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FRANCE FOR U M LSoks SUR LE POLITIQUE 7 Les Français et leur Parlement EkIIE T rW Le visage de la France résistante pI*1i.Mu1IIIIk1I 1® ©©fffi ©©WfiQ® LA DOCTRINE HALLSTEIN ET L'OSTPOLITIK faut-D condamner Da crossance? Mounier et Nietzsche Walérjr ou la tragédie de la puteté NOS 116-117 JULIEN FREUND - PIERRE AVRIL - JACQUES MALLET - AVRIL-MAI 1972 JEAN-PIERRE LEVY - VICTOR HENRY - ROBERTO PAPINI 6 F - GAETANO CORTESE - ISABELLE QUIN - ETIENNE BORNE ANNE CHASSAING - JEAN-MARIE DAILLET LE

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FRANCE FOR U M LSoks SUR LE POLITIQUE 7

Les Français et leur Parlement

EkIIE T rW

Le visage de la France résistante pI*1i.Mu1IIIIk1I

1® ©©fffi ©©WfiQ®

LA DOCTRINE HALLSTEIN ET L'OSTPOLITIK

faut-D condamner Da crossance?

Mounier et Nietzsche

Walérjr ou la tragédie de la puteté

NOS 116-117 JULIEN FREUND - PIERRE AVRIL - JACQUES MALLET -

AVRIL-MAI 1972 JEAN-PIERRE LEVY - VICTOR HENRY - ROBERTO PAPINI 6 F

- GAETANO CORTESE - ISABELLE QUIN - ETIENNE BORNE

ANNE CHASSAING - JEAN-MARIE DAILLET

LE

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FRANCE . Sommaire

116-117

FORUM PROPOS SUR LE POLITIQUE, PAR JULIEN FREUND ..........................3

COMITE DE DIRECTION: LES FRANÇAIS ET LEUR PARLEMENT,

Etienne Borne, Henrl Bourbon PAR PIERRE AVRIL ............................7

42, bd de Latour-MaUbOUrg, Paris-7' LE GRAND PAR JACQUES MA'LLET ........................17

C.C.P. Paris 14.788-84. Tél. 551-24-05 JEAN MOULIN,

Prix de vente au numéro 3 F PAR JEAN-PIERRE LEVY ........................23

Abonnement: 6 n" par an 25 F MOUNIER ET NIETZSCHE, Abonnement do soutien ........35 F PAR ETIENNE BORNE ........................29

LE CONFLIT SINO-SOVIETIQUE, PAR VICTOR HENRY ..........................32

LA DOCTRINE HALLSTEIN ET L'OSTPOLITIK, PAR R. PAPINI ET G. CORTESE ................36

FAUT-IL CONDAMNER LA CROISSANCE? PAR JACQUES MALLET ........................44

LE FEMINISME DES MYSTERIEUX ETRUSQUES, PAR ISABELLE QUIN ..........................49

PROPOS DU TEMPS VALERY OU LA TRAGEDIE DE LA PURETE,

PAR ETIENNE BORNE ........................66

CINEMA LE FLEUVE,

PAR ANNE CHASSAING ........................51

FRENCH CONNECTION, PAR JEAN-MARIE DAILLET ....................52

POLEMIQUES ET DIALOGUES .......55

NOTES DE LECTURE LA GAUCHE AMERICAINE

DE J.K. GALBRAITH, PAR DOMINIQUE BAUDIS .. 57

LA FETE DES FOUS DE HARVEY COX, PAR MAURICE BLIN ..........59

L'ITALIE A VIF DE J. NOBECOURT, PAR K.J. HAHN ............60

LA LEGENDE GAULLIENNE, PAR JEAN CE-IELINI ............................61

LA POLITIQUE DE J-L. PARCDI, J. LACOUTURE, COLETTE YSMAL, NICOLE RACINE, PAR PIERRE AVRIL ............63

PLAIDOYER POUR LA VILLE DE BERNARD OUDIN, PAR HENRI BOURBON .... 64

n L'IDEE COLONIALE EN FRANGE (1871-1962)

A I/RIL - MAI 1 n7z DE RAOUL GIRARDET, PAR J-M. KALFLECHE .. 65

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Interrogation sur la nature

et le rôle du politique

Aujourd'hui, dans ce monde d'oppositions et de conflits politiques où la jeunesse contestataire est, comme l'on dit, profondément politisée, où se multiplient colloques sur la démocratie, le socialisme, le marxisme, li est remarquable que l'on ne s'interroge que fort peu sur la nature même du phénomène politique dont ii faudrait se demander préalablement si, sous les formes les plus diverses, il est fondamentalement le même d'âge en âge ou s'il est susceptible de modifications révolutionnaires qui pourraient le mettre on contradiction avec ses manifestations originelles.

Cette carence do la réflexion touchant la nature même du politique peut s'expliquer par le succès des thèses marxistos qui affirment la dépendance de la superstructure politique par rapport aux infrastructures sociales et écono-miques et qui annoncent même, en Invoquant les exigences d'une certaine philosophie de l'histoire, les dépérissements liés de i'Etat et du politique. Si bien que la thèse de l'auto-nomlo et do la consistance propre de l'ordre politique semble frappée d'un interdit qui n'est, tout compte fait, qu'un préjugé mai justifiable.

L'originalité de la réflexion de M. Julien Freund, directeur de l'institut de Sociologie de ia Faculté des Lettres de Strasbourg, est de mettre en question et l'interdit et le préjugé, de s'interroger en philosophe sur la nature ou, comme ii dit, sur l'essence du politique; refusant, ainsi que le font souvent Inconsciemment beaucoup de nos contemporains, de réduire la politique à ce qui n'est pas elle, Julien Freund e le mérite de répondre positivement à une question qui pour être communément éludée n'en est pas moins inévitable.

Une fois reconnu qu'il y a une essence du politique et que la philosophie politique a un objet propre, il ne s'ensuit pas, bien entendu, qu'il y ail un seul type de philosophie politique.

La pensée de Julien Freund est remarquable par sa détermination et sa cohérence, comme en témoignent les pages qu'on va lire ainsi que son important ouvrage « Lossonco du politiqua « (Sirey, 1965). La première partie do ce livre est consacrée à l'analyse de l'origine du p011-tiquo, la seconde à celle des présupposés qui conditionnent toute activité et font qu'il existe, selon l'auteur, des constantes en politique, malgré les circonstances historiques variées et la diversité des situations. La troisième partie a lait l'objet d'une publication aux Edltlons du Seuil (Coliec-tion P) sous le titre « Qu'est-ce que ta politique? » ; eue

est consacrée au but spécifique de l'action politique, à ses trois niveaux de finalité et à ses moyens propres qu'il est de tradition depuis Machiavel de ramener à deux: la force et la ruse. Julien Freund rappelle, à cette occasion, que c'est Saint Just qui a posé le problème du pouvoir et de ses fins de la manière la plus réaliste et la plus nuancée. Cette modestie d'ambition peut surprendre de la part d'un révolutionnaire aussi intransigeant, elle relève sans doute de l'ironie de la vie et de l'histoire: « ii s'agit moins de rendre un peuple heureux que de l'empêcher d'être malheureux. N'opprimez pas, voilà tout Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez lequel serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent ne le conserverait pas longtemps. » (Cf. Saint Just, « institutions républicaines »4

Etienne Borne, qui propose ici régulièrement â nos lecteurs maints commentaires sur les choses politiques - commen-taires qui essaient de n'être pas sans philosophie - ne se fait pas exactement la même Idée de l'essence du politique que Julien Freund. A le lire, ii semble mettre une certaine distance, quant au politique, entre l'essence et l'existence. Cette essence du politique lui parait surtout normative, c'est-à-dire qu'elie se réfère â un ordre de valeurs et ne sépare pas le jugement et l'explication, tandis que chez Julien Freund elle renvoie à une nature des choses et aussi à une nature de l'homme qui sont les fondements de sa philosophie politique.

En mettant à sa vraie place le politique dans un esprit de critique et d'ouverture, les recherches de Julien Freund et d'Etienne Berne, par leurs divergences et leurs conver' gences, contribuent â lutter contre cette déshumanisation du politique à laquelle s'emploient, avec ou sans innocence, les technocraties et les idéologies absolutistes.

Dans un prochain numéro de « France-Forum », Etienne Borne proposera à son tour un second propos sur le politique. Et sans doute d'autres collaborateurs, tels René Pucheu, Pierre Avril, viendront-ils apporter ici le fruit de leurs réflexions et de leurs recherches.

Une interrogation sur la place de la politique et sur son rôle par rapport aux autres activités humaines conduit, si i'on veut aller au fond des choses, à une méditation sur l'homme, son être, son devenir individuel et collectif.

Henri BOURBON U

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Propos sur le Politique par Julien Freund

L'ANALYSE du politique exige, pour être pleine-ment intelligible, les deux présupposés qui la déterminent. 10 Dc tout temps, les hommes ont cru pouvoir changer la politique dans sa subs- tance, ils ont rêvé de faire une autre politique

et, depuis le XVIII' siècle, ils se sont livrés à de multi-ples essais pratiques de modification de l'éternelle politique et chaque fois les téméraires ont versé dans l'ornière, le plus souvent en acccntuant l'aspect tyranni-que qu'ils n'avaient cessé de dénoncer auparavant. Qui fût le gouvernement le plus tyrannique, celui de Louis XVI, de Robespierre ou de Napoléon ? Et pourtant, c'est Louis XVI qui passait pour le tyran. Quel fût le pouvoir le plus autocratique, celui des Tsars ou de Staline? Et pourtant Nicolas II passait pour l'autocrate. Cette retombée perpétuelle, dans tous les moyens ordi-naires de la politique passée, de ceux qui croyaient faire enfin une politique inédite, mérite réflexion. Car les essais de changer fondamentalement la politique ont été aussi nombreux que les échecs. La question qui se pose est de savoir s'il n'existe pas une pesanteur insurmontable du politique, ce que j'appelle une essence du politique qui fait que, malgré les changements historiques des circonstances, l'évolution des idées et les progrès dans les conditions d'existence de l'homme, l'éternelle politique reprend toujours le dessus. Cette question s'impose, avec d'autant plus de rigueur, que l'idéologie courante est convaincue plus que jamais que, non seulement elle serait capable de construire une société nouvelle pour un homme nouveau, mais de faire dépérir le politique même. A cette question, je réponds négativement à cause du second présupposé.

2° Si l'homme est condamné à la vieille politique, c'est parce qu'il est condamné comme homme à rester un homme; il existe une nature humaine. Si jamais la biologie, ce qui n'est pas impossible, devenait capable de transformer l'être humain dans sa nature, le résultat en serait non pas un autre homme, mais autre chose qu'un homme, quelque chose qui, pour l'humanité qui est la nôtre, sera un monstre. C'est pourquoi je m'op-pose à la philosophie de Sartre qui refuse la nature humaine sous prétexte que l'homme n'est pas, mais se fait. Certes, l'homme se fait, mais il se fait comme il est, suivant la belle parole du poète grec Pindare reprise par Nietzsche: deviens ce que tu es. L'homme n'est pas aliéné par rapport à son passé, mais les idéologies modernes voudraient l'aliéner par rapport à l'avenir. C'est là la signification profonde des utopies.

Aliéner l'homme, cela veut dire le rendre autre, mais précisément l'autre homme ne peut qu'être autre chose qu'un homme. Si l'homme ne devient que dans sa nature, si son histoire qu'il fait, est celle de la nature qu'il est, il en résulte que, non seulement il ne changera pas les conditions fondamentales de la politique, mais non plus celle de l'économie, de la religion, de l'art et de la science.

Paroles de réactionnaire, de conservateur, dira-t-on. J'accepte volontiers le compliment, non avec ironie, mais parce que je pense que c'est un compliment. En effet, seul le conservateur est créateur. Pour notre corps biologique, il ne se conserve qu'en créant et dès qu'il cesse de créer de nouvelles cellules, il ne se conserve plus, il meurt. C'est en créant qu'une société se conserve et elle meurt dès qu'elle ne crée plus. La conservation crée et détruit en même temps et c'est pourquoi toutes les révolutions qui ont triomphé ont été conservatrices. Cependant, je ne m'étendrai pas plus longtemps sur cet aspect philosophique des choses. Jl me suffit de vous avoir donné le contexte dans lequel s'inscrit l'analyse du phénomène politique que je vais vous présenter.

I. - L'HOMME EST UN ETRE POLITIQUE EN TANT QU'IL EST UN ETRE SOCIAL

Nous n'obtenons, à la fin, que ce que nous donnons au départ. Si nous nous donnons au départ le mensonge, nous devons nous attendre qu'on ne nous croira pas. Si nous nous donnons au départ la violence, il faudra nous attendre que d'autres nous répondront par la violence et celui-là triomphera qui sera le plus fort. Transposons cet axiome logique au niveau politique. Ceux-là peuvent imaginer que la politique peut dispa-raître qui se donnent en imagination qu'il y aurait eu, à l'origine, une humanité sans politique et sans société. C'est ainsi que Hobbes concevait les choses, mais aussi Rousseau et Marx. Pour Hobbes et Rousseau, il y aurait eu, au départ, un état de nature, un état asocial et la société et la politique seraient une création artifi-cielle de l'homme, sous la forme d'un contrat social. Pour Marx, il y aurait eu au départ une unité de l'homme, de la nature et de la société, en ce sens que l'homme aurait été immédiatement naturel et social et une scission serait intervenue après coup, qui aurait séparé l'homme de la nature et de la société, cette scission étant ce qu'il appelle aliénation. Cette

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aliénation consisterait donc dans le fait que l'homme, devenu individu, se serait séparé de la nature, en se

pensant comme être séparé ou individu et en pensant

la nature comme séparée de lui, donc pour elle-même

et la société séparée de lui et donc pour elle-même.

Puisque la politique serait apparue subitement, à un

moment donné de l'histoire humaine, soit par contrat,

soit pai' aliénation, il serait aussi possible de supprimer

par un artifice, le politique. Or, l'aliénation, comme le

contrat, ne sont que des hypothèses, c'est-à-dire des

l'ictions nécessaires pour rendre crédible le dépérisse-

nient possible du politique. Pour donner corps à l'utopie

de demain, on a inventé un mythe dans le passé, à

l'origine. Mais le mythe et l'utopie ne sont pas l'histoire

réelle. En effet, depuis que l'homme se penche dans

l'histoire, et qu'il a connaissance de son histoire, il a

toujours vécu clans un contexte social et politique,

l'unité politique ayant eu diverses formes au cours

du temps la famille patriarcale, la cité, le fief patri-

inonial, l'empire, l'Etat. Nous ne savons pas ce qu'a

été l'origine et c'est pourquoi les problèmes sur l'origine

ne sont que tIc pseudo problèmes.

Il est à noter que les théories du contrat se donnent la

politique en même temps que la société, ce qui veut

dire que l'homme est un être politique du fait même

qu'il vit en société. Supprimer la politique ne peut avoir

de sens que si l'on supprime la société. Autrement dit

il y a une corrélation fondamentale entre société et

politique. On pourrait maintenant s'interroger sur ce

qu'est la bonne politique qui organiserait bien la

société. Je laisse cette question de côté, car elle intro-duit le point de vue moral dans l'analyse. Chaque

idéologie nous offre un autre type de bonne politique,

(e sorte que la question morale de la bonne politique conduit à une concurrence qui nourrit les conflits

politiques et, par conséquent, est en elle-même un

phénomène politique. Une telle question ne nous apprend clone pas ce qu'est le politique, puisqu'elle aboutit à opposer u lie poli tique à une autre.

Il. - LES CONDITIONS DE LA POLITIQUE

A) Si nous faisons de la politique, c'est pour organiser

la société, introduire un certain ordre. Cette finalité

de la politique nous apprend quelque chose sur sa

nature. La société en elle-même n'est rien, elle n'existe

ciuc pal-ce qu'elle comporte des institutions, telles ta

l'aniille, une injustice, une division du travail, mais

aussi des règles, coutumes et lois. Une société n'existe due parce qu'elle est organisée, peu importe que cette

organisation soit rudimentaire ou complexe car ce qui

iniporte c'est le fait de l'organisation, c'est-à-dire que

la vie s'y déroule selon un certain ordre. Vouloir faire une autre politique, c'est indiquer que l'on est mécon-

tent de l'ordre établi et que l'on veut un autre ordre

que l'on appellera plus juste ou plus libre, peu importe

pour le moment comment s'établit l'ordre, spontané-

ment comme le croient les gauchistes, ou autrement:

(le toutes façons, on veut un ordre, l'ordre qui existe

et qui veut se maintenir, ou un autre: ce qui est

essentiel c'est que la politique est l'activité instauratrice

de l'ordre.

Comment s'instaure l'ordre? De la même façon qu'il

se conserve, c'est-à-dire par une- volonté politique. Ce

n'est pas la politique comme telle qui l'instaure, mais

une volonté humaine. Quand Lénine a pris le pouvoir dn 1917, l'ordre communiste, avec son organisation éco-

nomique, n'est pas tombé du ciel et il n'a pas jailli spontanément de la révolution, mais c'est la volonté

politique de Lénine et de ses amis qui l'ont institué.

Quand il a compris que la nouvelle organisation ne

répondait pas à son attente, il a instauré une autre organisation semi-capitaliste, la N.E.P. Ainsi, même l'or -ganisation économique est choisie par la volonté poli-

tique. Cette volonté n'a de sens que par la participation

et la résistance d'autres volontés. Certes le capitalisme

ne s'est pas institué par décret gouvernemental comme

le communisme en Russie, la genèse a été lente et elle

fût le résultat de multiples volontés engagées. Néan-

moins, il a fallu la volonté politique exprimée dans la

Révolution anglaise, reprise dans la Révolution fran-

çaise, pour l'asseoir définitivement comme ordre. Ce

qui est intéressant, c'est que l'ordre impersonnel de la société dépend de l'ordre personnel exprimé par la

volonté politique, c'est-à-dire que l'ordre comme organi-

sation dépend de l'ordre conçu comme impératif d'une

volonté et nous examinerons ultérieurement ce nouvel

aspect de l'ordre conçu comme impératif. Pour l'ins-

tant, examinons l'ordre conçu comme organisation.

Cette organisation est structurée, elle est régie par

des règles, coutumes ou lois, c'est-à-dire par un droit. Ainsi le droit n'est pas antérieur à la volonté politique

ni indépendant d'elle, mais il apparait au moment même

où la volonté politique organise. Il est l'expression

institutionnalisée dc cette volonté, il lui appartient. C'est

pourquoi un droit, même le droit d'association, n'est un

droit que s'il est officiel, c'est-à-dire sanctionné par la volonté politique. Il ne vaut que dans l'étendue des

compétences territoriales ou autres de cette volonté politique.

La volonté politique instaure l'ordre en donnant des ordres, en fixant des droits, des règles. L'ordre purement

politique est donc hiérarchique suivant la relation de

commandement à obéissance. Le commandement expri-

me la volonté de l'ordre, le définit par les règles et l'obéissance est la volonté qui exécute, qui applique

l'ordre. Commandement et obéissance sont les deux termes corrélatifs et nécessaires de l'ordre. Aussi là

où il y a crise d'autorité, où l'obéissance n'exécute plus, il y a désordre, trouble, sédition, etc. Dès que

l'autorité inspire confiance, elle se fait obéir. Aussi le

discrédit que l'on jette de nos jours sur le commande-

ment et sur l'obéissance conduit à rendre la politique sauvage, donne libre cours à la violence, est source

d'angoisse et d'insécurité. C'est donc une erreur de

confondre obéissance et contrainte ou répression, car

ce qui fait le citoyen c'est l'obéissance. On ne saurait

donc dire qu'il soit possible d'éliminer le principe de

l'obéissance et d'élaborer une politique sans obéissance,

mais ce qui varie, ce sont les raisons pour lesquelles

on obéit ainsi que le contexte de l'obéissance suivant

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les mentalités dominantes dune époque ou les idéologies en vogue. En fait, il n'y a jamais d'obéissance absolue. Aucune obéissance n'est à l'abri du mécontentement, de la révolte ou du doute. Autrement dit, il n'y a d'obéis-sance vraie que si la désobéissance reste possible. Le régime tyrannique c'est précisément celui qui exige une obéissance sans possibilité de désobéissance. Elle devient servilité ou assujettissement. Là où l'obéissance est vraie, le gouvernement doit s'attendre à être jugé par ceux qu'il gouverne, d'où l'idée de l'opposition en politique. Là où l'opposition est refusée, la vie politique devient une question de •vie et de mort.

B) Si l'ordre est conventionnel, c'est-à-dire s'il est établi par la volonté humaine, il s'ensuit qu'il y a diverses conceptions possibles de l'ordre. Cela veut dire que si le politique est un problème d'ordre, il est aussi un pi-oblème d'opinion, un problème qui oppose les opinions sur les meilleurs moyens d'organiser la société; c'est à ce niveau qu'interviennent les croyances d'ordre moi-al ou idéologique, suivant que l'on estime qu'un ordre est plus juste qu'un autre, qu'on estime qu'il doit comporter plus d'autorité ou plus d'égalité, que le plus grand nombre doit participer à l'ordre par des élections 01' d'autres moyens. A ce stade de l'analyse, il faut éviter deux choses:

- d'une part, d'analyser le politique en fonction d'une opinion préconçue. Mon rôle n'est pas de dire quel est l'ordre le plus juste, mais uniquement de reconnaître que c'est à ce niveau qu'interviennent des considérations non politiques, d'ordre moral ou idéologique;

- d'autre part, de confondre politique et idéologie ou évaluation. Je ne nie donc nullement l'impor-tance de l'idéologie, mais elle n'est qu'un moment du politique.

C'est pourquoi ils font fausse route ceux qui pré-tendent que la politique n'est qu'idéologique, car elle implique d'autres moments tout aussi essentiels comme le commandement, donc un pouvoir, une possession, etc.

Il nous faut analyser de plus près ce que comporte l'opinion en politique. C'est en vertu de l'opinion qu'elle n d'elle-même qu'une communauté accepte d'être la communauté particulière qu'elle est ou qu'elle accepte de se fondre en une autre. C'est en vertu de l'opinion que l'on veut rester uniquement l'rançais ou se fondre dans un ensemble plus vaste, tel l'Europe. Il ne faut cependant pas croire que, suivant que l'on est partisan d'une communauté nationale ou européenne, les pr blèmes politiqués seraient résolus ou se résoudraient plus facilement car, même dans une Europe unie, il faut un pouvoir, un commandement et une obéissance, des finances, une défense militaire, etc. C'est également en vertu de l'opinion qu'une collectivité politique se donne un régime de préférence à tel autre. Je définis le régime comme l'institutionnalisation d'une opinion, c'est-à-dire la traduction en termes juridiques de l'agen-cement des pouvoirs sur les rapports entre le comman-dement et l'obéissance, etc. Toutefois, quel que soit le régime, il comporte inévitablement un gouvernement et une administration, une police, des finances, une armée. Sur ce point, aucun régime n'a rien à remontrer aux

autres. Enfin, c'est en vertu de la diversité des opinions qu'il existe des partis; c'est là un point connu et je n'y, insisterai pas.

Comme l'ordre a pour présupposé le commandement çt l'pbéissance, l'opinion a pour présupposé la relation du privé et du public. Quand on analyse au fond une opinion politique quelle qu'elle soit, on constate qu'elle poite toujours sur la sphère qui revient à l'initiative privée et la sphère qui revient à l'initiatiye publique, donc sur la délimitation entre le domaine du privé et celui du public. Il est entendu que la sphère du public est la sphère proprement politique et la sphère du privé, celle qui n'est pas politique. Autrement dit, tout n'est jamais politique, il y a toujours du privé, mais suivant les circonstances tout peut devenir poli-tique. Le socialisme, par exemple, est la doctrine qui tend à étendre au maximum la sphère du public et par consé-quent à politiser au maximum les relations humaines. Le totalitarisme est la forme du socialisme qui tend à la limite à supprimer la sphère privée comme telle. De nos jours, en vertu de l'idéologie dominante, ce débat du public et du privé prend la forme du débat entre liberté et égalité. Contrairement à ce que l'on pense couramment, la plus grande égalité ne concorde pas avec la plus grande liberté. Le triomphe de l'égali-tarisme signifierait la perte de la liberté car liberté et égalité sont des termes dialectiquement opposés.

Quelles que soient les idées en vogue aux diverses époques, le conflit entre privé et public est toujours un conflit politique. Il n'est, ni juridique, ni économique, ce qui veut dire que le conflit politique peut porter sur le droit ou l'économie mais, dans sa nature, il reste politique. Par conséquent, le débat à propos de la propriété, privée ou publique, n'est pas un conflit économique, mais il est politique.

C) La diversité des opinions sur l'ordre et leur concur-rence fait que la politique implique inévitablement la lutte. Cette lutte peut prendre deux aspects

- l'un, que j'appelle agonal, parce que les advei-saires en présence évitent le recours à la violence. Ils acceptent les règles du jeu. Leur concurrence et leur lutte s'inscrivent à l'intérieur de cet ordre. Les partis peuvent se succéder au pouvoir par le jeu des élections. Dans ce cas, l'opposition n'est pas seulement tolérée mais elle est respectée parce qu'elle est nécessaire au jeu.

- l'autre, je l'appelle polémologique, parce que la lutte a recours à la violence. On ne respecte plus l'adversaire, mais on l'élimine physiquement.

Deux exemples nous aideront à illustrer ces deux aspects de la lutte. L'Etat est le moyen moderne d'éliminer la violence dans les rapports politiques internes pour ne laisser subsister que l'ennemi exté-rieur. Aussi peut-on définir l'Etat comme la structure d'une unité politique qui accorde le monopole de la violence légitime au pouvoir institué et réduit la lutte politique intérieure à une opposition agonale. Aucun groupe interne et subordonné ne dispose de la violence légitime. La révolution, par contre, est une forme de la lutte polémologique, car elle accorde le droit à la violence à des groupes internes, de sorte que l'ennemi,

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pour tin révolutionnaire, n'est plus seulement à l'exté-

rieur niais aussi à l'intérieur. La révolution est ainsi

le moyen moderne de justifier la violence et surtout

la guerre.

Lorsque la lutte devient violente, elle devieht la

guerre, la guerre civile étant la lutte violente qui

oppose deux groupes d'une même collectivité politique,

la guerre extérieure étant celle qui oppose deux collec-

tivités politiques. Par conséquent, si l'Etat est l'institu-

tion politique qui tend à supprimer les guerres civiles,

la révolution est directement volonté de guerre civile.

Le seul moyen de dominer la lutte en politique est

le compromis, qu'il s'agisse d'une lutte agonale ou

d'une lutte révolutionnaire. Le compromis est la plus

belle des inventions humaines. La paix est inévitable-

nient un compromis ou elle n'est rien, sinon une utopie

et une chimère, il faut entendre par là que, comme

la guerre, la paix est une affaire politique. On ne

peut l'établir autrement que par les moyens de la polit que.

0e même qu'il y n des présupposés de l'ordre et

(le l'opinion, il y n aussi des présupposés de la lutte.

Ce sont ceux de l'ami et de l'ennemi. C'est dire que

la notion d'ennemi est capitale en politique: sans

ennenli réel ou virtuel, pas de politique. La lutte agonale

réduit l'ennemi Ù l'adversaire, mais la violence et

l'ininutié restent toujours aux aguets. La lutte polémo-

logique détermine toujours un ennemi réel. Nous défi-

nissons l'ennemi comme l'antagoniste politique à l'égard

duquel on se donne le droit d'user de violence et, à la

limite, (lc le supprimer physiquement. Dans la mesure

où l'inimitié et la violence sont toujours possibles, la politique repose sur la peur. Une paix perpétuelle est

impossible même dans le cas de l'Etat mondial. En

efl'et, dans un tel Etat, la paix ne peut être que

policière ou terroriste.

Pourquoi l'inimitié ne peut-elle être supprimée?

Il y n plusieurs raisons

a) l'antagonisme du règne des fins. J'entends par règne des fins, l'ensemble des aspirations ultimes

de l'homme, telles que le bonheur, la liberté,

l'égalité, In paix, etc. Tout le monde les veut, mais

personne de la même manière d'autant plus que

ces fins sont, contradictoires entre elles, de sorte

que l'on ne petit jamais les réaliser ensemble et

que la volonté de réaliser l'une entraîne la lutte

contre les autres, d'où d'ailleurs la nécessité du

compromis.

b) La r&ilisation d'ui\e des fins, parce qu'elle est liée

à une conception particulière de chaque fin, ne

peut se fait-e qùe par le canal de la puisance.

Le libéral veut aussi ardemment la liberté qué'le

socialiste mais, comme leurs conceptions 9nt

différentes, il faut faire appel à la puissance pour

Faire triompher une de leur concèption, de sorte

que l'adversaire devient inévitablement un enndmi

dans la mesure où elle s'oppose à la conceptiôn

de la liberté de l'autre. On comprend alors pour -

quoi on fait la guerre pour imposer une certaiùe

conception de la paix.

III. - LES BUTS ET LES MOYENS DE LA POLITIOUE

J'entends par but un objectif empiriquement réali-

sable. Autrement dit ce que j'appelle les fins, la liberté,

l'égalité, etc., ne constituent pas le but du politique, pour diverses raisons

- elles ne constituent pas une finalité concrète, mais

abstraite, parce qu'elles sont des aspirations ulti-

mes et indéterminées. Elles ne sont pas concrète-

ment réalisables mais uniquement, dans certaines

limites, du fait des exigences de la société;

- elles sont en conflit parce que la réalisation de

l'une est une menace pour l'autre;

- enfin elles ne sont pas propres au politique car

on comprend la liberté autant par la morale,

l'économique et l'art que par la politique. Elles

sont donc des aspirations communes aux diverses

activités humaines et non exclusives à l'une d'entre elles.

Ce que j'appelle but du politique c'est ce que lui

seul est capable de réaliser: le bien de la collectivité

politique comme tel. Ce bien commun réalise la concor-

de intérieure et la sécurité extérieure. En atteignant

ce but, le politique est inévitablement un compromis,

en ce sens qu'il fournit les conditions extérieures aux

autres activités humaines afin qu'elles puissent réaliser

chacune le but qui leur est propre. Il n'incombe pas

plus au politique de fixer les normes de l'activité écono-

mique ou religieuse qu'à l'activité scientifique ou artis-

tique. Au contraire, son rôle est de permettre à

chacune des activités de réaliser son but propre, selon

son propre génie. La politique tyrannique, qui est en contradiction avec le but du politique ) réside dans le fait de soumettre les autres activités aux impératifs du politique.

Pour réaliser ce but, le politique dispose du moyen de

la force. Il ne faut pas confondre force et violence. La force appartient à l'exercice normal du politique en

tant qu'il dispose des moyens de contrainte pour faire respecter l'ordre et le droit lié à cet ordre. De ce

point de vue, l'opposition entre droit et force est

stérile. A mon avis, la ruse n'est pas un moyen spéci-

fique, mais la manière la plus intelligente d'appliquer

la force. Une politique fondée uniquement sur la ruse

est rapidement condamnée, du fait que le rapport de

forces est déterminant. Ainsi comprise, la politique

n'est pas maléfique en elle-même. Au contraire, elle est

une activité normale des hommes vivant en société et indispensable à la vie en société. Elle n'est pas non

plus une activité aliénante, car l'homme ne devient pas autre que lui-même en organisant politiquement la

société : il est lui-même.

En général, ce sont des conceptions idéologiques et

utopiques qui considèrent la politique comme une alié-

nation, qui voudraient construire des sociétés sans poli-

tique, et qui ainsi conduiraient à une politique tyran-

nique. Il s'agit de la politique du pire, au nom de

l'idéal... En politique, il faut envisager, non pas le mieux,

mais le pire, pour que ce pire ne se produise pas, pour

que l'on se donne les moyens de le combattre.

Julien FREUND •

6

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Les Français et leur Parlement par Picrrc AvriJ

LE PARLEMENT sert-il encore à quelque chose? C'est une question que l'on peut se poser sans risque de choquer, tellement l'opinion semble persuadée que la survie de cette institution d'un autre temps ne tient plus qu'à la force

de l'habitude. Quoi de plus anachronique, à l'âge

du management, que ces procédures solennelles et interminables ? Et ces « représentants » enfermés dans leur maison sans fenêtres ne sont-ils pas impitoyable-ment court-circuités par les mass-media ? subjugués par le gouvernement et son administration? rendus inutiles par les sondages

Quand l'Assemblée nationale était active, elle irritait tout le monde et les réformateurs ne songeaient qu'à contenir ses débordements. Depuis 1958, elle est en hibernation et les cercles politiques et universitaires se lamentent doucement du persistant sommeil de cette Belle au bois dormant, mais sans grande convic-tion: la fatalité en serait la cause. Le « déclin du Parlement » est devenu le lieu commun qui exprime cette évidence. La Vo République, dit-on, n'a fait que précipiter l'évolution inéluctable qui confie le destin des sociétés industrielles à des exécutifs compétents et forts, directement appuyés sur le consentement popu-laire. On conserve le Parlement parce qu'il faut bien cela choquerait qu'on le supprimât. Voyez le Sénat qui n'intéresse personne, l'opinion s'est un peu émue quand le général de Gaulle a voulu le transformer en conseil économique. Mais les manifestants de mai 1968 pas-saient indifférents devant les grilles du Palais-Bourbon.

Pourtant.., lorsque les ouvriers des chantiers navals de Szczecin sont descendus dans la rue en décembre 1970, ils ont exigé, parmi leurs vingt et une revendi-cations, que les députés des villes de la Baltique vien-nent s'expliquer devant eux. Et la Pologne socialiste n'est pas la seule à redécouvrir les vertus de la démocratie représentative. Le programme du Mouve' ment démocratique de l'Union soviétique écrit « L'or -

gane législatif suprême du pays - le Soviet suprême - est un pitoyable appendice du pouvoir exécutif et soumis 'à celui-ci... La tâche est d'assurer le rituel de la ratification silencieuse et unanime des documents qui lui sont présentés par le gouvernement." Que réclament ces contestataires soviétiques ? o La tenue d'élections générales, démocratiques et libres aux organes d'Etat... La séparation des pouvoirs - législatif, exécutif et judiciaire - qui seront soustraits au contrôle

du parti et mis au service de la société ; la création d'organismes législatifs indépendants des pouvoirs exécutif et judiciaire» (1).

Alors: le Parlement, institution d'hier ou institution de demain ? C'est à cette question que notre colla-borateur Pierre Avril s'attache à répondre dans son livre « les Français et leur Parlement» publié dans la nouvelle Collection P.H. que dirige notre ami François Fejto aux Editions Casterman.

Il examine d'abord les symptômes de déclin des institutions parlementaires : sur le plan politique, la fin de la souveraineté parlementaire; sur le plan technique, la fin du monopole de la législation et de la représentation.

Ces symptômes sont ensuite replacés dans le cadre du système politique dans son ensemble, sché-matisé à la suite du politiste Easton comme un pro-cesszts de conversion des exigences et des soutiens, provenant de la société, en décisions politiques.

SEPARATION DES POUVOIRS

ET RESPONSABILITE MINISTERIELLE

Dans un régime où les exigences et les soutiens empruntent le seul circuit des élections législatives, l'Assemblée détient le privilège, mais elle supporte aussi les servitudes de cette exclusivité. Le privilège est d'être le lieu politique essentiel, c'est-à-dire celui où l'équipe dirigeante gouverne en siégeant en permanence sous le feu des critiques de l'opposition ; les servitudes en sont la contrepartie soumis aux assauts de l'oppo-sition, le gouvernement doit maintenir la discipline et la cohésion de sa majorité puisqu'il n'existe qu'à travers et grâce à celle-ci. Ses prérogatives dans la direction de l'activité parlementaire sont en quelque sorte pro-portionnelles aux contraintes qui pèsent sur lui.

Mais la Vo République repose sur un double circuit depuis l'institution en 1962 de l'élection du président au suffrage universel. Elle n'a cependant pas tiré les conséquences de cette profonde transformation en ce qui concerne le rôle du Parlement; en un mot, le privilège a perdu toute réalité tandis que les servitudes demeuraient. Considérons la structure de l'exécutif. Les

(1) La Russie contestataire. Documents rie l'opposition soviétique, Fayard, 1971, pp. 281-283.

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régimes parlementaires sont caractérisés par la distinc-

tion du chef de PElai et du chef du gouvernement

le chef de l'Etat irresponsable représente l'élément

stable d'un système fondé sur la compétition des partis c'est la reine d'Angleterre ou le président de la

République t'édérale d'Allemagne; alors que le chef

dii gouvernement est le leader effectif: M. Heath ou

le chancelier Branclt. En France, où cette dualité est

maintenue, le véritable chef de l'exécutif n'est pas le

Premier ministre mais le président de la République;

ce dernier conserve cependant son irresponsabilité

d' « arbitre», bien que, élu au suffrage universel, il soit

cii niênie temps le leader incontesté du parti majo-

r taire. Un exemple fera comprendre les conséquences d'une sit uation à laquelle on a déjà fait allusion à

popes de la censure au lendemain de la conférence

de La l-laye de décembre 1969, tous les chefs de

gouvei'nement qui y représentaient leur pays se rendi-

rent devant leur Parlement pour rendre compte de

celle importante rencontre internationale... Tous, sauf

M. Cliaban-Delmas, car notre pays était représenté par

le Président de la République et on sait que la poli-

tique étrangère n'entre pas dans les attributions du

Premier ministre. Il n'existe donc pas de communica-

tion organisée, normale et permanente entre le Parle-

nient et l'exécutif pour tout ce qui concerne les actes du président.

Le gouvernement qui s'interpose entre l'Elysée et le

Palais-Bourbon « procède » du chef de l'Etat qui nomme

le Premier ministre et, « sur sa proposition», les autres

nieuihrcs du cabinet. Selon la lettre de l'article 49, celui-ci devrait présenter son programme à l'Assemblée

et liii demander de l'approuver par un vote. C'est

d'ailleurs ce qui s'est fait en janvier 1959 pour M. Debré,

puis en avril 1962 pour M. Pompidou. Après la dissolu-

tion et les élections de novembre 1962, M. Pompidou,

que le général de Gaulle avait maintenu bien qu'il ait

été censuré, a constitué un nouveau gouvernement et

s'est bum'né à une déclaration de politique générale. Il

y a eu encore un vote, mai ce fut le dernier jusqu'en

septembre 1969. Aucun gouvernement ne présenta

plus son programme à l'approbation parlementaire.

M. Chaban-Delnias 'a simplement jugé opportun

d'appeler l'Assemblée à exprimer son accord sur la déclaration relative à la cc nouvelle société» qu'il fit

à l'automne 1969, et il renouvela cette procédure l'année suivante.

Au total, depuis le début de la VO République, le gouvernement a sollicité l'approbation de l'Assemblée à six reprises seulement

- 16 janvier 1959 approbation du programme de M. Debré.

- 13 octobre 1959 : déclaration de politique générale de M. Debré. -

— 27 avril 1962 approbation du programme de M. Pompidou.

- 13 décembre 1962 déclaration de politique géné-t'aIe de M. Pompidou.

- 16 septembre 1969: déclaration de politique géné-

rale de M. Chaban-Delmas.

- 15 octobre 1970: déclaration de politique générale de M. Chaban-Delmas.

La participation de l'Assemblée au soutien politique

du gouvernement apparaît donc réduite. Elle est nulle

en ce qui concerne le remplacement des Premiers

ministres: M. Debré a été remplacé par M. Pompidou

et celui-ci par M. Couve de Murville sans que le

Parlement ni même la majorité y soient pour quelque

chose. La pratique, contraire aux déclarations du

général de Gaulle en 1958, a fait prévaloir une responsa-

bilité directe du Premier ministre devant le président de la République. -

On voit donc comment la VO République, tout en

maintenant les servitudes qui pèsent sur l'Assemblée

et qui sont empruntées aux régimes parlementaires,

fait appel au principe de la séparation des pouvoirs pour écarter l'intervention des élus dans le fonction-

nement de l'exécutif et assurer l'autonomie de celui-ci.

Une disposition de la Constitution de 1958 est très

significative de cette volonté de -séparation : c'est la

règle de l'incompatibilité entre les fonctions ministé-rielles et le mandat parlementaire. Elle avait pour but

de consacrer cette rupture entre les deux pouvoirs,

mais une rupture qui était destinée à renforcer l'indé-

pendance de l'exécutif. On sait que la logique politique

a résisté à ce divorce - et qùe tous les membres du

gouvernement sont en fait des parlementaires. Mais ils sont obligés de démissionner de leur mandat, et ils

sont remplacés par cette - institution baroque des

suppléants qui a donné lieu déjà à quelques situations pittoresques ou absurdes.

Du point de vue qui nous intéresse, l'effet de ces

dispositions est bien évidemment de paralyser la commu-

nication entre le Parlement et les ministres ceux-ci ne

siègent plus ni ne votent; ils ne vont donc au Palais-

Bourbon que lorque leurs fonctions rendent leur pré-

sence nécessaire et n'y restent que le temps de

l'adoption d'un projet ou d'une audition en commission.

Avec le départ des membres du gouvernement, l'échange

des informations et des opinions sur les problèmes politiques se raréfie dans les couloirs déserts.

