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L a foudre, phénomène imprévisible et effrayant, a été associée jusqu’au Moyen-Âge à des colères divines. La recherche d’explications naturelles à la foudre débute au XVII e siècle avec Descartes, qui l’attribue à des collisions entre nuages. Mais c’est au XVIII e siècle, dans un contexte de développement des connaissances sur l’électricité sta- tique, que l’étude de la foudre prend réellement son essor. Plusieurs savants de l’époque constatent des similitudes importantes entre la foudre et les décharges d’électricité sta- tique. En 1752, à Marly-la-Ville, Dalibard observe des étin- celles entre une tige isolée du sol et pointée vers un nuage d’orage, d’une part, et une pointe reliée à la terre, d’autre part. Cette expérience, dont l’idée est due à Benjamin Franklin (1706-1790), confirme que la foudre est un phé- nomène électrique. L’année suivante, en reliant à la terre la même tige verticale, Franklin inventait le paratonnerre. C’est ensuite au XX e siècle, avec le développement de la photographie, puis de l’oscilloscope à tube cathodique, qu’il est devenu possible d’étudier précisément la foudre. Ces techniques ont en effet permis d’observer la trajectoire des éclairs et de mesurer la tension et l’intensité du courant en jeu. Les moyens d’étude sont aujourd’hui bien plus développés, qu’il s’agisse des appareils de mesure ou de leurs vecteurs : ballons-sondes, avions, voire mesures satellitaires. Ces mesures de terrain, ainsi que les expériences en labora- toire, permettent aujourd’hui d’apprécier plus précisément les processus mis en jeu dans la physique de l’éclair. Le mécanisme de la foudre La phase préalable à une décharge de foudre est la charge des nuages. Les charges elles-mêmes pourraient être géné- rées lors des collisions entre particules de glace et/ou d’eau. Les charges de signes opposés sont portées par des particu- les différentes. Elles sont donc séparées par les courants ver- ticaux qui structurent les nuages, avec des vitesses pouvant dépasser 20 m/s. Ainsi, le haut du nuage est constitué de particules de glace généralement chargées positivement, tandis que la partie basse a une charge négative. On observe donc un champ électrique pouvant atteindre 10 voire 15 kV/m au sol, et jusqu’à 50 kV/m à quelques centaines de mètres d’altitude. La déformation des gouttes d’eau dans le nuage, sous forme d’ellipsoïdes qui exaltent le champ électrique à leur extrémité, initie un effet couronne à leur pointe. Ces cou- ronnes se connectent et forment un traceur, canal ionisé, qui progresse par bonds de quelques dizaines de mètres, avec des temps d’arrêt de 50 à 100 µs (figure 1). Au cours de sa progression, le traceur se ramifie. Lorsqu’une ramifi- cation arrive à proximité du sol, un traceur ascendant est généré à partir d’un « point haut » : arbre, bâtiment, arête montagneuse... La rencontre des deux traceurs génère un court-circuit entre le nuage et le sol, permettant l’écoule- ment d’un courant de quelques milliers à plusieurs centai- nes de milliers d’ampères, du sol vers le nuage : l’arc en retour. Ce courant, qui constitue le coup de foudre, dure entre une fraction de seconde et quelques secondes, et peut se répéter : on parle alors de ré-illuminations. Étudier la foudre Comprendre le mécanisme de propagation de la décharge de foudre, et en particulier des traceurs, nécessite des expériences en conditions contrôlées. On a donc 61 Foudre, laser et filament La foudre, décharge électrique entre un nuage et le sol, fascine l’homme depuis toujours par son caractère imprévisible et son pouvoir de destruction. Ces propriétés motivent son étude, mais la rendent très difficile à caractériser. Afin de produire des éclairs « sur demande », nous nous intéressons à la possibilité de déclencher la foudre à l’aide de filaments ionisés créés par laser. À l’échelle du laboratoire, les filaments réduisent la tension de claquage de 30 %, y compris sous une pluie artificielle. La transposition de ces résultats à l’échelle atmosphérique nécessite néanmoins un meilleur contrôle de la durée de vie du plasma généré par le laser. Article proposé par : Jérôme Kasparian, [email protected] André Mysyrowicz, [email protected] Jean-Pierre Wolf, [email protected] Laboratoire de Spectrométrie Ionique et Moléculaire, UMR 5579, CNRS/Université Lyon 1, Villeurbanne Laboratoire d’Optique Appliquée, ENSTA/École Polytechnique, Palaiseau

