidesgâteaux,toujoursdifférents.FlorentinoArizacontinuad’apporterlesgourmandisesqu’ildénichaitsurlesbateaux en provenance d’Europe, et FerminaDaza s’ingéniait à trouver chaque semaine une nouvellesurprise.Lespartiesavaientlieuletroisièmemardidechaquemoisetlesparisn’étantpasenargentleperdantétaittaxéd’unecontributionspécialepourlapartiesuivante.

LedocteurUrbinoDazaétait telqu’on levoyaitenpublic :maladroit,peumalin, il était affligédebrusquessoubresauts,pourunejoieouunecontrariété,etderougeursinopportunesquifaisaientcraindrepoursesfacultésmentales.Maisilétaitsansnuldoute,etonneleremarquaitquetropaupremiercoupd’œil, ce que Florentino Ariza redoutait le plus qu’on dît de lui : un brave homme. Sa femme, enrevanche, était primesautière et sa vivacité plébéienne, subtile et bienséante, donnait une touche plushumaineà sonélégance.Onnepouvait souhaitermeilleur couplepour jouer auxcartes, et l’insatiablebesoind’amourdeFlorentinoArizafutcombléparl’illusiondesesentirenfamille.

Un soirqu’ensemble ilsquittaient lamaison, ledocteurUrbinoDaza lepriadedéjeuner avec lui :«DemainàmiditrenteprécisesauClubsocial.»C’étaitundélicearrosédevinempoisonné: leClubsocialseréservaitledroitderefuserl’entréedesonétablissementpourmotifsdiversetvariésdontundes plus importants était la condition d’enfant naturel. L’oncle Léon XII en avait eu des preuvesdésobligeantes et Florentino Ariza lui-même avait subi la honte de devoir quitter la table à laquellel’avaitconviéunmembrefondateur.Celui-ci,àquiFlorentinoArizarendaitdedélicatsservicesdanslecommercefluvial,n’avaiteud’autresolutionquedel’inviteràdéjeunerailleurs.

«Ceuxquiétablissentlesrèglementsdoiventêtrelespremiersàlesrespecter»,avait-ildit.Toutefois, avec le docteur Urbino Daza, Florentino Ariza courut le risque, et il fut reçu avec des

attentions particulières, quoiqu’on ne le priât pas de signer le livre d’or des invités de marque. Ledéjeunerfutbrefetsedéroulatêteàtêtedansunclimatd’amabilité.LescraintesquiagitaientFlorentinoArizadepuislaveillesedissipèrentavecleverredeportodel’apéritif.LedocteurUrbinoDazavoulaitluiparlerdesamère.Enl’écoutant,FlorentinoArizacompritqu’elleluiavaitparlédelui.Maisleplussurprenantétaitqu’elleavaitmentiensafaveuretracontéqu’ilsavaientjouéensembledèsqu’elleétaitarrivéedeSanJuande laCiénaga,etqu’il l’avaitguidéedanssespremières lectures,cedontelle luiavaittoujoursétéreconnaissante.Elleluiavaitditaussiqu’ensortantdel’écoleellepassaitdesheuresavec Tránsito Ariza à broder des merveilles dans la mercerie, que celle-ci était un remarquableprofesseur,etqu’ellen’avaitpascessédelevoiraveclamêmeassiduitédegaietédecœurmaisparcequeleursviesavaientprisdescheminsdifférents.

Avant d’en arriver là où il voulait en venir, le docteur Urbino Daza énonça quelques vaguesconsidérations sur la vieillesse. Il pensait que lemonde irait plus vite si les vieillards étaientmoinsencombrants.Ildit:«L’humanité,commeunearméeencampagne,avanceàlavitessedupluslent.»Ilprévoyaitunavenirplushumainetparlàmêmepluscivilisé,danslequelleshommesseraientisolésdansdesvillesmarginalesdèsl’instantoùilsnepourraientplussesuffireàeux-mêmes,afindeleuréviterlahonte,lessouffrances,lasolitudeépouvantabledelavieillesse.Selonlui,etd’unpointdevuemédical,la limite d’âge pourrait être de soixante ans.Mais en attendant ce degré suprême de charité, la seulesolution était l’asile, où les vieillards se consolaient les uns les autres, nouaient des liens selon leursgoûts et leurs aversions, leurs joies et leurs tristesses, à l’abri des discordes naturelles avec lesgénérationsplusjeunes.Ildit:«Entrevieux,lesvieuxsontmoinsvieux.»Bref:ledocteurUrbinoDazavoulaitremercierFlorentinoArizadetenircompagnieàsamèredanslasolitudedelavieillesse,et lesuppliadecontinuerdelefairepour leurbienà tousdeuxetdesemontrerpatientenversseshumeursséniles.FlorentinoArizasesentitsoulagéparl’entretien.«Soyeztranquille,luidit-il.J’aiquatreansdeplus qu’elle, et pas depuis aujourd’hui, depuis bien longtemps, avantmême votre naissance. » Puis ilcédaàlatentationdedire,avecunepointed’ironie,cequ’ilavaitsurlecœur.

«Dans lasociétédufutur,conclut-il,vousdevriezallersansplus tarderaucimetièrenousporteràelleetàmoiunbouquetd’anthuriumsenguisededéjeuner.»

LedocteurUrbinoDazan’avaitpasréfléchiàl’inconvenancedesaprophétieetilseperditdansunlabyrinthed’explicationsoùils’embrouillaplusencore.FlorentinoAriza l’aidaàsortird’embarras.IlétaitravicarilsavaitquetôtoutardilauraitavecledocteurUrbinoDazauneconversationcommecelle-cipouraccompliruneformalitéinéluctable:luidemander,danslesrèglesdel’art,lamaindesamère.Ledéjeuner fut prometteur, à cause de ce qui l’avaitmotivé, bien sûr,mais surtout parce qu’il lui avaitmontré que cette demande inexorable serait bien accueillie. S’il avait eu le consentement de FerminaDaza, nulle occasion n’eût été plus propice. Mieux encore : après la conversation de ce déjeunerhistorique,lesformalitésdelademandeenmariageétaientsuperflues.

FlorentinoArizamontaitetdescendaitlesescaliersavecdesprécautionsparticulières,mêmelorsqu’ilétait jeune, car il avait toujours pensé que la vieillesse commençait par une première chute sansimportanceetquelasecondeentraînaitlamort.L’escalierdesonbureauluisemblaitleplusdangereuxde touscar il était étroit et raide, etbienavantdedevoir s’efforcerdenepasmarcheren traînant lespieds,illemontaitenregardantlesmarchesetens’accrochantdesdeuxmainsàlarampe.Onluiavaitsouventsuggérédeleremplacerparunautremoinsdangereux,maisilreportaittoujourssadécisionaumoissuivantcarcela luisemblaituneconcessionà lavieillesse.Àmesurequelesannéespassaient ilmettaitplusde tempsà lemonter,nonquecela lui fûtplusdifficile,commeils’empressaitde ledire,maisparcequ’il étaitdeplusenplusprudent.Cependant, lorsqu’il revintdudéjeuneravec ledocteurUrbinoDaza,aprèsleverredeportodel’apéritifetledemi-verredevinrougedurepas,etsurtoutaprèsl’entretientriomphal,iltentadegrimperlatroisièmemarcheenesquissantunpasdedansejuvénile,setorditlachevillegauche,tombaàlarenverse,etcefutunmiracles’ilnesetuapas.Ileut,entombant,laluciditésuffisantepourpenserqu’ilnemourraitpasdecettechute,car la logiquede lavienepouvaitadmettre quedeuxhommesqui avaient aimé lamême femmependant des annéespussentmourir de lamêmefaçonàunandedistance.Ilavaitraison.Onlecuirassadeplâtredupiedaumolletmaisilétaitplusvivantqu’avantlachute.Lorsquelemédecinluiordonnasoixantejoursd’invalidité,ilneputcroireàuntelmalheur.

«Nemefaitespasça,docteur,implora-t-il.Soixantejourspourmoic’estcommedixanspourvous.»Il tentaàplusieurs reprisesde se leveren soulevantdesdeuxmains sa jambe statufiée,maisdut à

chaquefoisserendreàl’évidence.Lorsqueenfinilrecommençaàmarcher,lachevilleencoreendolorieetledosàvif,ilavaittropderaisonsdecroirequeledestinavaitrécompensésapersévéranceparunechuteprovidentielle.

Le lundi fut la pire journée. La douleur avait disparu et les pronostics du médecin étaient trèsencourageants,mais ilrefusaitd’accepter lafatalitédenepouvoir,pourlapremièrefoisdepuisquatremois,serendrelelendemainchezFerminaDaza.Toutefois,aprèsunesiesterésignée,ildutseplieràlaréalité et lui écrivit un mot d’excuses. Il l’écrivit à la main, sur un papier parfumé et à l’encrephosphorescente pour qu’elle pût le lire dans l’obscurité, et il dramatisa sans pudeur la gravité del’accidentafindesuscitersacompassion.Elleluiréponditdeuxjoursplustard,trèsémue,trèsaimable,maissansunmotdeplusnidemoins,commeauxgrandsjoursdel’amour.FlorentinoArizasaisitauvoll’occasion et écrivit une autre lettre. Lorsqu’elle lui répondit pour la deuxième fois, il décida d’allerbeaucoupplusloinquelesconversationscodéesdumardi,etfitinstalleruntéléphoneprèsdesonlitsousle prétexte de surveiller les affaires courantes de l’entreprise. Il demanda à l’opératrice d’appeler lenuméroàtroischiffresqu’ilconnaissaitparcœurdepuisqu’ill’avaitcomposépourlapremièrefois.Lavoixautimbresourd,tendueparlemystèredeladistance,lavoixaiméerépondit,reconnutl’autrevoixetraccrochaaprèstroisphrasesdepolitesse.SonindifférenceplongeaFlorentinoArizadansledésespoir:ilsétaientrevenusaupointdedépart.

DeuxjoursplustardilreçutunelettredeFerminaDazalesuppliantdeneplustéléphoner.Sesraisonsétaient valables. Il y avait si peu de téléphones en ville que les communications passaient par unetéléphonistequiconnaissaittouslesabonnés,leursviesetleursmiracles,etlorsqu’ilsn’étaientpaschezeux,ellelesdénichaitoùqu’ilsfussent.Enéchangedetantd’efficacitéelleétaitaucourantdetouteslesconversations, découvrait les secrets de la vie privée de chacun, les drames les mieux enfouis, et iln’étaitpasrarequ’elleintervîntdansundialoguepourdonnersonpointdevueouapaiserlesesprits.Parailleurs,cettemêmeannée,onavaitfondélaJustice,unquotidiendusoirdontleseulbutétaitdefustigerlesfamillespatriciennesenlesdésignantparleurnom,sansconsidérationd’aucunesorte.Lepropriétaireusaitdereprésaillesparcequesesenfantsn’avaientpasétéadmisauClubsocial.Malgrélatransparencedesavie,FerminaDazaétaitplusattentivequejamaisàcequ’ellefaisaitoudisait,mêmeàsesamiesintimes,etainsicontinua-t-elled’êtreliéeàFlorentinoArizaparunecorrespondanceanachronique.Lesalleretretourdeleurslettresdevinrentsifréquentsetsiintensesqu’ilenoubliasajambe,lemartyredulit,oubliatoutetseconsacracorpsetâmeàécriresurunepetitetableportativecommecellesquel’onutilisedansleshôpitauxpourlesrepasdesmalades.

Ilssetutoyèrentdenouveau,denouveauéchangèrentdescommentairessurleursvies,commedansleslettresd’antan,maisFlorentinoAriza,unefoisdeplus,alla tropviteenbesogne : il écrivit lenomdeFerminaDazaà lapointed’uneaiguillesur lespétalesd’uncaméliaqu’ilglissadansune lettreetquedeuxjoursplustardelleluirenvoyasansunmot.PourFerminaDazatoutcelan’étaitqu’enfantillageetlefutplusencorelorsqueFlorentinoArizainsistapourévoquerlesaprès-mididepoésiemélancoliquedanslepetitparcdesÉvangiles,lescachettesdeslettressurlechemindel’école,lesleçonsdebroderiesousles amandiers. Lamort dans l’âme, elle le remit à sa place par une question qui, aumilieu d’autresbanalités,semblafortuite:«Pourquoit’entêtes-tuàparlerdecequin’existepas?»Plustardelledevaitluireprochersonacharnementstérileànepasselaisservieilliravecnaturel.C’était,àsonavis,laraisonde son empressement et de ses revers constants dans l’évocation du passé. Elle ne comprenait pascomment l’hommecapabled’élaborer lesméditationsqui l’avaient tantaidéeàsurmontersonveuvagesombraitdansl’infantilismelorsqu’iltentaitdelesappliqueràsaproprevie.Lesrôlesserenversèrentetcefutellequitentaalorsdeluidonnerlaforcederegarderl’avenirenface,avecunephrasequelui,danssahâte,nesutpasdéchiffrer:Laissefaireletemps,onverrabiencequ’ilnousréserve.Carjamaisiln’avaitété,commeelle,unbonélève.L’immobilitéforcée,laconvictiondejourenjourpluslucidedelafugacitédutemps,ledésirfoudelavoir,toutluiprouvaitquesescraintesaumomentdesachuteavaientétéjustifiéesetplustragiquesqu’ilnel’avaitprévu.Pourlapremièrefoisilpensaitdefaçonrationnelleàlaréalitédelamort.