* **

On devine que les dispositions constitutionnelles et

les piatiques empruntées à l'idée de séparation des pouvoirs ne vont pas faciliter l'accomplissement des

fonétions d'éducation et d'information. Elles ont pour

effeti de creuser un fossé entre l'exécutif et les assem-

blées tout en isolant celles-ci. Dans un régime princi-

palement fondé sur ce principe comme celui des Etats-

Unis, la Maison-Blanche est effectivement séparée du

Congrès en ce sens qu'elle n'est pas responsable devant

lui, mais la circulation de l'information et la critique

y sontassurées parce que le principe est appliqué dans

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les deux sens et non unilatéralement. Chacun des deux

interlocuteurs a besoin de l'autre et s'il petit faire

pression sur lui, notamment en menaçant d'user de sa

« faculté d'empêcher», il ne peut le contraindre. Aussi

le Congrès obtient-il l'information nécessaire par le

jeu même du principe: si l'Administration souhaite

oue les textes qu'elle propose soient bien accueillis, si

elle veut recevoir les crédits qu'elle demande, elle doit

prouver nue ces textes sont utiles, ces crédits néces-

saires. Elle ne peut pas faire jouer le loyalisme de

la majorité, ou du moins elle ne le peut qu'exception-

nellement, car le mandat que le Congrès a reçu des

électeurs est distinct de celui qu'ils ont accordé au

présiden t.

Dans ces conditions, l'exécutif doit coopérer. notam-

ment en se soumettant h toutes les curiosités des

puissantes commissions du Congrès. Un exemple fera

saisir la différence avec la pratique française. Les

commissions du Congrès américain citent devant elles

non seulement les chefs des départements ministériels,

mais encore tous les fonctionnaires, y compris les chefs

militaires, dont les explications leur naraissent utiles.

Les membres du Sénat et de la Chambre des représen-

tants sont donc informés directement par les respon-

sables et les spécialistes de l'exécutif ils peuvent les

interroger, leur demander des documents et des rap-

ports, etc. En France, on appliaue le principe du régime

parlementaire suivant lenuel le ministre est politinue-

ment responsable des affaires de son département donc

les assemblées ne connaissent que le ministre... C'est

pour cette raison que M. Debré, lorsqu'il était ministre

de l'Economie, avait refusé à la commission des

Finances de l'Assemblée l'audition du gouverneur de la Banque de France, du directeur du Trésor et du

président de la Commission des opérations de bourse:

M. Miche! Debré a rappelé à ce sujet que le seul interlocuteur valable du Parlement et, donc, de ses commissions, était le gouvernement. Il a ajouté que,

selon lui, les auditions d'experts dépendant hiérarchi-queinent d'un ministre, ou soumis à sa tutelle, ne peuvent avoir lieu que dans des cas exceptionnels, avec l'autorisation du ministre, sur des questions connues à l'avance et, sauf accord exprès du ministre, en sa présence (communiqué du 18 avril 1968).

Les conséquences que l'on tire du principe de la responsabilité des ministres sont légitimes lorsque le

gouvernement est réellement parlementaire, c'est-à-dirè

lorsque les ministres sont des hommes du Parlement, qu'ils y siègent et que l'on peut facilement les inter-

roger: dans ce cas, c'est un collègue qui est chargé

d'un département ministériel et il est logique de

s'adresser à lui pour obtenir les informations le concer-

nant. Mais la solution française est tout autre, on l'a vu.

Si elle maintient les apparences d'un gouvernement

parlementaire, elle vide celui-ci de son contenu par ses

emprunts à la séparation des pouvoirs. Bien plus, le

gouvernement étant collectivement responsable, ses

membres sont interchangeables et peuvent indifférem-

ment répondre aux questions. L'habitude a d'ailleurs

été prise de déléguer le secrétaire d'Etat chargé des

relations avec le Parlement à la con'ée du vendredi, et

il se borne à donner lecture de la réponse qui a été

préparée par le ministère intéressé. Dans leur « mani-

feste » de juillet 1971, tes présidents U.D.R. de commis-

sions affirment à prpos des questions orales sans

débat que « les féponsesi qui y sont faites ne sont

souvent que la lecture à haute voix de réponses déjà

fournies à des questions écrites antérieures...».

La question orale « avec débat » est organisée de la

manière suivante: l'auteur de la question dispose de

quinze a''•trente minutes pour l'exposer, après quoi le

ministre répond, et un débat s'instaure ensuite auquel

prennent part les orateurs inscrits. Ce système, imaginé

par M. Debré, s'est révélé tout aussi décevant. A

l'exception de la polémique qui avait opposé en avril

1964 M. Mitterrand à M. Pompidou sur les pouvoirs du Premier ministre, il est difficile, en effet, de citer

des questions avec débat ayant donné lieu à une dis-

cussion intéressante. La raison en est d'abord que le

peuvoir étant à l'Elysée, les interlocuteurs du Parlement sont des porte-parole, non les véritables responsables.

Ensuite, le débat sur les questions orales n'a pas de

conclusion ; le Conseil constitutionnel ayant interdit le

vote d'ordres du jour exprimant le sentiment de

l'Assemblée, celle-ci se livre à une discussion acadé-mique au cours de laquelle un certain nombre d'ora-

teurs interviennent et qui tourne finalement court.

Pour tenter de ranimer cette procédure languissante,

des « questions d'actualité » inspirées du question time britannique ont été appliquées en avril 1970, mais outre

qu'elles sont toujours bloquées le vendredi et non

quotidiennes, l'auteur ne dispose que de deux minutes

alors que le temps du ministre n'est pas limité comme

le notait M. Mitterrand, il peut traiter son sujet en long et en large, affûter ses arguments, écraser de chiffres, de références et d'affirmations péremptoires le malheureux député qui n'a plus qu'à écouter l'oracle

bouche close...

A ces imperfections particulières, que l'on pourrait

qualifier de techniques, s'ajoute un vice général dont

le système des questions orales est la plus significative

des manifestations. Le système nouveau - je me permets de le dire avec une certaine fierté - affirmait M. Michel Debré en 1959, est pour l'opposition une arme considérable et unique dans notre histoire parlemèn-taire. C'est en même temps la possibilité donnée au Parlement d'être informé chaque semaine des questions les plus actuelles, de suivre la pensée et l'action gouvernementales (26 mai 1959).

Les propos de l'ancien Premier ministre présentent

une antithèse presque parfaite de la réalité car les

questions orales ne sont ni une arme pour l'opposition

ni un moyen d'information sur l'actualité. On le com-

prendra en considérant le mécanisme auquel elles

obéissent. L'ordre du jour de l'Assemblée est déterminé

par la « conférence des présidents » qui réunit le président et les vice-présidents de l'Assemblée, les

présidents des commissions et ceux des groupes ainsi

qu'un représentant du gouvernement; en raison de la

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Redonner vigueur aux institutions représentatives élues afin d'éviter une radicalisation des luttes revendicatrices.

priori té don t dispose le gouvernement, cette conférence

se borne h fixer l'ordre du jour complémentaire au calendrier qtn lui est imposé, c'est-à-dire essentiellement

à détenniner les questions à inscrire à la séance du

vendredi. Les décisions y sont prises en attribuant aux présidents (les groupes un nombre de voix égal à l'effectif de ceux-ci, de telle sorte que la majorité

conirôle absolument la conférence et se trouve maitresse

de l'ordre du jour complémentaire. On aboutit ainsi

an paradoxe relevé par Philip M. Williams dans son livre sur le Parlement français (2), que le temps des

questions, qui est ccliii de l'opposition de l'aveu même de Michel Debré, est finalement contrôlé pàr les rèpré-sentants de la majorité

Ce n'est pas que la conférence refuse d'insèrire les

questions de l'opposition, elle les accueille généreuse-

ment quand elles sont mineures et surtout inoffensives.

Pliilip M. Williams cite le cas de l'élection partielle de

l'liéi-ault en 1963 les nombreuses questions de Foppo-

sition sur les viticulteurs furent inscrites... wais après

la date du scrutin M. Chandernagor mentionne dans son livre (U,, Parlement pour quoi faire?) une question sur l'enlèvement de Mcdlii Ben Barka auquel les agents

de la Préfecture de police et du service de documenta.

(2) Edit. Armand Colin

tion extérieure et de contre-espionnage - (S.D.E.C.E.)

avaient été mêlés cette question fut posée en novembre

1965 au lendemain de l'enlèvement et en pleine cam-

pagne présidentielle, et elle fut inscrite.., en mai 1966

Comme l'écrit Philip M. Williams, ('aucune opposition

ne peut faire son métier correctement si elle ne peut décider elle-même du moment opportun pour exploiter

une occasion et infliger le plus grand embarras au gouvernement ».

Il est évident que les soucis de la majorité sont exactement inverses. C'est un membre éminent de celle-ci, M. Philippe Rivain (aujourd'hui décédé), qui

l'écrivait dans son rapport général sur la loi de finan-

ces pour 1971 «la majorité, fidèle et cohérente, entend

faciliter la tâche du gouvernement ». Elle écarte donc tout naturellement ce qui peut le gêner.

* **

La solidarité de la majorité et du gouvernement est

en soi un phénomène heureux et il est trop rare en

France pour qu'on ne s'en félicite pas. Il n'est donc

pas en cause ici. On se préoccupe seulement de ses

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implications et de l'adaptation des institutions à des conditions différentes de celles qui avaient été prévues à l'origine. Une dernière observation montrera l'étendue des problèmes qu'elle soulève du point de vue de l'information et de l'éducation politique des Français par leur Parlement.

Par sa masse et sa discipline, la majorité constitue, en effet, <(une assemblée dans l'Assemblée ». C'est en son sein, et plus particulièrement à l'intérieur du groupe U.D.R., que les questions délicates sont débat-tues et les décisions prises: on lit souvent dans la presse que le Premier ministre, ou d'autres membres du gouvernement, sont venus s'expliquer « franchement » devant le groupe U.D.R. ou devant son bureau politique. Ce dernier, qui se réunit toutes les semaines, ne craint pas de convoquer des fonctionnaires pour s'entretenir librement avec eux et, dans ce cas, les ministres, trop heureux de faire convaincre les dirigeants du groupe par leurs collaborateurs les plus qualifiés, ne manifestent pas la rigueur doctrinale de M. Debré à l'égard des commissions. Pour ne prendre qu'un exemple, le directeur général de l'ORTF, est venu ainsi, à la veille du vote des crédits de l'information, répondre aux questions des membres du bureau politique de l'U.D.R.

Une part essentielle de l'activité parlementaire se trouve par conséquent transférée dans des colloques confidentiels dont les autres députés sont exclus. Ce sont précisément ceux-là qui ont le plus besoin d'infor-mations pour remplir leur mission. Le fonctionnement officiel du Parlement ressemble à une scène sans vie, tandis que la véritable pièce se déroule en coulisses. Il est certes normal que les élus de la majorité se concertent avec leurs ministres, mais il ne l'est pas que la minorité se voit refuser sa chance d'évoquer à son tour, et publiquement, les problèmes qui ont été ainsi débattus clandestinement. Il l'est encore moins qu'une discrimination de fait intervienne entre les députés, qui sont tous des représentants du peuple quelle que soit leur appartenance, et que cette discri-mination prive ceux de la minorité des informations et des explications dont disposent ceux de la majorité.

Le parlementarisnie de la Ve République fait jouer allernativement le clivage exécutif-législatif et le clivage majorité-oØposition, mais toujours à sens unique. Ce n'est pas la dualité des mécanismes qui est critiquable a priori mais bien l'exploitation qui en est faite. Comme la chauve-souris de la fable, ce régime invoque tour à tour la séparation des pouvoirs et la responsa-bilité ministérielle au •gré de la commodité des gou-vernants : « Je suis oiseau, voyez mes ailes, je suis souris, vivent les rats

Après ce bila,i, Pierre Avril s'interroge sur la contribution que peut apporter un Parlement moder-nisé au fonctionnement des sociétés industrielles et spécialement de la société française et sur les moyens d redonner vigueur aux vertus de la démocratie représentative.

PERSPECTIVES POUR LE PARLEMENT

Comment concevoir la fonction parlementaire en tant que fonction politique nationale dans la F'rance d'aujourd'hui ? Cette interrogation ne concerne pas que notre pays, mais elle y présente une gravité parti-culière en raison de la brutalité et de l'ampleur des mutations qui s'y sont produites. C'est donc par rapport aux contributions que nous, Français, pouvons attendre d'un Parlement modernisé que l'on présentera quelques suggestions.

Parmi les symptômes du « malaise» que tous les observateurs relèvent dans notre vie publique, l'un des plus inquiétants est l'espèce d'atomisation de la collec-tivité politique. C'est un paradoxe, car le corps électoral s'est prononcé massivement en faveur d'une majorité telle qu'il n'en a jamais existé dans notre histoire politique cette investiture populaire incontestable reste toutefois abstraite et sans contenu. Une investiture pour quoi ? Personne ne peut répondre. Le président de la République, le gouvernement et la majorité de l'Assem-blée nationale reposent sur la même base électorale, mais combien parmi les hommes et les femmes qui composent celle-ci se sentent concernés, en tant que citoyens, par l'action des pouvoirs publics? En tant que commerçants, agriculteurs ou usagers des services publics, au contraire, ils réagissent vite et fort...

Derrière l'imposante façade majoritaire, on découvre donc une juxtaposition de relations bilatérales entre le gouvernement et son administration d'un côté, et de l'autre les groupes socio-professionnels et leurs organi-sations, mais aucune communication ne semble ratta-cher la foule de ces marchandages au mandat politique attribué à la majorité. Il faut donc que chaque trans-action isolée soit en équilibre puisque les pertes ici ne peuvent être composées par les gains là les partenaires qui jugent leur solde déficitaire ne disposent d'aucun mécanisme d'arbitrage et leur principal recours consiste à menacer de « çasser la baraque ».

Rappelons que le rôle d'un système politique consiste à assurer le processus par lequel les exigences sont intégrées puis converties en décisions. Les revendica-tions doivent donc être d'abord accueillies, puis regrou-pées et confrontées de telle sorte que les exigences contradictoires fassent l'objet de compromis. Les solu-tions traduisant ces compromis font nécessairement appel à quelque chose de plus que la seule considération des intérêts en présence. Il est certes vrai que patrons et salariés, ouvriers et paysans, consommateurs et producteurs ont des intérêts qui s'affrontent, mais ils ont aussi un minimum d'intérêts indivis que leurs porte-parole spécialisés (lorsqu'ils en ont) ne peuvent expri-mer. Quant au pouvoir exécutif, il est en quelque sorte spécialisé dans l'intérêt général : dans ses négociations avec les groupes, cet intérêt général est radicalement distinct des intérêts particuliers qu'incarnent ceux-ci. JI n'y a donc pas de moyen terme permettant de les intégrer. L'expérience actuelle conduit à penser que ces marchandages rendent plus nécessaire encore l'in-tervention d'un organe assurant la représentation de

li

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droit commun et ouvrant donc un recours général. Cet

organe de compensation ne peut être que le Parlement.

Ce sciait certes une naïveté de penser que l'effacement

des institutions représentatives est la seule cause des

désordres par lesquels chaque catégorie s'efforce de se

faite entendit. De tels désordres affectent nos voisins

où cet effacement est beaucoup moins accusé ; ils

traduisent les difficultés inhérentes aux sociétés indus-

trielles parvenues à la phase actuelle de leur dévelop-

peinent. Mais la contribution dérisoire qu'apporte le

Parlement français au fonctionnement du système

polit que n 'est certaimmeinent pas étrangère ati sentiment

qu'il n'y z' d'issue que dans une radicalisation des luttes,

c'est-à-dire dans l'aggravation du processus de disloca-

I ion de la communauté.

Dan s la phase in i t i ale de modernisation (le l'économie,

le Parlement s'est caractérisé surtout par son rôle de

frein il était l'interprète et l'avocat des victimes. C'est

un rôle qu'il ne faut pas mépriser. Après tout, la société

a son mot à (lire sur le prix à paver et elle peut parfois

considdt'e,' que le jeu n'en vaut pas la chandelle... Il

reste que le Parlement avait tendance à remplir trop

exclusivement cette t'onction de résistance et que, pour

cette raison, il a perdu son prestige et son dynamisme.

Connue un l'a observé, les catégories les plus concer-

nées par le progrès ont fini par le considérer comme

un obstacle et à se détourner de lui. Une conception

mnniils misérabiliste de sa contribution s'impose désor-

niais car il ne faut pas laisser à l'exécutif le monopole

d'un intérêt général qui serait une abstraction tota-

lemnent coupée des multiples intérêts individuels ou sectoriels. Les niutat ions incessantes qu'impose la

technique, le brassage social qui résulte du dévelop-pement et qui contraint à changer de métier et de

région, sont autant de raisons pour assurer l'expression

institutionnelle des aspirations du plus grand nombre.

Or, l'exécutif a tendance à se considérer comme investi d'une in ission de t i.i telle il a toujours eu la conviction

de « savoir » parce qu'il disposait d'une administration

toile et compétente; désormais il détient le mandat

populaire qui le libère des servitudes parlementaires.

Cet exécutif indépendant et isolé de la représentation

nationale est constitué par une aristocratie étroite

d'hommes politiques et de fonctionnaires: il repose sur ce qu'Edgar Faure a appelé, d'un terme emprunté à Galbraith, une technostructure. Intermédiaire entre l'Administration traditionnelle et les gouvernants, elle

est lom'mliée principalement par « la double équipe des

collaborateurs spécialisés de l'Elysée et de Matignon

directement en prise avec leurs correspondants dans les cabinets des dil'l'érents ministres», C'est la techno-

structure qui, dans son ensemble, fixe les options et

prépare les décisions, c'est en son sein que s'effectuent

les arbitrages. De plus, elle assure désormais le recru-

tenient d'une partie du personnel politique et étend

par conséquent son influence au-delà de la machine interne de l'Etat.

Il faut bien voir ce qui est en soi normal dans ce

phénomène: un Etat moderne a besoin d'équipes compé-

tentes et ambitieuses pour le servir. Après tout, c'est

Les contestataires soviétiques réclament la création d'organismes législatifs élus et indépendants.

la génération précédente de la technostructure actuelle

qui a contribué au relèvement de l'économie en 1945

et il serait absurde de lui reprocher son dynamisme. L'expérience confirme simplement la leçon de la vieille

théorie de la séparation des pouvoirs en montrant que

toute organisation, toute institution recèle des forces

d'expansion qui concourent à l'intérêt collectif pourvu

qu'elles rencontrent en face d'elles d'autres forces avec

lesquelles elles aient à composer. L'Administration fran-çaise n'a plus d'nterlocuteurs à son niveau. Elle n'en

u plus en ce qui concerne le « pouvoir » puisqu'elle vit

en étroite symbiose avec les gouvernants, dont beaucoup sont issus de ses rangs; elle n'en a pas davantage en ce qui concerne l'information. Citons ce passage très

significatif d'un rapport présenté lors du vingtième

anniversaire de l'Ecole nationale d'Administration

L'Ad;nin istrat ion est investie d'un devoir d'information systématique et exhaustive. Elle est seule à avoir par

sa mémoire exceptionnelle le pouvoir de transformer cette information éparse, de la rendre utilisable, de

la relier au passé, d'en dégager les traits essentiels susceptibles de permettre progressivement une doctrine... En fin de compte, le rôle de l'Administration c'est de faire apparaître le général sous le particulier.

On est peut-être ici au centre du problème. L'abdica-tion, volontaire ou imposée, par laquelle le Parlement

12

Page 15: FRANCE FOR U M · 2016. 9. 23. · qu'un homme. Si l'homme ne devient que dans sa nature, si son histoire qu'il fait, est celle de la nature qu'il est, il en résulte que, non seulement

n renoncé à sa fonction d'information et de pédagogie l'a transformé en conservatoire de la vie politique d'autrefois. Sa mission est au contraire de faire sortir du cercle des initiés les éléments des grands débats qui dominent l'avenir de la société française. C'est à la condition de relever le défi que lui lance, en perma-nence et sur ce terrain, le pouvoir exécutif qu'il retrouvera une fonction politique nationale; il ne s'agit pas tant pour lui de revendiquer le droit de « décider » (ou d' « empêcher ») par des procédures formelles que d'affirmer sa capacité d'influence par la publicité. Pour cela le champ des activités dans les-quelles l'Etat se trouve engagé doit être couvert : un Parlement moderne a pour rôle d'éclairer la significa-tion des enjeux de la politique générale de manière que ne se crée pas un fossé infranchissable entre une technocratie qui prétend maîtriser les problèmes et la masse du public qui subit sans . pouvoir juger. Le parlementaire a vocation de poser à l'expert les questions que se posent les électeurs - ou qu'ils de-vraient se poser. Cet examen collectif est d'autant plus nécessaire qu'après s'être consacrée à la régulation de l'économie, l'action publique voit ses perspectives s'élargir aux problèmes de civilisation. Le maintien de la croissance reste un objectif nécessaire, mais on s'interroge de plus en plus sur sa signification et sur les servitudes qu'il comporte. La définition de nouveaux buts (quelle société désirons-nous ?), l'analyse des meilleurs moyens de les atteindre appellent une réflexion collective. A côté du développement de la production, qui relève principalement de la concertation avec les agents économiques, on voit se poser un problème d'environnement et d'aménagement de la vie quotidienne qui intéresse des dizaines de millions de citoyens ce sont leurs représentants qui doivent s'en saisir.

Est-ce de l'utopie ? L'exemple du Congrès des Etats-Unis montre qu'un Parlement qui entend jouer son rôle sait s'en préoccuper. Dès 1966, le sénateur Muskie (qui sera peut-être candidat démocrate à la présidence) proposait la création d'une commission spéciale de la technologie et de l'environnement: « Nous avons conscience, observait-il, de notre insuffisante connais-sance de l'avenir et des rapides changements que l'évolution technologique apporte à notre environne-ment. » Or le Congrès dépend des informations orientées que lui fournit l'exécutif dans ce domaine ; l'exécutif le conduit ainsi à adopter ses propres conclusions sans qu'il soit possible de les apprécier vraiment ; le Congrès doit donc mener ses propres études afin de juger par lui-même. Les questions que mentionnait le sénateur Muskie concernaient la pollution, les transports, la croissance urbaine, bref des sujets qui n'étaient débattus en France à la même époque que dans des cercles étroits d'experts. La sensibilité du Congrès au thème des nuisances de la technologie s'est manifestée avec l'avion commercial supersonique SST. Qu'il ait eu raison ou tort dans ce cas particulier est une autre affaire, ce qui importe est que l'opinion sache que le Parlement est son interprète naturel et que les jeux ne sont pas faits d'avance dans les bureaux.

La tâche est difficile en raison même de la position

de relais qu'occupe le Parlement. Interlocuteur de lexécutif pour les grands problèmes, il est aussi le représentant d'hommes et de femmes qui ne perçoivent ces problèmes que par leurs répercussions sur la vie quotidienne. Il lui faut absolument tenir les deux bouts de la chaîne: comment concilier ces tensions contradic-toires ? La médiation est assurée par chaque élu qui combine, dans des proportions d'ailleurs variables, l'exercice de sa fonction nationale et les exigences de ses électeurs. On ne demande pas aux députés d'être tous des hommes de premier plan, il suffit qu'il y en ait parmi eux un contingent suffisant pour assurer l'animation de leur assemblée. En tout cas, le parlemen-taire doit demeurer le recours de droit commun du citoyen désemparé. On aura beau perfectionner les relations publiques de l'Etat et améliorer le fonction-nement des diverses juridictions, il restera une zone incertaine qui est celle des cas particuliers non prévus par les textes, ou pour lesquels l'application de ceux-ci conduit à des résultats injustes - sans compter la menue monnaie de l'arbitraire administratif (négligence et retards). Bref, l'ensemble des situations concrètes dans lesquelle l'individu éprouve le sentiment de se trouver sans recours. C'est alors qu'intervient, que doit intervenir le parlementaire dont ce rôle traditionnel se révèle de plus en plus absorbant, précisément parce que les occasions où il est fait appel à lui se multiplient.

L'ouverture à des problèmes nouveaux doit élargir, a-t-on dit, l'horizon du Parlement, mais l'accomplisse-ment de son mandat alourdit les tâches quotidiennes du parlementaire. Et il doit faire face aux deux. C'est ici que se pose la question des moyens : la double perspective qui a été retenue exige une réforme des conditions de travail et un renforcement de I' « équipe-ment » des assemblées,

* **

Les conditions de travail d'abord. Le parlementaire doit rester par vocation un « généraliste », mais le Parlement moderne a besoin de spécialistes. La réponse est à rechercher dans la divisidn du travail : l'utilisation systématique des commissions. On en a déjà parlé à propos de la fonction législative et du contrôle, mais il faut y revenir.

Philip M. Williams observe que, sous la TV» Répu-blique, le système des commissions permanentes pous-sait des hommes de valeur à entrer au Parlement, à y travailler sérieusement et à acquérir ainsi une meilleure compréhension des problèmes auxquels l'exécutif avait à faire face. Ce système présentait certes des inconvé-nients dans la mesure où les gouvernements dépendaient étroitement de l'Assemblée ; les commissions empiétaient alors sur leurs responsabilités et se substituaient à eux : elles étaient un instrument trop fort pour un exécutif faible. La situation est aujourd'hui inverse, puisque les commissions, neutralisées par la réforme de 1958 et par le fait majoritaire, sont des instruments faibles en face d'un exécutif fort. On reproche aux

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Page 16: FRANCE FOR U M · 2016. 9. 23. · qu'un homme. Si l'homme ne devient que dans sa nature, si son histoire qu'il fait, est celle de la nature qu'il est, il en résulte que, non seulement

commissions américaines de constituer souvent des

bastions dont les occupants imposent leur volonté au

Congrès et deviennent de véritables féodaux, d'autant

que les intérêts parviennent facilement à les investir

(alois qu'ils auraient beaucoup plus de difficultés à

influencer la Chambre entière). Ce sont là surtout des

questions de procédure qu'il est relativement facile de

résoudre en maintenant le principe que la décision

appartient à l'Assemblée, donc à la majorité. Pour le

leste, il est assez noi'nial que la commission de l'agri-

culture soit sympathique aux paysans, celle du travail

aux ouvriers et celle de la production aux industriels...

Sinon (lui le serait ? A tout prendre, il est plus sain

que les groupes de pression retrouvent le chemin du

Palais-Bourbon p0111' s'y faire entendre que de les voir

négocier clandestinement avec les cabinets ministériels.

Même si les intérêts qu'ils défendent sont suspects. Ce

n'est en somme qu'un hommage rendu au principe

représentai if

Chaque assemblée devrait pouvoir créer librement les

ol'tjanes d'études et de travail dont elle a besoin sans

être paralysée par les dispositions constitutionnelles de

1958. Au Palais-Bourbon, les grosses commissions com-

inc celle (le la production et celle des affaires sociales,

qui comptent chacune cent vingt membres, ont bien

constitué (les groupes de travail, mais leur activité

demeure disciète pour ne pas encourir les foudres du

Conseil constitutionnel. C'est au contraire ) en pleine

lumière que les commissions devraient fonctionner. Aux

Etats-Unis, toute commission saisie d'un projet com-

inence pendant deux mois par s'informer: elle entend les représentants (le l'Administration mais aussi toutes

les pci -sonnes qtu estiment avoir une contribution à

:ipopi'tei' (3). Ces auditions sont publiques. En revanché

la phase suivante qui concerne la discussion des articles

se déroule à huis clos la commission agit alors comme

oI'gai]e (je travail interne de l'Assemblée à laquelle elle n p part ien t.

Pour qu'un système (le ce genre marche, il doit non

seulement, être délivré des entraves juridiques, mais

encore soustrait au bon plaisir du gouvernement. Aucun

exécutif ne favorise ce qui renforce le contrôle auquel

il est soumis, l'exemple anglais l'a bien montré. Lorsqu'il

élail dans l'opposition, le parti travailliste défendait

chaudement l'institution de commissions spécialisées; api -ès sa victoire, il s'est révélé beaucoup moins ardent; deux commissions furent péniblement constituées mais

l'Administration se fit tirer l'oreille pour leur fournir

l'information nécessaire tandis que le cabinet les,

considérait avec méfiance : elles risquaient à ses yeux

d 'al'faib lii' la cohésion du parti -

Pour surmonter la répugnance de l'exécutif et l'inertie

(le la majorité, on pourrait imaginer de reconnaître 'à t la minorité le droit de provoquer la création de commis-

sions spéciales potir l'étude d'un problème déterminé.

Sans compétence législative, elles procéderaient à des

(3) Pour éviter d'être submergés de témoignages, les commissions décident que certains d'entre eux seront pré-scntés par écrit. Mais tout le monde peut se faire entendie

auditions qui devraient être publiques toutes les fois

que des raisons sérieuses ne s'y opposeraient pas. Le

principe de la publicité s'impose, en effet, quand l'acti-

vité est informative, pourvu que des questions confiden-

tielles ne soient pas examinées au contraire, les

délibérations sur les rapports gagneraient à rester plus

discrètes pour favoriser la liberté de la discussion

(comme en matière législative). A l'instar du système

américain, toute personne devrait être tenue de se

rendre devant les commissions et de répondre à ses

questions, en particulier les représentants de l'Admi-nistration.

Il suffit d'évoquer la contribution de la commission

sénatoriale des affaires étrangères à l'information et à

l'éducation du peuple américain, grâce notamment aux

séries d'enquêtes qu'elle a menées sur la guerre du

Viet-Nam et dont certaines ont été intégralement re-

transmises par les principales chaînes de télévision,

pour apprécier ce que peut être le rôle d'un Parlement

moderne lorsqu'il fonctionne librement.

Avec un système de commissions de , ce genre, les sessions ordinaires pourraient être maintenues dans leur

cadre actuel (ou légèrement amélioré dans le sens de

des commissions leur permettrait de siéger sans con-

la proposition Stirn), car l'effectif restreint de la plupari

trainte dabs l'intervalle. Bref, le Parlement travaillerait à plein temps.

* **

Mais pour travailler, il faut un équipement convenable. Reprenons la distinction du Parlement et du parle-mentaire.

La question la plus simple en ce qui concerne les

élus est celle des moyens dont ils disposent individuel-

lement, c'est-à-dire du secrétariat. On a presque honte du bricolage actuel. Il reste que la routine du mandai

est très lourde lorsqu'il est correctement rempli, aussi

peut-on retenir l'idée d'une assistance spéciale pour la

solution de certaines démarches. C'est ainsi que le

Parlement britannique a créé en 1967 un « commissaire

parlementaire pour l'Administration » qui est chargé

d'enquêter sur les faits que lui signalent les députés, généralehient à la suite de protestations de leurs , électeurs, et qui présente ensuite son rapport à une

commission spéciale de la Chambre. Cette formule, adaptée de l'Ombudsman (4), a également été discutée aux Etats-Unis où certains parlementaires ont recom-

mandé la création d'un « conseiller administratif » du

Congrès chargé d'examiner le cas des personnes affir-

mant avoir été victimès d'une pénalité injustifiée, d'un

déni de droit, voire d'un retard abusif. pans ce cas,

l'assistance fournie aux parlenentaires est assurée par

un &rgane mis à la disposition de l'ensemble de

l'Assemblée, ce qui nous amène aux collaborateurs techniques.

(4) Il s'agit d'un organe exceptionnel de contrôle 'de l'Administration auquel les citoyens peuvent recourir. C'est une sorte de «redresseur de tort », comme le dit - André Legrand, qui a été d'abord institué en Su&ie.

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II faut à un Parlement moderne des commissions dotées de pouvoirs et un équipement convenable.

En face du ministre qui bénéficie de tous les experts de l'Administration, le Parlement est évidemment dans une situation inférieure puisque les données qui lui permettront d'exercer son contrôle lui sont fournies par celui-là même qui doit être contrôlé... Il faut encore se tourner vers le Congrès des Etats-Unis qui est le seul Parlement à avoir relevé le défi. Deux organismes très importants sont directement rattach6s au Congrès. Le Legislative Refcrence Service de la Bibliothèque du Congrès, d'abord, est un service de documentation qui compte plus de deux cents agents permanents, sans parler du recrutement temporaire de certains spécia-listes; il fournit les informations qui lui sont demandées soit par les parlementaires individuellement, soit par les commissions (les commissions permanentes ont d'ailleurs un staff de quatre techniciens et six secré-taires chacune). Les informations qu'il a h réunir .vont du simple renseignement sur un point précis (compa-rable à notre système des questions écrites) à la rédaction de véritables rapports sur les sujets les plus divers.

L'autre organisme concerne le contrôle financier. Comme en Angleterre, l'organe de vérification des comptes publics est rattaché au Congrès (dont les pouvoirs budgétaires sont d'ailleurs beaucoup plus

considérables que ceux des Communes). C'est le General Accounting Office à la tête duquel se trouve un contrô-leur général et qui emploie plus de quatre mille agents chargés de l'apurement des comptes de l'Administration et des sociétés publiques, mais aussi de l'information du Congrès. Le Congrès a placé notre service au sein de la branche législative, déclarait le contrôleur général, parce qu'il souhaitait disposer d'une assistance indé-pendante non politique et compétente dans l'exercice de sonS pouvoir financier constitutionnel.

On voit toute la différence avec la centralisation administrative française qui concentre auprès de l'exé-cutif tous les organes publics de documentation et de contrôle ; dans le système américain, c'est un peu comme si la Documentation française et la Cour des comptes étaient rattachées au Parlement au lieu de dépendre, respectivement, des services du Premier ministre et de ceux du ministère des Finances. Même dans un régime purement parlementaire comme la Grande-Bretagne, on a vu que l'organisme de contrôle financier était, lui aussi, rattaché au Parlement. La concentration française se justifiait lorsque l'expan-sionnisme des assemblées les poussait à s'immiscer dans le fonctionnement des services et à absorber en quelque sorte l'exécutif ; avec un exécutif indépendant, elle devient un facteur supplémentaire de déséquilibre. Une solution analogue à celle des Etats-Unis (et de la Grande-Bretagne en ce qui concerne le contrôle finan-cier) signifie que la machine administrative est au service du pays et qu'elle doit normalement être contrôlée par les élus - non seulement ceux de la majorité mais aussi les autres, car l'Etat n'est pas la propriété de la tendance au pouvoir.

Il n'y a aucune raison, estiment les Américains, pour que la représentation nationale soit privée de l'ensemble des moyens matériels et humains qui seraient considérés comme naturels s'agissant de n'importe quelle institu-tion publique ou privée. La routine, la crainte de l'anti-parlementarisme et une tradition anachronique d'ama-teurisme font que la plupart des assemblées euro-péennes fonctionnent dans les conditions du siècle dernier. Le coôt de la modernisation ne saurait être un argument sérieux car il serait très modeste au regard des dépenses que l'Administration juge normal d'engager lorsqu'elle a des tâches analogues à assurer. Le vrai problème pratique est de constituer des équipes de spécialistes indépendants de l'exécutif que les parle-mentaires sachent utiliser efficacement.

Pour l'indépendance, il y a des solutions institution-nelles, le rattachement de la Cour des comptes et de la Documentation française au Parlement pourrait en être une; de même, il serait souhaitahle, comme le propose Antoine Legrés, dans la Revue politique et parlementaire, que le Parlement dispose de son propre centre d'études et d'analyses capable dc contrôler les données qu'on lui fournit et de déceler éventuellement la part d'arbitraire qui subsiste dans les options qu'on lui propose. L'objection du double emploi avec l'Institut national de la statistique et des études économiques (I.N.S.EE.), les services du Commissariat du plan ou

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de la direction (tu ministère (les Finances n'est pas

sérieuse: l'I.N.S.E.E. Fournit l'information statistique

non seulement au gouvernement, mais à tous les

utilisateurs et il n'est pas question de se substituer à

lui quant au Commissariat du plan, il n'emploie qu'une

soixantaine d'experts et le centre d'études proposé serait

plus modeste. Le patronat et les centrales syndicales

disposent bien de services d'études : est-ce considéré connue un luxe exorbitant ?

Pour l'utilisation de cette assistance, le problème est

di Ft'éren t car il es t en rapport avec la fonction poli tique titi t ioi ta le que I 'on SOU bai te voir se définir. Il s'agit

d'attirer au Parlement des hommes de valeur (il y en

a déji) en leur oFI'rant l'occasion, qu'ils n'ont guère

aujottrd'hui, de l'aire un travail utile. La réforme des

conditions de travail est donc la condition du bon

emploi des moyens qui viennent d'être analysés. Mais

la modernisation des conditions de travail dépend à

son tout' d'une conception rajeunie du rôle des assem-

blées. Ce sont les perspectives évoquées plus haut qui

coIn i na nden t par cutiséquen t tout le reste.

Le passage de la conception à l'exécution se heurte en

France à une difliculté majeure. Répétons-le, aucun

gouvernement ne favorise de gaieté de coeur le renfor-

cement dii contrôle qtu pèse sur lui et la dépendance

étroite dans laquelle se trouve le Parlement de la

V" République par rapport au pouvoir exécutif rend

sceptiqtte sur les chances d'une rénovation volontaire.

Toutes les tentatives, au demeurant fort modestes

comme te fut par exemple la réforme du règlement

de l'automne 1969, se sont effilochées sous la pression des gardiens de l'orthodoxie gaulliste. Le maintien des

apparences du contrôle traditionnel 'et notamment de

la « responsabilité » du gouvernement devant 'une

assemblée qui peut théoriquement le renverser, sert

d'alibi à l'immobilisme: l'efficacité telle que la conçoit

cette orthodoxie consiste à voter le plus rapidement et avec le moins d'amendements les projets de l'exécutif,

et à écouter sagement les déclarations que veulent

bien faire ses porte-parole. Quant à l'opposition, elle

demeure attachée à une image du Parlement souverain

qui n'existe plus nulle part. Peut-on espérer la prise de

conscience d'une nouvelle génération ?

Les partisans d'une évolution présidentielle du régime

avaient bien vu que celle-ci devait se traduire aussi

sur le plan parlementaire en répudiant les vestiges

d'une responsabilité gouvernementale privée de toute

signification. Ce n'était qu'à la condition de séparer les

pouvoirs non seulement au bénéfice de l'exécutif mais

aussi de la représentation nationale que le Parlement

pouvait retrouver initiative et vigueur. L'exemple du

Congrès des Etats-Unis est décisif à cet égard. Mais on

comprend qu'un système qui superpose les mécanismes

du régime présidentiel et du régime parlementaire en

les faisant jouer à sens unique présente bien des

commodités pour les gouvernants. Ce sont toutefois des

commodités onéreuses dans la mesure où une société

industrielle de masse a un besoin vital des contribu-

tions que la modernisation des institutions représen-

tatives peut seule lui apporter.

Pierre AVRIL •

Edittons Casterman.

Dans notre prochain numéro

un grand débat animé par Henri Bourbon

QUELLE MORALE MILITAIRE POUR NOTRE ÉPOQUE ?

avec la participation du

GÉNÉRAL JACQUES DE BOLLARDIÈRE Compagnon de la Libération

auteur de « Bataille d'Alger, bataille de l'homme »

et de

RAOUL GIRARDET auteur de <t La crise militaire française » et « L'idée coloniale en France »

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Le grand tournant par Jacqucs Mallet

LE mois de mars 1972 apparaîtra sans nul doute, avec le recul du temps, comme un tournant capital de la politique européenne. L'efferves-sence printanière qui a donné le jour, le 25 mars 1957, au Traité de Rome, nous apporfe cette

année une exceptionnelle floraison, annonciatrice de belles récoltes. Le rapprochement de ces quelques dates est à lui seul significatif: les 6 et 7 mars, les ministres des Finances relancent l'union économique et monétaire. Ils approuvent définitivement les termes de leur accord le 21 mars. Les 18 et 19 mars, MM. Heath et Pompidou affirment leur « totale identité de vues », notamment sur le plan monétaire. Le 24 mars, à 8 heures du matin, à l'issue du plus long marathon de l'histoire européenne - plus de 100 heures de négociations ininterrompues - les ministres de l'Agriculture, en même temps qu'ils fixent les prix de la prochaine campagne, arrêtent les premières mesures d'application d'un programme com-munautaire pour la réforme des structures agricoles.

Mais surtout deux événements majeurs dominent toute la situation européenne et en tracent les perspec-tives c'est l'annonce par le Président de la République, le 16 mars, d'un référendum sur l'élargissement de la Communauté européenne qui se tiendra le 23 avril. C'est d'autre part, la préparation de la conférence au sommet de l'Europe élargie - devenue de facto une réalité depuis la signature (les traités d'adhésion. Ce nouveau sommet européen, qui se tiendra à Paris les 20 et 21 octobre prochain, aura la lourde tâche de définir les objectifs et les moyens d'action de la nouvelle Communauté.

La construction européenne prend un nouveau départ et reçoit une nouvelle impulsion dont elle avait le plus grand besoin. Vers quoi? Par quels moyens? L'avenir èst à - cet égard aussi riche d'espoirs que chargé d'incertitudes.

UN NOUVEAU DEPART

Que la Communauté européenne doive, pour échapper au risque d'enlisement, prendre un nouveau départ, c'est ce que l'expérience des dernières années a claire-ment fait apparaître.

Dès 1968, avec l'achèvement de l'union douanière et de l'organisation commune des marchés agricoles, le Marché Commun était arrivé au bout des possibilités de progrès autoftiatiques contenues daTns le Traité de Rome. Dès ce moment, elle était à la recherche d'un

second souffle et, en raison du désaccord persistant sur l'adhéion britannique - depuis surtout le deuxième veto français de décembre 1967 - elle n'arrivait pas à le trouver.

