FREIRE Gilberto_ Casa grande e senzala.pdf

download FREIRE Gilberto_ Casa grande e senzala.pdf

of 381

Transcript of FREIRE Gilberto_ Casa grande e senzala.pdf

  • Les Mauritaniens

    rfugis au Sngal

    Une anthropologie critique

    de l'asile et de l'aide humanitaire

  • Connaissance des hommesCollection dirige par Olivier Leservoisier

    Dj parus

    Marie-Aude FOUERE, Les Relations plaisanteries en Afrique,2008.Natacha GlAFFERI-DOMBRE, Une ethnologue Port-au-Prince,2007.Vronique MARCHAND, Organisations et protestations descommerantes en Bolivie, 2006.Roger BASTIDE, Sociologie du folklore brsilien, tudes afro-brsiliennes,2006.Virginie VINEL, Desfemmes et des lignages, 2005.Elisabeth CUNIN, Mtissage et mu/ticulturalisme en Colombie(Carthagne),2004.Philippe CHAUDAT, Les mondes du vin, 2004.Serge TCHERKEZOFF,Faa-Samoa, 2003.Pascale ASSI, Les ministres du diable, le travail et sesreprsentations dans les mines de Potosi, Bolivie, 2003.Marc Kurt TABANI,Les pouvoirs de la coutume Vanuatu,2002.Roger BASTIDE, Potes et dieux, 2002.Edith Kovats BEAUDOUX, Les Blancs croles de la Martinique,2002.Maria TEIXEIRA, Rituels divinatoires et thrapeutiques chez lesManjak de Guine-Bissau et du Sngal, 2001.Nathalie COFFRE-BANEUX, Le partage du pouvoir dans lesHbrides cossaises, 2001.Virginie DE VERICOURT, Rituels et croyances chamaniquesdans les Andes boliviennes, 2000.Galina KABAKOVA, Anthropologie du corps fminin dans lemonde slave, 2000.Anne RAULIN, L'ethnique est quotidien, 2000.Roger ADJEODA, Ordre politique et rituels thrapeutiques chezles Tem du Togo, 2000Radu DRAGAN, La reprsentation de l'espace de la socittraditionnelle, 1999.

  • Marion Fresia

    Les Mauritaniens

    rfugis au Sngal

    Une anthropologie critique

    de l'asile et de l'aide humanitaire

    L'Harmattan

  • A Martine et Alain

    A la mmoire d'Oumou Sy et de Sidi Ndiaye

  • REMERCIEMENTS

    Cet ouvrage n'aurait pu voir le jour sans la contribution et la gnrositdes Haalpulaaren mauritaniens installs au Sngal dans les villes deNdioum, Ndioum camp, Ari Founda Beylane, Bouyli Jaabal, Dodel camp,Saint-Louis, et Dakar et celles de leurs parents sngalais des villages deNdioum, Ngane, Dodel, Tielaw et Podor. Je remercie galement lesHaalpulaaren mauritaniens rfugis en Europe et aux Etats-Unis pour laconfiance qu'ils m'ont toujours accorde ainsi que les membres du HCR etde l'OFADEC qui ont toujours pris le temps de rpondre mes questions.Enfin, je tiens remercier vivement tous les professeurs, collgues, amis etparents qui m'ont accompagne tout au long de ce travail et ont particip,chacun leur manire, la rdaction cet ouvrage.

  • AVANT-PROPOS

    Cet ouvrage est issu d'une thse de doctorat soutenue en mars 2005 l'Ecole des hautes tudes en sciences sociales (L 'humanitaire en contexte:pratiques, discours et vcus des Mauritaniens rfugis au Sngal). Il se basesur des donnes recueillies entre 2000 et 2004, lorsque le prsident MaouyaQuId Taya tait encore au pouvoir. En 1989, le prsident mauritanien futdirectement impliqu dans l'expulsion de milliers de ses propres citoyens,des Mauritaniens noirs appartenant majoritairement au groupe ethniquehaalpulaar. Jusqu' sa chute, il nia l'existence de ces populations rfugiesau Mali et au Sngal, prtextant qu'il s'agissait de populations d'originesngalaise. Son administration, alors contrle par la tribu maure desSmassid et sous influence des bassistes et des nassristes, exera pendantplus de quinze ans une forte pression sur le gouvernement sngalais, legouvernement malien et le Haut Commissariat aux rfugis (HCR) pourminimiser puis cesser toute assistance en faveur des Ngro-Mauritaniens .Les autorits mauritaniennes refusrent galement d'organiser unrapatriement officiel des rfugis, qui aurait impliqu de reconnatre leurcitoyennet mauritanienne et de leur restituer leurs terres et leurs biensspolis en 1989. Question extrmement sensible et devenue taboue au seindes cercles diplomatiques onusiens, la situation des Mauritaniens au Sngalet au Mali fut longtemps oublie des mdias et considre de facto commeinexistante pour certains ou rsolue pour d'autres, convaincus que lesrelations de parent les liant aux populations de leurs pays d'accueil avaientfacilit leur intgration rapide.

    En moins de quatre ans, la situation politique mauritanienne a toutefoisrapidement volu. Le renversement du prsident QuId Taya par un coupd'Etat militaire en aot 2005, l'tablissement d'un gouvernement transitoiredirig par Ely QuId Mohamed Vall, puis l'organisation d'lections libres etdmocratiques en mars 2007, ont amorc une nouvelle phase de transitiondans ce pays rest sous la domination d'un mme homme depuis 1984. Laquestion du retour des rfugis mauritaniens, de la restitution de leurs droitset de la nomination d'une commission charge d'enquter sur les violationsdes droits de I'homme perptres par le rgime QuId Taya entre 1989 et1991, est alors revenue sur le devant de la scne mdiatique et politique.

    11

  • Partie intgrante des conditions imposes par l'Union europenne poursoutenir le nouveau pouvoir, la rsolution du passif humanitaire de laMauritanie, a soulev de nombreux espoirs de changement parmi lespopulations. Bien que confront des difficults inattendues ds le dbut deson mandat avec, notamment, des meutes contre la vie chre, des attaquesdites terroristes contre des touristes franais et l'annulation conscutivedu Paris-Dakar, le nouveau prsident mauritanien Sidi QuId CheikhAbdallahi a tent de rpondre ces attentes. Le 29 juin 2007, trois moisseulement aprs son lection, il dclarait, dans un message adress lanation, qu'il organiserait le retour au pays de ses concitoyens rfugis auSngal et au Mali avant la fin de l'anne 2007. Pour la premire fois en 18ans, les autorits mauritaniennes reconnaissaient ainsi officiellement que desmilliers de Mauritaniens avaient t contraints l'exil en 1989. Cettedclaration fut suivie d'un ensemble de mesures symboliques: lasollicitation officielle des services du HCR pour organiser le rapatriement, lamise sur pied d'une commission interministrielle charge du suivi dudossier, l'organisation de Journes Nationales de Concertation en novembre2007 devant, entre autres objectifs, fixer les modalits concrtes du retour etde la rsolution du passif humanitaire , puis la mise en place d'uneAgence Nationale d'Appui et d'Insertion des Rfugis (ANAIR), ayant pourbut de faciliter la rinsertion des rapatris (Fresia, 2008).

    Devant la volont politique du nouveau gouvernement de reconnatre auxrfugis leur citoyennet mauritanienne, environ la moiti des Mauritaniensinstalls au Sngal se sont alors officiellement ports candidats au retouraprs avoir revendiqu pendant plus de dix-huit ans le droit un retourdigne . En fin janvier 2008, l'opration de rapatriement est lance par laMauritanie, le Sngal et le HCR. Elle se poursuivra toutefois dans un climatpolitique difficile, marqu par de fortes rticences, au sein de la majoritprsidentielle et de la population mauritanienne, au retour des Mauritaniens,et par un retard dans l'excution du programme d'aide la rinsertion. Ainsi,en juillet 2008, seulement 4700 personnes taient effectivement rentres aupays, dans des conditions souvent prcaires, ne respectant pas lesengagements pris par le gouvernement. Mme si elle n'en est pas la seulecause, la question du retour des rfugis mauritaniens et de la rsolution dupassif humanitaire n'a pas non plus t trangre la frondeparlementaire qui a secou le prsident Sidi QuId Cheikh Abdallahi en juillet2008, jusqu' provoquer son renversement, un mois plus tard, par unnouveau coup d'Etat militaire. Le directeur gnral de l'ANAIR a, de fait,symboliquement t arrt par les putschistes en mme temps que leprsident mauritanien, tandis que l'opration de rapatriement a tsuspendue.

    12

  • A I'heure o la nouvelle junte militaire dirige par le gnral MohamedOuld Abdel Aziz se montre rassurante en promettant la poursuite duprocessus de retour des rfugis, pour lequel les bailleurs de fonds ontengag des milliers de dollars, cet ouvrage permet de restituer cette actualitbrlante dans une histoire longue. Bien que rdig dans un contexte politiquefort diffrent, il revient sur les vnements de 1989 et sur le passifhumanitaire de la Mauritanie, dont les causes profondes sont lies laquestion du partage des seules terres fertiles de la Mauritanie et du contrledu processus de construction de la nation et de l'identit mauritaniennes.Loin d'avoir t rsolues, ces questions sont plus que jamais d'actualit. Cetravail rappelle aussi qu'en 1996, une premire tentative de rapatriement,facilite en toute discrtion par le HCR et tolre de facto par legouvernement mauritanien, se solda par un chec, prcisment du fait del'absence de volont politique des autorits de rsoudre les enjeux fonciers,politiques et identitaires sous-jacentes l'expulsion des Mauritaniens en1989. Tout retour durable des rfugis dpendra ainsi de la capacit desautorits mauritaniennes rgler l'pineux problme des terres dans la valledu fleuve Sngal, et en particulier des terres agricoles, pastorales etvillageoises des rfugis, que les prfets redistriburent aprs 1989 leursparents et des Hartn. Avec cette redistribution, la question foncire estaujourd'hui encore plus complexe qu'hier, et d'autant plus sensible que lepays traverse, depuis 2007, une nouvelle crise alimentaire faisant de la valledu fleuve Sngal un espace plus que jamais convoit. Avec l'exil de milliersde Mauritaniens au Sngal, les rapports entre les diffrentes composantes dela population mauritaniennes, les unes se revendiquant d'une culture arabe etles autres d'une culture ngro-africaine, se sont aussi radicaliss. Lesviolences subies par les secondes en 1989, puis les actes de vengeanceperptrs par les Peuls l'encontre des Maures entre 1990 et 1992, ontdurablement marqu les esprits. De forts ressentiments se sont construits depart et d'autre, et une mmoire fortement simplifie et politise de cesvnements a t transmise aux jeunes gnrations. Ces violences ont ainsisymbolis la rupture, entame depuis plus de deux sicles dj, des relationsd'alliance et de complmentarit qui liaient autrefois les arabo-berbres auxpopulations d'origine sahlienne et subsaharienne. Elles ont t lamanifestation la plus radicale du phnomne de racialisation des rapportssociaux au sein de la socit mauritanienne.

