Fred turner - L'utopie numérique

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FRED TURNER, L’UTOPIE NUMÉRIQUE penser la société du numérique culture mobile VISIONS De l’antifascisme à la cyberculture en passant par la contre-culture culturemobile.net

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Une discussion avec Fred Turner, chercheur et enseignant américain, sur l’utopie numérique et ses sources : de la «personnalité démocratique» antifasciste à la cyberculture post hippie, et tout ça finit forcément par Google.

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FRED TURNER, L’UTOPIE NUMÉRIQUE

penser la société du numériqueculture mobile

VISIONS

De l’antifascisme à la cyberculture en passant par la contre-culture

culturemobile.net

Qui est Fred Turner ?Fred Turner est professeur agrégé au Département de communication de l’Université Stanford, dans la Silicon Valley en Californie. Il est actuellement directeur du programme «Science, technologie et société» et directeur des études de premier cycle en Communication à Stanford. Ses recherches et son enseignement portent sur la technologie des médias et le changement culturel. Il s’intéresse particulièrement à la façon dont les médias émergents ont contribué à façonner la vie américaine depuis la Seconde guerre mondiale. Il a obtenu son doctorat en communication à l’Université de Californie (San Diego). Il a ensuite travaillé dix ans comme journaliste à Boston. Il a enseigné la communication à Harvard et

au MIT. Il a écrit de nombreux articles dans des revues et magazines : Boston Globe, Sunday Magazine, Nature, etc. Il est l’auteur de trois livres : The Democratic Surround: Multimedia and American Liberalism from World War II to the Psychedelic Sixties (University of Chicago Press, 2013); From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and The Rise of Digital Utopianism (University of Chicago Press, 2006), traduit en français sous le titre Aux sources de l’utopie numérique (C&F Editions, 2012) et sous-titré « De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence » ; Echoes of Combat: The Vietnam War in American Memory (Anchor/Doubleday, 1996; 2nd ed., University of Minnesota Press, 2001).

Fred Turner était à Paris pour deux conférences les 16 et 18 décembre 2014. Nous l’avons rencontré sur le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France, rue Vivienne dans le deuxième arrondissement de Paris. Avec lui, nous nous sommes interrogés sur les racines de cette utopie numérique dont il est l’un des observateurs privilégiés, en tant que chercheur en communication à l’Université Stanford en Californie, au cœur de la Silicon Valley. En écho de ces deux derniers livres : Aux sources de l’utopie numérique, et The Democratic Surround, uniquement disponible en anglais.

Photographies : HHG

Culture Mobile : J’aimerais, pour commencer, que vous nous donniez votre définition de l’utopie numérique, et que vous nous en précisiez les principales caractéristiques ? Fred Turner : Je pense que l’utopie digitale repose sur une série de clés. La première, c’est l’idée que tout serait fait d’information. La deuxième clé, puisque tout est fait d’information, c’est que nous pouvons tout manipuler et modeler via les ordinateurs. Et plus que tout, troisième clé, il y a la conviction que les spécialistes de l’information, les techniciens, les gens compétents sur ce terrain peuvent piloter le monde grâce à ces outils, ces machines d’information. Affirmer que le monde est fait d’information donne en effet une primauté à ceux qui la façonnent et travaillent à sa circulation. Cela signifie que ces personnes, qu’il s’agisse d’entrepreneurs, de développeurs ou de créatifs, ont la capacité de voir et d’agir sur ces formes invisibles que sont les informations, et doivent à ce titre avoir le pouvoir de nous diriger. C’est donc une idéologie qui part de la conviction que tout est programmable, et du credo que ceux qui comprennent cette logique devraient être nos leaders.

C’est là le socle de l’utopie numérique. Mais cette utopie a d’autres clés, comme la croyance en la valeur d’une certaine authenticité, mais aussi en l’importance de la liberté d’expression, non ? Je ne pense pas que la liberté d’expression soit une clé majeure de l’utopie numérique. La défense de la liberté d’expression serait plutôt le credo de certaines des communautés

L’entretien a été réalisé par Ariel Kyrou le 16 décembre 2014.

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se retrouvant effectivement dans cette utopie. Je crois plutôt que l’utopie numérique repose d’abord sur le connexionnisme, sur la valeur gigantesque accordée à la liberté de contacter et d’être en contact avec d’autres personnes elles aussi connectées. Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est bien plus ancienne que l’utopie digitale. Elle en est devenue l’un des éléments parmi d’autres.

La défense de la liberté d’expression est donc une part de cette utopie, sans en être selon vous le cœur ? Oui.

Vous n’en voyez pas d’autres clés ? Sachant que la première serait donc que la vie est information ?Que la vie est information, c’est le socle de l’utopie numérique.

Et puis cette idée de réseaux, d’un monde entièrement connecté ?Oui, bien sûr.

Vous dites que la liberté d’expression n’est pas le cœur de cette utopie numérique. Mais vous connaissez ce slogan des hackers : «L’information veut être libre». Cette phrase n’est-elle pas l’un des meilleurs symboles de l’utopie numérique ? Il me semble très intéressant de revenir un instant sur l’origine et le sens de cette phrase : «L’information veut être libre». C’est Stewart Brant, le fondateur du Whole Earth Catalog, qui est généralement crédité de son invention, ou du moins de l’avoir exprimée le premier

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en public. Or sa seconde partie, que d’habitude les gens oublient, est : «Et elle veut être chère». Ce «libre» signifiait donc «libre commercialement», à même de voyager sans que cela ne coûte quoi que ce soit à personne. En d’autres termes, ce qu’il voulait dire, c’est que l’information doit être libre de voyager partout, et qu’elle est chère au sens où elle a une grande valeur. Dès lors, la phrase concerne moins la liberté d’expression que cette capacité, voire cette nécessité de l’information à voyager dans les médias et les réseaux, à être vue et revue, à piloter nos vies. Pour les gens de technologie, qui ne sont pas tous des hackers, la surveillance n’est pas forcément négative. Elle peut s’avérer positive. Cette phrase, à l’origine, n’est pas directement corrélée à la liberté d’expression.

