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Geoffroy Drouin, compositeur, docteur de l’EHESS. Le moment Ferneyhough ou le renouveau du phrasé discursif 1 En guise d’avant-propos Si le phrasé est une catégorie communément admise et intégrée dans le vocabulaire du musicien, la réalité précise qu’elle recouvre musicalement est sans doute plus difficile à circonscrire. Nous en distinguerons ici deux réalités : d’un côté, l’acte de phraser, qui relèvera comme nous le verrons d’un ordre procédural, de l’autre, le phrasé en lui-même, qui sera à rattacher de son côté à un ordre de la subjectivité. Rentrons maintenant dans l’intimité de ces deux réalités. Phraser : ce dernier renverra initialement à l’acte d’opérer une coupe au sein d’un déploiement musical, par regroupement d’éléments en vue de les constituer comme unité séquentielle. C’est typiquement ce que nous musiciens entendons par le terme de carrure. Il s’agit donc ici de poser un discours au sein d’une rhétorique musicale particulière, qu’elle soit centrée sur la note ou sur tout autre paramètre (timbre, texture…). C’est aussi affirmer une forme particulière, au sens d’une gestalt, c’est thématiser. Cette réalité-là du phrasé, nous la situerons dans celle de l’écriture, comme ordre procédural. C’est donc le compositeur qui sera visé ici, dans les différentes procédures d’écriture qu’il est amené à manipuler pour construire un discours particulier, pour autant que ce dernier le concerne dans son style personnel. Le phrasé : il sera pour nous l’expression de l’acte précédent, dans la singularité de sa morphologie et de sa diction. Comme telle, c’est lui qui décidera d’une certaine articulation de la phrase musicale. C’est par exemple ce que nous retrouvons dans la décision de déterminer quels coups d’archet les instruments à cordes doivent-ils opérer au sein d’un discours musical particulier : soit tiré, soit poussé. Dans tous les cas, on se saurait interrompre la continuité d’une phrase en changeant de coup d’archet en plein milieu de cette dernière. Cet ordre-là, comme expression du précédent, sera pour nous celui de la subjectivité. Comme tel, il s’adressera donc à l’interprète. 2 L’état des lieux de la musique contemporaine quant à la question du phrasé Dressons maintenant un état des lieux quant à cette question du phrasé. Si l’histoire de la musique retient le nom de Schoenberg comme moment de rupture dans la modernité, nous situerons pour notre part ce tournant de la question du phrasé chez Webern. Certaines de ses œuvres signent en effet la fin d’un phrasé musical en vigueur jusqu’alors, phrasé principalement centré autour 1

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Geoffroy Drouin, compositeur, docteur de l’EHESS.

Le moment Ferneyhough ou le renouveau du phrasé discursif

1 En guise d’avant-propos Si le phrasé est une catégorie communément admise et intégrée dans le vocabulaire du

musicien, la réalité précise qu’elle recouvre musicalement est sans doute plus difficile à circonscrire. Nous en distinguerons ici deux réalités : d’un côté, l’acte de phraser, qui relèvera comme nous le verrons d’un ordre procédural, de l’autre, le phrasé en lui-même, qui sera à rattacher de son côté à un ordre de la subjectivité. Rentrons maintenant dans l’intimité de ces deux réalités.

∑ Phraser : ce dernier renverra initialement à l’acte d’opérer une coupe au sein d’un déploiement musical, par regroupement d’éléments en vue de les constituer comme unité séquentielle. C’est typiquement ce que nous musiciens entendons par le terme de carrure. Il s’agit donc ici de poser un discours au sein d’une rhétorique musicale particulière, qu’elle soit centrée sur la note ou sur tout autre paramètre (timbre, texture…). C’est aussi affirmer une forme particulière, au sens d’une gestalt, c’est thématiser. Cette réalité-là du phrasé, nous la situerons dans celle de l’écriture, comme ordre procédural. C’est donc le compositeur qui sera visé ici, dans les différentes procédures d’écriture qu’il est amené à manipuler pour construire un discours particulier, pour autant que ce dernier le concerne dans son style personnel.