Leona Cassiana l’aidait à se laver et à changer son pyjama tous les deux jours, lui donnait seslavements,luipassaitlebassin,appliquaitdescompressesd’arnicasurlesescarresdesondoset,surleconseildumédecin,lemassaitpouréviterquel’immobilitéluiprovoquâtd’autresmauxplusgraves.Lesamedietledimanche,AméricaVicuña,quidevaitpassersesexamensd’institutriceendécembre,prenaitla relève. Il lui avait promis de l’envoyer dans un institut supérieur en Alabama, aux frais de lacompagniefluviale,enpartiepoursoulagersaconscience,maissurtoutpournepasavoiràfairefaceauxreprochesqu’elleneparvenaitpasàluiadresserniàaffronterlesexplicationsqu’illuidevait.Jamaisiln’imagina combien les nuits d’insomnies à l’internat, les fins de semaine sans lui, la vie sans lui lafaisaientsouffrir,car jamais iln’imaginaàquelpointelle l’aimait. Il savait,parune lettreducollège,qu’elleétait ladernièredesaclassealorsqu’elleavait toujoursété lapremière,etqu’elleétaitsur lepointd’échoueràsesexamens.Maisilmanquaàsesdevoirsdetuteur:unsentimentdeculpabilitéqu’iltentaitd’occulter l’empêchaitd’eninformerlesparentsd’AméricaVicuña,et ilneluienparlapasnonplus, craignant avec raison qu’elle ne le rendît responsable de son échec. Sans s’en apercevoir, ilcommençaitàfuirlesdifficultésdansl’espoirquelamortlesrésolût.

LesdeuxfemmesquiétaientàsonchevetetFlorentinoArizalui-mêmeétaientsurprisdevoircombienilavaitchangé.Àpeinedixansauparavant, il avait trousséunedes servantes,deboutet touthabillée,dansl’escalierprincipaldelamaison,etenmoinsdetempsqu’iln’enfautàuncoqdesphilippines,ill’avaitmiseenétatdegrâce.Ilavaitdûluifairecadeaud’unmeublépourqu’ellejurâtquelecoupabledudéshonneurétaitunfiancéd’occasionquinel’avaitpasmêmeembrassée,enconséquencedequoisesparents et ses oncles, de féroces coupeurs de canne, les avaient obligés à se marier. L’homme qui,quelquesmoisauparavant,frémissaitd’amouràlavuedecesdeuxfemmes,nepouvaitêtreceluiqu’ellesretournaientcommeunecrêpe,savonnaientduhautenbas,essuyaientavecuneservietteencotonégyptienetmassaientdespiedsàlatêtesansluiarracherlemoindresoupirdeconcupiscence.Chacuneavaituneexplicationàcemanqued’appétit.LeonaCassianapensaitauxprémissesdelamort.AméricaVicuñaluiattribuait une origine occulte dont elle ne parvenait pas à débusquer le moindre indice. Lui seulconnaissait la vérité et quel était son nom.C’était de toute façon injuste : elles souffraient plus en lesoignantqueluienselaissantsoigner.

TroismardissuffirentàFerminaDazapourcomprendrecombien lesvisitesdeFlorentinoAriza luimanquaient.Ellepassaitavecsesamiesdesmomentsd’autantplusagréablesqueletempsl’éloignaitdeshabitudesdesonépoux.LucreciadelRealdelObispoétaitalléeàPanamapourunmald’oreillequinevoulaitpascéder,etelleétaitrevenueauboutd’unmois,soulagéemaisentendantmoinsbien,etavecunpetitcornetqu’ellecollaitàsonoreille.FerminaDazaétaitl’amiequisupportaitlemieuxlaconfusiondesesquestionsetdesesréponses,etLucreciasesentaitsiréconfortéequ’elleserendaitchezellepresquetouslesjours,àn’importequelleheure.MaispourFerminaDaza,riennepouvaitremplacerlesaprès-midiapaisantsavecFlorentinoAriza.

Évoquer le passé ne pouvait sauver l’avenir comme Floren-tino Ariza s’entêtait à le croire. Aucontraire:ilrenforçaitchezFerminaDazalacertitudequel’émoifébriledeleursvingtansavaitétéunnobleetbeausentimentquin’avaitrienàvoiravecl’amour.Malgrésafranchisebrutale,ellen’avaitpasl’intention de le lui dire ni par écrit ni de vive voix, pas plus qu’après avoir connu le prodigieuxréconfort de sesméditations elle n’avait eu le cœur de lui avouer combien le sentimentalisme de seslettres sonnait faux, combien ses mensonges lyriques le dévalorisaient et combien son insistancemaniaqueàretrouverlepassénuisaitàsacause.Non:niuneseulelignedeseslettresd’antan,niunseulmomentdesaproprejeunesse,qu’elleabominait,neluiavaientfaitsentirquelesmardisaprès-midisansluipussentêtreaussiinterminables,aussisolitairesetaussiirremplaçables.

Aucoursd’unedesescrisesdedéblaiement,elleavaitenvoyéauxécuriesleposteàgalènequesonépouxluiavaitoffertpourunanniversaireetquetousdeuxavaientpensélégueraumuséecarc’étaitlepremierqu’onavaitinstalléenville.Danslesténèbresdudeuil,elleavaitdécidédeneplusl’utilisercaruneveuvedesonrangnepouvaitécouterdemusique,fût-cedansl’intimité,sansoffenserlamémoiredumort. Mais après trois mardis de délaissement elle l’installa de nouveau dans le salon, non pours’abandonnercommeautrefoisauxchansonssentimentalesde la radiodeRiobambamaispour remplirses temps morts avec les romans larmoyants de Santiago de Cuba. Ce fut une réussite car, après lanaissance de sa fille, elle avait perdu l’habitude de lire, que son époux lui avait inculquée avec tantd’applicationdepuis leurvoyagedenocesetque,savuebaissantdeplusenplus,elleavait toutàfaitabandonnée,aupointdepasserdesmoissanssavoiroùsetrouvaientseslunettes.

Sapassionpour les feuilletons radiophoniquesdeSantiagodeCubaétait tellequechaque jourelleattendaitavec impatience lasuitedesépisodes.Detempsen temps,elleécoutait les informationspoursavoircequisepassaitdanslemondeetlorsqu’illuiarrivaitd’êtreseuleellebaissaitlevolumepourécouter, lointainesmais très nettes, lesmérenguésdeSaint-Domingue et lesplenas dePortoRico.Unsoir,unestationinconnuefitsoudainirruptionavecautantdeforceetdeclartéquesielleeûtémisdelamaisonvoisineetdiffusaunenouvellebouleversante:uncoupledevieillardsquichaqueannéedepuis

quarante ans revivaient leur lunedemiel aumêmeendroit avait été assassiné à coupsde ramepar lebatelierqui lespromenaitet leuravaitvolé l’argentqu’ilsportaientsureux :quatorzedollars.Elle futplus impressionnéeencore lorsqueLucreciadelReal lui raconta toute l’histoire, tellequ’elleavaitétépubliéedansun journal local.Lapoliceavaitdécouvertque lesvieillardsassassinésàcoupsderameétaienten réalitédesamantsclandestinsquipassaient leursvacancesensembledepuisquaranteans,etavaient chacunde leurcôtéunevieconjugaleheureuseet stable, ainsiqu’unenombreuse famille.Elleavait soixante-dix-huit ans et il en avait quatre-vingt-quatre. Fermina Daza, que les feuilletonsradiophoniquesn’avaientjamaisfaitpleurer,dutretenirleflotdelarmesquinouaitsagorge.FlorentinoArizaglissalacoupuredujournaldanssalettresuivante,sansaucuncommentaire.

Cen’étaientpaslesdernièreslarmesqueFerminaDazadevaitretenir.FlorentinoArizan’enétaitpasencoreàsessoixantejoursderéclusionquelaJusticerévéla,surtoutelalargeurdelauneetaveclesphotographiesdesprotagonistes,lesamourssecrètesdudocteurJuvenalUrbinoetdeLucreciadelRealdel Obispo. On y spéculait sur les détails, la fréquence et la nature de leurs relations, et sur lacomplaisance dumari qui se livrait à des excès de sodomie sur les nègres de sa plantation sucrière.L’article, imprimé à l’encre rouge sang sur des caractères en bois, s’abattit comme un cataclysmefoudroyant sur l’aristocratie locale décadente. Toutefois, il n’y avait pas une ligne de vraie : JuvenalUrbinoetLucreciadelRealétaientdesamisintimesdepuisbienavantleurmariageetl’étaientrestésparlasuite,sansjamaisavoirétéamants.EntoutcasilnesemblaitpasquelapublicationeûtpourbutdesouillerlenomdudocteurJuvenalUrbinodontlamémoirejouissaitd’unrespectunanime,maisdenuireaumarideLucreciadelReal,éluprésidentduClubsociallasemaineprécédente.Lescandalefutétoufféen quelques heures. Mais Lucrecia del Real ne remit pas les pieds chez Fermina Daza et celle-cil’interprétacommeunaveudesaculpabilité.

Trèsvite,cependant,ilapparutqueFerminaDazanonplusn’étaitpasàl’abridesrisquesdesonrang.LaJustices’acharnasurelleenseservantdesonuniquepointfaible:lesaffairesdesonpère.Lorsquecelui-ciavaitétéforcédes’expatrier,elleneconnaissaitqu’unepartiedesesaffairesdouteuses :cellequeluiavaitracontéeGalaPlacidia.Plustard,lorsqueJuvenalUrbinolesluiavaitconfirméesaprèssonentrevueaveclegouverneur,elleavaitétéconvaincuequesonpèreavaitétévictimed’uneinfamie.Lefait est que deux agents du gouvernement s’étaient présentés au parc des Évangiles avec un ordre deperquisition,qu’ilsavaientfouillélamaisondefondencomblesanstrouvercequ’ilscherchaient,etàlafinavaientdonnél’ordred’ouvrirlagrandearmoireàglacedansl’anciennechambredeFerminaDaza.GalaPlacidia,seuledans lamaisonetnepouvantprévenirpersonne,avait refuséenprétextantqu’ellen’en avait pas les clefs.Un des agents avait alors brisé lesmiroirs des portes avec la crosse de sonrevolveretdécouvert,entrelaglaceetlebois,unespaceremplidefauxbilletsdecentdollars.C’étaitl’aboutissement d’une série de pistes qui conduisaient à Lorenzo Daza, dernier maillon d’une vasteopérationinternationale.Uneescroqueriedemaîtrecarlesbilletsavaientlamêmetramequelepapieroriginal : par un procédé chimique qui semblait relever de lamagie on avait effacé l’impression desbilletsd’undollaretimpriméàleurplacedesbilletsdecentdollars.LorenzoDazaalléguaquel’armoireavaitétéachetéebienaprèslemariagedesafilleetqu’onavaitdûlatransporterchezluiaveclesfauxbillets,mais lapoliceprouvaqu’ellese trouvaitdéjà là lorsqueFerminaDazan’étaitqu’uneécolière.Nulautrequeluin’eûtpucachercettefaussefortunederrièredesmiroirs.Cefut laseulechosequeledocteurUrbinoavaitrévéléeàsafemmelorsqu’ilavaitpromisaugouverneurd’expédiersonbeau-pèreverssonpaysnatalafind’étoufferlescandale.Maislejournalenracontaitbienplus.

Par exemple qu’au cours d’une des nombreuses guerres civiles du siècle précédent Lorenzo Dazaavaitservid’intermédiaireentrelegouvernementduprésidentlibéralAquileoParraetuncertainJôzefK.Korzeniowski,d’originepolonaise,quis’étaitattardéiciplusieursmoisaveclesmembresd’équipageduSaintAntoine, un naviremarchandbattant pavillon français, pour tenter demonter unobscur trafic

d’armes.Korzeniowski,célèbreparlasuitedanslemondeentiersouslenomdeJosephConrad,entraonnesaitcommentencontactavecLorenzoDaza,lequelluiachetasonchargementd’armespourlecomptedu gouvernement, factures et reçus en règle, et paya en lingots d’or. Selon le journal, Lorenzo Dazadéclaraalorsquelesarmesavaientdisparulorsd’uneimprobableattaque,etlesrevenditledoubledeleurprixréelauxconservateursenguerrecontrelegouvernement.La Justice disait aussi qu’à l’époque où le général Rafaël Reyes avait créé la marine de guerre

LorenzoDazaavaitachetéàtrèsbasprixunsurplusdebottesdel’arméeanglaiseetensixmoisavaitmultiplié sa fortune par deux grâce à cette seule opération. Toujours selon le journal, lorsque lechargementétaitarrivéauport,LorenzoDazaavaitrefusédelerecevoircarilnecontenaitquelesbottesdupieddroit,maisilfutleseulacheteurlorsqueladouanelesvenditauxenchères,commelevoulaitlaloi,et lesacquitpour lasommesymboliquedecentpesos.Enmêmetemps,undesescomplicesavaitacheté, dans des conditions identiques, le chargement de bottes du pied gauche consigné en douane àRiohacha.Leschosesunefoisréglées,LorenzoDazafitvaloirsaparentéaveclesUrbinodelaCalleetvenditlesbottesàlanouvellemarinedeguerreavecunbénéficededeuxmillepourcent.