Sauf que la première fois que j’ai entendu cette phrase, c’était dans une rencontre de hackers et de militants du «libre», du logiciel libre et de l’art libre… Steward Brant l’a prononcé à la première Hackers’ Conférence de 1984. Brand, en effet, a convoqué là l’une des premières grandes réunions de hackers de tous les temps. C’est lors de cette rencontre historique que les idéaux de la contre-culture, de collectif communautaire, de développement personnel, de libre expression des individus, se sont croisés pour la première fois avec les modèles économiques émergents de ce nouveau territoire du digital, du logiciel libre ou des remises en question du modèle classique de propriété intellectuelle. Le concept de hacker s’est consolidé à l’intersection de ces deux points-là : le hacker est un individu qui s’imagine lui-même simultanément, d’une part comme une figure libre et proche de la contre-culture, d’autre part comme économiquement opérationnel grâce aux nouvelles technologies. C’est très exactement là, à ce croisement, que se situe l’idée, la fantaisie intellectuelle dont je parlais : le credo que tout est information.

Sur un registre proche des hackers et plus largement du Do It Yourself, il y a aussi la phrase de Jello Biafra, ex >>

leader du groupe punk les Dead Kennedys : «Ne hais pas les médias, deviens les médias». «Be the media», tout à fait.

N’est-ce pas, là encore, l’une des revendications de cette utopie numérique ? L’une des clés de cette idéologie de la mise en réseaux ?Je pense que Jello Biafra se faisait ainsi l’écho d’un certain type de revendication des années soixante. Il traduisait l’idée que si le monde est constitué d’information, dès lors vous et moi, nous tous en tant qu’individus nous pouvons tous devenir des processeurs d’information. Nous, êtres humains, nous pouvons reconnaître et agir sur les motifs informationnels, leur donner du sens et en redistribuer les fruits. Et cette vision est tout autant contre-culturelle que technocratique. Car c’est très exactement ce que font les technocrates à leur niveau : ils enregistrent de l’information, ils en visualisent les motifs puis ils font circuler cette information telle qu’ils l’ont mise en forme à leur façon.

Bonne liaison pour passer de notre premier point de discussion, à savoir cerner le sens de notre utopie numérique, à notre second point : nous interroger sur les racines profondes de cette utopie. Dans votre dernier livre, pour l’instant uniquement paru en anglais, The Democratic Surround, vous pointez l’une de ses racines, pour le coup assez étonnante. Elle remonte à l’année 1939, ou plus globalement à une période entre >>

la fin des années 1930 et le début des années 1940 : il s’agit de la naissance du concept de «personnalité démocratique», opposée alors à ce que l’on pourrait nommer une «personnalité fasciste» que les mass médias contribueraient à formater. Vous avez très bien résumé mon propos. Entre la fin des années trente et le début des années quarante, l’Amérique a eu peur de devenir elle-même fasciste. Pour nous, la France et l’Allemagne étaient les deux pays les plus symboliques de la culture dans le monde. L’Amérique s’est donc interrogée : comment l’Allemagne, qui est l’un des plus grands pays de culture sur la planète, a-t-elle pu tourner au fascisme ? Comment l’Allemagne en est-elle arrivée à suivre un personnage comme Hitler et à devenir nazie ? L’une des réponses à ces questions, parmi les plus populaires à cette époque, était qu’Hitler avait la main sur les médias. L’hypothèse, c’était que les médias de masse, la radio, le cinéma, les journaux, de part leur modèle de diffusion fondé sur un seul émetteur et plusieurs récepteurs passifs, avaient permis cette prise de pouvoir sur les esprits des Allemands, et avaient transformé beaucoup d’entre eux en nazis. Pas mal d’intellectuels américains se demandaient d’ailleurs si ces mass médias n’étaient pas carrément l’une des essences du fascisme.

C’est alors qu’éclate la Deuxième guerre mondiale. L’Amérique souhaite clairement mener son propre travail de propagande contre l’Allemagne nazie et la guerre qu’elle a initiée en Europe. Comment mener cette propagande auprès des Américains sans les transformer eux aussi en fascistes ? Faut-il leur montrer des films ? Des gens, au sein de l’administration Roosevelt, disent très sérieusement : ne vous inquiétez pas à ce propos, les Allemands font un très bon travail de propagande, nous allons faire comme eux, mais au service de nos idéaux américains. A l’inverse de ce point de vue, à l’été 1940 et à l’initiative du Président D. Roosevelt justement, un groupe de chercheurs en sciences >>

sociales, psychologues et autres sociologues se réunissent à New York sous le magistère de l’anthropologue Gregory Bateson. Ce «Comité pour la morale nationale», composé d’une soixantaine de personnes, affirme la conviction opposée : nous devons prendre les médias de façon démocratique, car nous avons besoin de promouvoir ce que nous appelons la «personnalité démocratique». La personnalité démocratique est un individu qui peut choisir, qui éprouve de l’empathie pour des personnes qui ne lui ressemblent pas, il est antiraciste, antisexiste, tolérant envers toutes les sortes de minorités sexuelles, bref très ouvert sur le monde et sur les autres. Pour ce comité donc, former ce type de personnalité suppose non plus des mass médias, unidirectionnels, mais des médias géographiquement distribués, des environnements médiatiques et sensoriels au sein desquels chaque personne serait libre de choisir les images, les sons et plus largement les messages les plus signifiants pour elle.

Mais ces chercheurs étaient-ils des hommes de médias ?Non, il s’agissait essentiellement de chercheurs en sciences sociales. Sauf qu’autour de 1937 s’était créé à New York le mouvement du New Bauhaus, avec une demie douzaine de réfugiés européens comme László Moholy-Nagy puis Herbert Bayer – qui émigre en 1938. Or ces réfugiés ayant participé au Bauhaus en Europe avaient besoin de travail. Bayer, en particulier, a été l’un des grands designers du Bauhaus, inventeur de la typographie que nous associons à ce mouvement. Ayant réalisé dans le passé pas mal d’exhibitions, il a une idée très précise de ce que devrait être un environnement médiatique immersif. Il a même développé un concept d’exposition qu’il appelle la vision à 360 degrés. Il a débuté ses réflexions dès les années vingt, justement dans l’idée de contribuer à façonner un certain type d’individu démocratique qu’il appelle lui-même le «nouvel homme». Mais lorsqu’il arrive aux Etats-Unis, fuyant le nazisme, personne ne veut l’entendre à propos de ce «nouvel homme». En 1938, à Chicago ou à New York, cela sonne trop allemand…