En même temps, les menaces que les incertitudes monétaires font peser sur le Marché Commtm commen-cent à se manifester. En particulier, les poussées spécu-latives sur le Deutsche Mark, puis en 1969 la dévaluation du Franc et la réévaluation de la monnaie allemande, mettent en péril le fonctionnement du Marché Commun agricole. Plus généralement, les fluctuations des taux de change risquent à terme de vider de son contenu l'union douanière et de compromettre la libre circula-tion des marchandises dans la Communauté. Il ne peut y avoir de Marché Commun sans taux de change fixes et stables. A la limite, les fluctuations des taux de change pourraient remplacer les droits de douane et aboutir à un recloisonnement des marchés.

Conscients de ces périls, c'est-à-dire des risques d'enli-sement et de dislocation auxquels se trouve exposé le Marché Commun, les chefs d'Etat et de gouverne-ment, réunis à La Haye les 1­ et 2 décembre 1969, décident de consolider la Communauté par l'adoption de son règlement financier définitif - c'est ce que l'on appelle l'achèvement - et conviennent d'avancer d'un même pas vers son élargissement et son approfon-dissement, par sa transformation progressive en union économique et monétaire en une dizaine d'années.

Les progrès accomplis depuis lors ont été inégaux sur ces divers fronts: l'achèvement est chose définiti-vement acquise depuis le début de 1970. Les négociations d'élargissement ouvertes à Luxembourg le 30 juin 1970, aboutissent à des accords décisifs le 23 juin 1971, grâce à l'entente réalisée entre MM. Heath et Pompidou quel-ques jours plus tôt. Quelques problèmes résiduels, en particulier celui de la pêche, sont réglés au cours des derniers mois de l'année. Les traités d'adhésion sont sighés le 22 janvier 1972.

L'union économique et monétaire, après quelques controverses autour des aspects institutionnels du Plan Werner, est mise sur orbite le 9 février 1971. Hélas t Quelques semaines plus tard, dans la nuit du 8 au 9 mai, les Six répondent en ordre dispersé à un afflux de capitaux spéculatifs en• République Fédérale. Le gouvernement allemand décide de laisser 'flotter le Mark, la Hollande lui emboîte le pas. Enfin, tes déci-sions américaines du 15 aiSût aggravent la diviion monétaire du Marché Commun, qui se trouve alors

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divisé en quatre zones, la France ayant de son côté décidé d'instaurer 'ni double marché des changes. Les

nieliaces de dislocat on se précisent.

Depuis lors, ces menaces se sont heureusement éloi-guées. A la stule de la rencontre des Açores, un compro-mis intervient à Washington le 18 décembre, qui compor-te un réajustement des parités, y compris le dollar, cl pré'oit la suppression immédiate de la surtaxe américaine de 10%. Sur la base de ce nouvel équilibre (les laux (le change, les pays de la Communauté décident (le relancer l'union économique et monétaire, dont la crise internationale n retardé la réalisation. Un accord inlei'vicnt entre Paris et Bonn pour mettre à profit le répil donné à l'Europe par les accords de Washington. Les Six et la Grande-Bretagne conviennent de rétablir la cohésion monétaire du Marché Commun.

L'accord des 6 et 7 niai -s 1972, définitivement adopté le 21 est en lui-même important. Il est surtout porteur de promesses pour l'avenir.

Il est important que les pays de la Communauté eui'opéenne aient décidé de resserrer entre eux les marges de fluctuation des changes, pour les ramener le pr juillet prochain, au plus tard, à 2,25 %. Les écarts ent le monnaies communautaires cesseront dès lors d'être stipéi'ieut's aux écarts de chacune d'entre elles avec le dollar. Les interventions sur les marchés des changes se l'eront, à l'intérieur de ces limites, en

monnaies communautaires. La création d'un Fonds eu-ropéen de coopération monétaire, qui pourrait faciliter la coordination de ces interventions et l'harmonisation des politiques de réserve, doit être rapidement mise à l'étude. Enfin, la République Fédérale a levé les réser-ves qu'elle avait jusqu'alors opposées au projet de directive de la Commission concernant les mesures à prendre à l'égard des mouvements spéculatifs de capi-taux. Au total, ces décisions permettent d'assurer le bon fonctionnement du Marché Commun, et notamment de la politique agricole commune, ainsi qu'un début d'individualisation de la Communauté sur le plan inter-national. Oui plus est, elles ont reçu l'approbation du Royaume-Uni. Celui-ci entrera dès le départ dans le dispositif ainsi mis en place.

Cet accord monétaire - qui s'appuie sur un renfor-cement des procédures de coordination des politiques économiques - constituait en fait le préalable de l'accord agricole. Les ministres de l'Agriculture ont en effet décidé pratiquement l'abolition en deux ou trois ans des « montants compensatoires » aux frontières rendus nécessaires par les distorsions de change des pays de la Communauté. Les décisions prises en matière de prix représentent un compromis politique qui n'est tout à fait satisfaisant pour personne: une augmentation substantielle des prix agricoles et surtout l'amorce d'une meilleure hiérarchie des prix (l'avantage au profit des productions animales sera de l'ordre de 4%).

L'Europe de Robert Schuman « Nous ne sommes pas, nous ne serons jamais des négateurs

dc la patrie, oublieux des devoirs que nous avons envers elle. Ii ne s'agit pas de fusionner les Etats, de créer un supei'-Etnt. Nos Etats européens sont une réalité historique il sciait psychologiquement impossible de les faire dispa-i-nitre. Leur diversité est même très heureuse et nous ne voulons ni les niveler ni les égaliser...

» Après deux guerres mondiales, nous avons fini par reconnaitre que la meilleure garantie ne réside plus dans un splendide Isolement, ni dons sa force propre, mais dans la soildarité des nations qui sont guidées par un même esprit et qui acceptent des tâches communes dans un lntéi'ét conimun...

» L'Europe devra cesser d'être un assemblage géographique dEmis juxtaposés pour devenir une communauté de nations distinctes, mais associées dans un effort défensif et constructif.., au service d'un mème idéal humain...

» La Coimnunauté européenne ne sera pas à l'image d'un Empire ou d'une Sainte Alliance, elle reposera sur l'égalité démocratique transposée dans le domaine des relations entre nations. Le droit de veto est incompatible avec une telle structure, qui suppose le principe de décisions majoritaires et exclut l'exploitation dictatoriale de la supériorité matérielle.

» Tel est le sens de la supranationalité à propos de laquelle on est encore trop tenté de ne voir que la liberté abandonnée, sans voir l'autorité et la garantie acquises.

» Cc pouvoir supranational ne signifie pas conclure un engagement d'après lequel les gouvernements et les parle-ments s'inclineront devant toutes les décisions qui sont

prises, non pas à l'unanimité, mais par la majorité des Etats. Nous parlons des décisions graves qui mettent en cause la paix ou la guerre, c'est-à-dire la vie des citoyens, l'indépendance de la Nation. Je ne crois pas que nous soyons mûrs pour un tel transfert de responsabilités à une majorité.

» L'intégration économique Que nous sommes en train de réaliser ne se conçoit pas à la longue sans un minimum d'intégration politique: C'est un complément logique, néces-saire. Il faut que l'Europe nouvelle ait un soubassement démocratique que les conseils, les communautés et autres organismes soient placés sous le contrôle de l'opinion publique. Il faut que les populations, par des représentants spécialement élus, soient en état de suivre et d'aider le développement des institutions. Il faudra donc dans un avenir pas trop lointain prévoir l'électicn au suffrage universel direct des membres de l'assemblée qui exercera le pouvoir de contrôle.

» L'Europe a procuré au monde son plein développement. C'est à elle qu'il appartient de montrer la route nouvelle à l'opposé de l'asservissement, par l'acceptation d'une plu-ralité de civilisations dont chacune pratique le même respect des autres,

» L'Europe se fera une âme dans la diversité de ses qualités et de ses aspirations.

» Que l'idée d'une Europe réconciliée, unie et forte, soit désormais le mot d'ordre pour les jeunes générations désireuses de servir une humanité enfin affranchie de la haine et de la peur. »

Robert SCHUMAN •

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D'autre part, les décisions du 24 mars ouvrent une étape nouvelle de la politique agricole. En effet, les Six ont adopté en même temps les premières directives d'application de la réforme des structures agricoles, dont M. Mansholt - qui présidera la Commission euro-péenne jusqu'à la fin de l'année - avait courageusement souligné la nécessité dans son fameux Plan de décembre 1968. Ces mesures - qui se traduiront par une aide financière de la Communauté Européenne de 8,9 millions de francs en 4 ans au bénéfice de plus de 1 million et demi de personnes - feront l'objet d'une application largement décentralisée sur le plan national et régional. Elles pci-mettront aux agriculteurs de se rapprocher de la parité des revenus, qu'ils ne pensent atteindre par le seul moyen des prix. Leur objectif n'est pas seulement d'encourager la cessation de l'activité agricole en généra-lisant l'octroi d'indemnités de départ aux agriculteurs âgés il est surtout dc permettre aux jeunes agriculteurs qui le désirent de rester à la terre et d'y vivre mieux en modernisant et en élargissant leurs exploitations, grâce à l'affectation des terres ainsi libérées. En même temps, une formation socio-économique leur sera dis-pensée, et le F.E.O.G.A. pourra intervenir pour la créa-tion d'emplois industriels dans les régions agricoles prioritaires : la politique agricole ne peut en effet se dissocier d'une politique régionale active, coordonnée et stimulée sur le plan communautaire. La création d'un Fonds communautaire de développement régional a été envisagée à cet effet. On eût aimé que la France apporte son appui à ce projet, qui n'est pas sans intérêt pour beaucoup de nos régions.

Ainsi, les voies d'eau monétaires une fois colmatées, le Marché Commun agricole, élément essentiel de la solidarité communautaire, se trouve remis à flot.

Cet ensemble de mesures constitue à la fois une consolidation de l'acquis et un début d'approfondisse-ment qu'il s'agit maintenant de développer.

VERS QUOI?

Toutes les incertitudes ne se trouvent pas levées pour autant. (Que feraient, par exempte, nos pays dans le cas d'une nouvelle crise du dollar ?) L'approfondis-sement reste pour l'essentiel à faire. L'élargissement que l'on peut tenir pour certain, sous réserve des pro-cédures de ratification en cours (des référendums auront lieu à ce sujet en Irlande, au Danemark et en Norvège), se réduit pour l'instant à des virtualités.

Ces virtualités sont impressionnantes. La Commu-nauté à Dix aura dans le monde un poids économique et politique considérable. La « petite Europe » des Six était déjà la première puissance commerciale du monde. L'Europe des Dix, avec ses 250 millions d'habi-tants, sera de très loin le premier ensemble commercial dc l'univers puisqu'elle représente à elle seule plus de 40 % du commerce mondial. Ce sera aussi la deuxième puissance industrielle mondiale, après les Etats-Unis et avant l'U.R.S.S. Il ne fait pas de doute à cet égard que l'élargissement constitue un renforcement.

Mais, que sera la Communauté européenne élargie? Quelles seront les conséquences de l'élargissement pour le fonctionnement et le développement du Marché Com-

« C'est une Europe nouvelle qui se crée, dont dépendra l'avenir des peuples européens et par conséquent de tous les Français », a déclaré M. Pompidou en annonçant le

référendum du 23 avril 1972.

mun ? Quelles seront les relations de ce nouvel ensemble commercial, économique et monétaire avec les Etats-Unis, avec les pays de l'Est, avec le Tiers-Monde ? Ce sont là des questions auxquelles la négociation des traités d'adhésion ne donne et ne pouvait donner de réponses. C'est à la conférence au sommet des 20 et 21 octobre qu'il reviendra de les apporter.

Son ordre du jour est d'ores et déjà connu. Ce sera d'abord de définir les objectifs de la Communauté européenne à l'intérieur. Au premier rang de ces objec- tifs figure la mise en oeuvre de l'union économique et monétaire, qui devra servir de cadre à toutes les politiques communes que les Six n'ont pu jusqu'ici définir, notamment en matière de politique sociale et régionale, de politique industrielle et technologique, de politique de l'environnement. Tous ces développements devront s'inscrire dans la perspective d'un projet euro- péen de civilisation, s'inspirant des valeurs fondamen- tales qui définissent « l'homme européen » et le diffé-rencient de tous les autres.

Une Europe ayant sa personnalité et sa volonté propres, maitresse de son destin, résolue à assumer pleinement ses responsabilités mondiales tel est le but ultime sur lequel les Dix doivent pouvoir se mettre d'accord. Vis-à-vis des Etats-Unis, c'est la perspective d'une alliance atlantique enfin rééquilibrée, reposant

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22 janvier 1972 un acte porteur de promesses, une mutation historique projonde.

sur deux piliers de puissance comparable. Vis-à-vis des pays de l'Est, ci notamment dc l'U.R.S.S., c'est une politique de coopération concertée, orientée vers la détente ruais préservant l'autonomie de l'Europe et les bases tic sa sécurité. Vis-à-vis du Tiers-Monde, c'est une politique commune généreuse et efficace, fondée sur une assistance financière accrue, sur des accords de stabilisation des cours, amorcés au besoin dans un cadre régional, qui serait le complément, non le substi-tul, des associations existantes dans le cadre de la Coi n'en t on tic Yaoundé.

De lels objectifs sont ambitieux. Ils ne seront pas alteints sans difficultés. La principale de ces difficultés viendra probablement tic pressions extérieures. Tout se passe comme si, en effet, l'apparition d'une Europe unie, organisée et structtu -ée dérangeait les plans des deux « superpuissances». Les Etats-Unis et l'U.R.S.S. ne s'y sont pas trompés. Moscou et Washington ont compris avant, nous ce que pouvait devenir dans le monde la Communauté à Dix. Dans la mesure où celle-ci parvien-cirait à devenir une réalité économique et politique, l'équilibre mondial serait profondément transformé.

Dores et déjà, la Communauté se trouve aux• prises avec une pression très forte des Etats-Unis. Favorables à l'union politique de l'Europe, ceux-ci redoutent les

conséquences commerciales de l'élargissement. Ils s'en prennent violemment au « protectionnisme » de la poli-tique agricole commune, à la politique d'association et à la politique méditerranéenne de la Communauté. Ils ont obtenu d'elle à Washington l'engagement d'ouvrir une grande négociation commerciale en 1973. La Com-munauté à Dix se trouvera donc mise à l'épreuve dès sa naissance au cours de l'année prochaine. Si l'Europe devait se réduire à un tarif industriel et à un système agricole préférentiel, son avenir serait mal assuré.

II faut bien se rendre compte que la Communauté forme avec ses divers associés un ensemble commercial préférentiel gigantesque de 50 à 60 pays, représentant plus de 50 % du commerce mondial, qui pose des pro-blèmes sérieux pour tous ceux qui n'en font pas partie. En particulier, la définition des relations de ce nouvel ensemble avec les Etats-Unis sera, pour la Communauté élargie, le problème numéro un. Problème difficile, qui peut réveiller certaines divergences internes, notamment à propos de l'agriculture ou de la monnaie - ou de la défense. Et solution difficile: la Communauté devra à la fois résister et coopérer, se défendre et négocier, sans rien sacrifier d'essentiel.

Les récentes déclarations de M. Brejnev laisseraient croire que l'U.R.S.S. accepte cette réalité nouvelle

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qu'est devenu le Marché Commun, ce qui marquerait un tournant dans la politique soviétique. En fait, cette « reconnaissance», qu'il reste à traduire, sur le plan juridique, n'est que résignation à l'inévitable. L'hostilité des Soviétiques à l'unification politique de l'Europe n'en demeure pas moins vigoureuse.

Ainsi que le remarque M. Jean-François Deniau dans la revue « Défense Nationale » (mars 1972 » « Dans l'immédiat, les Russes continuent à ne pas reconnaître l'existence du Marché Commun et souhaitent vraisem-blablement que quelque chose de trop attractif et de trop vigoureux ne s'établisse pas en Europe occidentale car cela pourrait modifier l'équilibre à l'intérieur de l'Europe de l'Est elle-même. Si cependant ) ils étaient amenés à reconnaître la Communauté, ils voudraient peut-être que ce soit par une sorte d'accord avec le COMECOM, dont ils contrôlent tous les mécanismes, ceci notamment en vue d'empêcher les contacts directs entre la Communauté et chacun des pays de l'Est. Le plus grand danger pour la Communauté serait d'accep-ter de payer pour une telle reconnaissance un prix qui serait la perte de sa propre liberté de mouvement et de progrès. Mais sous cette réserve, il faudra certes aménager nos rapports commelciaux et économiques avec l'Europe de l'Est (comme avec les Etats-Unis). »

On voit donc se profiler à l'horizon un double risque: que les Etats-Unis et l'U.R.S.S. cherchent à entraîner la Communauté dans l'engrenage d'une négociation perma-nente, leur donnant, pour ainsi dire, un droit de regard et de contrôle sur tous ses développements économiques ou politiques ultérieurs. Les Etats-Unis utiliseront sans doute à cette fin les prochaines négociations commer-ciales et monétaires et l'UR.S.S. la prochaine confé-rence sur la sécurité et la coopération en Europe. La Communauté européenne va se trouver de la sorte soumise à des feux croisés, qui ne faciliteront pas son « émergence » en tant qu'entité économique et politique autonome.

PAR QUELS MOYENS?

Il apparaît donc urgent de renforcer la Communauté pour assurer le succès de son élargissement. Cela suppo-se que soient réunies trois conditions: une volonté politique commune, un accord sur des objectifs com-muns et le renforcement des institutions communau-taires. Ces trois conditions peuvent-elles être remplies ?

La volonté politique, appuyée sur l'opinion publique, nous parait exister à Paris. Le Président Pompidou l'a solennellement déclaré le 16 mars « J'affirme que cette volonté politique la France l'a / » Les sondages récem-ment publiés ont montré la fcrce du courant européen en France. Ce courant devrait être renforcé par le prochain référendum, quelles qu'en soient les ambiguïtés. C'est l'occasion d'engager pour la première fois un grand débat dans l'opinion sur une question claire et simple. Il faut souhaiter, par conséquent, que se dégage une large majorité de « oui» et que les abstentions ne soient pas trop nombreuses.

La volonté politique existe à Londres au niveau de la classe dirigeante, mais pas encore au niveau de

l'opinion publique. L'adhésion au Marché Commun a, pour le gouvernement britannique, la signification d'un engagement politique fondamental où tout le destin national se trouve impliqué. Pour le Royaume-Uni, il s'agit essentiellement, au-delà des avantages économiques de l'adhésion (accélération de la croissance, etc.), de retrouver un rôle et une influence dans le monde, qui soient à la mesure de sa puissance passée. Le zèle de « néophytes » des dirigeants anglais est le signe d'une mutation historique profonde. L'Angleterre ne sera pas le cheval de Troie des Etats-Unis mais un cheval de trait pour l'Europe. Nous pouvons trouver avec elle le chemin d'une « nouvelle grandeur », qui ne serait pas la grandeur d'un pays au-dessus des autres, mais qui nous serait véritablement commune.

La volonté politique existe enfin à Bonn. C'est pour le Chancelier Brandt une préoccupation essentielle que d'ancrer solidement l'Allemagne à l'Ouest pour équilibrer l'attraction de l'Ostpolitik. Si celle-ci devait être demain mise en échec par l'opposition chrétienne-démocrate, l'orientation européenne de l'Allemagne ne s'en trou-verait pas affectée, bien au contraire. Nous avons la chance, après beaucoup d'occasions perdues, de trouver encore de l'autre côté du Rhin, une majorité d'hommes d'Etat convaincus de la nécessité de l'union européenne. Cette chance doit être saisie sans retard, car la poli-tique, comme la nature, a horreur du vide.

Il va sans dire aussi qu'il n'y a pas d'alternative à l'unification de l'Europe occidentale, ni pour l'Italie, ni pour les pays du Bénélux. Seuls les pays scandinaves représentent un élément d'incertitude, car il leur reste à prouver que la signification de leur adhésion aux Communautés n'est pas seulement commerciale.

Cette volonté politique peut-elle se concrétiser par la définition d'objectifs communs ? Il faut s'entendre à ce sujet. Une politique n'est rien sans institutions pour la réaliser. On ne peut au départ définir que certaines orientations communes. Et l'on y parviendra sans trop de peine. A partir de là, c'est aux institutions qu'il appartient de préciser la politique à mettre en oeuvre, progressivement et en fonction des circonstances. « Faire d'un accord totat et détaillé sur les objectifs un préa-lable aux institutions serait donc une absurdité. Seules des institutions communes peuvent être le creuset d'une volonté et d'une politique communes » (1),

La logique nous renvoie ainsi à la dernière des condi-tions à remplir : le renforcement des institutions, troisiè-me problème inscrit à l'ordre du jour de la conférence au sommet du mois d'octobre. Tout nous y appelle. Il ne fait pas de doute que l'élargissement représente un alourdissement de la Communauté. Les décisions à dix - avec des pays plus nombreux et plus divers - seront plus difficiles à prendre et à appliquer qu'elles ne l'étaient à six. Quand on agrandit la carrosserie, le bon sens commande de renforcer le moteur. De même, la réalisation de l'union économique et monétaire re-quiert un partage des compétences et des responsa-bilités entre les autorités nationales et les autorités européennes. Le plan d'union économique et monétaire,

(1) Déclaration de M. Jean Lecanuet, le 6 avril 2972.

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soirs sa Forme actuelle, fait penser à une imposante

l'usée qui n'aurait, pour atteindre son objectif à quel-

ques milliers de kilomètres, qu'un moteur dc 2 CV.

Il est vrai qu'il convient de dépasser les batailles

théologiques entre la souveraineté nationale et la suprà-

nul ionali té, la conl'édérat ion et la fédération. Le pragma-

sine est donc de rigueur. Robert Scliunian l'avait bien

coliipris lou'squ'iI déclarait, en 1950: « l'Europe ne se

fera pas d'un coup ni dans une construction d'ensemble. Elle se lei -a par des réalisations concrètes, créant d'abord Lii le sol ida ri té de l'ail

Lu « supranatiunalité » - terme qui prête en lui-même

b eunl'usion - est à la fois une fausse querelle et iii' vrai problème. On lui a intenté une fausse

(luer'el le cri Pourfendant une caricature d'Europe supra-

mit ionale (lui serait l'ondée sur la destruction des Etats

rlatiouiaux et sur la disparition des personnalités natio-

mies, et en pourchassant une caricature de» commis-

sion », à laquelle on prêtait l'ambition de devenir le l'utur gotivei -nement européen. Telle n'a jamais été la pensée (le Rober -t Schuman (2), ni d'ailleurs la réalité eu r mini u na u t ai te.

Mais la supranationalité reste un vrai problème, Ce

n'est pas un problème idéologique mais un problème pratique: lEur -ope a besoin d'être gouvernée par des irmsr irutioris fortes, capables de décider et d'agir, avec

efficacité et rapidité. Et comment le pourraient-elles sans certaines délégations de souveraineté? L'omni-

potence des Etats les vouerait sinon à la paralysie.

A cet égard, les institutions communautaires ont ait Ictus pi -cuves : elles sont fondées sur le dialo-

gue entr -e une instance indépendante des gouvernements mit ionaux, chargée (le promouvoir l'intérêt commun, et

le Conseil (tes ministres, responsables des intérêts natio-

naux, auxquels il revient de décider en dernier ressort

sur proposition de la Commission. '<Le problème aujour -(t'hui n'est pas ct'inven ter (le nouvelles institutions, qui

ne pourraient être que des institutions intergouverne-mentales (le type ancien, mais de renforcer les institu-

tiuns existantes afin de les rendre plus efficaces » (3).

C'est ainsi que M. l-leath a très clairement posé le

problème. Est-ce également en ces termes qu'on le pose à l'an -is ? Il semble que, dans ce domaine, les préjugés doct riilaux (les théologiens de la souveraineté nationale

absolue demeurent une entrave à l'action. Peut-être le

succès du référendum aidera-t-il le Pouvoir à se libérer de cette entrave?

En tout cas, il est clair que le fonctionnement et le développement (l'une Communauté élargie exigent une

appl cal ion normale et prudente de la règle de la

majorité au sein du Conseil des Ministres communau-

taire, au moins pour toutes les décisions techniques

de gestion. Ils exigent également un renforcement du

poids politique et (les pouvoirs de gestion de la Com-

mission, ainsi qu'un élargissement des compétences

du Parlement européen, dans l'attente de son élection

au suffrage univeu'sel direct. A plus long terme,,

(2) CI. Jacques Mallet, « Fronce-Forum » w 52 - « Supra-national signifie sur du National», aimait à dire .Robert Sclru,nan.

(3) Jean Leeafluet - 6 avril 1972.

l'objectif est d'aboutir à un gouvernement européen

dont, pour reprendre les termes de M. Ceorges

Pompidou (dans sa conférence de presse du 21 janvier

1971) « les décisions s'imposent à tous les Etats mem-

bres », et qui serait soumis au contrôle démocratique

d'un véritable Parlement européen élu au suffrage universel direct.

Et il est clair qu'on ne peut à la fois mettre le pied sur l'accélérateur pour renforcer la Communauté

et le pied sur le frein pour affaiblir ses institutions.

De ce point de vue, le projet d'un <'secrétariat poli-

tique'> complètement indépendant des organes commu-

nautaires n'est pas sans danger, car il pourrait entamer

un processus de démembrement institutionnel. Donner

à la Commission économique européenne des compé-

tences en matière de politique étrangère n'est peut-être

pas non plus aujourd'hui la meilleure solution. Elle ne

paraît d'ailleurs pas réalisable. Il faudrait, en tout cas,

veiller à l'articulation du secrétariat politique avec les institutions existantes.

Nous partageons sur ce point la conclusion d'un récent

éditorial de Mr. E. Gazzo dans I' « Agence Europe»: « Sans vouloir sous-évaluer l'importance de thèmes com-

me celui de l'union économique et monétaire, ou de

l'attitude à adopter vis-à-vis du reste du monde, le

Sommet se joue autour d'un sujet fondamental que nous pourrions définir comme suit: « Comment est-il

possible d'élargir à de nouveaux domaines - notamment

la politique étrangère - l'intégration européenne et

quelles adaptations ou transformations devra subir de ce fait la structure institutionnelle de la Communauté ?»

SAISIR LA CHANCE

S'agissant de l'Europe, le vrai pragmatisme - celui des Britanniques - consiste à ne rien vouloir, mais

aussi à ne rien refuser a priori en acceptant dès le départ une finalité politique commune. Et le vrai

réalisme consiste à vouloir les conséquences de ce que

l'on veut, de même que la véritable sagesse politique est de rendre possible ce qui est nécessaire.

Pour l'Europe unie, une nouvelle chance passe au-

jourd'hui à portée de la main. Saura-t-on la saisir? ou

bien laissera-t-on cette chance rejoindre la longue liste

des occasions perdues depuis plus de dix ans? Telle

est la question fondamentale qui va se poser aux

peuples et aux gouvernements européens au cours des

prochains mois. « Il y va de notre tout », car, cela est

de plus en plus clair, les limitations de souveraineté

que nos pays devront consentir pour faire l'Europe

sont sans commune mesure avec les pertes de souve-

raineté qu'ils seraient contraints de subir s'ils ne la faisaient pas.

Pour eux, le choix est clair: Faire l'Europe ou bien

disparaitre, à jamais, en tant que puissances indé-

pendantes et que foyers autonomes de civilisation.

Comme l'a rappelé le Président Pompidou : «Si on ne

fait pas l'Europe, les nations européennes seront complè-

tement éclipsées ».

Jacques MALLET •

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jean Moulin Premier Président

du Conseil National

de la Résistance

par Jean-Pierre Lévy

PARCE qu'une jeune femme d'origine allemande

aussi courageuse que dynamique (I) pense qu'il

est de son devoir de racheter les fautes com-

mises par ses anciens compatriotes sous la

domination trop volontiers acceptée d'Hitler,

les feux de l'actualité sont projetés à nouveau sur le

funeste Klaus Barbie qui, sous le nom de Klaus

Altmann, aurait cherché refuge en Amérique du Sud.

L'ancien Chef de la Gestapo lyonnaise, tortionnaire

responsable de la mort dans des conditions affreuses de nombre de résistants et notamment de Jean Moulin,

paiera-t-il enfin sa dette envers la Société pour les crimes qu'il a commis ou fait commettre?

Si les victimes de Barbie ont toutes droit à notre

reconnaissance, il en est une, personne ne peut le contester aujourd'hui, dont le rôle fut tel, la conduite

si exemplaire, qu'il n'est que juste d'évoquer le souvenir

de l'ancien Président du Conseil National de la Résis-tance, Jean Moulin, mon ami, qu'une année de ren-

contres clandestines m'a permis d'apprécier et d'admirer.

Issu d'une famille universitaire aux traditions républi-

caines, laïques et démocratiques, Jean Moulin, mobilisé en 1918, commença sa carrière dans l'Administration

préfectorale tout en poursuivant ses études de droit

à l'Université de Montpellier: Chef de Cabinet en Savoie, promu Sous-Préfet en 1923, il est le plus jeune Préfet

de France, nommé à 38 ans dans l'Aveyron en 1937

après avoir été Chef de Cabinet de Pierre Cot, son ami

savoyard, au Ministère de l'Air; il se trouve en 1938

Préfet d'Eure-et-Loir à Chartres- S'il fait ainsi une brillante carrière de haut fonctionnaire, il n'en reste

pas moins fidèle à ses opinions, qu'il n'hésite pas à

manifester publiquement; comme l'indique Henri Michel (2) « Préfet de Front Populaire, il affirmait

à toutes occasions ses profonds sentiments républi-

cains » et Jean Moulin d'écrire: « Je suis de ceux qui pensent que la République ne doit pas renier ses

origines. Pour ma part, je n'ai jamais caché mes

opinions politiques » (3).

Démocrate, laïc, libéral, pacifiste, Jean Moulin prend

parti avec autant de fermeté et de courage pour les

républicains espagnols que contre les accords de

Munich. Mais son patriotisme profond, son sens de

l'intérêt général passe avant tout et il ne tarde pas

à en administrer la preuve.

Affecté spécial en tant que Préfet, il demande « en

cas de mobilisation générale, à suivre le sort de sa

(1)Beate Klarsfeld, membre du Comité Central de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme.

(2) Henri Micliel, « Jean Moulin l'unificateur», (3) Jean Moulin « Premier combat» page 119.

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classe», mais en vain, et en 1939 la drôle de guerre le Irouve Préfet à Chartres. Son ami Frédéric Manhes, qui devait devenir un de ses bras droits dans la Résistance, le décrit fort justement ainsi : « ennemi de toute dicta-turc, partout il fait preuve de tact, d'impartialité de largeur de vues... Etonnamment jeune d'allure et de manières, artiste et homme d'action, aimant passionné-ment la vie et ne craignant pas la mort, il cachait son énergie sous une souriante séduction ».

En Mai 1940, l'offensive allemande se déchaîne sur la Francc impuissante et c'est l'exode, de si triste mémoire; Jean Moulin trouve alors l'occasion de témoi-gner (le ses immenses qualités au moment où les si nollit)reuses défaillances de l'encadrement du pays, qu'il s'agisse de civils ou bien de militaires, mirent, c'est Jean Moulin qui l'écrit, « à son comble la panique déjà considéu'able créée clans le département d'Eure-et-Loir pal' les bombardements et le passage de centaines de mill ers de réfugiés ».

Il refuse « la désertion générale», demeure à son poste, impose son ascendant à ceux qui restent ou passent clans une ville abandonnée, paie sans cesse (le sa personne et pour défendre sa ville, son pays, s'unit sans réserve à tous ceux qui sont prêts à se joindre à lui quelles que soient leur couleur politique et leurs convictions religieuses.

« Autorité (l'un Chef, sens des responsabilités, aptitude à ti'ouver (les solutions aux problèmes les plus urgents cl les plus imprévus, intrépidité lucide, volonté de tenir fêle et de ne pas s'avouer vaincu, conviction de la nécessité de reformer l'unité nationale dans l'épreuve, lels sont les traits du caractère et de la pensée de Jean Moulin qui s'affirment dans les heures doulou-reuses de la défaite française » (4).

Le li juin 1940, l'aisant face à l'ennemi, c'est solen-nellement que dans la cour de la Préfecture, entouré du Maire (le Chartres et du Représentant de l'Evêque, iF reçoit les Allemands. Ceux-ci le convoquent et un de leurs officiers fait état de prétendues atrocités commises par nos soldats en se retirant : « des femmes et des enfants, (les Français, précise-t-il, ont été massacrés après avoir été violés. Ce sont vos troupes noires qui ont commis ces crimes dont la France portera la honte,.. C'est dans ces conditions que les services de l'Armée allemande ont rédigé un Protocole qui doit être signé par notre Général au nom de l'Armée allemande et par vous comme Préfet du Département » (5).

Jean Moulin proteste avec véhémence, refuse de signer malgré injures, menaces, coups de poing et coups de crosse qin pleuvent sur lui ; enfermé successivement clans un réduit avec un cadavre de femme mutilé, puis avec lin tirailleur sénégalais dans le pavillon du concier-ge (le l'hôpital de Chartres, il se sent à la limite de la résistance après sept heures de torture tant morale que physique et Jean Moulin d'écrire

« Le dilemme s'impose de plus en plus signer ou disparaître...

Fuir c'est impossible...

(4) Henri Miche! - « Jean Moulin l'unificateur». (5) Jean Moulin - « Premier combat » - toute cette ignoble

mascarade est décrite en détail par Jean Moulin lui-même.

Et pourtant, je ne peux pas signer... Je ne peux pas sanctionner cet outrage à l'Armée Française et me déshonorer moi-même.

Tout plutôt que cela, tout, même la mort. La mort ?... dès le début de la guerre... je l'ai

acceptée. Depuis je l'ai vue de près bien des fois, elle ne me fait pas peur...

Maintenant, j'ai rempli ma mission ou plutôt je l'aurai remplie jusqu'au bout quand j'aurai empêché nos ennemis de nous déshonorer.

Mon devoir est tout tracé. Les boches verront qu'un Français aussi est capable de se saborder...

J'ai déjà compris le parti que je pourrais tirer de ces débris de verre qui jonchent le sol. Je pense qu'ils peuvent trancher une gorge à défaut d'un couteau.

Quand la résolution est prise, il est si simple d'exécu-ter les gestes nécessaires à l'accomplissement de ce que l'on croit être son devoir...

Cinq heures sonnent à une horloge. J'ai perdu beau-coup de sang. Il a coulé, lent et chaud sur ma poitrine, pour aller se figer en gros caillots sur le matelas... Mais la vie n'a pas fui... Pourvu que tout soit fini quand ils reviendront et qu'ils ne trouvent plus à ma place qu'une chose inerte qui ne peut signer! »

Devant tant de courage, face à cette obstination, l'officier allemand à l'hôpital où l'on soigne Jean Moulin, parle d'un « malentendu »: Jean Moulin n'a pas signé, mais il reste marqué par une cicatrice que, par la suite, il tentera toujours de cacher, ne se déplaçant plus sans une écharpe qui lui enveloppe le cou.

Reprenant aussitôt ses fonctions, il se bat avec ses modestes moyens, proteste avec vigueur contre les abus commis par les autorités d'occupation: mais au Minis-tère de l'Intérieur on le tient, c'est alors une tare, pour un ancien Préfet de Front populaire et le Gouvernement de Vichy, le 2 novembre 1940, le révoque.

* **

La France est alors coupée en deux à la suite de l'Armistice: dans la Zone Nord occupée par les Alle-mands, la présence de ces derniers ne tarde pas à peser lourdement sur une population qui supporte diffi-cilement le joug de l'envahisseur, et tente sans tarder de réagir; mais toute aètion de résistance est rendue difficile, sinon empêchée par la police allemande. Dans la zone Sud, dite libre, la présence d'un Gouvernement soi-disant indépendant, et ses mensonges abusent une population privée d'un nombre étonnant de prisonniers; ne souffrant pas trop au départ elle ne semble guère disposée à se battre contre un occupant qui ne l'opprime pas directement.

Quelques rares hommes heureusement ne sont dispo-sés à accepter ni la soumission à une doctrine nazie qui les révolte, ni la complicité à un Gouvernement qui, à Vichy, sous couleur de Révolution Nationale, com-mence à pourchasser francs-maçons, juifs, libéraux ou hommes de gauche.

Les uns tentent de former de petits groupes, essaient d'aider des prisonniers évadés, commencent à diffuser quelques traçts, voire de petits journaux pour donner à une opinion endormie les informations qu'elle n'a pas, la réveiller et l'inciter au combat ; d'autres, souvent les

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Ami, si tu tombes tin ami sort de l'ombre à ta place

mêmes, désireux de se battre à visage découvert recher-client des filières pour s'évader de France, sont touchés de-ci, de-là par des agents anglais... C'est bien peu de chose en 1940, mais cela existe tout de suite ce qui devait donner naissance à des mouvements de résistance commence péniblement à prendre corps.

Mais dans ce pays trahi par ceux-là mêmes qui auraient dû l'inciter à se défendre, dans cette zone dite libre, les Français sont hélas obnubilés par les soucis maté-riels de l'existence les problèmes que pose le difficile ravitaillement quotidien passent avant toute autre pré-occupation pour une opinion aveuglée par la propagande trompeuse du Gouvernement de Vichy, celle-ci est favorisée en effet par l'autorité que lui confère encore le passé de soldat de Philippe Pétain, alors vieillard fatigué mais conscient, qui a fait « don de sa personne à la France » et dont certains espèrent ou croient encore souvent, dc bonne foi, qu'il joue le double jeu.

Jean Moulin révoqué s'installe à Saint-Andiol, dans les Bouches-du-Rhône; il loue en même temps une chambre à Nice et se trouve alors, vivant de sa retraite de Préfet, dans la situation de nombreux Français, inactifs ou pourchassés, en fait réfugiés en zone non occupée mais il est de ceux, trop rares hélas en cet hiver 1940-41, qui ne se laissent pas abuser; ayant fait front face à l'occupant, il ne tarde pas à entreprendre tout ce qu'il croit pouvoir être utile à la poursuite du combat.

Isolé, il cherche d'abord à s'informer dans le climat confus des débuts de l'action clandestine.

Il prend contact avec « les divers milieux politiques, économiques, administratifs » (6), rencontre aussi bien des Alsaciens (Me KaIb), des Américains quakers ou unitariens que des protestants antivichystes, il voit

Henri Frenay, ancien officier d'active, qui regroupe des patriotes amis à Marseille, le journaliste Rémy Roure; à Lyon Jean Moulin assure des liaisons avec la zone Nord, mais dans le même temps, il se préoccupe de rejoindre le Général de Gaulle. -

Réussissant à se procurer, non sans peine, ses pre-miers faux papiers, c'est sous le nom de Joseph Mercier qu'il obtient l'autorisation de partir pour les Etats-Unis celle-ci avait été bien sûr refusée par les Services de Vichy à l'ancien préfet Jean Moulin; et le 20 octobre 1941, après de longues semaines d'attente en Espagne et au Portugal, il arrive enfin en Angleterre, où il se présente aussitôt « en simple messager des mouve-ments » de Résistance au Général de Gaulle.

Celui-ci, dont l'entourage ne comprend guère de hauts fonctionnaires d'une telle valeur, apprécie à leur juste mesure les qualités exceptionnelles de ce grand servi-teur de l'Etat, lui-même impressionné par la personna-lité du Général. Jean Moulin présente son « rapport sur les activités, les plans et les besoins des groupes formés en France en vue de l'éventuelle libération du pays » dans lequel après avoir donné l'état de ses informations, par la force des choses incomplètes, lors de son départ de France, il demande pour les mouvements (7) (à l'époque il ne s'agit encore que des groupes Libération Nationale, Liberté, Libération qui commencent à s'or-ganiser)

- un soutien moral; - des communications fréquentes rapides et valables

avec Londres - des fonds;

(6) De Gaulle ((Mémoires » tome Il. (7) Laure Moulin - « Jean Moulin)) - Presses de la Cité,

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- des armes ; - et souligne le « magnifique esprit de sacrifice de leurs chefs et de leurs partisans ainsi que leur volonté inébranlable tIc libérer leur nation. Certains ont déjà payé de leur vie leur dévouement à la cause. D'innom-brables autres encombrent les prisons françaises et allemandes. Ceux qui continuent le combat ne doivent pas rester sans aide. »

Jean Moulin n'est pas homme à rester à Londres sa place est au combat et bien que le risque d'être reconnu soit grand pour lui, ne serait-ce que du fait de ses anciennes fonctions, il apprend à sauter et se fait pai\clluter en France dans la nuit du let au 2 janvier 1942 il est porteur d'un ordre de mission du Général de Gaulle qui le désigne comme son représentant et eoniine délégué du Comité National Français de Londres pour la zone non occupée, et le charge de « réaliser clans cette zone l'unité d'action de tous les éléments qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs».

Dès cette première mission, Jean Moulin se voit donc confier des attributions exceptionnelles, mais cependant n'a autorité ni sur les agents du B.C.R.A. (8), ni sur ceux du Commissariat à l'intérieur rattaché directement au Général de Gaulle à Londres qui l'un et l'autre oeu-vrent également en Fiance: ce parallélisme dans les fonct ions ne va pas sans causer certains problèmes.

Par ailletu's. la résistance clandestine commence à se développer et à s'organiser. En zone Sud: Combat, qui n regroupé Vérité et Liberté, Libération puis Franc-Tirent' parviennent, et ce n'est pas facile, à imprimer et difftisei' des journaux clandestins de manière aussi régu-lière que possible. Autour d'eux, des hommes se sont regroupés qui ne veulent pas se contenter d'actions de propagande si nécessai i-es soient-elles, mais souhaitent également se battre et sont prêts notamment à organiser tics ginupes ai-niés, faire du renseignement, participer à tics actions de groupes francs contre l'ennemi et ses complices.