L’articledelaJusticeconcluaitendisantqueLorenzoDazan’avaitpasquittéSanJuandelaCiénagaàlafindusiècledernierpourpréparerl’avenirdesafillesousdescieuxpluscléments,ainsiqu’ilseplaisaitàledire,maisparcequ’ilavaitétésurprisdanslaprospèreindustriedutabacetdupapierhaché,unmélangesisubtilquepasmêmelesfumeurs lesplusraffinésnes’apercevaientdelasupercherie.Ilrévélaitaussi ses liensavecuneentrepriseclandestine internationaledont l’activité laplus fructueuse,verslafindusiècle,avaitétél’immigrationillégaledeChinoisenprovenancedePanama.Enrevanche,leplusquesuspectcommercedemulesquiavaittantnuiàsaréputationsemblaitêtrelaseuleentreprisehonnêtequ’ileûtjamaisdéveloppée.

Lorsque Florentino Ariza quitta son lit, le dos en feu et avec, pour la première fois, un bâton devieillesseaulieudesonparapluie,sapremièresortiefutpourFerminaDaza.Elleétaitméconnaissableavec,àfleurdepeau,ladéchéancedel’âgeetunressentimentquiluiavaitôtétouteenviedevivre.LedocteurUrbinoDaza,quiavaitdeuxfoisrenduvisiteàFlorentinoArizapendantsonexil,luiavaitparléduchagrindanslequellesdeuxarticlesdelaJusticeavaientplongésamère.Lepremieravaitsoulevéenelleunerageàcepointinsenséecontrel’infidélitédesonépouxetlatrahisondesonamiequ’elleavaitrenoncéàlacoutumedeserendreaumausoléefamilialundimancheparmois.QueJuvenalUrbinonepûtentendre,àl’intérieurdesoncercueil,labordéed’injuresqu’ellevoulaitluicrierlamettaithorsd’elle-même:elles’étaitquerelléeaveclemort.Pourtouteconsolation,ellefitdireàLucreciadelReal,parl’intermédiairedequivoudraitbienleluirépéter,qu’ellepouvaits’estimerheureused’avoireuaumoinsunhommedanssonlitparmitouslesindividusquiyétaientpassés.QuantauxarticlessurLorenzoDaza,ilétaitimpossiblededirecequil’affectaitleplus,lescommentaireseux-mêmesouladécouvertetardivede la véritable identité de son père.Mais l’un et l’autre, ou les deux à la fois, l’avaient anéantie.Lachevelure gris acier qui ennoblissait tant son visage ressemblait à de jaunes effilochures demaïs, etl’éclatdelacolèreneparvenaitpasàredonneràsesbeauxyeuxdepanthèrelalumièred’autrefois.Àchacunde sesgestes, on remarquait que l’enviedevivre l’avait quittée.Elle reprit l’habitude, depuislongtempsabandonnée,defumerdanslestoilettesouailleurs,etpourlapremièrefoisellesemitàfumeren public, avec une voracité débridée, d’abord des cigarettes qu’elle roulait elle-même, ainsi qu’elleavaittoujoursaimélefaire,puisdeplusordinairesquel’ontrouvaitdanslecommercecarellen’avaitniletempsnilapatiencedelesroulerelle-même.ToutautrequeFlorentinoArizasefûtdemandécequ’unvieillardboiteuxaudosécorchécommeceluid’unânegaleuxetunefemmequinedésiraitd’autrefélicitéque lamort pouvaient bien attendre de l’avenir.Mais pas lui. Entre les décombres du désastre, il seraccrochaàunepetitelueurd’espoircarilluisemblaitquelemalheurtransfiguraitFerminaDaza,quela

ragelarendaitplusbelleetquesarancœurcontrelemondeluiavaitrestituélecaractèresauvagequ’elleavaitàvingtans.

ElleavaitunmotifsupplémentairedegratitudeenversFlorentinoArizaqui,après lapublicationdecesarticles infâmes,avaitenvoyéà laJusticeune lettreexemplairesur la responsabilitééthiquede lapresse et le respect de l’honneur d’autrui. Elle ne fut pas publiée mais l’auteur en envoya copie auJournalduCommerce,lequotidienleplusancienetleplussérieuxdulittoralcaraïbe,quilafitparaîtreenpremièrepage.Elleétaitsignéedupseudonymede«Jupiter»etelleétaitsiraisonnée,siincisiveetsibienécritequ’onl’attribuaàl’undesécrivainslespluscélèbresdelaprovince.Cefutunevoixsolitaireaumilieudel’océan,maisdontl’échoetl’acuitéportèrenttrèsloin.FerminaDazasutd’embléequienétaitl’auteursansquenuln’eûtàleluidire,carelleavaitreconnuplusieursidéesetmêmeunephraselittérale appartenant aux réflexions morales de Florentino Ariza. De sorte que, dans le désarroi del’abandon,ellelalutavecuneaffectionredoublée.Àpeuprèsaumêmemoment,AméricaVicuña,quisetrouvaitseuledanslachambredelaruedesFenêtres,découvritàl’intérieurd’unearmoirequin’étaitpasferméeàclef,sanslesavoircherchésetparleplusgranddeshasards,lesdoublestapésàlamachinedesméditationsdeFlorentinoArizaetleslettresmanuscritesdeFerminaDaza.

LedocteurUrbinoDazaseréjouitdelareprisedesvisitesquiréconfortaienttantsamère,aucontraired’Ofelia,sasœur,rentréedeLaNouvelle-Orléansparlepremiercargofruitierdèsqu’elleavaitapprisqueFerminaDazaentretenaituneétrangeamitiéavecunhommedontlaréputationmoralen’étaitpasdesmeilleures.Sonmalaiseéclatadèslapremièresemaine,lorsqu’elleserenditcomptedelafamiliaritéetdel’assuranceaveclesquellesFlorentinoArizaentraitdanslamaison,etqu’elleentenditlesmurmuresetlesbrèveschicanesd’amoureuxqui, tardlesoir,peuplaientsesvisites.Cequi,pourledocteurUrbinoDaza, était une saine affinité entre deux vieillards esseulés était pour elle une forme de concubinagevicieux et secret. Telle avait toujours été Ofelia, plus apparentée à sa grand-mère paternelle, donaBlanca, que si elle eût été sa propre fille.Distinguée et hautaine comme elle, comme elle vivant à lamerci des préjugés, elle était incapable de concevoir l’innocence d’une amitié entre un homme et unefemme,qu’ilsfussentâgésdecinqansoupireencoredequatre-vingts.Aucoursd’uneviolentequerelleavecsonfrère,elledéclaraquepourfinirdeconsolerleurmère,ilnemanquaitplusàFlorentinoArizaquedesefourrerdanssonlitdeveuve.LedocteurUrbinoDazan’avaitpasassezdebravourepourluitenir tête, devant elle il n’en avait jamais eu, mais son épouse intervint avec sérénité en défense del’amouràn’importequelâge.Ofeliaperditpied.

«Ànotreâge,l’amourestridicule,serécria-t-elle,maisauleur,c’estdégoûtant.»Elles’évertuatantetsibienàchasserFlorentinoArizadelamaisonquesonobstinationparvintaux

oreillesdeFerminaDaza.Celle-cilaconvoquadanssachambre,commetouteslesfoisqu’ellevoulaitparlersansêtreentenduedesservantes,etluidemandaderépéterdevantellesesrécriminations.Ofelianemâcha pas sesmots : elle était certaine que Florentino Ariza, dont nul n’ignorait la réputation deperverti,cherchaitunerelationéquivoque,plusnuisibleaurenomde la familleque lescanailleriesdeLorenzoDazaetquelesaventuresinnocentesdeJuvenalUrbino.FerminaDazal’écoutasansdiremot,sansciller,maislorsqu’elleeutfinidel’entendreellen’étaitpluslamême:elleétaitrevenueàlavie.

«Toutcequejeregrette,c’estdenepasavoirassezdeforcepourteflanquerlaracléequeméritenttoninsolenceettamuflerie,luidit-elle.Tuvasquittertoutdesuitecettemaisonetjetejuresurlatêtedemamèrequetun’yremettraspaslespiedstantquejevivrai.»

Iln’yeutd’argumentcapablede la faire revenir sur sadécision.Ofelia s’installachez son frèreetenvoyatoutessortesdesuppliquesparl’intermédiaired’importantsémissaires.Envain.Nilamédiationde son fils ni l’intervention de ses amies ne l’ébranlèrent. Dans le vocabulaire imagé de ses jeunesannées elle finit par faire à sa bru, avec qui elle avait toujours eu une complicité faubourienne, cetteconfidence:«Ilyaunsiècle,ilsm’ontfaitchierjusqu’àlagaucheàcausedecepauvrehommeparce

qu’on était trop jeunes, et maintenant ça recommence parce qu’on est trop vieux. » Elle alluma unecigaretteaumégotdel’autreetfinitdedéverserleveninquiluirongeaitlesentrailles.

« Qu’ils aillent se faire foutre, dit-elle. S’il y a un avantage à être veuve c’est bien de n’avoirpersonnesursondos.»

Rienn’yfit.Lorsqueenfinellecompritquetoutessesprièresseraientinutiles,OfeliarepartitpourlaNouvelle-Orléans.Toutcequ’elleobtintdesamèrefutunadieuqueFerminaDazan’acceptaqu’aprèsbiendessupplicationsetsansluipermettred’entrerdanslamaison:ainsil’avait-ellejurésurlescendresdesamèrequi,encesjoursténébreux,étaientpourellelesseulesquifussentrestéespropres.

Lorsd’unedesespremièresvisites,FlorentinoArizaluiavaitparlédesesbateauxetl’avaitinvitéede façon tout à fait formelle à entreprendre une croisière de repos sur le fleuve. En une journéesupplémentaire de train, on pouvait pousser jusqu’à la capitale de la république qu’ils continuaientd’appeler,commelaplupartdesCaraïbesdeleurgénération,parlenomqu’elleavaiteujusqu’ausiècledernier:SantaFe.MaisFerminaDazaavaitconservélesmauvaiseshabitudesdesonmarietnevoulaitpasconnaîtreunevilleglacialeetsombreoù,d’aprèscequ’onluiavaitraconté,lesfemmesnesortaientdechezellesquepourlamessedecinqheuresetnepouvaiententrernichezlemarchanddeglacesnidanslesbureauxdel’administration,oùlesenterrementsprovoquaientàtouteheuredesembouteillagesdanslesruesetoù,depuisqu’onsavaitferrerlesmules,ilnecessaitdetomberunepetitebruinemenue:pirequ’àParis.Enrevanche,elleéprouvaituneattirancetrèsvivepour lefleuve,ellevoulaitvoir lescaïmanssedorerausoleilsurlesénormesbancsdesable,ellevoulaitêtreréveilléeaumilieudelanuitparlessanglotsdefemmesdeslamantins,maislaseuleidéed’entreprendre,àsonâge,seuleetveuve,unvoyageaussidifficileluisemblaitillusoire.

FlorentinoArizaavaitrenouvelésoninvitationunpeuplustard,lorsqu’elleavaitdécidédecontinueràvivresanssonépoux,etlapropositionluiavaitparuplusenvisageable.Ecœuréeparlescalomniesàl’endroitdesonpère,parlarancœurcontresondéfuntmari,parlessalamalecshypocritesdeLucreciadelRealqu’elleavaitconsidéréependantdesannéescommesameilleureamie,ellesesentaitde tropdanssapropredemeure.Unaprès-midi, tandisqu’ellebuvaitsoninfusiondefeuillesuniverselles,elleregardalejardinmarécageuxoùnereverdiraitplusl’arbredesonmalheur.

«Jevoudraisficherlecampdecettemaison,marchertoutdroit,toutdroit,toutdroitetneplusjamaisrevenir,dit-elle.