Cela fait effectivement un peu penser au «ubermensch», au surhomme de Nietzsche tel que les nazis l’ont récupéré >>

de façon abjecte… C’est juste. Mais deux ans plus tard, au début des années quarante, alors que la guerre vient d’éclater en Europe, cette vision du «nouvel homme» selon Herbert Bayer rencontre très exactement l’ambition américaine d’une «personnalité démocratique». Bayer va donc tout naturellement construire, aux côtés de Margareth Mead – anthropologue et femme de Gregory Bateson – ainsi que d’autres membres du Comité pour la morale nationale, des espaces de propagande multimédias dans l’idée de façonner cette personnalité démocratique. La première concrétisation de ce travail ? Dès 1942, au MoMA, Musée d’art moderne de New York, Herbert Bayer crée avec le photographe Edward Steichen un show de propagande, qui s’appelle The Road to Victory. 80.000 spectateurs s’y rendent en à peine quelques mois, et ils en sortent littéralement sidérés. Les images ne sont pas juste affichées, elles sont mises en scène comme un tout dans un espace immersif, des murs aux plafonds, où chacun se sent pourtant libre de choisir celles qui lui plaisent ou lui correspondent le mieux. C’est le premier exemple de ce que j’appelle le «democratic surround»…

Je suis tombé sur un article d’Olivier Lugon, «Les expositions didactiques en Allemagne (1920-1930)» qui résume parfaitement ce premier show de 1942 à New York : «Bayer réussit ici un coup de maître. D’une part, le dispositif a la force du montage sans en avoir la confusion, puisque les images s’additionnent les unes après les autres, sans se concurrencer. Il tend d’autre part à allier la liberté d’un accrochage spatial virtuose (les tirages sont suspendus à angles et hauteurs >>

variés, certains flottant dans l’air) à la maîtrise de leur enchaînement, à cumuler pour ainsi dire les atouts de l’espace architectural moderne, infiniment ouvert et multidirectionnel, et ceux du cinéma. Enfin, il pousse à son comble cette conception de la présentation des photographies comme promenade du corps et de l’œil. L’exposition n’est plus en effet qu’un vaste trajet, réel et intellectuel, à travers les clichés, le cheminement physique du spectateur équivalant exactement au cheminement de pensée qu’on entend lui faire suivre.» C’est ça : un espace mettant en scène une multitude d’images ou de sons, et d’ailleurs le plus souvent les deux, aujourd’hui évidemment ce serait un espace multi-écrans. Mais par rapport à cet extrait, j’ajouterais un point majeur : la liberté de choix. Car c’est le spectateur qui choisit ce qu’il regarde ou non. En 1942 au MoMA, le show avait en effet pour objectif de contribuer à façonner la psychologie de cette «personnalité démocratique» – autant d’ailleurs que de mener un travail de propagande pour soutenir l’effort de guerre des Etats-Unis. C’est là tout le sens de mon expression, le «democratic surround»…

Dont la meilleure traduction serait «environnement immersif démocratique»… De fait, ce type d’environnement multimédia s’est fortement développé ensuite, et s’est évidemment transformé au fil du temps. D’un côté, il a continué à être utilisé à des fins de propagande, en particulier par les Etats-Unis. D’un autre côté, il a connu de nouvelles vies dans le monde des arts, en particulier à partir du travail de John Cage, dont nous allons >>

parler plus en détail. Les happenings des années soixante viennent de là, tout comme les shows psychédéliques en Californie. D’une certaine façon, j’irais jusqu’à affirmer que ce concept d’environnement multimédia a essaimé jusqu’à Facebook et aux médias sociaux d’aujourd’hui.

Pour revenir un peu en arrière, et continuer notre recherche des sources de l’utopie numérique, vous avez dit que Gregory Bateson était l’un des membres de ce fameux Comité pour la morale nationale, comité que je ne connaissais pas…Absolument. Bateson a aussi travaillé au Musée d’art moderne de New York, étudiant des films et contribuant à la propagande devant justifier de la guerre contre les nazis.

Or Bateson a justement été dans les années soixante une influence majeure de Stewart Brand et de ce mouvement des «néo-communalistes» que vous décrivez comme le creuset de l’utopie numérique d’aujourd’hui.Tout-à-fait, et entre ces deux moments, avant qu’il ne rencontre Brand, Bateson et son ex femme Margareth Mead se sont plongés dans la cybernétique. Mieux, ils ont apporté dans les rencontres de la cybernétique des années quarante et du début des années cinquante leur vision de cette personnalité démocratique, mais également leur connaissance de ces shows multimédias avant l’heure. Je crois qu’ils ont ainsi contribué à façonner la cybernétique, et en particulier sa vision des systèmes d’information comme le cœur de la démocratie.

Cela rejoint le début de notre discussion, sur le rôle central >>

de l’information, et d’une certaine religion de l’information, dans notre utopie numérique. Cette idée que la vie est information ne vient-elle pas de la cybernétique, qui est selon les termes de Norbert Wiener une «théorie entière de la commande et de la communication, aussi bien chez l’animal que dans la machine» ?Vous avez absolument raison. Cette idée, que l’information est la vie, est au cœur de la définition de la cybernétique, comme elle sera ensuite au cœur de la contre-culture des années soixante. Norbert Wiener et les autres fondateurs de la cybernétique croient que l’information peut prendre la place de l’électricité, qu’il s’agit d’une force circulant partout et en tout, au centre même de la vie. Ils sont persuadés que l’information est la clé de toute organisation, et qu’avec suffisamment d’attention, elle doit nous permettre de percevoir l’ordre invisible de toute chose. Mais Norbert Wiener est tout aussi convaincu que l’information est la clé de l’ordre social démocratique. Pour lui, priver les gens d’information reviendrait à les transformer en fourmis, en pures mécaniques sans autonomie ni réflexion propre, donc en nazis. D’où l’importance, selon lui, de créer un réseau, une toile en quelque sorte, à même de reconnaître, de gérer des systèmes d’information en feedback les uns avec les autres, ce qui permettrait à chaque personne d’être libre au sein même de ce système global. C’est le paradigme de la cybernétique : vous êtes entièrement libres, mais dans les limites définies par le système auquel vous appartenez. Et ça, c’est très américain…

Ce qui me fascine, c’est que nous retrouvons dans la cybernétique les paradoxes du nouveau monde numérique de nos temps présents. Car la cybernétique >>

tourne aussi autour de la question du contrôle… … Oui, énormément !