∑ Le phrasé : il sera pour nous l’expression de l’acte précédent, dans la singularité de sa morphologie et de sa diction. Comme telle, c’est lui qui décidera d’une certaine articulation de la phrase musicale. C’est par exemple ce que nous retrouvons dans la décision de déterminer quels coups d’archet les instruments à cordes doivent-ils opérer au sein d’un discours musical particulier : soit tiré, soit poussé. Dans tous les cas, on se saurait interrompre la continuité d’une phrase en changeant de coup d’archet en plein milieu de cette dernière. Cet ordre-là, comme expression du précédent, sera pour nous celui de la subjectivité. Comme tel, il s’adressera donc à l’interprète.

2 L’état des lieux de la musique contemporaine quant à la question du phrasé

Dressons maintenant un état des lieux quant à cette question du phrasé. Si l’histoire de la musique retient le nom de Schoenberg comme moment de rupture dans la modernité, nous situerons pour notre part ce tournant de la question du phrasé chez Webern. Certaines de ses œuvres signent en effet la fin d’un phrasé musical en vigueur jusqu’alors, phrasé principalement centré autour

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d’une rhétorique de la hauteur1. Webern, en opérant l’amorce d’une quadruple soustraction quant aux paramètres de l’écriture, affirme ainsi un moment irréversible qui se verra confirmer par les générations suivantes. Cette quadruple soustraction va opérer à quatre niveaux :

1. Comme soustraction de la tonalité : l’œuvre webernienne, contrairement à ses deux camarades viennois signe définitivement la fin de la subordination au ton, par l’affirmation d’une musique proprement atonale.

2. Comme soustraction de la métrique : c’est la fin de la carrure musicale traditionnelle qui se joue ici, dans ses repères et son organisation centrée sur des principes de symétrie. Comme tel, Webern en termine ici avec la prose musicale.

3. Comme soustraction du thématisme : c’est ici la fin d’un référent discursif, d’un fil conducteur qui affirme le thème comme élément de rhétorique2.

4. Comme soustraction de la forme : si les œuvres weberniennes font encore référence à des formes traditionnelles (symphonie op. 21, concerto op. 24), la réalité de leur réalisation s’émancipe parfois totalement des principes qui les ont déterminés comme telles. C’est donc clairement la fin de la forme canonique qui se joue également ici.

Si c’est par soustraction que procède Webern, il va d’un autre côté trouver là l’opportunité de poser un geste d’affirmation essentiel : amorcer un tournant vers une rhétorique du timbre. C’est ainsi un bouleversement majeur de l’organisation de l’écriture musicale qui se dresse, organisation qui affirmait jusqu’à là la primauté de la hauteur sur les autres paramètres qui lui étaient ainsi subordonnés. Par ce déplacement majeur du centre de cette organisation, Webern émancipe une catégorie qui s’affirmera bientôt comme rhétorique à part entière : le timbre. Sur quoi l’œuvre webernienne nous laisse-t-elle donc quant à cette question du phrasé ? Dorénavant, l’enjeu du phrasé se posera de la manière suivante : comment phraser un discours musical sans tomber dans la rhétorique musicale classique ? Et cette question générale en appellera deux autres dans son sillage :

1. Comment (re)phraser une rhétorique de la hauteur ? 2. Comment phraser une rhétorique du timbre ?

Précisément, ces deux questions vont être prises en charge par deux figures représentatives de la création musicale contemporaine de ces quarante dernières années : Brian Ferneyhough (1943) pour la première, et Helmut Lachenmann (1935) pour la seconde. Pour nous en tenir au cadre de notre intervention, nous traiterons ici uniquement du premier cas.

1 On pense par exemples aux Bagatelles op. 9, ou encore à la Symphonie op. 21.2 Si la série peut en apparence endosser la fonction de thème, elle ne saurait fonctionner comme telle pour l’auditeur.