    Cette tude remet, par ailleurs, en perspective la notion mme de rapatriement , considre par le droit international des rfugis commel'une des trois solutions possibles des situations d'exil et fonde sur unevision territoriale et sdentaire de l'identit. Les fondements idologiques et

    13

  • historiques de l'action du HCR sont largement examins dans une premirepartie puis confronts, tout au long de l'ouvrage, avec les ralits sociales ethistoriques spcifiques la valle du fleuve Sngal. Il est ainsi rappel queles entits politiques peules et haalpulaaren se sont toujours construites cheval sur les deux rives du fleuve Sngal et que les mmes familles sontdisperses entre le Sngal et la Mauritanie. Aussi, malgr leur statut derfugi qui suppose, d'un point de vue juridique, de ne pas pouvoir rentrerdans son pays d'origine du fait d'une crainte avre de perscution, lesHaalpulaaren de Mauritanie n'ont cess d'aller et venir entre les deux payscomme ils l'avaient toujours fait, que ce soit pour rendre visite leursparents, faire du commerce de contrebande ou travailler en Mauritanie, et ce,mme lors de la fermeture de la frontire entre 1989 et 1991. Depuis la fin dela distribution des vivres en particulier, la plupart des familles rfugies sesont divises et rparties nouveau entre les deux rives du fleuve.L'organisation du rapatriement des Mauritaniens ne fait donc qu'officialiseret rendre visible des mouvements de retour vers la Mauritanie dj largemententams par les populations elles-mmes. Toutefois, de par sa dimensionclassificatoire et normative, le rapatriement change profondment le senset la signification de ces dplacements de populations. Alors que lesmobilits des rfugis entre le Sngal et la Mauritanie sont circulaires ettransfrontalires, leur officialisation et leur institutionnalisation leur donnentun sens linaire et se prsentent comme une tentative de les fixerdfmitivement en les replaant dans le cadre rigide des Etats-nations et descitoyennets nationales. A partir d'une analyse des trajectoires migratoires etdes stratgies de survie des Haalpulaaren de Mauritanie, cet ouvrage metainsi en vidence le dcalage entre les solutions prconises par le droitinternational des rfugis pour mettre un terme aux situations d'exil, et cellesenvisages, en pratique, par les populations pour scuriser leur statut tantjuridique qu'conomique. Les unes prconisent la fixit, tandis que les autresprivilgient la mobilit.

    Ce travail offre enfin, et surtout, une analyse dtaille des processus dechangements sociaux induits par le dplacement forc et par lareconnaissance du statut de rfugi aux Mauritaniens. Ceux qui rentrentaujourd'hui ne sont plus ceux qui taient partis en 1989. Dix-huit ans de vieau Sngal, o ils ont t labelliss rfugis , installs dans des sitesregroupant des populations aux origines sociales et gographiques diverses(leveurs, agriculteurs et fonctionnaires), et sensibiliss quotidiennement parles partis politiques de l'opposition mauritanienne mais aussi par unemyriade d'ONG humanitaires et de dfense de droits de l'homme, n'ont past sans consquences sur la construction du rapport soi et aux autres. Encontact avec ce nouvel environnement, les Mauritaniens ont fait

    14

  • l'apprentissage de nouvelles identits, de nouvelles nonnes de conduite et denouveaux mtiers, qui ont modifi la perception de la vie qu'ils menaientautrefois en Mauritanie. Des milliers d'enfants sont aussi ns au Sngal etdes nouvelles gnrations ont grandi et ont t socialises dans des sites etdes coles de rfugis, l'cart des populations sngalaises, mais aussi despopulations mauritaniennes. Installs sur le territoire de leurs anctres, etsouvent panni leurs parents proches, les Haalpulaaren de Mauritanie ontdonc, malgr tout, connu un ensemble de micro-transfonnations sociales,politiques et identitaires que cet ouvrage tudie minutieusement. Le partaged'un vcu commun, li l'exprience collective de la violence et de ladpossession, mais aussi l'attribution du stigmate de victime et la viedans les camps, a renforc, dans certains cas, le sentiment d'appartenance la nation mauritanienne. Mais ce processus d'identification collective s'estconstruit sur une vision raciale de la nation opposant des Arabesoppresseurs des Noirs opprims . Une vision qui ne sera pas sansconsquences sur le processus de rconciliation nationale souhait par lemilieu associatif et militant mauritanien.

    Comprendre ce que les Mauritaniens ont vcu au contact avec lesorganisations humanitaires et qui ils sont devenus dix-huit ans aprs avoir tchasss de Mauritanie, semble finalement tre un pralable ncessaire pourqui veut mesurer les enjeux qui se jouent autour de la question de leurrapatriement et de la rsolution du passif humanitaire . Aujourd'hui, lesMauritaniens considrent leur retour au pays comme un acte avant toutpolitique, duquel ils attendent une reconnaissance de leur identit et de leursdroits sur des terres qu'ils considrent comme les leurs depuis le XVIe sicle.Ils rentrent galement sans avoir pardonn les prjudices subis en 1989, etdans l'espoir d'obtenir le jugement de leurs bourreaux pour retrouver leur dignit , une notion devenue centrale dans leur univers de sens. Ignorerleur tat d'esprit actuel en organisant leur rapatriement de manire prcipiterisquerait de semer les gennes de conflits futurs, plus violents encorequ'auparavant. D'autant que de nombreux Maures et Hartn, dsonnaisinstalls dans le sud du pays, peroivent jusqu' ce jour les rfugis commede simples Sngalais n'ayant aucun droit revendiquer sur la terre desanciens mirats maures. Ces discours identitaires, qui offrent des versionsdiffrentes de l'histoire du peuplement du sud de la Mauritanie, montrentainsi quel point les dbats hrits de l'administration coloniale sur la naturede la nation mauritanienne et sur le trac incertain de sa frontire sud restentencore d'actualit (Becker et Lericollais, 1989).

    Au-del du cas mauritanien, cet ouvrage prsente une porte plus gnralequi s'inscrit la croise de la socio-anthropologie du dveloppement, de

    15

  • l'anthropologie juridique et des tudes sur les migrations. Il offre unerflexion plus large sur les effets concrets et souvent inattendus d'uneintervention humanitaire et sur les enjeux lis aux transferts de normes et decatgories, d'origine occidentale, des contextes sociaux, politiques etculturels diffrents.

    Neuchtel, le 15 aot 2008

    16

  • INTRODUCTION

    En 1989, 120000 Mauritaniens furent contraints de quitter leur pays lasuite d'un incident frontalier entre leveurs mauritaniens et agriculteurssngalais. Exploit par les leaders d'opinion, cet incident entrana undchanement de violences intercommunautaires Dakar puis Nouakchott,et obligea le Sngal et la Mauritanie rapatrier leurs ressortissantsrespectifs pour empcher le dclenchement d'un conflit intertatique. EnMauritanie, le gouvernement, alors domin par la tribu maure des Smassid,profita du chaos gnral pour expulser des milliers de ses propres citoyensvivant dans le sud du pays et appartenant aux mme groupes ethniques queles Sngalais (wolof, haalpulaar, sonink). Les objectifs des dirigeantsmauritaniens taient d'une part de rcuprer les seules terres fertiles de laMauritanie traditionnellement occupes par ces populations, et d'autre part,de miner une opposition politique devenue gnante depuis le dbut desannes 1980, parce que dnonant sans relche les discriminations subies parles Noirs de Mauritanie dans toutes les sphres de la socit. LesHaalpulaaren, littralement les gens qui parlent le peul (pulaar) , furentparticulirement cibls par ces expulsions, parce qu'ils taient la fois lesplus nombreux contrler les terres dans le sud du pays et les plus organisspolitiquement. Dpossds de leurs papiers d'identit, de leurs biens, de leurcheptel et de leurs terres, la plupart d'entre eux furent chasss vers la rivegauche du fleuve Sngal au nord du Sngal et les autres vers le Mali 1.

    Quelques mois aprs leur arrive au Sngal, le gouvernement accorda ces populations le statut de rfugi, en vertu de la convention de Genve surle statut de rfugi, dont le pays est signataire. Cet instrument juridique, bassur une conception souveraine et nationale du monde, donne le droit toutepersonne ayant franchi une frontire internationale, du fait d'une craintelgitime de perscution dans son pays d'origine, de demander son paysd'accueil une protection provisoire (l'asile), et ventuellement une assistancematrielle. Ainsi, sur demande du gouvernement sngalais, les Mauritaniensreurent une aide humanitaire du Haut Commissariat aux rfugis (HCR)pendant presque dix ans dans des domaines aussi divers que l'alimentation,l'eau, la sant, l'ducation, l'agriculture et le microcrdit. Ils bnficirent

    I La situation des Mauritaniens expulss vers le Mali n'a pas fait l'objet de recherches approfondieset n'est pas prise en compte dans cet ouvrage. Pour plus d'informations leur sujet, voir Ciavolella,2008.

    17

  • galement de la protection internationale du HCR, leur garantissant de ne pastre refouls vers leur pays d'origine.

    Considrs comme des rfugis et donc des trangers au regard du droitinternational, les Haalpulaaren de Mauritanie se trouvaient pourtant, dupoint de vue de l'histoire longue de la valle du fleuve Sngal, sur leterritoire de leurs anctres. Ils comptaient, en effet, parmi les Sngalais deleur zone d'accueil, de proches parents. Comme dans bien des situations enAfrique subsaharienne, la frontire tablie par l'administration colonialeentre le Sngal et la Mauritanie suivait un trac artificiel qui ne respectaitguerre les dlimitations des formations politiques prcoloniales. Depuis leXVIe sicle, les grands Etats peuls puis haalpulaaren du Fuuta Tooros'taient toujours tendus de part et d'autre du fleuve Sngal. A l'exceptionde la fin du XVIIIe sicle, lorsqu'elles furent contraintes de se replier sur larive gauche du fleuve pour se protger contre les razzias lances par lesmirats maures du Trarza et du Bralrna, les familles haalpulaaren faisaientsans cesse des allers-retours d'une rive l'autre pour rendre visite desparents, s'approvisionner ou vendre des marchandises, cultiver des terres ouencore rechercher des espaces de pture. Lorsque le fleuve fut reconnucomme frontire internationaleen 1960 avec l'accession de la Mauritanie etdu Sngal l'indpendance, ces pratiques ne disparurent pas: ellesdevinrent simplement transfrontalires au vu du nouveau cadre derfrence qu'tait celui des Etats-nations. Mme si elles jouaient parfois surle cadre national pour ngocier des droits fonciers, dans leur quotidien, lespopulations riveraines du fleuve ne tenaient pas compte de cette frontirepolitique ni des entits tatiques nouvellement constitues, sur lesquelles ledroit international se fonde. Dans la langue peule, les termes de Mauritanie et Sngal n'existent d'ailleurs pas, ces deux pays tantdsigns respectivement comme constituant le Nord (rewo) et le Sud(worgo), sous-entendu du Fuuta Tooro, le pays des Haalpulaaren.