Norbert Wiener compare les êtres humains à des machines. Pour lui, nous sommes des machines, certes évoluées, mais des machines tout de même : des boîtes noires en feedback avec d’autres boîtes noires. N’est-ce pas effrayant ?C’est seulement effrayant depuis notre perspective. Essayons de nous placer dans le contexte des années quarante. Ce qui effraye Norbert Wiener, c’est le fascisme. Ce qui rabaisse l’être humain, pour lui, dans la continuité de la Deuxième guerre mondiale, c’est le nazisme et le fascisme, et plus largement, la bureaucratie, les hiérarchies étouffantes. Il pense que les gens doivent être à la fois libres et correctement managés. Et c’est sous ce regard qu’il considère la démocratie comme mille fois préférable au fascisme et aux systèmes ultra hiérarchisés du même acabit. Pour nous qui vivons, au mieux, dans cette démocratie bien géré, le problème est différent. Il y a certes des affaires qui nous inquiètent, comme celle née des révélations d’Edward Snowden sur la NSA, mais elles ne remettent pas fondamentalement en cause notre credo démocratique. Nous avons oublié à quel point la menace du fascisme et du communisme semblait puissante dans les années quarante et au début des années cinquante. Une démocratie de libres citoyens correctement «managés» semblait à l’époque une bonne perspective face au fascisme et au communisme.

Cette opposition au fascisme et au communisme s’est traduite au fur et à mesure des années dans l’opposition à la hiérarchie et à la bureaucratie. Elle est présente dans >>

la cybernétique, puis au centre du mouvement hippie et de la contre-culture, elle perdure aujourd’hui dans notre nouveau monde numérique. D’où, je me répète, ce paradoxe qui me titille très fortement : la machine, traditionnellement, est associée à la bureaucratie, au strict respect de la hiérarchie et à l’absence totale d’autonomie. Comment dès lors expliquer que Wiener réponde à sa recherche de démocratie par l’identification de l’être humain à une machine qu’il conviendrait de contrôler ou du moins de «manager» ? Nous devons faire la différence entre deux types de machine. Norbert Wiener, qui était chercheur au MIT, tout comme son groupe de cybernéticiens mais aussi pas mal de ceux se retrouvant dans les utopies de la contre-culture ou du numérique ne désirent en aucune façon que l’être humain devienne une mécanique. Ils ne veulent pas que nous ressemblions à des automates, à des machines de type industriel, à de pures mécaniques sans autonomie. Ces machines-là, ce seraient des fascistes se contentant juste de respecter leurs ordres de commande, incapables de toute réflexion. D’un autre côté, Wiener adore effectivement comparer l’être humain à un ordinateur, mais à un ordinateur qui serait libre, donnant et recevant du feedback des autres, se réactualisant en permanence. Une machine, certes, mais apprenante, à l’opposé des êtres mécanisés du monde d’Hitler. N’avez-vous jamais vu Jimi Hendrix jouer de la guitare près d’un amplificateur ? Que fait-il ? Il reçoit des feedbacks et il en crée en retour. Il se comporte tel un organisme cybernétique de façon tout à fait consciente. L’idée qu’avait Wiener de systèmes gouvernés par ce type de feedback est devenu l’un des éléments clés de la >>

psychothérapie, mais aussi des discours, des visions de la contre-culture, et avant toute chose de la musique rock. Etrange, non ?

Des machines auto apprenantes en quelque sorte… Oui. Nous savons que nous ne sommes pas des robots industriels. Mais une machine auto apprenante n’en reste pas moins contrôlée par d’autres machines. Nous ne sommes pas totalement libres, au sens que nous donnons à ce rêve de liberté. Voilà une première nuance. Mais l’autre point que Wiener a manqué, et qui est très prégnant aujourd’hui, c’est la mainmise de grandes corporations et d’Etats puissants sur nos interactions, qu’ils veulent gérer et piloter, et dont ils veulent tirer profit. Il a perçu le potentiel émancipateur de nos interactions via les machines, ou comme des machines. Mais il n’a pas du tout anticipé le rôle de ces forces de contrôle de nos interactions, qui pour le coup limitent terriblement notre liberté.

L’environnement n’est plus le même… Oui, plus du tout le même.

Je voudrais attirer votre attention sur une autre source très importante de l’utopie numérique, et que je résumerais par une expression : l’héritage des avant-garde. Nous avons parlé du Bauhaus, de Herbert Bayer et des premiers environnements multimédias qu’il a conçus, mais vous citez aussi très souvent John Cage. Par ailleurs, nous pourrions affirmer que les premiers environnements immersifs ont été créés par les futuristes italiens, dès >>

les années 1910. Sans oublier les performances des artistes Dada au Cabaret Voltaire à Zurich. L’esprit que vous décrivez, ou du moins leur préhistoire, ne vient-il pas de là ? Quand je parle du «democratic surround» des années quarante, cinquante et soixante, je n’affirme pas qu’il s’agissait-là des premiers environnements immersifs de l’histoire, préfigurant les environnements multimédias. Nous pourrions même parler de Wagner, de Kandinsky et d’autres artistes qui ont fait bien plus que préparer le terrain avec leur désir d’un art total. Sur un registre très différent et avec un peu d’humour, nous pourrions même mentionner les premiers centres commerciaux américains ! Sans doute Mead, Bateson et les autres connaissaient-ils Wagner, Kandinsky ou Dada, même si je n’en ai pas la preuve. En revanche, ce dont je suis certain, c’est qu’ils insistaient beaucoup, dans leurs écrits, pour différencier leur approche de celles des futuristes et des surréalistes. Car pour eux, les futuristes, les surréalistes et sur un versant bien plus grave les fascistes essayaient toujours d’immerger les spectateurs dans une expérience à laquelle ils ne pouvaient échapper, et qui les plongeait loin des territoires de la raison. Bayer, Mead et les gens du Comité pour la morale nationale ne voulaient pas asphyxier le public, et c’est pourquoi il y avait dans leurs «shows» de l’espace entre les images, des moments de silence ou des variations de son, pour permettre à l’audience de réfléchir et d’agir, d’opérer des choix. Et c’est cette spécificité de leurs environnements immersifs, ouvrant sur l’action ou du moins le choix qui, selon eux, permettait d’orienter l’expérience du côté de la personnalité démocratique. Faisons la comparaison avec les cinémas immersifs conçus par Disney dans les années cinquante. Leur objectif était de mettre hors circuit la raison des spectateurs, de leur faire perdre la tête comme dans un carnaval ou une gigantesque attraction de fête foraine. L’environnement démocratique mais aussi le travail de John Cage avaient une toute autre ambition, bien au-delà de l’esthétique. Ils cherchaient à augmenter notre capacité d’écoute, notre sensibilité au monde et aux sons qui nous >>

entourent, notre compréhension des autres, et ils assumaient la valeur citoyenne de ces objectifs-là.