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La foudre, phénomène imprévisible et effrayant, a étéassociée jusqu’au Moyen-Âge à des colères divines. Larecherche d’explications naturelles à la foudre débute

au XVIIe siècle avec Descartes, qui l’attribue à des collisionsentre nuages. Mais c’est au XVIIIe siècle, dans un contextede développement des connaissances sur l’électricité sta-tique, que l’étude de la foudre prend réellement son essor.Plusieurs savants de l’époque constatent des similitudesimportantes entre la foudre et les décharges d’électricité sta-tique. En 1752, à Marly-la-Ville, Dalibard observe des étin-celles entre une tige isolée du sol et pointée vers un nuaged’orage, d’une part, et une pointe reliée à la terre, d’autrepart. Cette expérience, dont l’idée est due à BenjaminFranklin (1706-1790), confirme que la foudre est un phé-nomène électrique. L’année suivante, en reliant à la terre lamême tige verticale, Franklin inventait le paratonnerre.C’est ensuite au XXe siècle, avec le développement de laphotographie, puis de l’oscilloscope à tube cathodique,qu’il est devenu possible d’étudier précisément la foudre.Ces techniques ont en effet permis d’observer la trajectoiredes éclairs et de mesurer la tension et l’intensité du couranten jeu. Les moyens d’étude sont aujourd’hui bien plusdéveloppés, qu’il s’agisse des appareils de mesure ou de leursvecteurs : ballons-sondes, avions, voire mesures satellitaires.Ces mesures de terrain, ainsi que les expériences en labora-toire, permettent aujourd’hui d’apprécier plus précisémentles processus mis en jeu dans la physique de l’éclair.

Le mécanisme de la foudre

La phase préalable à une décharge de foudre est la chargedes nuages. Les charges elles-mêmes pourraient être géné-

rées lors des collisions entre particules de glace et/ou d’eau.Les charges de signes opposés sont portées par des particu-les différentes. Elles sont donc séparées par les courants ver-ticaux qui structurent les nuages, avec des vitesses pouvantdépasser 20 m/s. Ainsi, le haut du nuage est constitué departicules de glace généralement chargées positivement,tandis que la partie basse a une charge négative. On observedonc un champ électrique pouvant atteindre 10 voire 15 kV/m au sol, et jusqu’à 50 kV/m à quelques centainesde mètres d’altitude.

La déformation des gouttes d’eau dans le nuage, sousforme d’ellipsoïdes qui exaltent le champ électrique à leurextrémité, initie un effet couronne à leur pointe. Ces cou-ronnes se connectent et forment un traceur, canal ionisé,qui progresse par bonds de quelques dizaines de mètres,avec des temps d’arrêt de 50 à 100 µs (figure 1). Au coursde sa progression, le traceur se ramifie. Lorsqu’une ramifi-cation arrive à proximité du sol, un traceur ascendant estgénéré à partir d’un « point haut » : arbre, bâtiment, arêtemontagneuse... La rencontre des deux traceurs génère uncourt-circuit entre le nuage et le sol, permettant l’écoule-ment d’un courant de quelques milliers à plusieurs centai-nes de milliers d’ampères, du sol vers le nuage : l’arc enretour. Ce courant, qui constitue le coup de foudre, dureentre une fraction de seconde et quelques secondes, et peutse répéter : on parle alors de ré-illuminations.

Étudier la foudre

Comprendre le mécanisme de propagation de ladécharge de foudre, et en particulier des traceurs, nécessitedes expériences en conditions contrôlées. On a donc

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La foudre, décharge électrique entre un nuage et le sol, fascine l’homme depuis toujours par son caractèreimprévisible et son pouvoir de destruction. Ces propriétés motivent son étude, mais la rendent très difficileà caractériser. Afin de produire des éclairs « sur demande », nous nous intéressons à la possibilité dedéclencher la foudre à l’aide de filaments ionisés créés par laser. À l’échelle du laboratoire, les filamentsréduisent la tension de claquage de 30 %, y compris sous une pluie artificielle. La transposition de cesrésultats à l’échelle atmosphérique nécessite néanmoins un meilleur contrôle de la durée de vie du plasmagénéré par le laser.

Article proposé par :

Jérôme Kasparian, [email protected]é Mysyrowicz, [email protected] Wolf, [email protected]

Laboratoire de Spectrométrie Ionique et Moléculaire, UMR 5579, CNRS/Université Lyon 1, VilleurbanneLaboratoire d’Optique Appliquée, ENSTA/École Polytechnique, Palaiseau

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recours à des simulations en laboratoire, dans lesquelles onétudie des décharges électriques sur quelques mètres.

Ces décharges sont générées par des générateurs de choc(figure 2) qui produisent des impulsions de plusieurs MVpendant quelques microsecondes, en déchargeant brusque-ment un banc de condensateurs. L’impulsion de haute ten-sion est alors envoyée sur une électrode jouant le rôle d’unnuage, face à une électrode de terre reliée à la masse. Cetype d’installation permet aussi bien des études industriel-les, telles que la validation de dispositifs ou d’appareils des-tinés à l’industrie électrique, que des recherches sur la phy-sique des décharges. Grâce à des caméras à balayage defente, qui permettent d’étudier des phénomènes lumineuxultrarapides en transformant une variation temporelle enune répartition spatiale enregistrée par une caméra CCD,on a pu mettre en évidence le mécanisme de progression dutraceur. Ce mécanisme implique une cascade d’ionisation àsa tête, qui cause une exaltation locale du champ électriqueet soutient la poursuite de la décharge.