    Dans le cadre de l'application des instruments juridiques internationaux,les Mauritaniens taient ainsi paradoxalement devenus des rfugis surleur territoire historique, le Fuuta Tooro. Ils pouvaient donc compter sur lesoutien, la protection et la solidarit de leurs parents sngalais pour les aider reconstruire une vie. Mais grce leur nouveau statut de rfugi, ils avaientgalement la possibilit d'avoir recours une protection et une assistancespcifiques, dlivres par la communaut internationale travers undispositif institutionnel complexe, comprenant la fois des organisationsgouvernementales, intergouvernementales et non gouvernementales.

    18

  • Ce phnomne de chevauchement entre diverses modalits de protectionet d'assistance, les unes relevant de solidarits locales et parentales, et lesautres de solidarits conventionnes, nationales et internationales, caractrisela dimension contemporaine des dplacements forcs de populations dans lespays africains. Les mouvements migratoires ont en effet toujours exist enAfrique subsaharienne, y compris d'importantes migrations forces lies l'esclavage puis au travail forc (MarchaI, 1999). Mais ce qui est nouveauaujourd'hui est la classification des personnes dplaces suivant descatgories juridiques reconnues l'chelle internationale (rfugis,demandeurs d'asile, etc.), qui lgitiment la mise en en place de mcanismesde solidarit spcifiques. Ainsi, aux normes locales d'accueil des trangers etaux solidarits parentales, se mlent dsormais le droit national, le droitinternational humanitaire et le droit des rfugis autorisant l'interventiond'une multitude d'organisations, religieuses, laques, gouvernementales etnon gouvernementales ayant pour mandat d'assurer la protection, la survie etle devenir de populations dplaces et victimes de guerre ou de perscution.L o les frontires internationales font peu de sens du point de vue del'histoire longue, ces situations de pluralisme normatif en matire d'accueildes migrants ne sont pas rares. Elles posent un certain nombre de questionssur la manire dont les acteurs vont oprer des choix entre diffrentesmodalits d'assistance et se rapproprier les nouvelles catgories etclassifications juridiques introduites par le droit international des rfugis.

    Partant de ce constat, cette tude s'interroge sur les processus detransformation sociale impliqus par ces nouveaux dispositifs institutionnels,chargs de secourir une population migrante dite rfugie et qualified' hors norme , parce qu'ayant perdu la protection de son gouvernement. Ilne s'agit pas d'tablir si ces dispositifs sont bons ou mauvais, mais plutt decomprendre comment, concrtement, ils sont mis en place; quelles en sontles implications en matire de changements politique, identitaire et socialpour les populations dplaces et quelles en sont les consquences sur lepays d'accueil en matire de redfinition de l'espace public local. Ce travails'interroge galement sur les implications lies la classification d'ungroupe de personnes comme rfugi et donc tranger lorsque celui-cise trouve sur le territoire de ses anctres et est considr comme autochtone par les populations environnantes: comment ce statutparticulier contribue-t-il redfinir les normes locales de solidarit parentale,notamment vis--vis de l'accs aux ressources productives locales, etcomment influence-t-il les modalits d'intgration ou au contraired'exclusion des nouveaux venus de leur milieu d'accueil? A travers cesquestions, il s'agit en dfinitive de dconstruire les catgories surmdiatises

    19

  • que sont les rfugis et l'aide humanitaire , en s'intressant lamanire dont elles sont incorpores dans des dynamiques historiques locales.

    Un regard dcal

    Effectuer cet exercice de dconstruction ncessite nanmoins de prendreune certaine distance vis--vis des reprsentations les plus communes quicirculent sur les rfugis et se focalisent sur l'image du rfugi victime quivivrait sous perfusion humanitaire, dans des camps surpeupls et isols detout (Boltanski, 1993).

    Le choix d'enquter dans un contexte caractris par le dsengagementdes institutions humanitaires et par une faible mdiatisation des rfugismauritaniens s'est inscrit dans cette perspective. Il a permis d'tablir que leschoses ne sont pas toujours ce que l'on croit qu'elles sont et que les acteursn'agissent pas toujours comme l'exigerait le rle que leur assigne leur statut(Becker, 2002). Dans la valle du fleuve Sngal, on est loin, en effet, desstrotypes vhiculs sur les rfugis, les camps et I'humanitaire. Alors quenous pensions dcouvrir des camps , rassemblant des milliers depersonnes entasses sous des abris de fortune, les sites de rfugismauritaniens se distinguaient peine du paysage sngalais. Vritables petitsvillages, en banco et en paille, ils n'taient reconnaissables que par lesbches bleues du HCR, encore utilises par certains habitants pour renforcerla toiture de leurs cases. Les sites de rfugis mauritaniens sont, en effet,petits, de 50 2500 personnes, mais nombreux. Plus de 280 sites etinstallations jumels des villages autochtones, gnralement les villagesd'o les arrire-grands-parents des rfugis taient originaires, sont rpartisle long de la frontire sngalo-mauritanienne entre Saint-Louis et Bakel surune distance d'environ 500 km (cf. carte 1). Le Sngal n'tant pas unrgime militaire ou dictatorial, les sites d'installation des Mauritaniens n'ontjamais pris l'aspect d'espaces de confinement ou de dispositifs scuritaires,semblables ceux des pays d'Afrique centrale et de l'Est o des milliers depersonnes sont soumises de fortes restrictions en matire de libert decirculation et de travail (Agier, 2002a ; Cambrzy, 2001 ; Guichaoua, 2004 ;Malkki, 1995; Turner, 2002). Ils ont nanmoins toujours souffert d'unecertaine stigmatisation sociale et d'une relative mise l'cart spatiale. Dansces petits camps, les Mauritaniens ont bnfici d'une distribution de vivresjusqu'en 1995 ainsi que d'un appui en matire d'ducation et de santjusqu'en 1998. L'accs aux sites a toujours t relativement facile et n'ajamais ncessit la mise en place d'une collaboration entre humanitaires etmilitaires afin d'tablir des liaisons ariennes pour assurer l'acheminement

    20

  • de l'aide. Ils taient majoritairement habits par des femmes, des enfants etdes vieillards, tandis que les jeunes hommes travaillaient dans les grandesvilles du bassin sngalo-mauritanien et d'Afrique de l'Ouest mais aussidans les pays occidentaux. Comme pour de nombreuses familles snga-laises, les Haalpulaaren de Mauritanie taient ainsi disperss entre ville etcampagne et rpartis entre diffrents pays et continents la fois. Loin d'tredes espaces ferms, nous avons ainsi dcouvert que les sites de rfugistaient placs au cur des chanes migratoires de la valle du fleuve Sngaltranscendant largement le cadre rigide des Etats-nations.

    Travailler dans un contexte de retrait du HCR, sur une populationrfugie la marge parce que peu connue du grand public et oublie detous, a prsent un avantage mthodologique significatif: celui de pouvoirobserver la vie des populations exiles en dehors des institutions qui lesnomment et ainsi d'adopter un regard dcal sur son objet d'tude. Un regarddcal, c'est donc un point de vue qui part du postulat selon lequel les rfugis et l'action humanitaire ne sont pas des catgories socialesrecouvrant une seule signification ni une seule ralit objective, mais pluttle rsultat d'accords sociaux passs entre divers acteurs un moment donn.Les rfugis ne se rduisent pas leur seule identit ou statut de rfugi ,mais appartiennent en mme temps une diversit d'autres sphres socialesrelevant de leur histoire propre. Commerants, fonctionnaires, leveurs ouagriculteurs, les Mauritaniens se trouvant au nord du Sngal sont, parexemple, loin de former une population homogne, mme au sein des pluspetits sites. De plus, nous aurons l'occasion de montrer qu'au gr de leursdplacements et en fonction des situations d'interaction, ils ne cessent depasser d'une catgorie identitaire une autre: rfugis et mauritaniens dansles camps, ils sont aussi haalpulaar, foutank ou sngalais en dehors descamps. Ainsi, la notion de rfugi dfinit uniquement un statut juridiqueparticulier partag par un ensemble de personnes un moment donn del'histoire, et non pas une ralit sociologique ou historique objective et figedans le temps.

    De mme, l'aide humanitaire, et, plus prcisment dans le cadre de cettetude, l'assistance aux rfugis , recouvre une diversit de situations et designifications dans le temps et l'espace. Dans les pays du Sud, les camps nesont pas toujours ferms , c'est--dire troitement contrls et mis l'cart, ni provisoires. Ils se transforment rapidement en de quasi-villes ou villages qui s'ancrent durablement dans un milieu environnant et setrouvent la croise de diffrents espaces relationnels (Horst, 2006). Il n'y apas non plus un seul type de camp de rfugis et une seule formed'assistance: tout dpend du conflit l'origine du dplacement forc, du

    21

  • rgime politique du pays d'accueil, de sa lgislation en matire d'asile, desintrts gopolitiques impliqus, et de l'existence de relations de parententre rfugis et autochtones. Les modes de regroupement de rfugispeuvent prendre la forme d'installations rurales spontanes comme enRpublique du Congo, de sites agricoles comme en Zambie (Lassailly-Jacob,2004) ou de camps ferms et troitement contrls comme en Tanzanie ou auKenya (Cambrzy, 2001). Ces diffrentes formes peuvent mme se succderdans le temps, en fonction des vagues d'arrive des rfugis, comme enGuine par exemple (Van Damme, 1999) ou coexister en mme temps dansun mme pays d'accueil. Les espaces humanitaires ne sont donc pas figs. Ilspeuvent driver ou voluer vers des espaces scuritaires et militaires, desespaces clandestins et informels, des espaces urbains d'un nouveau type(Agier, 2002b) ou encore tre compltement intgrs dans l'environnementlocal et national. Tout dpend des poques historiques, des rgimespolitiques, des contraintes financires et des enjeux du moment. Phnomnesocial complexe, l'aide humanitaire, et ici l'assistance aux rfugis, ne peutdonc pas tre rifie ni analyse en dehors de son contexte d'intervention.

    Suspendre le jugement

    Un regard dcal, c'est aussi un point de vue qui suspend le jugement etvite autant que possible des noncs de type misrabiliste ou au contrairepopuliste. Il existe en effet une attitude endmique des sciences sociales dmontrer un intrt particulier pour les opprims , soit en dnonantl'oppression dont ils font l'objet par les institutions dominantes, soit aucontraire en rpertoriant les ressources dont ils disposent pour faire face cette domination (Grignon et Passeron, 1989). Si cette volont de rhabiliterles acteurs sociaux d'en bas se situe au cur mme du projetanthropologique, elle peut devenir un handicap lorsqu'elle drive vers undiscours de type moralisant et normatif. Ce risque est particulirementmanifeste lorsque le chercheur s'intresse des catgories ou desphnomnes sociaux placs au cur d'enjeux politiques et sociauxcontemporains. S'inspirant d'auteurs tels que Arendt (1961) ou encoreAgamben (1995), certains travaux anthropologiques ont, par exemple,analys l'assistance aux rfugis comme un systme de pouvoir et dedomination en soi, ayant pour intention de servir les intrts des Etats-nations en leur permettant de mieux contrler les flux migratoires et asseoirleur souverainet nationale. D'autres chercheurs en sciences sociales se sont,au contraire, vertus rpertorier les stratgies de survie et les ressourcesdes rfugis, et montrer leur capacit dtourner le systme de l'aide ainsi

    22

  • que le cadre rigide des Etats-nations. Dans l'un comme dans l'autre cas, cestravaux ont repris leur compte les reprsentations et les postulats vhiculspar les institutions humanitaires et les gouvernements, en prsentant lesrfugis tour tour comme des victimes passives, opprimes par les Etats etles institutions humanitaires, puis comme de fins stratges, capables dedjouer ou d'abuser du systme de l'aide et de la protection des Etats-nations. A travers une analyse plus dtaille de la littrature scientifiqueproduite sur les rfugis (refugee studies), cet ouvrage montrera ainsicomment les sciences sociales ont parfois particip rifier cette catgorie et reproduire un certain discours globalis sur les rfugis .