A mon sens, le débat reste ouvert quant à savoir si le mouvement Dada mais aussi les Surréalistes n’avaient pas eux aussi ce type d’ambition – ce qui reste ma conviction. Mais revenons plutôt à John Cage, qui d’ailleurs se définissait souvent lui-même comme Dada zen, c’est-à-dire à la fois inspiré du mouvement Dada et de la philosophie zen. En vous écoutant, je pense au Black Mountain College, sorte d’université libertaire, de 1933 à 1957 en Caroline du Sud, qui a eu une importance considérable dans la diffusion des idées dont vous parlez. Je pense aussi à cette fameuse performance de 1952, dont le titre est 4’33’’ et qui consiste en 4’33’’ de silence, lancées par la fermeture du couvercle de son clavier par le pianiste David Tudor, et qui se termine lorsqu’il ouvre à nouveau ce couvercle… En 1952, que ce soit au Black Mountain College avec Robert Rauschenberg et Merce Cunningham, ou à new York lors de la première interprétation de ce grand silence >>

amenant chacun à réaliser les bruits de son corps et de son environnement, John Cage a inventé le happening, et la clé de ce happening était véritablement l’interaction avec le public. Personne n’écoute aujourd’hui la très difficile musique de Cage, mais son esprit Dada zen me semble partout présent. Je suis totalement d’accord : son influence est énorme. Mais je voudrais ajouter à votre propos une troisième dimension, au-delà de Dada et du zen. Cette troisième dimension, moins connue car rarement soulignée par les commentateurs ou critiques d’art, est son engagement pour la démocratie, et plus particulièrement pour la démocratie américaine. Dans les années trente et quarante, Cage s’est en effet impliqué dans des actions de propagande esthétique et politique en ce sens. J’ai passé beaucoup de temps à fouiller dans des archives aux Etats-Unis, et j’y ai déniché des articles de presse ou de revues mais aussi des correspondances de Cage confirmant cet engagement, par exemple aux côtés du New Bauhaus en 1942. Il parle de briser les hiérarchies de la musique européenne, et de laisser les gens libres, au sens politique du terme, d’écouter tous types de musiques, y compris des sons de la rue ou électroniques…

… Alors que la musique électronique n’était absolument pas reconnue comme une vraie musique par la critique de l’époque. Elle n’existait pas ! John Cage s’est emparé de l’art des bruits des futuristes, il l’a extirpé de son carcan élitiste ou expérimental, pour l’ouvrir à tous les publics. Il a transformé leur critique esthétique en critique sociale et politique, au service de sa vision de la démocratie. Il était par ailleurs très proche des chercheurs du Comité pour une morale nationale. L’un >>

des objectifs de mon dernier livre, The Democratic Surround, a été de réécrire sous ce regard politique l’histoire de John Cage. Ma thèse, c’est qu’à la source de ses visions, il y a moins le mouvement Dada et le zen que sa volonté de façonner ce que j’appelle des environnements démocratiques, via le son en l’occurrence, et donc un profond engagement pour la démocratie. C’est pourquoi son travail a pris autant d’importance en Europe. Je viens de faire une conférence sur John Cage en Pologne, et j’ai réalisé à quel point son apport avait été essentiel pour les Polonais. Ses performances, a ce que m’ont expliqué mes interlocuteurs là-bas, les ont éclairés sur ce qu’était vraiment l’émancipation démocratique.

Revenons en 1952, et aux happenings de John Cage. Pourquoi était-ce si important, à l’époque, de construire de tels événements reposant sur le hasard, ces chaos organisés, où l’un se met à lire un poème, l’autre tient un chien en laisse, et un troisième pose des tasses sur des chaises ou marche à cloche-pied dans la salle ? L’important, pour les participants de tels happenings, c’est d’être des acteurs de l’événement dont ils sont également les spectateurs. Ils font l’expérience d’un monde où ils sont en charge de ce qu’ils voient. Eux-mêmes actualisent ensemble et en direct leurs actions. Or c’est justement là le modèle de la communauté démocratique dont le concept a émergé au début de la Deuxième guerre mondiale en contraste du fascisme. Nous sommes à la fois des individus fondamentalement autonomes et des individus capables d’agir ensemble. Nous sommes plus que jamais nous-mêmes, mais nous sommes à même de nous unir au sein d’une seule et même nation. Dans les années trente et quarante, Cage se situe au cœur de ce double mouvement, il est donc très en avance. Quand il invente le happening et qu’il conçoit 4’33’’, il n’a pas fondamentalement changé, mais il s’est éloigné de la politique. Selon ses propres termes de l’époque, dans les années cinquante, il ne fait plus que de l’art, il ne cherche plus à faire de la politique.

C’est clair qu’en France, nous n’avons pas cette vision du John Cage impliqué pour la démocratie des années >>

trente et quarante. Nous connaissons ce John Cage, visionnaire de la musique contemporaine et électronique, qui compose et joue Imaginary Landscape N°1 (1939), et exprime le plaisir qu’il aurait à un concert avec juste quatre platines disques. Mais nous ne savons rien de ce «patriote» américain qu’était, semble-t-il également, John Cage, du moins dans les années trente et quarante ! J’aimerais ajouter une pièce à nos réflexions : nous voyons John Cage comme un individu visionnaire, mais nous avons tendance à oublier les communautés avec lesquelles il a mûri ses partis-pris. Entre 1936 et 1938, il a travaillé dans une école de danse à Seattle, puis, en 1938, il a donné des cours d’été au Mills College, où il enseignait le son, tandis que László Moholy-Nagy y enseignait l’image. C’est là qu’il a rencontré les réfugiés du Bauhaus. Puis en 1941, à la suggestion de Moholy-Nagy, il est resté un an à la Chicago School of design, aux côtés des acteurs du New Bauhaus. Il a beaucoup appris de ces rencontres. Je pense que sa vision multipolaire du son, en particulier, doit beaucoup à la vision qu’avaient de l’image le New Bauhaus et en particulier Herbert Bayer. A ce moment de sa vie, John Cage est à la fois un critique esthétique d’avant-garde et un théoricien politique à l’avant-garde de la démocratie.

Il a donné aussi des cours à New York… Oui, mais plus tard.