—Prendslebateau»,ditFlorentinoAriza.FerminaDazaleregarda,pensive.«Çasepourraitbien»,dit-elle.Ellen’ypensaqu’aumomentdeprononcercesmots,maisilluisuffitd’enadmettrelapossibilitépour

quecefûtchosefaite.Sonfilsetsabrusemontrèrentenchantés.FlorentinoArizas’empressadepréciserqueFerminaDazaseraitsursesnaviresuneinvitéed’honneur,qu’onaménageraitpourelleunecabineaussi belle que sa propre maison, que le service serait parfait et que le capitaine en personne sechargeraitdesonbien-êtreetdesasécurité.Pour l’enthousiasmer, ilapportadescartesdenavigation,des cartes postalesmontrant de furieux couchers de soleil des odes au paradis primitif duMagdalenaécritespardesvoyageursillustres,ouquil’étaientdevenusgrâceàl’excellencedeleurspoèmes.Elleyjetaituncoupd’œildetempsàautrelorsqu’elleétaitdebonnehumeur.

«Tun’aspasbesoindemetraiterenbébé,luidisait-elle.Sijeparsc’estquejel’aidécidé,nonàcausedelabeautédupaysage.»

Lorsquesonfilsluioffritlacompagniedesafemme,ellerefusatoutnet:«Jesuisassezgrandepourmedébrouillerseule.»Elles’occupaelle-mêmedesdétailsduvoyageetressentitunegrandequiétudeàl’idéedevivrehuitjoursderemontéeetcinqdedescentesansautrebagagequelestrictnécessaire:une

demi-douzaine de robes en coton, son linge, ses affaires de toilette, une paire de chaussures pourembarqueretdébarquer,sespantouflespourlevoyageetriend’autre:lerêvedesavie.

Aumoisde janvier1824, lecommodoreJuanBernardoElbers, fondateurde lanavigation fluviale,avaithissélepavillondupremierpaquebotàvapeurquiavaitsillonnéleMagdalena,unenginprimitifdequarantechevauxquis’appelaitFidélité.Plusd’unsiècles’étaitécoulélorsqu’un7juilletàsixheuresdusoirledocteurUrbinoDazaetsonépouseaccompagnèrentFerminaDazajusqu’aubateauquidevaitpourla première fois l’emmener sur le fleuve. C’était le premier que l’on avait construit sur les chantiersnavalsdelaville,etFlorentinoAriza,ensouvenirdesonglorieuxprédécesseur,l’avaitbaptiséNouvelleFidélité.FerminaDazaneputcroirequecenom,quiavaitpoureuxtantdesignification,fûtunhasardhistoriqueetnonunedesdélicatessesduromantismechroniquedeFlorentinoAriza.

En tout cas, à la différence des autres navires fluviaux, anciens oumodernes, laNouvelle Fidélitépossédait,contiguëàlacabineducapitaine,unesuiteconfortableetgrande:unsalonavecdesmeublesdebambouauxcouleursdefête,unechambreconjugaledécoréetoutentièredemotifschinois,unesalledebainsavecbaignoireetdouche,unegrandeterrassecouverteoùl’onavaitsuspendudesfougèresetd’où l’on voyait l’avant et les deux côtés du navire, et un système de réfrigération silencieux quiprotégeait les pièces du bruit extérieur et les plongeait dans un climat d’éternel printemps. Cetappartementde luxe,appelé«cabineprésidentielle»parcequ’yavaientvoyagé troisprésidentsde laRépublique,n’avaitaucunbutcommercialetétaitréservéauxpersonnalitésimportantesetauxinvitésdemarque. Florentino Ariza l’avait fait aménager pour des raisons de prestige dès qu’il avait été éluprésidentde laC.F.C., avec la conviction intimeque tôtou tard il serait le refugebienheureuxde sonvoyagedenocesavecFerminaDaza.

Le jour vint, en effet, où elle prit possession de la cabine présidentielle enmaîtresse des lieux.Àbord, lecapitaine rendit leshonneursaudocteurUrbinoDaza,à sonépouse, et àFlorentinoAriza, enservantduchampagneetdusaumonfumé.Ils’appelaitDiegoSamaritano,portaitununiformedelinblancd’uneabsolueperfection,depuislesbottinesjusqu’àlacasquetteavecl’écussondelaC.F.C.brodéaufild’or,etcommelesautrescapitainesdufleuveilavaitlacorpulenced’unceiba,unevoixpéremptoireetdesmanièresdecardinalflorentin.

ÀseptheuresondonnalepremiersignaldudépartetFerminaDazasentitunedouleuraiguërésonnerdans son oreille gauche. La nuit précédente elle avait fait des rêves parsemés de mauvais présagesqu’ellen’avaitpasosédéchiffrer.Trèstôtlematinelles’étaitrendueaupanthéonduséminaire,quiétaittoutprocheets’appelaitalorscimetièrede laManga,etelles’était réconciliéeavecsonmarimortenprononçantdebout, devant la crypte, unmonologuedans lequel elle avait déversé les justes reprochesrestésentraversdesagorge.Puiselleluiavaitracontélesdétailsduvoyageetluiavaitditaurevoiràbientôt.Afind’éviterd’épuisantsadieux,ellen’avaitvouluprévenirpersonnedesondépart,aucontraired’autrefois,lorsqu’elles’apprêtaitàpartirpourl’Europe.Endépitdesesnombreuxvoyages,celui-ciluisemblaitêtrelepremieret,àmesurequelajournéeavançait,sonémotionaugmentait.Unefoisàbord,ellesesentittristeetabandonnéeetsouhaitaresterseulepourpleurer.

Lorsque retentit l’ultime coup de corne, le docteur Urbino et son épouse lui dirent au revoir sanseffusions, et FlorentinoAriza les accompagna jusqu’à la passerelle. Le docteurUrbinoDaza s’écartapour luicéder lepassagederrièresonépouseet se renditcompte toutàcoupqueFlorentinoAriza luiaussiétaitduvoyage.LedocteurUrbinoDazaneputdissimulersasurprise.

«Iln’étaitpasquestiondecela»,dit-il.FlorentinoArizaluimontralaclefdesacabineavecuneintentiontropévidente:unecabineordinaire

sur le pont principal. Mais pour le docteur Urbino Daza ce ne fut pas une preuve suffisante de soninnocence.Iladressaàsonépouseunregarddenaufragé,cherchantdel’aidedanssadéconvenue,etnetrouvaquedeuxyeuxdeglace.Elleluidittoutbas,d’unevoixsévère:«Toiaussi?»Oui,luiaussi,de

mêmequesasœurOfelia,pensaitqu’àuncertainâgel’amourdevenaitindécent.Maisilsutsereprendreàtemps,serralamaindeFlorentinoAriza,plusrésignéquereconnaissant.

FlorentinoArizalesregardadescendresurlequaidepuislebastingagedusalon.Ainsiqu’ill’espéraitetledésirait,ledocteurUrbinoDazaetsonépouse,avantdemonterenvoiture,seretournèrentpourlesvoir,et il agita lamainensigned’adieu.Tousdeux lui répondirent.FlorentinoAriza resta sur lepontjusqu’àcequel’automobileeûtdisparudanslapoussièreduquaidesmarchandisespuissedirigeaverssacabineafindes’habillerpourlepremierdîneràbord,danslasalleàmangerducapitaine.

Cefutunemagnifiquesoiréequelecapitaineégayapardesavoureuxrécitsdesesquaranteanspasséssurlefleuve,maisFerminaDazadutfairedegrandseffortspouravoirl’airdes’amuser.Bienquel’oneût donné le dernier coupde sirène, fait descendre les passagers et ôté la passerelle à huit heures, lebateaune leva l’ancreque lorsque le capitaine eut terminé son repas et se fut installé à labarrepourdiriger lamanœuvre. FerminaDaza et FlorentinoAriza restèrent penchés au-dessus du bastingage dusalondestouristes,mêlésauxpassagerstumultueuxquis’amusaientàidentifierleslumièresdelaville,jusqu’àcequelebateausefaufilâtentrelescanauxinvisibles,lesmaraiséclaboussésparleslumièresondulantesdespêcheurs, et respirât enfin àpleinspoumons l’air purdugrandMagdalena.L’orchestreattaqua un morceau populaire à la mode, les passagers hurlèrent de joie et le bal s’ouvrit dans labousculade.

Fermina Daza préféra le refuge de sa cabine. Elle n’avait pas dit un mot de toute la soirée etFlorentinoArizal’avaitlaisséeseperdredanssesméditations.Ilnel’interrompitquepourluisouhaiterbonnenuitsurlepasdesaporte,maisellen’avaitpassommeil,bienqu’unpeufroid,etelleluiproposade s’asseoirunmomentpour regarder le fleuvedepuis la terrasseprivée.FlorentinoAriza rouladeuxbergères d’osier jusque devant le bastingage, éteignit les lumières, enveloppa les épaules de FerminaDazad’unecouverturede laineet s’assit à côtéd’elle.Avec lapetiteboîtequ’il lui avaitofferteelleroulaunecigarette,laroulaavecunehabiletésurprenante,lafumaaveclenteur,lefeuàl’intérieurdelabouche,sansparler,enrouladeuxautresencoreet les fuma l’uneaprès l’autre.FlorentinoArizabutàpetitesgorgéesdeuxbouteillesd’uncaféserré.

Leslumièresdelavilleavaientdisparuàl’horizon.Depuislaterrasseobscure,lefleuvelisseetmuetetlesprésdesdeuxrivessetransformèrent,souslalune,enuneétenduephosphorescente.Detempsentempsonapercevaitunecabanedechaumeprèsdegrandsfeuxindiquantquelàonvendaitduboispourleschaudièresdespaquebots.FlorentinoArizagardaitdesonvoyagede jeunessedevaguessouvenirsquelavisiondufleuvefaisaitrenaîtreenéblouissantesrafales,commes’ilsdataientd’hier.Ilencontaquelques-uns à Fermina Daza, croyant la distraire, mais elle fumait, dans un autremonde. FlorentinoArizarenonçaàsesréminiscencesetlalaissaseuleaveclessiennestandisqu’ilroulaitsescigarettesetlesluitendaittoutallumées,jusqu’àcequelaboîtefûtvide.Aprèsminuit,lamusiquesetut,letintamarredespassagerss’estompaets’effilochaenmurmuresendormis,etlesdeuxcœursdemeurèrentseulsdansl’ombredupont,battantaurythmedelarespirationdunavire.

Auboutd’unlongmoment,FlorentinoArizaregardaFerminaDazadanslemiroitementdufleuve,lavitspectrale,vitsonprofildestatuequeveloutaitunlégeréclatbleuté,ets’aperçutqu’ellepleuraitensilence.Maisaulieudelaconsoleroud’attendrequetarissentseslarmes,ainsiqu’ellel’eûtsouhaité,illaissalapaniquelegagner.

«Veux-turesterseule?demanda-t-il.Sijelevoulaisjenet’auraispasditderester»,répondit-elle.Alors il tenditsesdoigtsglacésdans l’obscurité,dans l’obscuritécherchal’autremain,et la trouva

quil’attendait.L’unetl’autrefurentassezlucidespourserendrecompte,l’espaced’unemêmeseconde,qu’aucunedesdeuxn’étaitlamainqu’ilsavaientimaginéeavantdesetoucher,maisdepauvresvieuxos.L’instant suivant, cependant, elles le furent. Elle commença à parler de son époux mort, au présent,

comme s’il était encore en vie, et Florentino Ariza sut que pour elle aussi l’heure était venue de sedemander,avecdignité,avecgrandeur,avecundésirirrépressibledevivre,quefairedecetamourrestésansmaître.

FerminaDazacessadefumerpournepaslâcherlamainquitenaitlasienne.Lebesoindecomprendrel’absorbait tout entière. Elle ne pouvait concevoir meilleur mari que celui qui avait été le sien, etcependant l’évocation de sa vie était, plus que d’affection, parsemée d’obstacles, d’incompréhensionsréciproques,dequerellesinutiles,derancœursmaldissipées.Ellesoupirasoudain:«Nomd’unchien,commentpeut-onêtreaussiheureusependant tantd’années,aumilieude tantdecoupsdurs,de tantdedisputes,sanssavoirsic’estçal’amour.»Lorsqu’elleeutterminédevidersoncœur,quelqu’unéteignitla lune. Le navire avançait à petits pas, d’abord un pied, puis l’autre : un immense animal à l’affût.L’anxiétédeFerminaDazan’étaitplus.

