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Frédéric Soulié

LE COMTE DETOULOUSE

(première partie)

1835

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I

RETOUR DE LA TERRE SAINTE

— N’est-ce pas une belle nuit pour voyager,dis-moi, maître Goldery ? Vois comme la lunedessine sur le ciel bleu les crêtes de notre mon-tagne et les bouquets de houx qui la cou-ronnent avec leurs formes bizarres.

— Ma foi, messire, je trouverais la luneadorable et je ferais vœu de pendre un anneaud’or à chacune de ses cornes, si elle me dessi-nait aussi parfaitement le toit d’une bonne hô-tellerie et le bouquet de houx qui pend à sagrande porte avec sa forme charmante.

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— Eh ! mon garçon, prends patience, tuverras bientôt les créneaux d’un vaste château,et, je te le jure, tout formidable qu’il est, il ren-ferme autre chose que des lances et des arba-lètes. Depuis dix ans que je l’ai quitté, il fautque Gaillac ou Limoux n’ait pas produit unebouteille de vin si nous n’en trouvons pas enabondance dans les caves de mon père ; il fautque le bon vieillard ne puisse plus lancer uneflèche ou qu’il n’ait plus un homme capable demanier un arc, s’il ne se trouve pas au crocdu charnier un bon quartier de daim, sinonun jambon d’ours et peut-être même quelquegrasse et succulente bartavelle.

— Depuis cinq heures que nous sommesdébarqués sur la grève de Saint-Laurent et qu’ilvous a plu de partir sur-le-champ pour votrechâteau, en laissant dans le vaisseau qui nousa conduits en ce pays vos chevaux, votre suite,votre Manfride et vos provisions ; depuis cinqheures, dis-je, vous me mettez tellement l’eauà la bouche avec ces belles promesses que je

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n’ai plus de salive. Par la très-sainte Vierge Ma-rie des Sept-Douleurs, je vous en supplie, mes-sire, laissez-moi m’arrêter en la première hô-tellerie qui se dessinera, comme vous dites, surnotre route, pour m’y réconforter d’une pintede vin, fût-il épais et âcre comme celui des er-mites du mont Liban, qui sont bien les plusmauvais ivrognes de la Terre-Sainte.

— Tu parles toujours comme un misérableRomain que tu es, et tu t’imagines que dansnotre belle Provence il y a à chaque pas deshôtelleries pour vendre au voyageur le pain etl’asile que l’hospitalité commande de leur don-ner.

— L’hospitalité donne, et l’hôtelier vend ;c’est pourquoi je crois aux hôteliers et nonpoint à l’hospitalité.

— Dis que tu ne crois à rien, si ce n’est à tonventre.

— Hélas ! messire, si cela continue, je nepourrai même plus y croire, car il me semble

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qu’il se fond et s’en va comme les neiges auprintemps, et je crains bien que votre châteaune soit fondu de même par quelque beau soleil,et que nous ne trouvions à sa place un rochernu comme les filles arabes de l’Hedjaz. C’estque, voyez-vous, messire, vous autres cheva-liers provençaux, vous êtes braves et loyaux,vous haïssez mortellement la vanterie et lemensonge, mais vous êtes sujets à une terriblemaladie…

— Et laquelle, maître Goldery ?

— La vision, messire.

— Qu’appelles-tu la vision ?

— Hélas ! ce n’est rien qu’une simple illu-sion de l’esprit. Vous souvient-il que lorsquevous me prîtes à votre service après la mort dudigne Galéas de Capoue, mon maître, qui étaitle premier homme du monde pour faire cuireun quartier de chevreau dans du vin de Chio,avec du poivre, de la lavande, des œufs de ca-nard et un brin de cannelle…

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— Or çà, maître Goldery, ne vas-tu pas mefaire un récit des talents de Galéas, et de lamanière de cuire un quartier de chevreau !Voyons, que voulais-tu dire de la cruelle mala-die des chevaliers provençaux ?

— Voici, voici, messire : vous souvient-ilque lorsque vous me prîtes à votre service,après la mort de Galéas… Pauvre chevalier deGaléas ! il eut fait un plat de roi avec une se-melle de soulier…

— Encore !…

— Pardon, mille fois pardon ; mais on neperd pas aisément le souvenir d’un si bonmaître. Quelle conversation instructive que lasienne ! jamais il ne m’a fait l’honneur de mefaire marcher près de lui pendant une longuetraite, que je n’aie rapporté de son entretienquelque bonne recette pour faire cuire toutessortes de viandes. Mais je vois que ce discoursvous fâche ; je reviens, et peut-être ai-je tort,car vous serez peut-être encore plus fâché que

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vous ne l’êtes quand j’aurai dit ce que vous dé-sirez savoir sur la maladie des chevaliers pro-vençaux.

— Bah ! Quand je te ferais couper un boutd’oreille pour cela ou que je te ferais donner labastonnade pendant le temps que dure un Pa-ter, tu ne serais pas homme à t’en effrayer et tuachèterais bien plus cher le plaisir de dire uneinsolence.

— Pourquoi pas, mon maître ? ce n’est pastoujours marché de dupe, car une vérité faitquelquefois plus mal à l’oreille qui l’entend quele ciseau à l’oreille de celui qui l’a dite ; etla bastonnade mesurée au Pater ne m’a parulongue qu’un jour où vous étiez ivre comme lesmoines d’Édesse et que vous bégayiez trois ouquatre fois de suite chaque syllabe ; mais ici lePater serait court, car je doute qu’il existe dansce maudit pays une pinte de vin pour l’allon-ger.

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— Prends garde que je ne l’allonge d’unecruche entière de Malvoisie.

— Par le Christ ! s’écria Goldery avec trans-port, si vous voulez frapper et moi boire, jevous permets de réciter tout l’Évangile sur mesépaules. Mais ceci est encore de la vision pro-vençale.

— Ah ! enfin ! dit le chevalier. Eh bien !qu’entends-tu par la vision provençale ?

— Or, puisqu’il faut y venir, vous rappelez-vous le jour où vous me prîtes à votre service ?

— Oui… oui.

— Vous rappelez-vous qu’il faisait une hor-rible chaleur et que toute l’armée des croisésétait dévorée d’une soif que je ne saurais com-parer qu’à celle…

— Ne compare pas, Goldery, et tâche de ré-pondre tout droit et sans promener ton récitpar tous les souvenirs que tu rencontres, sinonje te remettrai en chemin. Je vois là-bas une

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branche de houx qu’on peut abattre aisémentd’un coup d’épée et dépouiller facilement deses feuilles piquantes ; cela ferait un excellentbâton.

— Peste ! je vois bien qu’il y a beaucoup dehoux dans votre pays, messire. Le houx est unjoli petit arbre ; mais j’aimerais mieux être bat-tu avec un cep de vigne que de battre avec unebranche de houx.

— Finiras-tu ? dit le chevalier.

— Soit. Nous étions sortis depuis trois joursde la ville de Damiette, et nous avions tousune soif horrible. Nous marchions sur un sablefin qui nous pénétrait dans le gosier et le des-séchait comme une tranche de porc oubliéesur le gril. Tout à coup quelques pèlerinss’écrièrent qu’ils voyaient un lac à l’horizon, ettout le monde ayant regardé, tout le monde vitce lac. Il paraissait à trois milles tout au plus,et chacun y marcha rapidement ; moi-mêmeje donnai un coup d’éperon à mon cheval. Un

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coup d’éperon à un bon cheval pour aller à unlac ! que l’âme du chevalier Galéas me le par-donne, mais je ne courais à cette eau que pouréchapper au danger de ne plus boire de vin,car véritablement je mourais d’une vraie soif.Je courus donc, vous courûtes aussi, toute l’ar-mée courut, et tant que le jour dura, cavalierset fantassins, petits et grands, jeunes et vieux,coururent ; mais, tant que le jour dura, le lacsemblait fuir devant nous, et, la nuit venue, leshabitants du pays nous racontèrent que c’étaitune illusion commune à tous ceux qui traver-saient leurs affreux déserts, et qu’il n’y avaitpas plus de lac que dans le creux de nos mains,quoique dans ce moment le creux de ma mainm’eût paru un vrai lac si j’avais pu y verser unquart de pinte de vin, ce qui m’est très-facilepar un procédé que je tiens du chevalier Ga-léas et qui consiste à rassembler les doigts età les courber en tenant le pouce le long de lapaume…

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— Goldery, nous sommes en face de labranche de houx…

— Eh bien ! messire, quand nous l’auronspassée, je finirai en quatre mots.

Les deux cavaliers continuèrent à gravir lesentier où ils étaient engagés, et celui qui étaitle maître, armé comme un chevalier et qui enavait tout l’aspect, reprit :

— Et maintenant, qu’est-ce que la maladiedes chevaliers provençaux ?

— C’est, ne vous en déplaise, la même quecelle dont nous fûmes pris aux environs deDamiette : ils s’imaginent tous qu’ils ont dansleur pays de bons châteaux, avec de bon vindans les caves et de bonne venaison au char-nier ; ils les voient, ils les racontent, ils les dé-peignent, ils diraient volontiers le nombre depierres dont ils sont bâtis, depuis les souter-rains jusqu’au sommet de la plus haute tour.Sur leur foi, on s’engage à leur service, on tra-verse la mer, on aborde sur une grève déserte,

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on prend, au milieu de la nuit, des sentiers à serompre le cou ; on va, cinq heures durant, dansun pays horrible ; on s’expose à mourir de soif ;puis, quand vient le jour, le château est avec lelac du désert, il est dans le pays d’illusion et dechimère.

— Sais-tu bien, Goldery, que si tu parlaissérieusement, tu mériterais que je te rompisseles bras pour ton impertinente supposition !

— Supposition, dites-vous, mon maître :fasse le ciel que ce ne soit pas le château quisoit la supposition !

— Tu te joues de mon indulgence, Goldery,mais je te pardonne. Tu n’as pas comme moi,pour soutenir la fatigue de la route, une joiecéleste dans l’âme ; tu ne sens pas le bonheurqu’il y a à revoir la patrie après dix ans d’exil.

— Messire, la patrie de l’homme, c’est lavie ; et s’il nous faut encore continuer cevoyage seulement une heure, je sens que j’en

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serai exilé pour l’éternité. Sur mon âme, jemeurs de soif.

— Réjouis-toi donc, reprit le chevalier, carnous voilà arrivés. Au détour de ce sentier,nous verrons le château de Saissac, le nid devautour, comme l’appellent les serfs. J’étaisbien assuré que je n’avais pas besoin de guidepour retrouver, même durant la nuit, la de-meure de mes pères. Tiens, c’est là, à ce ruis-seau qui coule à quelques pas devant nous, quecommence la terre des sires de Saissac ; en-core une heure de marche, et nous nous assié-rons à la table de mon vieux père ; je verraima sœur Guillelmine, qui avait à peine huit ansquand je suis parti. J’ai su, par le récit des che-valiers qui nous ont rejoints en Terre-Sainte,qu’elle était devenue belle comme l’avait étéma pauvre mère. Allons, Goldery, courage ; etsi la soif est si pressante, descends de cheval etdésaltère-toi à ce ruisseau, dont l’eau est lim-pide comme un diamant.

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— Boire de l’eau quand il y a du vin à uneheure de marche ! non pas, messire : je ne gas-pille pas ma soif si sottement ; ce serait un traitd’écolier. Passe pour nos chevaux ; cela leurredonnera un peu d’ardeur, car ils sont tout ha-letants de la montée.

— Fais rafraîchir ton roussin si tu veux,mais mon cheval me portera jusqu’au châteausans boire.

— Ah ! ah ! vous autres Provençaux, voussavez donc le proverbe romain ?

— Quel proverbe, maître Goldery ?

— Le proverbe qui dit : « Celui qui accointesa femme en plein jour et qui fait boire soncheval en chemin fait de celui-ci une rosse etde l’autre une catin. » Quant à moi, qui n’ai defemme et de cheval que ceux des autres, je mesoucie peu de ce qui arrive. Ho hé ! veux-tuboire ou non, cheval de l’enfer ?

— Or çà, viendras-tu, bavard ? dit le cheva-lier, qui avait dépassé le ruisseau.

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— La peste soit de votre eau pure commele diamant ! Si votre vin est de même source,nous serons deux à renifler, car voilà monroussin qui se recule du ruisseau en tremblantde tous ses membres et qui refuse d’avancermaintenant.

— Reste donc là si tu veux ; je vais conti-nuer ma route si tu ne viens à l’instant.

— Merci de moi ! seigneur, venez à monaide ; le cheval têtu ne veut pas bouger. Il y aun charme à tout ceci ; c’est quelque sorcelle-rie de ce damné pays d’hérétiques ; me laisse-rez-vous ici en compagnie de quelque démon ?Par le château de votre père, ne m’abandonnezpas !

Le chevalier retourna sur ses pas, repassale ruisseau, et prenant la bride du roussin, ille tira après lui : mais comme, à ce moment,il avait laissé tomber les rênes de son proprecheval, celui-ci baissa la tête pour boire et re-cula vivement en pointant les oreilles ; puis il

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battit la terre du pied en poussant un long hen-nissement.

— Qu’est-ce ceci ? dit le chevalier ; cetteeau renferme-t-elle quelque maléfice ? Voicimon cheval qui hennit comme un jour de ba-taille à l’odeur du sang.

— Et c’est du sang en effet ! s’écria Goldery,qui, après avoir sauté en bas de son cheval,avait trempé ses mains dans l’eau en faisantplusieurs signes de croix.

— Il y a ici sortilège ou malheur, dit le che-valier ; et pressant vivement son cheval, il luifit franchir le ruisseau et partir au galop, mal-gré les cris de Goldery, qui parvint cependant àfaire passer l’eau à son roussin en le tirant parla bride. Le bouffon se remit en selle, déses-pérant de rattraper son maître ; mais au boutde quelques minutes il le retrouva immobile àl’angle du chemin d’où il devait, d’après sondire, découvrir les tours de son château. Golde-ry, le voyant ainsi arrêté, s’imagina qu’il était

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en contemplation et cria du plus loin qu’il pûtse faire entendre :

— Est-ce bien lui ? n’y manque-t-il rien ? a-t-il bien ses trois rangs de murailles, ses quinzetours ? et le tumet, comme vous appelez latour principale, monte-t-il si haut dans le cielqu’il vibre pendant l’orage comme un arbris-seau sous le zéphyr ?

Mais le chevalier ne répondit pas : il regar-dait autour de lui comme un homme perdu ; ilse frottait les yeux et il disait à voix basse :

— Rien… rien !

En effet, quand Goldery s’approcha, il vitune gorge qui s’épanouissait en entonnoir etouvrait sur une espèce de plaine qui occupaitle haut de la montagne. Au milieu de cetteplaine s’élevait un pic isolé, sur le plateau du-quel un château eut été admirablement placé ;mais il n’y avait point de château. À la clarté dela lune, on voyait saillir la crête déchirée du ro-cher, mais on n’apercevait nulle part une ligne

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droite et régulière annonçant une constructionfaite par la main des hommes. Goldery, à cetaspect, n’ayant d’autre moyen de témoignersa colère et son désappointement qu’une mé-chante plaisanterie, s’écria en ôtant son bon-net :

— Château de mes pères, je te salue troisfois !

— Que dis-tu ? s’écria le chevalier ; vois-tule château ? c’est donc un charme qui fascinemes yeux ? tu le vois, n’est-ce pas ?

— Je le vois comme vous l’avez vu toutevotre vie, en imagination.

— Misérable ! s’écria le chevalier d’un tonqui eût dû exiler la plaisanterie de l’entretien,tais-toi ! – Puis il reprit : — Il faut que je mesois égaré, et cependant il est impossible quedeux sites se ressemblent à ce point. Voilà bienla fontaine de la Roque, voici le chemin quitourne à gauche : avançons, c’est une illusionde la nuit.

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— Ah ! s’écria Goldery, que rien ne pouvaitcorriger, que n’avons-nous ici notre beau chienLibo, qui reconnaîtrait dans le tissu d’uneécharpe un fil qui eût passé par nos mains.Peut-être qu’en quêtant bien, la queue en l’airet le nez en terre, il retrouverait quelquestraces de votre château.

Mais le chevalier mit son cheval au galop,et Goldery, son bouffon, le suivit à grand’peine.Le chevalier était un homme de trente ans. Ilétait vêtu de ses armes légères et était en outreenveloppé d’un manteau écarlate sur lequel onlui avait cousu une croix blanche ; il portait uncasque sans visière. Ses traits étaient beaux,mais, pour ainsi dire, trop accentués. Sous unfront vaste et protubérant s’enfonçaient degrands yeux noirs que voilaient de longuespaupières brunes ; son nez droit et fier sem-blait descendre trop hardiment sur les sombresmoustaches qui couronnaient sa bouche arméede dents éclatantes. Tout l’ensemble de son vi-sage eût révélé quelque chose de puissant et

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de hardi, si une pâleur remarquable n’eût je-té un sentiment de langueur sur ses traits et sila nonchalance de ses mouvements n’eût an-noncé un esprit fatigué qui ne prend plus d’in-térêt à ce qu’il fait. Voilà ce qu’on eût pu re-marquer durant la première partie du voyaged’Albert de Saissac à travers les chemins dé-tournés qui le conduisirent de la plage Saint-Laurent, où il était débarqué à quelques lieuesde Béziers, jusqu’aux montagnes où était situéle château de son père, dans le comté de Car-cassonne. Mais dès qu’il eut traversé la fon-taine de la Roque et qu’il put croire qu’il y avaità son retour un obstacle ou un danger, sa phy-sionomie reprit un caractère d’ardeur et de ré-solution et se tendit comme la corde d’un arcqui eût flotté d’abord le long du bois et à la-quelle la main d’un soldat eût fait reprendre sanerveuse élasticité.

Goldery était un Romain qu’Albert avaittrouvé dans la Terre-Sainte. Les uns disaientque c’était un cuisinier qui, ayant suivi son

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maître Galéas en Palestine, était devenu sonmeilleur ami, car si une amitié a quelque raisond’être profonde et durable, ce doit être surtoutcelle d’un gourmand et d’un cuisinier ; d’autresprétendaient que c’était un ancien moine queses vœux d’abstinence avaient chassé ducouvent et qui s’était fait archer de ce chevalierGaléas ; mais bien qu’il arrivât souvent à Gol-dery de faire la cuisine lui-même et souventaussi de se battre vaillamment à la suite de sonmaître, la faveur inaccoutumée dont il jouis-sait, et qui consistait à s’asseoir à la table duchevalier et à partager toujours sa chambre etquelquefois son lit, quand il ne s’en trouvaitqu’un là où ils se reposaient, cette faveur,jointe à la liberté extrême de ses discours,l’avait plus particulièrement fait considérercomme un bouffon chéri et privilégié.

Nos lecteurs ne s’étonneront pas de cetteintimité, lorsque nous leur rappellerons qu’Ur-bain III chérissait tellement son bouffon qu’ill’admettait dans ses conseils les plus secrets et

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qu’il l’avait fait diacre pour qu’il pût lui servirla messe lorsqu’il officiait dans son église deSaint-Pierre ; tandis que le comte Eustache deBlois, le plus chaste des croisés partis pour Jé-rusalem, faisait coucher le sien sur ses pieds,en travers du lit où il dormait ou ne dormaitpas avec sa femme.

Après huit ans d’absence et de combats, Al-bert avait entendu parler de la croisade contreles hérétiques albigeois, et ne doutant pas queson père et le seigneur de son père, le vicomtede Béziers, ne fussent des premiers à se liguerpour l’extermination de cette race impure, ils’était embarqué à Damiette ; mais, surpris parl’orage, il fut jeté sur la côte de Chypre. Amau-ri Ier y régnait alors. Amauri était le fils deGui de Lusignan, dernier roi de Jérusalem, carnous ne comptons pas parmi ces rois catho-liques de la ville de Dieu ceux qui ont gardé cetitre lorsque Jérusalem était déjà retournée aupouvoir des Sarrasins. Gui, vaincu par Saladinà la bataille de Tibériade, avait été demander

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asile à son seigneur, Richard, roi d’Angleterre.Celui-ci, se rendant en Terre-Sainte, avait étéforcé d’aborder à Chypre. Il avait trouvé quecette île, soumise autrefois aux empereursgrecs, leur avait été enlevée par un hommedu pays, nommé Isaac Comnène. Cet Isaac,au lieu d’offrir à Richard l’hospitalité qu’il de-vait à un naufragé et à un chrétien, tenta des’emparer de lui. Le Cœur-de-Lion l’attaqua àla tête de ses chevaliers, le prit et donna à Guide Lusignan le trône de l’usurpateur. Gui mou-rut bientôt après, et Amauri lui succéda. Ce-lui-ci recueillit de cet héritage non-seulementle royaume de Chypre, mais encore la haine deson père contre les Français, ou plutôt contretous ceux qui relevaient directement ou indi-rectement de Philippe-Auguste, dont il avaitrenoncé la suzeraineté. En effet, Richard re-levait du roi Philippe comme comte de Poi-tiers, et les sires de Lusignan, étant vassauximmédiats des comtes de Poitiers, étaient, à cetitre, vassaux médiats du roi de France. Il ar-riva que lorsque Philippe eut quitté la Terre-

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Sainte après avoir juré sur les Évangiles de nerien entreprendre contre Richard pendant sonabsence, il arriva, disons-nous, que son pre-mier soin fut de rompre les serments qu’il avaitfaits, et qu’il attaqua traîtreusement l’Anjou,le Poitou et l’Aquitaine. Alors Gui s’associa àla colère de Richard, et, ne pouvant aller dé-fendre les terres de son suzerain sur ces terresmêmes, il servit ses intérêts en portant préju-dice à tout homme qui, de près ou de loin, dé-pendait du roi de France. Amauri garda cettehaine, et lorsque Albert de Saissac aborda àChypre, son premier soin fut de s’emparer delui et de le jeter dans une prison. La suite decette histoire apprendra comment il en fut dé-livré et par quel dévouement il recouvra toutesles richesses qui lui avaient été enlevées parAmauri.

Ainsi Albert ignorait presque entièrementles événements de la guerre des Albigeois. Ar-rivé sur les rives de la Provence, il avait étépris d’un violent désir de revoir sa demeure, et

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il était parti sur l’heure avec le seul Goldery.Six ou sept lieues à faire durant la nuit, dansun pays qu’il connaissait parfaitement, ne luiavaient pas semblé un obstacle, et il était ar-rivé, comme nous l’avons dit, aux environs deson château en écoutant patiemment lesplaintes altérées du bouffon.

Cependant il galopait rapidement, l’œil fixésur ce pic jadis si magnifiquement couronné demurailles et de tours. Arrivé à la distance où lavoix du cor pouvait arriver jusqu’à ce châteauqui ne paraissait plus à ses yeux, il s’arrêta, etayant laissé à Goldery le temps de le rejoindre,il lui ordonna de sonner un appel. Goldery pritson cor, et, ayant soufflé avec force, il ne sortitaucun son de l’instrument. Albert se signa etne put s’empêcher de dire :

— C’est une infernale sorcellerie !

— Non, dit le bouffon, c’est une excellenteplaisanterie : j’envoie l’ombre d’un son à

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l’ombre de votre château. On ne saurait êtreplus sensé.

Albert arracha le cor des mains de Golderyet sonna trois coups longs et soutenus, puis ilfixa ses yeux sur le pic, comme si cet appel de-vait faire surgir le château des entrailles de lamontagne. Quelque chose se dressa à l’extré-mité du pic, et ils virent se dessiner sur le fondbleu du ciel la forme colossale d’un homme en-veloppé dans un manteau ; puis elle disparutlentement et sembla rentrer en terre.

— Plus de doute ! s’écria Albert, ce n’estpas une vision ; le sang de ce ruisseau et cethomme apparu au bruit de mon cor ! je le vois,les hérétiques ont surpris et détruit le châteaude Saissac ; c’est quelqu’un d’entre eux quivient de se montrer, ou peut-être l’ombre del’une de leurs victimes, peut-être celle de monpère ! Allons ! que je sache ce qui est arrivé.Oh ! si mon château est détruit, si mon pèreest mort ! Goldery, il nous faudra tirer encore

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l’épée, reprendre le casque et verser le sang !Oh ! je te le jure, la vengeance sera terrible !

— Ô misère ! misère ! répondit le bouffon,qui, au ton douloureux et terrible dont sonmaître avait prononcé ces paroles, compritqu’il fallait qu’il parlât aussi sérieusement qu’ille pourrait : – tirer l’épée au lieu du tranche-lard, prendre le casque au lieu du chaperon,verser le sang au lieu du vin, c’est un métierauquel je croyais avoir renoncé pour toujours ;mais vous parlez de vengeance, vengeancedonc ! mon maître, c’est un plaisir qui enivreet réjouit ; seulement vous ne l’entendez pashonnêtement. Vous avez tué Afar de Cordoueparce qu’un de ses archers avait pris votre ban-nière pour but de ses flèches, et vous n’avezque tué Geric de Savoie, qui vous a pris votrebohémienne Zamora, que vous aimiez si pas-sionnément.

— Et qu’eusses-tu fait, Goldery ?

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— Moi ? oh ! pardieu ! j’aurais simplementbâtonné l’archer, mais j’aurais coupé le corpsde Geric membre à membre, je lui aurais arra-ché les ongles et les cheveux un à un, j’auraisrendu à son corps les maux de mon âme ; mais,vous autres, vous traitez un traître comme unennemi : c’est générosité, ce n’est pas ven-geance.

En parlant ainsi ils arrivèrent au pied dupic. Là, ils reconnurent que les craintes d’Al-bert étaient justes : les décombres qui avaientroulé du sommet embarrassaient le chemin ;les pierres taillées, les poutres, les débris deportes gisaient çà et là. À cet endroit commen-çait un sentier si raide que les chevaux ne pou-vaient le gravir. Albert ordonna à Goldery deles garder tandis qu’il monterait lui-même auchâteau ; mais Goldery avait plus peur de setrouver seul que de se trouver en face de centennemis ; il insista pour suivre son maître. Ilsattachèrent donc leurs chevaux à un arbre etmontèrent ensemble.

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Quand ils eurent atteint le plateau, unevaste scène de désolation s’offrit à leurs re-gards : ce n’étaient que murs renversés. À voirl’épaisseur des fondements et leur étendue, ilsemble qu’il eût fallu de longues années pourdémolir ce château, et cependant ; des ca-davres étendus çà et là et dont le visage an-nonçait une mort récente, des monceaux decendres qui fumaient encore, semblaient direque la destruction avait passé à peine la veillesur cette forteresse ; le bourg, accroupi au pieddu château, laissait aussi fumer ses toits incen-diés. Albert allait de tous côtés, Goldery le sui-vait ; l’un gardait un silence farouche, l’autrepoussait de piteux soupirs à l’aspect des ton-neaux brisés et des cruches fracassées ; il neput retenir une exclamation de colère envoyant sortir d’un brasier un immense jambonde porc qu’on y avait jeté, car la rage des vain-queurs avait été poussée si loin qu’ils avaientdétruit ce qu’ils n’avaient pu emporter ou dé-vorer.

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— Les monstres ! s’écria Goldery.

— Goldery, lui dit son maître, qui ne l’avaitpas entendu, tu as vu cette ombre qui s’estmontrée au son de notre cor ? C’était un êtrevivant, n’est-ce pas ?

— Probablement, dit Goldery en tournantla tête de tous côtés avec effroi. Pourquoi mefaites-vous cette question ?

— C’est que, dit Albert, je doute si je veille,c’est que je ne puis croire que tout ce que jevois soit réel ; mais il n’y a donc personne ici ?

— Et s’il y avait quelqu’un, qu’en ferions-nous ?

— Ce que j’en ferais ? dit Albert d’une voixéclatante et en tirant son épée ; puis il s’arrêtaet ajouta d’une voix étouffée : — Mais tu as rai-son, tuer, ce n’est rien, c’est faire mourir qui estquelque chose, faire mourir et ne pas tuer, fairemourir de faim, de soif, faire mourir longtemps,toujours.

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Comme il prononçait ces paroles avec exal-tation, une grande figure parut à l’angle de latour ruinée ; Albert et Goldery s’y élancèrent etla virent s’enfoncer en terre comme la premièrefois. Ils s’élancèrent de ce côté et arrivèrent ausommet d’un petit escalier tournant qui des-cendait dans un souterrain. Ils hésitèrentd’abord à s’y engager ; mais ayant entenduqu’on en avait fermé la porte avec précaution,et qu’on semblait l’appuyer de grosses pierrespour la défendre, ils jugèrent qu’ils étaient sansdoute plus à craindre pour ceux du souterrainque ceux du souterrain ne devaient l’être poureux ; ils descendirent : la porte ne résista paslongtemps, et ils entrèrent dans une espèce decaveau mal éclairé par une lampe fumeuse.

Le premier aspect qui se dessina en bloc àleurs regards, à la clarté épaisse de la lampe,fut un homme enveloppé d’un manteau, de-bout et l’épée à la main, à côté d’un grabat surlequel était couchée une femme nue. Le pre-mier mouvement de Goldery fut d’attaquer cet

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homme ; Albert le retint et demanda qui étaitlà : on ne lui répondit pas. Il renouvela sa ques-tion : une sorte de sifflement guttural se fit en-tendre. Albert s’avança, cet homme brandit sonépée ; puis, la laissant tomber, il présenta sapoitrine nue en étendant sa main sur la femmequi paraissait dormir sur le grabat. Cette pan-tomime se passait dans une clarté si douteusequ’il était impossible à Albert de préciser riende tous ces mouvements. Il décrocha la lampede l’anneau de fer qui la portait et s’avança versle lit ; aussitôt le vieillard, dépouillant le man-teau qui le couvrait, le jeta sur le corps de cettefemme immobile et parut lui-même tout nu auxregards d’Albert. Ce manteau, en cachant lecorps, laissa la figure découverte : cette figureétait morte, ce corps était un cadavre. Albertreporta sa lampe sur l’homme nu, qui, l’œilfixé sur la croix de son manteau, s’était bais-sé pour ramasser son épée : Albert l’éclaira à laface. Monstruosité et dégoût ! le nez avait étécoupé, la lèvre supérieure coupée, les oreillescoupées, la langue arrachée ; toutes ces cica-

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trices, saignantes, gonflées, bleues ! Albert re-cula dans un premier mouvement d’horreur in-surmontable. Un mouvement violent agitacette figure mutilée ; était-ce rire furieux,prière, désespoir ? Il n’y avait plus rien dans cevisage qu’une hideuse convulsion ; c’était im-possible à comprendre, impossible à voir. Al-bert, épouvanté de dégoût, ne put s’empêcherde crier à cette plaie vivante :

— Parlez ! parlez !

La langue manquait ; le malheureux se tor-dit en montrant sa bouche sanglante dé-pouillée de lèvres, dépouillée de langue. Onavait tué dans cet homme les deux grands or-ganes de l’âme : la parole, sa plus nette émis-sion ; le sourire, ce geste sublime du visage,sa plus touchante mimique. Albert détourna lesyeux et les arrêta sur Goldery, qui était lui-même immobile d’horreur. Tous deux se regar-dèrent pour voir un visage.

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Albert releva les yeux sur ce vieux guerrier,car les cheveux blancs qui flottaient sur soncou maigre et décharné disaient que c’était unvieillard, et ce front chauve, où le casque lesavait usés, annonçait que c’était un guerrier.

— Qui vous a mis dans cet état ? dit Albertd’une voix qui, malgré lui, tremblait dans songosier. Ce sont les hérétiques ?

Le vieillard secoua lentement la tête.

— Ce sont des brigands ?… des routiers ?…des mainades ?

À chaque mot une nouvelle négation.

— Qui donc ?

Le vieillard étendit son bras maigre sur lesépaules d’Albert et posa son doigt sur la croixde son manteau.

— Les croisés ? s’écria Albert avec indigna-tion.

La tête muette dit : — Oui.

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— Les croisés ! répéta Albert.

Un gloussement sourd et informe sortit decette bouche mutilée : c’était l’expression im-possible d’une exécration terrible. Ce glous-sement continua jusqu’à devenir un cri, puisun hurlement : accusations, plaintes, malédic-tions, vengeances, murmurées, criées, hurlées.L’âme est puissante et forte, mon Dieu ! elleéchappe aux mutilations du corps, elle percedans toute vie ; tant qu’il reste à l’homme undoigt à remuer, elle parle ; elle parle sans re-gard, elle parle sans parole, à ce point qu’Al-bert comprit si bien tout ce que ce vieillardn’avait pu dire, qu’il lui répondit :

— Oh ! certes, vengeance ! vengeance !

Cependant le vieillard se laissa tomber as-sis sur une pierre, où il cacha sa tête dansses mains et dans ses genoux pour pleurer :on n’avait pas pu lui couper les larmes. Alberts’approcha lentement de Goldery, lui parlant

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du regard, le questionnant, lui disant dans cemuet appel :

— Qu’est-ce que cela ?… que faire ?… quedécider ?

Mais la figure de Goldery était sérieuse etoccupée d’une pensée qui sans doute l’absor-bait, car il ne répondit pas aux regards de sonmaître, et tout à coup levant le bras et dési-gnant le vieillard du doigt, il dit à Albert :

— Si c’était votre père ?

— Mon père ! s’écria le chevalier d’une voixéclatante et en jetant soudainement les yeuxsur le vieillard.

Celui-ci s’était levé à ce cri ; ses yeux ou-verts brillaient d’un éclat singulier ; il s’appro-cha d’Albert, et, à son tour, lui porta la clartéde la lampe au visage. C’était une épouvan-table chose que cette mutuelle inspection : levieillard, cherchant un fils sous ces traits qui nepouvaient dissimuler l’horreur de l’âme, sousce manteau où reluisait la croix de ses meur-

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triers, et ce fils, demandant à ce visage tronquéquelques traits de ce grand et vénérablevieillard qu’il appelait son père et qui, au mo-ment de son départ pour la terre de Dieu, avaitposé ses mains et ses lèvres sur son front en luidisant :

— Sois brave.

Dans un mouvement convulsif, ses mainsse portèrent encore au front d’Albert, et levieillard, l’attirant à lui, voulut presser contrele sien ce visage qu’il avait reconnu. Le fils re-cula devant cet épouvantable embrassement.Le malheureux, repoussé, chercha une parole ;il voulut crier quelque chose : « Albert ! » peut-être ; peut-être aussi : « Mon fils ! mon en-fant ! » Il ne put pas. C’était un cri rauque, dou-loureux, sauvage, incessamment répété, épou-vantable, déchirant. Albert écoutait, regardait ;tout frissonnait en lui, l’âme et le corps. Cesdeux êtres ne savaient plus par où arriver l’unà l’autre ; Albert aussi était muet du mutismeatroce de son père. Enfin Goldery s’approcha.

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— Dites-lui que vous vous appelez Albertde Saissac.

Et un cri plus profond partit de la gorge duvieillard, et sa tête se baissa vivement en signed’affirmation, et ses mains tremblaient au-des-sus du front du chevalier, qu’il semblait bénir,et sa tête, se baissant toujours dans un mouve-ment convulsif, répondait autant qu’il pouvaitrépondre :

— Oui… oui… oui… oui… je le reconnais,c’est mon fils. Et alors Albert dit d’une voixsourde :

— Mon père !

Le vieillard ouvrit ses bras, le fils s’y jeta,tous deux pleurèrent pendant longtemps ets’entendirent ainsi. Goldery ne pleurait pas, illes regardait, et sa main passée dans ses che-veux, ses doigts qui labouraient convulsive-ment son crâne, semblaient y exciter une idéeatroce à se montrer plus nette, plus perceptiblequ’elle ne lui apparaissait.

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Après une telle reconnaissance, quel flux deparoles, quelle foule de questions à faire pourle malheureux Albert ! mais à qui les adres-ser ? Il s’était détaché des bras de son père etle considérait : horrible spectacle. — Où sontvos bourreaux ? — Où sont nos amis ? — Quefaire ? — Où aller combattre ? — Où aller as-sassiner ? — Dites un nom. — Désignez uneplace. — Parlez donc, que j’épuise le sang desmonstres et déchire leurs entrailles de mesdents !

Tout cela était à dire et à demander ; maistoute parole mourait en face de ce père sansparole, de ce visage sans trait ; une seule idéeperça malgré lui le silence convulsif d’Albert :

— Ma sœur ! où est ma sœur ?

La main du père s’étendit sur le cadavre.

— Ils l’ont égorgée ! cria le frère.

Le père secoua la tête, et arrachant le man-teau, il montra sa fille nue et sans blessures.

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— Elle est morte d’épouvante ?

Il secoua la tête encore.