C’est à New York, dans les années cinquante, que Cage a influencé des gens qui allaient devenir très importants dans la contre-culture des années soixante comme >>

Allan Kaprow, qui a été son élève à la New School for Social Research de New York et qui va devenir l’un des personnages clés du monde du happening. Avant de parler des années soixante, revenons un instant au Black Mountain College. On s’en souvient comme d’une école d’art. Ce faisant, on oublie que cette université libre a été créée dans l’idée de former des citoyens à une vraie démocratie, avec une mise en avant du travail manuel et la participation de tous à toutes les tâches de la vie quotidienne. Ses fondateurs pensaient que l’art était la meilleure façon d’avancer en ce sens, car le mieux à même de permettre à chacun d’exprimer de façon collaborative sa singularité. Vous aviez donc là-bas des cours de tissage par Anni Albers, John Cage pour le son, du moins à une époque, mais également des cours d’anthropologie politique contemporaine dans l’optique de cette personnalité démocratique dont j’ai parlé au début de notre entretien. Lorsqu’il revient à New York à la fin des années 1950, Cage est certes le porteur d’un esprit d’avant-garde artistique, mais aussi de cette personnalité démocratique. En 1958 à la New School for Social Research de New York, il donne des cours de musique expérimentale, avec comme élèves des figures comme Allan Kaprow, Dick Higgins ou encore George Brecht, qui seront parmi les créateurs du groupe Fluxus et auront une grande influence sur toute la contre-culture américaine. Ces gens, notamment Kaprow et Higgins, vont initier les happenings des années soixante. Avec le recul, j’ai été étonné de constater à quel point ces happenings étaient conservateurs d’un point de vue politique. L’antiracisme, la diversité des genres, l’ambition politique des années quarante ont disparu. Quand je regarde aujourd’hui ces happenings, je ne vois que des Blancs, je vois des femmes en position de soumission aux hommes…

Dans tous les happenings ? Oh mon Dieu ! >>

Même par exemple dans ceux, plus zen et expérimentaux, de La Monte Young, issu lui aussi du groupe Fluxus ? Ceux de La Monte Young sont effectivement un peu à part.

Les événements du groupe Fluxus se situent en effet dans la stricte continuité de John Cage, au contraire des happenings, plus nombreux et à l’audience plus large, que vous décrivez maintenant… C’est exact. Mais là, je parle moins des événements montés par les acteurs de Fluxus avant même que le groupe ne naisse dans les années soixante, quant à eux très spécifiques, que de toute la vague de happenings qui a débuté très tôt. Les premiers happenings ont eu lieu en 1957, 1958 et 1959, et le grand mouvement des happenings new-yorkais a débuté dès le début des années 1960, donc avant la naissance officielle de Fluxus. Or, comme je le disais, sur des photos de ces happenings, j’ai vu des femmes nues sous de grandes chemises mouillées, leur bouche pleine de légumes. Il y a aussi Yoko Ono exigeant que l’on découpe ses vêtements sur scène, ou entièrement couverte de crème qu’elle demande aux hommes de lécher. J’ai aussi vu Allan Kaprow singer, dans un happening, la marche des droits civiques. Pourquoi pas ? Sauf qu’il ne s’agit plus que de démarches artistiques, se voulant peut-être libératrices du point de vue des mœurs, mais totalement dépolitisées. Ce qui a ouvert la voie aux évolutions ultérieures, de plus en plus individualistes et éjectant hors de leur champ toute réflexion d’ordre politique.

Maintenant, nous sommes dans les années soixante. Dans votre livre traduit en français, Aux sources de l’utopie numérique, vous soulignez un point majeur, à >>

savoir que les mouvements issus de la contre-culture ne formaient absolument pas un tout cohérent. Selon vous, il y avait une forte césure entre : d’un côté une branche politique, la Nouvelle Gauche, qui s’incarne notamment dans le Free Speech Movement au milieu des années 1960 à Berkeley voire dans les mouvements contre la guerre du Vietnam ; et de l’autre côté, autour de San Francisco, le mouvement hippie et ses communautés, prônant une évolution de la conscience des individus et ne se préoccupant absolument pas de politique, que vous appelez les «nouveaux communalistes» ou «néo-communalistes»… Lorsque j’ai commencé à travailler sur Aux sources de l’utopie numérique, j’ai en effet été très surpris de constater cette césure très forte entre deux contre-cultures. J’ai grandi avec cette idée qu’il s’agissait d’un tout cohérent : vous protestiez contre la guerre du Vietnam, et d’un même élan vous faisiez un travail sur vous-même pour atteindre un autre niveau de conscience. Bien au contraire, ces deux faces de la contre-culture étaient séparées. La Nouvelle Gauche (New Left) faisait de la politique pour changer la façon de faire de la politique, par exemple comme vous le dites au sein du Free Speech Movement. Les «nouveaux communalistes» affirmaient à l’inverse : la politique n’est pas une solution, c’est le problème. Ce que nous devons faire ? Revenir à la maison, prendre des drogues, écouter de la musique ou utiliser d’autres technologies à échelle humaine, se rendre dans des lieux où partager nos états de conscience avec d’autres personnes, et >>

créer ainsi de nouvelles communautés montrant l’exemple de nouvelles façons de vivre, sans gouvernement, et sans aucune nécessité de créer quelque nouveau gouvernement. L’information et les technologies se situent au cœur de cette vision. Pour les acteurs de ces communautés, il suffisait de prendre les bonnes drogues, d’utiliser les bonnes machines pour comprendre la façon dont marchent les systèmes d’information qui sont au cœur de la vie, et puis donc de vivre en phase avec ces systèmes. Ils étaient persuadés que la circulation de l’information selon le modèle de la cybernétique, telle des vagues de conscience, allait changer le monde, et que ce changement supposait d’oublier toute hiérarchie, d’ignorer la question de la gouvernance, et au final de se passer totalement de politique.

Stewart Brand, qui est le personnage central de votre livre Aux sources de l’utopie numérique, est très clairement, selon vos termes, un néo-communaliste. Il n’accorde que très peu d’importance à la politique. Il est un peu comme Ken Kesey, figure majeure de la contre-culture, auteur du livre Vol au-dessus d’un nid de coucous et membre des Merry Pranksters, adeptes du «trip», du voyage dans tous les sens du terme. Vous racontez l’attitude de Kesey, le 15 octobre 1965 à Berkeley, à la tribune d’une manifestation majeure contre la guerre du Vietnam : au lieu de partir dans des discours enflammés contre le gouvernement américain, il prend son harmonica et joue un morceau. Comme pour dire à la foule : l’essentiel est >>