La Résistance attend sans doute du principal envoyé du Général de Gaulle bien plus qu'il ne peut lui appor-ter, étant donné la faiblesse des ressources dont dispose aloi-s la Fiance Libre les liaisons sont difficiles à mettre en oeuvre et les réalisations lentes. Dans le inênie Iemps, les mouvements sont sollicités par les Services Anglais dont les possibilités sont plus grandes et l'expérience de l'action clandestine ancienne. Les Mouvements de Résistance admettront-ils enfin un intermédiaire entre de Gaulle et eux-mêmes?

Jean Moulin est conscient de tous ces problèmes qu'aggravent le danger permanent couru par tous et les difficultés de la vie clandestine: il réussit à s'adap-ter à celle-ci et fait montre à la fois de caractère, d'intelligence et de souplesse, « homme de foi et de calcul, ne doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que ministre » (9).

Prudent, il ne se livre guère: conscient des exigences tic la sécurité, il ne iévèle que ce qu'il lui parait indis-pensable de dire si grande que soit la confiance qu'il est prêt ii accorder à ses interlocuteurs.

(8) Bureau Central dc renseignements et d'action. (0) Charles de Gaulle e Mémoires».

Je l'ai moi-même rencontré pour la première fois en tant que chef du Mouvement Franc-Tireur au printemps 1942. J'ignorais alors son identité réelle: Yvon Morandat, le premier à assurer la liaison entre la France libre et Franc-Tireur ne me l'avait fait connaître que sous le nom de Max ou Rex, c'est-à-dire des pseudonymes laissant deviner l'autorité qui lui était impartie. Nous nous sommes fréquemment revus au cours des réunions qui devaient conduire à la fusion des grands mouve-ments de Résistance de Zone Sud, Combat, Libération et Franc-Tireur au sein des Mouvements Unis de Résis-tance, réunions qui, malgré le danger qu'elles présen-taient, se sont tenues pendant près d'un an, à une cadence presque hebdomadaire.

Il faut convaincre les Mouvements de la nécessaire unité de la Résistance. Il faut concilier les points de vue des Chefs de mouvements sur leurs rapports entre eux, comme sur ceux qu'ils doivent entretenir avec la France Combattante, il faut leur faire admettre, ce qui n'est pas toujours aisé, l'autorité du Général de Gaulle il faut les empêcher de travailler sous la coupe directe des sen'ices alliés d'abord anglais, puis américains, il faut les inciter à n'écouter ni le Général La Laurencie, qui après avoir représenté le Gouvernement de Vichy en zone occupée veut regrouper la Résistance sous sa houlette, en zone libre, ni le Général Giraud qui, appuyé par les Américains, tente d'en faire autant à Alger.

Sur ces questions de principe se greffent en outre des conflits de personnes d'autant plus aigus que les intéressés ont su déjà faire leurs preuves dans l'action clandestine.

Dans le même temps, Jean Moulin doit convaincre Londres, dans le cadre de liaisons toujours difficiles à établir, de la qualité de ses interlocuteurs, de ce qu'ils représentent, dans la mesure où il est possible de l'apprécier avec rigueur; il lui faut démontrer qu'il ne s'agit plus simplement de quelques hommes de bonne volonté comme en 1940 mais de mouvements orga-nisés. L'occupation par les Allemands de la zone dite libre, les succès remportés par les Alliés, les fautes commises par le Gouvernement dc Vichy et, notamment, le développement du service du travail obligatoire, ont augmenté leur potentiel humain, et par conséquent leurs possibilités. Il a par ailleurs à faire face aux difficultés propres aux services de la France Libre qui, comme le font les services de renseignements anglais et américains, agissent parfois en ordre dispersé sans assurer au départ toutes les liaisons nécessaires.

Rien ne rebute Max ; souriant mais résolu, il -per -sévère, et réussit en janvier 1943 la fusion de Combat Libération, Franc-Tireur au sein des Mouvements Unis de Résistance (MUR.), fusion à coup sûr favorisée par la volonté d'action et d'union des militants de base c'est une étape capitale vers l'unité ; c'est aussi un succès personnel important pour Jean Moulin.

Dans cette période d'activité intense, il parvient à s'assurer le concours du Général Delestraint pour en faire sous le nom de Vidai le chef de l'armée secrète basée sur le regroupement des moyens para-militaires des M.U.R. (Combat, Libération, Franc-Tireur) auxquels se joignent peu à peu les groupements moins importants.

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Constamment en déplacement, il est connu sous son vrai nom à Saint-Andiol où il est censé résider, de même qu'à Nice où pour avoir une couverture conve-nable, il a ouvert une galerie de tableaux, la galerie Romanin (du nom sous lequel, dessinateur-amateur de qualité, il signait habituellement ses oeuvres) tandis qu'à Lyon, il s'appelle Marchand pour sa logeuse et Max ou Rex pour les résistants avec lesquels il est en rapport parfois, il porte moustache, le plus souvent il n'en a pas.

Pour pouvoir travailler, Rex avait dû organiser ses propres services, « la Délégation », avec des moyens en personnel et en matériel toujours trop faibles : dans le même temps, il monte un secrétariat à Lyon, le service des opérations aériennes et militaires, anime les réseaux de transmission avec Londres, et crée les services centraux de la Résistance: le Bureau d'infor-mation et de presse est chargé d'informer aussi bien la presse clandestine que d'alimenter la presse alliée; le Comité Général d'Etudes (C,G.E.) doit être l'organis-me politique, administratif et économique chargé d'ef-fectuer « une vaste enquête en zone non occupée (et si possible en zone occupée) sur les organismes officiels ou officieux à supprimer ou à créer dès le jour « J», les éléments à éliminer qui détiennent des postes impor-tants politiques, administratifs ou économiques», de fournir des suggestions permettant de prévoir immédia-tement « la mise en place des cadres de remplacement » ; enfin, le C.G.E. devrait servir de Conseil au Gouverne-ment provisoire lors de la Libération.

Il reçoit de Londies et distribue les moyens maté-riels et l'argent en quantité toujours insuffisante aux Mouvements dont le développement et par là-même les besoins vont constamment croissant : les Chefs des Mouvements tout en reconnaissant ses immenses quali-tés lui reprochent de soutenir le point de vue du Comité National Français et pas assez celui de la Résistance bien qu'il soit à la fois le représentant de ce Comité et le Président des Mouvements qui enten-dent, eux, rester sur le plan politique indépendants de Londres.

Dans le même temps, en Zone Nord, malgré la dure pression de l'occupant nazi, arrestations, prise d'otages, déportations, les mouvements de résistance ont aussi pris tournure.

Déjà en liaison par Pierre Brossolette avec l'Organi-sation Civile et Militaire ou par Frédéric Manhés avec Ceux de la Libération, la Voix du Nord, Ceux de la Résistance, Jean Moulin retrouve les difficultés déjà rencontrées en Zone Sud aussi bien avec eux qu'avec le Fi-ont National qui, comprenant surtout des commu-nistes, a déjà des troupes importantes et pose un problème politique.

Jean Moulin retourne en Angleterre début 1943, après plusieurs tentatives infructueuses (des opérations aérien-nes dont une que nous avons tentée ensemble près de Mâcon et un essai d'embarquement par sous-marin). Il revient en France avec une autorité accrue: le Général de Gaulle l'a nommé membre du Comité National Fi-ançais.

Désormais, il séjourne beaucoup plus en zone Nord:

il y rencontre le « Comité de Coordination » des mou-vements de cette zone déjà constitué par le Commandant Passy, chef du B.C.R.A., et Pierre Brossolette; il est appuyé par le Général Delestraint qui s'efforce égale-ment de regrouper tous les combattants clandestins sous une autorité unique.

Tous les problèmes surgissent en même temps la mise en place de l'Armée secrète se complique, cette fois en zone Sud, par la nécessité d'aider, regrouper, équiper, nourrir les réfractaires au service du travail obligatoire qui de plus en plus nombreux prennent le « maquis », d'abord en Haute-Savoie et dans le Vercors, et dont Jean Moulin souhaite freiner l'enthousiasme afin d'éviter des pertes inutiles et de garder ces forces disponibles dans le cadre d'une action d'ensemble.

A la même époque, se pose à lui la délicate question de l'utilisation des anciens partis politiques dans la lutte contre l'envahisseur tandis que les dirigeants de la Résistance s'élèvent à peu près unanimes contre le retour de ceux qui selon eux ont failli à leur tâche et poussé à la démission de la France à Vichy, Jean Moulin se montre soucieux d'utiliser tous ceux qui sont prêts enfin à se battre avec lui, sous l'autorité, prati-quement incontestée alors par les combattants clan-destins, du Général de Gaulle. Les communistes jouent un rôle important surtout en zone Nord, à la suite de l'invasion de l'URSS, par les troupes hitlériennes. Les socialistes dont les militants s'étaient éparpillés dans les divers mouvements de résistance tentent de se regrouper et Jean Moulin, radical de gauche, anti-fasciste, prend contact aussi bien avec eux qu'avec les républicains nationaux, démocrates populaires, chrétiens ou laïcs qu'il entend bien associer à l'action des Mouvements.

Dans le même esprit, il agit auprès des organisations ouvrières qui commencent à reprendre vie, il approuve la création du Mouvement Ouvrier Français puis favo-rise la création d'un Comité de Résistance ouvrière.

Les conflits persistants entre Français courageux se battant pour une cause commune, les difficultés du Chef de la France Libre avec ses alliés et la nécessité de montrer que son autorité était aussi complète sur la Résistance intérieure que sur celle de l'extérieur, amènent alors Jean Moulin à envisager la constitution d'un organisme susceptible à la fois de coordonner l'action de tous les résistants de la zone Nord et de la zone Sud et de parler en leur nom.

C'est ainsi qu'il est conduit à proposer la création d'un Conseil National de la Résistance (C,N,R,). Le 27 mai 1943, pour la première fois le C.N.R. se réunit à Paris sous la présidence de Jean Moulin, dûment mandaté par le Général de Gaulle pour le constituer: il comprend alors huit représentants des Mouvements de Résistance, deux des centrales syndicales, six repré-sentants des partis politiques-

Rappelant à cette occasion les buts de guerre de la France combattante, Jean Moulin commente devant les dirigeants de la Résistance regroupée le rôle qu'entend leur confier le Général de Gaulle et leur fait prendre aussitôt position dans le conflit Giraud - de Gaulle en favorisant l'adoption d'une motion déclarant que « la

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Fiance entendait que lût formé en Afrique du Nord un

véritable Gouvernement, et qu'il fût confié au Général

de Gaulle, âme de la résistance aux jours sombres ».

Représentant de la Franco Libre combattant en Fran-

co occupée, Jean Mottlin était parvenu à être le repré-

sentant de l'ensemble de la résistance intérieure et le

responsable de toits les services communs de cette

(ternière comme le dit à juste titre son historiographe

llent'i Michel, il avait réussi dans sa tâche immense « cl ' t liii Fica teu r de la Résistance »,

S'il ptut servir de ciment à l'unité ) il ne lui fut pas possible malheui'eusenient de développer son action

pourchassé par la Gestapo trop bien informée du rôle

des tins et des autres par quelques traîtres, Jean Moulin

était parfaitement conscient de la menace permanente

qui pesait sur lui ; celle-ci devait se concrétiser d'abord

autour de lui en avril 1943, son agent de liaison, le

Courageux Monjarel, est arrêté à Lyon début juin, le

Général Delestraint l'est à son tour à Paris avec deux de ses principaux adjoints.

L'Armée secrète est décapitée. Jean Moulin tente alors

de renouer les fils rompus : il se préoccupe sans tarder

de liii trouver tin nouveau chef.

Malgré les conseils de prudence de ses proches qui

trouvent sa présence à Lyon trop dangereuse, il n'hésite

pas à retourner clans cette ville pour discuter avec les

représentants des mouvements de résistance du rem-

placement du Général Delestraint à la tête de l'Armée

secrète. Une réunion est organisée le 21 juin 1943 chez

un ami sûr, le Docteur Dugoujon, à Caluire, dans la

banlieue lyonnaise. Barbie, chef de la Gestapo lyonnaise, inl'oi'nié dès la veille par un agent double, est aussi

nu rendez-vous avec ses hommes. Tous les participants

sont arrêtés, Frappés, insultés, menacés, à l'exclusion

de René l-lard)' qui, curieusement à tout le moins, réussit à s'évader.

Jean Moulin ne perd pas son sang-froid, il arrive à

dire au Docteur Dugoujon qui ne le connaît pas qu'il

s'appelle Jacques Mai-tel : prudemment, il avait emporté

stii' lui une lettre d'un médecin ayant pour objet de

demander au Docteur Dugoujon un spécialiste pour les rhuma t isnies.

Raymond Aubt'ac ai-rêté en même temps témoigne...

• Moulin put me passer des documents et en faire dispa-

initie en les avalant. Ils étaient cachés dans la doublure

de sa veste derrière pour pouvoir les prendre en cas

d'ai-t'es ta t ion

Tous les prisonniei's embarqués dans les voitures de

la Gestapo sont conduits à l'Ecole de Santé Militaire,

et de là, à la prison de Montluc, isolés chacun dans

une cellule le soir même.

Ce n'est que deux jours plus tard que Moulin est

interrogé et dans quelles conditions t... Ses camarades

qui l'aperçurent ont décrit l'état dans lequel ils le virent revenir (les interrogatoires menés sous l'autorité de

Barbie, boitant, meurt ri, décomposé. Christian Pineau, arrêté de soi) côté, et incarcéré également à Montluc,

le reconnaît quand même au cours d'une promenade le 24 jttin, il est chargé d'aller raser un prisonnier et

raconte (10) « Quelles ne sont pas ma stupéfaction,

mati horreur lorsque je m'aperçois que l'homme étendu

n'est autre que Max (Jean Moulin). Celui-ci a perdu con-

naissance, ses yeux sont creusés comme si on les avait

enfoncés dans sa tête. TI porte à la tempe une vilaine

plaie bleuâtre: un râle léger s'échappe de ses lèvres

gonflées. Aucun doute, il a été torturé par la Gestapo... »

La suite, on ne la connaît pas avec précision: mais

ce dont on est certain, c'est que jamais Jean Moulin

n'a parlé, quoi qu'il ait dû endurer; Laure Moulin,

rendant un juste hommage à son frère, pouvait écrire:

« Son rôle est joué et son calvaire commence. Bafoué,

sauvagement frappé, la tête en sang, les organes

éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine

sans jamais trahir un secret, lui qui les savait tous» (Il).

Transporté à Paris, il devait décéder quelques jours

plus tard, sans doute au cours de son transfert en Allemagne.

Comme le dit plus tard son successeur à la présidence

du Conseil National de la Résistance, Georges Bidault:

« Pendant tout ce temps de l'ombre et du combat, il

ne fut pas le seul, mais il fut le plus grand ».

* ** Jean Moulin savait pourtant dès l'origine que « la

Résistance fit le choix le plus difficile et le plus fou

en apparence: à l'origine elle ne fut qu'une idée, un

courant de volonté et de foi. L'insigne faiblesse des

commencements fut le moindre des obstacles... » (12)

Il eut l'immense mérite d'être dans la clandestinité

à la fois homme d'action prêt à un engagement phy-

sique, et tête politique capable d'assumer les respon-

sabilités immenses qu'il dut prendre ; sa courte vie fut en cc sens exemplaire.

C'est grâce à son action que le 14 juillet 1943, trois

semaines après le drame de Caluire, le Général de

Gaulle put dire:

« Jamais dans cette sombre bataille de France, jamais

la Résistance française n'a tant fait, ni tant subi qu'au-jourd'hui, jamais ne furent plus nombreux ni plus

vigoureux les coups de main exécutés par les troupes

de combat de nos organisations, jamais l'opposition

publique ou dissimulée à ce que disent l'envahisseur

et ceux qui le servent n'a été aussi bien organisée ni

aussi efficace sous la direction du Conseil de la

Résistance qui, en France même, dirige le combat en

plein et en complet et fraternel accord avec nous. »

Et quand le 19 décembre 1964, la France reconnais-

sante transféra ses cendres au Panthéon, c'est à juste

titre qu'André Malraux put exprimer ce voeu:

« Aujourd'hui, jeunesse puisses-tu penser à cet homme

comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face

informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé: ce jour-là elle était le visage de la France. »

Jean-Pierre LEVY •

Ancien membre du Conseil National de la Résistance

Ancien chef national du mouvement Franc-Tireur,

(10) Christlan Pineau « La simple vérité». (11) Laure Moulin « Jean Moulin». (12) Alban Vistel: « Héritage spirituel de la Résistance».

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Mounier, Nietzsche

et le tragique chrétien

par Etienne Borne

Actualité de Mounier?

Nous avons présenté dans notre précédent numéro le chapitre de conclusion du livre de notre ami Jean-Marie Don,enach, publié aux Editions du Seuil, livre dans lequel l'auteur s'attache à étudier la pensée d'Emmanuel Mounier à travers la vie, les engagements historiquement situés du fondateur d'Esprit. Paraît ces jours-ci, aux Editions Seghers, dans la Collection « Philosophes de tous les Temps », un ouvrage dans lequel Etienne Borne s'efforce de montrer l'actualité de la philosophie politique et religieuse d'Emmanuel Mounier en la confrontant avec les grands courants de la pensée moderne, et notamment avec ceux qui exer-

cent sur la jeunesse d'aujourd'hui une sorte de fascination Marx et Nietzsche.

Etienne Borne institue, en outre, au cours de son livre, un dialogue permanent entre, d'une part, le personnalisme et d'autre part, le structuralisme et l'existentialisme. Il tente de caractériser l'originalité du christianisme de Mounier par rapport à d'autres formes de pensée chrétienne, celles que représentent, entre autres, un Bernanos, un Teilhard de Chardin.

Nous avons choisi de présenter à nos lecteurs quel-ques pages consacrées à l'affrontement de Mounier avec Nietzsche.

MOUNIER n'a pas mené avec Nietzsche un dialogue aussi assidu que celui qu'il a pratiqué avec Marx. Les t ex t e s sur Nietzsche sont dans son oeuvre plus rares, plus dispersés, plus cursifs que les écrits

concernant Marx, et cependant, il a bien compris qu'une pensée comme la sienne ne pouvait éluder pas plus que la rencontre avec Man l'interpellation peut-être encore plus pressante et plus dangereuse de Nietzsche. De Nietzsche lui-même et non pas des petits nietzschéens dont la race a pullulé depuis et qui sont bien tels que les récusait Mounier plus turbulents que lutteurs, plus avides qu'exigeants, qui font les tréteaux à l'abri de son nom, et qui prennent pour un nihiliste débraillé et un joyeux barbare portant, à l'applaudissement de la plèbe, le fer et le feu parmi tous les héritages et à travers toutes les civilisations, cet aristocrate, qui n'a jamais vu dans le peuple que vile populace, qui n'a poussé la pensée humaine à une extrémité de démesure capable peut-être de faire éclater suicidai-rement ses limites que par le vertige d'un excès de culture, qui détestait la vie dans sa sauvagerie et ne l'aimait de passion que transfigurée par le dire poétique et qui n'était si délibérément athée que parce qu'il ne voyait dans la croyance en Dieu qu'un déguisement

du nihilisme, l'Etre Absolu n'ayant d'autre réalité que sa fonction qui est de justifier mensongèrement par un Ailleurs vide une monstrueuse négation de la Terre. Tel est le Nietzsche que Mounier entend regarder face à face et dont la présence authentique se retrouve en d'autres - tels Malraux ou Camus, que Mounier savait aussi interroger et comprendre philosophiquement, à la différence de ces intégristes de la philosophie qui s'entêtent à croire le style incompatible avec la pensée. Alors que Nietzsche à lui seul est la preuve du contraire.

Emmanuel Mounier, pour qui il n'est de pensée que dure, déclarant la guerre aux mollesses, aux incertitudes, aux juste-milieux, a toujours mis Nietzsche très haut, et il aurait voulu que la pensée personnaliste trouvât, sans copier un style, ce ton par lui-même ennemi des compromis et des complaisances. L'homme le fascine; dans son existence et dans sa parole, il voit de la sainteté emportée dans un courant d'enfer. Il lui arrive d'emprunter la voix même de Zarathoustra et de recopier le poème « De l'enfant et du mariage » - où se trouve l'admirable définition de l'amour tel qu'il devrait et pourrait être comme pitié mutuelle entre des dieux , souffrants et voilés, de l'offrir comme

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épithalame à tin couple d'amis incroyants, et de le présenter comme un grand texte laïc chrétien. Ce dernier mut emprunté à une lettre privée n'est pas sans précipitation ni sans humour et il veut sans doute signil'ier que Nietzsche est loin d'être le court et l'ana tique désacralisateur que l'on dit, puisqu'il y u pour lui une sorte rare de mariage qui est sainte et sacrée, heilig. C'est clone premièrement le christia-nisme qu'interpelle Nietzsche et le chrétien Mounier rel n.,uvera Zarathoustra. Mais c'est la philosophie d'abord qui ne peut écarter à peu de frais le risque de subversion que représente pour elle la pensée nietzs-cliéenne.

Sur certains points, Nietzsche n'a fait que redonner une neuve vigueur à une entreprise classique de démys-til'ication, reprise de Pascal ou de La Rochefoucauld, lorsqu'il montre que l'homme est ingénieux à se tromper lui-même, et qu'il propose le tableau et la théorie de ces falsifications. Mais une activité qui est capable de prendre l'initiative d'une dialectique hypo-crite et de se cacher à elle-même sa propre vérité, ne peut être que le t'ait d'un sujet irréductible à toute tortue objective de l'être. Bien plus, ce même sujet ne petit se livi-er sur lui-même à une besogne de faussaire que s'il y a une authenticité au moins possible de la personne. Les thèses d'une philosophie personnaliste s'en trouvent confirmées et illustrées, Mais Nietzsche, Mouuiier n'a pas manqué de le remarquer, regarde aussi du côté de Freud - lequel selon une expression du '/'raitd du Caractère a mis en forme scientifique certains de ses aphorismes. La doctrine du refoulement et des déguisements de l'instinct, constatera également Mounier, se trouve chez Nietzsche avec un demi-siècle d'avance sur Freud. Un spiritualisme académique ou LIII moralisme de convention peuvent se trouver ébran-lés pal' ce flot de vérités désobligeantes, mais non pas un pet-sonnalisme qui a mis l'accent sur les difficultés dramatiques de la conquête de l'homme par lui-même, sans compter que ces sortes de découvertes seraient inintelligibles si l'homme n'était que la conscience de son corps clans le présent du monde et l'instantanéité (le la matière et qu'elles n'ont de sens que par la Supposition d'une autonomie et d'une spécificité du psycliisitie en tant que tel, signes elles-mêmes en I 'liotiitiie d'une piofondeur véritablement spirituelle.

Mounier n'entend pas pour autant intégrer Nietzsche à 1.131e philosophie personnaliste. L'affrontement est inévitable sur le thème même de la personne. Une étude, qui reste à écrire, sur les notions d'individu et de personne clans la pensée nietzschéenne apporterait sur celle-ci une lumièie décisive et ruinerait bien de interprétations al'l'adissantes que multiplie l'actuel succès de Nietzsclte. Mounier n'a pu laisser sur ce point que quelques indications éparses. Nietzsche tend à faire de l'individu un pur et simple résultat, un conflit de loi-ces antagonistes dont l'unité et la substantialité sont imaginaires, une soi -te d'erreur ou d'illusion de la nature; et si l'individu n'est rien, la personne pourra-t-elle jamais être quelque chose? Sinon en quelques-uns titI1 $ont l'exception et ont vocation de surhumanité.

L'universalité humaine est alors brisée: un étroit cortège de héros, une morne et innombrable jonchée de déchets. A partir d'un « personnalisme » de cette sorte, il est bien difficile de justifier l'exigence démocratique et l'espérance socialiste. Aussi est-ce une assez affligeante imposture que, comme il arrive aujourd'hui, de cher-cher du côté de Nietzsche les lettres de noblesse, de quelque gauchisme que ce soit. Et Mounier n'eût pas manqué de considérer la polémique contre Nietzsche comme un devoir majeur d'une pensée personnaliste.

Une polémique, qui à la manière dont il a donné le modèle serait aussi un dialogue. Nietzsche en effet est bouleversant parce qu'il ne supporte pas le confort bourgeois, parce qu'il souffle les chandelles de la raison, la raison de ce rationalisme qui évacue le mystère et le drame, parce que, et c'est ici surtout pour reprendre l'image nietzschéenne, qu'il faut ramasser le javelot et le lancer plus loin, ce même Nietzsche a compris que ce que les hommes appellent le bonheur doit être sacrifié à quelque chose de plus haut et de plus grand qui pourrait être la liberté. En dévoilant cette sorte d'antinomie, Nietzsche apparaît à Mounier comme le plus fraternel de ses adversaires. La liberté au prix du bonheur. Il peut y avoir là une définition du tragique; et c'est bien un sens tragique de l'existence que ne cesse de cétébrer Nietzsche. Mais un tragique qu'il faut délier du nihilisme et dont Mounier, dans les pages qui sont certainement le sommet de son oeuvre, a écrit qu'il est l'antithèse et l'antidote du désespoir. Parce que, expliquera Mounier, le fond et le meilleur d'eux-mêmes est nietzschéen, Malraux ou Camus sont de faux désespérés et il pourra parler de leur pensée ou de leur message sous le titre l'espoir des désespérés. Mais ici le dialogue entre Nietzsche et Mounier plus décisif encore que le dialogue entre Màrx et Mounier intéresse le tout de l'homme et sa destinée globale, et il vient de passer les frontières de la philosophie. Mounier pour le soutenir devra faire appel à toutes les ressources de son christianisme.

Le défi nietzschéen s'en prend à l'homme chrétien avec une agressivité plus aigus encore que le défi marxiste. Car ce n'est pas cette fois une dégradation du christianisme devenu substitut imaginaire à la révolution par lui paralysé et du même coup système de sécurité pour les riches et les puissants, qui se trouve mis en question, mais l'existence chrétienne elle-même dans ce qu'elle a de plus authentique, sa vertu ascétique, sa ferveur mystique, sa liberté de jugement' à l'égard des pouvoirs de ce monde, son sens rigoureux de l'absolu, qui va être disqualifiée, réduite à une triste parodie d'elle-même par les assauts conju-gués de ce sarcasme et de cette poésie qui, se rejoignant sur la plus haute cime, font la singularité du génie de Nietzsche. Ici encore - et qu'on ne prenne pas parti pris d'ouverture pour une habileté tactique, alors qu'il assume loyalement le risque suprême, Mounier accorde d'emblée tout à l'adversaire. Nietzsche lui est apparu plus présent que jamais au lendemain de la guerre, dans les années 45, et l'auteur de L'Affrontement 'chrétien se demande alors si, le siècle arrivé à sa

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maturité après les grandes épreuves, et une fois vomies d'une puissante nausée les tiédeurs du XIX' siècle, l'Europe ne va pas se mettre à l'écoute du dur prophète (le SUs-Maria dont la voix dénonce le mal de langueur dont l'humanité est menacée de périr à moins d'un sursaut de ce qui lui reste encore de forces créatrices. Or cd mal n'a-t-il pas été inoculé à l'humanité par le christianisme - qui serait lui-même maladie et maladie contagieuse ? Et Mounier réécrit en leur restituant toute leur vigueur les thèmes nietzschéens: phénomène de décadence, habitée par une peur de vivre et une haine de la terre camouflées en amour de Dieu avec cet art de la ruse qui est l'arme des faibles, le christia-nisme pourrait bien être un poison pour les muscles jeunes, un ennemi de la force virile. Et il suffit en effet d'un regard sur ces chrétiens qui n'ont pas l'air sauvés, pour être tenté de conclure que Nietzsche a raison et que seule une religion ennemie de la vie peut Fabriquer des êtres anémiés jusqu'à l'extrême de la dévitalisation. Mounier relève le défi à sa constante manière en ajoutant un paragraphe au chapitre qui lui est familier sur la dignité du christianisme et l'indignité des chrétiens. Sauf exceptions qui sauvent plus que l'honneur et maintiennent la vérité chrétienne à la hauteur qui convient, les chrétiens ne sont plus ou ne sont pas encore chrétiens - et ils ne pourront le redevenir ou le devenir qu'au prix d'une résurrection du christianisme.

Sans doute les contestations marxiste et nietzschéenne sont-elles contraires jusqu'à la contradiction, car on ne peut dire à la fois que le christianisme est la religion des esclaves en ce sens qu'il perpétue au bénéfice des maîtres un système de servitude, et en cet autre sens incompatible avec le premier, qu'il ruine en la démoralisant du dedans la force des maîtres et qu'il vise à effacer toute trace de maitrise dc la surface de la terre. Si bien que ces deux contestations pourraient bien s'annuler ou se détruire l'une l'autre. Réfutation trop facile, encore qu'elle ne soit pas aujourd'hui sans valeur contre les étourdis qui imaginent que Nietzsche peut ajouter à Marx un supplément de virulence révolu-tionnaire et Marx à Nietzsche un poids de positivité et de scientificité. Mounier n'use pas dc cette habileté qui consisterait à se servir de Nietzschc contre Marx et de Marx contre Nietzsche et de s'établir ensuite sur un terrain déblayé. D'abord parce que cette façon de faire combattre les autres pour soi lui paraîtrait dénué d'élégance et de chevalerie - si Mounier était dans la situation d'Horace il attendrait que les Curiaces qu'il a victorieusement atteints et inégalement blessés au premier choc puissent se réunir et conjuguer leurs forces avant de leur offrir l'affrontement décisif. Et ensuite parce que le défi marxiste et le défi nietzschéen n'étant pas situés au même niveau, il n'est pas impos-sible qu'ils puissent par un certain biais cumuler leurs puissances de contestation, l'un, le nietzschéen visant

le christianisme au coeur, l'autre, le marxiste ne l'attei-gnant que dans ses corollaires institutionnels et cultu-rels. De plus et surtout l'un et l'autre ne se ramènent pas à des systèmes d'objections attendues que la malice des enfants du siècle auraient faites plus venimeuses et plus subtiles que jadis, et qu'une dialectique plus ingénieuse et plus rigoureuse que les apologétiques traditionnelles pourrait combattre et réduire, assurant ainsi la victoire d'une représentation du monde sur d'autres représentations du monde. Les grandes contes-tations du christianisme, qui vont d'Auguste Comte à Freud en passant par Marx et Nietzsche, il s'agit moins de les combattre et de les réfuter que de savoir ce qu'elles signifient dans le mouvement réel de l'his-toire et relativement à l'état réel du christianisme dans le monde moderne. Toutes, quels que soient la diversité et même le disparate de leurs styles et de leur contenu, annoncent la mort du christianisme. Et c'est en com-prenant qu'il donne absolument raison aux contesta-taires que l'on comprendra vraiment l'idée que Mounier se fait du christianisme.

Lorsque Mounier met en question le christianisme tel qu'il est devenu, il ne se contente pas, comme le ferait un prédicateur du dimanche, de vitupérer un relâchement de tension, une baisse de ferveur et d'en appeler à un réveil de ce qui, pour être endormi, ne laisse point de respirer et partant de vivre. La méta-phore du sommeil est en effet trompeuse. Il y a un sommeil qui est une mort de l'esprit, mort plus morte qu'une mort naturelle. Lorsque au Jardin des Oliviers, les disciples dorment cependant que Jésus veille seul, abandonné de Dieu et des hommes, c'est littéralement le premier christianisme qui entre en agonie au moment même où Jésus, descendant au plus profond de l'angois-se humaine, est en train de devenir le Christ sauveur. Il y a aujourd'hui pour Mounier une agonie du christia-nisme, et cette agonie n'est pas un signe de la mort, elle est cette mort elle-même à l'oeuvre. Lorsque l'homme chrétien devient l'homme bourgeois, et tombe ainsi sous la juste sentence du marxisme, lorsqu'il perd le sens du tragique de l'existence et livre sa peureuse médiocrité à la flagellation triomphale de Nietzsche, on ne volera pas à son secours en criant au malentendu et en avançant des distinguos scolastiques, on se contentera d'avertir les assaillants que leur victime est déjà morte et qu'ils s'évertuent en vain contre un cadavre. Méta-phores un peu fortes ? La force du trait vient justement de ce qu'il n'a rien de métaphorique. Une résurrection ne serait qu'un effet de théâtre si la mort n'étaît pas vraiment la mort. Résurrection du christianisme, disait plus haut Mounier. La catastrophe des temps modernes est la mort du christianisme. Mais il ressuscitera, tel est l'absolu de l'espérance dont Emmanuel Mounier est le prophète.

Etienne BORNE. •

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LE CONFLIT

SINO-SOVIÉTIQUE

par Victor Henry

L'ANTAGONISME sino-soviétique est aujourd'hui

une (les données - et non des moindres - de la politique internationale. Pour bien compren-

dit toute la gravité du conflit sino-soviétique, il convient d'en analyser les causes profondes.

Il ne s'agit pas d'une simple rivalité entre deux

géants du monde communiste, ni même de divergences d'ordre idéologique ou lactique. Certes, ces deux aspects existent indéniablement, mais ils sont venus se greffer sur plusieurs siècles de méfiance et d'hostilité éprouvées pal' la Chine à l'égard de la Russie, en raison même des tendances expansionnistes de la politique étrangère

russe, appliquée avec méthode et persévérance depuis le XVI' siècle par Moscou.

Si l'évolution interne de la Russie d'abord, de l'U.R.S.S. ensuite a été chaotique, heurtée et parfois coin radictoire, sa politique étrangère par contre est d'une remarquable constance depuis le moment où la Russie moscovite, sous Ivan III, a reconquis son

indépendance jusqu'à nos jours.

A cheval sur deux continents, l'énorme masse que représente la Russie s'étend régulièrement dans toutes

les directions depuis quatre siècles. Si régulièrement, qu'un savant allemand a établi la moyenne des kilo-mètres carrés que la Russie a gagnés journellement au cours de cette vaste période. Toutefois, cette pro-

gression est caractérisée vue dans son ensemble, par une oscillation constante du centre de gravité de la politique russe entre l'Asie et l'Europe. Autrement dit, la Russie pousse des pointes tantôt en Europe, tantôt en Asic, pins s'arrête lorsqu'elle se heurte à une violente

résistance pour consolider le terrain conquis et chercher ailleurs le point faible permettant une nouvelle avance.

-

De cette manière, elle avance toujours dans une direc-

tion à la fois, tantôt en Asic, tantôt en Europe, laissant également tantôt sur l'un et tantôt sur l'autre des deux continents, une zone de sécurité derrière elle. De ses débuts jusqu'à Pierre le Grand, la Russie moscovite défendait ses frontières contre l'Europe en se tournant résolument vers l'Asie. Pour toutes sortes de raisons, Pierre le Grand, qui a bousculé d'ailleurs l'évolution

naturelle de la Russie, imprime un cours nouveau à la politique étrangère russe, fait entrer son pays dans le concert des nations européennes et abandonne mo-mentanément la progression en Asie. Pendant un siècle, la nouvelle venue sur la scène européenne

cherche à jouer son rôle de grande puissance, participe d'une façon très active à la politique européenne et essaie, soit par la voie diplomatique, soit par la force,

d'étendre ses frontières occidentales et septentrionales.

Pendant cette période, la Chine, alarmée jadis par les activités russes en Asie depuis la conquête de la Sibérie, agressive même à l'égard de la Russie depuis la seconde moitié du XVIII siècle, se calme quelque peu

et les rapports sino-russes se détendent. Mais au XX. siècle, au moment où la Russie se heurte dans sa progression en Europe aux principales puissances européennes, elle se tourne de nouveau vers l'Asie pour conquérir en l'espace d'une cinquantaine d'année

un immense empire qui la porte jusqu'aux confins de la Chine, de l'Afghanistan et de l'Inde. Le congrès de Berlin consacre définitivement l'arrêt de la progression russe en Europe en lui interdisant même l'accès des détroits, malgré la guerre victorieuse contre la Turquie. Sous Alexandre III, les dirigeants russes reconnaissent définitivement que l'avenir du pays est en Asic et c'est à cette époque qu'un grand publiciste russe, Herzen, formule ses vues sur l'avenir en disant que « Je

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et, aux yeux des Chinois, elle symbolise le colonialisme

et l'impérialisme...

La révolution d'Octobre arrête pour un moment toute

expansion russe et la ramène même au premier stade,

presque à son point de départ, en l'amputant de la

plupart de ses conquêtes et on assiste à la nàissance

d'une série d'Etats indépendants, encerclant la Russie

proprement dite.

Pour les Chinois, Mao est le vrai leader du monde communiste.

Pacifique est pour la Russie la Méditerranée de

demain ». Le comte Witte, un des plus grands hommes

d'EIat russe des temps modernes, partage également

ces idées et considère que toute la politique étrangère

de la Russie doit être axée sur le Pacifique et la Chine.

Le voisin russe de la Chine devient particulièrement

entreprenant et, profitant de la faiblesse extrême de

l'Empire céleste, obtient successivement la concession d'un chemin de fer reliant à travers la Mandchourie,

la Sibérie au Pacifique, le droit d'occuper d'une façon

permanente Port-Arthur et Ta-Lieng-Wan et les relier

par une voie ferrée au secteur mandchou du Trans-

sibérien et le monopole de l'emploi d'instructeurs

militaires russes dans le nord de la Chine. Le ministre

des Affaires étrangères russe de l'époque, Mouraviov,

se croit même autorisé à proclamer que les provinces

du nord de la Chine - la Mandchourie, le Tschili et

le Turkestan chinois (Sikiang) - se trouvent dans

la « sphère d'action exclusive » de la Russie et que

nulle influence politique étrangère n'y peut être désor-mais admise. Des tentatives inconsidérées poussent les

dirigeants russes encore plus loin, vers la Corée - ce

qui aboutit à la guerre, malheureuse pour la Russie,

avec Je Japon en 1904. Mais même au lendemain de

cette guerre, la Russie se maintient en Mandchourie

Toutefois, cet état de choses ne dure pas et l'idéalisme

du théoricien Lénine cède vite la place au réalisme

politique de Staline qui reprend la marche en avant.

Le régime soviétique reconnaît très vite l'importance

vitale pour l'Union Soviétique de l'extension de son

influence en Chine, et si Lénine a déclaré que « la route de Paris passe par Pékin », cette formule, dans

son esprit, s'appliquait à la révolution mondiale et non

pas à la politique nationale de la Russie. Staline, au

contraire, a vu l'importance de l'objectif chinois sur

le plan de la politique étrangère de l'Union Soviétique et de ses intérêts économiques, politiques et militaires.

Pour assurer une place de premier ordre à l'influence

russe en Chine, l'union Soviétique n'a pas hésité à

sacrifier à plusieurs reprises les intérêts du parti et

du communisme mondial à ses buts nationaux propres.

Elle a fourni le dernier exemple au lendemain de la

guerre de 1939-1945, en signant le traité russo-chinois

avec le gouvernement de Tchang Kai Chek. Par ce traité, Moscou ne reconnaissait comme gouvernement

central de la Chine que celui de Tchang Kai Chek,

sacrifiant froidement Mao Tse Toung pour obtenir

l'unification de la Chine et réaliser les aspirations supé-

rieures de l'U.R.S.S. Déjà l'accord secret conclu à

Yalta prévoyait l'indépendance de la Mongolie Exté-

rieure, la rétrocession du sud de Sakhaline à l'Union

Soviétique, l'internationalisation de Dairen avec pré-

dominance des intérêts russes et la cession à bail de

Port-Arthur à la Russie Soviétique comme base navale;

les chemins de fer de l'Est chinois et du Sud mand-

chourien devaient être contrôlés en commun par la

Chine et l'U.R.S.S. et les Kouriles être cédées à l'union

Soviétique. A l'exception des Kouriles et de Sakhaline qui appartenaient au Japon, toutes les autres clauses de

l'accord affectaient directement l'intégrité territoriale

de la Chine, manifestement sans l'assentiment du gou-

vernement chinois. En effet, l'accord déclare qu'il était

entendu que les affaires concernant la Mongolie Exté-

rieure, les ports et les voies ferrées citées plus haut

devraient être soumises à l'approbation de Tchang Kai

Chek. D'autre part, l'accord révèle un second aspect,

fort intéressant il stipule que les anciens droits de

la Russie devraient être restaurés. Ces droits portent

précisément sur Port-Arthur, Qairen, les chemins de fer

de l'Est chinois et du Sud mandchourien. Or, comme

nous l'avons indiqué plus haut, après la révolution

d'Octobre, L'U.R.S.S. abolit, par plusieurs déclarations

solennelles, tous les traités inégaux conclus entre la

Russie tsariste et la Chine. Malgré cela, les droits et privilèges réclamés par l'U.R.S.S. sont les mêmes que

ceux accordés anciennement à la Russie tsariste, droits que le gouvernement soviétique avait abandonnés. Le

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1972. Nixon-Chou En Laï une nouvelle distribution des cartes dans le grand jeu international

D'ailé d'amitié et d'alliance 5mo-soviétique fut signé

le 14 août 1945. Le gouvernement de Tchang Kai Click

y a défendu l'indépendance de In Chine, mais la Chine

u reconnu l'indépendance de la Mongolie Extérieure

elle a consenti à proclamer Dairen port franc et à avoir tin ressortissant soviétique comme commandant de

port elle a admis que Poi'É-Arthur serve aux Chinois

et atix Soviétiques et clic a également accepté le

contrôle en commun des chemins de fer de l'Est

chinois par les gouvernements chinois et soviétique.