— De désespoir ?

— Ni de désespoir, dit la tête.

— Regardez comme elle est belle ! dit Gol-dery.

Albert leva les yeux sur son père ; le regardfit la question ; la tête répondit : — Oui.

Et alors commença la plus effroyable pan-tomime, la plus sublime, la plus éloquente ; etle vieillard se jeta comme un furieux au coin dusouterrain et montra un anneau et des chaînesplus fortes que nul homme, plus fortes mêmeque le désespoir d’un père ; puis il montra sesyeux, le vieillard, ses yeux à lui, qui avaientvu et voyaient encore ; puis des pots cassés,du vin répandu sur la terre ; puis il chancelaitcomme un homme ivre en s’approchant de lapaille où gisait sa fille ; et là, d’un geste impos-sible à dire, il montrait ce cadavre, et passant

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alors ses mains au devant des yeux de son fils,qui n’avaient pas vu, il comptait sur ses doigtscombien de crimes, combien d’outrages ; toutcela mêlé de cris, de pleurs, de pas insensés ;et tout cela voulait dire clair comme le jour,qu’on dit venir d’un Dieu juste :

— Ils m’avaient lié à cet anneau par deschaînes, et ici, sous mes yeux, devant moi, en-tends-tu ? devant moi, ces hommes ivres, gor-gés de vin, se levaient de l’orgie, et allaientau lit de la victime, impatients l’un de l’autre,nombreux, plus nombreux que le vieillardn’avait eu de doigts pour les compter, etquelque chose qui échappe au discours voulutdire qu’au dernier elle était déjà morte.

Le vieillard était tombé à genoux à côté desa fille. Albert eût voulu dire un mot pour leconsoler, il ne le trouva pas. Eût-il osé dire :« Je la vengerai, je tuerai les misérables ! »Pâles serments, misérables promesses, paroleslâches et futiles. Nulle langue humaine n’est àla hauteur de certaines passions, nulle langue

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n’a le mot de certains désespoirs et de leur ven-geance. Albert montra tout ce qu’il méditaitdans un mot :

— Et ce sont des croisés !

Le vieillard se releva et montra à son fils lacroix qu’il portait sur son épaule. Albert sourittristement, car cette croix n’était pas celle quela chrétienté avait arborée contre ses propresenfants ; cependant il détacha le manteau, lejeta par terre, le foula aux pieds et frappa lacroix du talon à plusieurs reprises. Le vieuxSaissac parut être satisfait. Goldery ramassa lemanteau et le plia soigneusement : il y avaitune autre pensée que celle d’un valet dans cetacte d’attention. Un silence fatal s’établit dansle souterrain.

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II

L’ŒIL SANGLANT

Ce silence fut bientôt troublé par un bruitde pas : deux hommes entrèrent ; l’attitude duvieux Saissac, à leur aspect, témoigna quec’étaient des amis, et ceux-ci comprirent égale-ment que les deux guerriers qui occupaient lesouterrain étaient des leurs. Les nouveaux-ve-nus portaient à leurs mains des instruments quiannonçaient qu’ils avaient déjà visité cette re-traite de malheur, pourquoi ils en étaient sortiset pourquoi ils y rentraient ; l’un d’eux portaitune bêche et une pioche ; l’autre avait un pa-

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quet de vêtements. Le plus jeune des nouveauxarrivés s’approcha d’Albert et lui dit :

— Permettez-moi de vous demander quivous êtes.

— Je l’ai dit au sire de Saissac ; et, bien quece soit au milieu des ruines de son château,personne n’a le droit de m’y demander monnom lorsque son seigneur en est instruit ; maisne puis-je savoir qui vous êtes vous-même ?

— Sire chevalier, répondit le jeune homme,par le temps qui court, un nom, quel qu’il soit,est presque toujours un danger et n’est passouvent un bouclier ; gardez le secret duvôtre : quant à moi, je n’en ai plus : de deuxêtres qui ont prononcé mon nom avec amitié,l’un est mort et l’autre a eu la langue arrachée.Ce nom, en tant qu’il pourrait s’appliquer avectendresse à un être vivant, est enseveli dans lecercueil du vicomte de Béziers et dans le si-lence du sire de Saissac, et s’il est prononcéencore dans quelques malédictions, il ne l’est

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plus au moins que comme un vain son. Je suismort sous ce nom qui vous eût dit toute unetouchante et terrible histoire ; mais celui quevous voyez devant vous, cet homme qui vousparle, répond toujours, soit ami ou ennemi quil’appelle, cet homme répond au nom de l’Œilsanglant.

Albert remarqua à ce moment le visage decelui qui lui parlait : ses yeux flamboyantsétaient comme enchâssés dans une auréoled’un rouge livide ; il était pâle, jeune ; ses che-veux tombaient épars et négligés sur sesépaules ; sa parole était lente et solennelle, sestraits immobiles. Albert examina aussi soncompagnon : c’était une physionomie ordi-naire, mais elle avait aussi son trait de mal-heur : cet homme avait un œil crevé. Alberts’étonna, Goldery lui dit :

— Il n’y a donc pas un homme entier dansce pays ?

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— Jeune homme, dit Albert en s’adressant àl’Œil sanglant, il faut que vous m’instruisiez del’état de la Provence ; vous avez parlé du cer-cueil du vicomte de Béziers ; ce jeune et braveenfant est donc mort ?

L’Œil sanglant parut étonné.

— Vous me demandez, dit-il, ce dont lemonde a retenti. D’où venez-vous donc ?

— De la prison.

— Par où donc êtes-vous venu ?

— Par la mer et par la nuit.

— Eh bien ! sire chevalier, le soleil se lèveradans quelques heures, et il vous éclairera laProvence. Sa destinée est écrite sur sa surfacecomme le malheur sur nos visages ; elle a sesrides de malheur, ses mutilations sanglantes,ses clartés éteintes.

— Oh ! parlez-moi ! parlez-moi ! s’écria Al-bert ; il ne faut pas perdre un jour pour la ven-

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geance. J’en sais assez pour la désirer, pas as-sez pour l’accomplir.

— Vous parlez de vengeance, dit l’Œil san-glant, et vous en parlez avec un visage qui nes’est flétri ni dans les pleurs ni dans l’insom-nie ; avec des armes que n’ont entamées ni lahache, ni l’épée, ni la rouille ; avec un corpsque n’a brisé ni la faim ni la torture. Qu’avez-vous souffert pour la souhaiter ?

— Mon nom te dira tout ce que j’ai souffertplus peut-être que je ne le sais moi-même : jem’appelle Albert de Saissac.

Le jeune homme le regarda fixement et setut pendant quelques minutes ; puis il dit d’unair triste :

— Ainsi vous êtes Albert de Saissac, le filsde ce vieillard mutilé, le frère de cette fillemorte ; vous êtes le fils et le frère légitime deces deux infortunés ; vous êtes donc leur ven-geur légitime. Eh bien ! soit, je vous dirai toutce qu’il faut que vous sachiez.

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— Tu me diras aussi qui tu es ?

Le vieux Saissac fit un signe d’affirmation.

— Non, dit le jeune homme en prenant tris-tement la main du vieillard, vous savez quetout ce que j’ai d’amour est enfermé dans untombeau ; je ne veux plus d’un nom qui ne par-tirait plus du cœur et n’y arriverait plus.

— Aimais-tu ma sœur ? dit Albert, et de-vais-tu te nommer mon frère ?

L’Œil sanglant tressaillit ; le vieillard sem-bla l’exciter à accepter ce nom.

— Non, reprit encore l’Œil sanglant ; je n’aiconnu votre sœur que telle que vous l’avez re-trouvée : morte, et heureuse d’être morte. Nem’appelez point votre frère ; un homme m’adonné une fois ce titre en sa vie ; je ne le porte-rai vis-à-vis de nul autre. Il ne faut pas, voyez-vous, que je puisse croire qu’il existe au mondequelqu’un, de plus qu’une femme et un enfant,à qui je dois quelque chose de moi.

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Puis se tournant vers Saissac, il ajouta :

— Voici votre fils ; c’est son devoir de vousvenger ; il le fera. Permettez-moi de lui re-mettre le fardeau que je m’étais imposé ; alorsje serai libre pour le service auquel je me suisvoué. Songez que cela est juste ; vous avezun fils, c’est beaucoup ; celle qui m’attend estveuve, et son fils orphelin. Il faut partager lesvengeances ; toutes les infortunes n’en ont pas.

Le vieillard baissa la tête.

— Et maintenant, dit l’Œil sanglant, ren-dons ce corps à la terre.

— Dans ce souterrain ? dit Albert ; dansune terre non bénite ?

— Sire chevalier, dit le jeune homme, là oùla vie n’a plus d’asile, le tombeau n’a plus desanctuaire. La croix ne protège plus ni les ci-metières ni les églises ; elle couvre à l’épaulel’incendie, le meurtre et la dévastation. Nousprierons et nous pleurerons, c’est une bénédic-tion qui manque encore à bien des tombeaux,

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quand il arrive que les tombeaux ne manquentpas aux cadavres.

L’homme à l’œil crevé, qui s’appelait Arre-gui, et son compagnon se mirent à creuser unefosse ; le vieillard prit dans le paquet une largetoile de lin et enveloppa sa fille ; on la descen-dit dans la fosse, et on la recouvrit de terre.Chacun s’agenouilla et pria, excepté l’Œil san-glant, qui demeura debout sans prier. Albert,dont la pensée, revenue de son premier éton-nement, commençait à mesurer tout cet épou-vantable changement qu’une heure avait portédans ses destinées, Albert était resté à genouxsur cette tombe dont les autres s’étaient déjàrelevés. Il se voyait échappé à sa prison deChypre, ivre de sa liberté et de son avenir,abordant à cette terre de la patrie, la Provence,et courant à cette patrie de la famille, le châ-teau de son père, où il rapportait un nomillustre, une gloire pure, des richesses im-menses et un amour. Dégoûté des ambitionsdu monde depuis qu’il avait vu tourner autour

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de lui les misérables passions d’avarice et d’or-gueil qui s’armaient du nom du Christ pourélargir le sol où elles voulaient combattre ;épuisé d’affections brûlantes dans cette brû-lante Syrie où il avait semé ses jours aux com-bats, ses nuits aux voluptés ; cœur noble quela vie avait déçu et qui comme un aigle qui netrouve plus d’air pour son aile à une certainedistance de la terre, s’était rabattu au repos duchâteau et à la reconnaissance amoureuse etpaisible pour une femme qui l’avait sauvé, dansquel abime était-il tombé ? parmi quels rudessentiers il lui fallait reprendre sa course ! quede pénibles torrents à traverser ! que de ro-chers à gravir ! Il y pensait, et peut-être était-iltriste d’avoir tant à faire, sans cependant recu-ler devant ce qui lui était un devoir. La voix del’Œil sanglant l’interrompit :

— Sire chevalier, lui dit-il, nous sommesencore plus dépouillés que vous ne pensez ;les vainqueurs ne nous laissent pas un si longtemps à donner aux larmes : la tombe est fer-

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mée, la prière est dite ; il faut nous remettredebout et en marche. Voici des vêtements pourvotre père, de la nourriture pour tous. Hâtons-nous ; je vous dirai ensuite ce qui vous reste àapprendre de l’état de la Provence.

— Je vous écoute, dit Albert.

Mon maître, ajouta Goldery, si on parlemal, on écoute très bien la bouche pleine ; pre-nez votre part de ce repas. Qui sait si nous entrouverons un pareil d’ici longtemps ?

Albert regarda Goldery d’un œil irrité.

— Cet homme a raison, dit l’Œil sanglant.On voit bien que vous êtes nouveau au mal-heur, sire chevalier ; cela vous semble une pro-fanation de goûter à ce repas près de cettetombe. Si pour vous la vie c’est la vengeance, ilfaut penser à la vie, et la vie, sire chevalier, n’aplus seulement pour ennemis la lance et l’épée,elle a aussi la faim et la soif. Celui qui à cetteheure refuse un aliment est comme le soldatqui ne ramasserait pas une épée perdue.

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— Très-bien, dit Goldery. On peut dire quele pain et l’eau sont les armes intérieures ducorps ; mais il faut les comparer aux armes defer brut, tandis que les faisans savoureux et lesvins de Chypre sont, pour ainsi dire, les armesmagnifiques et ciselées d’or et d’argent. Auxarmes donc ! et vienne l’ennemi, il nous trou-vera cuirassés suprà, infrà, dextrâ, sinistrâ, an-tè, post, comme Tullius Cicero, c’est-à-dire des-sus, dessous, à droite, à gauche, par devant etpar derrière.

— Faites donc, dit Albert.

Tout le monde s’assit par terre, excepté lui ;il admira comment ces hommes prenaient leurrepas avec une apparente tranquillité, tandisque lui, oppressé par ses émotions, n’eûtéprouvé que dégoût à l’odeur d’un aliment ; ils’assit dans un coin en attendant qu’ils eussentfini, cherchant quelle vengeance il pourrait ti-rer de ceux qui avaient si épouvantablementpassé sur sa famille. Pendant ce temps, Golde-ry, non moins bavard que gourmand, mettait à

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profit les bouchées où il y avait passage pourla parole.

— Or, apprenez-moi, camarade, dit-il à Ar-regui, qui diable vous a crevé l’œil si propre-ment : ce n’est assurément ni un coup demasse ni un coup de hache ; il faut que cesoit une flèche mourante ou une épée bien dis-crète pour ne pas vous avoir traversé le cer-veau lorsqu’elle était en si bon chemin ?

— Ce n’est ni une épée ni une flèche, dit Ar-regui, c’est la lame d’un poignard rougie au feu.

— Est-ce parce que vous avez regardé lacroix d’un mauvais œil, ou regardé d’un œilindiscret sous le voile de quelque belle fille,qu’un honnête chrétien ou un mari jaloux vousa traité ainsi ? Depuis qu’ils ont fait la guerreaux Sarrasins, il y a des chevaliers qui se sontaccommodés de leurs manières de garder lesfemmes, ce qui me paraît tout à fait contraireà l’amour du prochain, recommandé par lessaints Évangiles.

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— Dieu vous garde le sourire aux lèvres,dit gravement Arregui. Nous étions deux centschevaliers dans le château de Cabaret, nousen sortîmes pour attaquer les croisés qui in-vestissaient Minerve, et nous leur avions brûléleurs machines de siège, lorsqu’à notre retournous fûmes surpris par Simon de Montfort. Ilavait avec lui Aimery de Narbonne, le comtede Comminges et Baudoin de Toulouse, et ve-nait d’attaquer et de vaincre Gérard de Pé-pieux. En effet, celui-ci, après lui avoir faithommage, s’était tourné contre lui, et ayantpris dix de ses hommes, les avait fait pendreaux arbres de la route. Simon nous attaqua ànotre tour ; cent des nôtres périrent heureuse-ment : le reste, et j’étais du nombre, fut fait pri-sonnier. Quand on nous eut dépouillés de nosarmes, on nous mit sur une seule ligne devantla tente du légat ; un bourreau s’approcha, et,sur l’ordre de Simon de Montfort et en sa pré-sence, il creva les deux yeux à ces cent nobleschevaliers ; quand on fut arrivé à moi, Simoncria au bourreau : — Il faut un conducteur à ce

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bétail ; laissez un œil à celui-ci pour qu’il re-conduise le troupeau à son capitaine. – Ainsifut fait, et nous quittâmes le camp des croisés,attachés à la suite les uns des autres commeles mulets qu’on envoie à la foire, moi en têteet traînant après moi ces cent nobles guerriersmutilés.

— Et que devinrent tous ces bons cheva-liers ? s’écria Albert ; que sont devenus Mi-nerve et Cabaret ?

— Tous ces chevaliers, dit Arregui, sont, lesuns par les chemins, pauvres et mendiants ; lesautres, morts de désespoir ou de faim ; quant àMinerve et à Cabaret, ils sont pris.

— Pris ! ces deux robustes châteaux sont aupouvoir de Montfort ! et de pareilles cruautésont été exercées contre leurs défenseurs ?

— À Minerve, le bûcher a fait justice deschevaliers ; à Cabaret, la potence ; partout lefer s’est tiédi à égorger les femmes et les petitsenfants.

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— Horreur et insulte ! cria Albert, Simon aosé faire pendre des chevaliers !

— Quatre-vingts ont été pendus à Lavaur,en présence du comte de Toulouse, leur suze-rain, qui a présidé à ce crime.

— Quoi ! Lavaur est en leur pouvoir, repritAlbert, qui marchait d’étonnement en étonne-ment, et Guiraude, la dame suzeraine de cechâteau, qu’en ont-ils fait ?

— Guiraude a été précipitée dans un puitset écrasée sous les pierres.

— C’est un rêve ! c’est impossible ! s’écriaAlbert ; j’ai connu Simon en Terre-Sainte ; ilétait renommé pour sa valeur ; mais ce quevous me dites, c’est la rage d’un bourreau in-sensé. C’est la douleur qui vous fait parler ain-si !

— Et peut-être aussi la douleur, n’est-cepas, dit l’Œil sanglant, qui empêche de parlervotre père comme nous ?

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— Oh ! malheur, malheur ! dit Albert ; par-donnez-moi, mais la tête tourne à de pareils ré-cits ; grâce, mon père ! grâce et vengeance !

— Oui, vengeance ! dit Goldery, mais ven-geance, bien entendu, à l’italienne, longue, cui-sante, douloureuse, qui emporte la chair ducœur comme une sauce au piment emporte lapeau du palais.

— Mais, dit Albert, où trouver un asile pourmon père pendant ce temps d’exécration ?

— C’est ce qu’il faut que vous appreniez àToulouse, dit l’Œil sanglant.

— À Toulouse ! reprit Albert ; mais tout àl’heure votre compagnon disait que Raymondcombattait à Lavaur avec les croisés : il estdonc de leur parti ?

— Il n’en est plus, répondit l’Œil sanglant,Simon de Montfort est venu à bout de sa lâche-té.

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— Je ne comprends plus ce monde, dit Al-bert ; la lâcheté du comte de Toulouse, dites-vous ; mais il passait pour bonne lance et bravecapitaine.

— Oh ! dit l’Œil sanglant, je ne parle pas desa valeur de chevalier, je parle de sa lâchetéde suzerain, de sa perfidie politique, qui l’asso-cient à tout brigand qui lui donne l’espéranced’accroître sa puissance. Il a pensé que lescroisés lui serviraient à ce but, et il leur a prêtéson aide pour abattre Roger, et depuis deuxans que cela s’est passé et qu’il a reconnu quec’était sa ruine qu’il avait commencée danscelle de son neveu, il s’est cru forcé de conti-nuer par nécessité ce qu’il a commencé partrahison ; mais enfin il a, je pense, accomplisa dernière infamie, il me l’a juré du moins :puisse-t-il réparer tout le mal qu’il a fait à laProvence !

— Il lui sera difficile de réparer celui qu’il afait à son honneur.

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L’Œil sanglant sourit amèrement.

— Son honneur ! sire chevalier ; les croiséslui ont donné un meilleur défenseur que Ray-mond ne le serait lui-même ; ils ont fait lecomte si malheureux qu’il ne semble plus mé-prisable. Son honneur, dites-vous ! Et d’abordquel juge en aura-t-il ? Ah ! oui, vous ditesbien, vous sortez de prison et vous êtes venuici dans la nuit. Vous ne savez pas quel vertigede terreur s’est emparé de la Provence pendantdeux ans entiers, après que Béziers et Car-cassonne, ces deux grandes forteresses, quiavaient pour premier rempart leur terrible vi-comte, furent tombées devant les croisés. Sansdoute Roger périt par trahison, mais on n’ysongea pas ; on songea seulement que par lefer ou le poison ils avaient tué Roger ; que là oùson courage et sa prudence avaient failli, toutcourage et toute prudence étaient inutiles, etl’on s’épouvanta. N’avez-vous pas entendu diretout à l’heure que Comminges a fait hommageà Simon ?

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— Comminges, dit Albert, le rude et fa-rouche Comminges, qui a écrit sur la borne desa comté : Qui entre y rentre, voulant dire quecelui qui entrait en sa terre rentrait en terre ?

— Oui, Comminges, et comme lui, Aimeryde Narbonne. Ce fier vassal des comtes deToulouse, qui tâche toujours à rehausser saville romaine au rang dont elle est déchue, asubi le joug d’un Français, le joug d’un barbare,comme il les appelait.

— Mais, s’écria Albert, Raymond Roger, lecomte de Foix ?

— Il a plié la tête.

— Lui ! Oh ! tout est donc perdu ?

— Oui, dit l’Œil sanglant, le comte de Foix,le dur comte de Foix et son fils, Roger-Bernard,tous deux ont plié la tête, une heure, un mo-ment, à la vérité, et ils se sont relevés les pre-miers, terribles, furieux, mais enfin ils ont pliéla tête à l’aspect de ces armées qui s’amassentau loin pour s’abattre dans nos champs comme

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des nuées d’insectes ; ils ont demandé protec-tion aux ennemis plutôt qu’à leur épée : ç’a étéun délire où rien ne se voyait plus, où rien nese jugeait plus nettement, à travers les fuméesdes incendies et les vapeurs de sang qu’exha-lait la terre. Tout était devenu danger, l’amide la veille comme l’ami de vingt ans, le pa-rent, l’allié, le frère : le bourgeois faisait peurau noble, le noble au bourgeois, le prêtre aulaïque ; le passant était un ennemi ; les servi-teurs des ennemis ; les fils des ennemis. Maisenfin on commence à voir clair sur les cendreséteintes des cités mortes, et on peut recon-naître ses amis de ses ennemis dans ces po-pulations clairsemées qui restent debout, lespieds dans le sang. L’heure de la délivrance ap-proche.

En disant ces mots, l’Œil sanglant se leva,puis il ajouta :

— Le jour est venu, il nous faut mettre enroute.

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— Allons ! dit Albert ; mais par quels sen-tiers assez détournés arriverons-nous à Tou-louse à travers cette inondation de barbares,quatre que nous sommes et à peine armés ? Nepourrais-je d’abord regagner mon vaisseau ?J’y ai laissé des hommes et des armes.

— Ne vous mettez point en peine de notrevoyage, nous en surmonterons aisément lesdifficultés, du moins je l’espère. Laissez votrevaisseau vous attendre jusqu’à ce que vousayez pris parti et soyez en état d’employer uti-lement vos trésors. À Toulouse ! à Toulouse !sire chevalier. C’est là que nous saurons si laProvence sera une comté suzeraine ou uneprovince vassale.

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III

CHEVALIER FAÏDIT.

Ils partirent donc ; un voile de lin couvraitla figure du vieux Saissac ; l’Œil sanglant et Ar-regui s’enveloppèrent de même le visage. Cevoile qui cachait toutes ces têtes mutilées étaitun capuchon percé à la hauteur des yeux. Al-bert et Goldery retrouvèrent leurs chevaux oùils les avaient laissés. Au sifflet de l’Œil san-glant, un homme voilé comme ils l’étaient luiamena des roussins sur lesquels ils montèrent.Ils se dirigèrent vers Carcassonne. La marchefut silencieuse ; elle fut éloquente aussi. Oh !quelle misérable Provence les Français avaient

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faite de cette belle Provence ! Quelle comténue et stérile de cette comté si féconde, si ri-chement vêtue de villes, d’hommes et de mois-sons !

C’est une chose horrible à voir que lesrestes d’un champ de bataille où des milliersd’hommes ont péri ; cependant cet aspect demorts est, comme la vie humaine elle-même,rapidement et facilement effacé : viennentd’autres hommes qui jettent de la terre sur lescadavres, et la terre, bientôt après reverditsous les prés, jaunit sous les moissons ; il n’yparaît qu’aux endroits où la végétation plusfraîche s’enrichit des débris de l’homme. Maislorsque la dévastation s’est adressée à la terreéternelle et aux villes de longues durées, lestraces qu’elle leur laisse ont quelque chose dedurable et, ce semble, d’indestructible commeelles. Quand les forêts ont été incendiées, lesmoissons arrachées, les châteaux démolis, il yen a pour des siècles à cicatriser ces profondesblessures. Longtemps les landes tiennent la

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place des campagnes semées, les ruines desmonuments.

L’homme, épouvanté de la chute de cesforts abris, ne se prend pas à les reconstruiresur l’heure, et comme l’oiseau dont l’orage abrisé le nid, il s’abrite, jusqu’à la fin de la sai-son, sous une feuille ou derrière un pan demur. Il faut à l’oiseau, pour refaire son nid, uneannée nouvelle qui lui rende le printemps etses amours ; à l’homme, il faut un avenir nou-veau qui lui redonne sa foi dans la durée etdans la force des choses ; il lui faut une géné-ration nouvelle.

Albert en traversant cette contrée, envoyant toutes ces traces de dévastation, sen-tait un désespoir particulier. Ce n’était pas ce-lui du malheur présent, ce n’était pas de nerencontrer que des routes désertes, des ma-sures inhabitées, de voir errer au loin quelquespâles habitants qui, debout sur la lisière desbois, s’y enfonçaient comme un gibier timideau seul aspect ou au premier bruit d’un homme

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armé : tous ces malheurs avaient été dépasséspar lui du premier coup et de bien loin. Sonpère mutilé, sa sœur morte, son château démo-li, ses vassaux disparus, lui avaient trop per-sonnellement et trop profondément infligé lesplus dures infortunes pour qu’il ressentît unnouveau désespoir, une nouvelle colère à l’as-pect d’infortunes pareilles. Seulement il calcu-lait ses chances de rendre le mal pour le mal aumême degré qu’il l’avait reçu. Il pensait à cetinstant comme Goldery. Que sera-ce donc quechasser ses ennemis de la Provence pour qu’ilsretournent dans leurs terres fécondes, sous letoit entier de leurs demeures, en laissant der-rière eux les champs dévastés et les maisonsruinées ? Que sera-ce que de frapper à la têteou au cœur un ennemi armé, et de l’envoyerdormir dans la tombe, lorsqu’il laissera der-rière lui des vieillards mutilés, des filles vio-lées, des femmes outragées ? Oh ! ce n’est pascela qu’il fallait à Albert ! ce n’était pas cela,et cependant comment aller jusque dans lesterres de ces insolents agresseurs, rendre à eux

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et à leurs familles la destruction et l’outragequ’ils avaient semés en Provence ? Voilà ce quioccupait Albert pendant cette marche, ce quilui donnait l’air d’un profond désespoir. L’Œilsanglant s’y trompa et lui dit :

— Cela vous épouvante, sire chevalier, delutter contre les ennemis qui ont eu le pouvoiret la cruauté d’exercer de tels ravages ?

Goldery haussa les épaules, et dit à l’Œilsanglant, tandis qu’Albert gardait le silence :

— Ne demandez jamais à cet homme cequi l’épouvante, car il n’aurait rien à vous ré-pondre, et vous voyez bien qu’il ne vous ré-pond rien. Demandez-lui plutôt ce qu’il comptefaire, car, entendez-vous, c’est de pareilles mé-ditations que sortent presque toujours pour luiles projets les plus insensés. D’autres, aprèsavoir rêvé qu’ils peuvent devenir rois, ou volerdans les airs, ou vivre dans l’eau, ou dîner dixfois par jour, laissent toutes ces imaginationsde côté et reprennent l’habitude de leur vie or-

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dinaire. Quant à celui-ci, s’il lui vient à l’idéequ’une chose est possible et qu’il soit néces-saire ou agréable de la faire, il s’y attelle sur-le-champ sans cris ni fanfares, et souvent il estarrivé qu’on ne le croit pas encore parti. Lepauvre homme ! voici la première fois qu’un deses projets bien arrêté se trouve malgré lui ren-versé et impraticable. Il s’était juré de renon-cer aux rudes travaux de la guerre, aux rivali-tés d’amour, d’éclat ou de gloire ; il avait arran-gé sa vie dans son château, et dans cette vieil avait arrangé comment il gouvernerait sesvassaux, comment il marierait sa sœur, hono-rerait son père, et goûterait enfin le repos ausein d’une excellente cuisine. Adieu son beaurêve, car il n’y a plus ni terres, ni château, nisœur, ni cuisine ! et quant à ce qui reste de sonpère, c’est pis que sa sœur morte et le châteaudémoli, c’est une plaie ouverte, qui parle sanscesse et crie vengeance ! Le voilà donc remisà l’œuvre malgré lui. Je ne sais de quel prix,mais, certes, il fera payer cher ses peines à sesennemis, non seulement pour le mal qu’ils lui

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ont fait, mais pour le bien qu’ils l’empêchent degoûter.

— Et, dit l’Œil sanglant, le servirez-vousdans ses desseins ?

— Oui, selon la voie qu’il prendra : s’il fautpoursuivre la vengeance la cuirasse aux flancs,le casque en tête, par les routes et sur les rem-parts des villes, je me retire dans quelque ab-baye. Si le sire Albert comprend que les pre-mières armes de la vengeance sont le sourire,la joie et la bonne chère, alors je me voue à luicœur et ventre.

— N’êtes-vous pas le bouffon de sire Al-bert ? dit l’Œil sanglant d’un ton dédaigneux.

Goldery pâlit à ce mot, et un premier et im-perceptible mouvement de colère lui fit regar-der son épée, mais il n’y parut pas autrement,et il reprit d’un ton où le sarcasme perçait tropfortement pour ne pas être aperçu :

— Oui, vraiment, je suis son bouffon, monmaître ; mais pas à ce point que je ne puisse

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vous dire des choses très-sensées : parexemple, que c’est une loi juste qu’un seigneurvende à ses vassaux le droit d’être hommes,c’est-à-dire le droit de se marier et de se re-produire, et qu’il leur impose en outre la leudepour son propre mariage, de manière qu’ilspaient pour qu’il naisse un esclave d’eux, etqu’ils paient pour qu’il naisse un maître de leurseigneur. Je trouve que c’est une loi admirablequi fait qu’on peut tuer un juif pour douze sous,ce qui, pourvu qu’on en trouve vingt-quatredans la poche de l’infâme, en rapporte exac-tement douze. Je trouve que c’est une mer-veilleuse équité que le médecin qui tue soitpayé comme le médecin qui guérit, qu’il estd’exacte justice qu’on pende le serf qui voleune pomme à un abbé, et que l’abbé soit répri-mandé qui vole un champ à un laïque. J’admirequ’on soit béni et sauvé pour avoir brûlé, égor-gé, violé, et qu’on soit maudit pour avoir étéégorgé, violé, brûlé. J’admire que mon maîtreait le droit de se faire tuer par Simon de Mont-fort en personne, en lui disant : « Tu as men-

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ti ! » et que moi je sois brûlé vif par son bour-reau pour lui avoir dit : « Vous vous trompez. »Mais ce que j’admire plus, c’est que non seule-ment ceux qui profitent de cet état de chosesle trouvent juste, mais que ceux qui en pâ-tissent le trouvent juste de même ; preuve su-blime que cela est juste et sera éternellementjuste. Oh ! mon maître, je connais la sagessehumaine, quoique bouffon, et si je ne la pro-fesse pas toujours, c’est que je suis un bouffon,payé pour dire des bouffonneries et en faire ;mais voilà si longtemps que j’en fais pour lecompte d’un autre que j’en veux faire une àmon profit. J’ai quarante ans, je suis robuste,je manie assez bien la lance, assez bien l’épée,je puis ceindre la ceinture militaire, mériterles éperons, gagner un fief, l’entourer de bonsremparts, avoir une belle femme qui fera l’en-vie de tous mes voisins, de jolis enfants qu’ilsaimeraient autant que moi, et mourir l’épéeau flanc et le casque en tête dans un glorieuxcombat ; eh bien ! je suis à peu près résolu àme faire moine, à vivre du bien des autres au

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lieu du mien, à avoir la femme des autres aulieu de prêter la mienne, à m’engraisser de re-pos et de bonne chère et à mourir d’indiges-tion.

— Que ne le faites-vous sur-le-champ ? ditl’Œil sanglant avec mépris.

— Oh ! dit Goldery avec un soupir, c’estque les braves et les sages de ce monde n’ontpas laissé un coin de terre que je connaisse oùun misérable fou puisse se cacher, c’est uneribaudaille magnifique de combats d’héroïsmeet de vertus. L’empereur Othon se bat avec leroi de France, le roi de France se bat avec leroi d’Angleterre, l’empereur grec avec le roi deChypre, le roi d’Aragon avec les Maures ; lepape se bat, les seigneurs se battent, les bour-geois se battent, les serfs se battent : à droite,à gauche, en avant, en arrière, les grands entreeux, les petits entre eux, les grands contre lesgrands, les grands contre les petits. Que vou-lez-vous que fasse un pauvre bouffon parmitant de sagesse humaine ? Il y perd sa folie,

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il se résigne à la dignité humaine, et il courtles chemins sur un mauvais roussin, avec l’es-pérance d’avoir le nez coupé, l’œil crevé et lalangue arrachée, ce qui m’est assez indifférentpourvu qu’on me laisse mes dents, qui sont lesplus fortes de ce monde depuis que le dignechevalier Galéas en est sorti.

Pendant ce temps Albert avait continué sesméditations ; bientôt il releva la tête et deman-da d’une voix sereine et douce :

— N’est-ce pas Carcassonne que je voispoindre là-bas ?

— C’est la malheureuse Carcassonne, etc’est la bannière de Simon qui flotte sur sahaute tour.

— C’est vrai, je la reconnais, dit Albert d’unair simple et indifférent.

— Est-ce qu’il a envie de mettre le feu à laville ? dit Goldery, comme s’interrogeant lui-même.

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— Pourquoi ? reprit l’Œil sanglant ; sa tran-quillité est, ce me semble, rassurante.

— Oh ! par saint Satan, il faut qu’il ait dé-couvert quelque chose d’atroce pour être sidoux et si paisible. Maître, sachez ceci : il y aun malheur horrible pour quelqu’un dans toutsourire qui effleure les lèvres du chevalier deSaissac lorsque celles d’un autre prononce-raient une malédiction ; nous verrons decruelles choses, mon maître.

Comme ils parlaient ainsi, ils arrivèrent envue des portes de Carcassonne. À une certainedistance et lorsqu’ils eurent gagné un endroitoù ils ne pouvaient être aperçus des senti-nelles, Arregui et l’Œil sanglant levèrent leurscapuchons et s’attachèrent tous les deux unmasque admirablement fait et qui représentaitdans toute son horreur une mutilation pareilleà celle qu’avait subie le malheureux sire deSaissac. Goldery, qui était dans un pays où l’artde contrefaire les visages avec de la cire appli-quée sur une toile blanche était déjà fort avan-

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cé, Goldery se prit à admirer ce masque et dé-clara qu’il n’en avait jamais vu de si parfaite-ment travaillé.

— C’est mon œuvre, dit l’Œil sanglant, etil fut un temps où je savais les faire gracieuxpour les joyeuses fêtes. Puis, s’adressant à Al-bert, il ajouta en montrant ce masque hideux :

— Sire chevalier, voici un droit de passageque la rage des uns et la vengeance des autresa rendu respectable à tous. Quand croisés ouhérétiques ont réduit un homme en pareil état,ni hérétiques ni croisés ne peuvent le recon-naître pour ce qu’il a été ni le lui demander ;aussi, au milieu de cet égorgement général,s’est-il établi une sorte de pitié intéressée etmutuelle. Ce capuchon dit à tous : « Voici unmutilé, » et ce mutilé chacun le laisse passer,car il peut être un de ses frères. Ainsi traver-serons-nous aisément Carcassonne. Quant àvous, choisissez de tromper la surveillance desFrançais en revêtant votre manteau de croiséet vous donnant pour un des leurs arrivé de

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la Terre-Sainte, comme il est vrai, ou résolvez-vous à subir l’humiliation des chevaliers faïdits.

— Sur le salut de mon âme, dit Albert, j’aijuré que cette croix ne me salirait plusl’épaule ; et dussé-je être damné pour ce ser-ment, elle ne la touchera plus : je subirai toutehumiliation.

— Ainsi, dit l’Œil sanglant, vous vous lais-serez dépouiller ?

— Je ferai tout ce qu’il faudra, répondit froi-dement Albert en l’interrompant ; et toi, Gol-dery, tu souffriras sans rien dire tout ce qu’ont’imposera. Assurez-moi seulement qu’on n’at-taquera pas notre vie.

— Je vous en réponds autant qu’un hommepeut répondre de quelque chose.

— Allons donc ! dit Albert.

— Diable ! dit Goldery, ceci devient ef-frayant ; quelle idée étrange lui est venue !

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— Votre maître est bien facile, dit l’Œil san-glant bas à Goldery : une humiliation ne luicoûte rien.