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3 Le moment Ferneyhough ou le renouveau du phrasé discursif

3.1 Une singularité du paysage musicalSi cette figure de la création musicale est familière du public des concerts contemporains,

permettons-nous dans le cadre de ce colloque interdisciplinaire quelques éléments de présentation. Brian Ferneyhough, compositeur anglais né en 1943, est un des représentants majeurs du

mouvement de la « nouvelle complexité » émergé dans les années quatre-vingt. Si son écriture fait état d’une virtuosité rare de la combinatoire, son œuvre intègre ainsi pour la dépasser la période sérielle, tout en revendiquant une expressivité clairement assumée. Pour ceux qui sont familiers du personnage comme de son œuvre, c’est la puissance computationnelle qui frappe d’emblée ici, puissance qui s’exprime alors dans le foisonnement et l’énergie musicale débordantes de la réalisation musicale de ses partitions. Véritable broyeur de procédures, Ferneyhough enchevêtre les techniques combinatoires au terme d’un parcours d’une rare densité, dont on retrouve la trace au travers de la partition et de sa graphie. On y décèle alors les différentes strates de l’œuvre comme autant de moments qui ont façonné l’histoire de la partition, ouvrant là une perspective vertigineuse dans la profondeur de l’univers procédural du compositeur. Tentons maintenant d’en cerner la dynamique et d’y pénétrer avec un peu plus d’acuité.

3.2 Le processus d’écriture chez Brian Ferneyhough

3.2.1 Un double modèle de lecture : complexité par le bruit et émergence

Nous proposerons de comprendre la réalité du processus d’écriture chez Ferneyhough par un modèle de lecture qui empruntera deux concepts épistémologiques relativement récents : la complexité par le bruit et l’émergence. Le premier a été principalement travaillé par le scientifique et philosophe Henry Atlan dans les années dix-neuf cent soixante-dix. Le concept avait déjà pu voir le jour sous d’autres formulations préalables : retenons par exemple le travail de von Foerster et son concept de « order from noise »3. L’originalité d’Atlan réside dans l’application de ce principe à la théorie de l’information. Biologiste de formation, Atlan s’intéresse alors à la question de la transmission de l’information dans le corps humain et de sa modalité comme facteur d’organisation. La question qu’il formule est la suivante :

« comment et à quelles conditions de l’information peut se créer à partir du bruit ; autrement dit, comment et à quelles conditions le hasard peut contribuer à créer de la complexité organisationnelle au lieu de n’être qu’un facteur de désorganisation. »4

Ainsi, pour s’adapter à un certain niveau de « bruit », un système doit afficher dans sa

3 H. von Foerster, « On self-organizing systems and their environments », in Self-Organizing Systems, Pergamon, New York, 1960, pp. 31-50.4 H. Atlan, Entre le cristal et la fumée, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 25.

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constitution un compromis entre déterminisme et indéterminisme, jusqu’à développer la capacité d’utiliser et de transformer ce bruit en facteur d’organisation. Cette question, qui se verra prolongée dans celle de l’auto-organisation, sous-tend la relation contradictoire et vertueuse qui noue ordre et désordre, où le second apparaît comme nécessaire à la réalisation du premier. Ilya Prigogine l’évoquera à son tour en physique, dans son concept de structures dissipatives5 : c’est en consommant de l’entropie qu’un système crée sa néguentropie.

Enfin, second concept qui relève de la même culture que le précédent : la notion d’émergence. L’émergence renvoie à l’apparition soudaine de propriétés irréductibles par rapport à leur niveau d’engendrement. Ainsi, à certains seuils de changements quantitatifs, un système opère un saut qualitatif qui ne peut s’expliquer par les parties en jeu dans le système. La notion d’émergence s’appuie généralement sur un noyau incompressible de trois propriétés :

1. La nouveauté : pas d’émergence sans nouvelle propriété. Le phénomène d’émergence se voit ainsi marqué par un saut qualitatif particulier qui conditionne sa réalité.

2. L’irréductibilité : c’est l’expression de la phrase bien connue : un tout est plus que la somme de ses parties. Parce qu’elle ne relève pas d’une nature additive, l’émergence ne se laisse pas décomposer analytiquement, sous peine de perdre sa réalisation.

3. La non prédictibilité : l’état de connaissance des parties d’un système ne permet pas de prédire le comportement global du tout.