    Pour chapper la tentation de diaboliser l'institution tout en idalisant lepeuple, il nous a sembl indispensable d'viter d'attribuer des valeurspositives ou ngatives aux faits observs. Nous avons abord notre objet demanire non normative, en dfinissant les rfugis pour ce qu'ils sont: unensemble de personnes ayant pour seul point commun d'avoir un statutjuridique spcifique qui leur a t attribu par des institutions gouverne-mentales et intergouvernementales sur la base d'instruments juridiquesinternationaux et nationaux. Dans cette perspective, on constate d'embleque la catgorie du rfugi peut recouvrir des populations trs diffrentes. Laquestion n'est alors plus tant de savoir quelle catgorie est la plus adaptepour caractriser cette population, question pourtant devenue centrale dansles tudes sur les rfugis, mais plutt d'analyser quels sont les usagespolitiques et sociaux que les acteurs font de ce statut. De mme, avons-nousenvisag les institutions charges de porter assistance aux rfugis, et enparticulier le Haut Commissariat aux rfugis (HCR), pour ce qu'elles sont:une offre de services juridiques et sociaux destine une populationbnficiant d'un statut juridique particulier.

    On constate donc que les rfugis et les institutions humanitaires nepeuvent tre envisags alternativement, les uns contre les autres. Ils sontplutt placs dans une relation d'interdpendance, les uns ne pouvant pasexister sans les autres. On peut les concevoir comme faisant partie d'uneseule et mme configuration (Elias, 1991), au sein de laquelle une diversitd'acteurs, institutionnels et non institutionnels, entrent en relationd'interdpendance, de conflit ou de coordination autour d'enjeux spcifiques.Dans cette perspective, l'intrt pour l'anthropologue est de comprendrecomment ces relations se tissent et voluent dans le temps, et surtoutd'analyser ce qu'elles produisent en matire de transformations sociales.

    23

  • Se placer au niveau des interfaces

    Pour tudier le changement social qui nat de cette configurationhumanitaire , il a t essentiel de se placer au niveau des interfaces, c'est--dire d'analyser les dynamiques sociales qui naissent la rencontre entreplusieurs espaces: un espace humanitaire international, un espace national etun espace historique local, chacun tant rgi par diffrentes normes etinstitutions la fois. Certains chercheurs, comme Colson (1971) ou plusrcemment Centlivres et Centlivres-Demont (1999), ont dfendu une telleapproche. Ils ont montr comment un dplacement de population, toutcomme une intervention humanitaire, n'interviennent pas dans un vide socialou culturel mais s'enchssent toujours dans des dynamiques locales. Il s'agitds lors d'tudier comment cet enchssement cre une situation depluralisme juridique, institutionnel et identitaire et suscite ou rvle destransformations sociales dans la socit observe. Concernant l'Afghanistan,Centlivres-Demont (1999) soulignent, en ce sens, que l'tude des inter-dpendances entre les acteurs humanitaires internationaux, les ONG locales,et les diffrents segments de la socit afghane peut fournir une cl pour lacomprhension aussi bien des nouvelles formes sociopolitiques l' uvre enAfghanistan que des dissonances entre logique humanitaire et ethos afghan.

    Une approche l'chelle des interfaces permet aussi de faire merger uncertain nombre de questions encore peu explores dans la littrature sur lesrfugis. En s'attachant la dimension avant tout humanitaire de l'assistance,on se demandera par exemple dans quelle mesure les services sociaux offertsaux rfugis mauritaniens, dans des domaines aussi divers que l'ducation, lasant ou l'hbergement, ont concurrenc les services publics du paysd'accueil. Ces services semblant a priori se structurer de manire parallle ceux des Etats des pays d'accueil, on s'interrogera sur la manire dont ilsparticipent au phnomne plus gnral de drgulation et de privatisationinformelle des services publics dans les pays de l'Afrique subsaharienne. Enportant notre attention sur la dimension juridique de l'assistance auxrfugis, on tentera galement de comprendre comment l'introduction dustatut de rfugi dans les pays du Sud a contribu ractualiser des conflitslocaux entre segments de lignages et a t utilise par les protagonistes pourredfinir les normes locales d'accs aux ressources foncires et d'accs aupouvoir politique. Enfm, en nous attachant aux processus de changementsidentitaires et de socialisation, il s'agira d'analyser comment les identits, lesnormes de conduite et les valeurs vhicules dans l'espace humanitaire(identit de rfugi, victimisation de soi, politisation de la mmoire, etc.) sesont imbriques aux identits de soi et aux repres vhiculs dans les autres

    24

  • sphres sociales d'appartenance des rfugis (ethnique, nationale ou sociale).Ainsi, loin d'tre dracins, nous constaterons que les rfugis apparaissentdans bien des situations comme des feuillets d'tres successifs ayant disposition plusieurs identits et statuts la fois, et naviguant entre desmondes sociaux aux valeurs trs diffrentes.

    Sortir du paradigme du camp

    Une telle posture, qui se place au niveau des interfaces, suppose enfm desortir du paradigme du camp, c'est--dire d'un schma d'analyse qui consiste tudier les seules interactions entre rfugis et humanitaires l'intrieurd'un espace humanitaire, comme si celui-ci voluait en dehors de l'espacehistorique local dans lequel il prend forme. On prendra ici en compte lepositionnement d'un grand nombre d'acteurs qui interagissent autour d'uneconfiguration humanitaire: rfugis, organisations internationales, organi-sations non gouvernementales (ONG), mais aussi administrations locales etcentrales, notabilits locales, populations autochtones et bailleurs de fonds.D'un point de vue mthodologique, cela s'est traduit par l'adoption d'uneposition plurilocale , c'est--dire d'un regard qui se place tour tour l'intrieur d'un site de rfugis, puis l'extrieur, dans les localitsautochtones environnantes, mais aussi dans des lieux plus loigns o lesrfugis ont migr (Saint-Louis, Dakar, Mauritanie, Etats-Unis, France). Uncourt passage au sein de la reprsentation du HCR Dakar a, par ailleurs, tindispensable pour mieux saisir les logiques d'action des organisationshumanitaires qui, au-del de l'idologie qui les anime et du discours officiel,sont aussi soumises des contraintes diplomatiques, politiques,bureaucratiques et fmancires, et constamment influences par des processusd'intermdiation, de courtage et de politisation.

    D'un point de vue thorique, se dpartir du paradigme du camp revient sortir d'une littrature qui ne se focalise que sur l'tude des rfugisregroups dans les camps les plus scuriss et les plus mdiatiss (Kenya,Tanzanie, Rpublique dmocratique du Congo, etc.), et ne s'inspire que d'unseul courant thorique, qu'il s'agisse des crits sur le pouvoir bureaucratique,des tudes discursives ou de thories plus rcentes transnationales et post-modernes. Pour viter tout biais interprtatif, il semble au contrairencessaire de ne pas partir des concepts pour dcrire les faits observs, maisplutt de partir des faits observs pour ensuite trouver, dans une littrature laplus vaste possible, les concepts qui peuvent en rendre compte le mieuxpossible. La grille d'analyse propose s'est ainsi tablie progressivement,

    25

  • partir de l'tude de situations concrtes, par va-et-vient entre terrain etinterprtation, suivant un raisonnement inductif tel qu'il est dfendu par lagrounded theory (Strauss, 1992). Il s'agissait l du seul moyen deconceptualiser les pratiques des rfugis et des institutions humanitaires enutilisant un autre langage que celui vhicul par le systme normatif et classi-ficatoire dans lequel elles s'insrent. Nous avons galement d faire appel plusieurs disciplines pour dcrire les ralits observes. La sociologie del'action publique (Le Gals, 1995) s'est par exemple avre trs utile pouranalyser l'assistance aux rfugis comme une forme d'action publiqueimpliquant une diversit d'acteurs locaux, nationaux et internationaux quicherchent rpondre, par ttonnement et bricolage institutionnel, unvnement soudain et imprvisible. De mme, la socio-anthropologie dudveloppement (Olivier de Sardan, 1995), qui s'inscrit dans la ligne de lasociologie interactionniste (Strauss, 1992) et de l'Ecole de Wageningen(Long, 1989), a fourni des outils conceptuels prcieux pour dcrypter lesinteractions qui se tissent entre dveloppeurs (les humanitaires) etdvelopps (les rfugis ) et pour expliquer les logiques d'intermdiation,de courtage et de factionnalisme politique suscites par une interventionextrieure. Les tudes sur les pauvres (Simmel, 1998), les trangers(Shack and Skinner, 1979) ou les parcours dits dviants (Goffman, 1975)se sont aussi rvles indispensables pour mieux comprendre la manire dontun statut a priori disqualifiant est rappropri par les acteurs pour ngocierdes droits. Enfin, le recours aux tudes portant sur les migrations et lesrseaux transnationaux (Glick Schiller et al., 1995; Hannerz, 1996;Monsutti, 2004; Horst, 2006) est rest incontournable pour dpasser ladichotomie tablie par les institutions dominantes entre rfugispolitiques et migrants conomiques ou encore entre migrations forces et migrations volontaires . Cette ouverture thorique nous afinalement permis d'envisager l'action humanitaire la fois comme unespace de gouvemance , comme une frontire interne et comme unespace vcu , trois concepts autour desquels s'est construite la trame decet ouvrage.

    Les lieux et les chelles

    Les rfugis mauritaniens tant disperss sur plus de 280 sites dans lavalle du fleuve, mais aussi dans les villes sngalaises et mauritaniennes,dans les zones pastorales du Perlo sngalais et dans d'autres pays, il a tncessaire de circonscrire notre tude. Notre travail s'intresse avant tout auxtrajectoires d'un petit nombre de Mauritaniens qui se sont rfugis dans le

    26

  • dpartement de Podor, au Sngal, et installs dans les circonscriptionsadministratives de Gamaaji Sarr et de Ndiouml (cf. cartes 1 et 2). Au seinde ces circonscriptions, on compte quatre groupes de rfugis, dont lesmodalits d'installation et les relations de parent avec le milieu localreprsentent, une petite chelle, la diversit des situations rencontres danstoute la valle du fleuve Sngal. Le premier habite un grand site, implantsur le territoire de la commune de Ndioum l'cart des lieux d'habitation desSngalais. Comptant plus de 2000 personnes, il regroupe une majoritd'leveurs peuls et une minorit de fonctionnaires n'ayant pas de liens deparent directs avec les ressortissants de Ndioum. Le second groupe,constitu en majorit d'agriculteurs, se trouve dans les zones agricoles o sepratiquent la culture irrigue et la culture de dcrue. Il se prsente sous laforme d'un petit village jumel un village sngalais avec lequel lesrfugis entretiennent des relations de parent trs proches. Le troisime estdans les zones pastorales de la communaut rurale de Gamaaji Sarr; ils'agit d'un regroupement d'leveurs peuls ayant des liens de parent avec lesautres hameaux d'leveurs installs dans la mme zone. Enfin, le derniergroupe tudi est constitu par des rfugis que nous pouvons qualifierd' invisibles , dans le sens o ils sont disperss dans la ville mme deNdioum, se confondant compltement avec la population locale.