— Que voulez-vous ! dit Goldery ; j’ai vudes jours où il eût payé dix sequins au meilleurchevalier de la chrétienté pour qu’il crachât surson écu, afin d’avoir une bonne raison de letailler en pièces. Le bon sire se verse quelque-fois ainsi un peu de vinaigre sur sa blessure, unpeu d’huile sur son feu, pour les irriter. Je croisqu’il se dépiterait maintenant si on lui rendait àcette heure son château, son père et sa sœur ;il ne changerait probablement pas de dessein,mais il ne l’exécuterait pas avec cette tran-quillité de conscience qui lui fera tuer, ou brû-ler, ou égorger, ou manger son ennemi, commeil l’a résolu.

— Croyez-vous qu’il tente cela contre Si-mon de Monfort ?

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— Cela ou autre chose : demandez-le-lui,car le diable, qui lui a inspiré ce qu’il veut faire,ne le sait peut-être pas lui-même.

Ils étaient tout à fait près des portes de Car-cassonne ; ils se présentèrent à la tête du pontqui défendait celle par laquelle ils voulaient en-trer ; ils la traversèrent ; mais, arrivés sous l’ar-cade de la tour, ils ne purent aller plus loin,parce qu’une nombreuse cavalcade qui allaitsortir leur barra le passage : c’était une joyeusecompagnie composée de chevaliers couvertsde riches et légères armures, de dames mon-tées sur de gracieuses haquenées. En tête de lacavalcade se trouvait une femme d’une figuremajestueuse ; cette femme avait une de cesbeautés pures qui tiennent aux lignes du visageplutôt qu’à l’éclat et à la fraîcheur de la jeu-nesse, de façon que, bien qu’elle avouât avoirdéjà quarante ans, elle gardait une perfectionde traits si idéale que, dès le premier aspect, onne pouvait s’empêcher de dire que cette femmeavait dû être admirablement belle. Puis, lors-

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qu’un sourire lent et doux animait sa boucheet laissait voir l’éclat de ses dents, lorsqu’uneémotion grave de fierté faisait briller ses yeux,on la trouvait admirablement belle encore ; sataille était élevée et son maintien sérieux. Àsa droite marchait sur un cheval puissant unjeune homme de vingt-cinq ans pesammentcuirassé ; il semblait occupé d’une pensée sé-vère et jetait des regards peu bienveillants surun second cavalier qui marchait à la gauche decette dame. Celui-ci était un pâle et bel ado-lescent de vingt ans à peine ; une froideur hau-taine répondait seule aux regards courroucésde son compagnon ; une attention continue dela dame semblait seule prévenir entre eux uneexplication qui ne pouvait être que violente.

— Amauri, disait-elle au premier en des-cendant au petit pas de sa haquenée la rue quimenait à la porte, je ferai ce que veut monmari, j’irai au-devant des croisés qui arriventdes frontières du Nord, je les amènerai danscette ville et je la défendrai jusqu’à sa dernière

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pierre. Je suis d’un nom et d’un sang qui acoutume des combats, et, quoique femme etignorante de l’art de la guerre, j’espère assezbien faire pour que le nom de Montmorency nefasse pas honte à celui de Montfort.

— Ma mère, répondit le jeune homme, sile nom de Montmorency n’était porté que pardes femmes, il serait, et surtout en vous, unexemple de vertu, de douceur et de courage ;mais il est porté aussi par des hommes qui nelui font pas rendre les respects auxquels vousl’avez accoutumé.

— Mon fils, dit la comtesse de Montfort,vous êtes dur et injuste dans vos paroles contreceux de ma famille ; vous oubliez que vous meblessez en me parlant de la sorte.

— Ce n’est pas vous que je voulais blesser,ma mère, dit Amauri, ce n’est pas vous, répéta-t-il en regardant le jeune homme en face.

— Amauri, je vous en supplie, cessez, dit vi-vement la comtesse.

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— Laissez, laissez, ma belle tante, dit avecune dédaigneuse froideur le jeune hommepâle, les reproches de mon brave cousin sont,comme les coups de son épée, bien adresséset bien reçus ; bien adressés, car je sais quec’est de moi qu’il parle ; bien reçus, car ils nem’ébranleront pas plus que le coup qu’il meporta par derrière dans le pas d’armes de Com-piègne, et après lequel je l’étendis sur le sold’un revers de mon bois de lance ; les traits desa langue ont du moins cet avantage qu’ils sontportés en face.

— Sire Bouchard ! reprit violemmentAmauri, dont le visage avait pâli de colère, cecombat dont vous avez parlé était un jeu ; cetterencontre avait lieu avec les armes courtoises,et nous savons qu’en fait de jeux, vous êtesd’un grand savoir, depuis celui des dés et deséchecs jusqu’à celui des tensons ; qu’en fait decourtoisie, il n’est guère de dames, même par-mi celles qui ne devraient plus avoir rien à en

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faire, qui ne vous donnent la palme pour ra-masser un éventail ou danser une mauresque.

La comtesse de Montfort devint rouge etbaissa les yeux. Le propos de son fils n’eûtpas été évidemment pour elle, d’après le tonmoitié amer, moitié réservé dont il le pronon-ça, d’autres propos malséants n’eussent pas étédéjà tenus sur l’intime protection que la com-tesse accordait à Bouchard, que le trouble queces mots causèrent à Alix en eût averti lesmoins clairvoyants. L’impassibilité dédai-gneuse de Bouchard en fut un moment altérée ;mais il reprit à l’instant même sa railleuse in-dolence et répondit à Amauri :

— Véritablement, mon aimable cousin,vous auriez raison de mépriser cette palme, etil n’y aurait pas grand mérite à la remporter sion considérait à quels concurrents on la dis-pute ; mais elle devient inappréciable pour moiet respectable pour tous lorsqu’on sait la mainqui me l’a donnée. N’est-ce pas, ce me semble,la dame de Penaultier, votre belle maîtresse,

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qui m’a proclamé le plus gentil chevalier de lacroisade ?

Amauri se tut ; il comprit, au trouble de samère, qu’il l’avait profondément blessée ; unelarme roulait dans les beaux yeux d’Alix, et leressentiment qu’il éprouvait contre Bouchardne l’emporta pas sur l’affection sincère qu’ilportait à la comtesse. D’ailleurs, ils étaient ar-rivés sous la porte où s’étaient arrêtés Albertet ses compagnons, et ce fut un prétexte pourabandonner un sujet d’entretien où toutes lesparoles brûlaient.

Pendant que les trois premières personnesde la cavalcade s’entretenaient ainsi, on riaitaux éclats et on parlait bruyamment derrièreeux : une femme était encore le centre de cettegaîté qui éclatait parmi cinq ou six chevaliersqui l’entouraient ; cette femme était Bérangèrede Montfort. Bérangère avait vingt ans. Un œild’aigle, un teint éclatant sur une peau brune etveloutée, des lèvres minces et railleuses, descheveux noirs et abondants, une taille impo-

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sante, lui donnaient une beauté dure et hardiequi eut effrayé plus d’un chevalier, si une liber-té de pensée et une coquetterie audacieuse nelui eussent enchaîné beaucoup d’hommages.Fière d’une froideur qui passait pour inabor-dable, elle osait beaucoup plus dans ce qu’ellefaisait et dans ce qu’elle blâmait : elle affichaitpubliquement l’amour de certains chevalierspour elle et livrait aux soupçons les plus ou-trageants la femme qu’un regard timide allaitchercher dans sa modestie.

— Sire de Mauvoisin, disait-elle à un che-valier qui se tenait auprès d’elle, je commenceà croire que mon cousin Bouchard veut entrerdans l’Église et qu’il a fait vœu de chasteté ;voyez comme il fuit la société des dames et lesentretiens joyeux ; le voilà, avec ma mère oumon frère, occupé sans doute de quelque siègeou bataille.

— Je ne sais, dit Robert de Mauvoisin, sic’est à lui qu’on peut appliquer justement votresupposition ; mais je crois que ce sont les che-

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valiers qui se sont voués à vous servir, qui ontfait vœu de chasteté pour toute leur vie.

Bérangère prit un air de moquerie hautaineet répondit :

— Certes, messire, ce vœu ne vous coûteguère à remplir, si l’histoire est vraie de la prisede Saissac et de ce qu’on dit de la fille de soncapitaine.

Mauvoisin parut embarrassé ; mais unautre cavalier qui était près de Bérangère s’em-pressa de répondre pour lui :

— Le fait du sire de Mauvoisin n’est cou-pable ni aux yeux de la religion ni à ceux dela courtoisie. Posséder une fille hérétique pourl’amour qu’on a d’elle et celui qu’elle vousporte, et y trouver joie et volupté, c’est crimeet péché mortel ; mais la posséder en hainede son hérésie, pour la torturer et la flétrir, cen’est point crime ni péché, c’est dévotion et ab-solu dévouement à la cause du Seigneur.

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— Je sais que le concile d’Arles l’a jugé ain-si ; mais, maître Foulques, reprit Bérangère,vous qui, avant d’être évêque, étiez un vaillantchevalier, dites-moi si, vous disant amoureuxd’une dame, vous eussiez voulu faire vos dévo-tions à ce prix et mériter le ciel de cette façon ?

— Certes, dit Foulques avec un ton leste etassuré, je vous jure, madame, que si vous étiezhérétique, j’irais tout droit et souvent en para-dis.

— Pardieu ! dit Gui de Lévis, cela vaudraitbien la peine de se damner ; vous l’avez pro-posé à une moindre beauté, maître Foulques,lorsque vous écriviez à la vicomtesse de Mar-seille :

Per tes douls œils anant a la croisada,Me salbarè sé bos per una’œaillada,E din ton leit se t’almagos ambe jou,Me dannaré se bos per un poutou.

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— Messire Gui, dit aigrement Bérangère,nous, à qui mon père n’a pas donné de châtel-lenie dans la Provence, nous n’avons pas sen-ti le besoin d’apprendre la langue provençalecomme vous qui avez à gouverner vos nou-veaux vassaux de Mirepoix ; dites-nous doncce que le vénérable évêque Foulques proposaitde faire pour la vicomtesse de Marseille et ceque vous feriez volontiers pour nous.

— Je demande pardon à l’illustre Foulquessi je rends si mal en langue française ses bellesrimes provençales ; mais si le poète mecondamne, l’évêque m’absoudra. Voici, ma-dame, un marché que tout le monde vous offri-rait et que vous ne voulez tenir avec personne :

Pour les doux yeux allant à la croisade,Me sauverai, s’il faut, pour une œillade,Et dans ton lit si tu veux me glisser,Me damnerai, s’il faut, pour un baiser.

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La galanterie grossière du temps fut émer-veillée de la délicatesse du quatrain provençal,et la traduction valut à Gui de Lévis un char-mant regard de Bérangère.

— Mon ami, dit Mauvoisin en lui tendant lamain, bon voyage et bonne réussite ; adieu ! jefais des vœux pour votre salut.

— Pourquoi ? dit Bérangère.

— C’est qu’il vient d’obtenir un regard quil’oblige à partir sur l’heure pour la croisade,s’il est chevalier de bonne foi dans ses devisesd’amour comme de guerre.

— Eh ! n’y suis-je pas ! dit Gui ; ne sommes-nous pas tous en croisade ?

— Et en voie de salut, messires, dit Béran-gère ; car, pour la damnation proposée, je suistrop bonne catholique pour vous la départir.

On s’entretenait ainsi dans cette partie dela cavalcade, et de nombreux chevaliers sui-vaient encore, parlant plus sérieusement de

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guerre, lorsqu’ils arrivèrent à la porte dontnous avons parlé. Albert attacha ses yeux étin-celants sur Amauri de Montfort, et celui-ci,l’ayant aperçu, jeta sur lui la mauvaise humeurque lui avait laissée sa contestation avec Bou-chard.

— Qui es-tu ? lui cria-t-il ; d’où vient que,si tu es de ceux qui se sont armés pour letriomphe du Christ, tu ne portes pas le signevénéré de la croix, ou que, si tu es des cheva-liers vaincus de la langue provençale, tu osesenfreindre les ordres du concile d’Arles ?

— Je suis de la Provence, répondit Albert,et j’ignore ces ordres.

— Mauvoisin, cria Amauri, enseigne-les-lui,et qu’il apprenne à les respecter.

Mauvoisin s’approcha, et aussitôt le vieuxSaissac, poussant un cri terrible, le désigna àAlbert en le montrant du doigt.

À la pression convulsive de la main de sonpère, Albert comprit que c’était Mauvoisin qui

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avait passé deux jours avant dans le châteaude Saissac.

— Ah ! c’est lui, dit tout bas Albert ; c’estbien !

— Voyons, mon chevalier, dit Bérangère àMauvoisin, enlevez à ce faïdit son cheval debataille, brisez-lui son épée et son poignard,déchaussez-le d’un éperon, d’après les canonsdu saint concile, mais que ce soit au-delà de laporte, en rase campagne, au combat et par lavictoire.

— Non, dit Albert, je ne suis pas digne decombattre le sire de Mauvoisin.

— Ma fille, ajouta la comtesse de Montfort,pourquoi exciter ces deux chevaliers à un com-bat mortel ? Si le Provençal se soumet à la loi,faut-il encore lui faire courir le risque de perdrela vie ?

— Merci de votre protection, madame, ditAlbert ; j’aime la vie et ne suis pas encore en

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désir de la perdre, j’attendrai pour cela desjours plus heureux.

— Allons ! Mauvoisin, reprit Amauri, finis-en avec ce lâche discoureur, et n’écoute pointma folle de sœur ; hâte-toi, Mauvoisin.

— Donc, dit Albert à la comtesse de Mont-fort, d’après le nom que vous avez donné àcette jeune dame et celui que lui a donné cechevalier, car vous l’avez appelée votre fille etlui sa sœur, vous êtes la mère de tous deux :alors celui-ci est Amauri, et cette dame est Bé-rangère, la fière demoiselle, puisque vous êtesAlix de Montmorency, comtesse de Montfort etde Leicester ?

— De Béziers, de Carcassonne, de Rasez etd’Albi, de Foix et de Conserans, et bientôt deToulouse et de Provence, ajouta Foulques.

— Je ne pensais pas avoir sauvé une sipuissante suzeraine, le jour que je la cachai àl’abri de mon bouclier, tandis que soixante Sar-rasins le frappaient de leurs cimeterres.

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— Et le bouclier étendu sur ma tête n’a pasfléchi d’un pouce ; ah ! je vous reconnais, vousêtes Albert de Saissac !

— Albert de Saissac ! s’écria Mauvoisin enreculant et en portant la main à son épée ; Al-bert de Saissac ! répéta-t-il.

Et ce nom courut par toute la cavalcade,car la prise de Saissac était le dernier événe-ment marquant de la guerre ; il était aussi ce-lui où la rage des croisés s’était assouvie dansles excès les plus extravagants ; puis il se fitun profond silence et tout le monde se regardad’un air d’étonnement, Bérangère seule, à quitout homme qui semblait être de quelque inté-rêt pour sa mère devenait un objet de moque-rie, lui dit d’un air dont la légèreté était d’au-tant plus affreuse qu’elle n’était pas jouée :

— Et avez-vous visité votre château, mes-sire, depuis votre retour de la Terre-Sainte ?

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Cette question jeta une sorte d’effroi parmitous ceux qui l’avaient entendue ; mais la ré-ponse d’Albert les glaça entièrement.

— Oui, vraiment, répondit-il avec un sou-rire gracieux ; oui, j’ai revu mon château.

— J’ai envie de m’en aller, dit Goldery toutbas à l’Œil sanglant.

Cette crainte de Goldery passa instinctive-ment dans l’âme de presque tous les specta-teurs. Nulle expression, nul cri de vengeancen’eût été si capable d’épouvanter peut-être quece ton caressant et ce doux sourire d’Albert deSaissac, dont on avait dévasté les terres, dé-moli le château, mutilé le père et outragé lasœur. Bouchard ne fut pas maître de son éton-nement, et s’écria :

— Que faites-vous donc ici ?

— J’attends, reprit doucement Albert deSaissac, que le sire de Mauvoisin vienne rem-plir son office.

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Mauvoisin regarda autour de lui, commes’il cherchait un appui parmi les chevaliers quiétaient présents, ou une issue pour s’échapper.Une épouvante singulière le tenait au cœur,une épouvante inexplicable, si ce n’est par leremords ; car jamais antagoniste ne semblaplus aisé à désarmer qu’Albert de Saissac, l’œilcalme, les bras croisés, le sourire aux lèvres.Cependant Amauri cria à Mauvoisin de se hâ-ter, et Bérangère lui dit :

— Allons, sire de Mauvoisin, apportez-moil’épée et le poignard du sire Albert de Saissac,qui a sauvé ma mère de la fureur de soixanteSarrasins : si vous faites cela, j’estimerai quevous en valez soixante et un.

— Mon fils, dit la comtesse de Montfort àAmauri, permettrez-vous qu’on désarme unchevalier de si haute valeur et qui m’a rendu unservice que vous considérerez peut-être, mal-gré les moqueries de votre sœur, qui estimeque c’est peu de chose que d’avoir sauvé la vieà qui elle doit la sienne ?

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— Ma mère, dit Amauri, ma sœur rit dece chevalier et non de vous, j’en suis assuré ;quant à lui, s’il souffre si patiemment l’outrage,c’est qu’il le mérite.

— C’est juste, dit Albert ; mais pourquoi nele fait-on pas ?

Mauvoisin était demeuré immobile, attachéau calme regard de Saissac, la main sur sonépée, plus prêt à se défendre qu’à attaquer.

— N’oses-tu pas, Mauvoisin ? s’écria Amau-ri.

— J’ose tout, répondit celui-ci, que les re-gards de tous les chevaliers présents sem-blaient accuser de pusillanimité. J’ose tout, ré-péta-t-il ; et si Albert de Saissac veut com-battre contre moi, lui à cheval, moi à pied ; luiavec l’épée, moi avec le poignard, je suis prêt àaccepter le combat.

— Ce n’est pas cela, dit Albert ; il s’agit devenir m’ôter mon poignard de la ceinture etmon éperon du pied.

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— Ma foi, dit Mauvoisin à Foulques, priezpour moi, mon père. J’aimerais mieux monterà l’assaut.

— À l’assaut de la tour de Saissac, n’est-cepas ? dit Albert en souriant.

Mauvoisin, qui s’était avancé jusques au-près du chevalier, le regarda fixement à cemot, et Albert attacha sur lui ses regards voilésde ses longues paupières noires ; il ne s’échap-pait de ses yeux qu’un rayon qui semblait invi-ter doucement Mauvoisin à se rapprocher.

— Vous voulez m’assassiner ? cria celui-cien reculant ; cette fausse soumission est unefélonie. Je vous ai proposé le combat, accep-tez-le à telles conditions que vous voudrez.

— Pourquoi tremblez-vous ainsi ? dit Al-bert ; est-ce un homme qui vous fait peur ?Qu’y a-t-il de si terrible en moi ? Ai-je raséquelque château jusqu’à ses racines, outragéune fille jusqu’à sa mort… mutilé un vieillardjusqu’à ce qu’il fût méconnaissable à son fils ?

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Me suis-je vanté de ce magnifique exploit àquelque suzerain qui m’ait donné une terre enrécompense, à quelque belle fille qui ait sourià ce récit ?… Je suis un pauvre chevalier quis’humilie ; qui permet et demande qu’on ledéshonore, qu’on le dépouille tout à fait.Achève donc, Mauvoisin. Et toi, Amauri deMontfort, applaudis ; et toi, Bérangère, donne-lui un sourire. Comment ! tous les puissantsvainqueurs de cette terre sont tremblants de-vant un homme ! Tiens, me voilà descendu demon cheval de bataille, approche donc ; tiens,voilà mon épée brisée et mon poignard enéclats ; tiens, voilà mon éperon déchaussé. Jen’ai plus une arme, il ne m’en reste pas une,je le jure sur l’honneur : approche, approchedonc.

En parlant ainsi, Albert avait véritablementfait toutes les choses qu’il disait, puis il étaitdemeuré debout, la poitrine découverte, lesbras pendants le long de son corps, la têtehaute, toujours calme, doux, souriant.

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— Qu’on l’arrête et qu’on l’enchaîne ! criaAmauri, il a sur lui quelque maléfice ouquelque poison.

— Malheur à qui le touchera ! dit Boucharden s’avançant. Sire Amauri, je suis sénéchal devotre père et commande la ville de Carcas-sonne en son absence. Je vous ai laissé agirtant que vous êtes resté dans les droits quedonne aux Français le concile d’Arles. Du mo-ment que vous les dépassez, je m’interposepour qu’ils soient respectés. Ce chevalier a ac-compli les conditions auxquelles il a droitd’être libre, et il le sera.

— Sire Bouchard, il y a longtemps que votrezèle pour les hérétiques m’était connu, ditAmauri, mais je ne le croyais pas si ardent à semontrer.

— En quoi hérétique ? dit Albert. Est-ceparce que je reviens de la Terre-Sainte, où j’aicombattu pour le Christ durant huit années detravaux et de fatigues ?

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— Eh bien ! dit Amauri, si tu n’es pas untraître, continue à combattre pour cette saintecause.

— C’est mon plus vif désir, dit Albert : vou-lez-vous m’admettre parmi vous et me rangerparmi les protecteurs de la Provence ?

— Ce ne peut être que par un motif dehaine et de trahison qu’il fait cette demande,s’écria Foulques ; cet homme a son père et sasœur à venger, et il veut se mêler parmi nouspour exécuter plus aisément ses exécrablesdesseins.

— Mon père, dit Albert, la religion n’or-donne-t-elle pas l’oubli et le pardon des in-jures ? Est-ce à un saint évêque à faire douterde cette obligation chrétienne ?

Tu blasphèmes la religion, réponditFoulques embarrassé.

— Cette plaisanterie devient insolence, ditBérangère : ne voyez-vous pas que cet hommevous insulte par son humilité ? Ou il veut vous

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tromper ou il est le plus lâche de la terre, caron ne pardonne pas ainsi un père mutilé et unesœur outragée.

— Y a-t-il quelqu’un ici, dit Albert, qui oseaffirmer, et particulièrement le sire de Mauvoi-sin lui-même affirmera-t-il que je sois le plusgrand lâche de la terre, lui qui n’a pas osé m’ap-procher pour me désarmer ? Vous vous taisez.Si donc je ne suis pas un lâche, vous avezprononcé vous-même ce que je dois être. Toi,Mauvoisin, tu m’as absous de l’assassinat, cartu l’as craint de celui que tu avais réduit enl’état où je suis ; toi, Amauri, tu m’as absousdu poison en supposant que je pouvais en userpour une vengeance si légitime que tu ne peuxpas croire que je l’abandonne, et toi, Béran-gère, tu m’as excusé de toute trahison en di-sant que je la devais à ma sœur outragée ; toi-même, Foulques, prêtre, tu n’as pas trouvé pos-sible que la religion ordonnât l’oubli et le par-don de tels outrages : donc je m’en souvien-drai. Et maintenant, sire Bouchard, je demande

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mon libre passage en cette ville, car j’ai accom-pli la loi imposée aux vaincus.

Amauri voulut s’opposer au départ d’Al-bert ; Bouchard tira son épée, et l’étendant surlui :

— Va, Albert de Saissac, lui dit-il, et re-prends ton épée et ton cheval de bataille ; j’en-gage ma foi à ta sûreté et te demande l’hon-neur de ton premier coup de lance à la pre-mière rencontre où nous serons face à face.

— Non, dit Albert, le chevalier Albert deSaissac n’est plus : il y a peut-être un hommequi le vengera bientôt, mais celui-là n’est pasencore arrivé dans la Provence.

À ces mots il s’éloigna, et les chevaliers lesuivirent longtemps des yeux.

Arrivé au centre de la ville, l’Œil sanglantlui procura un roussin, seule monture permiseaux chevaliers faïdits. Quelques heures après,ils s’éloignèrent de Carcassonne et prirent laroute de Toulouse.

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— Qu’a-t-il dans l’esprit ? redisait sanscesse Goldery à l’Œil sanglant ; et celui-ci ré-pondait alors, frappé enfin de cette froide et sé-rieuse résolution :

— Ce doit être épouvantable.

Puis, quand Amauri eut quitté de mêmeCarcassonne, il dit à Mauvoisin, qui l’accompa-gnait du côté de Mirepoix avec de nombreuxchevaliers :

— Nous avons eu tort de laisser échappercet homme ; il médite quelque chose d’affreux,assurément.

Et Gui de Lévis, rentré dans la ville avec Bé-rangère, la vit soudainement sortir d’une pro-fonde réflexion et lui dire :

— Cet Albert de Saissac nous amèneraquelque malheur.

Et la comtesse de Montfort, rentrée dansson château, soucieuse pendant que Bouchard

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faisait résonner à ses pieds les cordes d’uneharpe sonore, l’interrompit pour lui dire :

— J’ai peur des projets de cet homme, Bou-chard, je le connais, il nous portera quelquecoup affreux.

— Est-il si terrible qu’on ne puisse le com-battre ? dit Bouchard.

— Ce n’est pas cela, dit Alix.

— Est-il sorcier et emploie-t-il des charmesinfernaux contre la vie de ses ennemis ? repritBouchard.

— Non, sans doute.

— A-t-il le pouvoir de suspendre l’ardeurdes croisés ou d’armer les rois de France oud’Angleterre contre nous ?

— Il n’est pas pour cela d’assez haute li-gnée, répondit encore la duchesse de Montfort.

— Qu’a-t-il donc de si redoutable, Alix ?

— Je ne sais, mais j’ai peur.

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IV

TOULOUSE.

Les voyageurs arrivèrent le jour suivant àToulouse, protégés, les uns par le misérableétat où les avait réduits la mutilation, les autrespar le dépouillement apparent de leur dignitéet de leurs droits. À une époque où la défensepersonnelle était à la fois une nécessité del’état social et un droit de sa hiérarchie, nulletyrannie plus honteuse et plus complète nepouvait peser sur un chevalier que celle qui luidéfendait de porter ses armes. En ce sens, lesprécautions des Français avaient été plus loinque nous ne l’avons dit, et le concile d’Arles

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était arrivé à des détails de tyrannie qui sem-bleraient incroyables à notre époque, s’il nenous en restait des preuves écrites. Albert, enarrivant à Toulouse, eut occasion de recon-naître quelques-unes de ces exigences.

Il fut conduit par l’Œil sanglant dans unemaison du quartier de la Daurade ; cette mai-son appartenait au bourgeois David Roaix. Entraversant la ville, Albert remarqua un grandnombre d’habitants vêtus de chapes noires, laplupart sales et usées.

— La misère est-elle à ce point, dit Albert,que les habitants de Toulouse n’aient plus dequoi se vêtir convenablement ?

— Ce n’est pas la misère, répondit l’Œilsanglant, c’est l’épouvante, qui est arrivée àce degré honteux. J’oublie aisément, sire che-valier, que vous êtes ignorant de tout ce quipèse de malheurs sur la Provence, et je laisseau hasard à vous le montrer. C’est encore undes ordres du concile d’Arles, qui porte que

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nul chevalier ne pourra habiter plus d’un jourune ville entourée de murs ; un autre article dé-fend à toute fille ou veuve, suzeraine d’un fief,de se marier à tout autre qu’à un Français. Sivous remarquez aussi que l’hospitalité de notrehôte n’est pas aussi somptueuse qu’elle devraitl’être, c’est que les saints évêques en ont réglél’exercice, et qu’il est défendu à tout Provençal,depuis le comte de Toulouse jusqu’au moindrede ses vassaux, de servir sur sa table plus dedeux sortes de viande et plus d’une espèce devin.

— Et la Provence ne s’est pas levée commeun tigre ! s’écria Goldery, et comme un tigreelle n’a pas déchiré les Français jusqu’au der-nier, et n’a pas ajouté leur chair aux viandespermises ?

— Pas encore, dit l’Œil sanglant ; la pru-dence ordonnait d’attendre.

— Et la faim devait faire taire la prudence !C’est une misérable espèce que les hommes,

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au-dessous de la brute qu’ils méprisent. Qu’ilsse laissent enlever leurs ceintures militaires,leurs titres, leurs droits, leurs honneurs, vainsnoms qui n’ont d’existence que dans l’imagina-tion, cela se conçoit ; mais leur cuisine ! Il n’y asi faible animal qui ne morde la main qui lui ar-rache sa nourriture : les Provençaux ne valentpas des chiens.

Goldery parlait très-haut, selon son habi-tude, et lorsqu’il prononça les derniers mots desa phrase, il remarqua qu’un homme qui pas-sait s’était approché de lui et le regardait enface.

— Que me veut ce ribaud ? dit-il avec inso-lence en s’adressant à l’Œil sanglant.

— Mais, répondit celui-ci, sans doute vousreconnaître pour vous retrouver.

— Et me retrouver, pourquoi ?

— Probablement pour vous arracher lalangue avec laquelle vous avez dit que les Pro-vençaux sont des chiens.

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— C’est une plaisanterie, dit Goldery, unefaçon de parler à l’italienne.

— C’est aussi une façon d’agir provençale.

Ce fut à ce moment qu’ils frappèrent à laporte de David Roaix. Comme elle tardait às’ouvrir, plusieurs hommes vêtus de chapesblanches passèrent de l’autre côté de la rue etleur crièrent :

— Qu’allez-vous chercher dans cette mai-son ? Le maître en est parti ; il s’est enfui en ap-prenant l’arrivée prochaine de notre vénérableévêque de Foulques, et il a évité ainsi le châti-ment qu’il a mérité par sa détestable audace.

— Quel crime a-t-il donc commis ? deman-da l’Œil sanglant.

— Eh ! ne savez-vous pas qu’il a osé insti-tuer une confrérie noire, en haine de la confré-rie blanche, créée par l’évêque Foulques, pourla destruction des hérétiques ? mais le chienn’a fait qu’aboyer contre le sanglier, et dès quele sanglier s’est retourné, le chien s’est enfui.

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— Tu mens, dit un homme qui ouvrit laporte de la maison, et qui était David Roaixlui-même ; tu mens, Cordou, en disant que jeme suis enfui ; tu sais que ma maison est forte,que les tours en sont solides et bien muniesd’armes, et que ceux qui fuient sont ceux quiveulent en approcher de trop près.

— Ne te vante point tant, reprit celui qu’onavait nommé Cordou, d’avoir trouvé un asiledans ta maison. La faim chasse le loup hors dubois ; tu ne seras pas toujours à l’abri derrièreta porte de chêne, et alors nous saurons si tonépée n’est pas, comme tes cannes à mesurer ledrap, plus courte que l’honneur ne le permet.

— Je puis te l’apprendre tout de suite, ditDavid en s’avançant, et quoique les pintes àl’huile soient d’un quart au-dessous de l’ordon-nance du comte Alphonse, je m’en contenteraipour te faire une saignée au cœur.

À ce propos, tous les hommes vêtus deblanc tirèrent leurs épées et voulurent s’élan-

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cer sur David Roaix ; mais tout aussitôt, unedouzaine de bourgeois, sortis de leurs maisons,se rangèrent de son côté, armés de piques etde longues épées.

— Vous voulez nous assassiner ? cria Cor-dou.

— Ce serait justice, dit Roaix, car l’autrejour que Mérilier le drapier passa dans la ruede l’Huilerie, vous l’avez assailli et frappé detrois coups de poignard, et aujourd’hui quevous autres huiliers, vous voici dans la rue dela Draperie, vous n’en devriez sortir aucun vi-vant.

— C’est juste, crièrent quelques voix.

— Prenez garde, drapiers de la confrérienoire, dit Cordou, le seigneur Foulques arriveaujourd’hui, et vous aurez à payer notre mort àun homme qui n’a le pardon ni aux lèvres ni aucœur.

— Et le seigneur comte de Toulouse arriveaussi dans sa ville ; et tu sais qu’il a la main

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large pour récompenser ceux qui le servent àson gré.

— Le comte est un hérétique, et hérétiqueest celui qui lui obéit, s’écria Cordou. À nous !à nous ! les sergents des capitouls ! mort auxchapes noires !

— À nous, cria Roaix : mort aux brigandsde la confrérie blanche, aux assassins dévouésdu détestable Foulques !

Une douzaine de cavaliers pénétrèrent dansla rue. Un homme à barbe grise était à leurtête.

— Maîtres bourgeois, cria-t-il en arrivant,troublerez-vous toujours la paix de la ville parvos querelles ?

— David a appelé l’évêque Foulqueshomme détestable.

— Et Cordou a osé nommer le comte Ray-mond hérétique !

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— L’évêque et le comte vous sont tous deuxrespectables, dit le capitoul, et vous mériterieztous deux d’être condamnés à quatre sensd’amende pour avoir insulté, vous, David, lesaint évêque, et vous, Cordou, le noble comte.Mais je veux vous remettre la peine et vous en-joins de vous retirer ; sinon je fais justice moi-même. Holà ! hé ! cavaliers, repoussez cettepopulace ; allez, allez :

— Sire capitoul, dit Cordou en s’éloignant,on voit bien que vous êtes orfèvre, vous tenezla balance trop droite pour n’y avoir pas lamain exercée ; mais prenez-y garde, on dit quele fléau n’en est pas aussi rigide la nuit que lejour, aussi juste dans les conciliabules des ca-veaux de la Daurade que dans la rue de la Dra-perie.

La foule qui s’était amassée à ce bruit, pres-sée par les cavaliers, se dispersa et laissa bien-tôt la rue déserte. Les membres de la confrérieblanche s’étaient éloignés, et les autres bour-geois rentrèrent dans leurs maisons. David

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Roaix introduisit les voyageurs dans la sienne,et le capitoul, qui avait accompagné ses ca-valiers jusqu’à l’extrémité de la rue, revint unmoment après et fut également admis. La nuitétait arrivée et déjà le jour ne pénétrait plusà travers les fenêtres étroites et grillées de lamaison. On alluma des torches.

— Quoi ! dit l’Œil sanglant, vous croyez-vous déjà si sûrs de votre cause que vous en-freigniez ouvertement les ordres du concile etfassiez briller la lumière dans vos maisonsaprès le jour fermé, et cela sans savoir si lesnouvelles que je vous apporte sont de nature àseconder vos projets ?

— Ah ! dit David, il en sera ce qui en sera.Que le comte de Foix se joigne à nous, queComminges nous seconde, peu nous importe.Les seigneurs et chevaliers peuvent continuerà courber la tête sous la loi des évêques et descroisés ; les bourgeois et les manants sont fati-gués d’être donnés en vasselage au premier ve-nu par le premier venu. Nous défendrons Tou-

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louse pour notre compte et nos droits, et nousnous passerons aussi bien de seigneurs pro-vençaux que de seigneurs français.

— Sans doute, dit l’Œil sanglant, mais pourdéfendre Toulouse avec succès, il ne faut pasqu’elle ait ses ennemis dans son sein, et ses ef-forts seront vains pour sa sûreté si, tandis quevous combattrez sur les remparts, les frères dela croix blanche et leur chef ouvrent aux croi-sés la porte défendue par les tours de l’évêché.

— C’est ce que nous discuterons entrenous, dit David en montrant de l’œil Albert etGoldery. Réparez vos forces, et puis nous ironsoù l’on t’attend avec une si grande impatience.

— Et l’assemblée sera plus nombreuse quetu ne penses, dit l’Œil sanglant. Voici d’abordAlbert de Saissac qui désire y assister. Àl’heure qu’il est, il entre dans Toulouse, et pardes chemins différents, des hommes sur les-quels vous n’osiez plus compter.

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— Bien, dit Roaix, mais à table d’abord.Nous parlerons plus tard des affaires ;d’ailleurs, tu sais à qui tu dois communiquerton message ; ce n’est pas à moi.

On passa dans une salle où était servi un re-pas très magnifique.

— C’est une vraie révolte ! cria Goldery àcet aspect ; gloire aux Provençaux et mort auxcroisés ! le concile d’Arles est méprisablecomme le jour de vendredi, et ses canons nesont bons qu’à être brûlés pour faire rôtir cesgrives savoureuses. Je suis pour la Provence.

— Jusqu’à un meilleur repas, dit l’Œil san-glant.

— Jusqu’à la fin de mes jours, dit Golderyavec une dignité très impertinente, et je vousapprendrai que la reconnaissance de l’estomacest plus longue que celle du cœur.

On se mit à table. Après le repas, Alberts’approcha de David et lui dit :

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— Pensez-vous que deux sequins par jourpuissent suffisamment payer la demeure d’unvieillard et sa nourriture ?

— C’est plus qu’il ne faudrait pour tout unmois, répondit David.

— Eh bien ! dit Albert, je vous les offre pourgarder mon père en votre logis pendant monabsence.