Voyons donc à la lumière de ce modèle la lecture du processus d’écriture chez Ferneyhough.

3.2.2 Les trois moments d’un procèsTrois moments distincts peuvent êtres répertoriés ici :

1. « La charpente conceptuelle » :Travail préalable à la composition, il s’agit ici de préparer le moment du choix et de la décision

dans l’acte de composition, par un environnement saturé d’opérations et de contraintes procédurales. Comme Ferneyhough l’affirme : « pour moi, les structures ne sont pas là pour produire du matériau ; elles sont là afin de restreindre la situation à l’intérieur de laquelle je dois composer. »6 C’est ce qu’il nomme ailleurs l’« espace texturé »7, qui consiste pour lui à créer les conditions de sa propre complexité, par un espace non-exogène, mais qu’il se construit lui-même par l’application de diverses procédures (superpositions, filtres, cribles, grilles).

5 I. Prigogine, « Structure, dissipation and life », in Theoretical physics and biology, ed. M. Marois, North Holland Publishing Company, Amsterdam, 1969, pp. 23-52.

6 R. Toop, « Lemme-Icône-Epigramme », in Brian Ferneyhough, Contrechamps (8), Paris/Lausanne, Éd. L’Age d’Homme, févr. 1988, p. 96, citant Brian Ferneyhough in Richard Toop, Brian Ferneyhough in interview, Londres, Contact (29), 1985, p. 9.7 B. Ferneyhough, « L’œuvre en question » in Inharmoniques (8/9), Paris, IRCAM/Centre Georges Pompidou, nov. 1991, p. 50.

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2. Le moment du choix :Écoutons Ferneyhough évoquer ce deuxième moment :

« Une fois défini l’espace texturé dont il a été question plus haut, l’acte final de composition implique l’application de procédures de sélection et d’élaboration qui sont destinées à entrer violemment en collision (et donc selon mon interprétation personnelle, à augmenter au niveau perceptif) avec les nombreuses constellations que cet espace contient et légitime au plan du processus. »8

Il s’agit donc ici de faire entrer en collision les différentes « lignes de force »9 résultant des surdéterminations et contraintes précédentes ; c’est dans cette opération seulement qu’une énergie structurelle pourra émerger, passant au travers de cette première texture, comme une percée fulgurante. Recueillir, accumuler et redistribuer stratégiquement les énergies, voilà de quoi il est ici question.

3. L’émergence de la surface ou la figure en action :Ultime phase de l’écriture, c’est ici le moment de la trace des collisions et intersections

précédentes dont les opérations nous restent cependant cachées. Alors que la surface fait référence à cette réception globale de cette émergence, la figure, elle, témoigne des formes locales qui s’y construisent. Sans chercher à en établir une définition précise, Ferneyhough s’y refusant lui-même10, la figure apparaît avant tout comme un idiome musical contextualisé par les différentes opérations dont il relève, et qui permettent ainsi « la création de nouveaux états de la forme débordant ses propres limites ».11 Comme le souligne Ferneyhough, « la figure est proposée comme un élément de la signification musicale, composée entièrement de détails définis par leur disposition dans un contexte, plutôt que par un pouvoir référentiel inné. »12 Tirant sa légitimité expressive « dans une énergie que l’on peut définir comme l’application d’une force à un objet qui résiste »13, la figure est donc la référence conceptuelle majeure de l’œuvre de Ferneyhough, témoignant précisément du moment névralgique de la confrontation des différentes opérations, moment duquel émergent « les lignes de force » et « énergies musicales » qui en constituent son individuation.

8 Ibid., p. 50.9 Ibid., p. 50.10 Cf. B. Ferneyhough, « Le temps de la figure », in Entretemps (3), Paris/Lausanne, févr. 1987, p. 127.11 Ibid., p. 128.12 Ibid., p. 129.13 Ibid., p. 129.