    Le choix de limiter cette tude un espace gographique rduit a tcapital pour raliser une ethnographie de la zone d'installation des rfugis etpour apprhender la manire dont les programmes d'assistance humanitairese sont insrs dans des dynamiques historiques locales en ractivant desconflits politico-lignagers souvent anciens. Il a galement permis de rvlerque la dynamique d'installation des rfugis mauritaniens sur la rive gauchedu fleuve s'inscrit dans une histoire migratoire plus longue, caractrise pardes mouvements de flux et de reflux entre les deux rives du fleuve Sngal(Robinson, 1972; Schmitz, 1986). Les groupes de rfugis tudis sont, eneffet, l'exception du groupe des fonctionnaires, les descendants desHaalpulaaren qui avaient quitt la rgion de Gamaaji il y a une centained'annes pour s'installer sur la rive droite du fleuve, dans la rgionmauritanienne du Brakna qui se situe juste en face. Les relations entre lespopulations haalpulaaren de Gamaaji, ct sngalais, et les populationshaalpulaaren du Brakna, ct mauritanien, avaient t marques tout au longdu XXe sicle par des rapports de solidarit mais aussi d'opposition et deconflits 1ignagers. Ce travail de reprage historique et politique de la zonetudie a permis de saisir la nature des rapports de pouvoir et de ngociation

    Il La communaut rurale dsigne, au Sngal, une circonscription administrative dcentralisequi regroupe plusieurs villages et hameaux reprsents au sein du conseil rural.

    27

  • qui allaient s'tablir entre les rfugis et leurs parents sngalais autour del'accs aux ressources locales et internationales.

    A partir d'une chelle d'observation rduite, il a aussi t possibled'identifier avec prcision le statut, les intrts et les logiques d'action desdiffrents acteurs locaux qui influencent une intervention humanitaire. Loinde se limiter aux seuls rfugis et organisations humanitaires, ceux-cicomprennent galement les notabilits politiques, religieuses et conomiquesde la zone d'accueil, les parents proches des rfugis, les administrationsdcentralises et dconcentres du gouvernement sngalais, les partispolitiques sngalais comme mauritaniens, etc. En suivant les parcours et lesactivits des rfugis installs dans cette circonscription et en identifiantleurs diffrents espaces relationnels, notre enqute nous a, enfm, conduit versd'autres lieux, loigns de notre primtre d'tude initial. Des villagesmauritaniens et sngalais du dpartement de Podor, nous avons d nousrendre Saint-Louis et Dakar o de nombreux Mauritaniens travaillent,mais aussi aux Etats-Unis et en France o d'autres ont t rinstalls.L'analyse des trajectoires d'un petit groupe de rfugis une micro-chellenous a ainsi permis de donner un clairage concret tout un systme trscomplexe d'interactions et d'interdpendances qui se tissent autour et enmarge d'une intervention humanitaire.

    Ce travail suit en trois temps ces changements de lieux et d'chellesd'observation et divulgue progressivement la variabilit des dynamiquessociales et identitaires qui naissent dans diffrentes situations d'interfaces.Partant de considrations gnrales sur les fondements idologiques ethistoriques des programmes d'assistance aux rfugis, l'ouvrage confrontedans un premier temps les normes d'action officielles du HCR avec lesmodalits concrtes de l'opration humanitaire que l'agence onusienne acoordonne dans la valle du fleuve Sngal. Aprs avoir analys lesconsquences de cette intervention sur les logiques sociales mergentes ausein mme des sites de rfugis, l'analyse se dplace dans un deuximetemps l'extrieur des camps, o les Haalpulaaren de Mauritanie ontngoci, sous diverses identits leur accs aux ressources foncires etmigratoires, dans le but de reconstruire leur vie sans dpendre uniquement del'assistance. Enfin, cet ouvrage se positionne l'chelle de la personne pours'interroger sur la manire dont les Mauritaniens ont interprt ces passagesconstants d'une catgorie identitaire une autre et construit, au gr de lamultiplicit des mondes sociaux auxquels ils appartiennent, leurs rapports soi et aux autres. Chaque partie se termine par une rflexion plus thoriquesur la manire dont on peut penser la complexit de l'action humanitaire, partir de points d'entre et de concepts diffrents.

    28

  • -c=i;;,(I

    'aJ

    ='aJ00:Il':'"'aJ

    '51J..s'aJ..

    w

    z

    I-

    x

    ;::)

  • PARTIE I

    DEVENIR REFUGIE CHEZ SES PARENTS

  • En 1989, des milliers de Haalpulaaren de Mauritanie affluent vers le norddu Sngal. Ce repli sur la rive gauche du fleuve Sngal fait tristement cho celui de la fin du XVIIIe sicle, lorsque les populations haalpulaaren,fuyant les razzias des mirats maures, durent renoncer leurs terresmauritaniennes pendant presque un sicle avant de pouvoir les roccuper audbut du XXe sicle, sous la colonisation. En 1989, le contexte est toutefoisradicalement diffrent: les Etats-nations sont ns et, contrairement leursanctres, les Haalpulaaren ne se contentent pas de se replier sur la partie sudde leur territoire politique. Ils ont, cette fois-ci, franchi une frontireinternationale. Ce simple fait sera lourd de consquences. Dans le cadrecontemporain des Etats-nations, le passage d'une frontire justifie en effetl'attribution du statut de rfugi toute personne ayant perdu laprotection de son pays. Pour avoir travers le fleuve Sngal, lesHaalpulaaren deviendront donc des rfugis sur leur propre territoirehistorique, parmi leurs parents proches.

    A la lumire de la situation de ces Mauritaniens exils chez eux , cettepremire partie s'interroge sur la catgorie contemporaine du rfugi etsur la nature des interventions humanitaires qu'elle justifie dans les pays duSud. Le point de dpart d'une telle rflexion impose d'tudier dans unpremier chapitre les soubassements idologiques et historiques du statut derfugi ainsi que les normes qui lgitiment l'action du HCR, acteurincontournable dans la production et la reproduction de ce statut. Ce travailde dconstruction, quelque peu thorique, nous amnera dans les chapitressuivants confronter les postulats qui sous-tendent la politique d'assistanceaux rfugis avec l'analyse d'un cas concret. A partir de la reconstitutiondtaille de l'intervention du HCR auprs des Haalpulaaren de Mauritanie,plusieurs questions seront abordes: celle de la diversit de leurs modalitsd'installation au Sngal et des choix oprs entre diffrentes formesd'assistance; celle des processus de ngociation ayant prsid la mise enuvre du programme du HCR et leurs consquences sur les dynamiquessociales mergentes dans les sites de rfugis; et la question, enfin, deseffets inattendus de l'intervention du HCR sur l'espace public local, danslequel elle est venue s'enchsser.

    33

  • CHAPITRE 1

    PROTEGER LES REFUGIES: NORMES ET REPRESENTATIONS

    Le programme de protection et d'assistance en faveur des Haalpulaarende Mauritanie, bien que lger du point de vue du nombre de personnesassistes (environ 60 000 en 1990) et du volume de fonds mobiliss (6millions de dollars en 1990) est classique dans ses principes d'action et sesnormes de lgitimation. Les rapports officiels du HCR sur les Mauritaniensainsi que les discours recueillis auprs de son personnel font tous rfrence un ensemble de reprsentations ou de postulats vhiculs plus gnralementpar les experts de 1'humanitaire, les mdias et, dans une certaine mesure, parle monde intellectuel et universitaire. Ancres dans le droit international desrfugis, mais aussi dans le droit international humanitaire et le droitinternational des droits de l'homme, ces reprsentations ont t forges au fildu temps et sont troitement lies l'volution de l'action du HCR depuis sacration. Al' origine, celle-ci s'est construite sur une vision politique durfugi, situe gographiquement et historiquement. Le mandat du HCR nes'appliquait alors qu'aux seules populations europennes ayant fui lesrgimes totalitaristes pendant la deuxime guerre mondiale et se limitait une simple offre de services juridiques. Aujourd'hui, les activits du HCR sesont considrablement tendues. Elles intgrent un volet oprationnel ethumanitaire devenu bien plus important que le volet juridique. Son mandats'est aussi largi d'autres catgories de personnes que les rfugis pourinclure les demandeurs d'asile , les apatrides , les rapatris et les dplacs internes . Ce chapitre retrace et explicite le sens de ces change-ments. TImontre comment l'volution des relations internationales au coursde ces cinquante dernires annes et la proccupation, propre touteinstitution, d'assurer sa survie, ont contribu faonner les reprsentationsdu rfugi et les normes d'action sur lesquelles le HCR fonde sa lgitimit. Ilanalyse galement comment les sciences sociales ont paradoxalementcontribu renforcer cette catgorie du rfugi en rifiant les figures del'altrit qu'elle vhicule, et en adoptant des approches de type misrabilisteou au contraire populiste.

    35

  • Rtablir l'ordre national des choses

    Le rfugi politiqueLa naissance de la catgorie juridique du rfugi, puis la cration du Haut

    Commissariat aux rfugis, sont intimement lies au contexte politique del'entre-deux-guerres et de la deuxime guerre mondiale (Barnett, 2002). Ledmantlement des grands empires austro-hongrois et ottoman, l'instaurationde rgimes fascistes et communistes, puis la deuxime guerre mondialeentranent des mouvements de populations sans prcdent dans I'histoiremoderne europenne. Inquits par l'impact de tels dplacements sur lafuture reconstruction de l'Europe, les pays occidentaux demandent ds lesannes 1920 la Socit des Nations de mettre en place une organisationinternationale charge de trouver une solution aux personnes ayant perdu laprotection de leur Etat. Entre 1921 et 1950, trois agences furentsuccessivement cres pour tenter de rsoudre la situation juridique desrfugis europens. Le rapatriement dans le pays d'origine n'tant pastoujours possible, ces institutions organisrent la rinstallation des rfugisvers des pays tiers, en particulier vers les Etats-Unis qui accueilleront 30%d'entre d'eux.