— Ne resterez-vous pas à la défense deToulouse ? dit David ; car nul doute que lescroisés ne l’attaquent incessamment.

— Je ne puis, dit Albert. J’ai un vœu à rem-plir, et, jusqu’à ce qu’il soit accompli, je ne puisdonner ni une heure de mon temps, ni une pa-role, ni un effort à aucune chose étrangère.

— Soit, dit David avec froideur. Mais gar-dez votre or, sire chevalier, la maison de Davidest assez grande et sa table assez abondantepour qu’il ne vende pas au fils l’hospitalité qu’ilrend au père.

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Il s’approcha ensuite de l’Œil sanglant et luidit :

— Connaissez-vous les projets de cethomme ?

— Je ne les connais pas, dit celui-ci, maisj’en réponds.

Albert fit part à son père de ce qu’il venaitde décider pour lui, et lui apprit en mêmetemps son départ. David Roaix s’était éloignépour donner avis aux bourgeois et chevaliersde l’arrivée de l’Œil sanglant. Celui-ci ayantentendu Albert donner ordre à Goldery de setenir prêt à repartir dans quelques heures, pé-nétré d’une foi inexplicable dans cet hommequi recouvrait d’une si puissante tranquillitédes douleurs qui devaient le mordre jusqu’auxplus sensibles endroits de son cœur, l’Œil san-glant s’approcha de lui, et le tirant à l’écart, luidit :

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— Que Dieu vous aide, messire ! Avez-vousbesoin d’armes ou de chevaux ? Vous faut-il del’or pour ce que vous allez tenter ?

— Merci, dit Albert ; il faut que je parte de-main au point du jour ; il faut que je sache cequi sera décidé, cette nuit, dans votre assem-blée secrète, et il faut qu’on ignore que j’y aiassisté, voilà tout.

— C’est difficile, sire chevalier ; nos bour-geois se connaissent, et l’on demandera quivous êtes. Je ne vous offre point de répondrepour vous, non que je ne le fisse avecconfiance ; j’ai droit de comprendre vos cha-grins plus que vous ne pensez peut-être ; peut-être aussi, moi qui porte en mon sein un secretsans confident, je puis juger qu’il est de ceschoses qui ont besoin d’être accomplies pourêtre jugées, et cependant je ne puis publique-ment me porter votre garant, parce que nuln’est admis parmi nous qui n’ose écrire sonnom à côté de sa résolution. Je ne vous racon-terai pas non plus ce qui aura été décidé dans

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l’assemblée, car ce serait manquer au sermentque j’ai prêté.

— Et ce n’est pas non plus ce que je veuxsurtout connaître : j’ai besoin de voir de mesyeux ceux qui y assisteront, les principaux.

L’Œil sanglant réfléchit un moment et repritensuite :

— Sire chevalier, si une ruse qui était un jeude notre enfance lorsque Toulouse était pai-sible et que les rires y couraient parmi la jeu-nesse, si cette ruse ne vous déplaît point à em-ployer, je vous ferai assister à cette assemblée.Je fais plus que je ne dois ; mais n’oubliez pas,ajouta-t-il en montrant le vieux Saissac, quelsmalheurs vous avez à venger ! Venez avant queDavid ait reparu dans sa maison ; l’assembléecommence dans une heure, et il faut que voussoyez arrivé dans son enceinte et moi rentrédans cette maison dans quelques minutes.

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V

LES CORDELIERS.

Albert donna ordre à Goldery de l’attendreà la porte des Trois-Saints une heure avant lelever du soleil, et il quitta la chambre où ilsétaient en lui défendant de le suivre. Au piedde l’escalier, au lieu de sortir dans la rue, l’Œilsanglant ouvrit une porte basse et continuaà descendre ; ils gagnèrent ainsi de profondssouterrains. Une lampe allumée à l’entrée etdes torches déposées à côté pour être alluméesquand on voulait pénétrer dans ces caveauxannonçaient qu’ils étaient plus fréquentés queces lieux n’ont coutume de l’être. L’Œil san-

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glant prit une torche et marcha rapidement de-vant Albert ; celui-ci remarqua dans quelquessalles qu’ils traversèrent des amas d’armesconsidérables. Enfin, après une marche d’unquart-d’heure environ, ils gagnèrent des pas-sages plus étroits et fermés de portes secrètes.L’Œil sanglant en ouvrit une dernière, et ils pé-nétrèrent dans une salle immense.

À l’aspect de cette salle, Albert fut tout sur-pris, et, par un mouvement naturel de courtoi-sie, il fut près de s’incliner. C’étaient, sur uneestrade circulaire, les uns assis sur des bancs etd’autres sur des sièges à bras, une foule d’ab-bés, de religieux, de chevaliers richement vê-tus, les premiers de leurs robes splendides etde leurs mitres pointues ; les autres, ou de ma-gnifiques habits ou d’armes étincelantes. Unelampe pendue à la voûte éclairait suffisammentcette scène pour en montrer la majesté.

Après cette première surprise, Albert jetaun regard curieux et lent sur cette assemblée,et crut que sa brusque apparition était cause du

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silence qui y régnait depuis son entrée. Il s’at-tendait à ce qu’on lui adressât quelques ques-tions sur ce qu’il était, et pensait que l’Œil san-glant avait été trompé par l’heure et que l’as-semblée se tenait plus tôt que de coutume ;mais le même silence continua à régner parmitous les hommes assis autour de la salle, un si-lence qui n’était troublé par aucun bruit de vie,aucun de mouvement, aucun de respiration.Une immobilité complète tenait aussi tous lesêtres qui entouraient la salle. Albert regardaittout cela avec attention, et l’Œil sanglant re-gardait Albert regarder ; mais, à l’exceptiond’une curiosité qui ne comprenait pas, l’Œilsanglant ne remarqua rien de défiant et d’épou-vanté sur le visage et dans la contenance duchevalier.

— Où sommes-nous ? dit enfin celui-ci.

— Parmi les morts, répondit l’Œil sanglant.

— Ah ! je me rappelle maintenant, répliquaAlbert en s’avançant dans la salle : c’est une

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propriété des caveaux des Cordeliers que deconserver intacts les corps qu’on y dépose,mais je ne savais pas qu’on les eut rangés et as-sis symétriquement comme une assemblée sé-natoriale et qu’on leur conservât leurs habits.

— Vous voyez, dit l’Œil sanglant, et voici denouveaux bancs qui attendent de nouveaux ca-davres, et nous, en attendant que nous venionsnous y asseoir morts, nous venons nous y as-seoir vivants pour défendre ce qui nous restede vie, plus heureux peut-être si la mort nous yretenait à l’instant et nous épargnait le cheminde douleur que nous parcourrons avant d’y re-venir.

— Eh bien ! dit Albert, où voulez-vous mecacher ?

— Je ne vous cacherai pas, dit son com-pagnon, mais vous vous assoirez sur ce siège,à cette place vide, entre ces deux corps, dontl’un est celui de Bertrand Taillefer, qui est ledernier qui s’est servi de la basterne ou du char

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dans les batailles, et l’autre celui de Remi dePamiers, qui a doté Saint-Antonin d’orgues quichantent comme des voix humaines.

— M’asseoir parmi les morts ! dit Albert enréfléchissant ; mais si l’on m’y voit, on peutm’y reconnaître ?

— Vous aurez, si vous voulez, la face voi-lée ; prenez un habit de moine, et vous en ra-battrez le capuchon sur votre visage.

— Vous avez raison, dit Saissac ; donnez-moi cet habit, ce suaire des grands pécheurs,et je m’en envelopperai, et ce sera comme untémoignage qu’Albert de Saissac est mort à lavie qu’il a menée jusqu’à ce jour, car il est vé-ritablement mort, et c’est un autre homme quisortira du linceul.

— Je vous quitte donc, dit l’Œil sanglant, ilfaut que j’introduise nos amis dans ce souter-rain, l’heure de leur venue doit être sonnée.

Albert resta parmi tous ces cadavres, quiavaient gardé l’aspect de la vie, les uns pen-

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chés en arrière, comme dans un repos contem-platif ; les autres accoudés sur le bras de leurssièges, comme vivement attentionnés à un dis-cours ; la plupart les mains croisées commes’ils étaient en prière ; des chevaliers le poingsur leurs épées, un d’eux la main sur son cœur,où il avait été frappé d’une blessure qui l’avaitdû tuer sur le coup. Albert se mit à considérerce spectacle singulier ; et ces idées de reposdurable qui prennent aisément le cœur à l’as-pect de la mort vinrent l’assaillir : il mesurala tâche qu’il s’était imposée, la lutte qui luirestait à soutenir, et la tristesse le gagna len-tement. Depuis son arrivée à Saissac, Albertavait pour ainsi dire vécu dans un paroxysmede douleur qui ne lui avait pas permis de voirjustement où il marchait. Ce fut dans cettesalle, en présence de ce passé assis en cercleautour de lui, immobile et silencieux, qu’il fitl’inventaire de son avenir.

Quelle pensée funeste m’est venue, monDieu ! se disait-il ; pourquoi vais-je m’engager

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dans une si dure entreprise ? Ne puis-je suivrele chemin vulgaire de la vengeance, tirer l’épéecomme tous ces hommes qui vont venir iciet combattre à leur côté mes ennemis et lesleurs ? Si je fais cela, ils m’honoreront commeun brave chevalier, ils m’éliront peut-être par-mi les plus forts pour commander leurs ar-mées ; peut-être ils me donneront une largepart de la terre que j’aurai délivrée si je survisà la lutte, une large part de gloire si je suc-combe ; tandis que, dans le sentier que jeprends, il me faudra marcher seul, avec lesoupçon pour compagnon de ma route, peut-être avec le mépris, avec la haine, et n’ayantque moi en qui me reposer dans ce long et in-certain voyage.

Et dans ce moment un nom qui n’avait pasencore été prononcé par sa pensée résonnatout à coup dans sa mémoire.

— Et Manfride, se dit-il, la laisserai-je avecles autres parmi la foule qui me maudira, oula traînerai-je à ma suite dans cette longue

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et épouvantable épreuve ? Oh ! pourquoi cettepensée m’est-elle venue ? Pourquoi, du mo-ment qu’elle m’a pris au cœur, est-elle devenuela nécessité implacable qui doit être le guide dema vie ? Pourquoi se fait-il que cette idée, queje n’ai communiquée à personne, me soit déjàun si puissant devoir qu’il me semble qu’on metrouverait lâche si je l’abandonnais ? Cepen-dant je n’ai pas encore dit : « Voilà ce que je fe-rai, » et nul homme ayant entendu cette parolene peut me reprocher d’avoir fui devant une ré-solution formée. Il est mille autres moyens quisatisferaient les haines les plus acharnées, quiparaîtraient une vengeance suffisante des mal-heurs soufferts. Je puis encore les choisir, il enest temps. – Non ! non ! – Les hommes fortsont coutume de dire : « Ce qui est dit est dit, »et ils agissent sur leur parole bonne ou mau-vaise, sage ou folle. Eh bien ! moi, je dis : « Cequi est pensé est pensé ». C’est un engagementenvers le ciel, qui nous inspire de telles idées ;je le remplirai.

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Un bruit léger annonça à Albert la venue deceux qui devaient prendre part à l’assemblée.Il se mit sur le siège que lui avait désigné l’Œilsanglant et le poussa à l’angle le plus éloigné etle plus obscur de la salle, de manière à ce quela lueur de la lampe ne vint pas frapper sur sonvisage. À peine était-il assis qu’un vieillard en-tra. Il était accompagné d’un enfant de douzeans environ. Le vieillard était pâle, souffrant,son regard inquiet allait çà et là comme lachasse d’un chien en quête ; il y avait danstoute son allure une sorte d’effort constantpour ne pas se laisser affaisser par une lassi-tude qui se montrait sur son front chauve etdans les traits flétris de son visage. L’enfantétait une de ces nobles créations de Dieu quifont pardonner certains pères, comme il estdes pères qui font pardonner certains fils. Il yavait dans ce jeune visage une résignation sisereine, une résolution si puissante qu’on sen-tait qu’il avait déjà pesé de grandes douleurssur ce cœur d’enfant.

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— Asseyons-nous, mon fils, dit le vieillard ;tu dois être fatigué de cette longue route faiteà pied. Tu n’étais pas né, enfant, pour cachertes pas dans la nuit, ta vie dans le cercueil ; carc’est un cercueil où nous sommes, un cercueiloù je pourrais être pour n’en plus sortir. Maistoi, si jeune ! oh ! malédiction sur moi, malé-diction sur moi qui t’ai donné cette vie et quit’ai fait ce malheur !

— Mon père, dit l’enfant, c’est le dernierjour de notre honte, le dernier jour de notre es-clavage. Nous sortirons d’ici pour la vengeanceet pour la liberté : reprenons courage.

— Écoute, enfant, dit le vieillard : si tu asjamais un ami, ne l’abandonne pas ; moi, j’en aieu un, un enfant comme toi, car à mon âge ce-lui qui compte vingt ans ou dix ans est un en-fant pour moi ; j’en ai eu un, je l’ai trahi, je l’aiabandonné, peut-être pour toi, mon fils, peut-être pour que tu pusses ajouter quelques nomsde plus à tous les noms des comtés que je de-vais te léguer ; et pour cela il est arrivé que je

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ne sais plus où cacher ta tête, car ce que mesennemis ne m’ont pas enlevé, mes vassaux mele disputent, et ce n’est qu’à titre de malheu-reux que je suis admis dans cette assemblée,où présidera le malheur.

— C’est à titre de comte, mon père ! s’écrial’enfant, à titre de suzerain, de brave guerrier,de maître juste et humain. Quittez, quittez cedésespoir, qui ne va pas à vos cheveux blancs,qui ferait douter de votre résolution à venger laProvence.

— Et ne vois-tu pas, enfant, dit le père enpleurant, que tes pieds saignent et que je saisque tu dois avoir faim, car voilà cinq heuresque nous marchons dans la nuit, voilà un jourque tu n’as pas encore touché un morceau depain.

— Mon père ! dit l’enfant, je n’ai faim quede vengeance ! Oh ! prenez garde, on vient ;asseyez-vous et relevez la tête, pour que ceux

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qui vont entrer reconnaissent et saluent surson siège le comte de Toulouse.

Le vieux comte de Toulouse passa lesmains sur ses yeux, et, habile à dissimuler sescraintes et ses malheurs aussi bien que ses pro-jets, il montra un visage plus calme et où ladouleur avait un caractère d’honorable fierté.Quelques bourgeois entrèrent ; d’abord ils setinrent à l’écart en causant entre eux ; maisl’enfant s’étant approché du groupe, il leur ditd’un air d’autorité :

— Maîtres bourgeois, ne voyez-vous pas lesire comte de Toulouse qui vous attend ?

— Oh ! merci du ciel ! s’écria l’un des bour-geois, c’est notre jeune comte ! Qui vous a déli-vré, noble seigneur ? qui vous a tiré des mainsdes croisés et rendu à vos fidèles vassaux ?

— Et quel autre que mon père pouvait lefaire et l’a fait ? dit le jeune comte. Si ma dé-livrance vous est une bonne nouvelle, allez re-mercier celui à qui vous la devez.

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Les bourgeois s’approchèrent alors ducomte de Toulouse et le saluèrent. Celui-ci, lesayant reconnus, leur parla à chacun et devanttous les autres avec ce tact de la flatterie qu’ilconnaissait si bien.

— Ah ! c’est toi, maître Chevillard, les bois-seliers et sabotiers t’ont nommé leur syndic ; tules remercieras pour moi de s’être si bien sou-venus que je t’ai souvent recommandé à leurchoix. Sois le bienvenu, Jérôme Frioul, c’est lecas aujourd’hui d’avoir de bonnes cuirasses etde bonnes épées, et quelque prix que tu mettesaux tiennes, elles valent toujours plus qu’on nepeut te les paver.

— Ah ! sire comte, dit l’armurier, ce n’estplus le temps où le fer, bien battu par le mar-teau et durement trempé dans l’eau salée, va-lait son pesant d’argent monnayé. Je donneraipour rien toute épée qu’on me rapportera avecune tête de croisé au bout, toute cuirasse quiaura l’empreinte d’une lance ou d’une hachehardiment affrontée ; je les donnerai toutes,

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excepté la dernière, sire comte, que je garderaipour moi.

— Je sais que tu es un digne bourgeois etun brave soldat, dit le comte, et si je ne me suistrompé, tu es en compagnie digne de toi ; carvoici, ce me semble, ton frère, Pierre Frioul,qui n’a pas son égal pour élever la charpented’une maison, fabriquer une chaire ou tournerun jeu d’échecs. Ne voilà-t-il pas aussi Lam-bert, le maître des bateliers, et Luivane, à quije dois encore les belles pièces de toile dont j’aifait présent au roi d’Aragon, mon frère, lors deson mariage ? Vous savez, mes bourgeois, que,dans mon testament, je n’ai pas oublié ceux surqui j’ai droit de compter et qui me sont restésfidèles.

Pendant qu’ils conversaient de cette ma-nière, entrèrent plusieurs bourgeois, puisquelques chevaliers de noms inconnus, quis’approchèrent du comte de Toulouse et em-brassèrent son fils avec transport. Le comteleur raconta comment, à force d’or et déguisé

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en marchand, il avait séduit les gardes qui re-tenaient son fils en otage dans la ville de Bé-ziers, et comment il l’avait amené lui-mêmejusqu’à Toulouse. Soudain la porte s’ouvrit parlaquelle l’Œil sanglant avait introduit Albert, etdeux chevaliers entrèrent ensemble, vêtus defer, portant des épées d’une longueur démesu-rée et appuyés tous deux sur un long et mincebâton de houx. À leur aspect, un cri générals’éleva.

— Les comtes de Foix ! les comtes de Foix !répéta-t-on de tous côtés, et nobles et bour-geois se précipitèrent vers eux, les uns tendantles mains, les autres les saluant avec trans-port ; mais eux, toujours ensemble, en rece-vant comme ils le devaient ces témoignagesd’estime et d’affection, marchèrent droit aucomte de Toulouse, et mettant un genou enterre, l’un d’eux prit la parole :

— Nous voici, sire comte, dit-il ; un de tesmessagers est venu, il y a quelques mois, pen-dant que tu étais au siège de Lavaur, com-

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battant pour les croisés, et il nous a dit queton intention était de tourner bientôt tes armescontre eux ; il nous a ordonné de préparer lalutte ouvertement pendant que tu te prépare-rais en secret. Nous l’avons fait : nous avonsattaqué les Teutons qui venaient au secoursdes Français, et pas un n’ira dire à ses frères sile ciel de la Provence est plus doux que celuide la Germanie. Ton messager est revenu il y aquelques jours et nous a dit encore qu’il te fal-lait des hommes et des armes pour défendre laville de Toulouse menacée ; nous sommes en-core venus, laissant à nos vassaux le soin deprotéger nos terres s’ils en trouvent la forceen eux-mêmes, estimant qu’il n’y aura de sû-reté pour les seigneurs qu’autant que le suze-rain sera puissant, et assurés que si le malheurveut que nos châteaux et nos villes deviennentla proie des croisés, tu nous rendras pour lesreconquérir l’appui que nous t’aurons prêté aujour du malheur.

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— Et il en sera ainsi, s’écria le jeune comtede Toulouse avec chaleur. Puis, se reprenant, ilajouta d’un ton modeste : Excusez-moi d’avoirporté la parole, messires, avant notre seigneurà tous, mon père et le vôtre ; mais vous ne dou-tez pas de ses sentiments, et si le ciel veut,comme je l’espère, que je lui succède danscette suzeraineté, que vous placez au sommetde vos garanties, il faut que vous sachiez quecette suzeraineté sera dans mes mains uneépée et un bouclier pour vous défendre et vouscouvrir.

— Mon fils, dit le vieux comte de Foix, etton père me permettra sans doute ce nom, carnos cheveux ont blanchi ensemble et nos brasse sont usés aux mêmes guerres, mon fils, tuas parlé justement comme nous avons agi, etnous avons agi, comme vous le voyez tous,pour donner cet exemple à la Provence qu’iln’est pas de ressentiment ou de division intes-tine qui ne doive cesser à l’heure où l’étran-ger met le pied sur notre sol. Assez longtemps

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nous avons été divisés et nous avons combattupour la possession de quelques châteaux, maisje n’ai plus de châteaux qui ne soient à monsuzerain quand les siens sont menacés ; je n’aipas une drachme d’or qui ne lui appartiennequand son trésor est vide.

Ces paroles furent accueillies avec des ap-plaudissements. Bientôt entrèrent d’autreschevaliers, parmi lesquels Comminges, arrivéen toute hâte, l’Œil sanglant, David Roaix, lecapitoul, Arregui, et quelques autres. Quandtous ceux qui avaient droit d’assister à l’assem-blée furent présents, on se rangea en cercle au-tour d’une table de pierre qui tenait le milieude cette vaste salle. Le comte de Toulouseavait réclamé le silence, il invita l’Œil sanglantà parler. Celui-ci se leva du banc où il avait prisplace et dit :

— Messires, mes nouvelles sont courtes,car chacun a apporté ici sa réponse. J’ai étévers le comte de Comminges, et le voici qui estparmi vous prêt à vous dire ce que sa présence

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vous a déjà appris, qu’il n’a pas un homme,un pouce de terre, une goutte de sang qui nesoient voués à la défense et à la liberté de laProvence. Vous m’avez envoyé vers les comtesde Fois, vous venez de les entendre. Enfin j’aifranchi les Pyrénées, j’ai traversé l’Aragon etj’ai rejoint le roi Pierre dans la plaine de Cos-sons, où il venait de livrer bataille au roi Mira-molin et poursuivait les Maures vaincus, le luiai rendu le message écrit qui lui était destinéet que les chevaliers et bourgeois de Toulouselui adressaient ; il en a pris connaissance etm’a fait serment sur ses armes et sur les saintsÉvangiles que, l’année écoulée de son vœu decombattre les Maures, il assemblerait ses che-valiers et viendrait en secours à la Provence.

— Merci de Dieu ! s’écria le jeune comte deFoix. Bernard, le roi d’Aragon, est un loyal ami,il ne veut point nous ravir la gloire qui nous re-viendra pour nous être délivrés des bourdon-niers : il nous laisse plus de temps que nousn’en mettrons, je l’espère, à accomplir cette en-

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treprise. Alors il sera le bienvenu en nos châ-teaux, où nous pourrons lui offrir des fêtes aulieu de combats, ce que sans doute il préfère.

— Mon fils, dit Raymond, vous êtes injusteenvers mon frère Pierre ; s’il est deux braveschevaliers dans la Provence, peut-être en est-il qui vous nommeraient le premier, mais assu-rément tout le monde le nommerait avant toutautre, vous le savez bien.

— Oh ! dit Bernard, ce n’est pas sa valeurque je suspecte, et je suis assuré que, dans saguerre contre les Maures, aucun n’a pénétréplus avant dans les rangs, aucun n’a laissé surle sol tant de cadavres après lui ; mais cettemain, si terrible contre les étendards aux crinsde coursier, tombera devant la croix qui mar-chera en tête des escadrons de nos ennemis.Qu’a-t-il employé jusqu’à ce jour pour notredéfense, sinon les prières à mains jointes ? Et,s’il faut le dire, où ont trouvé un asile la sœurde sa femme et le fils d’un chevalier qui nousvalait tous ? Ce n’a pas été dans la puissante

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et riche Saragosse, ç’a été dans le dur et tristechâteau de Foix. Pierre d’Aragon a juré sur lessaints Évangiles ! mais le pape relève de tousles serments, et le serment de Pierre d’Aragonappartient au pape comme son cœur et sesvœux. Et puis, savons-nous si, frères, parents,amis, pape et gloire, il n’oubliera pas tout pourquelque fille aux beaux yeux. Ne savez-vouspas qu’on dit que Bérangère, la fille de Simon,lui a déjà paru digne de ses rimes ; qu’elle le se-ra bientôt de son amour et bientôt de son ser-vice ; qu’ils ont déjà échangé des gages de ten-dresse à la dernière visite de Pierre au campde Simon ? Et vous savez bien que Pierre esthomme à se vendre et à nous vendre tous pourune nuit passée dans les bras d’une femme !

Ce n’est pas du moins pour celle-là, dit l’Œilsanglant, car le message dont je suis chargépour elle peut être considéré comme une in-sulte envers la fille et une déclaration de guerreenvers son père. Vous pourrez le croire quandje vous aurai dit que je n’ai pas jugé prudent de

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les lui remettre moi-même, et que je garde cesoin à qui n’a que sa tête à risquer.

— Mon fils, dit alors le vieux Raymond aujeune comte de Foix, retenez donc votrelangue, car si vos paroles étaient répétées auroi d’Aragon, elles pourraient l’indisposercontre nous et l’engager à nous retirer son se-cours, sur lequel je compte et je dois compter,comme vous pouvez voir ; car si le respectde Pierre est grand pour le saint-père, s’il estplus occupé de galanterie que de politique, saloyauté est connue et prouvée à tous.

— D’ailleurs, dit l’Œil sanglant, je suis enoutre chargé de vous offrir un gage plus sé-rieux de ses intentions. Déjà uni par le mariagede notre comtesse Léonore, sa sœur, avecnotre seigneur comte, le roi d’Aragon offre deresserrer cette alliance un unissant la dernièrede ses sœurs, la jeune Indie, à notre jeunecomte Raymond.

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Cette nouvelle fut favorablement accueilliepar l’assemblée, et le vieux comte de Toulouse,connu dès cette époque sous le nom de Ray-mond le Vieux, tandis qu’on appelait son filsRaymond le Jeune, le comte de Toulouse ré-pondit avec empressement :

— Certes, cette alliance est possible etjuste, surtout s’il donne à sa sœur une dotconvenable en domaines et trésors, et dans lecas où il la déclarerait son héritière s’il venait àdécéder sans enfants.

— Oubliez-vous son fils Jacques, réponditbrusquement Bernard, son fils, né de cette fa-meuse nuit du château d’Omélas, où le dépitd’avoir été joué égara le roi d’Aragon jusqu’auressentiment de laisser assassiner le vicomtede Béziers ? Qu’il unisse, s’il veut, son épée à lanôtre, voilà la première alliance qui doive avoirlieu entre des hommes dont le combat est lepremier besoin. Mais laissons cela, et dis-nous,mon brave Œil sanglant, ne nous amènes-tupas un champion nouveau et dont on dit l’épée

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plus forte que celle de tous les chevaliers fran-çais et anglais qui combattaient en Palestine ?Albert de Saissac n’a-t-il pas traversé Carcas-sonne avec toi ? Du moins, lorsque j’y suis pas-sé secrètement, dans la nuit, on m’a racontéqu’il s’y était montré en compagnie de têtesblanches, et j’ai supposé que c’était toi et lestiens.

À cette question, Albert devint plus atten-tif ; il prévit qu’à cette parole allaient com-mencer les commentaires sur sa conduite, lesfausses suppositions, les soupçons outra-geants.

— C’était moi, en effet, répondit l’Œil san-glant ; et le sire Albert de Saissac nous a ac-compagnés jusqu’à Toulouse. Il est entré avecnous jusque dans la maison de maître David ;mais depuis il en a disparu, après m’avoir ditqu’un vœu secret l’empêchait de participer à ladéfense de Toulouse.

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— Ah ! s’écria Bernard, c’est encore un deceux-là qui sont habiles à se faire au loin unerenommée de bravoure que personne ne peutattester, et qui, rentrés dans leur pays, ne fontde ce prétendu courage qu’un droit à êtrelâches.

Albert fut sur le point de s’écrier à ce mot,de se lever pour insulter Bernard, le démentiret le défier. Mais relever à sa première expres-sion cette désapprobation qui devait probable-ment le poursuivre jusqu’au jour où il auraitaccompli sa résolution, c’était manquer de cecourage passif dont Albert sentait si profon-dément le besoin ; c’était compromettre cettevengeance à laquelle il s’était voué devant lui-même. Il demeura donc immobile et subit pai-siblement le regard de l’Œil sanglant qui alla lechercher à sa place et lui apporta l’injure avecce commentaire : — Il y a quelqu’un qui saitque tu l’entends et qui voit que tu la souffres.

L’Œil sanglant crut cependant devoir ré-pondre à Bernard, et lui dit :

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— Sire comte, il ne faut juger personneavec cette précipitation ; qu’eussiez-vous dit si,lorsque, obéissant à un ordre secret de votresuzerain, vous rendiez hommage à Simon deMontfort, il se fût trouvé quelqu’un qui eût pré-tendu que vous obéissiez à la peur ?

— Maître, dit Bernard, s’il l’eût dit devantmoi, je lui eusse arraché la langue ; s’il l’eûtdit en arrière, je lui aurais envoyé mon gant etmon défi.

À ce mot, un gant, parti d’un endroit quepersonne ne put remarquer, tomba sur la tableautour de laquelle on était assis. Il se fit unmouvement rapide et soudain ; chacun se leva,et les regards se dispersèrent de tous côtéspour voir qui avait lancé le gant. Maître Davidle prit et s’écria :

— C’est le gant du sire de Saissac ; je le re-connais aux lames d’argent entrelacées d’acierqui le recouvrent.

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L’Œil sanglant se tut, et un étonnementmuet s’empara de toute l’assemblée. Bernarddevint soucieux ; il fronça son épais sourcil etpromena ses yeux autour de lui comme poury chercher un ennemi vivant à qui il put ré-pondre ; mais tout le monde était terrifié. Enfinle comte de Toulouse lui dit :

— C’est votre coutume, comte Bernard,d’outrager légèrement ceux qui sont absents etpeut-être ceux qui sont morts ; votre langue esttrop prompte.

— Mon épée ne l’est pas moins ! s’écria Ber-nard, et l’une répare le mal que fait l’autre. Ehbien ! que ce gant me vienne d’un ennemi mortou vivant ; qu’il sorte de la main d’Albert ou dela griffe d’un damné, j’accepte le défi et seraiprêt à y répondre à toute heure.

— Ce soir ! dit une voix sépulcrale qui, danscette vaste enceinte et par l’effroi qui tenaittoute l’assemblée, se fit entendre comme unson surnaturel.

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— En quel lieu ? s’écria Bernard audacieu-sement.

— Ici ! répéta la même voix.

— J’y serai, dit Bernard.

— Seul ! dit la vox.

— Seul ! répondit Bernard.

Tout le monde s’était levé, et les regardserrants de chacun attestaient une terreur pro-fonde : elle était si intense et en même tempssi naturelle à la superstition du temps que pasun seul ne pensa à une supercherie qui pouvaitavoir caché un homme vivant parmi ces ca-davres si semblables à des hommes vivants.L’esprit humain est ainsi fait, que son premiermouvement est de croire, dans ce qui l’étonne,à quelque intervention surhumaine ; cela au-jourd’hui comme autrefois. De nos jours seule-ment, la raison nous fait faire un retour rapidesur ce premier élan de l’imagination, nous faitregarder plus attentivement aux choses quinous surprennent, et nous les montre toutes

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naturelles ; mais alors la foi dans les miraclesétait si sincère que personne n’osa avoir le bonsens de douter que ce ne fût un fantôme invi-sible qui avait parlé. Cependant la peur soup-çonneuse du comte de Toulouse lui tint lieu delumières et de prudence, et il s’écria :

— Il y a quelqu’un qui nous écoute peut-être et qui se joue de nous. Voyons, visitons celieu.

Cette sage observation fut faite d’une voixsi tremblante et d’un air si épouvanté qu’aulieu d’être bien accueillie, comme elle méritaitde l’être, elle excita un sourd murmure de mé-contentement, et comme Raymond avait saisiune torche pour l’allumer et visiter le souter-rain, Bernard l’arrêta.

— Comte de Toulouse, lui dit-il, ce quenous disons ici dans la nuit sera répété demainen plein soleil, et c’est pitié que ces chevalierset bourgeois aient tenu, pour le salut de leurville, une assemblée secrète comme celle de

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brigands qui la voudraient piller. Peu importedonc qu’on nous ait entendus. Du reste, ceciest mon affaire personnelle, et, quel qu’il soit,vivant ou mort, celui qui a répondu est monennemi, c’est à moi seul qu’il appartient de ledécouvrir, et pour cela je resterai ici, commeje l’ai promis. S’il faut ensuite qu’il n’en sortepas pour mon honneur ou votre salut, voyez, ily a place ici, pour lui, parmi les morts commeparmi les vivants. Occupons-nous donc des af-faires de la Provence.

L’assemblée, malgré la terreur que lui avaitinspirée cet incident, témoigna le même désir,et l’on discuta les mesures qu’il fallait prendre.Alors chacun fut appelé à parler à son tour. Lemalheur en était venu à ce point que tout ceque chacun sut proposer fut sa fortune, sa per-sonne et son influence sur ceux de sa familleet de son état, afin de former une nombreusearmée pour la défense de Toulouse. L’idée d’at-taquer Simon de Montfort n’avait pu pénétrerdans la tête de tous ces hommes braves, tant

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ils avaient été saisis du succès de cetteconquête ; et pour eux, résister leur paraissaittout l’effort possible de la Provence. Lorsquechacun se fut ainsi engagé, Bernard prit la pa-role et dit :

— Vous avez justement dit qu’il fallait nousenfermer dans la ville de Toulouse et la dé-fendre contre les croisés ; mais la première dé-fense qui nous doive occuper, ce n’est pasd’empêcher ses ennemis d’y pénétrer, c’estd’en expulser ceux qui y sont établis. Foulquesy est entré ce soir : Foulques, qui accompagneAmauri de Montfort jusqu’au camp de sonpère, n’est revenu dans la ville que pour la li-vrer à cet exécrable assassin ; eh bien ! qu’iltrouve, pour la première barrière à franchir, latête de ce traître et celle de tous les clercs oubourgeois qui sont vendus à la trahison plantéesur des pieux au pied de nos remparts.

— Mon fils, mon fils, dit rapidement lecomte de Toulouse, vous ne savez jamais pro-poser que des moyens extrêmes : frapper un

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évêque, planter sa tête sur un pieu ! voulez-vous entendre encore quelque voix du ciel oude la tombe retentir dans cette enceinte et criermalédiction sur nous ?

— Je veux, dit Bernard, rendre à un traîtreune part des maux qu’il nous a attirés. Et quem’importe, à moi, que la main d’un autrehomme se soit imposée sur lui et lui ait dit,dans une vaine formule, qu’il était le représen-tant du Seigneur dans l’éternité ? Tu l’appellesévêque, je l’appelle traître ; ils lui ont dit qu’ilétait prêtre dans l’éternité, je couperai cetteéternité avec mon épée. Je demande la mort deFoulques, sa mort immédiate et celle de tousses complices.

L’assemblée, qui jusque-là avait été una-nime, se divisa en ce moment ; tous sentaientla nécessité de purger la ville de Toulouse dece foyer de trahisons et de désordres ; maisbeaucoup reculaient encore devant l’idée deporter la main sur un prêtre, surtout en unesorte de jugement solennel. La plupart, s’ils

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avaient rencontré Foulques dans une mêlée,lui eussent sans remords donné un coup depoignard ; et dans cette guerre d’exterminationles prêtres assassinés ne manquaient pas dansle récit de la défense des Provençaux. C’estqu’alors, par une subtilité qui se retrouve àtoutes les époques, on croyait pouvoir ainsituer l’homme sans toucher au prêtre ; au lieuqu’en le plaçant devant ses juges, il semblaitqu’il y arrivât tout revêtu de ce caractère sacréet inviolable qui était l’arche sainte del’époque. Pour que ce sentiment ne paraissepas trop extraordinaire à nos lecteurs, qu’ilnous soit permis de l’expliquer par un exempleplus récent. Nous avons souvent entendu dire,non aux hommes dont les idées républicainessont assises sur des principes formels d’égalitéhumaine et de souveraineté populaire, maisà ceux qui, bien qu’ennemis de la royauté,n’osent pas mettre tout un peuple en parallèleavec un roi, nous leur avons entendu dire :« C’est un grand malheur pour la révolutionque Louis XVI n’ait pas péri fortuitement dans

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quelqu’une de ces insurrections qui ont envahison palais ; cela eut sauvé à la France cet im-mense et douloureux scandale d’un roi assissur le banc des accusés et jugé par ses sujets. »Et ceux qui pensent ainsi, qui eussent préféréun coup de poignard, un crime à un jugementsolennel, sont nombreux et les plus nombreux.Sans vouloir discuter ce singulier sentiment,nous le constatons, et nous disons que, au trei-zième siècle, le prêtre pouvait craindre un poi-gnard qui se fût glissé sous son étole, mais qu’iln’avait pas à redouter un bourreau qui la lui eûtarrachée. Le vieux comte de Foix se leva ce-pendant et dit :

— Il ne faut point frapper avec l’épée deshommes qui ne portent point l’épée ; d’ailleurs,tuer un prêtre ce n’est tuer qu’un corps. Celuiqui frappe son ennemi lorsqu’il est seigneur,noble ou bourgeois, en a fini avec l’esprit quile persécutait ou l’attaquait : quand vous tue-riez Foulques, vous auriez jeté un cadavre àla voirie, voilà tout ; demain, l’esprit de Rome

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reviendrait s’asseoir sur le siège de Toulousedans le corps d’un autre évêque, avec l’ambi-tion, la haine et la trahison pour conseillers :celui-ci mort encore, un autre lui succéderait.Ne tuez pas les prêtres de votre ville pour qu’ilsaient des successeurs, mais chassez-les pourqu’ils n’y rentrent jamais, ou du moins pourqu’ils n’y rentrent que soumis à la puissancedes suzerains. Foulques est l’homme qu’il vousfaut pour cela ; persécuteur haï, méprisé, il netrouvera pas une voix qui le rappelle dans nosmurs, et l’on préférera être sevré des sacre-ments de l’Église que de les recevoir de sesmains prostituées au vol et à la rapine ; tandisque si la mort rendait son évêché libre d’êtreoccupé, ce leurre qui trompe incessammentles peuples et leur fait voir tout nouveau venucomme un libérateur, ce leurre, dis-je, leur fe-rait demander un nouvel évêque, et nous ren-drait bientôt l’ennemi que nous croirions avoirexterminé.