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Reparcourons notre modèle précédent pour en proposer un schéma de lecture :

Le premier niveau est donc celui de l’axiomatisation, niveau limite qui pose les différentes opérations de départ. Par la profusion et la saturation d’opérations qu’il exhibe, c’est bien ici que se prépare le niveau du « bruit »14, qui réclamera ainsi une nouvelle stratégie d’organisation.

Lieu de rencontres des opérations précédentes, ce second niveau est celui du point de bascule vers une nouvelle complexité. C’est dans le « bruit » du choc de la confrontation de cette profusion opératoire et hasardeuse qu’une organisation nouvelle se déploie. Par torsion et sélection, celle-ci dépose le résultat de ses nouvelles opérations, émergence d’une constellation de figures, constituant ainsi la surface de l’œuvre dont l’auditeur recevra les effets.

Ce troisième niveau affiche ainsi les propriétés traditionnelles de l’émergence. La nouveauté se retrouve dans les différentes figures constituées, figures qui dépassent largement le cadre du premier

14 Précisons par précaution que ce terme est à entendre ici dans sa référence à la théorie de l’information, et non comme catégorie acoustique.

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Séries, matrices, etc.Ensemble des opérations de départ

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niveau de leurs constituants de base, leur étant en ce sens irréductibles. Par ailleurs, ce dernier niveau semble également s’accorder avec la propriété de non-prédictibilité, car comme le souligne le musicologue Marc Texier à propos de Ferneyhough, « sa musique est donc d’abord planifiée, mais immédiatement l’empilement des structures simples donne naissance à une réalité si chaotique que son devenir ne peut plus être prévu par le compositeur lui-même ».15 Voyons maintenant à travers une œuvre du compositeur où situer le moment du phrasé au sein de ce procès.

3.3 La chute d’Icare pour clarinette et ensemble (1987)

3.3.1 Un enjeu singulier : la question du centre

Nous choisirons une des partitions emblématiques de la production de Ferneyhough, La chute d’Icare pour clarinette et ensemble (1987). Cette œuvre prend sa source dans un tableau de Breughel du même titre, et qui, d’une façon assez singulière et inattendue, traite de la question du centre en peinture. Le geste de Breughel peut être résumé ainsi : d’un sujet annoncé comme le centre du tableau, rien n’est dit si ce n’est une représentation frisant le burlesque dans un minuscule coin droit en bas du tableau. On y voit Icare dans une position peu flatteuse, la tête et la moitié du corps dans l’eau, jambes en l’air, suggérant dans ce plongeon non délibéré le ratage complet de son entreprise. En face de cette représentation rangée au banc de l’anecdote s’affirme plutôt une allégorie sur les quatre éléments : nous y voyons une scène champêtre évoquant le travail de la terre, un ciel flamboyant qui renvoie au feu, une représentation marine pour l’eau, et enfin l’air dans le vent qui semble allègrement soufflé dans les voiles d’un bateau. La référence à ce tableau n’est évidemment pas anodine pour Ferneyhough. Il reprend à son compte cette question du centre (la pièce est pour soliste et ensemble), qui, pour la faire résonner avec notre propos initial, pourrait prendre la forme suivante : comment constituer un discours, dans le contexte d’une quadruple soustraction de paramètres qui opéraient jusqu’à là comme centre ? Car c’est bien la question qui se pose alors à tout compositeur qui a pris la mesure de l’événement soustractif de l’écriture musicale : sans ton, sans mètre, sans thème et sans forme préconçue, autant d’éléments qui centraient le discours, comment construire musicalement du sens ? Et de cette question va se constituer l’enjeu ferneyhoughien du phrasé, que l’on pourra formuler pour sa part comme tel :

1. Comment phraser un discours au sein d’un fatras d'hétérogénéité ?2. Comment affirmer du continu au sein d’un environnement gorgé de discontinu ?

Parcourons tout en l’écoutant la partition. Ce qui frappe ici, c’est l’hétérogénéité exacerbée qu’affiche la graphie de la partition d’un côté, et de l’autre une écoute, qui, loin d’être heurtée par la discontinuité annoncée plutôt, glisse de façon assez limpide dans la linéarité du discours, tout en attrapant ici et là des éléments de polyphonie. Il y a donc bien discours ici, dont la fluidité de l’écoute se fait le témoin. Alors comment, malgré l’intention chaotique apparente de la partition qui 15 M. Texier, « Le Dernier des Modernes », in Brian Ferneyhough, textes réunis par Peter Szendy, Paris, L’Harmattan/IRCAM/Centre Georges Pompidou, 1999, p. 13.