ailleurs, cultivons notre propre jardin loin de toute cette agitation politique… Or Brand, pour revenir à lui, va être à l’origine de médias, de supports qui vont littéralement semer les graines de l’utopie numérique dont nous tentons de cerner les sources, d’abord avec le Whole Earth Catalog au début des années soixante-dix, puis en 1985 avec la première communauté virtuelle connectée des Etats-Unis : le WELL (pour Whole Earth ‘Lectronic Link)… Le rejet de toute organisation politique par Stewart Brand et les acteurs proches de lui les ont contraints à trouver d’autres façons de changer le monde. Ils croyaient pouvoir changer le monde, à la façon des cybernéticiens, juste en construisant eux-mêmes de nouveaux systèmes d’information. C’est ainsi que Brand a créé le Whole Earth Catalog, qui est un support d’une importance majeure. Au-delà de sa fonction de support d’information ou de catalogue de produits, le Whole Earth Catalog était un système qui permettait à toutes les personnes du pays de dénicher et à l’inverse de présenter eux-mêmes tous les outils selon eux utiles au changement de société. Ces outils n’étaient pas vendus dans le catalogue, mais le catalogue servait de lien entre les personnes intéressés par ces outils et ceux les ayant déjà ou pouvant leur permettre de se les procurer. La philosophie, le mode de fonctionnement de ce catalogue papier portait déjà en germe la logique de l’Internet, et ce n’est donc pas un hasard si les fondateurs du Net aux Etats-Unis s’en sont inspirés. Le WELL se situe clairement dans cette continuité : en 1985, Brand est approché par Larry Brilliant, jeune chef d’entreprise du monde de l’informatique, pour mettre en ligne le Whole Earth Catalog. Mais Brand lui dit : non, je pense qu’il serait beaucoup mieux de ne mettre en ligne que des conversations. Autrement dit : plutôt que >>

de réaliser un média, ou un catalogue, monter une véritable communauté de discussions et d’échanges de points de vue dans l’optique et la philosophie du Whole Earth Catalog. C’est ainsi que le WELL est devenu la première communauté virtuelle au monde, ou du moins la première non spécialisée, ouverte en théorie à toutes les questions et à tous les publics. La communauté plus ou moins informelle du Whole Earth s’est retrouvée et s’est agrandie sur le WELL, avant que pas mal de ses acteurs soient, en 1993, à l’origine du magazine Wired, qui est devenu le symbole du nouveau monde du Net et plus largement désormais du numérique.

Le Whole Earth Catalog était très profondément lié aux communautés, en l’occurrence à des communautés bien concrètes, pas virtuelles. Or ce mouvement des communautés a échoué… Oui, un échec complet…

Mais ces communautés ou du moins leur esprit ont vécu une sorte de renaissance en Californie, avec le WELL puis d’une certaine façon avec les débuts de l’Internet et du World Wide Web. Sauf que cette fois, les acteurs de ces communautés virtuelles ne sont plus confrontés au réel de la vie ensemble, dans le monde physique. Mon résumé, certes grossier, est-il juste ? Je crois qu’il est essentiel de comprendre ce qu’étaient les désirs de ces néo-communalistes des années soixante, et ce qu’ont été leurs échecs. Ils voulaient créer des communautés de conscience, d’esprits ayant la même vision du monde et de la vie. Dans >>

leur rêve de partage d’information, les corps avaient moins d’importance que le contact intellectuel et spirituel entre les uns et les autres. Or ils ont échoué. Les communautés se sont effondrées, le plus souvent en moins d’un an, sauf très rarement, lorsqu’elles tenaient grâce à des leaders plus autoritaires ou grâce au ciment de la religion. Au début des années 1980, la révolution des communautés était morte en enterrée. En Californie, les acteurs de ce mouvement comme Stewart Brand se sont interrogés sur les causes de cet effondrement. Sauf qu’au même moment est née et s’est développée partout la micro-informatique, à partir de laquelle se sont constitués peu à peu des réseaux de gens connectés. Et les néo-communalistes ont décelé dans ces micro-ordinateurs en réseau la possibilité de faire revivre la révolution qu’ils pensaient avoir portée au travers de leurs communautés bien réelles. Ils ont donc commencé à réinterpréter cette révolution informatique et ses logiques de réseaux dans les termes du «communalisme», en écho de ce qu’avaient été leurs désirs d’utopie et de changement de société entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. C’est lors de ce tournant que sont nés un certain nombre de termes fondateurs : communauté virtuelle, ordinateur personnel, frontière électronique. Or ces termes ont dessiné pour au moins une décade, et sans doute pour bien plus longtemps, la façon dont nous interagissons avec les ordinateurs. Aujourd’hui, on retrouve dans des compagnies comme Google, Facebook ou même Airbnb et Uber, en tout cas dans leurs discours, le rêve d’un monde partagé, un monde de communautés, un monde où l’on travaille, où l’on joue et où l’on se rejoint, au sein duquel les systèmes d’information et la circulation de l’information rendent possible une intimité sans que l’Etat n’ait à s’en mêler, avec des relations non bureaucratiques, non hiérarchiques. D’une certaine façon vous y trouvez des gens qui tentent de réaliser sur le terrain du business ce que John Cage faisait sur le son. Vous les voyez tenter de créer toutes sortes d’interconnexions pilotées par des individus autonomes, mais se rejoignant d’une façon ou d’une autre dans un collectif ouvert… Mais il ne s’agit plus du même monde que celui des communalistes du début des années 1960 et 1970.

C’est un monde plus libertarien que démocratique… >>

Oui, il est plus libertarien que démocratique, et c’est un point essentiel. Mais en même temps, je ne peux pas dire si aujourd’hui, des sociétés comme Uber ou Airbnb sont complètement cyniques lorsqu’elles utilisent le langage de la contre-culture des années soixante, quand elles parlent d’une économie du partage, ou si elles sont sincèrement convaincues que leur business peut contribuer à concrétiser les idéaux des années 1960. Honnêtement, je ne sais pas.

Sans doute les deux à la fois, entre un cynisme non avoué et une totale sincérité. J’ai discuté avec l’australienne Rachel Botsman, qui est l’une des stars de l’économie collaborative, et elle croie vraiment que ce type de business peut et doit transformer réellement le monde, du moins à terme. J’aimerais y croire. Mais je n’y arrive pas… Je n’y crois pas non plus…

Ce que je me dis, et qui rejoint votre propos, c’est que le business seul, sans un véritable objectif politique s’assumant comme tel, ne peut réellement changer le monde.Surtout si la source du pouvoir est la consommation et le style. Car dès lors, ceux qui ont les moyens de consommer et qui projettent le style le plus séducteur gagnent, tandis que les autres perdent. C’est exactement ce qui s’est passé dans le monde des communautés réelles. Avant de mener mon étude, je me disais que ces communautés avaient dû être libres et émancipatrices. Elles m’ont semblé au contraire très conservatrices, rejouant à >>

leur niveau les schèmes de la société patriarcale. Très vite, ce sont les plus puissants, ceux à la voix la plus forte, qui l’ont emporté sur les autres, le tout sous des airs de non respect des hiérarchies. C’est ce qui arrive lorsque l’on croit pouvoir se passer de règles et que l’on ne réfléchit pas, en amont, à la redistribution des ressources. On aboutit à des règles «par le cool», à un gouvernement «par le cool». «Oh man, that’s not cool !»… La personne qui gagne, dans le cool, est celle qui a le plus de charisme, de pouvoir sur les autres. Et voilà le racisme, le sexisme qui réapparaissent. Je constate malheureusement le même type d’évolutions sur la Toile aujourd’hui qu’hier dans ces communautés.