    En 1950, il restait nanmoins encore plus d'un million de personnesdplaces en Europe (Ruthstrom-Ruin, 1993 : 17). Dpasse par l'ampleurdu phnomne, la dernire de ces trois agences, l'Organisation Internationalepour les Rfugis, fut dissoute ds 19501. Remplace par le HautCommissariat aux rfugis, elle mena malgr tout un important travailjuridique en rdigeant les bases de la convention de Genve de juillet 1951,qui donne pour la premire fois une dfinition gnrale du statut de rfugi etnonce leurs droits ainsi que les obligations des Etats envers eux (Barnett,2002f Le champ d'application de cette convention fut toutefois restreint auxseuls vnements survenus avant le 1er janvier 1951 et limit aux payseuropens signataires de celle-ci (24 pays dans un premier temps). Laconvention visait, de toute vidence, les personnes ayant fui le fascisme etsurtout le communisme. Les ngociations autour de sa rdaction furentboycottes par l'Union Sovitique et ses pays satellites. Politise ds sa

    1 Pour plus d'infoTI1lations sur l'mergence et la construction d'un rgime international surl'asile avant et pendant l'entre-deux-guerres, voir Barnett (2002) et Kushner et Knox (1999).2 Si la convention de Genve est la premire donner une dfinition gnrale du rfugi, elleest prcde par deux instruments juridiques internationaux spcifiques: la convention de1933 relative au statut international du rfugi, qui ne fut ratifie que par huit Etats et laconvention de 1938 relative aux seuls rfugis d'Allemagne ratifie par trois Etats.

    36

  • cration, la convention refltait donc le consensus des pays occidentaux faceau bloc des pays de l'Est (Barnett, 2002 ; HCR, 2000b : 19( De fait, Ie HCRfut sollicit par l'Autriche ds 1956 pour faire face l'afflux de milliers deHongrois fuyant la rpression sovitique2.

    D'aprs l'article 1 de la convention, est ainsi considr comme rfugi:

    Toute personne (...) qui, par suite d'vnements survenusavant le 1er janvier1951 et, craignant avec raison d'tre perscute du fait de sa race, de sa religion,de sa nationalit, de son appartenance un certain groupe social ou de sesopinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalit et qui ne peutou du fait de cette crainte, ne veut se rclamer de la protection de ce pays; ouqui, si elle n'a pas de nationalit et se trouve loin du pays dans lequel elle avait sarsidence habituelle (...) ne peut, ou en raison de ladite crainte, ne veut yretourner (convention de Genve relative au statut de rfugi, 1951, Article 1).

    Dans sa dfinition juridique, la catgorie du rfugi repose donc sur troiscritres: la crainte fonde d'une perscution, la perte de la protection de sonpays d'origine et le franchissement d'une frontire internationale. Le premiercritre est intimement li la Dclaration universelle des droits de 1'hommeet du citoyen de 1948. Il s'insurge contre les injustices perptres par desgouvernements tyranniques et s'inscrit dans l'hritage intellectuel etidologique europen de la philosophie des lumires, oppos l'ide d'unordre naturel dont les hommes devraient subir les flaux. L'aspiration esttourne vers un ordre meilleur, libral, dmocratique et non monarchique.Les deux autres critres reposent sur une conception territoriale de lasouverainet et de l'identit. Comme le note Coulter (2001 : 44-45) : lnhumanitarian discourse, it is in the actual crossing of a border that theidentification of refugees as an analytical category, as an administrativegroup, and hence "refugee" as a personal identity takes it beginning. (. ..).The category of refilgees is therefore intimately linked to the concept of thenation state and of countries as constituting separate territorial entities3.

    1Toutefois, ces ngociations furent aussi l'occasion pour les Etats-Unis et les pays d'Europeoccidentale d'exposer leurs divergences. La convention crant des obligations nouvelles pourles Etats, les Etats-Unis taient en faveur d'une dfinition troite du rfugi et de la crationd'une agence temporaire aux objectifs limits qui ne menaait en rien leur souverainetnationale. Les pays d'Europe occidentale, qui supportaient le poids des rfugis, souhaitaientau contraire une dfinition plus large et une agence dote de rels moyens d'intervention.2 38 000 Hongrois seront ainsi rinstalls aux Etats-Unis, 35 000 au Canada, 16 000 auRoyaume-Uni, 15000 en Allemagne fdrale, 13 000 en Australie et Il 500 en Suisse.3

    Dans le discours humanitaire, c'est le fait de traverser une frontire internationale quidfinit les rfugis comme catgorie analytique, administrative et identitaire. La catgorie durfugi est donc intimement lie au concept de l'Etat-nation et l'ide que les pays constituentdes identits territoriales spares. (Coulter, 2001 : 44-45.)

    37

  • La convention part, en effet, du postulat que l'appartenance un Etat-nationest la nonne et que seul l'Etat-nation constitue le point de rfrence lgitimedfInissant les appartenances identitaires et citoyennes.

    La catgorie du rfugi n'tait donc rien d'autre que le reflet d'unecertaine vision du monde qui dominait l'Europe des annes 1950, savoir unmonde idalement dmocratique, rgi par des Etats-nations qui eurent raisondes derniers grands empires europens (ottoman et austro-hongrois). Danscet ordre national des choses (Malkld, 1995), la mobilit et la perte dulien avec un Etat-nation sont perues comme une condition ne pouvant treque transitoire et de ce fait hors nonne. Il ne peut tre envisag que deshommes puissent vivre autrement que provisoirement en dehors de laprotection d'une Nation, et si possible d'une nation dmocratique. De fait, laconvention de Genve ne prvoit que trois solutions possibles l'exil desrfugis: le rapatriement dans le pays d'origine, l'intgration dans le premierpays d'asile ou la rinstallation dans un deuxime pays d'asile, ces deuxdernires solutions devant amener la naturalisation. La nonnalisation del'exil doit forcment passer par la rintgration du rfugi dans un Etat dontil peut se prvaloir de la nationalit. La convention de Genve et le statut derfugi vhiculent ainsi une conception territoriale et sdentaire de l'identit(Malkki, 1995 ; Coulter, 2001 ; Van Aken, 2003). A la mobilit est attribueune connotation systmatiquement ngative, synonyme de perte etd'anonnalit, tandis qu' la sdentarit et la territorialit sont attaches desvaleurs positives.

    Etroitement lie une vision du monde occidentale et au climat politiquede la guerre froide, la catgorie du rfugi se rpand pourtant progressi-vement dans le monde entier, au fur et mesure que les gouvernements fontappel au soutien du HCR. Dans les annes 1960, l'agence onusienneintervient pour la premire fois en dehors des frontires europennes dans lecontexte des guerres d'indpendance et de la dcolonisation en Afrique. LaTunisie et le Maroc sont les premiers solliciter son aide pour faire face l'afflux de rfugis algriens. Ils sont suivis des pays subissant les contre-coups des conflits anns lis l'accs l'indpendance du Rwanda, duCongo, de l'Angola ou du Mozambique. En 1965, la majorit des rfugis setrouvait ainsi en Afrique, tandis que les deux tiers des fonds du HCR taientinvestis sur le continent noir (HCR, 2000b: 37). Dpassant de facto leslimites gographiques et temporelles imposes par la convention de Genve,le HCR rdige en 1967 un protocole additionnel supprimant ces restrictions

    38

  • et justifiant, a posteriori, les actions entreprises en dehors de l'Europel. En1967, le protocole additionnel consacre ainsi l'universalisation de lacatgorie du rfugi , alors mme que sa dfinition tait, l'origine,troitement lie la situation d'une rgion spcifique, l'Europe occidentalede l'aprs-guerre.

    Le contexte politique des annes 1950 et 1960 contribua forger unepremire reprsentation du rfugi: celle du rfugi politique. Qu'il s'agissedes personnes fuyant les rgimes totalitaires en Europe ou des personnes sebattant pour l'indpendance de leurs pays en Afrique, les rfugis taient, cette poque, perus comme des combattants politiques. Loin d'trevictimisante, cette figure inspirait le respect: le rfugi tait peru comme unhros, ayant rsist l'oppression et la perscution, et cherchant refuge etsoutien dans un autre pays, plus dmocratique. Cette premire dfinition durfugi influence aujourd'hui encore fortement les reprsentations que lesjuristes du HCR se font des rfugis. Il y aurait en effet, selon eux, les vrais demandeurs d'asile dont les parcours d'exil se construisent sur fondde vritables perscutions perptres par des rgimes dictatoriaux. Vritableshros, ils sont admirs et ont toute lgitimit demander le statut de rfugi,et recevoir le soutien du HCR. A cette catgorie s'oppose celle des fauxdemandeurs d'asile. Qualifis d' imposteurs , leur seul objectif seraitd'obtenir une assistance humanitaire et d'abuser de l'institution d'asile.Leurs allgations d'une crainte de perscution dans leur pays d'origine neseraient pas fondes et leur dplacement, uniquement li des motivationsconomiques. La perception que les fonctionnaires se font d'un rfugi estainsi toujours fortement politise mais aussi subjective, car elle se construitsur une certaine ide de ce que doit tre le juste et l'injuste, les vraies ou lesfausses craintes de perscutions. Cette opposition entre vrais et faux rfugisse retrouve aussi plus largement dans le discours des gouvernements et desONG impliques dans la gestion de l'asile, au Sud comme au Nord, ainsi quedans les reprsentations que les populations des pays d'accueil se font desdemandeurs d'asile. Elle n'a rien, en ce sens, de spcifique au HCR.

    La protection et les trois solutions durables

    Using the 1951 Geneva Refugee Convention as its major tool, UNHCR's coremandate is to ensure the international protection of some 17 million uprootedpeople worldwide. It promotes the basic human rights of refugees and that they

    1 Certaines organisations rgionales se dotent galement de leur propre lgislation: en 1969,l'ex-Organisation de l'Unit Africaine (OUA) adopte, par exemple, une convention rgissantles aspects propres aux problmes des rfugis en Afrique.

    39

  • will not be returned involuntarily to a country where they face persecution. Ithelps them to repatriate to their homeland when conditions permit, integrate intostates of asylum or resettle in third countries. UNHCR promotes internationalrefugee agreements helps states establish asylum structures and acts as aninternational watchdog over refugee issues (HCR, site web, 2004)\.

    La figure politique du rfugi est la pierre angulaire du mandat du HCR.Elle est associe deux autres notions

    - la protection et la recherche desolutions durables

    - qui constituent le fondement de l'action del'organisation. Cr en 1950 par une rsolution de l'Assemble gnrale desNations unies (rsolution 248, 1950), le HCR tait l'origine une petiteagence intergouvernementale mise en place pour une priode initiale de troisans. Financ par un faible budget administratif de l'ONU, plac sous tutellede l'Assemble gnrale, et encadr par un comit excutif constitu par lesgouvernements signataires de la convention, le HCR avait alors t conupour ne pas empiter sur la souverainet des pays occidentaux ni leurimposer d'obligations financires2. Son statut limitait son mandat un rleessentiellement juridique, de garant des droits qui sont noncs dans laconvention de Genve, et de promotion du droit d'asile.