«Maintenantva-t’en»,dit-elle.FlorentinoArizapressasamain,sepenchaverselleettentadel’embrassersurlajoue.Maisellel’en

empêchadesavoixrauqueetdouce.«Non,dit-elle:jesenslavieille.»Elle l’entendit s’éloigner dans l’obscurité, entendit ses pas dans l’escalier, l’entendit cesser d’être

jusqu’aulendemain.FerminaDazaallumauneautrecigaretteet,àtraverslafumée,vitledocteurJuvenalUrbino avec son costumede lin irréprochable, sa rigueur professionnelle, son éblouissante sympathie,sonamourofficiel,agiterdepuislebateaudupassésonchapeaublancensigned’adieu.«Leshommesnesontquelespauvresesclavesdespréjugés,luiavait-ilditunjour.Enrevanche,lorsqu’unefemmedécidede coucher avec un homme, il n’est pas de barrière qu’elle ne franchisse, de forteresse qu’elle nedémolisse,deconsidérationmoralesur laquelleellenesoitprêteàs’asseoir :Dieu lui-mêmen’existeplus.»FerminaDazademeuraimmobilejusqu’aupetitmatin,l’espritabsorbéparunFlorentinoArizaquin’était pas la triste sentinelle du petit parc des Évangiles dont le souvenir n’éveillait plus en elle lamoindrelueurdenostalgie,maisunhommeboiteux,décrépit,réel,celuiquiavaittoujoursétéàportéedesamainetqu’ellen’avaitpassureconnaître.Ettandisquelenavirel’entraînaitdesonsoufflepuissantvers la splendeurdespremières roses, toutcequ’elledemandaàDieu futqueFlorentinoArizasût, lelendemain,paroùrecommencer.

Illesut.FerminaDazaavaitdonnédesinstructionsaugarçondecabinepourqu’onlalaissâtdormirtout son soûl, et lorsqu’elle se réveilla elle aperçut,posé sur la table,unvaseavecune roseblanche,fraîche,encorehumidederosée,etuneenveloppecontenantautantdepagesqueFlorentinoArizaétaitparvenu à en écrire depuis qu’il lui avait souhaité bonne nuit. C’était une lettre paisible ne voulantqu’exprimerl’étatd’espritqui,laveille,s’étaitemparédelui,unelettreaussilyriqueetrhétoriquequelesautres,maisfondéesurlaréalité.FerminaDazalalutquelquepeuhonteused’elle-mêmecarsoncœurgalopait sans vergogne. FlorentinoAriza concluait en lui demandant de prévenir le garçon de cabinelorsqu’elle serait prête car le capitaine l’attendait au poste de commandement pour lui montrer lefonctionnementdunavire.

Ellefutprêteàonzeheures.Elleavaitprisunbain,fleuraitlesavonparfumé,avaitrevêtuuntailleurde veuve très simple en étamine grise, et se sentait tout à fait remise de la tempête de la veille.Ellecommandaunpetitdéjeunerfrugalaugarçonvêtudeblancimpeccablequiétaitauservicepersonnelducapitaine,mais nedemandapas qu’onvînt la chercher.Ellemonta seule, émerveillée par le ciel sansnuages, et trouva Florentino Ariza dans la cabine de commandement en train de bavarder avec lecapitaine.Illuisembladifférent,parcequ’ellelevoyaitavecd’autresyeux,biensûr,maissurtoutparcequ’il était méconnaissable. Au lieu de ses éternels vêtements funèbres, il portait de confortableschaussures blanches, un pantalon de toile et une chemise à manches courtes, au col ouvert, avec sesinitialesbrodéessur lapocheàhauteurde lapoitrine,unecasquettedemarin,blancheelleaussi,et il

avaitaccrochédesverresteintéssurseséternelleslunettesdemyope.Toutétaitneufetavaitétéachetéexprèspourlevoyage,sauflavieilleceinturedecuirmarronqueFerminaDazaremarquatoutdesuitecommeunemouchetombéedanslepotage.Enlevoyanthabillédelasorteetdetouteévidenceensonhonneur,elleneputempêcherlefeudeluimonterauvisage.Ellesetroublaenluidisantbonjouretilfuttroublédesontrouble.Laconsciencedeseconduirecommedeuxamoureuxlestroublaplusencoreetlaconscience de leur trouble finit de les troubler au point que le capitaine s’en aperçut et frissonnad’émotion.Illessortitd’embarrasenleurexpliquantpendantdeuxheuresl’utilisationdesinstrumentsetlefonctionnementgénéraldubateau.Ilsnaviguaientaveclenteursurlefleuvesansrivesquiseperdaitàl’horizonentred’aridesbancsdesable.Maisleseauxbourbeusesdel’embouchureavaientici,lentesetdiaphanes,lasplendeurdumétalausoleilimpitoyable.FerminaDazaeutl’impressiond’undeltapeupléd’îlesdesable.

«C’esttoutcequinousrestedufleuve»,luiditlecapitaine.FlorentinoAriza, eneffet, s’étonnade tousces changements etplus encore le lendemain lorsque la

navigationdevintdifficile.IlcompritalorsqueleMagdalena,cepatriarche,undesplusgrandsfleuvesdumonde,n’étaitplusqu’uneillusiondelamémoire.LecapitaineSamaritanoleurexpliquacommentundéboisement aberrant avait en cinquante ans eu raison du fleuve : les chaudières des navires avaientdévorélaforêtauxarbrescolossauxquiavaittantoppresséFlorentinoArizalorsdesonpremiervoyage.Fermina Daza ne verrait pas les animaux de ses rêves : les chasseurs de peaux des tanneries de LaNouvelle-Orléansavaientexterminélescaïmansquifaisaientlesmortspendantdesheuresetdesheuressur les rives escarpées pour surprendre les papillons, mâchoires grandes ouvertes ; les perroquetsjacasseursetlessingesauxhurlementsdefousétaientmortsàmesurequ’avaientdisparulesfrondaisons,et les lamantins aux grandes mamelles de mères qui allaitaient leurs petits et pleuraient comme desfemmesdésespéréessurlesbancsdesableétaientuneespècequ’avaientéteintelesballesexplosivesdeshommeschassantpourleurplaisir.

Le capitaine Samaritano vouait aux lamantins une affection presque maternelle car leurs femellesressemblaient àdes femmescondamnéesparquelqueégarement amoureux, et il tenait pour certaine lalégende selon laquelle elles étaient les seules femmes sans hommes dans le règne animal. Il s’étaittoujoursopposéàcequ’onleurtirâtdessusdepuissonnavire,commeonenavaitcoutumemalgrélesloisl’interdisant. Un jour, un chasseur de Caroline du Nord, dont tous les papiers étaient en règle, avaitdésobéiàsesordresetfaitvolerenéclatslatêted’unemèrelamantinavecuneballedesaSpringfield.Le petit, fou de douleur, était resté à sangloter et à hurler sur le corps étendu. Le capitaine avait faitmonter l’orphelin à bord pour s’occuper de lui et abandonné le chasseur sur le banc désert à côté ducadavredelamèreassassinée.Lesprotestationsdiplomatiquesluiavaientvalusixmoisdeprisonetilavaitfailliperdresonpermisdenavigation,maisàsasortieils’étaitdéclaréprêtàrecommenceràlamoindreoccasion.L’événement,toutefois,avaitétéhistorique:lelamantinsansmère,quiavaitgrandietvécudenombreusesannéesdansleparcpouranimauxexotiquesdeSanNicolasdelasBarrancas,étaitledernierquel’onavaitvusurlefleuve.

«Chaquefoisquejepassedevantcebancdesable,dit-il,jeprieDieuquecegringoremontesurmonbateaupourquejepuisseencoreunefoisledébarquer.»

Cetendregéant,queFerminaDazanetrouvaitguèresympathique,l’émuttantcematin-làqu’elleluiaccordauneplaceprivilégiéedanssoncœur.Ellefitbien:levoyagecommençaitàpeineetelleauraitbiensouventl’occasiondeconstaterqu’ellenes’étaitpastrompée.

Fermina Daza et Florentino Ariza restèrent dans la cabine de commandement jusqu’à l’heure dudéjeuner, une fois passé le village deCalamar qui, à peine quelques années auparavant, était une fêteperpétuelleetn’étaitplusaujourd’huiqu’unportenruineauxruesdésolées.Unefemmevêtuedeblancetqui agitait un mouchoir fut le seul être vivant qu’ils aperçurent depuis le navire. Fermina Daza ne

comprenaitpaspourquoionnelarecueillaitpasalorsqu’ellesemblaitendétresse,maislecapitaineluiexpliquaqu’elleétaitlefantômed’unenoyéequienvoyaitdessignauxtrompeursafind’attirerlesbateauxverslesdangereuxtourbillonsdel’autrerive.Ilspassèrentsiprèsd’ellequeFerminaDazalavitdanssesmoindresdétails,sedécoupantbiennettecontrelesoleil,etellenemitpasendoutelaréalitédesanon-existence,bienqu’illuisemblâtreconnaîtresonvisage.

Cefutune longueetchaude journée.Après ledéjeuner,FerminaDazaretournadanssacabinepoursoninévitablesieste,maisdanssonoreilleladouleurl’empêchadedormiretsefitplusintenselorsquelenavireéchangea les salutationsde rigueuravecunautrenavirede laC.F.C.qu’il croisaàquelqueslieuesdeBarrancaVieja.FlorentinoArizapiquaunsomme,assisdanslesalonprincipaloùlaplupartdespassagerssanscabinedormaientcommeenpleinenuit,etilrêvadeRosalba,toutprèsdel’endroitoùill’avaitvues’embarquer.Ellevoyageaitseule,avecsesatoursdeMomposiniennedusiècledernier,etc’étaitelle,etnonl’enfant,quifaisaitlasiestedanslacageenosiersuspendueàl’auvent.Cefutunrêvesiénigmatiqueetsiamusantqu’ill’évoquaavecplaisirtoutl’après-miditandisqu’iljouaitauxdominosaveclecapitaineetdeuxpassagersdesesamis.

Au crépuscule la chaleur diminuait et le navire revivait. Les passagers émergeaient comme d’uneléthargie, rafraîchis, avec des vêtements propres, et occupaient les fauteuils en osier du salon dansl’attentedudînerannoncéàcinqheuresprécisesparungarçonquiparcouraitlepontd’unboutàl’autreenagitant,aumilieudesapplaudissementsetdesplaisanteries,unepetitesonnettedesacristain.Tandisqu’ilsmangeaient,l’orchestreattaquaitunfandangoetlebalsepoursuivaitjusqu’àminuitpassé.

Fermina Daza ne voulut pas dîner car son oreille lui faisait mal et elle assista au premierembarquement de bois pour les chaudières, près d’une falaise pelée où ne restaient que des troncsd’arbresentassésetuntrèsvieilhommequis’occupaitdudépôt.Ilnesemblaityavoirpersonned’autreàplusieurslieuesàlaronde.PourFerminaDaza,cefutuneescaleennuyeuseetlongue,inimaginablesurles transatlantiquesd’Europe,et lachaleurétait tellequ’on lasentaitmêmeà l’intérieurde la terrasseréfrigérée. Mais lorsque le navire leva l’ancre il soufflait une brise fraîche, imprégnée des senteursprofondesde la forêt, et lamusique se fit plus joyeuse.AuvillagedeSitioNuevo iln’yavaitqu’uneseulelumièreàlaseulefenêtredelaseulemaison,etlebureauduportnelançapaslesignalconvenupour indiquer qu’un chargement ou des passagers attendaient d’embarquer, si bien que le navirepoursuivitsaroutesanslesaluer.

Fermina Daza avait passé tout l’après-midi à se demander quels stratagèmes utiliserait FlorentinoArizapourlavoirsansfrapperàsaporte,etvershuitheureselleneputcontenirpluslongtempssondésird’être avec lui. Elle sortit dans la coursive en espérant le croiser comme par hasard, et n’eut pas àmarcher bien longtemps : assis sur une banquette, muet et triste de même que dans le petit parc desÉvangiles,FlorentinoArizacherchaitdepuisdeuxheuresunprétextepouralleràsarencontre.Tousdeuxeurent lemêmegestedesurpriseque tousdeuxsavaient feint,et ilsparcoururentensemble lepontdespremièresbourréde jeunesgens, pour laplupart des étudiants turbulents, qui sedépensaient avecunecertaine anxiété pour fêter la fin des vacances.Au bar, FlorentinoAriza et FerminaDaza prirent uneboissonfraîche,assisaucomptoircommedesétudiants,etellesesentitsoudainlaproied’unesituationredoutée.Elledit:«Quellehorreur!»FlorentinoArizaluidemandaquellepenséel’impressionnaitdelasorte.

«C’estàcausedecespauvrespetitsvieux,dit-elle.Ceuxque l’ona tuésàcoupsde ramedans labarque.»

Tous deux allèrent se coucher lorsque la musique s’arrêta, après une longue conversation sansambages sur la terrasse obscure. La lune était absente, le ciel couvert et l’horizon sillonné d’éclairssilencieuxquilesilluminaientl’espaced’uninstant.FlorentinoArizaroulapourelledescigarettesmaisellen’en fumaquequatreparceque ladouleur,quidisparaissaitparmoments, reprenaitdeplusbelle

lorsque lebateaucornait aupassaged’unautrenavire, au larged’unvillageendormi,ouennaviguantavec lenteurpoursonder laprofondeurdu fleuve. Il lui racontaavecquelleémotion il l’avait toujoursvue, pendant les jeux Floraux, lors du voyage en ballon, sur le vélocipède d’acrobate, et avec quelleanxiété toute l’année il attendait les festivités publiques, dans le seul but de l’apercevoir. Elle aussil’avait vu de nombreuses fois et jamais elle n’eût imaginé qu’il ne se trouvait là que pour la voir.Cependant, lorsqu’elleavaitcommencéà lireses lettres,àpeineunanauparavant,elles’étaitsoudaindemandépourquoiiln’avaitjamaisparticipéauxjeuxFloraux:ilauraitsansnuldoutegagné.FlorentinoArizaluimentit:iln’écrivaitquepourelle,despoèmesdédiésàelleseuleetqueluiseullisait.Alorscefutellequi,dansl’obscurité,cherchasamain,maisellenelatrouvapasquil’attendaitcommelaveilleelleavaitattendulasienne:ellelapritparsurprise.LecœurdeFlorentinoArizabattitàtoutrompre.