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— Je me range de l’avis de mon prudentcousin, dit le comte, et pense comme lui quel’expulsion de Foulques est la meilleure résolu-tion que nous puissions prendre : mais ne fau-drait-il pas une occasion pour exécuter juste-ment cette juste décision ?

— Si la décision est juste, dit Bernard, touteheure est bonne pour l’exécuter, et je demandeque celui qui va être élu chef de cette guerresoit tenu de l’exécuter demain dans la journéemême, car vous savez, je pense, qu’avant deuxjours Simon de Montfort sera au pied de nosmurs.

Bernard n’avait pas achevé, que le jeunecomte de Toulouse se leva et s’écria avec unehauteur particulière :

— Qui parle d’élire un chef à la guerrelorsque le comte de Toulouse y est présent ?Est-ce là, comte de Foix, cet exemple de vasse-lage que vous venez donner en exemple à noschevaliers, ce dévouement qui vous fait quitter

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le gouvernement de vos domaines pour venircommander dans ceux de votre suzerain ?

Un applaudissement général suivit les pa-roles du noble enfant.

— Mon fils, mon fils, dit le vieux Raymond,le sire Bernard a raison : à une guerre pareille,il faut un chef qui puisse passer les jours et lesnuits dans ses armes ; il faut un homme expéri-menté, qui ait l’habitude des ruses de l’attaqueet des surprises du combat. Aux uns il manquepeut-être quelque chose de cette vigueur, auxautres quelque chose de cette expérience. Jesuis bien vieux, et toi, enfant, trop jeune peut-être pour un pareil commandement. Si la voixde nos chevaliers et de nos bourgeois ne craintpas de le remettre en d’autres mains que lesnôtres, il faut y obéir, mon fils ; car, ce n’estplus de nous qu’il s’agit à cette heure, mais dela Provence entière, et celui qui la peut mieuxservir est celui qui est digne de la commander.Je suis donc prêt à accepter pour général dela guerre celui que cette assemblée va élire, et

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pour ma part je désigne tout haut les comtesde Foix ; je les désigne tous deux, le père et lefils, car, vous le savez comme moi, c’est un es-prit en deux corps, une volonté en deux corps,forte parce qu’elle est double et forte comme sielle ne l’était pas, tant il y a une intime et se-crète union dans leurs vues et leurs projets.

Ces paroles, dites doucement, étaient ac-compagnées d’un imperceptible sourire d’iro-nie et une satisfaction inexplicable perçaitdans le visage du vieux Raymond en les pro-nonçant.

Les deux comtes de Foix échangèrent unregard de joie ; mais les chevaliers et bourgeoisfurent mécontents ; et lorsqu’il fallut que cha-cun nommât celui qui devait être le chef, ils’établit de tous côtés des entretiens particu-liers et animés. L’audacieuse prétention descomtes de Foix révoltait la plupart des cheva-liers. Parmi ceux qui se parlaient activement,Albert entendit David Roaix et l’Œil sanglantse donner mission d’appuyer la nomination des

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comtes de Foix. Puis le vieux comte de Tou-louse s’étant approché de l’endroit où était as-sis le sire de Saissac, celui-ci remarqua qu’il di-sait au jeune comte son fils :

— Tu es triste, Raymond. Crois à ma pru-dence, enfant ; notre heure n’est pas venue denous lever et de nous montrer en tête des en-nemis des croisés ; la fortune de Simon doitécraser encore bien des ennemis avant d’arri-ver au sommet d’où elle devra descendre etdont nous la précipiterons.

Ils passèrent. Un groupe de bourgeois lessuivait en s’entretenant.

— Jamais, disait Frioul, on n’a porté si loinla lâcheté d’un côté et l’insolence de l’autre ;les comtes de Foix sont des vassaux pires quedes ennemis ; c’est en nous que nous devonsmettre nos espérances, et si je savais un bour-geois capable de mener cette guerre, je l’éliraisplutôt que ces nobles.

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— Mais tu n’en sais pas, dit David Roaix,si ce n’est toi, et toi seul es de cet avis ; jedis donc qu’il faut élire les comtes de Foix ; tupeux être assuré que le vieux Raymond sauraréprimer cette insolence lorsqu’il les aura usésà délivrer ses États.

Comminges succéda à ceux-ci ; l’Œil san-glant lui disait :

— Pourquoi voulez-vous que Raymondchange sa nature ? Ne voyez-vous pas quevous n’obtiendrez jamais de lui qu’il fasse uneaction tout droit, et qu’il veut avoir l’air d’êtreforcé par ses vassaux au parti de la résistance.Croyez-moi, il ne manquera à cette guerre nipar l’or qu’il prodiguera ni par son épée, s’ille faut. Mais quant à lever le premier la voixet l’étendard, il ne le fera pas : vouloir cela delui, ce n’est rien vouloir, c’est jeter à terre ladernière espérance de la Provence. Il faut élireles comtes de Foix, croyez-moi, sire de Com-minges. Peut-être votre valeur vous mérite-t-elle ce commandement ; mais ils ont ce que

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vous avez perdu, un comté libre encore, oùils peuvent offrir asile, en cas de malheur, àqui les aura suivis. Vous n’en êtes plus là, sirecomte, et vos richesses sont toutes au bout devotre épée.

Ils s’éloignèrent encore. On se mit en devoirde faire l’élection, et les comtes de Foix furentnommés unanimement. Aussitôt le vieux Ray-mond les félicita, et il ajouta avec cette ironiequi, malgré lui, dominait sa prudence :

— Votre premier devoir, sire Bernard, estd’expulser Foulques de la ville de Toulouse ;vous l’avez dit vous-même, et nous, vos sol-dats maintenant, nous y comptons.

— Et le jour ne se passera pas que cela nesoit exécuté, répondit Bernard.

En ce moment, l’Œil sanglant dit tout bas àDavid Roaix :

— Fiez-vous au vieux renard pour imposerau jeune sanglier des obligations que celui-ciaccomplira tête baissée avec fureur. Oh ! ce

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n’est pas l’audace des conseils qui manque auvieux Raymond.

On parla encore un moment des meilleuresdispositions à prendre pour la défense de laville, puis on se sépara. Ce fut à ce momentque Bernard se rappela le singulier rendez-vous qui l’attendait dans cette salle, et, malgréles observations de plusieurs chevaliers quivoulaient lui persuader de ne se point exposerà quelque sorcellerie, malgré surtout toutes lesinstances de l’Œil sanglant, qui craignait l’is-sue d’un combat sérieux entre les deux cheva-liers, Bernard persista à rester. Tout le mondese retira, et il demeura seul dans le souterrain,après avoir recommandé à David de laisser ou-verte la porte qui donnait de sa maison dansles caveaux.

L’Œil sanglant rentra dans la maison de Da-vid Roaix et y retrouva Goldery, qui préparaitdans la cour les chevaux de son maître. Bientôttout bruit cessa et chacun se retira dans lachambre qui lui avait été assignée, excepté

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Goldery et l’Œil sanglant. Celui-ci, inquiet surce qui pouvait se passer dans le souterrain,se promenait dans la cour tandis que Golderyadressait des questions pleines d’intérêt auxdeux chevaux sur la qualité de l’orge, du foin,de la paille qu’on leur avait servis. Enfin l’Œilsanglant, tourmenté toujours de la même pen-sée, dit brusquement à Goldery :

— Votre maître est-il bonne épée ? est-ilbonne lance ?

— Que diable me demandez-vous là ? ré-pondit Goldery : c’est selon l’épée, c’est selonla lance. Si vous entendez par là s’il a du cou-rage, tout ce que je puis vous dire, c’est que,quand l’envie de se battre le prend ou qu’ils’y croit obligé par honneur, il croiserait uneplume contre une hache avec autant de rési-gnation qu’en un jour de disette je mangeraisdes oignons crus, ce qui est la plus épouvan-table épreuve par où puisse passer un homme.

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— Mais à cette heure, dit l’Œil sanglant, ilest sans épée, sans armes, sans poignard.

— Si, comme je le soupçonne, il est allé voirquelques amis, s’il a des amis, je pense que niépée ni armes ne lui sont utiles.

— S’il a des amis ? dit l’Œil sanglant ; pour-quoi en doutez-vous ?

— Qui peut dire qu’il ait des amis, monmaître ? dit Goldery. Que de fois, en croyantparler à un cœur dévoué, on dit son secret àun traître ! qui sait même si, tandis que je parleici, le sire Albert n’est pas tombé dans quelquepiège ?

— Ce n’est pas un piège, dit l’Œil sanglant,mais c’est un danger.

— Un danger ! s’écria Goldery avec un sisubit changement de voix, d’expression, de te-nue, que l’Œil sanglant en fut frappé. Mais il seremit aussitôt et ajouta :

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— Est-ce le danger que court un hommecontre un homme ?

— C’est ce danger ; mais le danger d’unhomme sans armes contre un homme armé.

— Tant pis pour l’homme armé ! dit Gol-dery en retournant nonchalamment à ses che-vaux.

Comme il disait cela, un homme sortit dusouterrain et se précipita avec effroi dans lacour : il était pâle, échevelé et tenait une épéenue à la main. L’Œil sanglant et Goldery s’ap-prochèrent de lui ; ses dents claquaient, soncorps tremblait convulsivement, ses yeux re-gardaient sans voir. L’Œil sanglant reconnut lejeune comte de Foix. Deux ou trois fois de suitecelui-ci passa sa main sur son front commepour en écarter une horrible vision ; puis il ditd’une voix haletante et hoquetée à l’Œil san-glant :

— Va… va, il t’a demandé en tombant ; va.

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— Vous avez tué mon maître ! s’écria Gol-dery en tirant son épée ; vous avez assassinéAlbert de Saissac ! Fussiez-vous le roi deFrance, vous m’en répondrez sur votre épée !

— Tué ! assassiné !… s’écria Bernard. Plutà Dieu qu’une goutte de sang fût sortie de cecorps ! Mais l’ombre des morts est à l’abri desarmes des hommes. Va… va, Œil sanglant, ilt’a demandé.

Goldery, ayant remarqué que l’épée de Ber-nard était pure et nette, remit paisiblement lasienne dans le fourreau et dit à l’Œil sanglant :

— Allez, je vous attends.

Puis il ajouta tout bas :

— Je ne sais quelle supercherie mon maîtrea employée pour épouvanter ce chevalier ;mais n’oubliez pas que je le garde pour me ré-pondre de la vie du sire Albert.

L’Œil sanglant s’élança dans le souterrain etdisparut bientôt. Le comte de Foix, assis sur

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une pierre, se remettait mal de la frayeur quil’avait si profondément troublé.

Une heure se passa ainsi ; puis l’Œil san-glant reparut. Il remit à Goldery un anneau.Celui-ci s’écria en le voyant :

— Par saint Satan ! l’heure n’est pas venue,il faut recommencer nos caravanes d’enfer. Ômisère ! misère !

Puis il s’élança sur un des chevaux, et em-menant l’autre avec lui, sortit au galop de lacour de la maison. Bernard s’était levé aux pa-roles de Goldery.

— Comte de Foix, dit l’Œil sanglant, n’ou-bliez pas la promesse que vous avez faite.

— Je la tiendrai, dit Bernard, je la tiendrai.

Puis il quitta la maison de David Roaix,et l’Œil sanglant, après s’être assuré que per-sonne ne l’observait, alla chercher dans sachambre divers objets soigneusement enfer-més et rentra dans le souterrain.

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VI

MIRACLE.

Le lendemain, ou plutôt dès que le jour pa-rut, un cercueil sortit de la maison de DavidRoaix, et, porté par des hommes vêtus delongues chapes noires, on le dirigea versl’église Saint-Etienne. Aucun insigne ne cou-vrait ce cercueil ; maître David, l’Œil sanglantet quelques bourgeois seulement le suivaienten silence. Lorsqu’il fut arrivé devant l’église,les porteurs le déposèrent sur les marches, etDavid Roaix frappa aux portes qui étaient en-core fermées. Elles s’ouvrirent. L’Œil sanglantdemanda que le corps du sire Albert de Saissac

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fût admis dans l’église pour y recevoir la bé-nédiction du vénérable Foulques. Un des clercsde la sacristie se chargea d’aller prévenirl’évêque et se rendit dans son palais, qui étaitattenant à Saint-Etienne.

À ce moment, Foulques était occupé à en-tendre la relation que maître Cordou lui faisaitde la querelle qui avait eu lieu la veille entreles chapes noires et les chapes blanches. L’as-surance de David Roaix avait alarmé l’audacede Foulques et lui paraissait un signe de com-plot pour son expulsion de la ville.

— Eh bien ! dit-il à Cordou, après un mo-ment de réflexion, aujourd’hui le comte deToulouse ou moi serons maîtres de la ville, luiou moi en sortirons ; mais qu’il y reste ou qu’ilen sorte, malheur à lui ! malheur à Toulouse !car s’il y demeure, l’armée des croisés, arrêtéeaux portes de cette cité impure, en fera un bû-cher où périra toute l’hérésie ; s’il en sort, jeles ouvrirai moi-même aux vengeurs du Christ,et l’épée choisira où l’incendie eût tout dévoré.

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Que les bons y songent et prennent leurs me-sures.

À ce moment, le clerc entra dans la salleet dit à Foulques que des bourgeois de la villeétaient venus demander sa bénédiction pour lecorps et l’âme d’un chevalier nommé Albert deSaissac. Ce nom frappa l’évêque : il se le fit ré-péter plusieurs fois, et alors il se rappela la ren-contre qu’il avait faite à la porte de Carcas-sonne. Le clerc lui ayant dit ensuite que maîtreDavid Roaix était un de ceux qui accompa-gnaient le cercueil, Cordou dit à l’évêque qu’eneffet il avait vu, la veille, entrer chez maîtreDavid Roaix un chevalier faïdit, monté sur unroussin, n’ayant qu’un éperon, et ne portant niépée ni poignard. La manière enfin dont il ledécrivit assura Foulques que ce chevalier étaitbien Albert de Saissac, le même qu’il avait ren-contré à Carcassonne, et qui était probable-ment mort.

Dès l’abord, Foulques chercha si cette mortne pouvait pas lui être un prétexte à quelque

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sermon contre les hérétiques, à quelque appelà la soumission du peuple au pouvoir des croi-sés par un si grand exemple. Mais lorsqu’ilvoulait chercher les phrases captieuses qu’ilsavait si bien dire, les exclamations saisis-santes dont il pourrait frapper ses auditeurs,il était, malgré lui, ramené à la singularité dela rencontre de Carcassonne et de l’espèce decrainte surnaturelle dont Albert avait frappétout le monde.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, un nou-veau clerc arriva et lui dit qu’un certainnombre de chevaliers s’étaient présentés àl’église et qu’ils réclamaient ses prières pourAlbert de Saissac ; il ajouta qu’ils avaient intro-duit son cercueil dans la nef, l’un d’eux disantqu’il était nécessaire que le vénérable Foulquesse hâtât, parce que dans quelques heures il neserait plus temps de bénir le cadavre. Foulquesfut d’abord étonné de cette condition ; maisbientôt, pensant à l’audace des chevaliers quiavaient apporté un corps dans l’église sans sa

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permission, il crut y trouver un prétexte auxtroubles qu’il voulait faire naître, et il dit toutbas à Cordou :

— Va, rassemble les tiens et venez enmasse à l’église Saint-Etienne. Je ne sais cequi peut arriver de ceci, mais il est temps demettre en pratique ce précepte du prêcheurDominique : « Celui qui frappe dans l’ombreest plus redoutable que celui qui frappe augrand jour ; mais celui qui frappe au grand jourvaut mieux que celui qui a peur de frapper. »

Il se revêtit ensuite rapidement de son ro-chet, et, posant sa mitre sur sa tête, il fit ap-peler à son de cloche tous les prêtres de Saint-Etienne, et, les ayant assemblés dans la sa-cristie, il leur annonça l’usurpation qui venaitd’être faite, et leur déclara qu’ils eussent à lesuivre en tout ce qu’il ferait pour la réprimer.Un moment après il entra dans l’église.

Un cercueil était posé à terre au milieu dela nef. Auprès du cercueil était un chevalier

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armé de toutes pièces ; un nombre considé-rable de bourgeois et de chevaliers étaient ran-gés tout autour, et un murmure agité bourdon-nait dans la foule qui remplissait l’immensitédu monument. Foulques s’avança jusque au-près du cercueil, et demanda d’une voix irritéequels étaient ceux qui avaient osé braver lesprivilèges de l’église à ce point d’y introduireun mort avant l’ordre de l’évêque.

— C’est moi ! dit le chevalier armé, etlorsque vous aurez entendu ce que j’ai à vousrévéler, vous ne serez point surpris que je l’aieosé, et vous jugerez ce que j’ai fait convenableet prudent.

— Ce qui était convenable et prudent,comte de Foix, répondit Foulques, c’était d’at-tendre que j’eusse interrogé ceux qui ont ététémoins de la mort du chevalier, pour savoirs’il avait rendu l’âme en état de grâce, ou dumoins dans la foi catholique, dont toi et lestiens vous êtes faits les persécuteurs.

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— Seigneur évêque, répondit Bernard,n’élève pas la question de savoir quel est lepersécuteur des catholiques, de toi ou de moi ;ne demande pas de témoin de la mort de cethomme, car il n’en existe aucun ; écoute ce queson esprit m’a chargé de te confesser en pré-sence du peuple.

— Je n’ai rien à entendre ici, dit Foulques ;que ce corps soit porté hors de cette enceinte,et alors je recevrai la confession que tum’offres.

— Prends garde, dit le comte de Foix, quela bénédiction que tu refuseras à ce corps n’ap-pelle sur ta tête et sur celle des tiens une malé-diction qui les poursuivra dans l’éternité. L’es-prit qui m’a parlé t’a désigné pour l’entendre, etil a fallu toute l’autorité de la voix de la mortpour me décider à m’adresser à toi ; mais ceuxqu’on dit les persécuteurs de la foi obéissent àses décrets, tandis que ceux qui prétendent lesdéfendre en dédaignent les devoirs.

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Un assentiment longuement murmuré sui-vit les paroles de Bernard, et quelques-uns desprêtres firent signe à Foulques qu’il étaitconvenable d’entendre ce que Bernard avaità dire ; mais l’évêque ne parut pas y prendregarde, et un vieillard d’entre eux s’étant appro-ché de lui, il l’arrêta avec colère, en lui disant :

— Je vous vois et je vous comprends, mesfrères, et je vois avec douleur, je comprendsavec désespoir que l’esprit de faiblesse, quimène à l’esprit d’hérésie, a pénétré en mon ab-sence parmi les clercs que j’avais cru confierà leur propre garde. Quoi ! la maison du Sei-gneur est-elle une hôtellerie où celui qui seprésente a droit d’être admis, ouverte à toutvenant, et, comme une prostituée, recevantdans son giron quiconque veut y entrer ? Sivous en êtes arrivés à ce point, malheur survous, mes frères ! je suis un gardien plus rigidedes préceptes du Christ. Écartez-vous,hommes de peu de foi, et vous, violateurs du

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sol inviolable de l’église ! je chasserai les gen-tils du temple, écartez-vous !

Il s’avança en parlant ainsi, et, étendant lamain sur le cercueil, il dit :

— Que ceux qui ont souci du salut de cetteâme prennent garde, car si ce corps n’est pasenlevé sur-le-champ de cette église, j’appelle-rai sur lui les vengeances du ciel et le livreraià la damnation éternelle. N’oubliez pas que leSeigneur a dit : « Ce que vous aurez lié sur laterre sera lié dans le ciel ; ce que vous aurezdélié sur la terre sera délié dans le ciel ! »

— Nobles, bourgeois et manants ! s’écria lecomte de Foix, vous êtes témoins que j’ai faittout ce que je pouvais pour procurer la béné-diction et la sépulture d’un chrétien au corpsdu noble Albert de Saissac, mort en Terre-Sainte, en combattant pour la croix !

Ces dernières paroles changèrent tout lecours des idées de Foulques, qui s’écria :

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— Quel mensonge et quel blasphème viens-tu de prononcer, comte de Foix ? Le sire Albertde Saissac a été vu par moi, il y a peu dejours, à Carcassonne, vu hier dans Toulousepar maître Cordou, en compagnie de DavidRoaix.

— Il est vrai que son corps a paru en Pro-vence, dit Bernard, car son corps est en quêted’une sépulture et d’une bénédiction ; mais il ya longtemps que l’esprit du sire Albert de Sais-sac a quitté ce corps, condamné à servir d’asileaux esprits de l’enfer jusqu’à ce qu’il ait été pu-rifié par l’eau sainte et abrité dans une terre bé-nite.

À cette étrange révélation, Foulques de-meura stupéfait, et se rappelant encore laconduite hardie d’Albert de Saissac en pré-sence de Mauvoisin et d’Amauri de Montfort,cette puissance de terreur dont il avait enchaî-né la volonté de ces deux chevaliers, sa résis-tance se changea en un profond étonnement. Ildit alors à Bernard :

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— Ne dis-tu pas que c’est là le corps du sirede Saissac ?

— Puisque tu l’as vu, tu peux le reconnaître,répondit Bernard.

Et, écartant le suaire qui couvrait le cer-cueil, il montra le corps d’Albert, vêtu des ha-bits qu’il portait à Carcassonne ; son visagepâle portait l’empreinte d’une mort récente ;ses paupières étaient à peine fermées et lais-saient voir le noir trouble de ses yeux ; sesdents ressortaient blanches comme l’ivoiresous la blancheur déjà violacée de ses lèvres.À cet aspect, Foulques recula : ce n’était pasparce que ce cadavre était celui d’Albert deSaissac, mais une crainte vague naissait en luide cet homme qui, vivant, lui avait si singu-lièrement apparu ; qui, mort, lui apparaissait siétrangement encore.

— Et maintenant, lui dit le comte de Foix,que tu es assuré que c’est le corps du sire deSaissac, veux-tu le délivrer de la peine à la-

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quelle il est condamné ? veux-tu le bénir et luidonner asile dans l’enceinte bénite ?

Tout l’orgueil de Foulques se révolta à cettesommation du comte de Foix.

— Ce n’est point à toi, hérétique et Vaudois,lui dit-il, qu’il appartient de réclamer lesprières de l’Église pour qui que ce soit ; obéisd’abord en faisant enlever ce corps, et je feraiensuite ce que je croirai convenable de faire,sans que tu sois obligé de m’y exciter. Clercsqui m’entourez, ôtez ce cercueil de l’église etqu’il soit exposé devant le seuil pour que ceuxqui voudront témoigner que le sire de Saissacest mort en état de grâce et dans la foi catho-lique, puissent se présenter et jurer de la véritéde leurs témoignages les mains sur l’Évangile,comme il est d’usage.

— Peuple, cria le comte de Foix, nul ne peutse présenter et nul ne se présentera ; voici lavérité, et je suis prêt à la jurer, sous quelqueforme qu’on m’impose le serment. Comme

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j’avais légèrement parlé de la valeur du sirede Saissac devant une auguste assemblée, unevoix partie de l’air m’a délié, et j’ai accepté ledéfi ; plus de vingt chevaliers et de cinquantebourgeois ont été témoins de ce fait. Je suisdemeuré seul pour le combat, et tout à coupj’ai vu s’avancer vers moi un corps sans forme,vêtu d’un suaire blanc ; je l’ai frappé, et monépée a passé au travers comme dans un nuage.Au même instant un coup terrible m’a heurté latête ; je suis tombé, et une main du poids d’unemontagne m’a tenu cloué à terre. « Écoute, m’adit la même voix qui m’avait défié, je suis l’âmed’Albert de Saissac, dont le corps est encoreerrant sur la terre ; écoute et retiens bien mesparoles pour faire ce que je vais te demander.Un jour que les Sarrasins attaquèrent la villede Damiette pendant qu’une procession en fai-sait le tour, ils s’approchèrent, malgré nos ef-forts, du tabernacle où était déposée la vraiecroix, et jetèrent le trouble parmi les clercs quile portaient dans la cérémonie. Dans le tumultede cette attaque, le tabernacle fut renversé ;

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je m’élançai pour le défendre, et parvins à enécarter les ennemis ; mais, à un moment où jeme croyais victorieux, je fus frappé d’une lancequi me perça le cœur, et en tombant, je recon-nus que dans le reflux de la lutte j’avais fouléaux pieds la croix de Notre-Seigneur. Malheursur moi ! malheur ! car comme je perdis la viedans cette position, mon âme, qui était en étatde grâce par mon désir de sauver la vraie croix,a été reçue dans le sein de Dieu ; mais moncorps, qui était en état de sacrilège, puisqueje foulais aux pieds la croix du Seigneur, a étécondamné à servir de refuge aux méchants es-prits de l’enfer, et à errer pendant mille anssur toutes les terres du monde, à moins qu’iln’obtienne une sépulture chrétienne et la bé-nédiction d’un évêque. L’esprit de lâcheté etd’hypocrisie, qui s’était emparé de mon corpsdepuis trois ans, vient de le quitter à cetteheure pour assister au sabbat des esprits in-fernaux. Envoie en ce lieu l’Œil sanglant quilui a servi de guide en Provence ; il y trouveramon corps, il l’ensevelira, et vous le porterez

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à Saint-Etienne afin qu’il soit béni par l’évêqueFoulques avant que quelque autre méchant es-prit en prenne possession pour trois ans en-core. » Voilà ce que m’a dit cette voix, et j’aiaccompli ses ordres ; et maintenant je le de-mande au seigneur Foulques, veut-il bénir etensevelir ce corps ?

— Qu’un autre absolve et bénisse ce ca-davre, dit Foulques ; je ne sais à quelle inten-tion le comte de Foix a inventé la fable qu’ilvient de débiter ; j’ai vu le sire de Saissac vi-vant, il y a deux jours, et je le retrouve icimort ; c’est assurément dans quelque actioncoupable qu’il a perdu la vie, et les ennemis duSeigneur viennent présenter ses dépouilles ànos bénédictions pour nous faire tomber dansquelque piège. N’y a-t-il personne qui puissetémoigner de la mort du sire de Saissac ?

Personne ne répondit. Le comte de Foix ré-pliqua :

— J’offre mon serment de ce que je dis.

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— Alors, dit Foulques, je le maudis et lejette hors des prières de l’Église, ton sermentn’étant qu’une trahison et un parjure.

Un cri rauque et sauvage partit comme desantres de l’église ; à ce cri, et à la malédictionprononcée par Foulques, il s’opéra un mouve-ment tumultueux parmi le peuple ; tout gron-dait sous les voûtes élevées ; aucune violenteinterpellation n’arrivait encore à l’évêque ;mais la sourde rumeur qui bruissait de toutesparts s’animait par degrés. Par un mouvementspontané, tous les hommes à chapes noires,qui encombraient la nef, s’étaient rangés au-tour du comte de Foix ; tous ceux que leursmanteaux blancs désignaient pour être du partide Foulques s’étaient précipités de son côté ; lecercueil étant demeuré entre ces deux groupes,les menaces s’échangèrent bientôt activement,et les projets longtemps contenus se révélèrentpar des imprécations.

— Il faut en finir avec ce prêtre insolent,criaient les plus audacieux ; il a fait de la loi di-

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vine une loi de haine et de malédiction ; il tra-hit la ville et le comte ; il veut nous livrer auxcroisés ; il a déjà vendu nos biens et nos per-sonnes pour satisfaire sa soif de rapine et devengeance.

Les partisans de Foulques répondaient pardes invectives furieuses, et peut-être les épéesallaient briller et le sanctuaire allait êtresouillé, lorsque quelques-uns de la confrérieblanche, s’étant approchés pour porter la mainsur le cercueil, reculèrent épouvantés à l’as-pect du visage effacé de Saissac : ces traits,si fortement prononcés un moment avant, neprésentaient déjà plus qu’une face jaune etpresque sans forme ; mais ce n’était pas la pu-tréfaction habituelle au corps humain, cettedestruction hideuse qui le dévore par desplaies horribles où le ver ronge et paît sa vic-time ; ce visage semblait fuir et disparaîtrecomme un nuage qui affectait une formeconnue, et qu’un vent du nord dissout et effacesur le ciel bleu.

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Cet incident ramena tous les regards sur lecercueil, qui allait être oublié, et toute cettefoule suivit, avec une stupéfaction immobile,cette disparition surnaturelle d’un corps quitout à l’heure était si reconnaissable à tous lesyeux. Peu à peu tout s’affaissa ; la tête s’amoin-drit, le corps sembla s’enfoncer dans le cer-cueil. Une effroyable attention tenait cette as-semblée dans un silence de mort, lorsque lemême cri sauvage qu’on avait entendu, partitde la porte de l’église. Un chevalier, couvertd’armes étincelantes d’or y était, monté sur unmagnifique cheval de bataille ; il s’avança augalop, en faisant retentir le pavé sous les fersde son coursier. Tous les yeux, détournés ducadavre, s’étaient attachés sur ce nouveau-ve-nu ; il arriva jusqu’auprès de la bière ouverte,la lance haute, immobile, et comme attaché àla selle de son cheval ; lorsqu’il fut à portée ducercueil, il le frappa de la pointe de sa lance,releva le vêtement vide d’Albert de Saissac, lejeta au loin, et montra le cercueil vide à tousles regards : il répéta son cri sauvage et ter-

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rible, puis il releva la visière de son casque,et l’on vit le visage d’Albert de Saissac, l’œilétincelant, animé d’une vie terrible ; il tendit lamain vers Foulques, et dit d’une voix que celui-ci crut reconnaître :

— Merci, Foulques ; d’ici à trois ans, à pa-reil jour, je te rapporterai le corps d’Albert deSaissac dans cette église.

Le cavalier, tirant alors son épée, s’élançahors de l’église, et personne ne put dire par oùil avait disparu, car, à quelques pas de là, il lan-ça son cheval dans une rue déserte, et à au-cune porte de Toulouse on ne déclara avoir vusortir un chevalier couvert d’armes brillanteset monté sur un cheval de bataille.

Dès que le premier mouvement de stupé-faction fut passé, Foulques, qui s’était retiréavec les siens sur les marches de l’autel, s’écriad’un ton solennel :

— Malédiction sur cette ville et sur cepeuple livré aux entreprises du démon !

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Puisse-t-elle s’effacer et se dissoudre commece cadavre s’est effacé et dissous ! Peuple deToulouse, votre persévérance à garder dansvos murs celui que l’Église a rejeté de son sein,a appelé sur vous la colère de Dieu ; le Sei-gneur s’est retiré de cette ville où l’hérésie estadorée dans son plus puissant protecteur, etle Seigneur a manifesté sa retraite en permet-tant que des prodiges tels que ceux dont vousavez été témoins, se passent dans son temple,et comme il a dit à ses apôtres : « Suivez-moidans la voie où je marcherai, » nous le suivronset nous nous retirons de vous.

Cette menace était habilement arrivée ; uneheure avant, le peuple eût laissé Foulquess’éloigner avec indifférence ; mais, en présencedu prodige qui s’était opéré à sa vue, il de-meura interdit et crut que la ville périrait vé-ritablement sous la malédiction de l’évêque ;aussi toute cette foule, à l’exception du comtede Foix et des chapes noires, tomba à genouxen poussant des lamentations, parmi lesquelles

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on distinguait des prières qui demandaient àl’évêque de ne point priver la ville des sacre-ments.

Au même moment, le son lugubre descloches se fit entendre dans les tours de Saint-Etienne, et bientôt les cloches des autreséglises leur répondirent lamentablement. À cebruit, tous ceux qui étaient dans Saint-Etiennese précipitèrent hors de l’église, et ceux des ha-bitants qui étaient demeurés dans leurs mai-sons sortirent dans les rues. Ce fut d’abord unecuriosité alarmée qui ébranla toute la ville ;chacun s’enquérait de ce qui était arrivé, maispersonne ne pouvait le dire, ou ceux qui en ra-contaient quelque chose en faisaient des récitssi inexplicables que personne n’y pouvait riencomprendre ; la seule chose qui ressortait clai-rement de tous ces bruits, c’est que Foulquesvoulait quitter Toulouse, emportant avec luitous les sacrements. D’un côté, les chapesblanches disaient que c’était la perte de Tou-louse, de l’autre, les chapes noires disaient que

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c’était son salut ; dans cette anxiété, la foule,qui n’avait encore nul parti pris, suivit son ins-tinct naturel et alla vers les endroits où ellecrut pouvoir le mieux s’informer, c’est-à-direvers la demeure de ceux qui avaient pris soinde la protéger et de la conduire, du côté deSaint-Etienne et vers l’Hôtel-de-Ville.

L’amour des Toulousains pour leur comteétait extrême ; car jamais ils n’avaient eu àsouffrir ni de son astuce ni de sa faiblesse ;Raymond avait élargi les privilèges de la villeen donnant aux bourgeois le droit des armescomme nobles, et celui de venger leurs injurescomme État indépendant. Ainsi on avait vu labourgeoisie de Toulouse porter, en son nom, laguerre sur les domaines d’un seigneur allié ducomte, sans que celui-ci y mît obstacle. Cepen-dant il eut été difficile de deviner pour qui lafoule se prononcerait, tant il y avait de diversi-té dans les opinions qu’elle émettait en se ren-dant à l’Hôtel-de-Ville.

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Le comte de Toulouse y était renfermé ets’y entretenait avec l’Œil sanglant.

— Ainsi, lui disait-il, ce mécréant d’évêques’est laissé tromper à cette ruse. Je ne parlepas de la foule ; quand on lui dit : « Voyez cetétrange nuage dans le ciel ; » le ciel fut-il purcomme l’eau d’un diamant, elle regarde et voitl’étrange nuage ; mais Foulques, la ruse et lemensonge en mitre et en rochet ! tu dois êtrefier de ta réussite, je t’en remercie ; nous allonsen être délivrés. Ainsi ils vont partir ?

— Assurément, dit l’Œil sanglant, et tousles prêtres de toutes les paroisses et monas-tères de Toulouse se rassemblent à Saint-Etienne, emportant les ornements des églises,les ciboires et les calices.

— Véritablement ! dit le comte de Toulouse,c’est fâcheux : ces ornements sont riches et pe-sants, et auraient pu nous fournir de beauxsous d’or pour payer le salaire de nos routiers.

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N’importe, qu’ils partent, c’est ce que je désiresurtout.

Comme il parlait ainsi, toutes les cloches,qui n’avaient cessé de sonner, se turent toutd’un coup, et une immense foule se précipitavers la place du château Narbonnais, appelantle comte de Toulouse à grands cris.

— Eh bien ! lui dit l’Œil sanglant, profitezde la circonstance, montrez-vous au peuple etdécidez ce mouvement contre Foulques ; chas-sez-le, et le peuple vous applaudira.

— Je le laisserai partir, c’est bien assez, ditle comte ; c’est une chose à vider entre lui et lepeuple.

— Mais le peuple parle de le retenir, repritl’Œil sanglant. Quelque haine qu’on ait pourl’évêque, on n’en est pas à la haine de Dieu ; lepeuple est comme le gourmand qui court aprèsle chien enragé qui emporte son rôti. Il a peurdu chien, mais il aime son rôti. On déteste eton méprise Foulques, mais Foulques baptise,

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marie et enterre, et déjà on l’implore commes’il emportait dans son calice le salut de la villeentière.