C'est là, comme disait un diplomate français à l'époque, le prix que la Chine n payéà l'Union Soviétique pour

son entrée en guerre contre le Japon. Le 6 novembre

1945, M. Molotov a déclaré: '(qu'il fallait vouer toute l'zttlenlion nécessaire à la restauration des intérêts

soviétiques dans les légions de Dairen et de Port-

Artliuir ainsi que ses intérêts dans les voies ferrées

<lu Nord-Est.., car ce sont là de nouveaux territoires

de l'Union Soviétique. » ... Il est indiscutable que les

dirigeants soviétiques, Staline en tête, misaient sur une

guerre civile en Chine, durant de longues années - ce (lui rendait impossible tout redressement véritable et

inainteniuit ce pays dans un état de faiblesse plus ou iltoins permanent. On pouvait donc reprendre en toute

tranquillité la politique pratiquée par la Russie impé-

riale à l'égard de l'empire chinois, en pleine décompo-

sition... Les événements ont pris une tournure bien

différente et la victoire totale et rapide de Mao Tse

Toung a complètement surpris Staline, qui a reconnu s'être complètement trompé dans son appréciation de

la situation en Chine (lors d'un tête à tête avec le maréchal Tito).

Quoi qu'il en soit, les dirigeants chinois n'ignorent rien de toute cette affaire et on comprend fort bien

leur méfiance extrême et leur hostilité à l'égard de

l'U.R.S.S. De plus, les Chinois considèrent qu'après la

mort de Staline, c'est Mao Tse Toung - et lui seul -

qui peut prétendre à conduire le monde communiste.

Enfin, un homme relativement modéré comme Chou

En Lai a exprimé - il y a quelque temps - l'opinion que ('l'union Soviétique n'avait rien à faire en Asic »..

Autrement dit, Pékin, en dehors des revendications

territoriales vis-à-vis de l'U.R.S.S. (ces revendications

concernent notamment les rives russes de l'Amour et une partie de la Sibérie) conteste la position de Moscou

en tant que puissance asiatique et tout son jeu diplo-matique dans cette partie du monde.

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1969, KOssyguifle-ChOu En Laï divergences sur le rôle et la place de l'U.R.S.S. en Asic.

Or, l'U.R.S.S. ne peut en aucun cas renoncer à son rôle de puissance asiatique, de par son essence, de par sa position géo-politique, et en raison du fait qu'il s'agit-là de ses intérêts vitaux et de ses objectifs historiques.

Le voyage du Président Nixon en Chine et la sensa-tionnelle évolution des rapports 5mo-américains ne pourront qu'aboutir rapidement à une nouvelle distri-bution des cartes dans le grand jeu international. On ne connait pas exactement ce qui s'est passé à Pékin, car le communiqué final ne dévoile que le cadre général, mais non le plein contenu des entretiens Nixon-Chou En Lai. De toute évidence, Moscou enregistre une sérieuse défaite diplomatique et les dirigeants soviéti-ques considèrent, à juste titre, qùe la situation mon-diale, dans son ensemble, va se trouver rapidement modifiée. L'analyse soviétique assez pessimiste est la suivante: t° La Chine, après avoir subi une énorme défaite à la suite de l'affaire de Bengla-Desh, rompt son encerclement (effecLué par l'U.R.S.S.) en dégageant « la façade du Pacifique ». 2° La guerre du Vietnam sera terminée assez rapidement avec la nouvelle et « bien-veillante » attitude de la Chine et les Etats-Unis pour-

ront enfin se dégager en Asic, 3 0 Le dégagement asia-tique des U.S.A. permettra à Washington d'effectuer un retour offensif au Proche et Moyen-Orient et... en Europe. Cela peut signifier, entre autres, le gel de la détente en Europe. Enfin, la fameuse conférence sur la Sécurité Européenne, telle qu'elle a été conçue, perd quelque peu de son intérêt.

Par conséquent, l'U.R.S.S. se prépare à une série de contre-offensives éventuelles, tout en redoutant à terme un rapprochement encore plus prononcé entre la Chine et les Etats-Unis. Ne peut-on voir dans la puissante offensive nord-vietnamienne qui se déroule au moment où nous écrivons, outre le désir évident des attaquants de se placer en position de force face aux Américains, une première contre-offensive de l'U.R.S.S., principal fournisseur d'armes du Nord-Vietnam ? Un marchandage planétaire U.R.S.S.-Etats-Unis n'est plus possible et désormais le grand jeu sur la scène politique mondiale s'effectuera à trois... mais de deux parties en présence face à l'U.R.S.S., l'une est franchement hostile et t'autre incertaine...

Victor HENRY •

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Un cas pratique de rupture des relations diplomatiques :

i.a "Doctrine Hallstein" par Roberto Papini et Gaetano Cortcse

Nous présentons, ci-après, des bonnes feuilles du premier ouvrage d'ensemble consacré à « la Rupture des Relations Diplomatiques et ses conséquences ». Cet ouvrage, écrit en collaboration par notre ami Roberto Papini et M. Gaetano Cortese, paraîtra très prochaine-ment aux Editions Pedone.

Ce livre montre l'évolution qui s'est réalisée dans la notion de rupture des relations diplomatiques.

La Doctrine Halistein de la République Fédérale Allemande a constitué un moyen de pression diplomatique très important afin d'empècher tout Etat non-communiste d'établir des relations diplomatiques avec la République Démocratique Ailemande. L'Ostpoiitlk s mis fin â cette doctrine.

LE FONDEMENT JURIDIQUE DE LA DOCTRINE

J ES gouvernements des nations divisées (Chine, Cotée, Vietnam, Allemagne) ont souvent recouru à tille politique de rupture des relations diplo- matiques - moyen de pression au service d'un droit subjectif - lorsqu'une Partie se jugeait

lésée par suite de la reconnaissance de l'autre Partie par un Etat tiers, Cette attitude diplomatique a trouvé son application la plus typique et la plus vaste avec la « doctrine Hallstein » adoptée par la République fdciéi-ale allemande par conséquent, entre 1954 et 1968 aucun Etat non-communiste n'a noué de relations diplo-Inatiques avec Pankow,

« On sait que, d'après la politique appliquée depuis l'origine par les autoi'ités de Bonn et connue sous le 110111 de « doctrine Hallstein » du nom de l'ancien secré-taire d'Etat aux Affaires Etrangères qui l'a mise en foi'iiie, le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne a averti les Puissances étrangères non communistes qu'il considérait comme un pacte inamical et contraire aux intérôts vitaux du peuple allemand que des gouvernements avec lesquels le gouvernement t'&iérat entretient lui-même des relations diplomatiques, entrent en relations diplomatiques avec le gouvernement de l'Allemagne orientale, qui ne possède aucune sorte (le légitimation démocratique, et il n'a laissé aucun doute à ces gouvernements qu'une telle démarche en-traînerait inévitablement une révision des rapports réciproques par le gouvernement fédéral » (1).

A) L'origine de la doctrine.

La doctrine est née en 1955. Le 20 septembre 1955 (six jours après le retour du Chancelier Adenauer de l'URSS.), Moscou reconnaît la souveraineté de la R.D.A. Le 1er décembre, le Ministre des Affaires Etran-gères, M. von Brentano, à la fin d'une conférence des pays occidentaux sur l'Allemagne, affirma que la reconnaissance de la R.D.A. est considérée par le gou-vernement fédéral comme un « acte inamical » (un-freundiicher Akt). Le 7 décembre, ensuite, à Bonn, lors d'une conférence des ambassadeurs allemands, où l'on avait discuté des relations avec l'Est et de l'établis-

(1) Charles Rousseau, RflD.I.P, 1961, p' 576. Les opinions ne concordent pas en ce qui concerne la personne qui, la première, a formulé « la doctrine Hallstein »; tandis que la majorité des auteurs (W.G. Grewe, Deutsche Aussen-politik der Naehkgriegszeit, Stuttgart, 1960, p- 161 Rudolf Schuster, « Die Hallstein Doktrin », Europa-Archiv., 1963, p- 678) cite le nom de M. Hallstein, d'autres (PauL Sethe, Oefftlung nach Osten, Frankfurt, 1966) soutiennent qu'il s'agit de M. Brentano, à l'époque Ministre des Affaires Etran-gères, d'autres enfin (Theo Sommer, « Der Ursprung der Doktrin », Die Zeit, 6 juin 1969) indiquent M. le Dr. Grewe, directeur du département politique du Ministère des Affaires Etrangères. Il est certain que M. Hallstein et M. Grewe, les deux, et surtout le second, ont été les théoriciens de la doctrine. Elle est née probablement durant le vopage de retour d'U.R.S.S. du Chancelier Adenauer, qui était accompa-gné de ces deux collaborateurs. (Le Monde, le 25-26 mai 1969, p. 10.)

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Comme l'indiquent les premières déclarations offi-

cielles, au début il n'y a pas d'automatisme de la

« doctrine».

B) La position de Bonn.

senient de relations officielles avec la R.D.A., M. von

Brentano qualifia encore d' « acte inamical » la recon-

naissance de la R.D.A. Trois jours plus tard, le docteur

Grewe, directeur de la section politique du Ministère

des Affaires Etrangères, fut interviewé à la radio; voici

les points principaux de ses réponses

I. Nous maintenons notre position constante vis-à-vis

de la R.D.A. La Constitution de la R.F.A. nous rend

responsables aussi de l'Allemagne de l'Est. Il n'est pas

possible de le faire car « pour la réunification nous

nous sommes mis d'accord avec nos partenaires de l'O.T.A.N.» (dans la même année, l'Allemagne fédérale

avait adhéré à l'O.T.A.N., mais déjà le 26 mai 1952 par

les accords de Bonn, les Trois Puissances occupantes

s'étaient engagées à promouvoir la réunification du pays

« dans la paix et la liberté »).

2. Le journaliste avait demandé: « Lors de la confé-

rence des ambassadeurs, a-t-il été question de rompre

les relations diplomatiques avec tout Etat qui reconnaî-trait la R.OEA. ? » Réponse de M. Grewe

« Tout d'abord on doit dire qu'en général on ne peut

pas fixer le moment précis où la reconnaissance se

pose du point de vue du droit international. Il est clair que l'établissement de relations avec Pankow est consi-

déré par nous comme un acte inamical. On peut réagir

à des actes inamicaux d'autres Etats par des mesures

différenciées et échelonnées, on peut rappeler un ambas-

sadeur en consultation, ou on peut graduellement réduire l'activité d'une ambassade. Bref, il y a toute

une série de mesures qui peuvent intervenir avant la

rupture des relations diplomatiques. Il est clair qu'on

ne décidera la rupture des relations diplomatiques

qu'après un examen approfondi et en présence d'une

situation très grave. Mais il est également évident

que toute cette question est pour nous extrêmement sérieuse et qu'au moment où se pose le problème de

la double représentation de l'Allemagne dans un troisième Etat, nous ne pourrons probablement pas

réagir autrement qu'en tirant des conséquences très

sérieuses d'un telle situation ».

Les relations avec Moscou établies au début de 1956 constituent une exception nécessaire car l'URSS. est

une des quatre Puissances occupantes.

Le docteur Grewe, qui a été l'un des théoriciens les plus importants de la « doctrine Hallstein », affirme

dans cette interview qu'il existe toute une gamme

d'actes « inamicaux » et que la R.F.A. y répondra par une série de mesures « différenciées et échelonnées »,

la dernière étant la rupture des relations diplomatiques, sans que les mesures intermédiaires soient définies a

priori. L'attitude de Bonn est fort bien expliquée dans

cette interview : à chaque degré de rapprochement avec

Pankow, Bonn répondra par des contre-mesures appro-priées, de caractère économique ou politique. En fait,

les gouvernements de la R.F.A. auront recours à une

ai-me double: la menace de la rupture des relations diplomatiques et celle de l'interruption de l'aide écono-

mique, s'en tenant surtout à la première, utilisant par-

fois la seconde, et parfois l'une et l'autre.

Le 25 mars 1954, le gouvernement soviétique affirma

la souveraineté du « gouvernement de la R.D.A. » dans

la partie orientale de l'Allemagne, et le 20 septembre

il noua des relations diplomatiques avec la R.D.A. Mais

l'Allemagne fédérale ne reconnait pas la R.D.A. qui,

récemment encore, dans les documents officiels de la

R.F.A., était appelée souvent « zone d'occupation sovié-

tique » (sovietische besetzte Zone), ou « la soi-disant

République démocratique allemande » (Die sogennante

Deutsche De,nokratische Republik). Les critères prin-

cipaux invoqués par la R.F.A. au sujet de la non-

représentativité du gouvernement de l'Allemagne de

l'Est étaient le manque d'élections libres dans cette

région et le fait que ce gouvernement fut imposé par

les forces d'occupation soviétiques.

A la base de la « doctrine Hallstein », «le problème

juridique fondamental est de savoir si toute l'Allemagne

a disparu en tant que sujet de droit international, ou bien si le Reich, malgré son incapacité d'agir du point

de vue politique, existe encore du point de vue du

droit internatinal ». Selon l'opinion officielle des Etats

communistes, le Reich a disparu du point de vue du

droit international en 1948 au moment de la dismen-

bratio, lors de la formation de deux Etats indépendants.

La thèse suivant laquelle le Reich a disparu en 1945

par debellatio a été soutenue vigoureusement par Kelsen, mais elle a été souvent rejetée. L'opinion des Etats

occidentaux et de la R.F.A. est, par contre; que le

Reich en 1945 a perdu sa capacité d'agir au point de

vue politique, mais qu'il continue à exister en tant que

sujet de droit international, dans les limites territo-

riales fixées en 1937, et que la R.F.A. est de jure « identique » au Reich (théorie de l'identité). En fait. après 1945, les quatre Puissances occupantes ont fait

comprendre par une série de déclarations et par leur

collaboration initiale au sein du Conseil de Contrôle

(Kontrollrat) jusqu'en 1948, qu'un démembrement de l'Allemagne n'était pas dans leurs intentions. Cette

décision - selon Bonn et ses alliés - n'a pu être abolie juridiquement par un acte unilatéral des forces d'oc-

cupation soviétiques lors de la constitution du gouver-

nement de la R.F.A.

« flic soviet occupation zone does not nieet the

definition of a « State » in tern1s of international lan',

since in addition to lacking its otvn - not alien - externat effective ride over its territory, it also tacks

independence. Radier, it is to be viewed as a « Soviet Russian governorship inhabited by Germans » (Eschen-

but-g). Pie United States defined die Soviet occupation

zone sitnilarly in ternis of international tan': « ... The status of the East Gennan territory is that of a terri-

tory fornierly a belligerant, but non' occu pied by one

of our war Allies, the U.S.S.R., with flic agreement

of the other Allies... » (Decree of the New York Supreme

Court, Appela te Division, April 11, 1961). Hence the

-

-

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Federal Covenr,?lent, in agree?ndnt with t/re Western I'o]t'ers, points Io tire responsibUiev o! tire U.S.S.R, in bile incIter of tire ra-ion fication of Gerrnany ».

Pour ces raisons et par le fait que le gouvernement

fédéral est le seul gouvernement élu librement dans

le Reich, la R.F.A, affirmait être la seule représentante

de l'Allemagne mais tout en se déclarant le successeur légitime du Reich, la R.F.A., à cause de son caractère

provisoire, ne dispose pas pleinement des droits du Reich, elle les administre en quelque sorte comme curateur (Treu/;dnder) ; elle ne pourrait pas signer un traité (le paix.

Pour ces taisons, le gouvernement fédéral était contre

la reconnaissance de Pankow ; d'où la « doctrine l'lallstein s. Celte doctrine se basait sur trois principes I) la continuité (lu Reich ; 2) l'intégrité du territoire; 3) la négation de l'existence de deux Etats sur le

territoire allemand. Les deux premiers points peuvent

coexister avec la reconnaissance de la R.DÂ., mais non

le dernier le préambule (le la Constitution fédérale

afl'irme en effet qu' « il faut maintenir l'unité nationale et étatique de l'Allemagne s. Pendant 25 ans, la politique (le Bonn a été dirigée vers cet « horizon s, c'est-à-dire l'attente, comme l'assure le préambule de la Constitu-

lion « du jour où le peuple allemand pourra se déter-In lier I ib remet] t » (2).

La position de Bonn appelle trois observations:

d'abord que les Alliés n'ont pas réellement empêché

l'action (les Soviétiques dans le territoire de la R.D.A.

mais l'ont subie ; ensuite que le même phénomène s'est

répété dans d'autres pays aussi, sans que personne

n'ait réellement songé h le contester. En Hongrie, par exelliple, le gouvernement légal a été dissous en 1956

par les forces soviétiques et dès lors il n'y a pas eu

d'élections libres, mais personne ne songerait sérieu-

sement à affirmer que la l'longrie est simplement une

« zone d'occupation soviétique » et qu'aujourd'hui le

gt 'u vernetnen t liongt'u is n'es t pas légitime.

La troisième observation est qu'il existe une excep-

tion importante à la « doctrine», celle des relations

diplomatiques avec l'U.R.S.S.: le gouvernement de la a essayé d'expliquer à plusieurs reprises cette

non-application de la « doctrine » vis-à-vis de l'U.R.S.S.,

puisque cet Etat entre(ient des relations diplomatiques avec Pankow. On a fai I valoir que l'URSS. était trop

ilnpurtalite pour qu'il soit possible de ne pas avoir

(le relations diplomatiques avec elle ; du fait qu'elle est une des quatre Puissances occupantes et qu'elle a

(2) Jugées sous cet aspect, les premières déclarations du Chancelier ljrandt ne pouvaient sembler que récolution-flaires, « On n'a guère relevé en Allemagne il y a quelques jours, une déclaration du Chancelier Brandt qui n'était pas moins « hérétique», « J'ai cessé dc parler de réunification. Cette expression, et l'usage du préfixe « ré » n'a peut-étre jamais été raisonnable parce qu'elle donnait aux gens l'im-pression qu'elle impliquait un retour à un certain moment du passé, soit au Relch de Bismarcic, soit à quelque période moins agréable do notre histoire u. M. Brandt a attaqué le in pute à son point faible la prétention d'un retour pur et simple à I' « unite» de 1937, référence officielle 4e toutes les prétentions de Bonn, M. P. Francesehini, « Dela réunification à la « Nation Allemande)) ou l'agonie d'un mythe s, Le Monde, 27 décembre 1969.

toujours des troupes dans la «S.B.Z. » et à Berlin,

elle est le partenaire réel le moment venu. De plus, il

ne faut pas oublier que si Moscou tenait à confirmer sa thèse des deux Allemagnes en établissant des rela-

tions diplomatiques avec Pankow et Bonn, le gouver-

nement fédéral ne tenait pas moins au rapatriement

des prisonniers de guerre allemands qui en 1955 étaient encore en U.R.S.S.

C) La théorie de la guerre civile.

Plusieurs auteurs rattachent la position du gouver-

nement de la R.F.A. à la théorie de la guerre civile.

Selon celle-ci, le gouvernement de la R.F.A. correspon-

drait à un gouvernement légitime qui, après une guerre

civile, avec une partie sécessionniste, cherche à refaire

l'unité politique et juridique du pays. Ernst Zivier

affirme par contre que le gouvernement de la R.F.A. ressemble à un gouvernement de jure pour toute l'Allemagne, mais qu'il n'a pas ce caractère. D'abord

la R.F.A., par son adhésion à l'O.T.A.IQ, a fait une

déclaration dans laquelle elle s'engage à renoncer à

la réunification du pays par la force, en niant ainsi l'exercice du pouvoir essentiel d'un gouvernement de jure. En outre, Bathurst et Simpson ont attiré l'atten-tion sur un protocole (non publié) interprétatif des

déclarations des Alliés sur les droits de l'Allemagne fédérale, signé à New York, où il est expressément dit

que les Etats occidentaux ne reconnaissent pas le

gouvernement fédéral comme le gouvernement de toute I 'Allemagne.

Ensuite l'Allemagne fédérale ne revendique pas tous les droits propres à un gouvernement de jure dans une guerre partielle ; le gouvernement fédéral n'a conclu aucun accord de droit international qui ait également

une validité directe pour la « zone d'occupation sovié-tique s. De nombreuses réglementations se réfèrent

exclusivement au territoire de la R.F.A., et surtout on ne dénie pas tout pouvoir aux actes administratifs et aux tribunaux de la R.D.A.

De plus, le fait que la R.F.A. ait une constitution

fédérale, pourrait servir à appuyer la thèse selon la-quelle la R.D.A. serait un des Etats détaché de la Fédération.

La Chambre des Lords a pris position lors de l'affaire Zeiss-Rayner et Keeler. Dans cette affaire, on a consi-

déré l'U.R.S.S. comme avant le droit d'exercer le

« pouvoir gouvernemental » dans la « zone d'occupation soviétique » et le Reich comme continuant à exister; on n'a pas reconnu le gouvernement fédéral comme gouvernement de jure de toute l'Allemagne.

En conclusion, il nous semble que cette théorie de la guerre civile, appliquée au cas de l'Allemagne, est

assez discutable. En tout cas, un droit exclusif du gouvernement de la R.F.A. •de représenter l'Allemagne

entière dans les affaires internationales a été reconnu par les trois Puissances occidentales occupantes et les Etats membres de l'O.T.A.N., en particulier à la Confé-

rence de New York, en septembre 1950, avec la décla-

ration des trois Hauts-Commissaires alliés sur la ques-

tion des dettes du Reich, avec les accords de Paris

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le 23 octobre 1954 et à Londres le 3 octobre 1954. Dans

ces déclarations, il a été affirmé que le gouvernement

de Bonn, étant le seul gouvernement élu sur une base

démocratique, petit représenter tout le peuple allemand

dans les affaires internationales.

Il est remarquable que tous les autres pays non

communistes aient respecté longtemps ce droit à la

représentation unique, fût-ce de manière différente.

Fréquemment, les Etats qui ont établi des relations

consulaires ou commerciales avec la R.D.A. ont évité toute déclaration qui pourrait être considérée comme

une reconnaissance formelle. De même, si Bonn pro-

testait auprès d'un gouvernement ou d'une organisation

internationale contre certains contacts, on lui répondait

presque régulièrement que ces contacts n'impliquent pas

la reconnaissance de Pankow. La « Haflstein Doktrin »

servait ainsi de base au droit à la représentation unique

du gouvernement de l'Allemagne fédérale.

La réponse de Moscou à la « doctrine Hallstein » a

toujours été la même la réunification ne pourra se

réaliser que par des négociations directes entre les

deux Allemagnes c'est en ce sens que s'exprimait déjà

l'Ambassadeur soviétique à son arrivée à Bonn. Dans

cette perspective, Pankow proposa un plan de Confé-

dération le 31 décembre 1956 et le réitéra le 3 février

1957. Bonn, par contre, dans sa réponse du 20 mai 1957

aux propositions soviétiques, répliqua en refusant tout

contact direct avec la R.D.A. et en déclarant vouloir

traiter seulement avec les quatre Puissances occupantes.

Cette position rigide de la République fédérale pouvait

se justifier toujours moins du point de vue du droit

international il était en effet de plus en plus difficile

d'affirmer que la R.D.A. n'existe pas comme Etat,

quelle est seulement une « colonie soviétique », une

entité voulue et maintenue par les forces d'occupation soviétiques sans le consentement populaire. En réalité,

le statut international de l'Allemagne reste, par certains

aspects, obscur.

LA PRATIQUE

Dans la pratique de la « doctrine Hallstein », on peut

distinguer quatre périodes : dans la première, l'appli-

cation était rigide et automatique (rupture des relations diplomatiques comme réponse à toute reconnaissance

de Pankow) dans la deuxième, la réponse est toujours

automatique. mais avec un assouplissement dans les

conditions d'application (tandis qu'auparavant on rom-

pait les relations diplomatiques même pour l'établisse-

ment de relations consulaires avec Pankow, maintenant

on ne réagit qu'en face de relations diplomatiques avec

l'Etat communiste) ; dans la troisième, l'automatisme

est toujours présent, mais il est valable seulement vis-à-vis des pays en voie de développement: on fait excep-

tion pour les pays communistes, qu'on dit « conlraints »

en quelque sorte par Moscou à avoir des relations offi-cielles avec Pankow (Gehurtsfelzlertlzeorie). Dans la

quatrième période, enfin, il n'y a plus d'automatisme

et la nouvelle politique est celle de la réponse variable

clans chaque circonstance; la définition de cette nou-

velle orientation ccïncide avec la mort de la « doctrine

Hallstein ».

Les quatre périodes peuvenl se réparlir à peu près

ainsi : de 1955 (3) à 1959, de 1959 à 1963, de 1963 à 1969;

avec l'affaire du Cambodge, en mai 1969, on entre dans la dernière période, celle de l'abandon de la

« doctrine Hallstein ».

A) L,'autonzatismc rigide.

Depuis un certain temps déjà, la Yougoslavie envi-sageait de nouer des relations diplomatiques avec la

R.D.A. Le gouvernement désirait développer dans l'esprit

de sa politique de nca-appartenance aux blocs et de

la coexistence actice, de bonnes relations avec les deux

Etats allemands. Dès que le gouvernement de la Répu-

blique populaire fédérale yougoslave eut fait connaitre

sa décision, l'Allemagne de l'Ouest adressa une note

vibrante au gouvernement yougoslave « Le gouverne-

ment fédéral a toujours laissé hors de doute qu'il doive

considérer comme un acte inamical et contraire aux

intérêts vitaux du peuple allemand les relations diplo-

matiques entreprises par des pays avec lesouels le gou-

vernement fédéral entretient lui-même des relations

diplomatiques, auprès du gouvernement de l'Allemagne

centrale qui ne possède aucune sorte de lértitiniation

démocratique. Il a toujours assuré qu'une telle démar-che entraînerait inévitablement une révision des rapports

récinroques par le gouvernement fédéral. Le gouver -

nement fédéral n'a négligé aucune occasion de le faire

connaitre et tIc le commenter publiquement ».

Une réaction si immédiate et nette n'était probable-

ment pas attendue par Belgrade.

De pareilles difficultés s'étaient déjà produites en

1956 avec la Syrie, mais elles n'avaient pas abouti à la rupture des relations diplomatiques. A la suite dc

l'annonce, faite le 9 octobre 1956 par le gouvernement

syrien, qui avait donné son accord à l'établissement à

Damas d'un consulat général de la République démo-cratique allemande, le gouvernement de Bonn avait

rappelé quelques jours plus tard son ministre à Damas. M. Hans Joaquin von Esch. Il avait prévenu le gou-vernement syrien que, si ce]ui-ci ne revenait pas sut-

(3) Il faut préciser que pendant les premiers temps, les respcnsables politiques fédéraux n'avaient pas parlé d'auto-matisme de la doctrine, mais ils s'étaient toujours bornés à affirmer que Bonn répondrait par des mesures « différenciées et échelonnées » à « tout rapprochement>) avec Pankow. Il est donc difficile de déterminer quand commence la période dc l'automatisme.

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51 décision, la Républ que fédérale d'Allemagne consi-

(lérerait Te fait comme un « acte inamical » susceptible

d'entraîner une rupture des relations diplomatiques

entre les deux Etats. A quoi le ministre syrien des

Affaires étrangères, M. Salah Bitar, avait répliqué en

affirmant nue son gouvernement ne reviendrait pas

sur la décision prise et qu'à Damas on considérait la

démarche allemande comme une ineérence intolérable dans les affaires intérieures de la Svrie. « Etat sou-

train fondé à entretenir des rapports diplomatiques avec nui bon lui semble».

Mais en fait, le Gouvernement syrien ne noursuivit

pas son intention. La R.F.A. semble avoir, dans cette

affaire, intcrnrété rigoureusement la « ligne Hallstein ».

en ce qu'elle a étendu les effets de l'ouverture de

rapports dinlomatiques véritables au simple établisse-

mciii de relations d'ordre consulaire, alors oue pour

une partie anpréciahle de la doctrine cette initiative n'implique pas nécessairement reconnaissance (4).

13) L'atito,natLç,ne assoupli.

En 1959, un nouvel incident devait survenir, mais

cette fois avcc l'Egyptc. L'ambassadeur de la Républi-

que Fédérale d'Allemagne dans ce pays à l'époque, M. l3ecker, avait informé le gouvernement égyptien que l'ouverture d'un consulat général de la République

démocratique allemande sur le territoire de la Répu-

hliqtie Arabe Unie était considérée par son gouverne-ment comme un « acte inamical».

Finalement il fut précisé par le Caire I. Que la transformation de la représentation com-

mierciale de Bem'lin.Est au Caire en consulat général

n'avait pas la signification d'une reconnaissance

Cxl) l'eSSe.

2. Qu'aucun exequatur ne serait accordé en l'espèce. 3. Que la représentation commerciale de la République

démmocrat que allemande à Damas ne serait pas trans-tonnée en consulat.

4. Que la République Arabe Unie n'avait pas l'inten-t ion d'ouvrir un consulat à Berlin-Est.

Le gouvernement allemand, toutefois, n'en regrette

pas moins à cette occasion la dénomination de « consu-

lat général » accordée à la représentation commerciale

de l'Allemagne de l'Est en Egypte, tout en estimant -

que la lion-reconnaissance restait à ses yeux le fait

essentiel (5).

La question est revenue sur le tapis au printemps

1961. Le 16 niai 1961, il avait été annoncé par M. von

Breniano, alors ministre allemand des Affaires étran-

gùm'es, qm.me l'ambassadeur de la République fédérale

allemande au Caire et le Consul Général à Damas

avaient été appelés en consultation à Bonn à la suite (le l'annonce de la tm'ansfo'mation prochaine en consulat

général cte la représentation commerciale de l'Allemagne

orientale à Damas, décision au sujet de laquelle, on l'a vu, le gouvernement fédéral avait fait les plus

expresses réserves cinq ans auparavant.

(4) Chartes Rousseau, fl.O.D.I.P., 1961, p. 578. (5) Charles Rousseau, op. eit., 1961, p. 576.

La surnrise du gouvernement allemand était d'autant

plus yive qu'en 1959 le président Nasser avait person-

nellement assuré à l'ambassadeur de la République

fédérale de l'Allemagne qu'aucune modification ne

serait apportée au statut de la Représentation commer-

ciale de l'Allemagne orientale dans la R.A.U. et qu'au

cours d'une visite faite l'été suivant au Caire par le

ministre du Commerce extérieur de la R.D.A., les autorités égyptiennes étaient restées sur leur position,

malgré les démarches de leur interlocuteur.

Mais quelque temps plus tard, la visite faite à Bonn par le vice-président de la R.A.U. et le ministre de la

Planification, ainsi . que la publication par le gouver-

nement égyptien d'une mise au point indiquant que

l'ouverture d'un consulat de la République démocratique

allemande à Damas n'impliquait aucune reconnaissance,

mirent provisoirement fin au renouveau de la tension

entre les deux gouvernements. La pression économique

exercée par Bonn avait eu son effet.

En 1962, le journal français Combat, dans un article non signé, écrivait « Malgré ses efforts, la République

fédérale d'Allemagne n'a pu empêcher que la République

démocratique allemande établisse des consulats géné-

raux au Caire, à Rangoon et à Djakarta et des déléga-tions de commerce extérieur en Finlande, en Guinée,

au Ghana, en Inde et en Irak, sans parler de Cuba, de

la Birmanie, du Chili et du Brésil... En effet, l'ouver-

ture de consulats de la République démocratique alle-

mande à Pnom-Penh et à Bagdad n'a pas été suivie d'une rupture ds relations diplomatiques avec le

Cambodge et l'irak.

Or, si cet assouplissement de la doctrine Haltstein détermine la reconnaissance en chaîne de la République

démocratique allemande par une dizaine de nations asiatiques, africaines et moyennes orientales, elle pour-

rait creuser la tombe de la doctrine Hallstein déjà à moitié trépassée».

On peut faire des réserves sur cette interprétation

qui n'est pas seulement celle de Combat. Peut-on dès lors affirmer qu'en 1962 la « doctrine Hallstein » était « à moitié trépassée » ? Il nous semble plus exact de

dire que le gouvernement de la R.F.A. avait mieux défini sa stratégie et précisé ses limites. Cela était

possible de le voir à la suite de l'annonce donnée le 12 janvier 1963 de l'élévation au rang d'ambassade des

missions consulaires cubaines à Pankow et est-alleman-

des à La Havane; le gouvernement de la République fédérale adressa simultanément le 14 janvier une note

retentissante au gouvernement de la République

cubaine à La Havane et à l'ambassadeur de Cuba à

Bonn « Le gouvernement de la République fédérale de l'Allemagne a pris acte de ce que le gouvernement

de la République cubaine a noué des relations diplo-

matiques avec le régime au pouvoir dans la « zone d'occupation soviétique d'Allemagne ». Le gouvernement

fédéral n'a jamais laissé planer de doutes sur le fait

que l'établissement de relations diplomatiques avec ce

régime par des Etats avec lesquels la République fédé-rale entretient des relations diplomatiques serait consi-

déré par lui comme un acte inamical dirigé contre les intérêts vitaux du peuple allemand».

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C) La naissance de l'Ostpolitik.

La troisième période de la doctrine Hallstein coïncide avec la naissance de « l'ouverture à l'Est » (Ostpolitik) du gouvernement fédéral ; l'affaiblissement de la doc-trine - elle ne s'applique plus aux pays communistes - est lié au développement de cette ouverture.

L'Ostpo!itik comprend trois étapes la première (1963-1966) est celle de l'ouverture des missions fédé-rales de commerce dans les pays de l'Europe centrale, la deuxième (19664968) - de la « Grande Coalition » allemande jusqu'à l'invasion de la Tchécoslovaquie - est celle de l'établissement de relations consulaires et diplomatiques avec les pays communistes de l'Europe centrale ; la troisième (qui commence en 1969, exacte-ment une année après l'invasion de la Tchécoslovaquie, année pendant laquelle les rapports officiels avec l'Est sont « congelés »), est celle, commencée par le gouver -nement de la « Grande Coalition», qui vise à des ententes directes avec l'U.R.S.S. et, aussi, la R.D.A, et qui, avec le tandem Brandt-Scheel, déboucha dans les traités germano-soviétique et germano-polonais.

Avec le discours de M. Khrouchtchev au XX' Congrès communiste soviétique, commence l'ère de la coexis-tence. D'abord le président Kennedy et ensuite le général de Gaulle font des ouvertures vers l'Est, suivis par les autres pays européens. Après la crise de Cuba, le climat international s'améliorant peu à peu, les Soviétiques et les Américains essaient d'établir des accords dans plusieurs domaines. En Allemagne, on commence à se demander en particulier chez les socialistes et les libéraux, si l'application intégrale de la « doctrine Halïstein », dans la nouvelle situation du monde, ne pourrait pas isoler l'Allemagne fédérale et s'il ne serait pas préférable de rechercher une entente directe avec l'Est et en tout cas de développer une entente directe avec l'Est et en tout cas de développer une politique pour améliorer le « climat général » et les relations entre les populations des deux Allemagnes.

Déjà en 1962, au cours du Congrès de la C.D.U., dans la Westpha!enlzafle de Dortmund, le ministre des Affai-res étrangères, M. Schrôder, avait attiré l'attention des délégués sur le fait que le moment était venu pour la République fédérale de l'Allemagne d'améliorer et de normaliser ses relations avec les pays de l'Europe orien-tale. Le ministre faisait allusion à une reprise des relations avec les membres du camp socialiste, idée qui se heurtait à l'opposition du groupe Adcnauer-von Brentano, Schrôder répéta ses propos l'année suivante à Diisseldorf: « Nous avons signé un protocole commer-cial avec la Pologne et nous nous sommes entendus pour ouvrir une mission commerciale à Varsovie. Notre collaboration à un ordre en Europe occidentale est en accord avec notre politique vers l'Est comme nous l'avons déjà dit, il y a un an, à Dortmund, nous ne cherchons pas à faire une politique de vengeance ou de restauration, nous ne regardons pas en arrière, mais devant nous. Notre but est l'unité européenne également avec les pays du Pacte de Varsovie et nous sommes disposés à faire avec d'autres pays de l'Est des accords semblables, »

Cela se réalisera les années suivantes car des missions commerciales s'établiront en Pologne (18-9-63), en Bulgarie (19-10.64), en Hong'rie (15-7-64) et en Roumanie (6-5-64).

Telles furent les premières entorses à la « doctrine Hallstein ». Un nouvel affaiblissement trouvait son expression dans une déclaration du ministre Schrôder au Bundestag, au mois de mai 1965 « Il n'y a pas de domaine plus difficile pour les affirmations doctri-naires que la politique étrangère. La doctrine Hallstein n'est pas un dogme, mais elle doit être appliquée dans une forme pragmatique »; peu de temps après il ajoutait Qu'avec les pays de l'Est on pouvait établir des rela-tions diplomatiques de même qu'on avait déjà noué des relations avec l'U.R.S.S.

Avec l'événement de la « Grande Coalition » démocrate-chrétienne et socialiste, le tandem Kiesinger-Brandt va appliquer un « nouveau cours », une Ostpofltik plus hardie, sans pour cela déclarer comme officiellement périmée la « doctrine Hàllstein » (ce que l'on dira très clairement par exemple au moment de la reprise des relations diplomatiques avec la Yougoslavie).

Cette nouvelle politique révéla toute sa portée dans le programme de gouvernement exposé au Bundestag par le chancelier Kiesinger. Le nouveau chancelier fit des ouvertures intéressantes la première concernait les revendications territoriales de l'Allemagne fédérale à l'Est, c'est-à-dire à l'égard de la Pologne, de la Tchéco-slovaquie et de la ligne Oder-Neisse. Pour la Pologne, le chancelier Kiesinger subordonna la reconnaissance définitive à la conclusion d'un traité de paix. Mais il déclara que les Allemands comprenaient, mieux que par le passé, le désir des Polonais de vivre dans un Etat aux frontières sûres. Sur les Sudètes, il fut plus explicite sans répudier complètement la prétention de sa population de retourner dans sa patrie, il ajouta que les accords de Munich de 1938 conclus sous la menace de la force, n'avaient plus de validité. On remarqua que sur la réunification, l'affirmation des positions traditionnellement nettes de la R.F.A. et sur-tout de sa prétention d'incarner la légitimité de toute l'Allemagne, étaient cette fois-ci plus nuancées, tandis qu'une claire allusion était faite au désir de promouvoir les relations humaines, économiques et culturelles avec « les compatriotes de l'Est ». L'espoir de la R.F.A. était qu'avec cette nouvelle politique, il sera possible de créer un climat de « détente » et plus tard d' « entente » dans lequel il serait moins difficile d'arriver à discuter de la réunification allemande, tout en renforçant par là les courants libéraux dans l'Europe de l'Est.

En fait, il y a en Allemagne des prises de conscience importantes. Avant tout, on comprend la nécessité d'affronter en termes concrets les nouvelles réalisations économiques de l'Allemagne de l'Est au lieu de les ignorer; ensuite, on devient de plus en plus convaincu de l'inefficacité de l'action de l'Occident en faveur de la réunification. Dc cette convergence, prennent nais-sance les « ouvertures » et le « dialogue ». Un grand effort de pénétration commerciale, culturelle, diploma-tique est tenté vçrs l'Est. M. Brandt, à l'époque ministre des Affaires étrangères, dira clairement « Le but de

41

Page 44: FRANCE FOR U M · 2016. 9. 23. · qu'un homme. Si l'homme ne devient que dans sa nature, si son histoire qu'il fait, est celle de la nature qu'il est, il en résulte que, non seulement

notre politique a changé, auparavant on nb voulait pas

avoir de relations avec les pays de l'Est âvant la

uni fica t ion du pays aujourd'hui on veut traVai lier

afin tic diminuer la tension et d'aborder ensuite la

quasi ion tIc la réunification ».

Peu à peu s'établissent des contacts entre les deux

Allemagnes ; à Frnncfort, 54 instituts de crédit forment un consortium pour financer les échanges avec les pays

dc l'Esl et des implantations industrielles en Europe

cenlrale des conversations plus ou moins secrètes ont lieu avec les représentants dc plusieurs pays de l'Est

le gottverncunent de la R.F.A. réussit ainsi à établir des

relations cliplomzi tiques avec la Rounianie en janvier

1967 et une année plus tard, le 31 janvier 1968, à les

réélablir avec la Younoslavie, tandis qu'un accord avec

In Tchécoslovaquie sur l'échange de missions commer-

cinles était conclu à Prague le 3 août, la Tchécoslovaouie

étant le dernier des pays socialistes avec lequel la R.F.A. n'avait pas échangé de missions commerciales,

A Bonn l'idée apparaît que l'Est peut offrir de flou-"eaux marchés à l'économie du pays, bloquée à ce

moment-là par la stagnation économiQue et par la

perspective aléatoire de conquérir de nouveaux marchés

à l'Ouest. Ainsi la vision des politiciens et les dessins

tics industriels cl des financiers se rejoignent.

Moscou, se sentant menacé, réagit en envahissant la

rchécoslovaquie et en lançant dc dures attaques contre

Bonn. Dans ttne note du 5 juillet 1968, le gouvernement

soviétique jugea dangereux le « revanchisme » nationa-

liste allemand, revendiqua le droit d'intervenir par la

force, dans certaines situai ions, contre la R.F.A. et dciii a nda, p ra t icluetiien t, la ii Ii (le l'Ost polit ik. L'URSS. inidait ce droit d'intervention sur les articles 53 cl

107 de la Charte des Nations Unies, d'après lesquels les vainqueurs de la deuxième guerre mondiale peuvent

intervenir contre un pays ex-ennemi, dans te cas où celui-ci réaliserait à nouveau une politique d'agression.