«Commelesfemmessontbizarres»,dit-il.Elleéclatad’un rireprofondde jeunecolombe,etpensadenouveauauxpetitsvieuxde labarque.

C’étaitécrit:cetteimagelapoursuivraittoutesavie.Maiscesoir-làellepouvaitlasupportercarellesesentaitbien,tranquille,commepeudefoisellel’avaitétédanssavie: lavéedetoutefaute.Elleseraitdemeurée ainsi jusqu’à l’aube, sans parler, tenant dans samain l’autremain inondée de sueur glacée,n’eûtétécemald’oreilledeplusenplusinsupportable.Aussi,lorsquelamusiquesetutetquecessaleva-et-vient des passagers ordinaires qui accrochaient leurs hamacs dans le salon, elle comprit que ladouleurl’avaitemportésursondésirderesterauprèsdelui.Leluiavouerl’eûtsoulagéemaiselleneditrienafindenepasl’inquiéter.Carelleavaitalorslesentimentdeleconnaîtreaussibienquesielleavaitvécuavecluitoutesavie,etlecroyaitcapablededonnerl’ordrederentrerauportnefût-cequepourcalmersadouleur.

FlorentinoArizaavaitprévuquecettenuit-làleschosessedérouleraientainsietilpritcongé.Surleseuilde lacabine, il tentade lui souhaiterbonnenuiten l’embrassant,etelle tendit sa jouegauche. Ilinsista, larespirationhaletante,etelle tendit l’autre joueavecunecoquetteriequ’ilne luiavait jamaisconnue,pasmêmeaux tempsducollège.Alors il insistaune foisencoreetelle reçut lebaisersurseslèvres,lereçutavecuntremblementqu’elletentadedissimulerparunrireoubliédepuislanuitmêmedesesnoces.

«Seigneur,dit-elle,surlesbateauxjefaisdesfolies.»Florentino Ariza frissonna : ainsi qu’elle-même l’avait dit, elle avait en effet l’odeur aigre de la

vieillesse.Toutefois,tandisqu’ilsedirigeaitverssacabineensefrayantunpassagedanslelabyrinthedeshamacsendormis,ilseconsolaàl’idéequ’ilexhalaitsansdouteuneodeuridentique,desurcroîtplusvieille de quatre ans, et qu’elle aussi avait dû la sentir avec la même émotion. C’était l’odeur desfermentshumainstantdefoisperçuechezsesamanteslesplusanciennesetqu’ellesavaientrespirésurlui.LaveuveNazaret,quinegardaitrienpourelle,leluiavaitditdansunlangagepluscru:«Onsentlacharogne.»Chacunsupportaitcelledel’autreparcequ’ilsétaientàégalité:monodeurcontrelatienne.En revanche, il se méfiait d’América Vicuña dont la senteur de langes réveillait en lui des instinctsmaternelsetl’idéel’avaittourmentéqu’ellenepûtsupporterlasienne:uneodeurdevieuxbeau.Maistoutcelaappartenaitaupassé.Seulcomptaitque,depuislejouroùlatanteEscolásticaavaitoubliésonmisselsurlebureaudutélégraphe,FlorentinoArizan’avaitéprouvéunbonheurégalàceluidecesoir:siintensequ’ilenavaitpeur.

Ilétaitcinqheuresetilvenaitdes’endormirlorsqueauportdeZambranolesecrétairedunavireleréveillapourluiremettreuntélégrammeurgent.Datédelaveille,ilétaitsignéLeonaCassianiettouteson horreur tenait en une ligne :América Vicuñamorte hier raisons inexplicables. À onze heures dumatinilapprit lesdétailsgrâceàuneconversationtélégraphiqueavecLeonaCassiani,pourlaquelleilutilisa lui-même l’appareil de transmission alors qu’il ne s’en était plus jamais resservi depuis sesannées de télégraphiste.AméricaVicuña, en proie à une dépressionmortelle pour avoir échoué à ses

examensdefind’année,avaitavaléunflacondelaudanumqu’elleavaitdérobéàl’infirmerieducollège.FlorentinoAriza savait au fond de son âme que l’information était incomplète.MaisAméricaVicuñan’avait laisséaucuneexplicationécritequieûtpermisd’accuserquiconquedesadécision.La famille,prévenueparLeonaCassiani,arrivaitencemomentdePuertoPadre,etl’enterrementdevaitavoirlieulejourmêmeàcinqheures.FlorentinoArizarespira.Toutcequ’ilpouvaitfairepourcontinueràvivreétaitdes’interdire lesupplicedusouvenir. Il l’effaçadesamémoire,bienqueplus tard ildûtde tempsentempslasentirrevivre,defaçonsoudaineetinopinée,commel’élancementbrutald’unevieillecicatrice.

Lesjournéessuivantesfurentchaudesetinterminables.Lefleuvedevenaittroubleetserétrécissait,et,à la place de l’enchevêtrement d’arbres colossaux qui avait tant étonné Florentino Ariza lors de sonpremiervoyage,ilyavaitdesplainescalcinées,desdéchetsdeforêtsdévoréesparleschaudièresdesnavires,desdécombresdevillagesabandonnésdeDieu,auxruestoujoursinondéesmêmelorsdespluscruellessécheresses.Lanuit,cen’étaientpasleschantsdesirènedeslamantinssurlesbancsdesablequileréveillaientmaisleremuglenauséabonddesmortsflottantendirectiondelamer.Cariln’yavaitniguerresniépidémies,maislescorpsgonfléscontinuaientdepasser.Pourunefois,lecapitainesemontradiscret : « Nous avons ordre de dire aux passagers qu’ils se sont noyés par accident. » Au lieu ducharabia des perroquets et du scandale invisible des singes qui, en d’autres temps, augmentaient latouffeurdelami-journée,n’étaitquelevastesilencedelaterreravagée.

Il restait si peud’endroits oùbûcheronner, si éloignés les unsdes autres, que laNouvelle Fidélitétombaenpannedecombustibleauquatrièmejourdevoyage.Ilrestaamarrépresqueunesemainetandisquedeséquipespénétraientdesmaraisdecendresàlarecherchedesderniersarbreséparpillés,lesseulsquisubsistaient:lesbûcheronsavaientabandonnéleurssentes,fuyantlaférocitédesseigneursdelaterre,fuyant lecholéra invisible, fuyant lesguerres larvéesque legouvernements’entêtaitàocculterpardesdécrets de diversion. Pendant ce temps, les passagers s’ennuyaient, organisaient des compétitions denatation, mettaient sur pied des expéditions de chasse, revenaient avec des iguanes vivants qu’ilséventraientduhautenbaset recousaientavecdesalênesaprès leuravoirarrachédesgrappesd’œufs,translucidesetmous,qu’ilsmettaientàsécherenchapeletssurlebastingage.Lesprostituéesmisérablesdesvillagesvoisins,quiavaientsuivi l’expéditionà la trace,plantèrentdes tentessur leshauteursdesrives,engagèrentdesmusiciens,installèrentuneguinguetteetdécrétèrentlabamboulaenfacedubateauancré.

Bienavantd’êtreprésidentdelaC.F.C.,FlorentinoArizaavaitreçudesinformationsalarmantessurl’étatdufleuve,maisc’estàpeines’illeslisait.Iltranquillisaitsesassociés:«Nevousinquiétezpas,quand il n’y aura plus de bois on utilisera les chaudières à pétrole. » il ne prit jamais la peine d’yréfléchir,obnubiléparsapassionpourFerminaDaza,etlorsqu’ilvitlaréalitéenface,iln’yavaitplusrienàfairesinonfabriquerunnouveaufleuve.Lanuit,mêmeà l’époquedesmeilleureseaux, il fallaitamarrerpourdormir,etleseulfaitd’êtrevivantdevenaitalorsinsupportable.Laplupartdespassagers,lesEuropéenssurtout,abandonnaientlepourrissoirdescabinesetpassaientlanuitàmarchersurlepont,chassanttoutessortesdebestiolesaveclamêmeserviettequiservaitàépongerleursueurincessante,etauleverdujourilsétaientépuisésetenflésàcausedespiqûresdesmoustiques.AudébutduXIXesiècle,unexplorateuranglais,dansuneallusionauvoyagedejadisquel’onfaisaitmoitiéencanoëmoitiéàdosdemuleetquipouvaitdurerjusqu’àcinquantejours,avaitécrit:«C’estunedespérégrinationslesplusdifficileset lesplus inconfortablesqu’unêtrehumainpuisseentreprendre.»Elleavait cesséde l’êtrependantlesquatre-vingtspremièresannéesdelanavigationfluvialeetl’étaitredevenuepourtoujoursetàjamais, après que les caïmans eurentmangé le dernier papillon, que les lamantins eurent disparu, demêmequelesperroquets,lessingesetlesvillages:aprèsquetouteutdisparu.

«Cen’estpasunproblème,disaitlecapitaineenriant,dansquelquesannéesonrouleraenautomobilesurlelitàsecdufleuve.»

Ledouxprintempsde la terrasse réfrigéréeprotégeaFerminaDaza etFlorentinoArizapendant lestroispremiersjours,maislorsqu’ilfallutrationnerleboisetquelesystèmederéfrigérationcommençaàsedérégler, lacabineprésidentielledevintunemarmitenorvégienne.FerminaDazasurvivaitauxnuitsgrâceàlabrisedufleuvequientraitparlesfenêtresouvertes,etellechassait lesmoustiquesavecuneserviettecarlabombeàinsecticideétaitinutiletantquelebateauétaitancré.Sadouleurdansl’oreille,devenue insupportable, disparut tout à coup unmatin au réveil, tel le chant d’une cigale qui vient demourir. Le soir, lorsque Florentino Ariza lui parla du côté gauche et qu’elle dut tourner la tête pourentendrecequ’ildisait,ellecompritqu’elleavaitperdul’ouïe.Elleneditrienàpersonneetl’acceptacommel’unedesnombreusesetirrémédiablesvicissitudesdel’âge.

Malgrétout,leretarddunavireavaitétépoureuxunaccidentprovidentiel.FlorentinoArizaavaitunjour lu cettephrase : «Dans lemalheur, l’amour devient plus grand et plus noble. »L’humidité de lacabineprésidentiellelesplongeadansuneléthargieirréelleoùilétaitplusfaciledes’aimersansposerdequestions.Ilsvivaientdesheuresinimaginables,setenaientparlamain,assissurlesfauteuilsdupont,s’embrassaient avec douceur, jouissaient de l’ivresse de leurs caresses sans le désagrément del’exaspération.Latroisièmenuitdetouffeur,ellel’invitaàboiredel’anis,celui-làmêmequ’ellebuvaitencachetteavecHildebrandaetsabandedecousines,etavaitbuplustard,mariéeetmèredefamille,enferméeavecsesamiesdansununiversd’emprunt.Elleavaitbesoindes’étourdirunpeupournepaspenseravectropdeluciditéàsonsort,etFlorentinoArizacrutqu’ellevoulaitsedonnerlecouragedefranchirledernierpas.Enhardiparcetteerreur,ilserisquaàexplorerduboutdesdoigtslecoufané,lebustecuirassédebaleinesmétalliques,leshanchesauxosrongés,lesmusclesdebichefatiguée.Ellelelaissafaire,reconnaissante,lesyeuxclosmaissansfrémir,fumantetbuvantàpetitstraits.Lorsqu’àlafinlescaressesglissèrentverssonventre,elleavaitassezd’anisdanslecœur.

«Sil’ondoitfairedesbêtises,faisons-les,dit-elle,maiscommedesgrands.»Elleleconduisitdanslachambreetcommençaàsedévêtirsansfaussespudeurs,enpleinelumière.

FlorentinoAriza s’allongea tout habillé sur le lit, essayant de reprendre ses esprits, ignorant une foisencorecequ’ilfallaitfairedelapeaudel’oursqu’ilavaittué.Elledit:«Neregardepas.»Ildemandapourquoisansdétournerlesyeuxduplafond.

«Parcequecelanevapasteplaire»,dit-elle.Alors il la regardaet lavitnue jusqu’à la taille, tellequ’il l’avait imaginée.Elleavait lesépaules

ridées, les seins flasques et les côtes enveloppées d’une peau aussi pâle et froide que celle d’unegrenouille.Elledissimulasapoitrinesouslecorsagequ’ellevenaitd’ôteretéteignitlalumière.Ilselevaetcommençaàsedévêtirdanslenoir,lançantsurellechaquevêtementqu’ilôtaitetqu’elleluirenvoyaitenriant.