    Parmi ces droits, celui de bnficier de l'asile, ou encore d'une protection internationale , est fondamental et constitue la premire normesur laquelle le HCR lgitime toute son action. A l'origine, la protection sedfmissait comme la ncessit de protger la scurit physique de toutdemandeur d'asile en attendant qu'il retrouve la protection juridique de sonpays d'origine ou d'un autre pays. L'un des lments cls de cette protectionest le principe de non-refoulement , qui implique pour tout rfugi de nepas tre renvoy chez lui, o il est en danger. Si la protection relve enpremier lieu de la responsabilit du pays d'asile, le HCR doit s'assurer quecelui-ci protge bien les droits fondamentaux des rfugis, tels qu'ils sontdfmis par la convention de Genve. Ceux-ci comprennent, entre autres, le

    \Ancr dans la convention de Genve de 1951 relative au statut de rfugi, le mandat

    principal du HCR est de garantir la protection internationale plus de 17 millions depersonnes dracines travers le monde. Il s'assure que les droits fondamentaux des rfugissont respects et qu'ils ne seront pas renvoys contre leur volont dans un pays o ilscraignent d'tre perscuts. Il aide les rfugis regagner leur pays d'origine lorsque lesconditions le permettent, intgrer leur pays d'asile ou s'installer dans un pays tiers. LeHCR encourage aussi les Etats signer des accords internationaux sur le droit des rfugis etles aide mettre en place des structures nationales sur l'asile. Il reste constamment en alertesur toutes les questions relatives aux rfugis. )}(HCR, site web, 2004.)2 Le comit excutif du HCR fut constitu en 1958 sur demande du Conseil conomique etsocial des Nations unies. Son mandat consiste approuver la politique gnrale et le budget duHCR. Il comprenait l'origine 25 Etats membres. Aujourd'hui, il en compte 72, dont certainsqui n'ont pas ratifi la convention de Genve.

    40

  • droit d'avoir des papiers d'identit, le droit de circuler librement, le droit detravailler librement, le droit d'avoir accs aux services publics du paysd'accueil, mais aussi le droit recevoir une assistance juridique dans laconstitution des dossiers de demande d'asile. Dans de nombreux pays o iln'existe pas de structures nationales spcialises dans le droit d'asile, le HCRoffre lui-mme cette assistance juridique aux demandeurs d'asile. Pourgarantir le respect des droits des rfugis, l'un des rles essentiels du HCRest aussi d'obtenir la ratification de la convention de 1951 par le plus grandnombre possible d'Etats et de leur offrir son expertise juridique pour mettreen place des lgislations nationales sur l'asile qui soient en accord avec ledroit international. Bien que ses fondateurs aient pris soin de la qualifierd' humanitaire et sociale , la nature mme du mandat du HCR en fait doncun organe hautement politique et diplomatique. De par sa structure, le HCRest une agence intergouvernementale dont le pouvoir est, par dfinition, detype gouvernemental . Pour assurer la protection des rfugis et offrir sonexpertise juridique, l'organisation est donc constamment amene ngocieret traiter avec les Etats dans les plus hautes sphres diplomatiques, et ceciavec le plus de prcautions possibles tant donn le caractre non obligatoiredu droit international.

    La deuxime norme sur laquelle le HCR fonde son action est larecherche de solutions durables . Etroitement lie la premire, elleconsiste collaborer avec les gouvernements pour mettre fm la situationprovisoire des rfugis, en faisant la promotion de l'une des trois possibilitsprvues par la convention de Genve: l'intgration, le rapatriement ou larinstallation. Plus encore que la premire, cette tche comporte un caractreinstamment politique, puisqu'elle implique de coordonner des pourparlersdiplomatiques entre plusieurs Etats (le pays d'origine des rfugis, le payshte ou le pays de rinstallation) pour trouver une solution juridique etpolitique l'exil des rfugis. A 1'heure actuelle, la politique du HCR fait durapatriement la solution durable prioritaire, partant du principe que toutepersonne prfre toujours tre chez elle. Dans cette conception, le chezsoi est dfmi comme l'attache territoriale et souveraine son paysd'origine. Mais le rapatriement n'a pas toujours t la seule solutionprivilgie ou applique par l'organisation, dont les grandes orientationspolitiques ont sans cesse chang au gr de contextes historiques etgopolitiques particuliers. Dans les annes 1950, la rinstallation des rfugiseuropens tait par exemple activement recherche, mme si elle n'excluaitpas le rapatriement. Les pays d'Europe occidentale, affaiblis par la deuximeguerre mondiale, ne pouvaient pas subir seuls le fardeau de millions dedplacs, tandis que les Etats-Unis trouvaient au contraire un intrtstratgique accueillir sur leur territoire des rfugis politiques du bloc

    41

  • sovitique. Dans les annes 1960 puis 1970, l'intgration sur place futensuite une option de plus en plus privilgie par le HCR mesure que sonaction s'tendait au reste du monde et, en particulier, aux pays africains. Lesjeunes Etats indpendants, qui accueillirent leurs premires vagues derfugis, n'taient pas, l'poque, rticents leur offrir l'hospitalit. Ilsavaient une image positive des personnes dplaces, perues la fois commedes hros, se battant pour l'indpendance de leurs pays, et comme une maind'uvre bienvenue dans une priode d'essor conomique et de lancement degrands projets de dveloppement.

    Toutefois, partir des annes 1980, la configuration gopolitique semodifie nouveau et oblige le HCR rorienter sa politique sous la pressiondes Etats. Les conflits dans les pays du Sud changent de nature. Lis laguerre froide et aux combats interposs des deux grandes puissances, ilsentranent de nouveaux dplacements massifs de population dans les pays duSud, peu comparables en nombre et en nature ceux provoqus par lesguerres d'indpendance. En Asie, les populations s'exilent par milliers face l'instauration de rgimes communistes au Vietnam, au Cambodge et au Laos.Ailleurs, elles fuient les guerres comme en Afghanistan, au Sri Lanka, enAngola et en Ethiopie. Cette situation a pour principale consquence detransformer, une fois de plus, les Etats du Sud, frontaliers aux zones deconflits, en premiers pays d'accueil de milliers de rfugis. Contrairementaux annes 1960, marques par une certaine euphorie conomique, leurcapacit d'absorption est cette fois-ci rapidement dpasse. Soumis au mmemoment aux politiques d'ajustement structurel du Fonds montaireinternational, les pays du Sud venaient en effet de rduire leurs dpensespubliques de manire drastique, y compris dans les secteurs sociaux de basetels que la sant et l'ducation. Affaiblis, ils deviennent hostiles auxnouvelles vagues de rfugis qui reprsentent une pression dmographiquesupplmentaire sur leurs infrastructures publiques, d'autant plus qu'il s'agitde victimes d'une guerre qu'ils ne considrent pas comme la leur, maiscomme celle des grandes puissances occidentales. Certains pays d'Asie duSud-Est, qui ne sont pas signataires de la convention, vont mme jusqu'fermer leurs frontires ou refouler les rfugis, provoquant des mouvementsd'immigration sans prcdent vers les pays du Nord. C'est l'poque des boatpeople vietnamiens.

    Ce contexte conduit le HCR et les Etats du Nord se tourner nouveauvers la rinstallation dans le but de diminuer la pression sur les premiers paysd'asile et d'viter les catastrophes humanitaires lies la migrationclandestine (naufrages, trafics humains, etc.). Cette option ne sera nanmoinsapplique qu'aux seuls rfugis du Vietnam, dans le cadre d'un programme

    42

  • d'organisation mthodique de leurs dparts vers les pays occidentaux,coordonn par le HCR et destin faire le tri entre migrants conomiqueset rfugis (HCR, 2000b: n( Entre 1979 et 1982, plus de 600 000Vietnamiens seront ainsi rinstalls. Les Etats-Unis accueilleront la majoritd'entre eux pour des raisons avant tout politiques et non pas humanitaires.Du ct de l'Europe occidentale, la rinstallation de rfugis se fait aucompte-gouttes. La crise que traverse le continent depuis les chocs ptroliersdes annes 1970 contribue faire natre un sentiment de mfiance envers lesmotifs de dpart des rfugis, dont on suppose qu'ils ne sont pas toujours lis une crainte de perscution, mais plutt une recherche d'opportunit detravail. Ainsi, comme le note Crpeau (1998 : 272) : Alors que le rfugitait apparu comme sujet de droits particuliers durant l'entre-deux-guerreslorsqu'il fuyait les totalitarismes europens, dans les annes 1970 et 1980(. . .) les rfugis asiatiques et africains prennent le devant de la scne: le Suddevient le principal producteur de rfugis et les phantasmes d'unenvahissement barbare de l'Occident favorisent l'mergence d'une extrmedroite xnophobe. Le continent europen se ferme alors de plus en plus auxdemandeurs d'asile mais aussi aux migrants conomiques, et lesgouvernements encouragent ds cette poque les retours des migrants versleur pays d'origine. L'ide nouvelle qu'une offre illimite de rinstallationnourrit un besoin illimit d'asile apparat. (HCR, 2000b : 79.)

    C'est dans ce contexte de crise de l'institution de l'asile, qui ne fera ques'aggraver au cours des annes 1990, que le HCR reconsidre sa politique.En rponse aux inquitudes des pays du Nord qui ne sont plus prts envisager la rinstallation en masse de populations rfugies, le HCRpropose que le rapatriement soit dsormais la solution durable privilgie.Pour rassurer les pays du Sud, qui demandent le partage du fardeau humainprovoqu par les mouvements de rfugis, il offre par ailleurs de prendre encharge les besoins des rfugis, par le biais de programmes d'assistancehumanitaire, en attendant que le rapatriement dans leur pays d'origine soitpossible. C'est ainsi qu' la fin des annes 1980, la notion de droit auretour fait pour la premire fois son apparition dans le langage del'institution: le rapatriement n'est plus seulement une solution parmid'autres, il devient un droit humain fondamental. L'argument juridique estalors utilis pour justifier un choix politique qui sera lourd de consquencesdans l'volution venir du mandat du HCR.

    1 Ainsi, la question des flux migratoires mixtes et de la migration clandestine vers les paysoccidentaux, prsente comme nouvelle aujourd'hui, se posait dj au dbut des annes 1980.

    43

  • Rpondre aux besoins des victimes

    La rorientation de la politique du HCR marque non seulement unchangement d'approche du problme des rfugis par les Occidentaux, maisaussi un tournant dans le type d'actions menes par l'organisation et dans leregistre normatif utilis pour lgitimer ses interventions. Alors que sonmandat se limitait principalement assurer la protection juridique desrfugis par des activits de coordination, de ngociation et de conseiljuridique auprs des Etats, le HCR s'engage, partir des annes 1980, dansdes oprations d'assistance humanitaire bien plus importantes qu'auparavantet qui prendront une ampleur sans prcdent au cours de la dcenniesuivante1. Ce dveloppement sera ensuite favoris par le contexte de l'aprs-guerre froide. Avec la fin de la paralysie du systme des Nations unies, lalgitimation du principe d'ingrence humanitaire et la mdiatisationcroissante des conflits2, les agences onusiennes interviennent dsormais surle territoire des Etats, dans des rgions en pleine guerre pour secourir lescivils et diriger des oprations de maintien de la paix (Perrot, 1994). Le HCRjouera un rle cl dans certaines de ces oprations, commencer par cellesdes Balkans, et sera amen de facto dlivrer une assistance humanitaire auxpersonnes dplaces l'intrieur de leur pays, en plus de l'aide apporte auxrfugis dans les pays limitrophes. Ainsi, entre 1980 et 1990, le budget duHCR passe de 200 millions plus de 600 millions de dollars, pour atteindreen 1995 plus de 1,3 milliards (HCR, 2000b: 167). D'une organisationdiplomatique quasi confidentielle, il est devenu, en moins d'une dcennie, laprincipale agence de secours humanitaire des Nations unies. (Crpeau,1998 : 273.)