Après la mise en place par Bonn de la Ostpolitik, l'ai kow répond j t par une « doctrine H al Istein » en sen s inverse, la ainsi dite « doctrine Ulbricht » tout rappro-

elienient avec la R.F.A. était considéré comme un acte

inamical à l'égard de Berlin-Est (6).

I)) L'a ((aire de, Can bodge, dernière application de la doc! rinc.

Au printemps de 1969 commence ce qu'on pourrait

appeler la dernière période de la « doctrine Hallstein

Cette étape s'ouvre avec la reconnaissance en chaîne

de la République Démocratique par plusieurs pays du

Tiers Monde, dans la majorité des cas sous la pression de IU.R.S.S., reconnaissance qui n'était pas survenue

Illême clans les moments d'extrême tension avec Bonn,

comme en 1965 lors de la reconnaissance d'Israèl par le gouvernement allemand.

Le 2 tuai 1969, l'Irak reconnaît la République Démo-e l'a lic1 ue allemande, suivi (tu Ca mbodge le Il mai, du

Soudan ie 27 niai, de la Syrie le 5 juin. (lu Yémen du

Sud le 2 juil let et tic I' Egypte le 10 juil let.

Le Cambodge est le premier Etat du Tiers Monde

qui, en dépit des rapports très amicaux qu'il entretenait

avec Bonn, décide de nouer des relations diplomatiques

avec Pankow; les Etats arabes cités plus haut avaient

rompu avec Bonn en 1965.

Les sociaux-démocrates présents au Cabinet fédéral

sont contraires à la rupture avec le Cambodge; ils

soutiennent l'hypothèse que d'autres pays aussi, sou-

cieux de l'amitié de l'Union Soviétique comme contre-

poids à la puissance chinoise, comme le Laos, la Birmanie, l'Inde, pourraient demain être contraints de

reconnaitre Pankow, ce qui serait une perte de prestige

pour Bonn, oui ne serait nlus représenté auprès de ces pays, si la République fédérale d'Allemagne cohtinue à

persister dans une réponse « automatique».

Très clairement, le ministre des Affaires étrangères,

M. Willy Brandt, affirmait le 17 niai 1969 « Les rela-tions diplomatiques ne sont point une faveur que l'on

accorde aux autres, mais un moyen pour faire valoir

ses propres intérêts, et il faut comprendre que nos

intérêts sent les intérêts d'un pays qui dépend de son commerce extérieur. »

Le chancelier Kiesinger est favorable à une rupture

des relations avec le Cambodge, tandis que d'autres

personnalités importantes démocrates chrétiennes, com- me MM. Strauss et Schrdder, y sont contraires. Le

4 juin, après un mois de controverses, le cabinet fédéral décide de lermer son ambassade à Phnom Penh sans

rompre pour autant ses relations diplomatiques avec le Cambodge et l'ambassadeur de Cambodge accrédité à

Bonn, mais résidant à Paris, ayant tout le loisir de

continuer à exercer ses fonctions auprès de la Républi-

que fédérale. Le Il juin, le prince Sihanouk annonçait que le Cambodge avait décidé de rompre définitivement

ses relations diplomatiques avec la R.F.A. En même

temps, le cabinet fédéral allemand publiait une « Décla-

raticn fondamentale » où l'on exprimait le nouveau contenu de la doctrine; fin de l'automatisme et applica-

tion variable « selon les circonstances » (7). Voici le texte de cette déclaration

« I. Le gouvernement fédéral réaffirme l'obligation fondamentale du Préambule de la Constitution qui

demande au peuple allemand de réaliser l'unité et la

liberté de l'Allemagne à travers une libre décision.

2. Pour mettre pacifiquement fin à la séparation du

peuple allemand, des contacts entre les deux parties

de l'Allemagne et des rencontres directes entre les deux

populations sont indispensables. Le gouvernement fédé-

ral renouvelle son offre aux responsables de l'autre

partie de l'Allemagne de progresser dans ce domaine

par des accords interallemands. JI espère que les

gouvernements et l'opinion publique du monde entier soutiendront ces tentatives.

3. Le gouvernement de la République fédérale d'Alle-

magne poursuit avec rigueur sa politique de paix. Il est

(6) Selon WilIp Brandt, Pankow avait exprimé trois conditicns pour accepter la Ostpolitik de Bonn: que Bonn reconnaisse la R.D .A. comme Etat, qu'elle reconnaisse la ligne Oder-Neisse, qu'elle renonce à Jamais à l'arme atomique.

(7) On acceptait pour la première fois I' «anti-doctrine» préconisée par le ministre des Ajiaires étrangères, M. Brandt, et par l'idéoloque du parti social-démocrate, M. Wehner, ministre pOur les questions panallemandes.

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Page 45: FRANCE FOR U M · 2016. 9. 23. · qu'un homme. Si l'homme ne devient que dans sa nature, si son histoire qu'il fait, est celle de la nature qu'il est, il en résulte que, non seulement

décidé à maintenir les relations avec tous les peuples;

relations fondées sur l'entente réciproque, la confiance

et le désir de coopération. Son but principal est celui

d'un ordre européen pacifique (il s'agit d'une réaffir -

mation de I'Ostpolitik), capable de surmonter la division

de l'Allemagne. Il est conscient du soutien de ses

partenaires du Traité de l'Atlantique du Mord et des

Communautés Européennes.

4. Les tentatives du gouvernement fédéral et de ses

propres alliés en faveur de la paix en Europe et pour

le dépassement de la division allemande sont rendues

difficiles par des actes inamicaux de la part de l'Est,

qui approfondissent la division dc l'Allemagne. Une

amitié et une coopération réciproques sont souhaitables

seulement avec les pays qui, en ce qui concerne la

question fondamentale de l'unité nationale, sont favo-

jables au peuple allemand.

5. L'unité nationale n'est pas respectée par le régime

de Berlin-Est. Par conséquent, un soutien à ce gouver-

nement ne peut être considéré que comme un acte

dirigé contre le peuple allemand, et qui fait obstacle à

son propre choix. Le gouvernement fédéral doit donc

considérer la reconnaissance de la R.D.A. comme un

acte inamical. Dans une telle situation, le gouvernement

fédéral adoptera une position et des mesures selon les

intérêts du peuple allemand, exigées en chaque cas par les circonstances.)>

L'on revenait donc à l'esprit des premières déclara-

tions concernant la « doctrine Hallstein » (avant la

rupture avec la Yougoslavie), lorsqu'on se bornait à

parler d'une riposte « échelonnée et progressive » et

qu'il n'existait pas encore d'automatisme dans la

doctrine, * **

La « doctrine 1-lallstein » a été conçue surtout pour

les pays du Tiers Monde. On pouvait faire peu, en vérité, vis-à-vis des pays communistes, et d'autre part

les alliés occidentaux avaient reconnu que le gouver-

nement de la République fédérale d'Allemagne représen-tait tout le peuple allemand dans les relations inter-

nationales.

Le fait est que la menace de la rupture des relations

diplomatiques, accompagnée de celle très concrète de

couper l'aide économique, s'est souvent révélée efficace,

avec les pays d'Asie et d'Afrique ; dela a causé une

perte de prestige de la R.D.A., qui essaya de répondre

en promettant elle aussi son aide financière, bien que

les résultats aient été souvent médiocres.

Il est intéressant de remarquer que même des pays neutres comme la Suisse, la Suède, et l'Autriche, n'ont

même pas établi de relations consulaires avec la

République Démocratique Allemande.

Malgré sa réussite, la doctrine est arrivée à sa fin.

Au début, la « doctrine Hallstein » avait pour tâche

d'isoler la R.D.A. sur le plan international, afin que le

droit de représentation unique de Bonn ne fût pas

menacé ; aujourd'hui cet isolement de Pankow n'est

plus souhaité. Ainsi la « doctrine Hallstein » est devenue

inutile (8). -

Le nouveau chancelier, M. Brandt, le 28 octobre 1969,

dans l'exposition de son programme au Bundestag,

reconnut d'ailleurs explicitement « l'existence de deux

Etats de la nation allemande», et, le jour suivant, dans

la discussion qui suivit, le ministre des Affaires étran-

gères, M. Scheel, affirma que la reconnaissance de Pankow de la part de n'importe quel Etat, n'aurait

plus été considérée comme un acte inaniical.

Les causes qui ont contribué à la fin de la doctrine

sont la détente mondiale et ses répercussions en

Europe, la conscience des Allemands occidentaux que

l'Occident n'agira point de manière efficace en vue de

la réunification, qu'un accord avec Moscou pourrait

par contre rapprocher (9), le désir d'avoir des relations

politiques et commerciales avec l'Est et, en général,

le désir de donner une impulsion plus dynamique à l'Ostpolilik, la reconnaissance de l'Etat d'IsraLil de la

part de Bonn, qui détourna la sympathie des Etats

arabes traditionnellement amis de la République fédé-

rale d'Allemagne.

La pression exercée par la République fédérale d'Alle-

magne sur les autres pays n'a plus été efficace lorsque

les « exceptions » à l'application de la doctrine sont devenues toujours plus nombreuses et tolérées les

pays tiers se sont rendus compte que la R.F.A. était

toujours moins convaincue de l'opportunité d'appliquer

automatiquement la doctrine. Peu à peu, la rupture des

relations diplomatiques de la part de Bonn, est passée

d'une pression réelle initiale à un simple geste de

protestation morale.

Après la signature des traités germano-soviétique et

germano-polonais, on peut prévoir une détente réelle

entre l'Allemagne fédérale et l'ensemble des pays socia-

listes européens. La conséquence en sera la reconnais-

sance en chaîne, plus ou moins proche, de la République

Démocratique allemande de la part de plusieurs Etats

non-communistes; malgré cela, Bonn, s'il ne veut pas s'isoler, continuera à maintenir ses relations avec tous

ces pays. Cela poussera davantage l'opinion publique

en Allemagne fédérale à croire que la solution du

problème allemand passe par une reconnaissance dc

jure de la République Démocratique allemande. Mais

alors, comme l'observe M. Majonica, toute tentative de

réunification de la part de la R.F.A. pourra être qualifiée

comme une ingérence dans les affaires intérieures d'un

autre Etat.

Roberto PAPINI et Gaetano CORTESE •

(8) M. Willy Brandt, déjà dans la dernière période de la e Grande Coalition», déclarait tout court eue la doctrine Hallstein était trépassée. A la demande : « Et la doctrine Hallstein? », il répondit « Elle n'a plus cours bien sûr, si vous entendez qu'elle interdit toutes les relations entre la République Jé4érale et les pays qui reconnaissent l'Allemagne de l'Est. Mais notre position demeure la même nons ne pouvons considérer l'autre partie de l'Allemagne comme un Etat étranger. Nous n'encourageons personne à souhaiter que l'Allemagne se comporte comme si la question allemande ne devait pas être résolue un jour». L,'Express, 9-15 décem-bre 1968.

(9) 11 faut noter une certaine a,nblguité de la « doctrine Hallstein » qui contribuait à maintenir de facto la division des deux Allemagnes, ce qui correspond à la volonté, bien des fois proclamée, de l'u.R.s.s.

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Faut-il condamner la croissance ?

par Jacques Ma/Ict

UNE lettre de M. Sicco Mansholt au Président

de la Commission européenne, M. Malfatti,

auquel il vient aujourd'hui de succéder, tra-

vestie et tronquée par M. Marchais, a fourni

au Parti communiste son principal argument

en laveur clii « Non » au référendum. Cette péripétie

scia sans cloute bientôt oubliée. Il reste que M. Mansholt

a posé dans ce document très sommaire un problème fondamental ccliii des limites de la croissance, celui

des finalités du développement économique.

M.Mansholt fonde son analyse sur les conclusions

d'un groupe d'experts du M.I.T. (Massachussets Institute

of Technology), réalisée à la demande de ce que l'on appelle le « Club de Rome

Les ordinateurs du M.I.T., en combinant l'évolution prévisible de divers facteurs tels que la population

mondiale, la production alimentaire, lcs ressources

énergétiques, la pollution ont abouti en effet à cette

conclusion dramatique: une sorte d'effondrement de

l'économie mondiale dans moins de cent ans.

CA'l'ASi'ROPHE EN L'AN 2000?

Le raisonnement est simple l'humanité ne pourra

pas indéfiniment augmenter sa population de 2% par

an et sa production de 5%, ce qui revient à doubler

sa population Lotis les trente ans et sa production tous

les quinze ans. Sur la lancée actuelle, nous aboutirions

ainsi à des absurdités 28 milliards d'êtres humains

sur notre planète en 2060 (10 fois plus qu'il y a un

siècle) une production mondiale de 200.000 milliards de dollars, soit 70 fois plus qu'aujourd'hui. Les experts

du M.l.'l'. paraissent fondés à prétendre, sur ces bases, que les ressources alimentaires et en matières premières

iiclustrielles seront épuisées bien avant cette date. A

supposer qu'elles ne le soient pas, l'expansion aurait

été asphyxiée par la pollution des éléments naturels,

notre « biosphère» n'ayant qu'une capacité limitée pour

absorber les déchets de notre abondance.

Certes, les futurologues ne peuvent-ils tout prévoir t...

Des innovations technologiques peuvent évidemment

modifier les termes du problème. Mais dans l'hypothèse

même où l'humanité échapperait à la catastrophe an-noncée, quelles seraient les conditions de vie dans le

monde de l'an 2000 ? Si se poursuivent les tendances

actuelles au même rythme, c'est-à-dire une démographie

incontrôlée, à l'échelle mondiale, une industrialisation

sauvage, une urbanisation sauvage, ce serait véritable-

ment un monde invivable que celui qui se profile à l'horizon du prochain siècle.

Ces apparentes évidences ne suffisent pas à trancher

le débat. Il est facile de répliquer aux partisans de

la « croissance zéro » qu'on ne peut après tout répartir

que ce qui existe, que les possibilités du progrès social

se mesurent au dynamisme de l'expansion et qu'en

particulier la qualité de la vie dépend du développe-

ment d'équipement collectifs-sociaux, culturels, etc. -

qui coûtent fort cher. Peut-on sérieusement penser que les travailleurs accepteraient une réduction de leur

niveau de vie en échange d'une amélioration de leurs conditions d'existence ?

L'EXPANSION NECESSAIRE

Il y a quelque chose de choquant à parler de qualité

de la vie des hommes qui manquent du nécessaire.

Autant vaudrait proposer aux ouvriers spécialisés de découvrir les splendeurs de Jean-Sébastien Bach au lieu

et place d'une augmentation de leurs salaires. Tant que des centaines de milliers d'hommes et de femmes seront

maintenus dans une situation sociale à la limite du tolérable, la qualité de la vie ne peut être un substitut

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dustriel, la collecte de ressources indispensables à une telle action.

Ces critiques sont très fortes. Elles n'apparaissent pas, elles non plus; détrminantes. Ce qui fait la force du raisonnement des experts du M.I.T., c'est en effet l'accélération des risques de la croissance elle ne peut manquer à terme de limiter la croissance elle-même. Dans la présentation du texte français de l'ouvrage publié par les futurologues américains, les limites de la croissance, - l'ouvrage paraitra en France au mois de mai - M. Robert Lattes souligne le caractère « exponentiel » de l'évolution en cours. Toute l'affaire se résume en cette histoire chinoise d'un vieux paysan qui aimait le soir au soleil couchant admirer un petit lac bleu, orné de quelques nénuphars: « Un nénuphar sur un étang double sa surface tous les jours. Sachant qu'il lui faut trente jours, pour couvrir tout l'étang - étouffant alors toute forme de vie aquatique - quand en aura-t-il couvert la moitié, dernière limite pour agir? Enfant, la réponse, pourtant évidente - le 290 jour - nous troublait. Cette récréation illustre un phénomène mathématique fondamental la croissance exponentielle dans un domaine fini. Fondamental parce qu'il en va ainsi de toutes les formes de croissance, notamment économique et démographique, sur notre planète. Mais qui deviendra dramatique si l'on ne remet pas en cause l'hypothèse aveuglément admise d'une possibilité de croissance illimitée. »

,Sicco Mansholt, un visionnaire réaliste « C'est une attitude irresponsable de balayer d'un revers de la main, en les taxant d'élucubrations technocratiques, des problèmes aussi graves que l'explosion démographique, la pénurie alimentaire, les

menaces pesant sur l'équilibre écologique.»

au niveau de vie. C'est une vue aristocratique des choses que de prétendre pour ainsi dire fermer la porte du progrès derrière soi, sans se préoccuper de ceux qtli attendent de l'autre côté le minimum néces- saire de satisfaction des besoins matériels, auquel ils n'ont pas encore accédé.

A cela s'ajoute une sorte dc fatalité du progrès lié au progrès technique, qui suscite d'inévitables et dou-loureuses mutations. Ces mutations, avec les reconver-sions sociales qu'elles entraînent, ne peuvent être supportées et acceptées que dans un climat général d'expansion, créatrice d'emplois nouveaux.

Enfin, s'iL est vrai que l'expansion rapide conduit à l'aggravation des déséquilibres économiques et sociaux entre les régions et les pays, on ne pourra dégager les flux financiers nécessaires notamment, au développe- ment des régions les plus pauvres et du Tiers-Monde qu'à la condition d'assurer, par le développement in-

VERS UN NOUVEAU MODELE DE CROISSANCE

« L'ère du monde fini commence », s'écriait Paul Valéry au début de ce siècle. Nous y sommes. Et nous approchons du moment où il sera trop tard pour agir. Les progrès de la pollution, la destruction des ressour-ces naturelles, et plus généralement la rupture de l'équilibre entre l'homme et son milieu, risquent d'aboutir à des conséquences irréparables avant la fin du siècle. Un seul exemple: le commandant Cousteau a souligné qu'il avait constaté dans tous les océans une réduction de moitié de l'intensité de la vie en moins de vingt ans. Les limites de la croissance, un fait parmi bien d'autres les met en évidence : dans la course au progrès on construit aujourd'hui des pétro-liers de 500000 tonnes. Qu'arriverait-il si l'un de ces navires monstrueux venait à s'échouer, au cours d'une tempête en Méditerranée, comme le « Torrey Canyon » au large de l'irlande ? Toute la Méditerranée serait empoisonnée.

Mais ce qui est' en cause, en réalité, c'est moins le taux de croissance que le type de croissance. Il n'y a pas bien longtemps, une partie du grand patronat français plaidait en faveur d'une expansion à la japo-naise de 8 % par an. Le Parti communiste a rejoint curieusement dans sa campagne contre Mansholt les partisans de cette expansion sauvage. Et le « techno-crate » Mansholt a rejoint non moins curieusement les contestataires de mai 1968 et les arguments des « gau-

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chistes » contre une société uniquement soucieuse dc

progrès matériel, incapable de donner un sens à la vie.

Cu qu'il nous l'att t inventer aujou rd'liui, c'est tin I tOi I l'eau modèle de développemen t éconoin ique et social

qui permet te de concilier l'augmentation du niveau de

"le, l'amélioration des conditions d'existence, et l'éléva-

I kn de la qualité de la vie. Au fur et à mesure que

se développe le bien-être matériel, le bonheur des

hommes dépendra de plus en plus de la satisfaction

de nouveaux besoins qui son t aujou rcl'hui sacrifiés, e t

ce la ail ssi bien dans les économies dites « capitalistes

cue clans les économies dites « socialistes ».

1 n'est pas vrai au surplus qu'une expansion rapide

conduise nécessairement à ces nouveaux progrès, par la croissance des éqtnpcments collectifs. L'expérience

des pays de la Communauté européenne, et particuliè-

reinent de la France, au cours de ces dernières années, cléit 1(1111 'C le con (l'a Ire la plupart de ces pays, et

spécialement le nôtre, ont sacrifié les équipements collcciil's pal -ce qu'ils n'ont pu maintenir un taux d'expansion i -apide de l'ordre de 5% qu'au prix de

l'inflation. Cl lorsque l'inflation sévit, comme aucun gouvernement n'a le coulage de réduire la consomma-

lion privée, notamment par une augmentation de la

fiscalité, on taille dans les dépenses les plus aisément

compressibles, qui sont précisément les équipements

collecl j l's cl '1111e part, I 'aide au Tiers-Monde d'autre part.

Il est donc nécessaire de limiter, et dans la mesure

du possible de supprimer, les effets nuisibles sur

l'environnement des progrès techniques et plus généra-lernent de l'activité économique et sociale, en évitant que la lutte contie la pollution ne se transforme en

lutie contre la croissance économique et contre le

progrès en général. Il est nécessaire de préserver les

I'essources naturelles qui constituent déjà ou risquent de devenir des biens rares, voire destructibles, en

veillant à l'équilibre des systèmes écologiques et à la

piotection de la biosphèi'e. Il est nécessaire d'aménager

les espaces pour lutter en particulier contre les consé-

dltiences dc la concentration croissante des populations

dans les villes. Il est nécessaire enfin d'orienter les pi - gi -ès fut u i-s, le cas échéan t d'en p i'ovoq lier de flou-

veaux polir répondre-aux besoins iéels de l'homme,

exprimés non plus seulement en termes quantitatifs

lIais qualitatifs.

Mais il l'aut bien voir ce qu'exige la mise en oeuvre

dune telle politique. Elle suppose d'abord que soit

clonitée une réponse claire à ces deux questions fonda-

it ica talcs : qui paiera ? q tti décidera ?

Un développement économique qui s'accompagne de

la pi'otection dc l'cnvi -onnement et de l'amélioration

de la qualité de la vie coûtera inévitablement plus cher.

On répondra certes : « les pollueurs seront les payeurs».

Mais il est vain de se le dissimuler: une nouvelle

organisation de la production, « propre et recyclée», ne

peut manquer d'accroître les prix de revient des pro-dtiits écotilés sur le marché, dans des proportions

notables. Il l'audi'a donc que les consommateurs accep-

tent de payer ces produits plus cher. En second lieu,

La croissance multiplie tensions et contradictions; mais ref user la croissance n'est-ce pas une réacticn de nantis ?

les équipements collectifs qu'exige l'amélioration de la qualité de la vie supposent une modération relative

dans l'accroissement des revenus et des salaires directs.

Il faudra donc que les travailleurs acceptent de payer ce prix pour vivre mieux et pour atteindre, au-delà du

« produit national brut », cc que M. Mansholt après le

Professeur Tinbcrgen a appelé « le bonheur national brut ».

On peut se demander si ce nouveau type de crois-

sance n'entraînera pas à terme de profonds changements

dans notre système économique néo-capitaliste (comme

d'ailleurs dans les systèmes socialistes des pays de l'Est).

C'est un fait actuellement que la protection de la

nature coûte tandis que la destruction de la nature

rapporte. Notre ami, Philippe Saint-Marc, l'a lumineu-

sement démontré dans son livre courageux « Socialisa-tion de la Nature » (I). Pour maitriser et réorienter la

croissance, dans le cadre d'une planification plus rigou-reuse en donnant progressivement une priorité aux

équipements collectifs sur la consommation privée, il ne faudra rien moins qu'une révolution dans les structures

et dans les esprits. Dans cette affaire, nous sommes

tous complices, nous sommes tous des assassins.

UNE NOUVELLE TACHE

POUR LA COMMUNAUTE EUROPEENNE

Oui décidera ? Il est évident que la mise en oeuvre

de ces mesures nouvelles ne peut aller sans une

(1) Note de lecture d'Henri Bourbon - France-Forunt n" 115 f Article de Ph. Suint-Marc - Fronce-Forum n° 115.

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e On ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance».

concertation diroite entre les pouvoirs publics, les

représentants de l'industrie, des syndicats ouvriers, des

régions, etc... Il est non moins clair qu'un tel problème

ne peut recevoir de solution nationale, non seulement

parce que la pollution n'a pas de frontières, mais parce

que la lutte contre la pollution coûte si cher qu'un pays

qui s'engagerait seul dans cette voie handicaperait

gravement son économie dans la concurrence inter-

nationale. Ce que ne peut faire la Fiance seule, aujour-

POPULATION 1970: Communauté à Dlx = 258.011.000

Allemagne: 62.039.000; Grande-Bretagne: 55.711.000; U.S.A.: 205.395.000; U.R.S.S.: 244.000.000: Japon 103.540.000 ; Italie : 54.713.000 ; France : 50.770.000 Pays-Bas: 13.020.000; Belglque: 9.680.000; Danemark: 4.913.000; Norvège: 3_950.000; Irlande: 2.944.000; Luxembourg: 337.000.

PRODUIT NATIONAL BRUT (PNB) en milliards de dollars

Communauté à Dlx = 637.

U.S.A.: 933; U.R.S.S. 288: Japon: 196.

d'hui, la Communauté européenne élargie pourra le

faire demain : par la définition de normes communes

et par l'engagement d'actions communes, par exemple,

pour lutter contre la pollution du Rhin ou des rivages

marins, et surtout parce que son poids, son pouvoir

de négociation lui permettront d'entraîner dans son

sillage les autres puissances industrielles en les mena-

çant de mesures protectionnistes s'ils ne consentaient

les mêmes efforts. Voilà un domaine où le leadership est tombé des mains des Etats-Unis, les plus conscients

peut-être de ce problème, mais peut-être trop tard. C'est

à l'Europe qu'il appartient de proposer au monde ce

nouveau modèle de croissance qu'imposent les périls

de l'an 2000.

Ainsi que le soulignait justement la Commission euro-

pdenne, dans son premier memorandum sur l'environ-

nement, le 22 juillet « Plus que la recherche d'un

simple compromis entre politique de croissance écono-

mique et meilleur environnement, c'est en effet vers

l'adoption d'une nouvelle attitude que la Communauté

et ses Etats membres doivent désormais orienter leurs

efforts envisager davantage les aspects qualitatifs que

quantitatif du progrès technologique, tenir compte du

coût social de la dégradation de l'environnement, inté-

grer les facteurs écologiques dans les programmes et

les décisions économiques, accepter les sacrifices finan-

ciers nécessaires à la lutte contre la pollution et

l'aménagement des cadres de vie, adapter les institu-

tions actuelles de manière à leur permettre d'aborder

et de résoudre ces problèmes qui débordent souvent le

cadre politique et économique traditionnel.

Dans une société de plus en plus peuplée, urbanisée

et industrialisée, l'environnement ne peut plus être

seulement pensé comme un milieu extérieur dont on subit les atteintes et les agressions, mais comme une

donnée indissociable de l'organisation et de la promotion

du progrès humain. Véritable devoir de civilisation, la

protection et l'amélioration de l'environnement doivent

désormais représenter une tâche essentielle de la Com-

munauté européenne. »

Il ne fait pas de doute en effet que la discussion

ouverte par M. Mansholt est en réalité le grand débat de notre époque. Il soulève certains aspects d'un

problème beaucoup plus vaste et dont dépend sinon

la survie de l'humanité, du moins celle de la civilisation

occidentale.

11 ne fait pas de doute également que la Communauté

élargie aura davantage d'autorité pour prendre de gran-

des initiatives dans ce domaine au cours des années

prochaines, si des progrès réels sont accomplis dans la voie du renforcement institutionnel et de l'union

politique. Jacques MALLET. •

4

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L'étrange femmisme de ces mystérieux étrusques

par Isabelle Quin

AL'HEURE où certaines Américaines manifes-tent en manière de représailles contre la « dictalure masculine », où la renaissance du féminisme semble se propager à l'Europe, il ncus a paru amusant de faire un saut chez

l'un des peuples les plus féministes de l'histoire archaïque les étrusques.

Du VIle au Il" siècle avant notre ère, leur civilisation s'est développée entre le Tibre et l'Arno, éblotnssante, stupéfiant déjà grecs et romains par son étrangeté.

Aujourd'hui, leur nom seul exerce encore une grande fascination tant il demeure auréolé de mystères, et l'extrême féminisme de ce peuple n'étonne pas moins. Depuis des siècles, en effet, les savants se heurtent à deux problèmes très obscurs : celui de leur origine et celui de leur langue. Historiens et écrivains grecs et romains étaient presque unanimes pour reconnaître leur ascendance orientale: leurs opinions confirment le récit que fit Hérodote au Ve siècle avant J.C: selon lui, une forte disette aurait éprouvé le peuple lydien, sous le règne d'Atys (XIII' siècle) le mal étant sans remède, le roi décida d'envoyer à l'étranger une partie de ses sujets pour sauvegarder la race sous la conduite de son fils Tyrrenos, ils s'embarquèrent donc à Smyrne, et après avoir côtoyé bien des pays, ils s'installèrent chez les ombriens, changeant leur nom de lydiens en celui de tyrréniens (d'où le nom de mer tyrrhénienne gardé par la Méditerranée le long des côtes occiden-tales de l'Italie). Une version soutenue par Denys d'Halicarnasse (grec vivant à Rome sous Auguste) s'op-pose cependant à cette thèse : les étrusques descen-draient plutôt d'autochtones installés en Etrurie avant

Tcmbe des vases peints à Tarquinia, Ve s. av. J.-C., musée archéologique de Florcnee.

les invasions indo-européennes, et la naissance de leur nation ne serait qu'une résurgence de cette couche

ethnique.

Les querelles autour de ces suppositions s'animent toujours et l'énigme que pose la langue n'éclaire pas le prob!ème. Si l'Etrusque peut être lu facilement à travers un alphabet dérivé de l'alphabet grec, sa compréhension reste hermétique. Un bon nombre de mots ont été déchiffrés, mais seule la découverte d'une bilingue (comme la pierre de Roselte) enrichirait considérablement les connaissances étruscologiques.

Laissons cependant se dissiper l'enchantement de ces mystères pour nous attacher à l'un des traits les plus étranges de ce peuple : son féminisme. Les femmes étrusques jouissaient en effet non seulement sur terre, mais également dans l'au-delà, d'immenses privilèges. Prenant part à toutes les manifestations publiques et privées, les plus respectables même assistaient aux banquets, aux danses, aux concerts et présidaient sou-vent les combats de boxe ou les courses de chars. Cette grande indépendance, contrastant avec la vie retirée des grecques et des romaines, suscitait d'ailleurs des jugements sévères et réprobateurs une des plus mau-vaises langues de la littérature : Théopompe, raconte ainsi dans son « Histoire » que cc chez les Tyrrhéniens.

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les femmes sont en commun.. Elles sont fort buveuses

et fort belles à voir... Elles élèvent les enfants qui

viennent ai.i monde, ne sachant de quel père est chacun d'etix ».

Ces commérages comportaient certainement une gran-

(le part d'exagération, niais ils ont fait autorité, et des

auteurs aussi sérieux qu'Aristote accusaient « les

femmes étrusques dc banqueter aux côtés des hommes,

enveloppées sous le nième manteau». D'autres plus

comiques, comme Plaute, prétendaient « qu'elles se

constituaient une dot en faisant commerce de leurs charmes».

Les étrusques n'étaient pas d'un caractère à filer la

laine, niais elles semblaient très cultivées et leur rôle

(laits l'hellénisation tIc leur pays ne fut sûrement pas

de itioindre importance; on a retrouvé par exemple

tIans tIcs tombes, (les vases grecs gravés de noms de

lei n mes atixq ue I les i s appartenaien t.

Tullius, son gendre, aux suffrages du peuple. Faiseuses

de rois, femmes énergiques, pleines d'audace et d'ambi-

tion, les Etrusques étaient honorées, vénérées égale-

ment dans l'au-delà ; dans les tombes, alors que les

hommes reposaient sur de simples lits funèbres, les

femmes occupaient les sarcophages comme si elles

appartenaient à une essence supérieure; cette particula-

rité s'explique sans doute par la toute puissance d'une

divinité féminine Héra (la terre mère) qui dominait

la religion. Ainsi les mortes se confondaient-elles dans

l'autre vie avec la grande déesse et devenaient pour

cette raison l'objet d'un véritable culte.

Cette place privilégiée de la femme est d'ailleurs

confirmée encore par les épitaphes où le matronyme

figure aux côtés du patronyme. -

Mais malgré toutes les marques de considération qui

entouraient ces femmes, malgré tous les droits qui leur

étaient conférés, la société dans laquelle elles vivaient

Tombe du singe à Chiusi, peintures étrusques du V' s. av. J.-C., musée archéologique de Ftorence.

Leurs prérogatives s'étendaient également au domaine

p'.li tique et Tive-Live conte sur ce sujet l'une des plus

merveilleuses histoires : celle de la séduisante Tanaquil.

Celte étrusque av'ait épousé le fils d'un grec: Lucumon

le mépris tIc son entourage pour ce dernier -devenait

tellement insupportable à Tanaquil, qu'elle 'décida de

quitter sa ville. Rome lui semblait plein de promesses pour un homme aussi entreprenant que son mari, aussi,

ayant entassé leur mobilier• sur un chariot, le futur-

'l'ztrqLiin et sa jeune femme arrivèrent en vue de la cité; ail cours d'une halte, un aigle s'approchant-:de l'époux,

lin enleva son bonnet, fit quelques cercles en l'air et le

reposa en équilibre. 'l'anaquil vit là le signe du- destin:

« elle enibrassa son niai -i et l'engagea à concevoir de

grandes et hautes espérances », Tarquin 'devint rôi et à sa mort Tanaquil intervint encore en imposant Servius

n'était pas à pioprement parler de type matriarcal : le Pater Familias faisait la loi.

L'extrême féminisme de cette civilisation' apparaitrait

donc plutôt comme une survivance d'un ancien type de société méditerranéenne dirigée par la Mater Familias.

Les femmes du vingtième siècle ont conquis bien des

droits, mais auront-elles jâmais le plus poétique: celui d'être confondues dans l'au-delà avec la déesse de la Terre.

Isabelle QUIN -.

Bibliographie Pallotino : « Etruscologia » ; Raymond Bloeh : « Les Etrusques »; Jacques Heurgon: -cc La vie quotidienne chez les Etrusques» ; Emeline Ridcjardson: « Sculptures étrusques »,

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CINÉMA

A PROPOS

DU FLEUVE

de Jean Renoir

« Le Fleuve » reparaît, vingt ans après sa première sortie sur les écrans parisiens. Subit-il, avec autant de facilités que les films de Charlie Chaplin l'épreuve du temps ? Les critiques sont, pour la plupart, affirmatifs, mais les jeunes qui le découvrent, tout en appréciant la beauté du documentaire, restent réservés quant à sa portée actuelle. « Le Fleuve » ne serait-il qu'un magni-fique et poétique documentaire, ou faut-il aller au-delà de cette découverte confortable d'un monde inconnu?

« Le Fleuve,» est pour le moins un inoubliable repor-tage sur la vie du Gange et sur le Bengale. Belles images toujours actuelles, car l'Inde change lentement si toutefois elle change. Images éternelles parce que ne portant la trace d'aucune agression technologique, d'au-cune insolence du mental, et parce que la beauté des gestes d'une vie à 1heure de la nature ne peut s'altérer. Images qui nous introduisent au rythme du fleuve clans un monde étrange, mythique, tendu vers l'harmonie et soumis au principe du retour à l'unité. Nous accédons par. l'intermédiaire de eétte famille anglaise installée en mdc, à une philosophie mal connue, l'antithèse 'de la nôtre, et qui répond cependant simplement aux pro-blèmes du monde occidental.

Quelle est l'histoire du Fleuve ? La vie d'une famille' britannique au Bengale aux derniers jours de la coloni-sation, l'éveil à' l'amour de trois adolescentes. Jean Renoir lut un jour le compte rendu du livre de la

romancière anglaise Runner Godden: « The River » et fut séduit par les possibilités qu'offrait le sujet. Ce dernier comportait cependant un réel danger: celui de passer d'une oeuvre harmonieuse, car écrite par une femme ayant passé sa jeunesse en mdc et donc à la fois indienne et anglaise, à un film bâtard, à un reportage agrémenté d'une histoire prétexte vécue par des Occi-dentaux. Refusant de tourner un film sur l'Jnde, ailleurs qu'en mdc, Renoir alla donc sur les bords du Gange et se laissa ensorceler par le mouvement de la vie orientale, l'omniprésence de la nature et du Gange, fleuve du temps et symbole de la sérénité.

A première vue, nous pourrions reprocher à Renoir de n'avoir pu résister à la tentation de nous montrer l'inde à travers une profusion de séquences colorées sur les rituels des fêtes indiennes.

Nous pourrions aussi lui reprocher le choix de cette histoire gentiment naïve et fleur bleue, un peu ridicule, parsemée d'attendrissements mièvres et de déclarations pseudo-philosophiques et banales. Cette évocation d'me vié coloniale douce e heéreuse, fondée sur le travail des colonisés, cette incantation à la paix et à la beauté, oublieuse de la misère, sont quelque peu anachroniques par rapport à l?image journalistique 'du chaos du Bengale actuel qui essaie de digérer dans l'épidémie et la pauvreté les séquelles d'un génocide et d'une guerre.

Mais il ne fadt pas oublier que' « Le Fleuve», c'est

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l'inde vécue par tille adolescente, l-larriett, la future

Missis Yodden. Une adolescente-enfant qui, comme la

plupart des enfants, ne s'attache qu'au beau, à l'harmo-

nieux, au pittoresque, et qui, ignorante du monde des

adultes et des considérations politiques et philoso-

phiques, ne pcut avoir aucune vision critique de sa

piopie si t tuai ion. L'enfant 11e participe à la vie des

adultes que clans le rituel des fêtes, car seules les fêtes

sont en accord avec son propre univers fantasmatique

et symbolique. Hau'riett nous fait accéder par sa

parabole à la signification de la pensée indienne tout

en nous montrant le chemin de cette accession. La

parabole de la lente pénétration par l'inde des Occiden-

tttux installés là-bas et saisis peu à peu par cette

exti'&ne certitude d'avoir enfin trouvé leur place. Celle

aussi des spectateurs, goûtant tout d'abord la beauté

plastique des images et la révélation d'un univers

inconnu - ou mal connu - puis pris par le mouvement

mystérieux du Gange et de ses habitants.

Non « Le Fleuve » n'est pas un film occidental, il

ressemble même à ces interminables films indiens voués

à l'évocation de l'amour et de ses charmes, films servant

de pi'étextes à la représentation des chants et des

danses éternels, à l'illustration de la sagesse des Dieux.

C'est poul'ctuoi il n'est pas possible de regarder « Le

Fleuve » avec un esprit rationnel. Il est nécessaire de

se mettre en état de disponibilité pour pouvoir pénétrer

l'essence divine de cet univers, comprendre que le

inonde a une loi et que les révoltes contre le cours de

la vie ne sont que des disputes vaines.

- « Que pouvons-nous faire? » demande le « Captain

,kliii », - « Accepter», répond Mélina.

Accepter de ne plus se sentir étranger. S'accepter et se soumettre au divin. Renoncer enfin aux inutiles

caprices de la volonté humaine pour retourner au

Soi », à l'ttnité.

Accepter, mut banal car dans notre Société où l'avoir

importe plus que l'être, il signifie se soumettre,

démissionner. Mais dans la pensée indienne, l'accepta-

tion est une victoire de l'homme sur le monde extérieur,

ce monde si dur et si inhumain que supporter est la

seule attitude possible, et que le bonheur consiste

uniquement à supporter dans la sérénité. Retrouver

l'harmonie intérieure, car le monde extérieur n'est

qu'agression. C'est la philosophie d'un peuple qui peut

vivre toutes les guerres, assumer tous les conflits,

immuable et sûr dans sa recherche de la paix et de

l'unité, intouchable dans sa misère. « Quel que soit mon

ennemi, je ne peux le juger car on ne peut être juge

et partie dans la même cause », déclare Gandhi à propos

des Anglais. Jean Renoir, dans son film, nous invite à

l'essentiel, c'est-à-dire à entrer dans un univers où tout

ce qui se déroule à l'intérieur des êtres a plus d'impor-

tance que les attitudes, les paroles, les apparences, où

les silences sont davantage chargés de vraie sympathie

humaine que les bavardages humanitaires, où la nature

soumet l'homme à ses lois. C'est une invitation à ne pas

gâcher sa vie par l'agitation, à regarder le fleuve couler,

à ne pas se gaspiller, à se sentir vivre dans l'instant

riche de plénitude et à être intensément dans la sagesse

et la sérénité: « Celui qui dans l'action voit l'inaction,

et dans l'inaction voit l'action est sage parmi les

hommes. Il est un, il a accompli toutes les actions »

(Verset 18, Chap. 4 de la Baghavad Gita).

Le Fleuve » est un film qu'il faut regarder avec le

moins d'ethnocentrisme possible. Puissions-nous répon-

dre à cet appel de l'Orient, car « l'Occidental qui n'a

jamais quitté l'Occident ressemble au garçon qui n'est jamais sorti du Collège et qui n'a jamais connu que

des garçons. Enfin, il se réveille de l'enfance, rentre

dans sa famille et dans le monde, et la femme lui est

révélée,)) (Lanza del Vasto. « Pèlerinage aux sources »,)

Anne CHASSAING •

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THE FRENCH CONNECTION

I - de Wi/Ilam Friedkin

Vous ôtes chargé de la rubrique cinématographique

d'un grand hebdomadaire. Dans les numéros qui suivent

celui où vous avez publié une critique détaillée de The

French Connection, vous tenez à signaler au lecteur

pressé ce film qui vous a beaucoup plu et - c'est

la règle qui vous est imposée - il vous faut le dire

en une phrase. Résultat Inspiré d'un fait divers réel,

un brillant film policier sur le trafic de la drogue.

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Les retcmiées de la perfection une victoire coûteuse et amère.