Ilsrestèrentallongéssurledosunlongmoment, luideplusenplusébahiàmesurequesonivressedisparaissait, elle tranquille, presque apathique,mais suppliantDieu que le fou rire ne la gagnât pas,commetouteslesfoisqu’ellebuvaittropd’anis.Ilsbavardèrentpourpasserletemps.Ilsparlèrentd’eux,deleursviesdifférentes,duhasardinvraisemblabledesetrouvernusdanslacabineobscured’unbateauancréalorsqu’ileûtétéjustedepenserqu’ilneleurrestaitqueletempsd’attendrelamort.Ellen’avaitjamaisentendudirequ’ilavaiteuunefemme,uneseule,danscettevilleoùl’onsavaittoutavantmêmequecefûtvrai.Elleleluiditcommeparhasardetilrétorquasansattendreetsansuntremblementdanslavoix:

«Jesuisrestéviergepourtoi.»Eût-il dit la vérité qu’elle ne l’aurait de toute façon pas cru, parce que ses lettres d’amour étaient

faites de phrases comme celle-ci dont la valeur reposait moins sur leur sens que sur leur pouvoird’émerveillement.Mais elle aima la hardiesse avec laquelle il la prononça. FlorentinoAriza, de soncôté,sedemandasoudaincequejamaisiln’eûtosésedemander:quelsavaientétélesarcanesdesavie

endehorsdesonmariage.Riennel’eûtsurpriscarilsavaitquelesfemmessontégalesauxhommesdansleursaventuressecrètes:mêmesstratagèmes,mêmesinspirationssoudaines,mêmestrahisonsdépourvuesderemords.Maisilfitbiendenepasluiposerlaquestion.Àuneépoqueoùsesrelationsavecl’Egliseétaient déjà détériorées, son confesseur lui avait demandé de but en blanc s’il lui était arrivé d’êtreinfidèleàsonmari,etelles’était levéesansrépondre,sansfinirsaconfession,sansprendrecongé,etplus jamais elle n’était retournée à confesse, ni avec ce curé ni avec aucun autre. En revanche, laprudence de FlorentinoAriza trouva une récompense inattendue : elle tendit lamain dans l’obscurité,caressasonventre,sataille,lepubispresqueimberbe.Elledit:«Tuasunepeaudebébé.»Puisellefranchitl’ultimebarrière:ellelecherchalàoùiln’étaitpas,lecherchaencore,sanstropd’illusions,etletrouva,inerte.

«Ilestmort»,dit-il.Cela luiétait souventarrivé lapremière fois,etdepuis toujours,desortequ’ilavaitapprisàvivre

aveccefantasme:àchaquefoisilluifallaitapprendredenouveaucommeaupremierjour.Ilpritsamainet laposasursapoitrine :FerminaDaza sentit,presqueà fleurdepeau, levieuxcœur infatigablequibattait avec la fougue, la hâte et le désordre d’un cœur adolescent. Il dit : « Trop d’amour est aussimauvaispourluiquelemanqued’amour.»Maisilleditsansconviction:ilavaithonte,ilétaitfurieuxcontrelui-mêmeetdésiraittrouverunprétextepourl’accuserdesonéchec.Ellelesavaitetcommençaàprovoquer le corps sans défense avec des caresses moqueuses, comme une chatte câline éprise decruauté,jusqu’àcequ’ilnepûtrésisterpluslongtempsaumartyreetrentrâtdanssacabine.Ellepensaàlui jusqu’à l’aube, enfin sûre de son amour, et àmesure que l’anis l’abandonnait en de lentes ondes,l’inquiétudel’envahissaitàl’idéeque,contrarié,ilpûtnejamaisrevenir.

Mais il revint lematinmême, à onze heures, frais et dispos, et se déshabilla devant elle avec unecertaineostentation.Ellepritplaisiràleregarderenpleinelumière,telqu’ellel’avaitimaginédanslenoir : unhomme sans âge, à la peau foncée, brillante et tendue commeunparapluieouvert, sans autreduvetquecelui,clairseméetlisse,desaissellesetdupubis.Sonarmeétaitdresséeetelles’aperçutqu’illalaissaitàdécouvertnonparhasardmaisparcequ’ill’exhibaitcommeuntrophéedeguerreafindesedonnercourage.FerminaDazan’eutpasmême le tempsd’ôter lachemisedenuitqu’elleavaitenfiléelorsques’étaitlevéelabrisedumatin,etellefrissonnadecompassiondevantsahâtededébutant.Ellen’enfutpasgênée,cependant,cardanscescas-làellenesavaitpastrèsbiendistinguerlacompassiondel’amour.Toutefois,àlafin,ellesesentitépuisée.

C’était la première fois depuis vingt ans qu’elle faisait l’amour, poussée par la curiosité de sentircommentcelapouvaitêtreàsonâgeaprèsunintermèdeaussiprolongé.Maisilneluiavaitpasdonnéletempsdesavoirsisoncorpsluiaussiledésirait.Celaavaitétérapideettriste,etellepensa:«Onatoutgâché. » Elle se trompait : en dépit de leur déconvenue à tous les deux, en dépit du remords qu’iléprouvaitpoursamaladresse,endépitdesreprochesqu’elles’adressaitpourlafoliedel’anis,danslesjoursquisuivirent ilsneseséparèrentpasuneseconde.C’estàpeines’ilssortaientde lacabinepourprendreleursrepas.LecapitaineSamaritano,dontl’instinctdécouvraittouslesmystèresquesonnavireabritait,leurfaisaitporterchaquematinuneroseblanche,jouerdessérénadesdevalsesdeleurépoque,préparer des repas amusants avec des ingrédients toniques. Ils ne tentèrent de refaire l’amour quelongtemps après, lorsque vînt l’inspiration sans qu’ils l’eussent cherchée.Le bonheur d’être ensembleleursuffisait.

Ilsn’auraientpassongéàsortirde lacabinesi lecapitainene leuravaitannoncé,parunpetitmot,qu’après le déjeuner ils atteindraient le port d’arrivée, La Dorada. Le voyage avait duré onze jours.FerminaDazaetFlorentinoArizacontemplèrentdepuislacabinelepromontoireauxmaisonséclairéespar un soleil diaphane, et crurent comprendre le pourquoi de ce nom qui leur sembla pourtantmoinsévident lorsqu’ils entendirent la chaleur ronfler comme les chaudières du bateau et virent le goudron

bouillantfondredanslesrues.Lenavireaccostasurlariveopposée,oùsetrouvaitlagareduchemindeferpourSantaFe.

Ilsabandonnèrentleurrefugedèsquelespassagerseurentdébarqué.FerminaDazarespiralebonairde l’impunité dans le salon vide et tous deux observèrent depuis le bateau la foule tumultueuse quicherchait ses bagages dans leswagons d’un train ressemblant à un jouet.On eût dit des voyageurs enprovenanced’Europe,surtoutlesfemmes,dontlesmanteauxnordiquesetleschapeauxdusièclederniern’avaient aucun sens dans la canicule poussiéreuse.Certaines avaient orné leurs cheveux de superbesfleursdepommedeterrequicommençaientàdéfaillirsouslachaleur.Ilsarrivaientdesplateauxandinsaprèsunejournéedetrainàtraversunesavanederêveetn’avaientpasencoreeuletempsd’échangerleursvêtementscontred’autres,plusappropriésauxCaraïbes.

Dans le brouhaha dumarché, un très vieil homme à l’aspect inconsolable sortait des poussins despochesd’unmanteaudépenaillé.Ilétaitapparusoudain,s’ouvrantunchemindanslafoule,avecunpar-dessusenloquesayantappartenuàquelqu’undebeaucoupplusgrandetdebeaucouppluscorpulent.Ilôtasonchapeau,leretournaetleposaàmêmelequaipourqu’onyjetâtquelquessous,puiscommençaàsortirde sespochesdespoignéesdepoussins tendres etdécolorésqui semblaientproliférer entre sesdoigts.Enuninstant,lequaifutjonchédepetitspoussinsinquietspépiantpartoutaumilieudesvoyageurspressésquilesécrasaientsansmêmelesremarquer.Fascinéeparcespectaclemerveilleuxquisemblaitdonné en son honneur car elle était la seule à le regarder, Fermina Daza ne s’aperçut pas que lespassagersduvoyagederetouravaientcommencéàmonteràbord.Lafêteétaitfinie:parmilesarrivantselledistinguadenombreuxvisagesconnus,desamisqui l’avaientaccompagnéedanssondeuilpeudetempsauparavant,etellecourutseréfugierunenouvellefoisdanslacabine.FlorentinoArizalatrouvaconsternée:ellepréféraitmourirplutôtqued’êtredécouvertepar lessiensen traindefaireunvoyaged’agrément alors que sonmari étaitmort depuis peu.Bouleversépar sa tristesse,FlorentinoAriza luipromitdechercherunmoyendelaprotégerquinefûtpasl’emprisonnementdanslacabine.

L’idée surgit tout à coup, alors qu’ils dînaient dans la salle à manger privée. Le capitaine étaitpréoccupéparunproblèmedontilvoulaitentretenirFlorentinoArizadepuislongtempsmaisquecelui-ciavaittoujoursesquivéenusantdesonargumenthabituel:«LeonaCassianiarrangeraçamieuxquemoi.»Cependant, cette fois il l’écouta. Le problème était que les bateaux remontaient le fleuve chargés demarchandises mais redescendaient à vide, alors qu’avec les passagers c’était le contraire. « Lesmarchandises ont l’avantage de rapporter plus et de ne pasmanger », dit-il. Fermina Daza dînait demauvaise grâce car la conversation animée des deux hommes sur le bien-fondé d’établir des tarifsdifférentiels l’ennuyait.MaisFlorentinoAriza lamena jusqu’auboutetposaalorsunequestionque lecapitaineentenditcommel’annoncedusalut.

«Unesupposition,dit-il:nepourrait-onfaireunvoyagedirect,sansmarchandisesnipassagers,sansescales,sansports,sansrien?»

Lecapitaineréponditquecenepouvaitêtrequ’unesuppositioncarlaC.F.C.avaitdesengagementscommerciaux que Florentino Ariza connaissait mieux que personne, des contrats pour le transport demarchandises, de passagers, de sacs postaux et de bien d’autres choses encore, pour la plupartinéluctables. Seule une épidémie à bord permettait de passer outre à toute obligation.On déclarait laquarantaine,onhissaitlepavillonjauneetonlevaitl’ancred’urgence.Lecapitainel’avaitsouventfaitàcausedesnombreuxcasdecholéraqui seprésentaientauxabordsdu fleuve,bienquepar la suite lesautorités sanitaires eussent obligé lesmédecins à signer des certificats de dysenterie.De surcroît, onavaitsouvent,dansl’histoiredufleuve,hissélepavillonjaunedelapestepourfrauderdesimpôts,ouéviterd’embarquerunpassagerindésirable,ouencorepourempêcherlesperquisitionsgênantes.Souslatable,FlorentinoArizacherchalamaindeFerminaDaza.

«Ehbien!dit-il,faisonscela.»

Lecapitaineeutungestedesurprisemaissoninstinctdevieuxrenardl’éclairatoutdesuite.«Cenavireestsousmesordres,dit-il,maisnoussommestoussouslesvôtres.Sicequevousvenez

dedireestsérieux,remettez-moiunordreécritetnouspartonsàl’instantmême.»C’étaitsérieux,biensûr,etFlorentinoArizasignal’ordre.Auboutducompte, tout lemondesavait

qu’endépitdescalculsenjouésdesautoritéssanitaireslestempsducholéran’étaientpasrévolus.Quantau navire lui-même, il ne posait aucun problème.On transféra les quelques colis déjà embarqués, ondéclaraauxpassagersqu’ilyavaitunincidentdemachinesetonlesexpédialelendemainàl’aubesurlenavire d’une autre compagnie. Si, pour des raisons immorales, voire indignes, ces pratiques étaientmonnaiecourante,FlorentinoArizanevoyaitpaspourquoiilseraitillicited’enuserparamour.ToutcequelecapitaineexigeaitétaituneescaleàPuertoNarepourfairemonterunepersonnequiluitiendraitcompagniependantlevoyage:soncœurluiaussiavaitsessecrets.