Vous parlez, je crois, de «discrimination soft»… Mais ce retour des mêmes inégalités sociales et culturelles, loin d’être un élément de l’utopie numérique, en serait-il plutôt une conséquence non désirée, un effet pervers une fois de retour dans le monde réel ? C’est juste.

Et ce serait aussi une conséquence du passage du virtuel au réel : le rêve, confronté à la réalité de la vie et de la survie, une fois que l’on tente de le concrétiser dans le monde physique, devient parfois cauchemar… Qu’il s’agisse de cynisme, de naïveté ou d’un mélange plus ou moins calculé des deux, Uber en est sans doute l’une des plus justes illustrations. C’est vraiment très intéressant. Je me demande s’il n’est pas dans la nature même du >>

monde en réseaux et de ses échanges virtuels d’exacerber les différences sociales plutôt que de les diminuer. Si vous croyez que le monde n’est constitué que d’informations interconnectées, vous et moi sommes fondamentalement les mêmes. Que nous soyons égaux a priori, je veux bien, mais nous ne sommes pas identiques. Croire que nous sommes identiques parce que nous sommes connectés, c’est se voiler la face. Ce n’est pas parce que nos différences de sexe, de couleur de peau, de classe sociale, de religion, d’opinions politiques, de revenus et de pouvoir d’achat ne semblent pas entrer en ligne de compte lorsque nous sommes en ligne qu’elles n’existent pas, bien au contraire. Parler en ligne de la façon dont notre lieu de naissance, notre ethnie, notre famille, notre histoire, nos clichés ou notre étroitesse d’esprit font de nous des étrangers et creusent entre nous des fossés parfois abyssaux, ce n’est pas « cool » du tout.

Nous préférons dès lors rester aveugles, faire comme si le monde en ligne était pur et parfait, au risque de creuser nos inégalités dans le réel. Quel beau leurre ! Ces propos rejoignent ceux d’Evgeny Morozov : sous couvert de changer le monde via les révolutions du numérique, les entreprises de la Silicon Valley imposent leurs modes de vie à la planète entière au travers de leurs produits et services, et ne créent in fine que pour des gens comme eux ou appelés à devenir comme eux… J’ai tendance à accorder un tout petit plus de crédit aux propos, aux vœux des gens de la Silicon Valley que ne le fait Evgeny. Evgeny a tout de même grandi dans l’Union soviétique. Je le rejoins sur beaucoup de ses critiques. En revanche, un grand nombre des gens que je rencontre dans la Vallée, puisque je suis professeur à l’université Stanford, ne cherchent >>

pas uniquement à faire de l’argent. Je le constate même parfois avec des gens qui font de l’argent, et qui ensuite remettent tout ce qu’ils ont gagné dans une nouvelle aventure. Je pense que beaucoup éprouvent un vrai plaisir à monter des startups. Honnêtement, je suis persuadé qu’il y en a pas mal, à la Silicon Valley, qui prennent le business comme une façon d’être créatif au sens le plus artistique du terme. Car maintenant, l’Internet semble permettre à chacun d’être un artiste dans le business. C’est une drôle d’idéologie.

Je suis d’accord avec vous : la plupart d’entre eux y croient. Ils ont une sorte d’idéal, en particulier chez Google, avec leur volonté de faire le bien et tous leurs grands projets fous. Ils pensent vraiment que Google peut changer le monde. Et ils le transforment, ce monde qui est le nôtre, mais pas forcément dans le sens qu’ils croient, comme si nous vivions dans le monde des Bisounours… D’ailleurs, les fondateurs de Google, du moins au début, étaient loin d’être des fans de la publicité… C’est vrai.

Et ils étaient encore moins passionnés par Wall Street, dont ils se méfiaient et se méfient encore beaucoup…C’est vrai aussi.

Et puis, pour revenir à nos sources de l’utopie numérique, >>

le premier doodle de Google, en 1998, c’était le symbole de Burning Man, cette grande fête rituelle qui reste l’un des symboles de la contre-culture, écho contemporain de ce néo-communalisme des années soixante…Là encore, c’est juste, il y a une part de sincérité dans tout ça, même si le public de Burning Man, justement, est en grande majorité composé de «Wasps», d’hommes blancs, d’origine protestante et de catégorie sociale plutôt privilégiée… J’ai beaucoup étudié Burning Man, j’y ai été plusieurs fois. Burning Man semble à ce point connecté à la Silicon Valley que des sociétés d’Allemagne ou du Danemark envoient des équipes à Burning Man pour des séances de créativité. Vous imaginez emmener toute une équipe de managers européens dans un désert pendant l’été pour brûler un épouvantail, prendre des drogues et danser dehors toute la nuit ? Et vous espérez ainsi les rendre plus efficients ? Plus créatifs ? Certes, personne n’est obligé de prendre des drogues à Burning Man, mais tout de même…

C’est la suite de l’histoire…Certes, mais je me demande si la suite la plus juste, ce ne serait pas, tout simplement, de nous souvenir de ce moment du début de la Deuxième guerre mondiale qui reste parmi les racines fortes de cette utopie numérique. De ce moment où nous avons imaginé que les systèmes d’information nous aideraient à atteindre un haut niveau de conscience, mais pas d’un point de vue narcissique, uniquement tourné vers nous-mêmes. Non, un «soi» qui ne serait qu’un point de départ, à même de s’ouvrir vers des gens différents de nous, pour construire un monde de tolérance sexuelle, de diversité raciale, de sincère engagement, d’empathie véritable vis-à-vis de gens qui ne nous ressemblent pas. Cette vision existait dans les années quarante, et elle s’est perdue en route, alors même que la cybernétique est devenue le socle de notre nouvelle économie. Je voudrais que nous retrouvions cette vision, et c’est possible.

Écouter le podcast tiré de l’entretien avec Fred Turner sur le site Culture Mobile.