— Foule stupide ! dit le comte en se levantavec colère ; mais que fait Bernard ? Bernard apromis qu’il chasserait Foulques de la ville.

— Hélas ! dit l’Œil sanglant, la sorcelleried’Albert de Saissac l’a frappé d’une sorte deterreur dont il ne peut sortir.

— Il y croit donc ? Oh ! brutes imbécilesque tous ces hommes, chevaliers, bourgeois etmanants, et toi-même ! avec ta sotte superche-rie, tu vas avoir fait que Foulques demeurera,qu’il demeurera sur la prière du peuple, et queson autorité ne trouvera plus d’obstacles. Vousne savez rien faire !

Il réfléchit longtemps en écoutant les crisdu peuple qui l’appelait, puis il finit par direavec impatience :

— Que me veulent-ils ? Est-ce que je puisquelque chose à tout cela ?

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— Comte de Toulouse, dit l’Œil sanglant,vous jouez à cette heure votre plus importantechance ; osez dépouiller cet artifice dont vouscouvrez vos actions et vos paroles, de manièreà ce qu’elles puissent toujours signifier oui etnon, selon qu’il doit vous convenir plus tard ;parlez au peuple, il hait votre ennemi et n’estretenu que par les ménagements que vous gar-dez avec lui : c’est pour vous complaire qu’ilveut empêcher son départ : osez être de votreparti, et toute la ville en sera. Je vous le de-mande au nom de vos habitants, ou plutôt aunom de votre fils, à qui vous ne laisserez bien-tôt aucune ville où il puisse se cacher.

— Mais Foulques partira, je l’espère, sansque je sois obligé de m’en mêler, reprit lecomte éludant la prière de l’Œil sanglant.

— Entendez-vous les cris du peuple ? Écou-tez, voilà les clients des prêtres qui avancentde ce côté, Foulques vient vous braver, il vientvous montrer son pouvoir sur Toulouse ; ce se-ra en face de votre château, en face de vous,

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qu’il feindra de céder aux sollicitations dupeuple. Ce sera pour lui un triomphe sans re-tour, pour vous une humiliation irréparable.

À ce moment, les comtes de Foix, DavidRoaix, les capitouls entrèrent en tumulte, toussollicitant Raymond de fixer les incertitudesde la multitude. Bernard déclara qu’il n’étaitpas assez influent pour obtenir ce résultat, etle comte ne put s’empêcher de laisser percerun sourire de vanité satisfaite, triomphe puérilqu’il était prêt à payer de sa puissance. Lejeune Raymond arriva aussi et sollicita sonpère de se montrer. Les cris augmentaient, etdéjà la tête de la procession arrivait sur laplace. Elle avançait majestueusement en chan-tant le De Profundis ; les croix, couvertes devoiles noirs, les ciboires, les encensoirs, les ca-lices, voilés de même, étaient portés par lesprêtres en chasuble noire ; les reliques dessaints dans leurs coffres d’argent et d’or, ornésde pierreries, étaient au milieu de la proces-sion, et les clercs qui les portaient deux à deux

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sur leurs épaules répétaient de loin en loin ceverset de la Bible, disant :

« Et ils chasseront Dieu de leurs mu-railles. »

La multitude, frappée de la solennité de cespectacle, semblait triste et désespérée.

— Eh bien ! s’écria l’Œil sanglant, que lejeune comte paraisse, qu’il parle, qu’il ose pourle salut de son père ce que son père n’ose paspour le salut de son fils.

— Oui ! oui ! s’écrièrent les chevaliers. Qu’ilparle ! le peuple l’écoutera.

Le comte de Toulouse saisit son fils, et, leserrant près de lui, il s’écria :

— Que j’expose mon fils à dire une parole,à faire une action qui pourrait lui être imputéeà crime par la cour de Rome ! non, messires,non ! J’aimerais mieux descendre sur cetteplace et poignarder Foulques de ma propremain. Ouvrez cette fenêtre, ouvrez !

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On obéit, et le vieux comte parut à la fe-nêtre qui dominait la place de l’Hôtel-de-Ville ;il aperçut Foulques qui la traversait, l’ostensoirde Saint-Etienne dans les mains. L’évêque ju-gea que c’était le moment de décider la ques-tion entre lui et le comte, et ne douta pas qu’iln’obtint cette acclamation populaire qui devaitle faire triompher. Si cette espèce de luttes’était passée dans l’église de Saint-Etienne eten présence de ceux qui avaient été témoinsdu miracle qui s’y était opéré, sans doute il n’yeût eu qu’une voix ; mais la plupart de ceuxqui étaient devant l’Hôtel-de-Ville ignoraientce miracle ou ne l’avaient point vu ; de façonque, malgré ces marques de regrets et de res-pect dont on entourait la religion, qui s’en al-lait par ses prêtres, une indécision complèterégnait encore sur la multitude. Foulques crutla faire pencher en sa faveur.

— Peuple, dit-il, préparez-vous à subir lapeine de vos crimes. Dieu, fatigué de vos dé-bordements, vous laisse livrés à l’esprit de

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blasphème et de perdition qui est dans vosmurs.

Et du geste il désigna le comte de Toulouse.

— Sachez l’en exclure, reprit-il, ou bien pre-nez vos vêtements de deuil, pleurez et désolez-vous, car le Seigneur se retire de vous et vasortir pour jamais de cette cité coupable.Comte de Toulouse, c’est à toi à rendre comptemaintenant de tes sujets à la justice éternelle.

Quelques cris voulurent se faire entendre,le comte les apaisa de la main.

— Seigneur évêque, dit le comte d’une voixplus moqueuse que grave, je rendrai compte demes sujets à la justice divine, et peut-être trou-veront-ils que ce compte ne leur coûte pas aus-si cher que par le passé. Je ne sais si Dieu, quia fait que cette ville s’est accrue par mes mainsen richesse et en population, je ne sais si Dieu,à qui j’ai voué six monastères et trois églises,s’est retiré de notre cité ; mais ce que je sais etce que je vois, c’est que le démon qui l’a livrée

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à la haine et au désordre n’en est pas encoresorti.

Cette raillerie contre Foulques eut plus desuccès que n’en eussent obtenu les accusationsles plus vraies et les plus violentes. Une ac-clamation universelle répondit aux paroles duvieux comte, et le nom de démon, qui resta àFoulques depuis et qui se trouve encore dansles vieux écrits de l’époque, lui fut répété detoutes parts avec de grandes huées et de gros-sières insultes. Il ne put obtenir un moment desilence. Il se débattait vainement, car il n’en-trait pas dans ses projets de quitter Toulouse ;mais il s’était si maladroitement engagé danscette lutte, qu’il lui fut impossible de retournersur ses pas. D’ailleurs, il eut contre lui les fana-tiques de bonne foi de son opinion, qui, voyantles fâcheuses dispositions du peuple, se re-mirent en marche en croyant accomplir coura-geusement la sainte volonté de l’évêque et l’en-traînèrent malgré lui hors de la ville.

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Lorsqu’il eut dépassé la porte, qui fut fer-mée sur lui, le peuple poussa de longs cris enl’honneur du comte de Toulouse, et l’Œil san-glant dit à celui-ci :

— Voyez, il vous a suffi de désignerFoulques comme un démon de haine et dedésordre pour que le peuple l’ait laissé partir.

— Moi ?… dit le comte d’un air étonné, jene l’ai point nommé.

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VII

LE SORCIER.

Tous les événements que nous venons derapporter s’étaient passés depuis quelquesjours lorsqu’un soir, un homme, enveloppéd’un long manteau, entra dans une rue sombrede Montpellier et frappa à une porte basse.La maison demeura muette, et l’étranger ayantfrappé de nouveau, une espèce de judas pra-tiqué au-dessus de la porte dans le plancherdu premier étage, qui dépassait de plusieurspieds, comme de coutume, l’étage inférieur, cejudas s’ouvrit, et une voix cassée lui demandaqui il était.

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— Celui que vous attendez, dit l’étrangerqui avait frappé.

— J’attends toujours, répondit la voix ; lavenue du malheur doit toujours être l’attentedu juste.

— Trêve à vos réflexions banales, répliquale chevalier, car il portait les signes distinctifsde cette classe : les éperons, l’épée, la ceintured’or. Vous savez qui je suis, et un homme estvenu ce matin vous annoncer ma visite, déjàmême il devrait être ici et m’avoir précédéd’une heure à ce rendez-vous.

— Un homme est venu en effet, réponditla voix, un homme qui m’a dit qu’un chevalierviendrait me consulter, mais cet homme n’apoint reparu à l’heure qu’il avait indiquée. Jene vous connais point ; ainsi, attendez quevotre messager revienne prononcer les parolesqui doivent faire ouvrir cette porte.

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— Sorcier, dit le chevalier, est-ce là toute tascience ? Ne sais-tu pas qui je suis et ne recon-nais-tu pas celui que tu attends ?

— Oh ! dit la voix, je vous connais ainsi quecelui que vous avez envoyé, je vous connaispar tous les noms que vous portez, je vousconnais malgré le changement que vous avezopéré dans votre visage et votre personne ;mais, vous, n’avez-vous rien à me dire quim’assure que vous venez ici sans mauvais des-seins contre moi ?

— Quelle assurance puis-je te donnermeilleure que celle que tu trouveras dans tascience ? dit le chevalier. Mais vraiment, ajou-ta-t-il, je fais comme si je croyais que tu es ceque tu prétends être, un devin à qui le secretdu cœur des hommes est ouvert, et ta crainteme fait voir que tu n’es nullement l’homme queje cherche.

— Quel homme ? dit le sorcier.

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— Mais, répondit le chevalier, celui qui adit : « L’or est le but de la science. »

À peine ces mots furent-ils prononcés quela porte s’ouvrit et le chevalier entra, et der-rière lui la porte se referma sans bruit. Au som-met de l’escalier parut un vieillard, la tête en-veloppée d’une espèce de turban, les traitslâches et pendants, la moitié du visage cachéepar une barbe grise et inculte. Il éclaira le che-valier et l’introduisit dans une salle immense,mais encombrée de manuscrits, de squelettesd’oiseaux et d’animaux ; un triangle rayonnantétait incrusté dans le mur, et au-dessous de cesigne cabalistique était une longue table sur la-quelle était étendu ou un cadavre, ou un sque-lette, ou une image du corps humain. Le che-valier regarda autour de lui d’un air soucieux,mais sans la curiosité ni l’étonnement que de-vait causer l’aspect singulier de l’endroit où ilavait été admis.

— Ainsi donc, dit-il, mon messager n’estpoint encore arrivé ?

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— Pas encore, répondit le sorcier.

— Et à quelle heure doivent venir, reprit lechevalier, les deux Français croisés qui veulentte consulter ?

— À l’heure de minuit, répondit le sorcier.

— Encore une heure d’ici-là, repartit le che-valier ; cet ivrogne aura le temps d’arriver.

— Est-ce que vous avez besoin de lui pourentendre et voir ? dit le sorcier d’un ton graveet en interrogeant sévèrement la figure del’étranger.

— Que veux-tu dire ? reprit le chevalier.

— Je veux dire que, pour se cacher dansune chambre voisine et écouter les questionsque vont me faire les deux hommes qui vontvenir, il n’est pas besoin d’être deux, surtoutquand le plus intéressé à écouter est ici.

— Le plus intéressé, dis-tu, sorcier ?

— Nul doute, sire Laurent de Turin, répon-dit le sorcier. Croyez-vous que je ne sache pas

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qui de vous deux, de vous ou de celui qui m’estarrivé ici ce matin, est le plus intéressé à savoirles secrets de Robert de Mauvoisin et d’Amauride Montfort ?

— Puisque mon écuyer t’a dit mon nom,sorcier…

— Je m’appelle Guédon d’Appamie, repritle vieillard en interrompant le sire Laurent, etvotre écuyer, ou bouffon, ou cuisinier, car ledrôle est un homme à toutes sauces, ne m’apoint dit votre nom d’hier ni celui que vousportiez il y a un mois.

— Silence ! misérable ! s’écria le chevalier,je n’ai plus qu’un nom, celui de Laurent. Maisne trembles-tu pas de savoir que j’en ai portéun autre et d’être seul avec moi dans cettechambre ?

Le sorcier rit tristement et reprit d’un airsentencieux :

— Je ne tremble que pour vous, messire,qui allez jouer votre vie à la poursuite d’une

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misérable vengeance que vous n’atteindrezpeut-être pas.

— Imprudent ! s’écria le chevalier, stupéfaitde ces paroles et répondant à ses propres pen-sées, qu’ai-je fait de dire mon secret à un bouf-fon, à un infâme qui t’aura tout raconté ! C’estpour cela qu’il n’est pas ici, le traître ! Écoute,sorcier, tu en sais trop et tu me dis trop im-prudemment ce que tu sais pour n’avoir pas unbut caché : dis-moi, l’homme qui est venu icice matin m’a-t-il trahi ?

— Trahi ? dit Guédon. Entendez-vous par làqu’il m’ait dit plus que vous ne lui avez or-donné ? Non ! il est venu, et du ton dont unhomme parle à celui qu’il croit pouvoir impu-nément insulter, de ce ton que les valets mal-traités rendent avec usure à qui est faible de-vant eux, miroirs fidèles de l’insolence de leursmaîtres, il m’a dit : « Hier, dans une orgie etdans une maison de juifs, Amauri de Mont-fort et Robert de Mauvoisin ont perdu au jeudes dés plus d’or qu’ils n’en posséderont peut-

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être de leur vie ; ils jouaient contre deux Tu-nisiens de la religion de Mahomet. Lorsque lesdeux chevaliers eurent tout perdu, ivres du vinque leur versaient des ribaudes, de la rage deleur perte, de la frénétique espérance du jeu,qui prend le cœur du joueur avec une mainde fer, poignante, irrésistible, l’enchaîne et letire pas à pas jusqu’au crime, Amauri et Ro-bert proposèrent aux Tunisiens de jouer leurpersonne, leur liberté contre ce qu’ils avaientdéjà perdu, et la partie fut acceptée. Le coupde dés valait un combat : les chevaliers furentvaincus ; mais les Tunisiens craignant que leschrétiens ne voulant pas acquitter la dette deleur personne, ne fussent poussés à nier cellede leur fortune, leur offrirent de s’estimer àune somme égale à celle qu’ils avaient perdueet de s’acquitter ainsi. Ils ont accepté le mar-ché ; demain doit s’accomplir le paiement enprésence des chevaliers témoins de la partie.Amauri ni Robert ne savaient comment y suf-fire lorsqu’un homme leur a enseigné ta mai-son comme contenant plus d’or que n’en pos-

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sèdent tous les comtés de la Provence. Tu leurprêteras ce qu’ils te demanderont. » Je me suisrécrié à ces paroles de ton messager et lui aiexposé ma pauvreté, mais il m’a dit qu’il meprocurerait l’or que je dois donner à ces cheva-liers et que moi-même j’aurais un magnifiquesalaire si je voulais leur imposer pour ce prêttelles conditions que tu me dirais ce soir. Voilàle message de ton écuyer : n’est-il pas fidèle etdiscret ?

— Il ne t’a point dit autre chose ? repritLaurent.

— Non, répondit le sorcier ; il ne m’a pointdit que toi et lui étiez les deux Tunisiens quiaviez gagné tout cet or avec des dés chargésintérieurement d’un plomb qui les fait tomberdu côté favorable, il ne m’a pas dit que cen’est point de l’or de ces deux chevaliers que tuveux, mais un engagement fatal de leurs per-sonnes et que tu les as pris par leurs mauvaisespassions pour les pousser à quelque actecondamnable, sachant bien que c’est en flat-

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tant les mauvaises passions des hommes qu’onles mène par eux-mêmes à leur ruine, plus sû-rement qu’en les combattant à visage décou-vert ; il ne m’a point dit cela, mais je le sais.

— Tu mens, sorcier ! s’écria Laurent, aucomble de la colère. Goldery était ivre quand ilt’a raconté tout cela ; tu lui as surpris ce secretavec l’audace dont se servent tes pareils ; mal-heur à toi de l’avoir entendu ! malheur à lui del’avoir prononcé !

— Crois-tu, dit le sorcier avec une solennitésingulière, que ce soit sur ma tête et sur lasienne qu’il faille crier malheur ? Insensé desinsensés, qui calcules qu’en excitant les pas-sions détestables de tes ennemis tu les pous-seras à l’abime, et qui toi-même t’abandonnesà la plus détestable de toutes, à la vengeance,t’imaginant qu’elle ne t’entrainera pas commetu veux entraîner les autres, ne voyant pas da-vantage les intéressés à ta ruine, qui t’y jettentet qui te servent, qu’ils ne te voient eux-mêmes ; si clairvoyant contre les autres ; si

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aveugle pour toi, ne te défiant d’aucun de ceuxqui te flattent ; insensé, qui pousses et qui estpoussé, qui tomberas certainement et qui neferas peut-être pas tomber tes ennemis !

— Que dis-tu ? s’écria Laurent avec une in-quiétude visible. Ce misérable Goldery me tra-hirait-il, aurait-il quelques desseins cachés ?Oh ! parle, Guédon ! il est une seule chose surlaquelle il ne t’a point menti peut-être, c’estl’immensité de mes richesses ; parle, dis-moimes ennemis si tu les connais, et je te donneraiautant de marcs d’argent qu’il y a de lettresdans leur nom.

Le sorcier se prit à regarder en silenceLaurent d’un air inexplicable ; il y avait un sar-casme fatal dans ce sorcier, quelque chosed’un démon qui voit tomber une âme dans unpiège. Tout à coup ce regard et ce silencefurent rompus par un éclat de rire si insolent etsi continu que Laurent fut près de s’emporterjusqu’à frapper le sorcier ; mais celui-ci, lui ar-rêtant la main, s’écria gaîment :

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— Eh ! mon maître, sire Laurent, ne vouscourroucez pas si vite contre votre bon servi-teur ; quand tout à l’heure vous m’avez mena-cé du poignard, j’ai trouvé cela réjouissant, etma vanité en a été vivement chatouillée : maissi les coups de poignard se promettent plusqu’ils ne se donnent, les coups de plat d’épéese donnent avant de se promettre, et je n’ensuis point alarmé.

— Quoi ! c’est toi, Goldery ? s’écria sonmaître ; toi !

— Oui, sire Laurent, moi-même.

— À quoi bon ce déguisement et cette sur-prise ?

— À deux choses, monseigneur : la pre-mière, à vous montrer que je parviendrai ai-sément à tromper les sires de Montfort et deMauvoisin, puisque j’ai pu vous surprendre unmoment de crédulité, lorsque j’ai pénétré vive-ment dans les secrets de votre vengeance etvous ai alarmé sur son succès ; car c’est par

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là aussi que je compte attaquer la crédulité devos ennemis ; la seconde, à vous faire voir qu’ilest des secrets qui ne devraient être confiésqu’à Dieu ou à Satan… ou à la tombe… et quec’était grande imprudence à vous que d’avoirpensé à dire à ce sorcier le moindre de vos pro-jets ; car ne voyez-vous pas que Mauvoisin etAmauri, attirés en ce lieu par l’appât de l’orqu’ils y croyaient inépuisable, auraient fini parmaltraiter Guédon et obtenir le secret de notrevisite ?

— Le sorcier ne sait donc rien ? repritLaurent.

— Qu’importe ce qu’il sait ou ce qu’il a pusavoir, dit Goldery, pourvu qu’il ne dise rien.

— Ainsi, dit Laurent, tu te charges seul dela réussite de notre projet ?

— Seul, dit Goldery.

— Et tu es bien sûr, reprit son maître, deconnaître assez avant l’âme de ces deux

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hommes pour arriver juste à leur plus secrètepensée ?

— Mon maître, la plus secrète pensée d’unhomme est toujours aisée à connaître pour ce-lui qui ne s’arrête pas à ces vaines superficiesd’honneur ou de vertu dont on s’habille auxyeux de la multitude. Celui qui n’a point mangéa faim ; celui qui est exposé à un danger apeur ; cependant l’un s’abstient et l’autre com-bat : c’est ce que les hommes nomment vertu ;et les niais croient que l’homme n’a ni faim nipeur ; sottise ! Cherchez ce qui est le plus utileà la satisfaction d’un homme, et vous aurezsa plus secrète pensée ; seulement le couragemanque à la plupart pour l’exécuter.

— Et penses-tu que pour de l’or, ditLaurent, ils vendent ainsi leur honneur ?

— Celui qui s’est joué peut se vendre, parcequ’il espère toujours manquer au marché…

— Oh ! les hommes sont infâmes ! s’écriaLaurent.

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— N’est-ce pas, mon maître ? dit Golderyen ricanant.

À ce moment, deux coups violents furentfrappés à la porte.

— Voici les chevaliers, dit Goldery ; entrezdans cette chambre, et que rien ne vous étonnede ce qui va se passer sous vos yeux, au pointde vous faire pousser un cri, même quand jevous découvrirais à l’un de ces hommes.

On frappa de nouveau, et Goldery ajouta :

— Hâtez-vous ; la cupidité est moins pa-tiente que la vengeance.

Aussitôt il poussa le secret qui ouvrait laporte et alla éclairer l’escalier de la maison,tandis que Laurent se retirait dans un cabinetdont la porte était voilée d’une grande tentured’étoffe de soie. Amauri et Robert montèrentvivement l’escalier. Leurs yeux, à demibrillants, annonçaient qu’ils avaient cherchédans le vin le courage de poser le pied danscette maison maudite. Ils étaient armés de

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leurs cottes annelées de fer, de leurs épées etde poignards.

— Entrez, mes fils, leur dit doucement Gol-dery. Que voulez-vous d’un vieillard commemoi ?

Et les deux jeunes gens entrèrent dans lachambre avec cette impétuosité bruyante dontla jeunesse croit quelquefois recouvrir impéné-trablement un crime ou un remords.

— Hé ! fils de Satan, cria Mauvoisin, nousvenons t’égorger, te pendre, te brûler ! es-tuprêt ?

— Sire Mauvoisin, reprit le prétendu sorcierd’un air sévère, quand on reçoit votre visite, ilfaut être prêt à subir tous les malheurs de cettesorte.

— Bien dit, sorcier, dit Amauri ; tu leconnais, et moi aussi sans doute, et sans douteaussi pourquoi nous venons : donc, as-tu del’or à nous donner ?

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— J’ai de l’or à prêter, seigneurs, dit Golde-ry, et rien à donner. Offrez-moi vos garanties :je traiterai avec vous selon qu’elles me paraî-tront justes.

— Eh ! enfant du diable ! lui dit Amauri, maparole et celle de ce chevalier, voilà plus qu’iln’en faut pour un homme de ton espèce.

— Que n’allez-vous l’offrir aux Tunisiensqui attendent leur paiement ? dit Goldery,croyez-vous que ce qui ne paraîtrait que vainebravade à ces mécréants suffise à un bon chré-tien ?

— Pourquoi non ? dit Mauvoisin, la foi n’estpas faite pour rien.

— Vous avez raison, reprit Goldery, et, véri-tablement, si je pouvais croire à la sincérité devotre parole, j’avoue que je l’accepterais.

— Et quelle preuve en veux-tu, misérable ?dit Amauri avec colère ; n’oublie pas que noussommes dans ta maison ; que nous y sommes

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les maîtres ; que tu nous as avoué avoir de l’or,et qu’il nous faut cet or.

— À ce compte, dit Goldery, sortez d’ici,jeunes gens, et ne tentez point ma colère.

— Fou ! s’écria Amauri, que pourrais-tu,vieux et infirme, contre deux hommes jeuneset forts ?

— Fou ! dit Goldery ; c’est vous qui l’êtes,qui avez cru que je vous laisserais pénétrerdans ma maison et me livrerais à deux débau-chés, sans défense contre leurs entreprises. Jesuis en votre pouvoir, dites-vous, jeunes gens ;mais vous qui parlez si insolemment, ne savez-vous pas que vous êtes au mien ? En touchantla première marche de cet escalier, avez-vouscalculé qu’elle peut s’abîmer sous vos pas ? Enentrant sous cette voûte, n’avez-vous pas pré-vu qu’elle peut vous écraser dans sa chute ?Savez-vous quelles mains de fer peuvent voussaisir et vous enchaîner au premier geste ? Nesentez-vous pas que l’air qu’on respire ici peut

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devenir mortel ? Le plus misérable usurier chezqui vous allez trafiquer de votre honneur, nevous reçoit qu’abrité par une grille de fer quicoupe en deux la salle où vous êtes admis ;et vous supposez que moi, qui ai quelque re-nommée de sagesse, je me livrerais à vousavec la confiance d’un enfant ! Vous vous mo-quez, messires ; le maître ici, c’est moi. Pensez-y bien, et parlez en conséquence. Que voulez-vous ?

Le ton d’assurance dont ces paroles furentprononcées arrêta la jactance des deux cheva-liers ; ils regardèrent autour d’eux, et se voyantdans une salle si singulièrement meublée, re-venus à cette crédulité de leur époque, que levin n’avait fait qu’ébranler sans la déraciner, ilscommencèrent à douter du succès de leur in-solence.

— Voyons, dit Amauri, ceci est une plaisan-terie. Que veux-tu donc de nous pour nous prê-ter les deux mille marcs d’or dont nous avons

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besoin ? Quelle terre, quel comté veux-tu quenous engagions pour garantie de ton prêt ?

— Messires, dit le sorcier, c’est toujours lamême plaisanterie que vous continuez. Et quefont, par le temps qui court, les droits d’uncréancier tel que moi ? Il n’y a maintenantd’autres droits sur les terres que la lance etl’épée ; et je ne suis pas un homme de guerre.C’est autre chose qu’il me faut.

— Mais, reprit Amauri, l’empressement quenous mettons à nous acquitter envers les Tu-nisiens n’est-il pas une assurance de celui quenous mettrons à nous libérer envers toi ?

— Vraiment, dit Goldery en ricanant,penses-tu que je ne connaisse pas la causede cet empressement ? Ne sais-je pas que tonpère, fatigué de tes débordements, ne de-mande pas mieux que de te laisser aux mainsdu premier créancier envers lequel tu seras en-gagé ? Et si tu n’es pas débarrassé de ceux-ci par le poignard ou le poison, ne sais-je pas

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de même que c’est parce que, dans cette ville,les Tunisiens, avec lesquels les bourgeois tra-fiquent de leurs marchandises, ont une pro-tection telle que le peuple n’hésiterait pas unmoment à exterminer toi et les tiens, si vousportiez la main sur un de ses alliés ? Tu n’aspas oublié, Amauri, par quelles soumissions ila fallu racheter ta liberté, un jour que ton im-prudente curiosité voulut pénétrer dans l’églisede Maguelonne lorsque la porte en était close.Ceci n’est point une terre du comte de Tou-louse excommunié, et contre lequel tout crime-est une action méritoire ; ceci est une ville duroi d’Aragon, bénie par notre seigneur pape ;et plus encore que tout cela, maîtresse d’elle-même, forte de ses murs et de son peuple, etqui ne craint pas de parler haut.

— Trop haut, peut-être ! s’écria Amauriavec colère ; car elle renferme d’insolentsbourgeois qui parlent de la soustraire à la foiqu’elle doit à son seigneur et de l’ériger en ré-publique. Ah ! que Dieu veuille qu’ils accom-

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plissent ce dessein ! alors il n’y aura plus nisuzeraineté ni bénédiction qui la protège !alors…

— Alors le pillage en sera bon, n’est-cepas ? dit Goldery ; mais ne sais-tu pas aussique ton père Simon ne le partage avec per-sonne, et que de toutes les richesses de Lavaur,pas un denier n’est sorti de ses mains ?

— Je le sais, reprit Amauri avec emporte-ment ; mais peut-être un jour viendra !…

— Le jour de sa mort, n’est-ce pas ? dit Gol-dery.

— Sorcier ! s’écria Amauri violemment, net’occupe point de mon père. Quelle garantieveux-tu pour ton prêt et quelle époque fixes-tupour le remboursement ?

— L’époque du remboursement sera à lanuit de Noël, dans un an ; la garantie, un motde toi, un mot de toi et de Mauvoisin.

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— Un mot ! dit Amauri étonné, une sorcel-lerie peut-être ! un engagement envers Satan,dont tu es le messager !

Le sorcier se prit à rire et répondit :

— Oh ! ce n’est pas une sorcellerie ; il estdans ton cœur, quoiqu’il ne soit peut-être ja-mais arrivé à tes lèvres.

— Quel est-il donc ? dit Mauvoisin.

— Un aveu.

— Lequel ?

— L’aveu de ta plus secrète pensée et dela plus secrète de ton compagnon, signé de tamain et de la sienne.

— À ce compte, le marché est conclu, ditAmauri en riant.

— Sans doute, s’écria Mauvoisin, et je vaiste signer ma plus secrète pensée ; la voici : Jedésire devenir propriétaire des plus riches vi-gnobles de France.

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— Et moi, suzerain de la Provence, ajoutaAmauri.

— Vous mentez tous deux, dit Goldery ; cesont vices dont vous vous vantez trop hautpour qu’ils soient votre plus secrète pensée,bien qu’ils soient votre but.

— Sorcier, tu te moques ; veux-tu savoirnotre plus secrète pensée mieux que nous-mêmes ? reprit Amauri, et quelle penséel’homme peut-il avoir plus ardente que celle duplaisir ou de la puissance ?

— Jeunes gens, dit Goldery, ne jouez pasavec moi sur le sens de vos paroles. Je vous aidemandé votre plus secrète pensée, celle qu’onne confie ni à un ami ni à un complice, cellequ’on craindrait de prononcer tout haut, seulau milieu de l’Océan, tant on aurait peur quela voix, si basse qu’elle fût, ne retentit commeun tonnerre ; c’est celle-là qu’il me faut, et à ceprix tout l’or que vous me demanderez sera envos mains, non-seulement celui qu’il vous faut

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pour vous acquitter envers des étrangers, maismême celui avec lequel vous pourrez encoreéclipser les plus riches chevaliers de la croi-sade.

— En vérité, dit Amauri en regardant Mau-voisin, tu nous donneras cet or ?

— Je vous le donnerai.

— Eh bien ! reprit Amauri, je vais vous direet vous signer ce que j’ai de plus secret dans lecœur.

— Un moment, dit le sorcier ; n’espère pasme tromper, je connais cette pensée qu’il fautque tu me dises, de même que celle de toncompagnon ; songe que si ce n’est pas celle-là que tu écris sur le parchemin, il n’y a pointde marché entre nous, et que je ne la recevraisplus si, par un tardif repentir, tu te décidais àme la confier.

Amauri, qui avait saisi la plume pour écrire,la posa sur la table, et, regardant le sorcier enface, il lui dit :

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— Mais quelle garantie trouves-tu dans lapossession d’un tel secret ?

— Quelle garantie ? répliqua Goldery : c’estqu’un homme comme toi doit avant tout rache-ter une preuve d’infamie ou de lâcheté, et qu’iln’est point de prix dont il ne la paie un jour.

— C’est donc ma vie que tu veux que je tevende ?

— C’est ton honneur que je veux que tum’engages.

— Tu penses donc, dit Amauri avec une co-lère jouée, que ma plus secrète pensée soit uncrime ?

— Je le pense, dit Goldery.

— En ce cas, dit Amauri, nous n’avons rienà faire avec toi.

— Soit, dit Goldery, allez ; seulement jereste avec cette certitude que ni l’un ni l’autrede vous n’ose écrire ce qu’il désire le plus ar-demment.

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Aussitôt il repoussa du pied des sacs pleinsd’or qui étaient près de lui et prit sa lampe pouréclairer les chevaliers.

— Quelle pensée nous supposes-tu donc ?dit Mauvoisin, que ce bruit avait arrêté.

— Une pensée de mort, reprit Goldery.

— Et contre qui ? s’écria Amauri, devenupâle à cette réponse du sorcier.

— Aucun nom ne sera prononcé ici, dit Gol-dery ; seulement, si, au jour convenu, tu n’aspas pu t’acquitter envers moi ou le messagerque je t’enverrai, il te sera loisible de répétertout haut ce que tu écriras ici tout bas et se-crètement, même pour ton compagnon, et je tedonnerai une nouvelle année de délai. Seule-ment, ce que tu désires tout bas aujourd’hui, ilfaudra le souhaiter alors tout haut et invoquerles puissances suprêmes pour l’accomplisse-ment de tes vœux.

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— Et quand se fera ce nouvel engagement ?dit Amauri, qui, avant de rompre le marché, envoulait savoir toutes les conditions.

— Durant la nuit de Noël, quand le coq aurachanté trois fois.

— Et je serai sans témoins ? dit Amauri.

— Sans autres témoins que moi.

Et Amauri réfléchit un moment, puis ils’écria :

— Non ! c’est impossible ! adieu.

— Adieu donc, dit le sorcier.

Mais Mauvoisin, s’arrêtant à son tour, dit auvieillard :

— Puisque tu sais si bien quelle est notrepensée, et que c’est une pensée de mort, dis-nous à qui elle s’adresse ?

— Je t’ai dit, jeune homme, qu’aucun nomne serait prononcé en ce lieu ; mais, si tu veux,je puis te montrer le visage de celui que tu vou-

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drais savoir rayé du nombre des vivants ; ose-ras-tu le regarder ?

Mauvoisin hésita un moment, puis ils’écria :

— Soit, je l’oserai !

— Viens donc ! dit le sorcier.

Il prit Mauvoisin par la main, et le condui-sant vers la porte du cabinet où était Laurentde Turin, il en souleva le voile et lui montra ce-lui-ci immobile et l’œil étincelant.

— Albert !…

— Silence ! cria Goldery d’une voix ton-nante, aucun nom ne doit être prononcé danscette enceinte.

Robert demeura atterré et béant devant lechevalier, qui lui apparaissait comme un fan-tôme. Goldery laissa tomber le voile et ditd’une voix railleuse :

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— Eh bien ! brave Robert, si brave contreles filles et les vieillards, n’est-ce pas que c’estlà ta plus secrète pensée ?

— Misérable ! s’écria Mauvoisin, tu es unenfant de Satan !

— Et Satan m’obéit, cria Goldery. Arrière !enfant des hommes, si tu ne veux que ma mainte brise ou que ce fantôme s’attache à toicomme une peur vivante et ne montre visibleaux yeux de tous la terreur qui te poursuit dansl’âme !

Mauvoisin recula, épouvanté.

— Et maintenant, dit le sorcier, veux-tu si-gner ? voici l’or.

— Signer !… dit Mauvoisin, égaré.

Il s’arrêta un moment, réfléchit longtemps,puis, prenant un ton résolu, il s’écria :

— Eh bien ! oui : que ceci soit écrit sur unparchemin et dans ton esprit, il importe peu.

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Le sorcier présenta un parchemin à Mau-voisin, qui écrivit quelques mots.

— Et tu répéteras ce que tu as écrit, tu le ré-péteras à la nuit de Noël ?

— Je le répéterai.

— À haute voix ?

— À haute voix.

— Prends donc, voici ton or.

Et Goldery jeta à Mauvoisin un sac remplide pièces d’or, que celui-ci ne prit point le soinde compter. Il s’éloigna, et en passant devantAmauri, celui-ci lui cria :

— Qu’as-tu vu ?

— La vérité, dit Mauvoisin d’un air sombre.

Puis il ajouta tout bas :

— Accepte, je t’attends au coin de cettemaison.

Et il se précipita dans l’escalier ; la portes’ouvrit devant lui, et il s’éloigna.

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Le sorcier n’entendit pas, mais il sourit auxparoles qu’il vit que Mauvoisin venait de pro-noncer. Il y avait dans ce sourire tout l’orgueild’un homme qui s’est posé un grave problèmeet qui arrive à la solution, et il se laissa aller àdire tout bas :

— D’abord égorgeur insolent, puis lâche,maintenant assassin, c’est la marche du crime.

Il s’approcha alors d’Amauri. Celui-ci, mal-gré les paroles de Mauvoisin, semblait encoreindécis. Il était épouvanté de ce qu’il pensait,parce qu’il supposait que l’œil de l’hommepouvait y pénétrer, oubliant dans sa fanatiqueterreur que Dieu avait dû y voir bien plus clai-rement, accomplissant cette éternelle contra-diction du cœur humain, la crédulité sans lafoi.

— Et toi, jeune homme, lui dit le sorcier enl’abordant, veux-tu être riche ? veux-tu voir ce-lui dont tu désires la mort ?