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foisonne d’informations musicales, parvient-on à ce précieux mélange d’unité et de fluidité discursives ? Quel est donc l’artifice convoqué ici ?

3.3.2 Le phrasé ferneyhoughien : un libre modelé interprétatif

C’est précisément du côté du phrasé qu’il faut se tourner pour comprendre la vertu décelée ici. C’est en effet par lui qu’un ordre procédural initial va se transformer en discours expressif musical. Rappelons-nous le modèle que nous avions suggéré pour appréhender le processus d’écriture engagé ici. Ce moment du phrasé est en réalité conjoint au moment de l’émergence. En l’accompagnant dans sa réalisation, il intervient alors comme un geste général d’interprétation d’un ordre procédural préalablement constitué et non encore musicalisé, pour en révéler les saillances perceptives16. « C’est que la distribution des intensités, la mise en place des nuances, des modes de jeux, tout ce qui fait le phrasé de la musique : il le laisse à sa discrétion »17 nous rappelle avec justesse Marc Texier. En agissant subjectivement sur certains paramètres de l’écriture, c’est tout un travail de remodelage qui se déploie, par la libre interprétation d’une armature procédurale froide et non encore née à la musique.

Ainsi va de la métrique, dont nous constatons le travail dans les premières pages de la partition. Cette dernière révèle un découpage postérieur de mesures qui s’exerce autour de points de synchronisation de la polyphonie, points de rencontres qui fonctionneront alors comme temps forts d’une carrure réaffirmée. C’est la respiration cyclique de la musique qui se retrouve convoquée ici, grande pulsation métrique qui prend appui sur les premiers temps des mesures, eux-mêmes renforcés par le jeu des intensités.

16 Précisons par précaution que l’interprétation que nous évoquons ici renvoie à la libre lecture que le compositeur fait de son propre travail procédural. Elle est donc à ce titre à distinguer du moment ultérieur qui verra la partition « interprétée » par les musiciens. 17 M. Texier, op. cit., p. 14.

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Exemple 1. La chute d’Icare, carrure des mesures 7 et 8, éd. Peters.

Mais ce n’est pas tout. Par le travail sur les dynamiques déjà évoqué, Ferneyhough dessine alors un relief musical, accentuant ici ou là les potentialités expressives de son matériau. Enfin, des modes de jeux spécifiques vont venir appuyer ces intentions, affirmant et renforçant alors une morphologie figurale particulière. Ferneyhough s’est ainsi lui-même expliqué sur ce moment où la subjectivité de son interprétation vient révéler la potentialité musicale de son matériau : « les traits physionomiques saillants qui définissent la constitution interne et la cohérence de ces mêmes constellations sont redessinés de façon à êtres vectoriellement actifs »18. Par ce geste de libre interprétation, nous mesurons alors comment ce moment de l’émergence relève bien d’un passage entre deux états : de l’ordre procédural à l’ordre musical. D’une simple surface informe et non encore révélée comme potentialité expressive, c’est donc le travail de phrasé qui va faire surgir musicalement les constellations de gestes et de figures qui constitueront alors le vocabulaire expressif du compositeur.

18 B. Ferneyhough, La musique informelle, in Brian Ferneyhough, op. cit., p. 113.

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4 La nature du phrasé

4.1 Le phrasé : un constitué ou un constituant ?Une question légitime se présente alors à nous : quelle est la nature de ce phrasé ? Est-il

réductible à un phénomène émergeant d’un ordre structurel préalable qui le conditionnerait et dont il ne serait que la simple expression naturelle et spontanée ? Est-il alors à ce titre uniquement à ranger du côté de l’ordre de la subjectivité, comme déterminé par ce geste d’interprétation du compositeur qui ne fait que révéler la potentialité expressive contenue dans un squelette procédural qu’il a lui-même généré ? Ou bien au contraire, est-il un moment du travail d’écriture à part entière et à ce titre déterminant pour cette dernière ? Il relèverait alors non plus du domaine de la subjectivité et de l’interprétation mais bien d’un ordre de la procédure. Bref, en d’autres termes, le phrasé est-il un constitué ou un constituant ?