La Nouvelle Fidélité leva donc l’ancre le lendemain matin, sans marchandises ni passagers, lepavillon jaune du choléra claquant de joie en haut du grandmât. Dans la soirée, ils embarquèrent, àPuertoNare,unefemmed’unegigantesquebeauté,plusgrandeetplusrobustequelecapitaine,àquiilnemanquaitquelabarbepourêtreengagéedansuncirque.Elles’appelaitZenaidaNeves,maislecapitainelasurnommait«MonÉnergumène».C’étaitunevieilleamiequ’ilavait l’habitudedeprendredansunportetdelaisserdansunautre,etquiétaitmontéeàsonbordpousséeparlabourrasquedelachance.Surce tristemouroir, où FlorentinoAriza se souvint avec nostalgie de Rosalba lorsqu’il aperçut le traind’Envi-gadoescaladeràgrand-peine l’anciennecornicheàmules,déferlauneaverseamazoniennequidurapresquesansaccalmieleresteduvoyage.Maistoutlemondes’enmoquait:surl’eau,lafêteavaituntoit.Cesoir-là,FerminaDaza,commecontributionpersonnelleauxfestivités,descenditauxcuisinesaumilieudesovationsdel’équipage,etpréparapourtousunplatdesoninventionqueFlorentinoArizabaptisapourlui-même:auberginesàl’amour.

De jour, ils jouaient aux cartes, se gavaient de nourriture, faisaient des siestes de granit dont ilsémergeaientépuiséset,lesoleilàpeinecouché,ilsdonnaientlibrecoursàl’orchestre,buvaientdel’anisetmangeaientdusaumonau-delàdetoutesatiété.Cefutunvoyagerapide,surunnavireléger,naviguantsurdebonneseauxquegrossissaientlescruesquidéferlaientdepuislessources,etoùilplutautantcettesemainequependanttoutletrajet.Dansquelquesbourgsontiraitdescoupsdecanonsecourablespourchasser le choléra et en remerciement ils lançaient un petit bramement triste. Les navires d’autrescompagnies qu’ils croisaient en chemin leur envoyaient des signaux de condoléances. Au village deMagangué,oùestnéeMercedes,ilschargèrentduboispourleresteduvoyage.

FerminaDazapritpeurlorsqu’ellecommençaàsentirlasirènedubateaudanssabonneoreille,maisaudeuxièmejourd’aniselleentendaitmieuxdesdeuxcôtés.Elledécouvritqueleparfumdesrosesétaitplus fortqu’avant,que lesoiseauxau leverdu jourchantaientmieuxqu’autrefois,etqueDieu,pour laréveiller, avait crééun lamantin et l’avait déposé surunbancde sabledeTamalameque.Lecapitainel’entendit, détourna le bateau, et ils virent alors l’énormematrone allaiter sonpetit entre ses bras.NiFlorentinoArizaniFerminaDazaneserendirentcompteàquelpointilsvivaientl’unpourl’autre:elleluidonnaitseslavements,selevaitavantluipourbrossersondentierqu’ildéposaitdansunverreavantdedormir,etellerésolutleproblèmedelapertedeseslunettesenlisantetenreprisantaveclessiennes.Unmatin,enseréveillant,ellelevitdanslapénombrecoudreunboutondechemiseetelles’empressadele faire à sa place avant qu’il ne répétât la phrase rituelle sur la nécessité d’avoir deux épouses. Enrevanche,ellen’eutbesoindeluiquepourlaposed’uneventouseunjourqu’elleeutmaldansledos.

FlorentinoAriza,de soncôté, remuadevieillesnostalgies avec leviolonde l’orchestre, et enunedemi-journée il fut capable d’exécuter pour elle la valse de laDéesse couronnée, et joua durant desheuresetdesheures,aupointqu’ilfallutl’arrêterdeforce.Unenuit,FerminaDazaseréveillaensursaut,étoufféepourlapremièrefoisdesavieparunsanglotquin’étaitpasderagemaisdechagrin,àcausedu

souvenirdesdeuxpetitsvieuxmortsàcoupsderamedansunebarque.Lapluieincessantenel’émutpas,etellepensatroptardqueParisétaitpeut-êtremoinslugubrequ’ellel’avaitcru,etlesruesdeSantaFemoinsencombréesdecorbillards.Àl’horizonselevaitlerêved’autresvoyagesavecFlorentinoAriza :desvoyagesfous,sansbagagesetsansmondanités:desvoyagesd’amour.

La veille de leur arrivée, ils organisèrent une grande fête, avec des guirlandes en papier et desprojecteursdecouleur.Danslasoirée, leciels’éclaircit.LecapitaineetZenaidadansèrentserrés l’uncontrel’autrelespremiersbolérosqui,àcetteépoque,avaientdéjàégratignéplusd’uncœur.FlorentinoArizaosainviterFerminaDazaàdanserleurvalseconfidentielle,maisellerefusa.Cependant,toutelanuitellemarqualerythmedelatêteetdupied,etàunmomentelledansaassisesanss’enrendrecompte,tandisquelecapitaineetsontendreénergumènesefondaientdanslapénombreduboléro.Ellebuttantd’anis qu’ils durent l’aider à monter les escaliers et fut prise d’un tel fou rire que tout le mondes’inquiéta.Lorsqu’elleparvintà ledominer,dans ladouceurparfuméede lacabine, ils firent l’amour,sagesettranquillestelsdeuxpetitsvieuxflétris,etcesouvenirdevaitresterdansleurmémoirecommelemeilleurdecefantastiquevoyage.Ilsneseprenaientpaspourdejeunesfiancés,àl’inversedecequecroyaient lecapitaineetZenaida,etmoinsencorepourdesamants tardifs.C’étaitcommes’ilsavaientcontourné le difficile calvaire de la vie conjugale pour aller tout droit au cœurmême de l’amour. Ilsvivaientensilencecommedeuxvieuxépouxéchaudésparlavie,au-delàdespiègesdelapassion,au-delàdesmensongesbarbaresdurêveetdesmiragesdeladéception:au-delàdel’amour.Carilsavaientvécuensembleassezdetempspourcomprendrequel’amourestl’amour,entouttempsetentoutlieu,etqu’ilestd’autantplusintensequ’ils’approchedelamort.

Ils se réveillèrent à sixheures.Elle avecunmalde têteparfuméà l’anis et le cœurétourdipar lesentimentqueledocteurJuvenalUrbinoétaitrevenu,plusgrosetplusjeunequelorsqu’ilétaittombédesonarbre,etqu’assisdanssaberceuseill’attendaitàlaportedechezelle.Cependant,elleavaitassezdeluciditépourserendrecomptequecen’étaitpasl’effetdel’anismaisl’imminenceduretour.

«Çavaêtrecommelamort»,dit-elle.FlorentinoArizasursautacarelleavaitdevinéunepenséequil’empêchaitdevivredepuisledébutde

leurretour.Niluiniellenepouvaients’imaginerailleursquedanslacabine,assisàuneautretablequecelledubateau,incorporésàuneautreviequileurseraitàjamaisétrangère.C’étaiteneffetcommelamort.Ilneputserendormir.Ilrestaallongésurledos,lesdeuxmainscroiséesderrièrelanuque.Àuncertainmoment,AméricaVicuñafutunélancementquilefitsetordrededouleuretilneputdifférerpluslongtempslavérité:ils’enfermadanslestoilettesetpleuratoutsonsoûl,sanshâte,jusqu’àladernièrelarme.Alors,ileutpourlapremièrefoislecouragedereconnaîtrecombienill’avaitaimée.

Lorsqu’ils se levèrent, habillés pour débarquer, les canaux et les marais de l’ancien chenal desEspagnols étaient déjà derrière eux et ils naviguaient entre des décombres de bateaux et les étangsd’huilesmortesdelabaie.Unjeudiradieuxselevaitau-dessusdescoupolesdoréesdelavilledesvice-rois,maissurlepont,FerminaDazaneputsupporterlapestilencedesesgloiresetl’arrogancedesesrempartsprofanésparlesiguanes: l’horreurdelaréalitédelavie.Sansseledire,niluiniellenesesentaientcapablesderendreainsilesarmes.

Ils trouvèrent le capitaine à l’intérieur de la salle à manger, dans un état de négligence qui neconcordaitpasavecsapropretéhabituelle:malrasé,lesyeuxrougesd’insomnie,lesvêtementstrempésparlasueurdelaveille,ladictiondéforméeparlesrenvoisd’anis.Zenaidadormait.Ilscommençaientàprendre le petit déjeuner en silence lorsque le canot à moteur des autorités sanitaires donna l’ordred’arrêterlenavire.

Le capitaine, depuis la cabine de commandement, répondit en criant aux questions de la patrouillearmée. Elle voulait savoir quelle sorte d’épidémie il y avait à bord, combien de passagers le naviretransportait,combienétaientmalades,quelsétaientlesrisquesdecontagion.Lecapitaineréponditqu’il

n’y avait que trois passagers, que tous trois avaient le choléra mais avaient été gardés en strictequarantaine.NiceuxquidevaientmonteràLaDorada,ni lesvingt-septmembresd’équipagen’avaientétéencontactaveceux.Maislechefdepatrouillenefutpassatisfaitetilleurordonnadequitterlabaieetd’attendredanslesmaraisdeLasMercedesjusqu’àdeuxheuresdel’après-midi,letempsd’accomplirlesformalitéspourquelebateaudemeurâtenquarantaine.Lecapitainelâchaunpétarddecharretieretd’unsignedelamainindiquaauremorqueurdefairedemi-touretdesedirigerverslesmarais.

Fermina Daza et Florentino Ariza, à table, avaient tout entendu, mais le capitaine semblait s’enmoquer.Ilcontinuademangerensilenceetonvoyaitsamauvaisehumeurjusquedanssafaçondeviolerlesloisdebonneconduitequifaisaientlaréputationlégendairedescapitainesdufleuve.Ilcrevadelapointedesoncouteaulesquatreœufsauplat,lestouilladanssonassietteavecdesrondellesdebananesvertes qu’il fourrait tout entières dans sa bouche etmastiquait avec une délectation sauvage. FerminaDaza et Florentino Ariza le regardaient sans rien dire, attendant sur un banc d’école la lecture desrésultatsauxexamensdefind’année.Ilsn’avaientpaséchangéunmotpendant laconversationavec lapatrouillesanitaireetn’avaientpaslamoindreidéedusortqu’onleurréservait,maistousdeuxsavaientquelecapitainepensaitpoureux:onlevoyaitauxbattementsdesestempes.

Tandisqu’ilavalaitsesœufs,leplatderondellesdebananeetlepotdecaféaulait,lebateausortitdelabaieàvitesseréduite,sefrayaunpassageentrelescanaux,àtraverslesédredonsdenénuphars,leslotusd’eaudouceauxfleursmauvesetauxgrandesfeuillesenformedecœur,etretournadanslesmarais.L’eauétaitchatoyantedepoissonsquiflottaientsurlecôté,tuésparladynamitedespêcheursclandestins,etlesoiseauxdelaterreetdelamertournaientenrondau-dessusd’euxenpoussantdescrismétalliques.LeventdesCaraïbesentraparlesfenêtresenmêmetempsqueletapagedesoiseaux,etFerminaDazasentitdans sesartères lebattementdésordonnéde son librearbitre.Àdroite, troubleetparcimonieux,l’estuairedugrandfleuveMagdalenas’étendaitjusquedel’autrecôtédumonde.

Lorsquedanslesassiettesilnerestaplusrienàmanger,lecapitaineessuyaseslèvresavecuncoindela nappe, et discourut dans un jargon effronté qui mit fin une fois pour toutes au parler élégant descapitainesdufleuve.Ilnes’adressaitniàeuxniàpersonnemaisessayaitdesemettred’accordavecsaproprerage.Autermed’unebordéed’injuresbarbares,ilconclutqu’ilnesavaitpascommentsortirdel’imbrogliodanslequelils’étaitfourréaveclepavillonducholéra.

FlorentinoAriza l’écouta sans ciller. Puis il regarda par les hublots le cercle parfait formé par lecadrantdelarosedesvents,lalignedroitedel’horizon,lecieldedécembresansunnuage,leseauxàjamaisnavigables,etdit:

«Allonstoutdroit,toutdroitdevantnousencoreunefoisjusqu’àLaDorada.»FerminaDazaeutun frissoncarelleavait reconnu l’anciennevoix illuminéepar leSaint-Esprit, et

ellesetournaverslecapitaine:ledestin,c’étaitlui.Maislecapitainenelavitpasparcequeleterrifiantpouvoird’inspirationdeFlorentinoArizal’avaitpétrifié.

«C’estsérieux?luidemanda-t-il.—Depuisquejesuisné,réponditFlorentinoAriza,jen’aijamaisrienditquinefûtsérieux.»LecapitaineregardaFerminaDazaetvitentresescilslespremièreslueursd’ungivrehivernal.Puis

il regardaFlorentinoAriza, son invinciblemaîtrise, sonamour impavide, et fut soudain effrayépar lepressentimenttardifqueplusquelamort,c’estlaviequin’apasdelimites.

« Et jusqu’à quand vous croyez qu’on va pouvoir continuer ces putains d’allées et venues ? »demanda-t-il.

FlorentinoArizaconnaissaitlaréponsedepuiscinquante-troisans,septmois,onzejoursetonzenuits.«Toutelavie»,dit-il.

1Enfrançaisdansletexte .