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— Non, dit Amauri, non ; je subirai ma des-tinée, l’esclavage, s’il le faut ; laisse-moi, sor-cier ; tu vends ton or trop cher.

— Je le vends ce qu’un prêtre vend l’abso-lution, je ne demande qu’une âme.

— Mais cet aveu, tu peux le publier, et labouche du prêtre est muette.

— Alors que Dieu te sauve, Amauri deMontfort, qui devais être seigneur de tant dechâteaux et de comtés !

— Dis-moi ce que tu as montré à Mauvoi-sin, dit Amauri.

— Son secret n’est qu’à moi, et le tien n’ap-partiendra qu’à moi ; je ne commencerai pasmes engagements par une trahison.

— Sorcier, quel intérêt as-tu à me faire si-gner cette épouvantable pensée ?

— Celui de recouvrer avec usure l’or queje vais te prêter, nul autre. Suis-je un homme

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d’ambition princière pour que tu t’épouvantesde mes précautions ?

— Combien as-tu donné à Mauvoisin ?

— Le double de ce qu’il a demandé.

— Et à moi, que me donneras-tu ?

— Le triple de ce que tu diras.

— Eli bien ! dit Amauri en rentrant, voyons.

Le sorcier le conduisit lentement par lamain vers la table où paraissait couché le ca-davre dont nous avons parlé.

— Ôte ce voile, dit Goldery.

Amauri leva sa main, qui retomba sansforce.

— Quoi ! s’écria Goldery avec éclat, tun’oses regarder en face la pensée que tu ca-resses si doucement dans tes rêves soucieux,dans tes heures d’ambition ! Indolent, qui veuxtout avoir sans rien faire pour avoir, âme d’hé-ritier, regarde-toi à nu !

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À ces mots, Goldery arracha le voile ;Amauri poussa un cri et tomba à genoux encriant :

— Grâce ! grâce !

— Eh bien ! est-ce la vérité ? dit le sorcier.

— C’est la vérité, dit Amauri.

— La signeras-tu ?

— Je te vendrai mon âme si tu veux, ditAmauri.

— Aussi est-ce ton âme que j’achète, ditGoldery ; ton âme en ce monde, car elle estdéjà la proie de l’enfer dans l’autre. Entendsl’heure qui sonne, il ne te reste qu’un instantavant que le son en soit effacé ; alors je nepourrai plus rien.

— Eh bien ! dit Amauri se relevant d’un airsombre et résolu, donne-moi ce parchemin.

Goldery le lui présenta, et Amauri écrivit.— Encore un assassin ! pensa le bouffon.

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— Ton or ?

— Le voici, dit Goldery.

— C’est bien, dit froidement Amauri. Adieu.

Il prit l’or et s’éloigna.

Quand la porte se fut refermée, Laurent sor-tit de sa cachette ; mais Goldery, l’oreille colléecontre le judas, semblait écouter attentive-ment. Après un moment d’attention, il se rele-va et dit :

— Eh bien ! maître, preuve de lâcheté etpreuve de parricide, êtes-vous content ? Allonstoucher notre argent, que les fous vont nousrendre.

— Et où est Guédon, le maître d’ici ? ditLaurent.

— Le voilà, reprit Goldery en arrachant lemasque qui figurait les traits de Simon deMontfort et lui montrant le visage du vieillardassassiné.

— Malheureux ! lui dit Laurent.

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— Oh ! maître s’écria Goldery avec une joieféroce, nous sommes dans une voie où la vied’un homme ne doit être que comme la paillede chaume sous les pieds du chasseur ; latombe seule est discrète, et c’est là que j’en-ferme mes secrets ; et comme ceci est une véri-té triviale, Mauvoisin et Amauri l’ont comprisesur-le-champ ; une seconde de réflexion leur asuffi : cela s’est écrit dans leurs yeux à mesureque cela se passait dans leur pensée.

— Veulent-ils t’assassiner ?

— Peut-être, non pas avec le poignard, carni l’un ni l’autre ne m’a regardé au cœur, maisils ont parcouru la maison du regard.

— Et que penses-tu qu’ils osent faire ?

— Vous le verrez, messire, vous le verrez,et tout Montpellier aussi. Sortons de cette mai-son.

— Allons, dit Laurent en marchant vers l’es-calier.

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— Oh ! maître, dit Goldery, voici unmeilleur chemin.

Et il l’emmena dans le cabinet, où ils trou-vèrent un escalier caché qui ouvrait par uneporte basse sur une petite cour entourée demurailles ; ils les franchirent en silence commedes larrons et ils gagnèrent bientôt une rueéloignée.

Mais ils n’étaient pas à son extrémité qu’ilsvirent une lueur éclatante se réfléchir tout àcoup dans le ciel.

— Qu’est cela ? dit Laurent.

— C’est Mauvoisin et Amauri qui croientfaire ce que nous avons fait, ensevelir leurssecrets dans la tombe. Allons, allons, sireLaurent, notre œuvre n’est pas finie : nousavons assez marché dans la nuit, maintenant ilfaut gravir notre sentier au soleil.

Le lendemain, on déplorait par tout Mont-pellier la mort du sage astrologue Guédon,

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qu’on n’avait pu arracher qu’à moitié brûlé del’incendie de sa maison.

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VIII

LE CAMP.

Ces événements s’étaient passés depuisdeux mois ; la ville de Toulouse était investiepar Simon de Montfort ; un camp dressé sur larive gauche de la Garonne servait de défenseet de retraite à l’armée des croisés, qui en sor-taient incessamment pour attaquer la ville ;mais jusque-là tous les efforts des assiégeantsavaient été infructueux. À quelque heure qu’ilsse présentassent devant les murs, soit de nuit,soit de jour, qu’ils fissent marcher audacieuse-ment leur attaque en plein soleil ou qu’ils es-sayassent d’une escalade nocturne, toujours ils

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trouvaient les Toulousains prêts et en armes.Le rempart qui devait être le mieux attaquéétait le plus fortement défendu ; la marche laplus secrète semblait devinée d’avance, et sou-vent des sorties meurtrières, dirigées par lescomtes de Foix ou le comte de Comminges, ve-naient détruire les plans les mieux combinés.Cependant l’armée de Montfort était plus nom-breuse qu’elle n’avait jamais été : Guillaumedes Barres, retourné en France, en avait ra-mené de nombreux auxiliaires ; les évêques deLiège et de Gand avaient entraîné la popula-tion de leurs diocèses à leur suite ; les comtesde Blois et de Châlons y avaient ajouté plus dedeux cents chevaliers et de dix mille hommesde pied, qui combattaient sous leurs bannières.On était dans les premiers jours du mois d’août1212 ; Simon de Montfort était dans sa tente,les yeux fixés sur la terre, en face de la porte,par où le soleil pénétrait à pleins rayons ; unseul homme était près de lui : c’était un cheva-lier magnifiquement vêtu, qui tenait dans sesmains un éventail de plumes, à la manière de

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l’Orient, et avec lequel il agitait l’air pesant,qu’il semblait avoir peine à respirer. Un chiende taille moyenne, portant un collier d’or à soncou, était dressé sur ses genoux, tandis que sonmaître jouait avec son collier, fait de plaquesd’acier, d’argent et d’or, qui se tournaient à vo-lonté, de manière à faire les dessins les plus va-riés. Tout d’un coup Simon se leva, et montrantla terre du pied à un endroit où le soleil n’étaitpas encore arrivé, il s’écria comme involontai-rement :

— Quand le soleil sera là, ils seront tous ici.

— Quand le soleil sera là, dit négligemmentle chevalier, il ne fera plus une chaleur d’enfer.Vrai, ce n’est pas la peine de vivre sur terrepour y cuire comme chez le diable.

— Laurent, dit Simon en s’adressant au che-valier, ne pourras-tu être sérieux un moment etm’écouter attentivement ?

— Sire comte, dit le chevalier, depuis quevous m’avez fait éveiller de ma méridienne

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pour recevoir vos ordres, vous n’avez fait autrechose que soupirer, battre du pied, vous lever,marcher, vous rasseoir, serrer les poings aveccolère, et j’ai prêté toute mon attention à cettepantomime, je vous le jure, et le plus sérieuse-ment du monde.

— Laurent, dit le comte, il y a ici trahison ;voilà six semaines environ que j’investis cetteville ; j’ai fatigué mes troupes à des assautsfréquents, à des surprises sans nombre, à desmarches cachées, et pas une de mes tentativesne m’a amené le moindre succès. Ce n’était pasainsi il y a quelques mois.

— Oui vraiment, dit Laurent ; quand je suisarrivé de Turin sur mon vaisseau pour mejoindre à vous, je n’ai entendu parler de toutesparts que de vos succès ; vous marchiez surToulouse, et dans quelques jours la ville devaitêtre dans vos mains. Vous en jugiez laconquête si aisée même, que vous aviez en-voyé votre fils Amauri, aidé de Mauvoisin,s’emparer de Montauban ; Baudoin, le brave

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frère du comte de Toulouse, qui l’a trahi en ré-compense de ce que celui-ci l’avait nommé sonhéritier, est allé, d’après votre ordre, s’empa-rer de Castres en s’y présentant avec la ban-nière de son frère et en se faisant ouvrir lesportes par cette supercherie. Vous avez laisséBouchard, votre sénéchal, à Carcassonne avecla comtesse de Montfort, et dans la confiancede votre victoire vous n’avez amené ici que lamoitié de votre armée.

— Elle y sera toute ce soir, répondit Simonen jetant un regard inquiet autour de lui.

Un léger mouvement de surprise et decontrariété parut sur le visage de Laurent, maisà l’instant même il reprit son air nonchalant etse remit à jouer avec le collier de son chien.Mais l’animal, ainsi agacé, sauta sur sonmaître, et celui-ci le chassant avec colère, lechien s’échappa de la tente.

— Ce sera une belle armée, dit Laurent à Si-mon, et que comptez-vous en faire ?

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— Pourquoi me questionnes-tu ? réponditSimon ; tu veux donc connaître mes projets ?Je te dis qu’il y a des traîtres parmi nous, etDieu sait où ils sont.

Il se tut, puis il reprit d’un air résolu :

— Ni toi ni les autres, personne ne saurames projets à l’avenir. Je voulais d’abord teconsulter, mais non… Je ne sais plus à qui mefier.

— Comte de Montfort, dit Laurent en se le-vant, avez-vous montré vos soupçons aux che-valiers et seigneurs qui vous accompagnent ?

— À aucun, et en te les disant, je t’ai peut-être prouvé que seul tu n’y étais pas compris.

— N’importe, dit Laurent, demain je puisles encourir, et pour qu’il n’en soit pas ainsi,demain, au point du jour, j’aurai quitté ce campavec mes hommes.

— Ce n’est pas toi qui emporteras la trahi-son avec toi, dit Simon, et tu excuseras un mo-

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ment de douleur et de colère qui ne peut t’avoirpour objet.

— Et à qui s’adresse-t-il donc ? repritLaurent.

— Je ne sais, dit Simon, quoique le cerclede ceux sur lesquels mes soupçons peuventporter soit bien rétréci. Tu sais que nous pre-nons d’abord nos décisions dans un conseiloù siégeaient tors les chevaliers suzerains pré-sents à la croisade ; mais nos résolutions sem-blaient s’en échapper comme à travers uncrible, et le bruit en était répandu dans le campet jusque dans Toulouse en moins de quelquesheures. Plus tard je n’y ai plus admis que sixde nos chevaliers les plus éprouvés ; le campa cessé d’être instruit, à la vérité, mais l’oneût dit que les hérétiques avaient un espritprésent parmi nous, car leurs résolutions sem-blaient dictées par les nôtres ; bientôt le comtede Blois, Guillaume des Carres et toi avez étéseuls admis à ces délibérations, et cependantnos desseins les plus secrets ont été déjoués et

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par conséquent appris ; j’ai écarté le comte deBlois du conseil, et rien cependant n’y est res-té secret. Aujourd’hui j’ai profité de l’heure oùtoute l’armée repose pour t’appeler seul et teconfier mes dernières tentatives.

— Que je ne veux pas savoir, dit Laurent eninterrompant le comte de Montfort.

— Cependant, dit Simon, il faut que toutesnos mesures soient prises quand l’heure de laméridienne sera finie, et tu en sais déjà troppour que je ne te dise pas tout.

— Ce que je sais, sire comte, dit Laurent,n’est pas une raison pour que j’apprenne lereste, mais c’est une raison pour que je nem’éloigne pas du camp, pour que je ne sortepas même de cette tente jusqu’à ce que vosprojets soient mis à exécution ; quant à monappui, dès ce moment n’y comptez plus.

— C’est impossible, dit Simon, je t’ai desti-né le principal commandement de cette affaire.

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— Que l’enfer me reprenne, dit Laurent ens’étendant sur un siège, si je remue d’ici ! Noussommes au milieu du jour, vos nouvellestroupes seront au camp deux heures avant lecoucher du soleil ; c’est donc une méridiennede six heures que je m’impose ; elle est longue,mais pendant ce temps, vous qui ne dormirezpas, vous réfléchirez et vous découvrirezquelque chevalier à qui donner le commande-ment que vous vouliez me confier, et vous exé-cuterez alors l’assaut général, sur lequel vouscomptez pour réussir et auquel Toulouse ne ré-sistera pas ; vous voyez que pour de pareilsprojets vous n’avez pas besoin de moi.

— Pour ceux-là, dit Simon ; mais pour lesmiens, il me faut quelqu’un sur qui compter.Ah ! pourquoi Foulques, au lieu de demeurerdans la ville à tout prix, s’en est-il fait chasser !depuis longtemps il nous eût livré une porte,et je ne serais pas à voir périr ici, devant cetteville, mes plus braves soldats, dévorés par lesmaladies et le soleil.

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Laurent ne répondit pas, car il n’écoutaitplus Simon ; tout à coup il lui dit :

— Sire comte, n’avez-vous pas là quelquearcher ou quelque esclave que vous puissiezenvoyer jusque dans ma tente pour m’en rap-porter un lit, car on n’est pas plus mal sur lesgrils rouges du purgatoire que sur vos sièges debois.

— Laurent, reprit Simon, tu te joues de moide me tenir de tels propos lorsque je te parlesérieusement ; veux-tu m’écouter et me ser-vir ?

— Sérieusement, répliqua Laurent, je neveux ni l’un ni l’autre. Je suis venu ici faire laguerre parce que la guerre me plaît ; je ne suispoint croisé, ne l’oubliez pas ; je n’ai fait vœude vous soumettre ma lance ni durant quarantejours ni durant un an, comme les autres ; jen’espère et ne veux gagner d’indulgences aumétier que je fais ; il me plaisait hier, il ne meplaît plus à cette heure ; hier je croyais obéir

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loyalement à des ordres loyalement donnés ;j’apprends aujourd’hui que je me suis trompé,je me retire.

— Toi ! notre meilleure lance ? toi que jeme plais à citer toujours le premier parmi noschevaliers et dont j’ai fait de tels récits à mesfils, à la comtesse de Montfort, à ma fille, àtous nos chevaliers absents, que les unsbrûlent de te connaître et les autres de venircombattre à côté d’un si noble guerrier !

Laurent devint rouge comme une jeunefille.

— Sire comte, j’ai fait ce que j’ai pu, celam’a mérité vos éloges, je vous en remercie ;mais cela ne m’a pas sauvé de vos soupçons, etje ne veux pas les supporter.

— N’en parlons plus, Laurent, dit le comteen lui tendant la main ; mais tu me pardonne-ras si tu veux réfléchir à tout ce qui est arrivéà ce siège : comment expliquer une si exacteconnaissance de tous nos desseins ?

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— C’est peut-être que le diable s’en mêle,dit Laurent en riant.

— Sais-tu bien, dit Simon en baissant lavoix, que je me suis laissé aller à croire qu’il ya en tout ceci quelque chose de surnaturel…

— Et voilà jusqu’où va l’esprit de méfiance,comte de Montfort, qu’il vous fait mentir àvotre loyauté de chevalier et à votre foi dechrétien : vous suspectez vos chevaliers etvous soupçonnez le ciel ; gardez vos secrets, jen’en veux rien savoir.

À ce moment, un léger bruit se fit entendrevers la porte de la tente, et à l’instant le chiende Laurent y entra la langue pendante et cou-vert de poussière ; sur un signe de son maître,il se coucha à ses pieds. Simon le regarda et dità Laurent :

— Voyez ce noble animal, vous l’avez mal-traité tout à l’heure, et le voilà qui revient :c’est véritablement un ami.

Laurent ne répondit pas. Simon reprit :

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— Vous n’êtes pas mon ami, Laurent ?

— À ce compte, dit celui-ci, il faudrait êtrevotre chien ; non, comte de Montfort, je neveux plus de vos secrets, quoique je meconnaisse et sois homme à revenir commecette pauvre bête.

— Qu’il en soit donc ainsi ! dit le comte ;écoute.

Et il lui tendit la main.

— Soit, dit Laurent, je suis votre ami, et jele suis pour vous servir et non pour vous en-tendre. Pauvre Libo, continu a-t-il en caressantson chien, pauvre animal ! tu es plus heureuxque ton maître, on ne te soupçonne ni d’indis-crétion ni de trahison.

Simon voulut insister pour instruire Laurentde ses projets, et celui-ci allait répondre d’unton plus sérieux qu’il n’avait fait jusque-là,lorsque de grands cris se firent entendre. Si-mon s’élança vers la porte de la tente et y de-

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meura d’abord immobile en portant derrière luides yeux hagards. Laurent courut vers lui.

— Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il, alarmé del’épouvante qui perçait sur le visage de Simon.

— Regarde, lui répondit celui-ci en le pous-sant hors de sa tente, regarde !

L’incendie courait le camp : allumé à la foisaux angles les plus extrêmes de cet amas detentes, il les gagnait une à une, élargissant as-sez rapidement chacun de ses foyers pour fairecraindre que bientôt ils ne se confondissentdans un vaste embrasement qui envelopperaitl’armée, comme ces ulcères étroits qui rongentchacun à part la poitrine d’un malheureux etqui s’atteignent bientôt pour le couvrir d’unevaste plaie.

Les soldats, épouvantés et surpris dans leursommeil, s’échappaient de leurs tentes à demivêtus, en y abandonnant leur butin, leursarmes, leurs vivres ; la confusion laissait fairel’incendie, les croisés reculaient à l’aspect les

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uns des autres. Ce réveil au milieu des flammesles laissait effarés. Il y en a qui se disaient dansleur stupide surprise : « Est-ce que le campbrûle. »

— Venez, dit Laurent à Simon, il faut arrê-ter la flamme, abattre les tentes, rassurer l’ar-mée ; vos ordres seuls peuvent être entendusen ce moment.

— Mes ordres ? dit Simon, qui semblaitfrappé d’une terreur invincible ; des ordrescontre le ciel ou contre l’enfer ! Non : il faut cé-der, Laurent ; cette ville est sacrée ou maudite.Nous n’y entrerons jamais.

Comme Laurent allait répliquer à Simon,aux cris désespérés et plaintifs des soldats quicouraient çà et là se mêlèrent des cris plus ar-dents et joyeux, et à travers les palissades ron-gées par l’incendie se précipitèrent des flots desoldats hurlant et bondissant : – « Toulouse !Toulouse ! » criaient-ils.

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— Ah ! dit Simon en revenant à lui, ce sontdes hommes ceux-ci !

Aussitôt il saisit d’une main la bannièreplantée près de la tente, et de l’autre s’armantde sa large épée, il se mit à parcourir le campen criant :

— À Montfort ! à Montfort !

Laurent le suivait l’épée à la main, et unsourire funeste, un regard où s’épanouissaitune joie sauvage, accueillaient ces cris de mortet cette marche implacable de l’incendie. Était-ce l’aspect de cette dévastation ou l’espérancedu combat qui excitait ce singulier sentimentau cœur de Laurent ? Lui seul eût pu le dire ;mais à plusieurs fois son épée tressaillit danssa main ; à plusieurs fois il s’arrêta commepour mesurer à son aise l’invasion incessantedu feu et des ennemis. Enfin le cri : « Foix !Foix ! » éclata par-dessus tous les cris, à tra-vers le fracas des machines qui croulaient et le

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bruit de la flamme qui murmurait sourdementen se roulant de tente en tente.

Laurent leva son épée, et deux hommes seprécipitèrent de front du côté où il se trouvait :c’étaient les deux comtes de Foix. Commedeux chevaux attachés au même char l’em-portent ensemble dans un combat ou letraînent d’un pas égal dans un triomphe, cesdeux hommes, le père et le fils, étaient commel’attelage superbe de ce nom de Foix qu’ils em-portaient tous deux dans les fêtes, qu’ils fai-saient siéger tous deux au conseil, toujoursunis, toujours de front, toujours invincibles. Ilsfondirent ensemble sur Simon de Montfort, au-tour duquel s’étaient déjà réunis Guillaume desBarres, le comte de Blois, l’évêque de Trêves etleurs meilleurs chevaliers. Mais ce n’était plusl’avalanche qui descend de la montagne, bri-sant et courbant sur son passage les hommes,les habitations et les forêts : c’était l’avalanchearrivée au rocher qui ne plie point. Les comtesde Foix, qui avaient abaissé devant eux les

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palissades, renversé les tentes, écrasé les sol-dats, se heurtèrent ensemble à Simon de Mont-fort et n’allèrent pas plus loin : leurs lances serompirent sur sa cuirasse, et les deux chevauxs’abattirent sous son épée ; le carnage devintun combat. Laurent avait disparu, et tandis quela lutte s’acharnait à l’endroit où combattaientensemble les chefs des deux armées, il gagnasa tente, marchant rapidement, se faisant jourà travers les croisés ou à travers les Toulou-sains, en les écartant du plat et du tranchantde son épée, sans écouter les plaintes des unsni les menaces des autres. Il arriva ainsi à sonquartier, que l’incendie n’avait pas encore at-teint ; une troupe d’archers y était rangée, en-tourant une litière fermée, à cheval et prêtsau combat comme s’ils eussent été avertis de-puis longtemps, mais immobiles comme si cecombat ne les intéressait point. Un homme lescommandait, monté sur un cheval de bataillequi se dressait à chaque cri de mort qui reten-tissait plus-haut que les autres.

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— C’est un sot rôle que nous jouons, sireLaurent, dit ce cavalier ; ni hommes ni bêtesn’y avons été accoutumés ; resterons-nouslongtemps dans l’inaction ?

— Maître Goldery, dit Laurent d’une voixrailleuse, vous n’êtes plus au service de Sais-sac, qui ne pouvait entendre un cri de guerresans y jeter son cri. L’heure n’est pas venue. At-tendez mes ordres.

Laurent entra dans sa tente, où se trouvaitun bel enfant de seize ans, trop beau pour êtreun jeune garçon, trop beau peut-être aussipour être une femme et porter l’habit d’un es-clave ; il était vêtu d’une manière étrangère àla province.

— Ripert, lui dit Laurent, avez-vous eupeur ?

Il lui parlait une langue qui n’était ni cellede la Provence ni celle des Français.

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— J’ai eu peur, répondit Ripert dans lamême langue, car je vous ai vu dans le combatet je vous savais sans armure.

— J’y vais retourner comme tu désires, ditLaurent en prenant son casque et en se faisantattacher sa cuirasse.

— Oh ! non, dit Ripert, reste avec moi,reste !

Laurent l’arrêta d’un regard sévère :

— Quelle est cette litière qui est hors laporte ?

— La mienne, répondit le jeune enfant.

— Vous allez monter à cheval, Ripert, ditLaurent.

Puis il ajouta, avec une expression de prièreet d’ordre mêlés ensemble et en parlant lalangue provençale :

— Vous n’êtes pas une femme, Ripert, pourvoyager dans une litière. Que veux-tu, enfant,celui qui a attaché sa vie à celle de Laurent de

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Turin a une carrière dure à parcourir. Golde-ry, l’ancien bouffon de Saissac, va te conduirehors de tout danger ; cela lui sera facile, main-tenant que la lutte s’est resserrée dans un étroitespace et que le reste du camp n’est plein quede soldats plus occupés de pillage que de com-bat ; vous prendrez la route de Castelnaudaryet m’attendrez à quelques lieues d’ici. Je vousrejoindrai bientôt. Allez.

Le jeune enfant baissa les yeux et sortit dela tente. Laurent était complètement armé. Ilfit monter Ripert à cheval et donna ordre àGoldery de s’éloigner. Ripert adressa à Laurentun regard d’adieu où se trouvaient quelqueslarmes. Laurent ne parut pas les remarquer etdemeura seul à côté de sa tente. Il promenalongtemps ses regards joyeux sur cet incendie,qui déjà atteignait partout sans s’être éteintnulle part. Puis, après un moment de contem-plation, il s’écria :

— Oh ! ce n’est pas encore cela !

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Ripert et son cortège étaient éloignés.Laurent ramassa un éclat de poutre enflamméet attacha le feu à sa propre tente ; puis, mon-tant à cheval, il s’élança du côté du combat.Il était temps. La lutte, restée égale par la ter-rible résistance de Simon de Montfort et deGuillaume des Barres, s’était enfin décidée àl’avantage des Toulousains par l’arrivée suc-cessive de nouveaux renforts et surtout parl’apparition d’un combattant plus terrible queles comtes de Foix unis ensemble, plus terribleque les comtes de Toulouse et de Comminges,qui déjà avaient reculé devant les élans déses-pérés de Simon. Ce combattant avait été ac-cueilli par des acclamations joyeuses, et dufond de la foule pressée des Toulousains ons’était rangé pour le laisser arriver à la pointedu combat, comme de nos jours on ouvre pas-sage à un spectateur privilégié pour aller ga-gner la place que seul il a droit d’occuper. L’Œilsanglant parut à la tête des Toulousains, et lecombat redevint une défaite pour les croisés.La troupe de Simon de Montfort, entamée par

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l’épée dévorante de ce soldat, ne le suivait plusquand il voulait la précipiter en avant, et lui-même s’était déjà vainement heurté contre cethomme de fer, qu’aucune lance ne pouvait per-cer, qu’aucun choc n’ébranlait. « C’est l’Œilsanglant ! » se disaient les soldats ; « l’Œil san-glant ! » se répétaient les chevaliers, et ce nomsemblait rouler comme un bouclier de diamantsur la tête de cet homme et pénétrer commeun effroi invincible dans l’âme de ses ennemis.Mais cette terreur d’un nom qui glaçait ainsile cœur des croisés retourna soudainement aucœur des Toulousains, car au cri : « C’est l’Œilsanglant ! » une voix répondit : « C’estLaurent ! c’est Laurent ! » À ce nom, tous lesToulousains, chefs et soldats, reculèrent devingt pas. Un seul attendit, c’était l’Œil san-glant. Laurent et lui se reconnurent et s’élan-cèrent l’épée haute l’un contre l’autre. Ilsmirent tant de fureur dans leur attaque queles chevaux se heurtèrent au poitrail sans queleurs épées pussent se croiser, et personne

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n’entendit Laurent dire d’un ton souverain decommandement :

— Frère, c’est assez.

— Déjà ? répondit l’Œil sanglant à voixbasse et en parcourant d’un regard dérisoiretous ceux qui allaient se retirer vivants : déjà !

— C’est assez, répéta Laurent.

À ce mot, l’Œil sanglant recula à son tourcomme les autres, et les comtes de Foix, deToulouse et de Comminges reculèrent en ar-rière de lui. Ce fut alors une nouvelle lutte.

Laurent et l’Œil sanglant se séparèrent. Lepremier courut aux Toulousains, dont il pressala retraite, tandis que l’Œil sanglant se jetaitau-devant des croisés, dont il suspendait l’at-taque. Peu à peu les Toulousains, repoussésde toutes parts, furent forcés d’abandonner lecamp, et si leur retraite ne devint pas unefuite ; c’est que, arrivés au pied de leur ville, ilsfurent protégés par les traits dont les habitantsdemeurés sur les murs harcelèrent les croisés.

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C’était une victoire pour ceux-ci, une vic-toire qu’ils devaient à Laurent, ou plutôt c’étaitl’aspect d’une victoire, car, lorsque les Proven-çaux furent renfermés dans leurs murs, il fallutque leurs ennemis rentrassent dans leur camp.Mais le camp était disparu ; les machines éle-vées à grands frais pour le siège étaient tom-bées sous l’incendie ; les provisions pour leshommes et les chevaux consumées dans lesquartiers où elles étaient reléguées ; les trou-peaux, délivrés des palissades qui les tenaientenfermés, s’étaient échappés dans la cam-pagne.

Tous les chefs se rassemblèrent autour dela bannière de Simon, stupéfait de cette dévas-tation rapide d’un camp si vaillamment occu-pé. On félicita, on remercia d’abord Laurent ;puis chacun, interrogé sur ce qui s’était passé,prêta par son témoignage quelque chose deplus surprenant encore à ce combat. Le comtede Blois, qui tenait la porte du camp qui ou-vrait du côté de Toulouse, déclara que, éveillé

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par les cris des soldats, il avait vu l’incendies’étendre sur le camp avant qu’aucun ennemiy eût pénétré. Guillaume des Barres le déclarade même, et les autres chevaliers de même.En sortant de leurs quartiers pour prévenir l’in-cendie, ils avaient trouvé partout les flammesqui éclataient devant eux comme par enchan-tement, et à peine avaient-ils fait quelques pasqu’elles s’allumaient derrière eux et dévoraientleurs tentes, qu’ils venaient de quitter.

— Ainsi, dit Simon en jetant un regard fa-rouche sur tous ceux qui l’entouraient, c’esttrahison.

— Trahison, assurément ! répétèrent tousles chevaliers.

— Mais où est le traître ? s’écria Simon.

— Que chacun réponde et prouve où il étaitau moment de l’incendie ! s’écria Guillaumedes Barres ; que chacun réponde comme uncriminel ! malheur à qui, se croyant fort de sontitre de chevalier et de son nom, se refuse-

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rait à cette enquête ! Quant à moi, je m’y sou-mets et suis prêt à rendre compte de chaqueheure de ma journée, et je pense, ajouta-t-il,que, lorsque je le fais, il n’est personne qui nepuisse le faire.

— Excepté moi, sire Guillaume, dit Laurent.

— Eh bien ! dit Guillaume, c’est donc toi quies le traître ? Nous t’avons vu dans le combat,mais où étais-tu durant l’incendie ?

— Que t’importe, dit Laurent, si je suis ve-nu assez tôt pour t’empêcher de fuir ?

— Sires chevaliers ! s’écria Simon, qui en-tendit un murmure de colère et de soupçoncontre Laurent, le sire Laurent de Turin étaitdans ma tente longtemps avant l’incendie, etj’allais lui apprendre que ce soir, au coucher dusoleil, tous nos fidèles amis devaient être icipour tenter un dernier effort contre cette villemaudite, lorsque la flamme a éclaté ; ne l’accu-sez donc pas et plutôt rendez-lui grâces.

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— Grâces et accusations sont inutiles, ditLaurent, car je ne suis plus rien dans cette ar-mée ; je la quitte à l’instant.

— À l’instant et seul sans doute, dit Simonen lui montrant une partie du camp, car tu voisque tes tentes n’ont pas été plus épargnées queles autres.

— En effet, dit Laurent, quand j’y suis entrépour prendre mes armes, elles étaient encoredebout.

— Et comme les nôtres, dit Guillaume desBarres, elles se sont allumées quand tu les asquittées. Pardonne, Laurent, mais tout ceci estétrange.

Laurent parut lui-même surpris, et du tond’un homme atterré par l’évidence d’une véritéplus forte que lui, il répondit :

— C’est donc trahison, en effet, trahison ousorcellerie.

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— C’est sorcellerie ou trahison assurément,messires, dit Simon. Il ne faut plus penser àcontinuer ce siège, privés comme nous lesommes de vivres et de machines. Des messa-gers vont partir pour arrêter les troupes qui ar-rivent de ce côté et dont le nombre ne feraitqu’augmenter le désordre de ce camp ; ellesrentreront dans les villes d’où elles sont sor-ties. Cette nuit, nous quitterons nous-mêmesces lieux ; chacun se rendra avec ses hommesdans les châteaux dont je lui ai accordé la pos-session ; chacun y laissera une garnison suffi-sante pour les défendre et viendra me rejoindreà Castelnaudary avec ce qui lui restera de che-valiers et d’hommes d’armes. Là, nous assem-blerons aussi tous les évêques de cette pro-vince, et soit que ce qui est arrivé soit trahisonou sorcellerie, nous en préviendrons le retourpar les mesures que notre prudence ou le cielnous inspirera avant la réunion de tous noschevaliers à Castelnaudary.

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On obéit, et les chefs se retirèrent dansleurs quartiers pour y faire leurs préparatifsde départ. Laurent suivit le comte de Montfortdans sa tente, qui était du petit nombre decelles que l’incendie n’avait pas atteintes.

— Laurent, lui dit le comte, je t’ai réservépour m’accompagner dans les courses que jeveux tenter dans ce pays. Nous partirons en-semble demain.

— Non, comte de Montfort, dit Laurent ;cette épée, qui a peut-être encore sauvé au-jourd’hui votre armée d’une destruction com-plète, cette épée restera dans le fourreau jus-qu’au jour où il aura été publiquement reconnuque la main qui la porte est armée pour unejuste cause et ne l’a jamais trahie.

— Tu viendras donc à Castelnaudary ? ditSimon.

— J’y serai dans quelques jours.

— Eh bien ! je vais ajouter au message quej’envoie à la comtesse de Montfort l’annonce

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de ton arrivée, pour que tu sois accueillicomme le chevalier le plus brave de l’armée deson époux.

— La comtesse a donc quitté Carcas-sonne ?

— La comtesse et ma famille entière, tous,jusqu’à cet essaim de jongleurs ou de jeuneschevaliers plus amoureux du séjour des villesque de celui des champs, et du murmure despropos des femmes que de l’éclat des cris deguerre. Tu t’y ennuieras bientôt, Laurent, et jete reverrai sans doute sous peu de jours prèsde moi.

— Peut-être, répondit le chevalier en sou-riant.

Et à l’instant, il s’éloigna du camp ; gagnantalors la route qu’il avait désignée à Goldery, ils’élança vers Castelnaudary ; puis, dès qu’il futseul, il fut triste. Comme un acteur, qui, rentrédu théâtre, efface le rouge qui lui donnait unaspect de jeunesse, d’ardeur, et reprend son vi-

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sage flétri, Laurent laissa pour ainsi dire tom-ber l’animation de ses traits ; son œil devintterne, ses lèvres pendantes, et de sombres pen-sées s’accumulèrent en lui et y produisirent unorage qui éclatait sur son front en rides convul-sives et profondes.

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IX

MYSTÈRE.

Lorsque Laurent, au moment où la nuit futtout à fait close, atteignit Ripert et l’escortequi l’accompagnait, il trouva que tous étaient àcheval, mais arrêtés.

— Ah ! voilà qui est plus admirable quel’admirable instinct de Libo, qui dépiste undaim à deux cents pas de distance, s’écria Gol-dery en le reconnaissant : le seigneur Ripert areconnu le galop de votre cheval à un demi-mille au moins, et c’est lui qui nous a forcés ànous arrêter.

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— Merci, enfant, dit Laurent en tendant lamain à Ripert ; j’avais hâte de vous rejoindre,car il faut que ce soir je te parle sérieusement.

Ripert leva ses yeux suppliants sur Laurent,mais l’obscurité ne lui laissa point voir siquelque émotion se trahissait sur le visage duchevalier et si l’expression haletante de sa voixvenait de la rapidité de sa course ou de la vio-lence d’un sentiment intérieur.

— Goldery, dit Laurent, vois s’il ne setrouve pas dans les environs quelque abri oùnous puissions passer la nuit, la plus misérablechaumière où je puisse reposer une heure.

Ripert soupira.

— Et toi aussi, enfant, dit Laurent, toi aussi,il faut que tu te reposes.

— Et où nous puissions souper, dit Goldery,qui, en changeant de fonctions, n’avait paschangé de goût ni de sujet favori de conversa-tion. Du reste, la guerre a eu ceci de bon en cepays, que le gibier y a prospéré à mesure que

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les populations ont diminué ; de façon qu’aujour où nous sommes, il y a au moins un lièvreet un faisan par homme, ce qui est un grandavantage pour ceux qui restent ; aussi, tout encheminant et grâce au fidèle Libo, j’ai fait pro-vision de quelques perdrix ; une porte briséepour feu, mon épée pour broche, et une heurede repos, et vous aurez un rôti qui eût obtenuun sourire du chevalier Galéas.

— Goldery, dit Laurent, tu penserais à man-ger le jour de la mort de ton père ?