Bravo Vous êtes un bon journaliste. En si peu de mots, la description est en effet à la lois juste et propre à allécher votre lecteur moyen, cadre moyen d'entreprise privée, 38 ans, marié, deux enfants, habi-tant la région parisienne, payant son élégant apparte-nient par traites, possesseur d'une voiture rapide et s'ennuyant clans la vie. Cet homme de 1972 et sa femme s'intéressent à la drogue, ils aiment voir pour se distraire un bon film policier, mais comme ils sont - ou du moins comme il est - un peu hlasé(s), et réaliste(s), positif(s), vous avez eu raison de préciser qu'il s'agissait d'une histoire vraie. Ah! oui, l'affaire Angelvin. Cet animateur de radio-télévision naguère assez connu, qui a tiré cinq ans de pénitencier aux Etats-Unis pour y avoir introduit de l'héroïne cachée dans une voiture. Votre lecteur n'est pas sans avoir ouï dire qu'il y avait une poursuite en voiture époustouflante dans les rues de New York. A voir, donc.

Je n'en savais pas plus long, sinon que le méchant était Marcel Bozzuffi, et je l'aime bien en tueur impla-cable. Quand il vise la caméra, on fait sa prière, et on est tout content d'en réchapper par Dieu sait quel miracle A Paris, par la faute des critiques-express, je ne me serais pas dérangé, mais j'étais dans la neige, et The Freneh Connectlon était au programme, ce soir-là, de l'unique cinéma des Ménuires. Je bénis les cir-constances qui m'ont ainsi pci-mis de découvrir tout autre chose que le brillant policier décrit par la critique, la publicité, les photos affichées à l'entrée de la salle - toute cette inévitable, et inévitablement insignifiante, écume du film.

Le vrai film, ici, ne commence qu'au bout de quelques minutes, après l'exposé soigné de banales prémisses,

qui trompent leur monde avec leur air de roman-photo: l'élégant quinquagénaire, « gros bonnet de Marseille qui entretient dans les lauriers-roses, du côté de Cassis, une blonde voluptueuse, tandis qu'il fait exécuter un modeste flic imprudent. Voici qui est déjà moins clas-sique : ces deux autres types, qui courent après un Noir dans un terrain vague, le capturent, et se disputent âprement le plaisir de lui casser la gueule, cc ne sont pas des racistes, mais des policiers new-yorkais au travail. Aussitôt, un premier chef-d'oeuvre : leur visite « de routine » à un bistro spécialisé, où leur virtuosité pugilistique n'a d'égale que leur diligence à faire surgir des hommes et du comptoir le moindre petit paquet suspect. L'un des deux inspecteurs n'y va pas de main morte, et plus encore aux dépens de son indic, pour ne pas le griller. Triste métier, vraiment, que ce pain quotidien de coups de poing et de gueule, dans un danger de mort constant et tous azimuts, pour ne récupérer, cent fois de suite, qu'une poignée de sachets arrachés aux poches d'un nombre indéfini de minables Nécessaire labeur: dans ce sable sale de récoltes déri-soires et qui ne mènent à personne, la pépite d'un renseignement vague, mais qui peut être décisif, justi-fiera-t-elle l'immensité des heures perdues, des risques acceptés d'avance pour soi, mais aussi imposés à des gens qui n'y sont pour rien et n'ont que la malchance d'être là au mauvais moment, et des petites violences inutiles ? En l'occurrence, nos brutes patentées appren-nent qu'un gros arrivage est imminent. Le plus tenace des deux policiers inséparables, celui que ses copains appellent Popeye, va s'acharner, envers et contre tous - et d'abord contre ses chefs, qui lui reprochent de fâcheuses ,, bavures » - à retrouver dans une meule de

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foin de 12 millions d'habitants l'aiguille que sont

60 kilos d'héroïne et, surtout, 'à démanteler « la filière

française».

Tout le film, c'est le portrait de cet homme. Bon

portrait de flic, dira-t-on - et on na pas manqué de

le (lire.

Il faut aller plus loin. Ce flic-là, n'est-ce pas tout

homme engagé corps et ftme dans ce qu'il est né pour

faire? Flic, son métier, son devoir - mieux, sa vocation

- c'est d'empêcher les truands de nuire, par tous les

moyens dont il dispose. Celui-ci le fait avec une nette

tendance à agir au-dessus des dits moyens, matériels

cl légaux, à forcer le destin, à en faire plus quon ne

lui demande. Aucune vie personnelle, ou plutôt, Vie

personnelle confondue avec une vie professionnelle bien-

niitiée, envahissante. La conquête rapide et pour une

miii d'une fille, désirée pour ses jambes érotisées par

le cuir, clievauchan t un vélomoten r, suivie en voi turc,

si.iF1'iI à recharger ses batteries, elle ne dévie en rien

sa trajectoire, elle en est un élément épisodique néces-

saire, le illaigre repos du guerrier sans luxe, la perme

tic détente utile au service. On est en pleine ascèse.

24 heures sur 24, Popeye en piste bat la semelle dans

le froid, avalant ttn hot-dog alors qu'il voit ceux qu'il

guette s'attarder bien au chaud devant un déjeuner

gastiononiique. Contre le gros fric du crime, il na

que son petit traitement, son appartement modeste, son

grade subalterne, sa vieille bagnole et l'estime lassée

tIc ses patrons ; mais il a mieux : son temps, son endu-

rance à toute épreuve, son entêtement irlandais, la

passIon de son boulot. Et comme toutes les passions,

celte-ci exagère. Pour attraper un tueur, Popeye risque in vie tl'au moins vingt pci-sonnes - horreur de la

vision in extremis de cette jeune femme poussant une

voiture d'enfant, qu'il manque à 100 à l'heure d'un

nulliinètre et d'un dixième de seconde - joue à la i'oi.ilette russe aux car, -efours avec une voiture emprun-

tée, cassant deux ou trois automobiles. Toute cette folie

potu' abattre presque posément, et sans doute avec

jouissance, l'assassin à bout de forces, vaincu par un attversa le aussi forcené que lu i-même.

rente victoire coûteuse et amère. Victoire tout de même. La victoire finale, avec un grand V, ne sera pas

plis belle, pas moins amère, pas moins coûteuse: dans

l'assai.it, Popeye tue pat' erreur un collègue qui ne lui

pardonnai t pas davoir, justement, descendu' naguère

accidentellement l'un de leurs camarades; les « gros

bonnets » s'en tirent avec de petites condamnations; le

fournisseur français a pu s'échapper; Popeye et son

alter ego sont blâmés et mutés... On dirait la fin de Z,

cette liste de peines -ridicules, absolutoires pour les

criminels, avant promotion, et qui rendait vaine la

recherche scrupuleuse de la vérité qui avait poussé un

petit juge d'instruction à démasquer les puissants. Le

policier Popeye, écoeuré de ses bavures (évitables, inévi-

tables ?), dans un rôle que les préjugés courants esti-

meront moins noble que celui du juge, a la même

certitude d'avoir raison. Là où il est - dois-je vous

rappeler qu'il s'agit d'une histoire vraie? - et où il

doit regretter la Brigade des Stups, on peut être sûr

qu'il continue de brfiler sa vie comme Bernard Palissy

brûlait ses meubles. Caractère oblige.

Je me rappelle avoir jadis entendu un personnage

célèbre, Didier Daurat, le créateur de la Ligne, alors

très âgé, asséner à petits coups de poing sur son

pupitre de conférencier, devant l'auditoire tout de

même un peu effaré de l'Aéroclub de France, cette

profession de foi sans mesure: La dignité de l'homme

n'admet pas le repos. Cela ne s'invente pas. Inhumain ?

Ridicule ? Absurde ? Peut-être. De telles gens peuvent

être considérés comme dangereux, mais le sont-ils plus

que la foule de profiteurs plus ou moins passifs et de

revendicateurs plus ou moins actifs qui pollue de plus

en plus notre société ? Dans tous les domaines, dans

tous les milieux, à tous les niveaux de responsabilité,

notre monde subit de mauvaise grâce, et sans une

reconnaissance dont ils n'auraient cure, la minorité

silencieuse des gêneurs que sont les gens qui en font

toujours un peu trop pour être sûrs d'en faire assez.

La grandeur de tous les « Popeye », c'est de savoir être pleinement, héroïquement eux-mêmes dans le rang -

le rang où l'on a les plus grandes chances d'être mé-connu, brimé, confondu avec les médiocres ou engueulé

pour n'être pas comme les autres.

Je corrige la phrase du critique-express.

The Freneh Connection : inspiré d'un fait divers réel,

un film d'une rare qualité morale sur les retombées

de la perfection. Ou, si l'on préfère, sur les faux

malheurs de la vraie vertu.

Meilleur film de l'année aux Etats-Unis, meilleure

mise en scène, meilleur scénario, meilleure interpré-

tation masculine (pour Gene Hackman dans le rôle de « Popeye »), meilleure production : rarement film aura

mieux mérité ses cinq « oscars ».

Jean-Marie DAILLET •

La guerre d'Algérie

Premier fIlm de montage sur la guerre d'Algérie, l'oeuvre d'yves Courrlère e de Philippe Monter est profondément bouleversante et montre, à travers des documents authen-tiques, la réalité douloureuse de cette guerre « qui n'a jamais dit son nom » et qui dura sept ans et huit mois. Tin millidn de FrançaIs d'Algérie et neuf millions dAlgériens musulmans ont vécu et subi cette guerre. Plus de 3 millions d'hommes ont passé de 24 à 30 mois en Algérie au titre de militaires. En Franco, une République s'est substituée à une autre.

Novembre 1954 : premières Images l'automne est calme apparemment, mais trolspassagers du - car Biskra-Arris sont

abattus au Km 18, et des attentats se déroulent en quinze points du territoire, sept morts dont cinq européens la guerre d'Algérie vient de commencer.

Juin 1962 : dernières images l'O.A.S. arrête les combats, les dStructions et les Incendies ; un million de pieds-noirs

- quittent, désespérés, leur terre natale tant aimée. L'Algérie française se meurt, tandis que nait la République algérienne indépendante.

De 1954 à 1962 une succession d'événements complexes et déroutants, tragiques et déchirants; du sang et des larmes, de la haine et de l'amour. - H. B.

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POLFMIQUES ET

DIALOGUES

• Mécanique référendaire. - S'il était une opération de politique inté-rieure, comme l'imaginent quelques mau-vais esprits dans l'opposition et comme le voudraient sans pouvoir le dire publi-quement les demi-habiles de la majorité, le référendum du 23 avril 1972 aurait atteint un de ses buts et apparaî-trait comme une machine à diviser l'opposition qui se répartit selon tout l'éventail des réponses possibles: tout se passe comme si les durs votaient « non » et les mous « oui .' cependant que les demi-durs sont réduits à ce compromis entre dureté et mollesse quest l'abstention. Mais en cette affaire, qui présente évidemment des ambiguïtés, les opposants, partisans par conviction européenne, de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun ou du moins ceux d'entre eux qui ont choisi de s'abstenir ou de voter blanc n'aideront peut-être pas, en fait, à accé-lérer la construction de l'Europe démo-cratique qu'ils souhaitent.

Que le Chef de l'Etat, qui se nomme Georges Pompidou, ait des origines et un passé gaullistes ne rend que plus significative sa démarche d'aujour-d'hui. Les pionniers de l'idée euro-péenne savent bien qu'ils ont besoin des ouvriers de la onzième heure pour aller jusqu'au bout de leur tâche, et l'une des vérités politiques majeures de ce temps ne cesse pas d'être vraie, bien au contraire, lorsqu'elle illumine les aveugles qui ne la voulaient point considérer.

Voici, en effet, que le Chef de l'Etat parait résolu à reprendre cette marche en avant pour l'Europe, combattue par le gaullisme d'opposition sous la IV' République, paralysée pendant la dé-cennie de pouvoir gaullien, et qu'il entreprend de populariser l'idée euro-péenne en invitant le suffrage universel A ratifier l'entrée dans le Marché Com-mun de quatre partenaires nouveaux, dont la Grande-Bretagne à laquelle son illustre prédécesseur avait, dans une circonstance mémorable, claqué la porte.

En supposant une intention machia-vélique du Chef de l'Etat, on transforme soi-même le référendum sur l'élargis-sement de l'Europe Communautaire en un scrutin de confiance globa!e à l'échelle nationale, portant sur la poli-tique générale.

Le référendum trouvera-t-il jamais, en France, sa vérité institutionnelle?

• La chance du socialisme. - Même si M. Mansholt a accordé trop de crédit aux ordinateurs de l'Institut de techno-logie du Massachusetts, source princi-paIc sinon unique de sa fameuse lettre du 9 février, et si ce socialiste néerlan-dais a l'imagination volontiers pessimiste et le goût du paradoxe et de la provo-cation, il reste qu'il a mis le doigt sur ce que des philosophes peu écoutés appelaient depuis longtemps les contra-dictions du progrès: dans les sociétés industrielles avancées - de même que la voiture finira par tuer immanquable-ment h voiture - la croissance écono-mique et l'augmentation du produit national brut ne peuvent se poursuivre indéfiniment puisqu'elles détruisent à une cadence accélérée les ressources naturelles de la planète et qu'elles dé-veloppent des nuisances de toutes sor- - tes qui, à une échéance plus ou moins lointaine, rendront impossible la via humaine sur cette terre.

Or le mode de production capitaliste corrigé et orienté de l'extérieur par des., mesures de caractère social ou socia-liste a pu assurer, d'une manière spec-taculaire le développement des forces productives et la croissance économi-que. Mais s'il s'agit maintenant d'inter-rompre une illusoire marche en avant qui risque de se révéler suicidaire, et de substituer à un accroissement pure-meiil quantitatif le développement de la qualité de la vie, ne faudra-t-il pas pour s'ajuster à ces finalités nouvelles

un type rigoureux de planification, une réorientation autoritaire des investisse-ments du côté de l'enseignement et de la santé, de la culture et des loisirs, et plis encore une refonte et une recon-version des habitudes et des mentalités?

Il est remarquable que la pensée de M. Mansholt emprunte beaucoup à Marcuse et à certaines intuitions gau-chistes. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles le parti communiste qui prétend par le biais d'une démocratie avancée conduire la France au socia-lisme entreprend de massacrer, en même temps que les idées de M. Man-sholt, préalablement défigurées et chan-gées en épouvantail pour moineaux étourdis, la meilleure chance que pour-rait offrir le monde moderne à un socialisme renouvelé,

• De la relativité historique. Les morts gouvernent les vivants, disait Auguste Comte. Et par exemple en Irlande du Nord où l'histoire d'hier et d'avant-hier tait le malheur de deux communautés, en gros l'une bourgeoise et protestante, l'autre catholique et po-pulaire, et qui ne peuvent se pardonner les haines qui ont opposé leurs pères et leurs ancêtres d'autant plus que ceux-ci ont été vaincus et méprisés par ceux-là, lesquels se prenaient depuis bientôt trois siècles pour les représen-tants d'une humanité supérieure. Et au-jourd'hui les sympathies de la gauche française et européenne vont spontané-ment à ceux qui sont les plus pauvres et se trouvent victimes d'une discrimi-nation sociale et d'une oppression poli-tique - au point que nos gauchistes applaudissent aux exploits terroristes de l'IRA.

Quelle belle leçon de relativité histo-rique Car le héros des protestants de l'Ulster - et ils se disent orangistes en dévotion à sa mémoire - est ce Guillau-

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me d'Orange qui en 1690 vainquit sur la Boyne Jacques Il, le dernier roi Stuart, complice qu'on dit stipendié de Louis XIV, nostalgique de l'absolutisme, et dont le dernier espoir contre la révolution libérale qui le chassait de son trôr.a était le soutien des Irlandais catholIques, sortes de chouans avant la lettre et qui résistaient à un progrès décisif des lumières. Orange contre Stuart, c'étaIt bien la gauche progres-ciste contre le droite réactionnaire - et voIci que l'as révoltés qui se lèvent pour venger les vaincus de la Boyne font figure de progressistes virulents. A quand en France la récupération par la gauche avancée de ta chouannerie, ré-volte paysanne animée par ces Guevara qui s'appelaIent de ces noms plébéiens de Siofflet et Cathelineau, objecteurs do conscience à la conscription et à l'impôt du sang que voulaient leur im-poser la bourgeoisie patriote, et contes-tataires violents, au nom des franchises et des libertés régionales, de l'Etat jaco-bIn, centralisé et autoritaire?

• L'ennemi objectU des masses. - La théorie de l'intellectuel, de sa nature et de son rôle que développent les derniers textes de Jean-Paul Sartre sont de grande Importance et méritent un large examen critique, dont ne nous dispensera pas la présente notule: on se contentera de recopier la plus pro-vocante et la plus paradoxale des récen-tes affirmations sartriennes. Dans l'avant-dernier tome de ses Situations (1), Jean-Paul Sartre écrit que, considéré dans son n être social », l'intellectuel

ost objectivement l'ennemi des mas-ses o - fait incontestable et saurait compenser aucune sorte de

dénonciation politiqua » du régime capitaliste et bourgeois, dont comme professeur ou écrivain, il est en lait t'lnstrument sans doute comme agent et porteur de sa culture. L'intellectuel, se-lon Sart:'a, est donc condamné à une contradiction véritablement insoluble, car al on comprend bien, il doit se nier en tant qu'intellectuel peur devenir u le compagnon radicalisé des forces populaires.'. Ainsi tout en avertissant

Ja ne suis pas mao » (et en effet un Intellectuel ne peut se mettre dans la tête ce qu'il appelait ailleurs « les cailloux de Mao.'), Jean-Paul Sartre présente au public l'enquête de Michèle Manceaux « Les Maes en France '. (2) et se déclare solidaire du combat mené par les maoïstes, parce qu'il est celui de u la violence révolutIonnaIre

L'intellectuel ennemi objectif des masses. Une telle formule fait trembler, car on voit bien l'affreux parti que pourrait en tlr'ar un pouvoir révolution-naire qui se dirait l'exécuteur de la volonté des masses. Jean-Paul Sartre a écrit dans 'Situations IX » un texte d'une force indépassable, « Le socialis-me qui venait du froid » sur la tyrannie de la « Chose » impersonnelle, anonyme, que subit la Tchéco-Slovaqule ramenée militairement à l'obéissance et au contor-

misme après l'éphémère printemps de Frague. Et si elle pouvait former une pensde « la Chose o, qui persécute, bâillonne et avilit les intellectuels, ne manquerait d'avancer que par leur esprit critique et leur vertige de contestation ces intellectuels sont objectivement les ennemis des masses auxquelles ils fe-raient croire à coup de sophismes qu'eues ne sont pas bien libérées alors que se trouvent réalisées l'appropriation collective des moyens de production et identification du parti avec i'Etat.

L'idée de Sartre n'est pas uniquement sartrienne, elle est aussi le symptôme de l'anxiété d'un certain nombre d'in-tellectuels de gauche terrifiés à la pensée que leur culture qui est l'esprit de leur esprit et dont ils vivent en tant qu'intellectuels, participe de l'idéologie bourgeoise. On lit souvent ici et là, et pas seulement dans les publications de l'ultra-gauche, que école, lieu où se transmet la culture d'une société, ne lait que reproduire indéfiniment les hiérarchies 'et les inégalités sociales, et qu'une révolution digne de ce nom, doit d'abord en finir avec l'institution sco-laire, instrument d'oppression et de ré-pression. Les congrès des syndicats universitaires ont, aux derniéres vacan-ces da Pâques, retenti de déclarations de cette sorte. Resterait à savoir ce qu'il faut entendre par culture: ii y a certes un savoir - en accroissement indéfini, une technicité, d'une ingénio-sité d-a plus en plus fine qui peuvent se laisser utiliser par toutes les tyran-nies politiques ou économiques. Culture serve et qui n'est pas la vraie culture, laquelle doit s'ouvrir aux valeurs et à l'universel. Lorsque dans son avant-propos aux « Maos en France », Sartre avance que la violence révolutionnaire se confond avec la moralité parce qu'elle ne tolère pas « l'exploitation de l'homme par l'homme», il fait d'une exigence morale la norme de l'action politique; ii est l'interprète d'une cultu-re libérale et humaniste, il tient un langage qui nest nullement celui des révolutionnaires, dont il se veut « le compagnon radicalisé «, et qui auraient tôt fait de le considérer comme un » ennemi objectif des masses » s'il continuait à parler ce langage après le triomphe de la révolution.

• Deux héros eu le monde à l'envers. - Un homme seul. Un homme debout. Un homme libre. Tel est Soljenitsyne, le plus grand écrivain russe actuelle-ment vivant, que réduit à une vie pré-caire et misérable un pouvoir ennemi de la liberté de l'esprit. Si la presse soviétique s'occupe de lui, c'est, n'en doutons pas, pour le dénoncer comme l'ennemi objectif des masses, parce qu'il est en désaccord avec l'idéologie domi-nante, matérialiste et athée. Soljenitsyne est persécuté en tant que chrétien et parce que le christianisme est l'une des sources de son oeuvre. Car on ne peut pas lui reprocher on ne sait quel cosmopolitisme apatride, lui qui est

mondialement célébre, pourrait mener à l'étranger une existence dorée, et qui délibérément, ou plutôt par une sorte de passion, se refuse à se séparer de sa terre natale - qui est l'autre source de son inspiration. Ce que revendique Seljenitsyne, c'est le droit d'être à la fois russe et chrétien.

Droit qui lui est r&usé - avec la complicité d'une Eglise asservie dont, et c'est son dernier acte de courage, il vient de dire dans une lettre au patriarche de Moscou qu'elle tolère et couvre par son silence la destruction systématique de tout ce qui reste de christianisme en Russie. Une brève cita-tion suffira peur donner le ton de ce document: « Pourquoi dols-je montrer mon passeport lorsque je vais à l'église pour baptiser mon fils? Quelles raIsons canoniques obligent le patriarcat de Moscou à laire enregistrer tous ceux qui reçoivent le sacrement du baptême? Il faut admirer la force d'âme des pa-rents, cette obscure résistance spiri-tuelle héritée du fend des âges qui leur lait affronter cet enregistrement délateur et s'exposer après coup au licenciement et aux sarcasmes publics. » On ne peut stigmatiser avec plus de vigueur une intolérance d'Etat qui en se subordon-nant ce qui reste d'Eglise l'avilit jus-qu'à en faire une institution policière et la dénonciatrice complaisante de ses propres fidéles.

Tel est te régime qui, dépassant d'un infini dans son système de répression les tracasseries auxquelles le tsarisme soumettait les intellectuels du siècle dernier, traite en rebut du peuple, en lui retirant ses moyens d'existence et de travail, un écrivain dont l'oeuvre romanesque, maintenant compromise, voulait évoquer l'histoire souffrante et militante du peuple russe en ce XX» siècle, refaire pour tes générations des derniéres guerres mondiales, ce que Tolstoï avait réalisé dans Guerre et Paix pour la Russie de l'époque napoléo-nienne. Ce méme régime a donné sa plus haute décoration dans la hiérarchie imposante de son médailler et le titre prestigieux de » héros de l'Union Sovié-tiqL-a » à un autre illustre de l'histoire russe, en récompense d'une action d'éclat digne d'être célébrée d'âge en âge puisque J. Mornard, agent de la police secrète soviétique, a assassiné à Mexico d'un coup de piolet le 20 août 1940 cet ennemi objectif, sinon peut-être des masses, du moins de Staline, qui s'appelait Trotski. Comment alors présenter comme exemplaire un systé-me qui tente de disqualifier la grandeur authentique et qui exalte l'auteur d'un ténébreux crime d'Etat, couverture peut-être d'une vengeance personnelle? C'est proprement le monde à l'envers mais si bien organisé, dans son divorce de l'ordre et de la justice, qu'il décou-rage toute tentative pour le remettre droit, et voue toute opposition à la rareté solitaire du témoignage.

(1) Terne vuuu. p. 373. (2) Callirnard. p. 254 - 23 F.

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ÇIN note s

Lecïurede

LA GAUCHE AMERICAINE par J.K. Galbraith

Dans la seconde partie du mandat du Président

Nixon, alors que les élections de 1968 sont « digérées »

et que l'on se prépare à celles de 1972, John Kenneth

Galbraith nous livre un essai politique nerveux, incisif,

violent et souvent lucide.

L'auteur appartient depuis longtemps au parti

Démocrate au sein duquel il a tenu le rôle de l'intel-

lectuel critique et imaginatif. Parfois écarté de la

direction des affaires, il a cependant exercé ses talents

de conseiller auprès des leaders libéraux dti parti,

notamment aux côtés d'Adlaï Stevenson au cours des

années 50. C'est bien évidemment dans le cadre de

« l'administration Kennedy » que John Kennetli Galbraith

put approcher du pouvoir et y faire sentir son influence.

A quelques mois des conventions qui vonl déterminer

les choix des deux grands partis en matière de pr

gramme et de candidature, l'un des animateurs de l'équipe démocrate nous fait part de ses réflexions.

Elles sont sévères pour ses amis.

Le thème de l'ouvrage est clairement déterminé. Il

s'agit de décrire « les réactions extrêmement impar-

faites du parti Démocrate devant le monde tel qu'il est

Selon l'auteur, les idées essentielles qui ont tradition-

nellement animé ce parti peuvent s'articuler autour des

cinq principes suivants

I) mettre en oeuvre une «économie nouvelle » sur la

base des théories de Keynes

2) promouvoir le « welfare state » (le bien-être natio-nal), une politique destinée à ne pas abandonner les

« laissés pour compte » du progrès économique et

technologique;

3) organiser et entretenir une collaboration perma-

nente avec les grandes organisations syndicales

4) assurer progressivement une législation tendant à

l'intégration raciale

5) développer une politique étrangère tenant compte

des responsabilités incombant aux Etats-Unis, mais

excluant tout aventurisme et tout chantage à la violence.

John Kenneth Galbraith estime que les axes de la

politique démocrate, clairement perçus par l'opinion

américaine au lendemain de la crise mondiale, n'ont

plus de signification. Ils ont été soit récupérés par les

républicains, soit abandonnés par les démocrates. Au

mieux, ils sont entrés dans les faits et condamnent

ainsi ceux qui tentaient de les promouvoir à s'enfermer

dans le statu quo et la gestion du quotidien.

En matière économique, les principes de Keynes ont

été adoptés par les républicains. En outre, leur appli-

cation a créé de nouveaux problèmes auxquels ces

théories ne peuvent évidemment pas répondre puis-

qu'ils en résultent. Les démocrates, accrochés à leurs

analyses traditionnelles, n'ont pas imaginé des solutions

à ces nouvelles interrogations telles que la dégradation de l'environnement ou la prolifération urbanistique;

conséquences du développement économique.

Dans le domaine social, l'autetir estime que la seule

idée de « réelle importance du dernier quart de siècle »

fut le « revenu garanti)) imaginé par Milton Friedman et proposé au congrès par le Président Nixon. -'

Pour ce qui concerne les rapports avec les syndicats,

il semblerait que cette coopération, si elle fut long-temps la garantie d'un contact permanent avec les

milieux populaires, a dégénéré en une sorte de conni-

vence entre deux types de « personnels » dont les intérêts concordent et s'épanouissent dans le conservatisme le

plus sclérosé, si ce n'est dans la corruption la mieux

organisée.

S'agissant des rapports avec la population de couleur,

l'auteur relève la situation difficile qui est faite au parti Démocrate lorsque celui-ci n'occupe plus la Maison

Blanche. Dans cette hypothèse - qui correspond à la

situation actuelle - il n'est pas possible de prendre l'initiative d'une législation intégrationniste puisque le

pouvoir est dans l'autre camp. En revanche, rien

n'interdit aux représentants du Sud d'intervenir au

congrès pour y tenir des propos ségrégationnistes. Ceci ne donne évidemment pas une image attirante du parti

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Démocrate. En outre, les éléments les plus actifs de

la communauté noire sont de plus en plus insensibles nu légalisme et au réformisme. Cette radicalisation n'a

pas été comprise par les dirigeants nationaux du

mouvement ils ne peuvent y apporter aucune réponse.

Enfin, il semblerait que la politique extérieure

« constitue le bouquet ». On apprend que « depuis les

combats avec l'Espagne, au siècle dernier, les démo-

ci'ates ont été en fonction lors de chaque guerre »

(l'auteur ne précise pas que les démocrates ont détenu

le pouvoir plus longuement au cours de cette période

(lue leurs adversaires républicains, ce qui constituerait

une explication moins sévère pour ses amis et par

conséqttent moins masochiste pour lui-même).

C'est avec intérêt que l'on suivra le développement selon lequel la conception du rôle mondial des Etats-

Unis, « garants de la liberté » face au complot

marxiste » n implacablement engendré une bureaucratie

colossale. « A son tour, cette bureaucratie vivra sa vie propre, ... elle sera gouvernée non pas selon la vérité

mais selon sa vérité. Si vérité qu'elle défend contre la réalité, »

Cette inflation de service est admirablement décrite

dans tin passage où le tragique cède au comique et

dont quelques phrases peuvent être relevées : « Cette

bureaucratie devient toute puissante... si elle est per-

stuadée que les Thaïs constituent une nation contre le

communisme et que l'on doit modeler l'avenir de ces

pauvres diables. Alors, une mission chargée de super-

viser les injections de capitaux sera indispensable... Il

fattttra aussi des vérificateurs afin de réfreiner les

tendances des indigences au chapardage. Et à Washington, il faudra des hommes pour recruter les

membres de cette mission... Sur place, il faudra des

techniciens qui aideront au développement.., et... d'au-

tics hommes pour rassembler les informations sur

lesquelles la politique d'ensemble sera fondée... d'autres boit nies encore seront indispensables aux U.S.A. pour

digérer ces informations... Et il faudra d'autres hommes,

sur place, pour guetter toute velléité de subversion et

lui eoupei' t'herbe sous le pied... Eclairer le gouverne-

ment thaïlandais et éclairer Washington sur les éclair-

cissements fournis à ceux qui éclairent les Thaïs, telle

sein la tAche d'un personnel diplomatique étoffé », etc...

L'auteur n la cruauté d'ajouter: « Tout ce qui précède

est vrai pour ce qui concerne la Thaïlande; ça ne

l'est qu'tul peu moins pour d'autres pays. »

(in chiffre est cité à l'appui de ces affirmations

depuis 1939, les services du département de la défense sont passés de 200.000 employés civils à 1.300.000.

Gnlbraith énumère alors les erreurs que la diplomatie

américaine a été amenée à commettre du fait de la pression de cette bureaucratie. De l'affaire de la baie

(les Cochons à l'expédition en République Dominicaine, 011 retrouve l'influence d'un immense appareil échap-

pant au contrôle politique et jouissant d'un terrible ascendant sur tes détenteurs du pouvoir.

Abandonnant le domaine des choix pour aborder celui (Itu « style politique » (selon sa propre expression),

l'auteitr, souvent sentencieux, nous assure que: « parmi

tous les maux qui nuisent aux politiciens, un seul est

sérieux le fait de rester trop longtemps en fonction ».

L'incrustation aurait, selon lui, trois effets irrémé-

diables. En premier lieu l'homme politique, sous la pres-

sion de son entourage et intellectuellement médusé par les techniques audio-visuelles, en arrive à parler beau-

coup pour ne jamais rien dire. La permanence engen-

drant le désir de durer, le gouvernant se sent en sécurité

lorsqu'il parvient à ne rien communiquer à son public:

« l'impulsion qui pousse le politicien à tenir sa langue

est aussi vieille que les gouvernements. C'est une

véritable intoxication. Avec le temps, l'homme en place

ne tend pas vers le silence, ce qui serait tolérable. Au

contraire, il s'abandonne à l'un ou l'autre des succé-

danés qui remplacent l'essentiel. Le plus important de

ces succédanés, c'est la rhétorique »... « Le parti Démo-crate est richement doté de tels hommes. »

Le second péril qui guette le politicien épargné,

consiste à sombrer dans « la vérité bureaucratique »

qu'il finira inévitablement par confondre avec la « vraie vérité ». Cerné par l'administration, harcelé par les

spécialistes, gavé d'informations et de rapports, l'homme

politique - fCit-il de bon sens - finira un jour par

admettre que, dans le sud-est asiatique par exemple, « chaque défaite, interprétée correctement, conduisait au

bord de la Victoire ».

Le troisième écueil sur lequel viendra s'échouer

l'homme en place est celui de la perversion du « projet

politique». Il s'agit là, sans doute, du passage le plus

pessimiste de l'ouvrage.

« Dans une société où les détresses ne manquent pas,

il est naturel que les adolescents aient tendance à

espérer la venue d'un nouveau chef, d'une nouvelle victoire, d'une nouvelle politique qui marquera l'aurore

d'un nouveau jour. Les hommes en place depuis long-temps cèdent à la tentation de jouer avec de tels

espoirs... Avec le temps les idées ont cessé d'être des

guides ; elles sont devenues des placards publicitaires

chargés de montrer que leur auteur a une pensée libre

de toute entrave. Les visions mirifiques ont remplacé

les actes grandioses ; elles tiennent même lieu de toute

action.

« Les promesses évangéliques sont modestes comparées

à ce que ces deux hommes (Johnson et Humphrey)

offraient à notre planète... Le résultat ne se fit pas

attendre : les gens cessèrent de croire aux promesses

et ils éteignent la télé dès qu'un politicien commence

à en faire. »

Le diagnostic sévère étant établi, l'auteur propose au

parti Démocrate quelques thèmes autour desquels il devrait organiser sa: régénérescencé.

EstimaÇit que le progrès peut aussi bien engendrer l'extrémisme qu'en venir à bout, John Kenneth

Galbraith assigne un but aux libéraux: supprimer les

causes ae l'extrémisme (alérs 'que les conservateurs en exploitent les effets).

A cette fin, les démocrates doivent développer une

politique essentiellement tournée vers les problèmes

urbains, tenir compte des problèmes de civilisation

posés par les villes et que la libre entreprise ne

peut maîtriser car l'effort n'est pas sanctionné, dans ce

domaine, par le profit. L'obsession du quantitatif doit

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désormais faire place à une éthique fondée sur le qualitatif.

L'auteur insiste sur l'urgence de ces choix pour conclure: « La violence est une menace, pas une solution. La solution réside dans une action politique destinée à promouvoir un système qui marche. »

La « Gauche américaine » est préfacée par M. J..J. Servan-Schreiber qui trace un intéressant portrait de l'auteur au terme duquel il affirme sans hésiter: « C'est notre intérêt de le lire, de l'écouter... De même que Kennedy était « Berlinois », nous sommes « Galbraisiens ».

Le Président du parti Radical trouve dans les ré-flexions qu'il préface, des éléments de critique appli-cables à la gauche française dont il dénonce la phra-séologie et la sclérose. D'après lui, les conclusions de l'auteur rejoignent celles des Radicaux français. Faisant flèche de tout bois, il y trouve une confirmation des thèses concernant le « pouvoir régional ». Plus judicieu-sement peut-être, il établit un parallèle entre le dessaisissement dont, de part et d'autre de l'Atlantique, sont victimes les citoyens des sociétés industrielles. Il fait sienne la conclusion selon laquelle le pouvoir doit être arraché aux « technostructures » qui l'ont détourné.

Quelles que soient ses réelles qualités et l'intérêt qu'il provoquc, ce livre ne manquera pas d'appeler quelques remarques.

L'auteur dénonce sévèrement et à bon escient les politiciens trop sûrs d'eux-mêmes. Il s'en prend à l'image d'une Amérique également trop sûre de détenir la vérité et souvent incapable de se remettre en cause. Ces propos n'en seraient que plus persuasifs si leur auteur n'adoptait pas lui-même un ton péremptoire et définitif. Certaines phrases sonnent mal et mettent le lecteur mal à l'aise: « Tout individu qui rentre au pays pour expliquer pourquoi nous sommes au Viet-nam... ou pourquoi on ne peut prendre des mesures anti-inflationnistes.., doit être réduit au silence »...

« Goering a dit un jour que lorsqu'il entendait le mot culture il « tirait » son revolver. Tout politicien surpris en train de faire une phrase « impérissable » devra susciter une réaction similaire, mais plus pacifique. »

De même, exposant les raisons qui empêchent les Républicains de prendre certaines mesures économi-ques qu'il juge indispensables, l'auteur conclut sa phrase en estimant que l'une des objections essentielles pour les Républicains à l'adoption de cette politique

est qu'elle « montrerait que Galbraith a raison en ce domaine. »

Evoluant sans cesse aux frontières de l'humour et de l'immodestie, du libéralisme affirmé avec passion et de la passion excluant le dialogue, le ton du livre n'est pas exempt de tout paradoxe.

L'analyse et les remèdes proposés font également l'objet de développements dont les contradictions sont troublantes.

L'auteur remarque qu' « un parti n'a jamais eu pour fonction de rassembler des hommes... qui se vouent une implacable hostilité ». Il relève que c'est pourtant le cas au sein des démocrates qui souffrent de « l'in-transigeance » des éléments conservateurs. Moyennant quoi, Galbraith, sans crainte de passer pour « intran-sigeant » propose d'éliminer les démocrates conserva-teurs « en votant avec les républicains ». Il estime que lorsqu'un candidat démocrate semble correspondre au profil du politicien sclérosé « on rendra service au parti démocrate en soutenant le républicain ».

Afin que l'on ne soit pas tenté de s'interroger sur les qualités du parti républicain à la lecture des travers et des insuffisances de son adversaire, l'auteur nous assure que « peu importe la mesure dans laquelle il (le parti démocrate) vous déplaît; vous ne pouvez lui échapper. Pourquoi? en raison de sa raison d'être. C'est par lui que se produisent les transformations et donc c'est chez lui qu'on agit. » Ce principe posé, on peut bien évidemment se livrer sans remords à la plus féroce des attaques contre l'autre aile du parti puisque rien ne compte en dehors de lui. Là aussi, on retrouvera l'empreinte d'un manichéisme que Galbraith dénonce aussi volontiers qu'il le partage.

C'est toutefois avec courage et vivacité que John Kenneth Galbraith a écrit ce livre qui lance un coup de projecteur très révélateur sur la vie politique améri-caine. On comprend la démarche d'un homme qui croit en la mission de son parti, qui déplore son manque d'imagination et son vieillissement, qui l'engage à se ressourcer.

En refermant le livre, on se prend tout de même à rêver au bonheur du républicain qui, à quelques mois des élections, vient de lire « la Gauche Américaine».

Dominique BAUDIS •

Fa yard édit.

LA FETE DES FOUS

ESSAI THEOLOGIQUE SUR LES NOTIONS DE FETE ET DE FANTAISIE

par Harvey Cox

L'auteur, théologien anglican, s'est fait connaître voici quelques années par un ouvrage immédiatement célè-bre : la Cité séculière. Il s'inspirait des réflexions du pasteur allemand Dietrich Bonhoeffer pour démontrer que les conditions de la vie moderne d'où semble absente toute référence sensible au sacré, n'étaient pas

incompatibles avec une forme plus élaborée, plus pure, de la foi. L'habitant de la grande ville en parti-culier, libéré des pressions sociologiques qui trans-forment la pratique religieuse en rite, y retrouverait l'occasion d'un engagement vraiment libre et personnel.

Son nouveau livre (I), bien qu'il s'en défende dans la

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Page 63: FRANCE FOR U M · 2016. 9. 23. · qu'un homme. Si l'homme ne devient que dans sa nature, si son histoire qu'il fait, est celle de la nature qu'il est, il en résulte que, non seulement

préface, apporte, semble't'il, beaucoup plus un correctif,

sinon même un démenti, qu'un complément au premier.

Certes, on y retrouve la même attitude de confiance

envers le inonde moderne. Mais alors que précédem-

nient celle-ci reposait sur les chances accrues qu'il offre

à la liberté, son optimisme s'appuie cette fois sur les

courants qui paraissent s'y dessiner en faveur de

l'exercice délibéré, privilégié de la fantaisie et de lima-

gination. Le premier ouvrage réfléchissait sur la grande

ville, univers d'artifice mais aussi de responsabilité.

Le second prend acte, au contraire, du mouvement

lnppie, né en réaction contre lui et tente d'y voir

l'avènement d'un monde de la fête, préfiguration de

eelu (le la grâce.

On peut être sensible à la pertinence des analyses, à la clarté d'expression, à l'originalité de bien des vues

de l'auteur. On reste néanmoins surpris de le voir avec

une égale aisance trouver une signification également

religieuse à (jeux faits très exactement contradictoires. Le livre s'ouvre sur une méditation riche en nuances,

exemples et i'éférences culturelles sur les mérites compa-

rés de l'êire et du faire. On aura compris que la célébration d'un événement historique ou naturel, victoi-

"e militaire ou retour du printemps par exemple,

suppose que l'homme cesse pendant un temps de tra-

vail 1er, d'agir, (le calculer pour, échappant au souci

du quotidien, goûter l'instant dans sa plénitude, dissiper

son énergie et ses richesses, bref accéder, fût-ce briève-

tuent, à tin autre monde, celui où toutes les contraintes

ordinaires, à commencer par la pénurie des biens,

seraient abolies. Il revient dc ce séjour dans l'au-delà

connue inystérietirement restauré.

Il n'est pas douteux que toutes les religions primitives

ont eu un sens aigu de la célébration et de la fête.