4.2 Le phrasé : un rapport dialectique entre procédure et interprétationC’est dans le nouage de ces deux réalités que se situe la réponse à cette dernière question. Il

nous faut convoquer ici une logique à la mesure de l’enjeu traité : la logique dialectique et son modèle de l’action réciproque. À la lumière de cet outil conceptuel, ce nouage s’exprimera alors de la façon suivante : parce que le phrasé se trouve constitué par l’appareillage procédural de l’écriture, il devient en retour constituant pour elle.

Schéma 2. Le phrasé : un constitué constituant.

Comme bon nombre de rapports dialectiques, c’est donc au sein d’un circuit vertueux que phrasé et écriture s’engagent réciproquement. Nous retrouvons ici les deux pôles incontournables du phrasé que nous avions préalablement présenté dans notre avant-propos : l’ordre procédural d’un côté, la subjectivité interprétative de l’autre, couple récurrent dans notre affaire, et qui vient en réalité incarner le sempiternel débat entre écriture et perception en musique. Il est donc essentiel, ici comme ailleurs, de faire jouer pleinement la contradiction qui unit ces deux ordres. Brian Ferneyhough vient nous le confirmer lui-même, quand il évoque « une relation tactile, sensuelle et

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constituéconstitué

constituantconstituant

phraséécritureOrdre procédural

Subjectivité interprétative

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intuitivement immédiate »19 avec son matériau, une fois dépassé les deux premiers moments structurels de l’élaboration de son écriture. Ainsi pour lui, la vertu de cette action réciproque entre ordre procédural et subjectivité interprétative se formulerait comme tel : plus la contrainte procédurale initiale est forte et déterminée, plus la liberté d’interprétation et la potentialité expressive du phrasé s’en trouvent renforcées. C’est à ce prix que son œuvre y trouve sa singularité.

BibliographieAtlan (H.), L' Organisation biologique et la Théorie de l’information. Paris, Hermann, 1972.Atlan (H.), Entre le cristal et la fumée. Paris, Éditions du Seuil, 1979.Ferneyhough (B.), « Le temps de la figure », in Entretemps (3). Paris/Lausanne, févr. 1987, pp. 127-140.Ferneyhough (B.), « Unity Capsule : un journal de bord », in Brian Ferneyhough, Contrechamps (8).

Paris/Lausanne, Éd. L’Age d’Homme, févr. 1988, pp. 137-162.Ferneyhough (B.), « L’œuvre en question » in Inharmoniques (8/9). Paris, IRCAM/Centre Georges

Pompidou, nov. 1991, pp. 49-61.Ferneyhough (B.), La musique informelle, in Brian Ferneyhough, textes réunis par Peter Szendy. Paris,

L’Harmattan/IRCAM/Centre Georges Pompidou, 1999, pp. 109-117.Foerster (H. von), « On self-organizing systems and their environments », in Self-Organizing Systems,

Pergamon, New York, 1960, pp. 31-50.Prigogine (I.), « Structure, dissipation and life », in Theoretical physics and biology, ed. M. Marois, North

Holland Publishing Company, Amsterdam, 1969, pp. 23-52.Prigogine (I.) & Stengers (I.), La Nouvelle Alliance. Paris, Gallimard, 1979.Texier (M.), « Le Dernier des Modernes », in Brian Ferneyhough, textes réunis par Peter Szendy. Paris,

L’Harmattan/IRCAM/Centre Georges Pompidou, 1999, pp. 9-25.Toop (R.), « Lemme-Icône-Epigramme », in Brian Ferneyhough, Contrechamps (8). Paris/Lausanne, Éd.

L’Age d’Homme, févr. 1988, pp. 86-127.

19 Ibid., p. 115.

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