— Et je mangerais sur sa tombe et en sonhonneur. À moins que les morts n’enragent dece qu’on vit après eux, ils ne peuvent se fâcherde ce qu’on mange pour vivre. D’ailleurs, n’al-lons-nous pas dans une ville où c’est la cou-tume de manger à la naissance et à la mortd’un homme ? J’ai foi aux habitants du pays.

Il s’éloigna et laissa Laurent avec sa troupearrêtés au milieu du chemin. Laurent était si-lencieux et soupirait fréquemment ; Ripert

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s’approcha de lui et chercha sa main, qu’il serraen silence.

— Ripert, lui dit Laurent d’une voix où ily avait une pitié craintive, cette vie fatigue etaccable ta faiblesse ; ne préférerais-tu pas de-meurer dans quelque ville jusqu’à ce que cetteépreuve de combats et de dangers à laquelle jesuis soumis soit terminée ?

— Laurent, dit Ripert, je ne me suis pasplaint de souffrir ; ne sais-tu pas que j’ai sup-porté de plus rudes et de plus longues fa-tigues ?

— Je le sais, enfant, dit Laurent ; mais n’est-ce pas un spectacle odieux pour toi et quit’épouvante, que l’aspect de ces combats et dece sang parmi lesquels ta jeunesse se flétrit ?

— Ah ! Laurent, dit Ripert en souriant, tume dis quelquefois : « Ripert n’est point unefemme, » et tu me parles comme à une femmequi a peur du sang et des combats. D’ailleurs,ajouta-t-il en baissant la voix et en parlant la

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langue étrangère dont ils se servaient entreeux, tu sais que le danger ne m’épouvante pas.

— Manfride, je le sais, dit Laurent en don-nant à Ripert un nom que le jeune enfant n’étaitplus habitué à entendre. Je le sais, répéta-t-ild’un ton sombre.

— Ah ! s’écria l’enfant, tu m’as appelé Man-fride, du nom que tu aimais lorsque je t’appe-lais, toi, Albert…

— Ripert ! s’écria Laurent violemment, tut’appelles Ripert, l’esclave grec, et moi Laurentde Turin. Voilà ton nom et le mien ; nous n’enavons plus d’autre jusqu’à ce que le vœu de mavengeance soit accompli.

— Oh ! la vengeance ! c’est donc un attraitplus brûlant que celui d’aimer ? dit Ripert d’unton triste et soumis. C’est donc un bonheurbien pur pour lui sacrifier ?

— Un attrait ! répondit Laurent, un bon-heur ! C’est un effroi de toutes les heures et unetorture de toutes les parties du cœur, et pour-

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tant c’est une soif irrésistible, c’est la soif desdamnés ; c’est la soif de l’ivresse quand la poi-trine brûle et demande, au lieu d’une eau pure,quelque vin qui la brûle davantage. Tu ne peuxcomprendre cela ; mais lorsque j’étais dans ledésert et que le soleil m’avait séché la poi-trine, épaissi la langue et fait haleter commeun chien lancé sur les traces d’une bête fauve,si quelque chose venait à couler devant moi,poison, boue ou sang, il me prenait frénésiede boire, et j’aurais poignardé mon frère pourboire avant lui ; eh bien ! la soif de la ven-geance est comme celle-là ; elle se passionneet s’abreuve de tout : poison, boue et sang ; detout et à tout prix ; et souvent sans se désalté-rer.

— Et comme tu n’as pas de frère à poignar-der qui l’empêche de te satisfaire, c’est moi quetu veux quitter, par ce-que je te suis un obs-tacle ?

— Oh ! non, non, Ripert, tu te trompes ! Cen’est pas cela qui m’a fait te demander si tu

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voulais demeurer dans quelque séjour tran-quille. Non, Ripert, tu ne m’es pas un obstacle,mais tu me seras une douleur de plus, et j’en aibeaucoup.

— Moi ? dit Ripert en laissant éclater seslarmes ; moi, je te serai une douleur ?

— Oui, Manfride, dit Albert en lui prenantdoucement la main, car je te verrai beaucoupsouffrir.

— Oh ! je suis forte, dit la jeune fille ; carelle répondait tantôt comme Ripert, l’esclavegrec, tantôt comme Manfride, l’amante dé-vouée, selon que le caprice de Laurent lui don-nait l’un de ces noms ; oh ! je suis forte, dit-elle ; et fallut-il revêtir une cuirasse et une épéeet te suivre dans la bataille, je le pourrais et jel’oserais.

— Ce n’est pas cela, Manfride, repritLaurent en tressaillant, ce n’est pas cela ; letemps de ces dures fatigues du corps est pas-sé ; mais d’autres tourments te briseront ; des

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tourments que quelques mois d’absence pour-raient t’épargner ; des tourments qui tuent plusvite !

— Et quels tourments plus cruels que de nepoint te voir ? dit Manfride.

— La jalousie, répliqua Laurent.

— La jalousie ! dit Manfride en pâlissant.Qui aimes-tu ?

— Toi, et toi seule, dit Laurent ; toi seule eneffet, en ce monde, et de tout l’amour qu’unhomme peut donner à son renom, à son père,à sa sœur, à son pays ; je t’aime de tout ce quime reste au cœur. Mais de cruelles apparencespeuvent venir t’épouvanter : si tu m’entendaisrépéter ce que je viens de te dire à une autrefemme ?

— Ce que tu viens de me dire ?

— Oui.

— Que tu l’aimes ?

— Oui.

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— Et tu le lui dirais avec ce regard et cet ac-cent ?

— Avec ce regard et cet accent.

— Le pourras-tu ?

— Il le faudra bien.

— Et pourquoi le faudra-t-il ?

Laurent se tut, et puis il répondit sourde-ment :

— Parce qu’il le faut.

— Eh bien ? dit Manfride avec un soupir, jesaurai que c’est un jeu, et j’en rirai.

— Non, enfant, dit Laurent, tu en pleureras,tu en souffriras comme d’un affreux tourment,et puis tu voudras te venger et tu diras ce quetu sais de mon secret.

— Me venger ! reprit Manfride avec un dé-dain douloureux ; me venger ! oh ! non ! la ven-geance est une soif qui n’altère pas les cœursqui s’abreuvent d’amour.

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— Enfant, enfant ! s’écria Laurent, souffreun peu et tu verras.

Il s’arrêta encore, après un moment de si-lence, il reprit :

— Imagine-toi foulée aux pieds par une in-digne rivale, repoussée avec mépris par celuiqui te doit la vie et la liberté, raillée, humiliée,prostituée à la risée d’une femme méchante ;imagine-toi cela, Manfride.

— Mais ce ne sera qu’un jeu, n’est-ce pas ?

— Le croiras-tu toujours ?

— Je le croirai… j’espère que je le croirai,dit Manfride en hésitant.

— Tiens, Manfride, dit Laurent doucement,va, laisse-moi ; Goldery te mènera loin d’ici, oùtu voudras ; je t’y rejoindrai dans un an. Laisse-moi. Je sens que je n’oserai peut-être pas fairece qu’il faudra que tu voies.

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— Dans un an ! dit Manfride avec épou-vante ; un an ! je puis mourir, tu peux mourirdans un an si je ne suis près de toi.

— Qu’importe alors ? dit Laurent.

— Mais nous ne mourrons pas ensemble !s’écria Manfride, emportée par cette foi del’amour qui se croit une protection contre tout.

— Sais-tu, dit Laurent, que ce sera uneépouvantable épreuve ; sais-tu, que tu n’aurasd’autre appui pour te soutenir que cette paroleque je te donne en ce moment ; car, si tu per-sistes à demeurer avec moi, n’oublie pas qu’ilpeut ne plus y avoir une heure entre nous où turedeviennes Manfride.

— Pourquoi ?

— Parce que je l’ai juré.

— Et à qui ? mon Dieu !

— À moi, enfant. Écoute. Il y a des sentierssi étroits, si difficiles, dans la vie, que du mo-ment qu’on s’en écarte d’un pas, on les perd

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pour ne plus les retrouver. La tâche que je mesuis imposée est si fatale, elle me fera mar-cher à travers des passages si aigus, des dé-serts si stériles, que si je déviais une heure dema route, peut-être n’y pourrais-je plus rentrer.Une heure passée dans tes bras, une heure latête appuyée sur ton sein, une heure de joie,et je ne rentrerais pas dans ma vengeance, jem’endormirais à t’aimer et à être heureux ; et ilfaut que je marche et que je veille, ou je seraiun lâche.

— Eh bien ! dit Manfride, j’accepte ma partde douleur dans cette destinée ; d’ailleurs, n’enai-je donc pas déjà fait l’apprentissage ? nesais-je pas déjà que tu n’es plus pour moi queLaurent de Turin ? N’as-tu pas tout changé entoi depuis ce jour où tu quittas ton vaisseauavec la joie et l’espérance, et où tu y rentrassombre et soucieux ? N’as-tu pas tout changé,tout, jusqu’à l’aspect de ton visage, que tucherches à rendre méconnaissable, au pointque, lorsque je te regarde, je cherche ces traits

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graves que j’aimais, sans les retrouver sousce luxe de parure et sous ces cheveux peintset tressés comme ceux d’une femme ; et si tuavais encore un instant d’amour, peut-être nereconnaitrais-je plus les baisers de tes lèvresdépouillées de tes rudes moustaches. Ton vi-sage est vain, doux et riant, et ton cœur rude etsévère : ainsi déjà tout est changé, mais qu’im-porte ? je veux tout de toi ; prends-moi commetu veux que je sois. Allons, me voici ton es-clave.

— Tu le veux, dit Laurent ; Dieu te sou-tienne !

Goldery revint ; il avait trouvé une cabaneà quelque distance de la route.

— Il y a, dit-il, quelques serfs qui prient etune jeune fille qui pleure, je leur ai demandél’hospitalité en les menaçant de la prendre ; ilsme l’ont accordée. Du reste, j’ai ordonné qu’onallumât du feu et qu’on dressât la table.

— Allons, dit Laurent, suis-moi, enfant.

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Et il suivit Goldery, qui le mena rapidementvers la chaumière indiquée.

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X

ÉPISODE.

Ils entrèrent dans une vaste salle qui tenaittoute l’étendue de cette chaumière et où setrouvaient rassemblés une douzained’hommes, dont quelques-uns avec des che-veux blancs, d’autres d’un âge mûr, deux toutà fait jeunes. Le plus vieux de tous s’approchade Laurent au moment où il entra, et, l’arrêtantsur la porte, il lui dit :

— Sire chevalier, nous sommes Provençauxde la foi chrétienne et serfs de la loi gothique.Si vous êtes de ce pays, vous devez connaître

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nos privilèges, sinon je vais vous les dire : c’estle droit de justice entre nous pour les chosesqui ne regardent ni l’évêque ni le châtelain.Nous avons hérité ce privilège de nos pères,jadis maîtres de ces contrées, aujourd’hui es-claves dans leur conquête. Ce que nous avonshérité aussi d’eux, c’est le respect pour lesdroits de l’hospitalité, droits que la menace devotre messager n’a pu nous faire méconnaître.Voyez cette salle, elle est assez grande pourque vous et les vôtres y trouviez un abri et pourque nous puissions y accomplir la tâche pourlaquelle nous sommes assemblés ; prenez-en lecôté qui vous convient : si petit que soit celuique vous nous laisserez, la justice y trouvera saplace.

— Serf, dit Laurent, je connais vos droits ouplutôt vos coutumes ; quoique je ne sois pasde ces contrées, je sais votre implacable équitéet votre sanglante justice, et je n’en troubleraipas le cours. Mais, dis-moi, y aura-t-il quelque

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spectacle odieux à voir et qui puisse épouvan-ter ?…

— Il n’y aura rien qui puisse épouvanter deshommes, et ce sont des hommes qui vous ac-compagnent, ce me semble ?

— En effet, dit Laurent. Eh bien ! je resteraide ce côté.

— Transportez-y le feu, dit le vieillard auxserfs qui étaient dans la cabane ; portez-y cettetable, ce pain, ce sel et ces provisions. Voilàtout ce que nous pouvons t’offrir. Et mainte-nant repose en paix autant que te le permettranotre présence. C’est l’affaire d’une heure :plus de la moitié de la nuit vous restera pour lesommeil.

Laurent avait choisi le côté de la porte plu-tôt parce qu’il s’y trouvait que par aucun espritde méfiance. Il connaissait la singulière rigiditéde ces serfs conservés purs dans leur race aumilieu de ce pays diapré de tant de populationsd’origine diverse, et quelle que fût la férocité

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de leurs mœurs et l’astuce qu’ils mettaientdans leurs relations avec les autres Proven-çaux, il n’ignorait pas qu’il n’y avait pointd’exemple qu’aucun d’eux eût jamais violé lafoi de l’hospitalité. Lorsque tous les préparatifsqu’avait ordonnés le vieillard furent achevés,celui-ci détacha du mur une longue épée quis’y trouvait suspendue et traça avec la pointeune raie au milieu de la chaumière, et dit àLaurent :

— Nous voici chacun sous notre toit ; voicile mur où s’arrêteront nos regards et où mour-ront nos paroles ; que ce soit pour vous commepour nous.

— Béni soit Dieu ! dit Goldery tout haut, carnos hôtes, avec leurs poils rouges à la tête etau menton, et leurs dents blanches et aiguëscomme celles d’un limier, me faisaient trem-bler pour la délicate chère que je vais vous pré-parer.

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— Tais-toi, Goldery, dit Laurent, ou le bâ-ton sera la seule bonne chère que tu goûterasce soir.

— Bon ! dit Goldery en plumant paisible-ment une perdrix, me prenez-vous pour undescendant des marquis de Gothie, de me pro-poser un bâton pour souper ? Ce n’est bon quepour ces rustres-là. Vous savez bien le pro-verbe des sires provençaux : « La chair pourmoi, l’os pour mes chiens, le bâton pour messerfs ; et tout le monde est gras et content. »

— Goldery, dit Laurent, que l’insolence deson écuyer irritait autant parce qu’elle troublaitses pensées que parce qu’elle insultait seshôtes, Goldery, si tu ajoutes un mot qui offenseces hommes, je t’arracherai la langue.

— Ne voyez-vous pas, répondit celui-ci,qu’il y a un mur de vingt pieds d’épaisseur quinous sépare d’eux, et qu’ils n’entendent rien dece que nous disons ?

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Laurent voulut s’excuser auprès de seshôtes, et son excuse eût été probablement unecorrection au bouffon, lorsqu’il vit que les serfsne semblaient véritablement pas s’occuper dece qui se passait de son côté et n’avoir rien en-tendu. Les hommes de la suite de Laurent, quid’abord avaient abrité leurs chevaux sous uneespèce de hangar, rentrèrent peu à peu, et l’unallumant le feu, l’autre aidant Goldery, d’autress’étendant sur des paquets de sarments, ils’établit bientôt une conversation dont le mur-mure dispensa Laurent d’entendre toutes lesinsolences de son bouffon.

Ripert s’était assis dans un coin, et, la têtebasse, il n’écoutait ni ne regardait rien de cequi se disait et se passait autour de lui. Laurentconsidérait malgré lui l’aspect singulier de laréunion de ses hôtes. Ils s’étaient rangés circu-lairement autour de la portion de la salle quileur avait été abandonnée, quelques-uns le dostourné à cette raie de séparation, comme sivéritablement c’eût été un mur qui eût existé

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à cette place. Au milieu, et isolés comme descoupables devant un tribunal, étaient la jeunefille et le plus jeune des serfs présents. La jeunefille attachait sur son compagnon des regardsardents et continus ; celui-ci tenait les yeuxfixés à terre avec un air de résolution prise quiévitait de rencontrer rien qui pût l’ébranler.

— Berthe, dit le vieillard à la jeune fille,tu es venue nous demander justice ; noussommes prêts à t’entendre.

— Un instant, frère, dit la jeune fille ; j’at-tends justice de vous, mais je puis la recevoirde Gobert ; laissez-moi lui demander une der-nière fois s’il veut être juste.

— Va, ma fille, dit le vieillard ; écoute-la,Gobert, et sois juste si ce qu’elle te demandeest juste.

— Ah ! mon Dieu ! dit Berthe avec un ac-cent désespéré, faites qu’il le soit.

Ils se retirèrent dans un coin, et là commen-ça un entretien très animé.

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Laurent avait malgré lui suivi le mouve-ment de cette petite scène, et il s’aperçut queseul il avait eu la curiosité qu’il eût punie oublâmée parmi ses hommes. Goldery embro-chait ses perdrix ; les archers causaient ou dor-maient ; Ripert était resté immobile à sa place.Laurent se détourna, et soit qu’il craignit de selaisser aller à ses réflexions, soit qu’il ne vou-lût pas se laisser reprendre à la curiosité invo-lontaire qui l’avait dominé, soit peut-être en-core qu’il désirât éprouver tout d’abord com-ment Ripert soutiendrait l’épreuve à laquelle ils’était soumis, il l’appela et lui dit :

— Eh bien !… esclave ?

Ripert se leva.

— Est-ce pour cacher la tête dans tes mainset bouder dans un coin que je t’ai pris parmimes serviteurs ? N’as-tu rien de gai à me direou quelque joyeuse chanson à me faire at-tendre patiemment le souper ? Allons, chante,

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esclave, appelle ta gaîté, car la fatigue m’en-dort.

Ripert, qui d’abord, avait regardé Laurentavec un étonnement douloureux, surpris qu’ilavait été dans le souvenir de ses jours passés,auquel il se laissait aller à ce moment, Ripertfinit par sourire, croyant que c’était seulementdans les paroles prononcées qu’était le com-mandement, et qu’au fond de ce que Laurentvenait de dire il devait entendre son cœur quidisait :

— Viens, Manfride, viens me charmer de tadouce voix que j’aime ; approche-toi de moi,que je t’entende et te voie de plus près.

Elle s’assit à terre à côté de Laurent, pritune cithare grecque à neuf cordes, et, le regar-dant amoureusement, elle commença :

Qu’il est doux de rêver quand on pose sa têteSur des genoux aimés, sous un regard chéri,Qu’au ciel peut éclater la foudre et la tempête

Et qu’on est à l’abri !

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Pendant ce couplet, l’entretien de Berthe etde Gobert avait continué dans le coin, et lemurmure de leur conversation avait été cou-vert par le chant de Ripert ; mais lorsqu’il eutcessé, on entendit Berthe qui disait avec éclat :

— Je l’ai quitté pour toi, tué pour toi, Go-bert ; penses-y, ne l’oublie pas.

Ripert releva la tête avec une expressionsoudaine d’étonnement, et regarda avec anxié-té d’où partaient ces paroles. Laurent vit cemouvement et lui dit :

— Continue, esclave, je ne t’ai pas ordonnéde t’arrêter.

Ripert reprit son chant humblement, maisen détournant lentement la tête et le regardde l’action véhémente de cette jeune fille, quiétait tombée aux pieds du jeune homme. Ripertchanta ; mais sa voix était lente, son attentionn’était plus à ce qu’il disait : il semblait com-prendre qu’il y avait quelque chose pour lui

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dans ce qui se passait de l’autre côté de lasalle : une femme aux genoux d’un homme etlui demandant sans doute grâce ou réparation,c’est un de ces intérêts qui sont si facilementdans le passé ou l’avenir d’une femme, quetoute femme s’y intéresse. Cependant Ripertcommença le couplet suivant :

Mais quel affreux réveil après un si beau rêve,Si les genoux ont fui, si l’œil s’est détourné,De se sentir tout seul froid et nu sur la grève

Où le ciel a tonné !

Pendant le couplet, sa voix n’avait plus do-miné le bruit des paroles de Berthe. Celle-cis’était exaltée, et au moment où Ripert acheva,elle arrêtait le jeune serf par le bras et lui di-sait :

— Pas encore, Gobet, j’ai quelque chose àte dire ; viens !

Et, l’entraînant plus loin, au coin de lachambre, elle lui parla de nouveau avec un

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geste si animé, si désespéré que Ripert se sen-tit pleurer.

— Chante donc, esclave ! lui dit Laurent du-rement ; faudra-t-il te corriger et te faire pleu-rer pour te rendre ta gaîté ?

Ripert, confondu, essuya ses yeux, prome-na quelque temps ses doigts sur les cordes desa cithare pour rassurer sa voix, et commençaencore une fois, mais d’une voix émue commed’un pressentiment fatal :

C’est alors qu’on maudit la foi jeune et créduleQui nous montre l’amour comme un port assu-

ré……

Il en était là, lorsqu’un cri violent, terrible,l’arrêta soudainement ; si violent, si terrible,que Laurent regarda d’où il partait, que Golde-ry se détourna de sa broche et que les hommesendormis se levèrent sur leur séant.

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— Ah ! s’était écriée Berthe avec un accentfatal de désespoir et de menace, ah ! tu es uninfâme, viens !

Elle-même aussitôt, le prenant par la main,le traîna pour ainsi dire au milieu du cercle desserfs. Cette action avait quelque chose de sipuissamment désordonné, que toutes ces at-tentions appelées à la regarder ne purent s’endétourner et s’y attachèrent invinciblement. Levieillard éleva sa main vers Berthe et lui dit :

— Nous t’écoutons.

Elle était dans un tel état d’irritation qu’ellesecoua plusieurs fois la tête comme pour ladégager d’une atmosphère de douleur et detrouble qui l’étourdissait ; puis d’une voix écla-tante, elle lui dit :

— Voici, vieillards, voici, frères ; vous allezm’entendre ; je vous dirai tout ; Gobert, je diraitout. Que m’importe ! C’est affreux et infâme !Cela n’est pas croyable, frères ; non, vraiment,vous ne le croirez pas, et pourtant, sur l’âme de

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mon père mort, sur mon âme, c’est vrai, toutest comme j’existe. C’est horrible !

— Berthe, dit le vieillard, parle avec calme,ou nous t’écouterons vainement et ne pourronste rendre justice.

— Avec calme, vous avez raison, dit Berthe,c’est juste. Je suis calme.

Elle s’arrêta et appuya sa main sur son frontcomme pour rassembler ses idées ; puis ellel’en détacha vivement en disant :

— Allons ! frères, cet homme est venu men-diant dans la maison de mon père ; cet hommeest serf de la terre de Saissac, qu’il a lâchementabandonnée, quand les croisés ont menacé d’yporter la guerre il y a six mois.

Ripert tressaillit et regarda Laurent, quiécoutait immobile.

— Cet homme avait fui devant un danger,continua Berthe ; c’est une lâcheté, frères. Il ra-conta qu’il avait quitté la terre de Saissac parce

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que le seigneur voulait rendre la bannière auxcroisés : c’était mensonge et lâcheté. Mon pèrele reçut durement, et l’hospitalité lui fut étroitedans notre chaumière. Il partagea nos repas,notre abri, notre sommeil, mais il n’eut part nià nos paroles ni à nos travaux. Mon père nel’aimait pas ; moi, je l’aimais. Oui, frères, sur-le-champ, à la première vue, je me sentis heu-reuse de son arrivée, et tout le jour, tandis queje faisais les travaux de la chaumière, j’aimaisà le voir me suivre du regard, je m’attention-nais à bien faire devant lui, à lui paraître belleet forte. Il me semblait si beau et si fort !

Berthe s’arrêta et regarda Gobert ; elle re-chercha de l’œil dans cet homme tout cequ’elle avait aimé, et l’y retrouvant sans doute,elle s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suislâche !

Puis elle reprit :

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— Attendez, frères, attendez ; le souvenirme rendra le courage.

— Je l’aimais donc, et je dis à mon père del’aimer ; il ne le voulait pas, le saint vieillard. Ilme dit que celui qui avait accusé le sire de Sais-sac de lâcheté était lâche ; que le serf qui fuyaitla seule chance de compter pour un hommeparmi les hommes, celle de tenir une épée, quece serf ne méritait que d’être esclave et nonl’homme du seigneur ou d’une terre. D’abord,je ris des avis de mon père, puis j’en pleurai, etalors mon père écouta mes larmes avec sa sa-gesse, et il aima Gobert. Il lui donna sa part denos travaux, et le soir, quand nous parlions en-semble, l’étranger m’appelait Berthe et appelaitmon père Libert, nous parlant comme un frèreet comme un fils, et non plus comme un hôte.Ainsi il me parlait devant mon père, et le soirencore, quand mon père commençait son som-meil en s’endormant sur le banc de l’âtre, Go-bert baissait la voix et me nommait des nomsles plus doux ; j’étais Berthe la belle, la plus

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belle des filles, la plus aimée ; j’étais l’espoir etl’amour de tous, et parmi tous il se nommait lepremier. Je le crus, frères ; que voulez-vous ?je le crus. Et pourquoi non ? Il avait vaincu jus-qu’aux méfiances de mon père ; il savait mieuxque les vieillards l’approche des beaux jourset des orages ; il ne craignait d’approcher au-cun taureau pour l’attacher à la charrue, aucuncheval pour le dompter. Enfin, je me dis aufond de mon âme : « Heureuse la femme d’untel époux ! » On eût dit que cet homme voyaiten moi, car cette pensée n’y fut pas plutôt néequ’il me dit : « Veux-tu être mon épouse ? » Jene répondis pas et de bonheur et de joie, et luiajouta, avant que j’eusse repris ma voix et messens : « J’en parlerai à ton père. » Il lui parlaen effet, et mon père refusa ; il m’avait promiseà un autre, à toi, Gondar, qui m’écoutes et quim’as maudite. Ah ! ta malédiction a été commetes flèches, elle a frappé au but ; mais il va-lait mieux me tuer comme un daim que de memaudire ainsi.

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— Fille, parle à tous tes frères, dit levieillard ; Gondar, oublie les paroles que tuviens d’entendre.

— Oui, oui, c’est juste, dit Berthe, qui, déjàmoins animée, parlait avec plus de calme, bri-sée par l’excès du transport qui d’abord l’avaitdominée ; oui, c’est juste. Or, mon père refusa.Mon père me prit sur ses genoux et dans sesbras et me dit doucement : « Enfant, mavieillesse est prévoyante et apprise à connaîtreles hommes ; ne te lie point aux vaines flatte-ries de celui-ci ; sa conduite, telle bonne qu’ellesoit, est un mensonge. Celui qui ne fait rienpour être vu dans tout ce qu’il fait a des actionscachées qu’il craindrait de montrer et des pen-sées qu’il n’ose dire. Jamais il n’a été ni blesséde ma dureté, ni irrité de mes préférences pourd’autres que pour lui ; jamais il n’a trouvé quetu oubliasses les soins que tu dois à ton père,et pourtant tu les as souvent oubliés ; jamais ilne t’a blâmée de tes railleries envers tes com-pagnes, et tu avais tort cependant. Cet homme

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est faux, Berthe, il ne faut point l’aimer. » Monpère me dit cela presque en pleurant, tandisqu’il me tenait sur ses genoux et me serraitdans ses bras comme lorsque j’étais une petiteenfant. Il me quitta en me laissant pleurer. Go-bert vint, qui me prit aussi dans ses bras, etqui me dit d’une voix éperdue : « J’en mourrai,Berthe, si tu n’es à moi. Ton père me hait plusque tu ne m’aimes, et je vois bien que je vais teperdre et qu’il faut que je meure. » Puis il pleu-ra avec moi. Je me brisais en sanglots, car je nesavais que faire pour échapper à la volonté demon père. Gobert m’offrit un moyen : « Tiens,me dit-il, voici trois anneaux d’or qui m’appar-tiennent, et que tout le monde m’a vus ; voiciun poignard que j’ai gagné au prix de la courseet un gobelet ciselé d’argent que j’ai obtenu àla fête des vendangeurs ; cache tous ces ob-jets dans le trésor de ton père ; alors j’irai direaux frères de la terre que je t’ai demandée enmariage, que ton père a consenti et qu’il a re-çu mes arrhes, et que maintenant il refuse. Ilniera, mais nous lui dirons de montrer son tré-

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sor, et quand on verra les objets qui m’ont ap-partenu, on croira que j’ai raison et on forceraton père à consentir. » Frères, cet homme medit de faire cette abominable chose, et je l’aifaite. Ah ! je ne suis pas innocente, je suis cri-minelle, vous le savez, vous qui avez été appe-lés à juger ce différend, vous qui avez entendumon père invoquer le ciel contre ce que disaitGobert, et moi, invoquer le ciel aussi contrece que disait mon père, et vous m’avez crue,vous avez cru cet étranger ! Vous, vieillards,vous qui aviez vécu à côté de la longue viede mon père, vous m’avez crue ; vous avez diten face d’une fille folle et d’un serf étranger,vous avez dit à un de vos frères : « Tu as men-ti ! Tu as reçu les présents de cet homme, etmaintenant tu veux les retenir et les voler. »C’est vous qui lui avez dit cela, vous assem-blée d’hommes prudents et forts ! Mais vousétiez donc fous ! mais il y a donc un délire decrédulité aussi stupide que celui de l’amour,qui égare la raison ! Et vous n’avez pas com-pris que nous mentions lorsque mon père a

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baissé la tête devant vous pour cacher unelarme, et lorsque, s’approchant de nous, nousavons baissé la tête devant lui, et qu’il m’a ditd’une voix désespérée et railleuse : « Sois doncl’épouse de cet homme ! Puis, quand il est sor-ti, et que, devenu pâle en quelques jours, ilm’a dit : « Attends que je sois mort pour com-mencer les fiançailles ! » rien ne vous a éclai-rés ! !… Et rien ne m’a fait pitié ! C’est un en-fer que cet homme m’avait mis au cœur, unenfer abominable. Quand mon père est mort,je me suis dit : « J’épouserai Gobert dans unmois. » Mais c’était à mon tour de souffrir etde mourir ! Écoutez : les croisés étaient passésdans nos terres, et à leur suite une femme dé-bauchée et belle, la dame de Penaultier, quivit Gobert. Cette femme voulut Gobert pourson amant et lui fit dire qu’il deviendrait sonécuyer et qu’elle le ferait libre et riche, qu’ilporterait une épée et des éperons. Voilà tout.Et lui, Gobert, il s’est donné à cette femme ; ilveut la suivre et il refuse de m’épouser. Pro-noncez.

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On avait écouté la jeune fille avec calme,les serfs de même que les étrangers, et parmiceux-ci, Ripert avec une attention haletanteet épouvantée. Ce récit de jeune fille séduitel’avait brisée de souvenirs du passé ; ce récit dejeune fille abandonnée la faisait trembler dansson avenir. Cependant le vieillard éleva la voixet dit à Gobert :

— Gobert, qu’as-tu à dire pour excuser tonrefus d’épouser Berthe ?

— Si Berthe avait tout dit, répliqua Gobertd’une voix émue, je n’aurais rien à ajouter.

— Son récit n’est donc pas exact ?

— Il n’est pas complet, frères.

— Qu’y manque-t-il ?

— Le diras-tu ? s’écria Berthe en regardantGobert au visage, le diras-tu ? réponds, le di-ras-tu ?

Gobert fit signe qu’il le dirait.

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— Ce sera donc moi, frères, s’écria Berthe,dont la voix battait dans la gorge en syllabesheurtées et frémissantes, ce sera moi… Ehbien ! cet homme, il m’a priée, il m’a tordu lecœur de désespoir ; il m’a brûlée de ses pa-roles ; il m’a dit que je ne l’aimais pas si jen’étais à lui… Et moi, qui l’aimais… Ah ! monDieu ! mon Dieu !…

Elle se tut un moment et s’écria en s’arra-chant le front avec rage :

— Enfin vous voyez bien qu’il est monamant et que je suis perdue !

Gobert détourna la tête. Un murmuresourd, parmi lequel on entendit un gémisse-ment plus profond, succéda à ce cri de déses-poir. Mais le calme revint aussitôt dans l’as-semblée ; du côté de Laurent, l’attention étaitsi étendue et le silence si complet qu’on put en-tendre les soupirs haletants de Ripert et ses dé-nis qui claquaient violemment.

— Ripert… lui dit Laurent doucement.

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L’enfant cacha sa tête et ses larmes dans sesmains.

Le vieillard reprit alors, après que chacuneut été lui parler tout bas :

— Berthe, tu n’as aucune justice à attendrede nous, car Gobert a raison de refuser pourépouse celle qui a méconnu ses devoirs de fille.Ce sont les paroles du sage Rambourg, écritesen caractères sacrés sur la pierre de notre loi :« La fille qui a ouvert à l’amour le sanctuairede la virginité prostituera à l’adultère le taber-nacle du mariage. »

À cette décision, Ripert, qui était assis parterre, se dressa sur ses genoux pour écouter, etLaurent, étonné de ce mouvement, l’eût peut-être fait éloigner si la voix de Berthe ne fût ve-nue, par son terrible accent, le faire écouter lui-même.

— C’est donc là votre arrêt ! s’écria-t-elle.Ah ! je le savais, il me l’avait dit ; il connaît noslois et sait en abuser. Mais vous, vieillards, qui

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les connaissez aussi, dites-moi, n’y en a-t-il pasune qui punisse l’infâme pour m’avoir fait tuermon père et traîner mon front dans la boue ?N’y en a-t-il pas une pour le frapper, comme ily en a pour me punir ?

— Femme, dit le vieillard, il n’y a plus pourtoi que la loi de Dieu, qui a laissé aux hommesl’avenir pour se repentir et être justes.

— Et il y a aussi la coutume des Goths, quia dit que là où la loi manque, la justice peut en-core trouver place.

— Sans doute, dit le vieillard, mais cettejustice n’est plus la nôtre. Que Dieu te protège !

— Eh bien ! s’écria Berthe, cet homme n’est-il pas infâme s’il m’abandonne… lâche et in-fâme ?

— Oui, dit le vieillard, mais il le peut.

— N’est-il pas plus coupable, lui qui m’a faittuer mon père et déshonorer sa vieillesse, que

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l’assassin qui tue avec le fer et qui mène à lamort ?

— Sans doute, dit le vieillard, mais nousn’avons pas à le juger, et nous allons nous reti-rer.

— Pas encore, reprit-elle avec un mouve-ment désespéré : vous avez un arrêt à pronon-cer que vous n’avez pas prévu.

Elle se tourna vers Gobert et lui dit :

— Eh bien ! veux-tu ?

Elle s’arrêta. Ce mot renfermait toute saprière. Gobert s’arma de toute la résolutiond’une lâcheté bien décidée et répondit froide-ment :

— Non !

— Soit, dit Berthe.

Et d’un coup de poignard frappé au cœurelle abattit Gobert à ses pieds.

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Tout le monde s’était levé à ce mouvement,et Ripert, dressé sur la pointe des pieds, plon-geait ses yeux ardents et illuminés d’unesombre joie sur le corps palpitant de Gobert.Un soupir de soulagement s’échappa de sa poi-trine, comme s’il eût attendu ce dénouement àce drame, cette justice à ce crime. Puis Berthes’écria :

— Frères, il y a un nouvel arrêt à pronon-cer : voici un assassin.

Le vieillard arrêta tous les serfs du canton,et s’écria d’un ton solennel, en se tournant ducôté de Laurent :

— Hôtes de notre chaumière, ouvrez votrecercle et laissez passer la coupable ; la justicedes Goths donne vingt heures pour fuir aumeurtrier qui a tué par une juste vengeance.

À ces mots, Berthe s’élança hors de la chau-mière, et en passant devant Ripert elle laissatomber à ses pieds le poignard qu’elle avait

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gardé à la main, et Ripert, par un mouvementinvolontaire, se baissa pour le ramasser.

— Que veux-tu faire de ce poignard ? lui ditLaurent.

— Rien, dit Ripert en tremblant, rien :c’était pour voir.

Un moment après les serfs se relevèrentemportant le corps de Gobert, et Laurent et seshommes demeurèrent seuls dans la chaumièreavec le serf que Berthe avait appelé Gondar, età qui elle appartenait. Ils y demeurèrent toutela nuit, et au jour naissant ils reprirent la routede Castelnaudary.

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en février 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Maria Laura, Denise, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Soulié. Frédéric, Œuvres com-plètes, Le Comte de Toulouse, Paris, Michel Lévyfrères, 1870. D’autres éditions ont été consul-

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tées en vue de l’établissement du présent texte.L’illustration de première page, Toulouse -Cloître du Musée et Clocher des Augustins, chro-molithographie de Charles Mercereau, impres-sion en trois couleurs par Frick frères à Parisentre 1853 et 1876 (Bibliothèques de Toulouse,fonds Ancely).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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Table des matières

I RETOUR DE LA TERRE SAINTEII L’ŒIL SANGLANTIII CHEVALIER FAÏDIT.IV TOULOUSE.V LES CORDELIERS.VI MIRACLE.VII LE SORCIER.VIII LE CAMP.IX MYSTÈRE.X ÉPISODE.Ce livre numérique