    Le rfugi victime

    A l'origine, le HCR assistait les rfugis l o ils se trouvaient, le plussouvent au sein de villages ou de campements o ils se regroupaientspontanment, le long de la frontire avec leur pays d'origine. Mais partirdes annes 1990, la solution d'amnager des espaces humanitaires l'intrieur mme des pays, et des camps de rfugis l'extrieur, sur des

    1 Avant les annes 1980, le HCR avait dj men des oprations de secours. Toutefois, sonbudget tant trs restreint, celles-ci consistaient uniquement en une distribution ponctuelle decouvertures et de nourriture et quelques soins prodigus aux rfugis dont on attendait ledpart imminent vers des pays de rinstallation (HCR, 2000b).2 L'effet CNN jouera, par exemple, un rle cl dans la dcision de porter secours auxKurdes rfugis au nord de l'Irak pendant la guerre du Golfe en 1991.

    44

  • territoires attribus par les gouvernements, voit le jour avec la crise desBalkans, puis le gnocide rwandais de 1994. Beaucoup de chercheurs etd'ONG verront dans cette nouvelle politique une volont de confiner lespersonnes fuyant la perscution dans des espaces ferms afin de mieuxcontrler les effets ngatifs lis aux dplacements massifs de population(Dubernet, 2001). Mais il y avait aussi une raison purement pratique cela:l'arrive de nouvelles vagues de personnes dplaces, qui se comptaient danscertains cas en millions, et la volont des bailleurs de fonds d'identifier et decomptabiliser les bnficiaires de l'aide, obligrent le HCR et lesgouvernements regrouper les rfugis en un seul lieu, afm de faciliter leurrecensement et la distribution de l'aide. En Rpublique dmocratique duCongo, les camps de Goma deviennent ainsi la figure emblmatique ducamp , une figure qui marquera une gnration entire du personnel duHCR et changera durablement le rapport de l'agence onusienne aux rfugis. C'est partir de Goma que le HCR a perdu le contact direct avec lesrfugis. Depuis lors, tout a chang: nous sommes devenus des bureau-crates , explique un membre du HCRl. En effet, une fois dans un camp ouun espace humanitaire, le rfugi ou le dplac interne devient, dans larhtorique humanitaire, une pure victime, sans pass ni prsent. Dans lecadre des programmes d'assistance, les rfugis sont apprhends comme untout homogne. Leurs problmes sont perus et traits suivant un anglepsychologique et non politique ou historique (Malkki, 1995 : 8). ils ne sontplus considrs comme des agents actifs, acteurs de leur vie, mais commedes spectateurs passifs, en attente d'une amlioration de leur situation.

    A la figure du rfugi politique des annes 1950, noble et hroque, sesuperpose ainsi une nouvelle image, celle du rfugi victime. Dans cettenouvelle approche, il doit tre trait de manire impartiale sur la base de ses besoins et non de son appartenance religieuse, politique ou raciale: LeHCR offre une protection et une assistance aux rfugis d'une manireimpartiale, sur la base de leurs besoins, quels que soient leur race, leurreligion, leur appartenance politique ou leur genre. (HCR, refword, 1999.)Cette volont de rester neutre et de secourir la victime, quelle que soit sonaffiliation politique, s'ancre non pas dans le droit international des rfugis,mais dans le droit international humanitaire, n la fin du XIXe sicle. En1864, aprs la terrible bataille de Solfrino en Italie du Nord, est rdige uneconvention internationale portant sur la protection des blesss de guerre quidfmit pour la premire fois un espace juridique propre l'aide humanitaire.Henri Dunant, son inspirateur, galement fondateur de la Croix-Rouge,souhaitait alors qu'en temps de guerre et d'exception, toute victime, quel quesoit son camp d'appartenance, ait le droit d'tre secourue au nom de son

    1Propos infonnels tenus par le directeur des oprations du HCR, Genve, novembre 2007.

    45

  • humanit. Le combattant bless, la victime, n'appartient plus un camp,religieux ou politique, mais l'humanit toute entire, elle revient sasimple et fraternelle condition d'homme: le monde des victimes est unmonde d'gaux. (Rufin, 1994: 17.) Cette convention donnera ensuitenaissance un ensemble d'instruments juridiques relatifs au droit de laguerre et aux droits humains fondamentaux dans des contextes de conflit etd'urgence dont les ONG humanitaires et les mouvements sans-frontires serclameront par la suite pour lgitimer leur devoir d'ingrence .

    A mesure qu'il s'engage dans des activits de coordination de l'aidehumanitaire, le HCR se voit aussi contraint de dvelopper de nouvellesnormes de lgitimit. En plus de son rle de garant du droit d'asile,l'institution se donne pour tche de protger les droits humainsfondamentaux du rfugi victime, commencer par le droit la vie, et donc la nourriture, l'eau, l'hbergement et aux soins mdicaux. Dans les paysdu Sud, o les services publics sont faiblement dvelopps, l'agenceonusienne s'engage ainsi dans une politique trs active d'offre de servicessociaux en matire de construction d'abris, d'amnagements hydrauliques, desant, d'ducation, etc. Au lieu de renforcer les infrastructures socialesexistantes dans les pays d'accueil, processus jug trop long et contraignant,la solution de mettre en place ces services au sein mme des camps, pour enavoir le contrle, est privilgie. Pour justifier ce choix, qui exige demobiliser des fonds extrmement importants, le HCR se rfre son mandatde protection. Il indique que pour garantir aux rfugis leur protectionjuridique et leur scurit, il est indispensable de subvenir au pralable leursbesoins lmentaires (abris, sant, hygine, ducation, etc.) sans quoi ilsseraient vulnrables toutes formes d'exploitation physique ou sexuelle(HCR, 2002b). Ds cette poque, l'interprtation de la notion de protection s'largit ainsi de manire significative pour se rfrer non plus une protection uniquement juridique et physique (le principe du non-refoulement), mais aussi une protection matrielle (l'assistance huma-nitaire) .

    La dpolitisation de l'aide

    Avec l'engagement du HCR dans des activits d'assistance humanitaire,la dfense des droits humains fondamentaux devient progressivement plusimportante que celle des droits des rfugis (droit de circuler et de travaillerlibrement dans le pays d'accueil, droit de choisir sa rsidence, etc.) qui, parleur nature politique, sont plus difficiles garantir dans les pays d'asile.C'est pour caractriser ce passage de la vision du rfugi politique,

    46

  • historiquement identifi, celle d'une victime l'tat pur , rduite saseule appartenance au genre humain, que de nombreux chercheurs ont dcritl'aide humanitaire comme un processus de dpolitisation (Fassin, 2004b;Agier, 2002a). L'aide humanitaire serait en effet fonde sur une dissociationidologique fondamentale entre les droits humains d'une part et les droits ducitoyen de l'autre, alors que ces deux notions vont de pair dans la Dclarationuniverselle des droits de l'homme et du citoyen. A dfaut de pouvoir assurerleurs droits en tant que citoyens, le projet humanitaire se propose ainsid'assurer aux victimes de guerre le minimum possible, savoir leur droit lavie, et ceci de manire neutre et impartiale .

    Alors que l'institution de l'asile traversait une crise sans prcdent depuisles annes 1980, le HCR a, de fait, opt pour l'assistance humanitaire pluttque pour la confrontation directe avec des Etats peu respectueux de leursobligations internationales, mais dont dpendait sa survie. L'institution aainsi t amene marchander le principe du non-refoulement contre la priseen charge des personnes dplaces jusqu' leur rapatriement. Si cettedcision a souvent t justifie par le HCR comme tant l'option la moinsmauvaise (HCR, 2000b: 283), elle a galement obi une logique desurvie de l'institution. A chaque fois que son rle s'est vu menac, le HCR aen effet toujours dmontr sa capacit aller au-del de son mandat afin demieux rpondre aux proccupations changeantes des Etats et l'volution dela nature des conflits. De fait, alors que l'institution s'est trouve impuissanteface au durcissement des politiques d'asile, sa dcision d'tendre son mandat des activits d'aide humanitaire d'envergure, y compris l'intrieur mmedes pays en guerre auprs des personnes dplaces n'ayant pas encorefranchi une frontire, a entran un accroissement considrable de sa taille.Outre l'explosion de son budget, l'organisation a vu apparatre de nouvellesunits au niveau du sige: units pour la nutrition, la sant, les abris, l'eau etl'assainissement, le Vlli/SIDA etc., chacune tant charge de dfinir pourson secteur respectif des politiques d'intervention et de contrler la qualitdes programmes mis en uvre. On assiste ds lors une vritablebureaucratisation du HCR, un saucissonnage de ses activits avec lerecrutement d'experts pour chaque domaine d'intervention et l'identificationde partenaires excutifs , des ONG locales ou internationales charges demettre en uvre et d'assurer le suivi des projets dans les camps. Cephnomne de dpolitisation de l'aide et de dlgation de l'assistance desONG plutt qu'aux Etats s'inscrit aussi dans un contexte plus large d'essorde la socit civile . Comme d'autres agences onusiennes, le HCRcommena travailler en partenariat aves des ONG auxquelles sontattribues des valeurs et des intentions systmatiquement positives, l'inverse des Etats, jugs incapables de fonctionner efficacement.

    47

  • Dans le cadre de l'intervention du HCR au Sngal, on retrouve la mmetendance valoriser la socit civile et critiquer officieusement l'Etat. Nousverrons que la mise en uvre du programme d'assistance aux rfugismauritaniens a ainsi t confie essentiellement l'OFADEC, une ONGsngalaise. A l'inverse, l'Etat sngalais n'est quasiment pas intervenu dansle financement et la gestion du programme d'assistance humanitaire et sarelative mise l'cart a t justifie par son incapacit ragir vite aumoment o des milliers de Mauritaniens sont arrivs au Sngal. La maniredont le gouvernement a gr le dossier mauritanien a fait par ailleursl'objet de diverses critiques de la part du personnel. Ainsi, on entend parexemple dire dans les couloirs de la reprsentation du HCR Dakar que legouvernement sngalais ne respecte pas ses engagements envers les rfugiset fuit la question des cartes d'identit ou encore qu'il s'humilie devant laMauritanie en se soumettant toutes les exigences du prsident OuldTaya] .

    L'appel des intermdiaires (les ONG) et la bureaucratisation croissantedu HCR sont alls de pair avec l'tablissement de critres toujours plustechniques et administratifs pour grer l'assistance, afin de rendre compteaux Etats-membres de l'utilisation de leurs fonds de manire aussi dtailleque possible. Les programmes d'aide au Sngal, comme ailleurs, sontessentiellement dfinis partir du niveau d'autosuffisance des rfugis et deleur rpartition entre diverses catgories juridiques. A chaque catgorie cor-respond un type d'assistance et de protection, les plus privilgis tant lesrfugis statutaires reconnus sur la base de la convention de Genve. Al'intrieur de chaque catgorie s'oprent ensuite des distinctions toujoursplus techniques. Parmi les seuls rfugis statutaires par exemple, desdiffrences sont tablies entre nouveaux venus et anciens tablis, rfugisurbains et rfugis des camps, personne