C'est en cela qu'on peut les appeler « naturelles »

puisqu'elles libèrent une capacité d'allégresse, de rire,

de spectacle où la vie semble manifester en quelque

soi'te sa propre générosité. Le christianisme lui-même

s'appuiei'a sur les rites païens de célébration du solstice

d'hiver - où le jour marque à nouveau des points sur

la nuit - ou du printemps pour donner aux fêtes

de la naissance et de la résurrection du Christ un

niaximuni de charge émotive et sensuelle,

l'ourlant, le judéo-christianisme en mettant l'accent

sur l'histhire, en rappelant que l'homme doit y faire

son salut, qu'un jugement l'attend et qu'il ne peut donc

pas muser en chemin, devait opérer une rupture pro-l'onde avec les religions païennes. A Noèl, nait bien

le Christ mais cette naissance est surnaturelle: elle est

donc objet de foi autant qu'une occasion de joie. Il

en va de même de Pâques, ce défi à la loi de toute

vie qu'est la mort. Historiquement, il a pris partout

le contre-pied de la fête païenne: à Nod c'est d'abord

le dénuement qu'il célèbre à Pâques, c'est l'agonie

et la solitude, du juste immolé. Pour reprendre le

langage de Cox, aux mystiques hérauts de la 'joie

d'aimer se sont toujours opposés au sein du christianis-

me les militants pour qui tout ce qui est trop naturel

est suspect et qui tentent d'extirper d'eux-mêmes... et

des autres une allégresse où il leur semble que b

chair a toujours trop de -part.

La réflexion de Harvey Cox apparaît ainsi comme

une séduisante variation sur un problème très vieux et

très grave, celui des relations de la nature et de la

grâce. Et la solution qu'il tente de 'lui annorter en

rendant sa dignité et son sens à la fête n'est pas

neuve, elle non plus. Elle suppose, en effet, que la

grâce s'enracine dans l'imagination, le rite, le joyeux

désordre des corps et des coeurs. N'est-elle pas, par

essence, « imméritée et souvent imprévue »? Après

tout, et c'est en effet une autre constante de la

théologie chrétienne, Dieu n'est pas seulement au terme

ou au-delà de l'histoire il est aussi dès maintenant

avec nous dans l'histoire, non pas devant nous mais

près de nous. Pourquoi, dans la fête, le croyant ne

chanterait-il pas la joie que lui donne cette présence?

La dernière partie de l'ouvrage esquisse une « théo-

logie de la juxtaposition » où la transcendance de Dieu

s'atteindrait à travers la « discordance du bouffon » dont le Christ en arlequin de Rouault serait la saisis-

sante image. L'auteur s'efforce, il est vrai sans grand

résultat, de traquer le rire dans un Evangile où il est,

en réalité, totalement absent. C'est la dérision qu'on y trouve qui est tout exactement son contraire. Cet éloge

du comique ou de la foi comme jeu garde, nous semble-t-il, quelque chose d'artificiel et de forcé.

Cet essai est donc, tout compte fait, plus brillant

que solide. De façon paradoxale et presque désespérée,

contre un monde technique ravagé par l'engin, il attend

du christianisme un droit à une certaine forme de fête

que celui-ci n'a pourtant jamais cessé de suspecter.

Maurice BLIN •

Le SeuiL. 238 p.

L'ITALIE A VIF par Jaeques Nobecourt

Au notd des Alpes, on connaît peu ou mal l'italie.

Les vacanciers s'y rendent pour son soleil, ses plages,

les tour-istes pour ses monuments, ses chefs-d'oeuvre de

peinttii -e et de sculptui'e, les pèlerins pour ses sanctuai-

i-es. On est plus familiarisé avec l'histoire artistique

de la péninsule qu'avec son actualité politique, sociale,

cutturelle et scientifique. La présence de l'Italie d'au-

jourd'hui, les caractéristiques et l'originalité de la société de cette nation importante, dont l'évolution

des dernières décennies présente un intérêt effectif en

dépit de certains phénomènes préoccupants, cette riche

et complexe réalité n'obtient en définitive qu'une au-

dience partielle auprès des gens du nord et reste peu compréhensible pour la plupart d'entre eux.

Jl en va de même pour la France où, malgré l'esprit

latin, l'origine commune de la langue avec toutes les

affinités intellectuelles que cela comporte, l'Italie n'in-téresse qu'un groupe restreint d'initiés et d'experts. La

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position géographique méditerranéenne de ces " deux pays aurait dû les rapprocher. II n'empêche que l'on trouve plus facilement en'Frhce - et c'est compréhen-sible d'ailleurs - des experts des questions relatives at Maghreb, à l'Afrique noire, au Moyen-Orient, à l'Indo-chine. Heureusement, des peintres tels que Claude Lorrain, Hubert Robert, Corot et Ingres, (les écrivains-diplomates tels que Chateaubriand et Stendhal ont célébré et aimé l'italie. De nos jours, certains spécia-listes, Bédarida, Maurice Vaussard et, d'une façon plus limitée, Dominique Fernandez et Jean-Jacques Revel consacrent leurs oeuvres et leurs publications à l'Italie. En général, cependant, il y a aujourd'hui peu d'études approfondies en Franco sur ce pays.

Cela est d'autant plus regrettable d'ailleurs que les problèmes italiens prennent une importance croissante et des aspects parfois inquiétants, et il n'est pas rare que l'examen de la situation italienne donne lieu à des interprétations tantôt superficielles, tantôt erronées. Nos amis français devraient donc être reconnaissants à Jacques Nobécourt, correspondant du « Monde » à Rome et expert des questions italiennes, de leur avoir dépeint dansl'Italie à vif), (E. du Seuil) une situation exacte et soigneusement méditée.

Jacques Nobécourt, prix Historia 1963, s'est déjà dis-tingué par sa connaissance très approfondie de l'Allema-gne il l'a prouvé dans son livre intitulé « Le dernier coup de dés d'l-litler ». Cinq ans d'observation sur place, à Rome, lui ont permis de recueillir de précieuses données dont il s'est servi pour « photographier» d'une façon à la fois exacte et fascinante l'italie d'aujourd'hui. L'Italie des partis, des institutions, des grands leaders politiques, l'italie avec ses qualités et ses faiblesses, l'italie de la presse, de la radio, de la télévision, des régions et des communes, des consuls et des proconsuls de la République, l'italie des grands de l'économie et de la finance, tout en se posant lui aussi la fameuse question « l'italie veut-elle un « homme fort »

« Les Italiens » vus par Luigi Barzini ont connu, certes, un succès mondial. Cependant, Jacques Nobécourt nous semble plus systématique, plus soucieux de fonder ses thèses non seulement sur des impressions person-

nelles mais aussi sur des faits. il a réussi, de cette manière, à prendre sur le vif une réalité très complexe, parfois embarrassante et contradictoire. C'est tour à tour la crise que l'on frôle mais que l'on évite miracu-leuement, le profil d'une société - la plus dynamique en Europe occidentale - qui dans certaines régions est passée sans transition du XIX" au XXe siècle et qui a accompli, en dix, quinze ans deux révolutions indus-trielles, c'est la pauvreté dramatique du « Mezzogiorno » confrontée avec un progrès industriel difficilement ima-ginable il y a vingt ans.

OTi aurait voulu, il est vrai, en savoir davantage sur le monde religieux et ecclésiastique de l'Italie et sur son rôle à l'égard de l'Europe, de l'Afrique, sur ses relations avec l'Europe orientale et, bien entendu, sur sa présence en Amérique latine où elle compte non seulement des millions d'émigrants mais où elle est également considérée comme le centre européen de la latinité comme l'était autrefois l'Espagne et I' « hispa-nidad ». Tout cela aurait, certes, dépassé le cadre du présent ouvrage, et Jacques Nobécourt s'est promis d'aborder ces problèmes dans une deuxième édition que nou's attendons avec sympathie et impatience.

Nous nous devons de relever encore la vivacité et la clarté du stylè caractérisant un auteur qui, habitué à observer les choses de très près, est capable de les encadrer dans une vision plus large en les soulignant par un jugement subtil et pénétrant. C'est l'une des raisons pour lesquelles le livre de Nobécourt a connu - fait exceptionnel dans le cas particulier - un succès considérable en Italie et a permis à son auteur de publier régulièrement ses impressions de non-italien face aux problèmes actuels dans un grand journal italien.

Pour suivre et comprendre les événements politiques, économiques et sociaux de l'italie des mois et des années à venir, la lecture de « l'italie à vif » est de rigueur.

Karl-Joseph HAHN •

Editiotis du Seuil.

LA LEGENDE GAULLIENNE

'rout comme s'est forgée au XIX siècle, la légende napoléonienne, depuis quelques années s'élabore la légende gaullienne. La mort du général de Gaulle n'a fait que précipiter un mouvement déjà en marche depuis l'été de 1940. L'appel du 18juin, dans la mesure où il a été entendu et a modifié le cours de l'histoire, a fait entrer son auteur dans la légende et il n'en est plus sorti. Dans un pareil destin, la mort, loin d'être une fin est un commencement. Par la mort, la figure de l'ancien chef de l'Etat échappe aux critiques et aux polémiques - dc inortuis nihil nisi bonuin - il n'a plus à craindre que le jugement des historiens. Or,

j'en parle par expérience, c'est le moins redoutable. Peu de gens lisent leurs oeuvres, moins encore les accep-tent et leur bonne foi n'entame pas la crédulité des admirateurs posthumes des héros morts. Que la légende napoléonienne se soit imposée, malgré le témoignage sévère de l'histoire en est la meilleure preuve

Une légende ne se développe pas avec des synthèses historiques sérieuses ou des essais scientifiques savam-ment élaborés. Elle se nourrit de textes du grand homme, des mémoires de ses compagnons et d'une production abondante et élémentaire de feuilles à grand tirage qui émeuvent les masses avides d'admiration. La

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légende de Napoléon s'est fondée sur le Mémorial de Sainte-Ilélène contenant les propos de l'Empereur exilé,

pieusement recueillis édulcorés et adaptés par le Comte tic Las Cases. Elle a été amplifiée par les mille témoi-gnages et récits dc ses officiers et de ses soldats. Elle n été véhiculée jusqu'aux chaumières les plus reculées par les images d'Epinal : « Les adieux de Fontainebleau, Ney retrouve 'Empereur, Napoléon et la vieille garde h Watcrioo

La légende gaullienne est d'abord alimentée par les Mémoires. En premier lieu les Mémoires de Guerre parus à partir de 1954, chez Pion en 3 tomes, l'Appel (1940.1942), l'Unité (1942-1944), le Salut (1944.1946) sorti (les presses cii 1959, alors que le Général de Gaulle était revenu au pouvoir. Après sa démission le 27 avril 1969, le général de Gaulle mit aussitôt en chantier trois nouveaux volumes sous le titre : Mémoires d'Espoir. Le tonic I, le Renouveau ( 1958-1962) parut seul en en-tier, le tome 11, l'Effort (1962..., PIon, Paris 1971, 223 pages avec le fac-sintile de quelques pages manuscrites (tii texte) est constitué par les deux premiers chapitres qui se trouvaient prêts le 9 novembre 1970, lorsque la plume échappa des mains de leur auteur. Les cinq autres chapitres prévus par le Général de Gaulle, comme il le précisait dans une lettre à son collaborateur, M. Pierre-Louis Blanc, à la date du 30 mars 1970, ne verront janiais le jour à moins que l'on en retrouve tille esquisse ou un manuscrit qui aurait échappé aux exécuteurs testamentaires. Il en est de même pour le tonic lii qui devait s'appeler le Terme ( 1966-1969).

Mais la librairie Pion dont les Mémoires du Général tic Gaulle constituent le plus grand succès d'édition, a décidé d'élargir sa contribution à la naissance et au développement de la légende. Elle vient de publier cinq volumes de Discours et Messages prononcés ou éci'its de 1940 à 1969. Tout de suite après sortent des presses l'rois Etudes ( PIon, 225 pages). Dans son avant-pi'opos, M. L. Nachin explique « qu'il ne s'agit pas de fi'agncimts épars - disjecta ,nembra - ... mais de la

réunion intentionnelle d'études qu'un lien logique unit malgré leur apparence de diversité ». Précédés du Mésnoraszdu?n adressé par le Colonel Charles de Gaulle tIuX Généraux Gainelin, Weygand et Georges et' à Mes-sieurs Daladier et Reynazd, le 26 janvier 1940, se suc-cèdent trois essais l'un sur Le rôle historique des places françaises, l'autre sur La mobilisation économique à l'étranger, enfin, sur Continent faire ziite année de métier. Enfin, la réimpression des premières oeuvres militaires du Général de Gaulle est entamée par la réédition de Vers l'avinée de métier (PIon, 251 pages, la reproduction du texte de 1934 est intégrale).

Sur le Général de Gaulle, les livres se succèdent. Il faut d'abord signaler de Jean Lacouture la première biogra-

phie complète, De Gaulle (Le Seuil, 254 pages, 1 chro-

nologie, I bibliographie, nombreuses illustrations), suivie des Citations du Président de Gaulle que le même auteur n choisies et présentées (Le Seuil, 183 pages, colI. Poli-tique). Certains s'interrogent comme J. M. Paupert, De Gaulle est-il chrétien? ( R. Laffont, 209 pages) ou John L. Hess, De Gaulle avait-il raison ? (Mame, 173 pages). D'autres études plus amples ont déjà valeur de

synthèse comme celle de Paul Marie de la Gorce, De Gaulle entre deux Mondes (Fayard, 759 pages, 27,50 F)

ou de Jacques Chastenet, De Pétain à de Gaulle (Fayard,

267 pages, cartonné, 28 F).

Pierre Olivier Lapie, ancien ministre de la IVe Répu-blique, a écrit une chronique de cette période sous le titre de Léon Blum à de Gaulle (Fayard, 914 pages, 50 F). Il la conclut en soulignant que le retour du Général s'est imposé à cause des problèmes du régime: « C'est contre ce chaos et cette médiocrité que De Gaulle apparaît comme une borne éclairante et solide

D'autres livres rédigés par des compagnons épris de l'homme et de sa grandeur apportent plus directement de l'eau au moulin de la légende. Louis Terrenoire a écrit De Gaulle vivant (Pion, 309 pages, 23,70 F), Gaulliste inconditionnel, lucidement et volontairement comme ii se qualifie lui-même, l'ancien secrétaire général du R.P.F. a voulu expliquer le Général de Gaulle de l'inté-rieur. Les douze chapitres du livre selon un découpage psychologique analysent les principaux desseins et les mobiles de l'ancien chef de l'Etat. Louis Terrenoire préface par ailleurs le livre que Claude Michelet consa-cre à son père Edmond Michelet d'après ses notes intimes (Presses de la Cité, 284 pages, bibliographie). Ainsi sont associés de nouveau ces deux hommes, tous deux démocrates chrétiens qui abandonnèrent le M.R.P. pour suivre le général en gardant toute leur vie la nostalgie de leurs camarades séparés. Jacques Debu-Bridel a évoqué lui dans son De Gaulle contestataire (Plon, 254 pages, colI. Tribune Libre) les aspects « pro-gressistes » selon lui, voire révolutionnaires, de la poli-tique du Général depuis la Libération jusqu'en 1969.

M. Couve de Murville, longtemps ministre des Affaires étrangères du Général de Gaulle avant de devenir son dernier Premier ministre, a écrit Dix ans de politique étrangère (PIon, 253 pages). Dans la mesure où il fut le dépositaire de la pensée du Général sur « la France et le monde » et l'exécuteur docile de sa weltpolitik, Voeuvre présente un intérêt certain.

Dans la collection Textes politiques viennent de parai-tre les oeuvres d'un autre compagnon mort récemment lui aussi, René Capitant, Ecrits politiques 1960-1970 (Flammarion, 432 pages, préface de Louis Vallon) ; fidèle et intransigeant, René Capitant demeure l'une des

figures de proue du gaullisme historique dont les tenants disparaissent les uns après les autres. Ainsi va le monde; tandis que s'amenuisent les troupes des compa-gnons de l'épopée, que se désagrège une pensée poli-tique aux arêtes vives, que les héritiers dénaturent à force de l'affadir, la légende nait et prend corps à travers des disques, des albums, des revues à grand tirage sans véritable sérieux historique, mais qui répon-dent aux besoins de merveilleux du bon peuple. De Gaulle est mort. Pour le petit nombre, les historiens

vont s'efforcer de restituer son vrai visage. Pour la multitude, le héros est en train de renaître sous des traits d'éternité. Mais quels sont ceux que retiendra la légende?

Jean CHELINI •

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LA POLITIQUE, sous la direction de Jean-Luc Parodi

Rédigé par « douze spécialistes de la Fondation nationale des Sciences Politiques et du C.N.R.S. » sous la direction de Jean-Lue Parodi, ce dictionnaire comble une lacune. Il fournit l'instrument d'information et de

culture qui faisait jusqu'à présent défaut, mettant à la disposition du lecteur un ensemble de renseignements

fort utile en même temps qu'il lui permet de faire le point des travaux actuels de la science politique.

A côté des quelque 500 mots classés par ordre

alphabétique, il propose dix articles clairs et docu-mentés sur des sujets-clés: les institutions, les partis et les groupes de pression, les idées politiques, qui correspondent aux rubriqucs classiques, mais aussi le rôle des mass-media, la formation politique de l'individu et les comportements.

Dans un registre moins austère, on notera également le portrait de « l'homme politique » par Colette Ysmal

et Jean-Luc Parodi, et le panorama du pouvoir politique dans le Tiers-Monde par Jean Lacouture.

Présenter scientifiquement la politique est un exercice auquel nous avons quelque peine à nous habituer, ne

serait-ce que parce que les thèmes qu'elle évoque sont chargés de passion. Qualifier un parti de « droite » alors qu'il s'en défend, est-cc faire acte d'analyste

rigoureux ou simplement projeter sur lui ses propres

préjugés? Les critères sont multiples et aucun n'est décisif: sa base électorale, certes, mais aussi ses mili-

tants et son personnel dirigeant, peuvent fournir des indications, mais incomplètes. Il faut prendre en compte

sa doctrine et, point crucial, son comportement au pouvoir, les alliances qu'il contracte..

L'objectivité est donc plus difficile dans ce domaine qu'ailleurs, d'autant que l'effort méritoire pour y par-venir conduit d'ordinaire à l'ennui. Or, cet ouvrage n'est

pas ennuyeux sans presque jamais cesser d'être rigou-reux. « Presque», car certaines affirmations étonnent, comme celle qui assure que « la distinction entre référen-

dum et plébiscite est intellectuellement confuse». Elle a pourtant une signification très précise en droit consti-tutionnel français (I). Tout au plus, aurait-on pu écrire que cette distinction est, à la rigueur, « pratiquement confuse>' parce que la qualification plébiscitaire est jugée infâmante et donc d'un emploi suspect. Mais ce concept est bien établi. Il est légitime que la science politique exclue, par sa démarche, toute préoccupation normative, il l'est moins de prétendre arbitrer en son nom une discussion qui ne se situe pas sur son terrain.

L'autre risque provient d'une tentation assez proche du vieux scientisme: celle d'attribuer valeur de loi scien-tifique à des observations qui n'en disent pas tant, et d'en déduire des prescriptions pratiques. La science politique est loin de tout expliquer, plus loin encore

de fournir un guide sûr à l'action. On lira avec profit à ce propos l'analyse que présente Annick Percheron de la formation des attitudes politiques chez les enfants

(1) Sur ce point, L'excellent Dossier U 2 de H. Duval, P.Y. Leblanc-Dechoisay et P. Mindu, en particulier la pré-sentation du professeur Georgel : Référendum et plébiscite (A. Colin).

et les délicats problèmes qu'elle pose aux chercheurs.

La théorie n'est jamais qu'un moment dans une explo-ration, elle s'efforce d'en organiser les résultats et

propose des hypothèses pour guider les recherches ultérieures. La science politique n'a pas atteint le

stade opérationnel auquel est parvenue la science

économique, sa cadette par l'âge, mais sa grande soeur pour le développement, et les politistes sont toujours en quête d'un schéma général leur permettant de dépasser l'accumulation des observations empiriques.

L'analyse de système présentée par David Easton des-sine sans doute de telles perspectives et fournit d'ores et déjà une « grille » utilisable aussi bien pour les recher-

ches comparatives que pour les enquêtes sur la socia- lisation politique. Le problème est en effet de situer

à leur vraie place des mécanismes ou des comporte- ments qui n'ont de sens que par rapport à l'ensemble dans lequel ils se déploient et dont ils sont indis- sociables. Prenons un exemple simple: le principe majo- ritaire, qui constitue la clé de voûte des régimes démo- cratiques, appelle, pour sa mise en oeuvre, un système de partis adéquat. Le modèle très généralement reconnu est le bipartisme britannique dont la supériorité est

reçue comme un dogme; on en déduit logiquement que tout ce qui tend à la polarisation de la vie publique est favorable, en soi, au bon fonctionnement de n'im-porte quel régime.

Mais la « polarisation » n'est pas un concept uni-voque. Elle désigne, nous apprend Robert DahI (2), au moins trois idées différentes

- l'idée de dualité, de division en deux catégories - l'idée de distance entre les deux principales caté-

gories;

- les caractéristiques dont dépend cette dualité et qui peuvent être sociales et économiques, psychologiques ou affectives et enfin politiques.

D'où la possibilité de situations caractérisées soit par une dualité politique sans relation avec une dualité sociale ou affective (cas des Etats.Unis), soit par une dualité politique en relation avec une dualité

sociale mais sans relation avec une dualité affective (cas de la Grande-Bretagne), soit enfin par une dualité

politique en relation avec une dualité sociale et affective. Ce serait le cas en France, écrit DahI, si les classes laborieuses antigaullistes s'opposaient aux autres classes favorables au gaullisme. Bref, le rêve d'André Malraux.,.

Dès lors, la configuration du système de partis ne

peut plus être considérée en soi, isolée, mais doit être reliée aux clivages sociaux et affectifs. C'est ce qui explique que le système à deux partis disciplinés ne

soit pas toujours une bonne solution. DahI ajoute qu'il se peut même que « les circonstances qui en feraient une solution optimale soient assez inhabituelles ».

(2) Dans L'avenir de l'opposition dans les démocraties, Sedeis 1966 - Le célébre ouvrage du même auteur, Qui gouverne ? a récemment paru chez A. Colin dans la collec-tion « Analyse politique » que dirige Serge Hurtig.

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On ne doit donc pas attendre de la science politique

qu'elle fournisse ctes recettes mécaniquement applica-

bles. Son utilité est moins immédiate mais en fin de

compte capitale. Alfred Sauvy observe volontiers que

les carences (te l'information et de la culture écono-

miques portent une grande responsabilité dans la crise

où s'est empêtrée la France des années trente, crise

plus longue qu'ailleurs et d'où est finalement sortie l'in-

lion. Peut-être pourrait-oïl en (lire autant (le l'incapa-

cité politique de la IV' République qui a su tirer les

leçons économiques de la décennie passée, sans par-

venir à la même prise de conscience sur le plan des

institutions. Nul doute qu'un ouvrage comme ce dictionnaire contribuera à une meilleure compréhension

- car le problème n'est pas résolu Pierre AVRIL •

Hachette - Cou. Les Sciences de l'action.

PLAIDOYER POUR LA VILLE par Bernant Oudin

Avec beaucoup de talent et (le pertinence, notre ami

l'liilippe Saint-Marc a montré, dans « Socialisation de

la nature » (Stock), les dangers et les méfaits d'une

urbanisation el'frénée. Son ouvrage avait des accents

tIc réquisitoire. Pour compléter la connaissance du

dossier, il est nécessaire de lire le livre-pamphlet, livre

provocant et drôle de Bernai -d Oudin qui défend, dans

t ut chaleureux « PI n idoyer 1)011 r la ville » (I), la cause de la ville, mais pas de n'importe quelle ville

Bernard Ouctin se propose de relever le défi urbain.

La ville n'est plus à la mode, et Bernard Oudin veut

réhabiliter la ville. L'auteur, avec une force et un

liumoiti- qtn ébranlent certaines idées communément

admises, se refuse à considérer les villes comme des

loyers de pollution, (le bruit, de nuisances, de vice, de

corruption et de criminalité. La ville n'est pas fatale-

ment inhumaine; créée pour l'homme et par l'homme, il faut l'aider à survivre. La civilisation urbaine a des

aspects négatifs dont il convient de prendre conscience, nais ces aspects négatifs peuvent s'estomper si l'on

sait redon ner à la ville sa pI ace, ses missions et son

attrait. La ville a sa beauté originale et spécifique,

laite tantôt de sa diversité et de ses contrastes (Rome,

Paris) tantôt de son unité (Florence, Londres, Versailles,

Aix-en-Provence), tantôt de son site (Genève, San

Francisco).

Lieu de rencontre et d'échanges, source de création,

d'inspiration et mênie de rêveries, la ville peut devenir

ce qu'elle doit être et redevenir ce qu'elle a été: un

haut lieu civique et politique, culturel, artistique et

historique, un pôle de civilisation, le centre d'une vie

agréable et animée, une vie intellectuellement stimu-

lante et humainement enrichissante. La vocation de la

ville n'est pas d'êti-e une cité-dortoir, une ville-taudis

titi une ville-salon. Que les citadins s'intéressent à leur

ville, à leur quartier, à leurs rues, que les urbanistes

et les architectes fassent preuve d'imagination et d'in-

vention, alors tout peut être sauvé.

Il n'est pas vrai, estime Bernard Oudin, que les villes

soient hostiles à l'homme tandis que la nature lui

sciait, par contre, accueillante. Et cet amoureux des

villes iionïse stii ce qu'est devenu le citadin moderne,

cet obsédé de la vie campagnarde recherchant « l'évasion

illusoire des contraintes urbaines par les vertus réunies

de l'automobile et de la résidence secondaire».

L'automobile, la résidence secondaire, la maison indi-

viduelle sont les ennemis qui, selon Bernard Oudin,

participent, avec d'autres, à la décadence de la ville.

« Le postulat selon lequel il est possible de concevoir

une ville à l'échelle de l'automobile est un postulat

absurde... ». La politique automobile actuelle est un

non-sens, puisqu'elle amène à ce résultat consternant,

« de rendre la ville invivable à la fois au piéton et

à l'automobiliste ». Philippe Saint-Marc, lui-même, n'a-

t-il pas déploré que l'automobile ait tué la joie de

vivre dans les grandes villes.

Les inconvénients cumulés de l'automobile et de

l'habitat dispersé, avec la monotonie inesthétique des

maisons individuelles, aboutissent à ce que cc la notion même de ville risque de se diluer dans la vision apoca-

lyptique d'une banlieue généralisée».

Ni l'urbanisme sauvage ou spontané, ni l'urbanisme planifié, ne sont satisfaisants, ils ont d'ailleurs échoué

l'un et l'autre si l'on en juge par la désaffection et

le discrédit que subit aujourd'hui la ville.

Bernard Oudin reconnait que les villes nouvelles

n'offrent pas, pour la plupart, des réalisations dignes de passer à la postérité. L'idéal urbain de l'avenir ne

saurait être représenté par la sottise de l'univers

pavillonnaire ni par la tristesse de l'encasernement dans

de grands ensembles sans caractère.

Un urbanisme cohérent, plus proche des réalités et

des complexités de la vie doit susciter « un ordre caché à partir d'un désordre apparent » et concilier les exi-

gences de la conservation et celles de la création. Il

faut réhabiliter la rue avec ses boutiques, ses cafés, ses trottoirs, ses lumières, ses odeurs, ses rumeurs, il

faut revitaliser les fonctions de forum et d'acropole

que doit remplir le centre de la ville, il faut retrouver

le charme du « footing » et du « shopping », menacés

par le « drive-in », il faut que le piéton, le flâneur,

l'automobiliste se sentent à l'aise dans leur ville. Et

cela est possible, affirme Bernard Oudin; ce non-

conformiste s'emploie à nous convaincre et nous suggère d'utiles pistes de réflexion et de discussion.

Souhaitons que ce livre n'ait pas été écrit en vain.

1-lenri - BOURBON •

Robert LafI ont - éditeur.

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L'IDEE COLONIALE EN FRANCE (1871-1962) par Raout Girardet

On n beaucoup publié sur les aspects diplomatiques,

militaires et exotiques de l'histoire coloniale. Mais

personne n'avait entrepris d'écrire une histoire des

réactions de l'opinion et des sentiments de la nation française lace à l'idée coloniale, ou à ce que l'on a

appelé l'aventure impériale. Voilà l'oubli réparé par

un important livre de Raout Girardet « L'idée coloniale

en France» (1871-1962) (I).

Une chose frappe d'abord : si les arguments avancés

pour ou contre l'Empire restent à peu près les mêmes de 1830 à 1962, tous les partis, sans exceptions, les

brandissent tour à tour. Une seule école, celle du

capitalisme libéral, restera fidèle à son horreur de la

« Chimère coloniale». Dès 1826, Jean-Baptiste Say l'ulmine contre les charges budgétaires qu'entraincnt les

possessions d'Outre-Mer et énonce la règle d'or du néo-colonialisme futur: « Les vraies colonies d'un peuple

commerçant, ce sont tes peuples indépendants de toutes

les parties du monde». La grosse bourgeoisie opine.

Elle est « cartiériste » avant la lettre. Contre Jules Ferry,

Georges Clemenceau, en 1865, brandit à son tour le

bons sens libéral : la conquête et l'administration des

colonies coûtent cher; les produits manufacturés fran-

çais, grevés de charges de plus en plus lourdes, seront de moins en moins compétitifs sur le marché inter-

national ; les colonies françaises elles-mêmes seront

coniniercialcment conquises par d'autres nations.

Soixante-quinze ans plus tard, Raymond Cartier écrit

« n'eût-il pas mieux valu construire à Nevers l'hôpital

de Lomé et à Tarbcs le lycée de Bobo-Dioulasso ? Certes, cette école néo-libérale cartiériste s'exprime

peu entre 1900 et 1940, au temps du triomphe de « la

plus grande France ». Mais ce n'est que rarement que la grosse bourgeoisie d'affaires et les « cent familles »

du « grand capital » français se départiront de leurs

réserves à l'égard des « chimèt-es coloniales ». La tache

violette qui marquait, sur nos atlas d'écoliers, l'immen-sité des possessions françaises, ne dissimula jamais de

vastes complexes miniers, comme au Congo Belge, au

Kenya ou en Union sud-africaine. Le pétrole algérien,

le fer mauritanien, la bauxite de Guinée, le manganèse

du Gabon, toutes ces richesses n'apparaîtront qu'à la veille ou au lendemain de l'indépendance des Territoires

d'Outre-Mer. Le colonialisme t'rançais restera surtout une affaire de « petits blancs», de « gens douteux » ou

de « dangereux révolutionnaires», comme ces 20.000

ouvriers parisiens déportés qui, après 1848, seront le premier noyau du peuple» pied-noir».

L'objectif économique, dans le sens le plus large,

fixé à l'expansion coloniale par ses premiers théoriciens (Prévost-Paradol, Leroy-Beaulieu, Jules Ferry, etc.) ne

sera pas atteint. Mais leur vision impériale s'organisait

autour d'un autre thème fondamental, celui de la

France « porteuse de lumières », de civilisation, de

moi-ale laïque et de Droits de l'homme pour les uns,

d'Evangile pour les autres. Raoul Girardet expose

parfaitement comment cette idée sera très vite remise en cause par ses propres serviteurs.

Entre les deux grandes guerres, les travaux de Robert

Delavignette, de Georges Hardy, de Théodore Monod,

viennent montrer la richesse du patrimoine culturel de

certaines populations colonisées, le risque fatal de

déculturation, de déracinement, de prolétarisation.

Beaucoup de ceux qui ont choisi de servir aux colonies

méprisent, à l'instar de Lyautey, l'idéologie radicale

dominante dans la métropole et découvrent les tradi-

tions spiritualistes et communautaires dont ils ont la

nostalgie. Ils ne rejettent pas la colonisation elle-même,

mais annoncent qu'elle deviendra stérile, nocive, si elle

ne s'accompagne pas d'un immense effort d'imagination

de la puissance coloniale. « L'heure des dominations paresseuses et stériles est révolue», écrit en 1931, Albert

Sarrault, disciple de Clemenceau et passé, comme son

niaitre, de la critique à l'apologie de l'Empire. Pourtant la classe politique reste sans projets face

à cet énorme patrimoine. Seul, le Parti communiste Français adopte une attitude

tranchée face à l'idée coloniale. « Cette apothéose est

celle du crime», lit-on dans « L'Humanité » au lendemain

du centenaire de la conquête de l'Algérie.

En 1931, le Congrès de la « Ligue des Droits de

l'Homme » se prononce à une très forte majorité contre

une condamnation globale du fait colonial et en faveur

des thèses évolutives de Maurice Violette et d'Albert Bayet qui s'écrie : « de ce que l'action colonisatrice

s'accompagne trop souvent d'abus, avons-nous le droit

de conclure qu'elle en est inséparable? »

Du Parti socialiste à la droite classique en passant

par les radicaux, on évoque vaguement la nécessité

d'une évolution du statut des peuples colonisés, appelés

à devenir des « associés et non plus des sujets», mais aucun parti ne se préoccupe sérieusement d'engager

un processus audacieux de réforme.

En historien, Raoul Girardet trace, pour la première

fois, une fresque d'ensemble des différents courants de

l'opinion française dans la bataille de la décolonisation,

distinguant quatre types d'anticolonialisme : le révolu-

tionnaire messianique, le contestataire humaniste, le

cartiériste snucieux de protéger la cagnote française,

et le patriote « de progrès » qui pense à garantir pour

l'avenir les relations de la France avec ses anciens

vassaux- Le camp de ceux qui défendent la pérennité

de la souveraineté française outre-mer est analysé avec autant de soins.

Dix ans après les accords d'Evian qui consacraient la fin de l'Empire colonial français, le grand débat

ouvert en 1830 est loin d'être clos. « Il est remarquable, conclut Raoul Girardet, que l'idéal officiellement pré-

senté par l'actuelle politique « d'aide » et de «coopéra-

tion » ne se montre pas, à tout prendre, très sensi-

blement différent de celui qu'exprimaient en leur temps les grands doctrinaires de l'action coloniale, essentiel-

lement définie comme une « mission de solidarité » ou

une « oeuvre collective de charité ». Sa formulation

recouvre les mêmes élans désintéressés et la même sincérité dans la générosité: elle recouvre également,

maintenus dans un semblable et discret arrière-plan, les mêmes calculs, les mêmes vanités... »

Jean-Marc KALFLECHE

(1) La Table Ronde éditeur.

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LA TRAGÉDIE DE LA PURETÉ par Etienne BORNE

R IEN nest plus déconcertant et plus capable de mettre en déroute les idées établies que la personne et l'oeuvre de Paul Valéry un esprit souverainement libre,

capable des jugements les plus hardis et un homme à l'aise dans la célébrité, couvert d'honneurs, et les plus académi-ques, jusqu'aux grandioses funérailles nationales du 24 juillet 1945 — honneurs que prolongent aujourd'hui, en écho affai-bli, la célébration du centenaire de sa naissance occitanienne 01 méditerranéenne: une oeuvre certes considérable, qui louche en fin de compte à tous les sujets ou plutôt à toutes las Interrogations que ne saurait éluder l'être pensant, et notamment sur les ressorts des conduites privées et publi-ques et sur le fonctionnement de la pensée elle-même, et pourtant, dans cette vaste production, aucun traité en torme développant une doctrine, de prémisses en conséquences, mais quasi uniquement des morceaux de circonstance, faisant au terme anthologie, éclatants « débris « pour parler son langage « d'en ne sait quel grand jeu « qui n'a jamais été et ne sera jamais, mietles comme cristallines semblables aux diamants dont la dure limpidité orne ses poèmes: nul n'a su mieux que lui faire d'une dissertation sur thème impo-sé un chef-d'oeuvre unique, et il méritait bien de finir universitaire et de donner au Collège de France des leçons sur cette poétique dont lui étaient également familières la théorie et la pratique; bref, et enfin, une intelligence aigué ot vive jusqu'au génie, et susceptible de se donner à chaque fols la forme la mieux ajustée, en poussant la parole humaine au plus haut point de perfection dont elle soit capable, un monstre d'intellectualité, murmuraient ses adversaires romantiques et spiritualistes, mais qui par défi et comme pour rendre plus énigmatique son personnage a aussi bien triomphé dans l'art des vers, dont le commun blasphémant l'intelligence imaginait qu'il relevait essentiel-lement des bas mystères de l'âme, et à force de s'exercer aux longues patiences mallarméennes, Paul Vaiéry a inscrit dans notre culture aussi ineffaçablement que t' Booz endor-ml » ou ie « Bateau Ivre ', « le Cimetière marIn « et « la Jeuno Parque mi.

L 'intelligence valéryenne aura suscité bien des commen- taires fades et convenus, faute d'étre saisie dans sa vertu originelle qui était certes de rigueur, à condition

d'ajouter à ce mot ce qu'il peut requérir d'agressivité pro-prement destructrice contre ces choses vagues et impures auxquelles Paul Valéry avait déclaré une guerre inexpiable, et par exemple les grands sentiments et le pathétique, les métaphysiques et les religions. Cet anti-Pascal, qui aurait pourlant pu être de connivence avec ce qu'il y a de corrosif dans le procès qu'intente à l'homme l'auteur des « Pensées n'a que sarcasme pour les angoisses de l'esprit confronté au silence de la nature, car les troubles de i'esprit, impuretés majeures, abîment l'esprit et le rendent vulnérable aux mythologies fascinantes et consolantes qui voudraient se laire passer Irauduleusement pour des spiritualités. Le spirituel, pour un Vaiéry, n'est rien d'autre que la pureté de l'intellectuel. Telle a été, dans ses poèmes comme dans ses proses, l'inébranlable maxime de ce méditerranéen, ennemi comme un autre méditerranéen, Charles Maurras (al la provençale Martigues est parente de Sète. l'occita-nienne), des mysticismes orientaux et nordiques, du vertige de l'infini, dont à en croire ces amoureux de la limite et des transparences intelligibles, pourrait nous délivrer un « long regard sur le calme des dieux», les iles et les rocs enso-leillés de la mer la plus lointainement civilisée de l'histoire humaine. Car contre les obscurs mystères de l'âme (» l'âme, l'âme aux yeux noirs touche aux ténèbres mêmes »), contre les délires du coeur, la ressource est dans la lumière du

monde, image visible de cette intelligence en dehors de laquelle il ne saurait y avoir d'autre salut que de magie et de sorcellerie,

p AUL VALERY appartient presque tout entier à l'hellénisme et il réveille et vivifie la grande tradition du scepti-cisme grec, lequel est une possibilité toujours pro-

chaine de la philosophie. Car bien qu'il assaille les philo-sophes en leur reprochant cruellement de ne jamais vouloir reconnaitre qu'une philosophie n'est rien d'autre qu'un poème d'idées gratuit et vain, Vaiéry professe et renouvelle une philosophie depuis longtemps reconnue, qui a un nom classique et honorable puisqu'elle s'appelle le scepticisme, et qui se jure de montrer inlassablement que la certitude dégrade l'esprit, introduisant en lui la double laideur de l'intolérance et de la sottise, cependant que le doute, ébranlant les convictions apprend l'esprit à l'esprit, et le maintient dans une vigilance éveillée, aiguè, impossible à surprendre. Comme si l'acte d'adhérer avait quelque chose d'impur. Peut-être y a-t-il aussi, pius profondément, en Valéry une pureté de type cathare, héritage de la plus subtile et plus raffinée culture occitanienne. La vie d'un côté, l'intelli-gence de l'autre. L'impureté serait dans le mélange des deux ordres, l'esprit troublant la vie et rendant la sensualité inquiète, la vie échauffant l'esprit de chaleureuses confusions qui lui ôtent la nette sécheresse à quoi se reconnait l'ardeur intellectuelle. Régime de séparation qui est la sagesse valé-ryenne même: « Tantôt je pense, et tantôt je suis. » Et pour découvrir l'immense importance de Valéry, il suffirait d'aper-cevoir que de ce divorce entre la pensée et l'existence tel qu'il l'a radicalisé devaient sortir, au moment où il quittait la scène, l'existentialisme sartrien, et plus tard les diverses formes de structuralisme, dont Valéry a donné d'avance d'étonnantes formulations, « L'ébauche d'un serpent», « la pensée défaul dans le grand diamant de l'être » contiennent i'essenfi'el de I' « Etre et le Néant t'. Et ie langage comme origine des mythes ou le formalisme linguistique comme vérité de tout discours et même des exercices poétiques, ces nouveautés du jour d'aujourd'hui, Valéry ies avait déjà énoncées et fait étinceler par rencontre et en se jouant.

EUX de l'intelligence, jeux tragiques dans ia mesure où ils supposent une certaine sorte de rupture comme

j désespérée, avec la vie. Alain, après le fameux n déjeu- ner chez Lapérouse », a su lire sur le masque de Valéry « une puissance d'expression tragique incomparable t'. Tra-gique fait, ajoute-t-ii, « d'une absence ou d'une distraction effrayantes». Peut-on en effet exister dans l'atmosphère raréfiée de la pureté intellectuelle, et par cette seule passion de comprendre qui annonce et réalise la mort de toutes les passions? Intelligence littéralement sans religion, c'est-à-dire déliée de toutes les sortes de relations de complicité et de complaisance avec les étres et les choses. Paul Vaiéry à la fin de sa vie a rencontré, avec les horrears de la guerre, un autre tragique, le tragique même de l'existence, dont il s'est à la fin rendu compte qu'il ne suffit pas de le mépriser et de l'expliquer par la sottise des hommes. Peu de semaines avant sa mort, il découvrait qu'il est, à l'oeuvre dans le monde, un mal plus profond que la Bêtise. Dans les dernières lignes qu'il ait écrites, on lit: n Toutes les chances d'erreur. Pire encore, toutes les chances de mauvais goût, de facilité vulgaire, sont avec celui qui hait ». Démenti ultime de Valéry à Valéry. Car le contraire de la haine n'est pas l'intelligence.

Etienne BORNE U