Cependant, ce mécanisme de propagation illustre leslimites des expériences en laboratoire, que les dimensionsdes installations comme les tensions disponibles limitent àune dizaine de mètres. Or, les avalanches d’électrons quiforment la tête du traceur ont besoin de plusieurs mètrespour se développer. Des mesures complémentaires de ter-rain, sur la foudre réelle, sont donc également nécessaires.Elles utilisent divers moyens : détecteurs de champ élec-

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trique, mesures de courant direct ou induit, localisation desdécharges grâce à des réseaux d’antennes détectant lesimpulsions électromagnétiques émises par les décharges defoudre, mesures aéroportées ou sur un ballon-sonde... Maisl’ensemble de ces études souffre du caractère aléatoire de lafoudre, qui limite le nombre d’événements détectables, etempêche toute synchronisation de l’instrumentation avecl’éclair.

On a donc très tôt cherché à déclencher la foudre surdemande au moyen d’une fusée, qui déroule derrière elle unfilin métallique. L’ensemble constitué de la fusée et du filconstitue un paratonnerre, qui attire l’éclair à la fusée puisle guide vers le sol (figure 3).

Si un fil continu permet de prévoir exactement le pointd’impact de la foudre au sol, les décharges qu’il déclenchene reproduisent pas exactement le mécanisme d’un éclairnaturel, puisqu’il ne donne pas lieu à un traceur ascendant.Des variantes, où le fil associe une section métallique enaltitude à un fil isolant au voisinage du sol, permettent laformation d’un traceur par bonds et d’un traceur ascen-

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Traceur par bonds--

--

--

Effet couronne+

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-

+Traceur ascendant+

- - --

-- -

Point haut

Arc en retour

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Figure 1 – Mécanisme d’initiation de l’éclair : formation d’un traceurpar bonds ; formation d’un traceur ascendant ; saut final.

Figure 2 – Installation d’étude des décharges de haute tension. À gau-che, le laser Téramobile ; à droite, le générateur de chocs. Photo ©Kay Rethmeier, TU Berlin.

Encadré 1 Les dégats dûs à la foudre

Chaque année, un à deux millions d’éclairs tombent sur laFrance. Ils tuent entre 20 et 40 personnes, sans compter 20 000têtes de bétail, détruisent 50 000 compteurs électriques et causentde multiples incendies, pour des dommages cumulés de près d’unmilliard d’euros. En Amérique du Nord, on estime que la moitiédes feux de forêts sont dus à la foudre.

Par ailleurs, il est impossible de chiffrer les innombrables dom-mages aux appareils électroniques, tels que les ordinateurs, les cen-traux téléphoniques ou les automatismes domotiques en toutgenre, allant de la télécommande de porte de garage à l’alarmedomestique.

Ces dégâts, certes considérables, sont largement minorés parl’efficacité des protections mises en œuvre, à commencer par lesparatonnerres, mais aussi par la prise en compte du risque de fou-dre lors de la mise au point de systèmes sensibles. Ainsi, un avionde ligne est foudroyé en vol en moyenne chaque année, sans que cesévénements n’aient de conséquence dramatique. Ce résultat est dûà la conception des avions, qui, même construits en matériauxcomposites, sont protégés par une série de bandelettes métalliquesnoyées dans la structure et qui forment une cage de Faraday.

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dant : les éclairs ainsi déclenchés sont aussi proches quepossible des éclairs naturels. Un fil conducteur long dequelques dizaines de mètres suffit pour cela.

Cependant, le nombre de fusées disponibles durant unorage est forcément limité. Une station typique est équipéede 5 à 10 fusées, et ne peut pas être rechargée avant la finde l’orage. De plus, le choix de l’instant de tir est délicat. Ilest donc souhaitable de disposer d’un système de déclen-chement en continu. Le laser a rapidement été identifiécomme un candidat pour cela, et des tests en ce sens ont étépratiqués très rapidement après l’apparition des premierslasers de puissance, dans les années 1960.

Le déclenchement de décharges de haute tension par laser

Ces premières expériences, utilisant des impulsions laserde « longue » durée (quelques nanosecondes ou plus), n’ontpas abouti. En effet, l’avant de l’impulsion ionise l’air etaccélère les électrons ainsi libérés. Ceci provoque une ava-lanche d’électrons secondaires par ionisation d’impact, etdonc une forte augmentation de la densité du plasma, quidevient opaque pour l’arrière de l’impulsion. Une grandepartie de l’énergie du faisceau laser est ainsi perdue, et lacolonne de plasma produite est limitée à une longueur dequelques mètres.

La situation est très différente avec une impulsion ultra-courte, de l’ordre de 100 fs (1 fs = 10–15 s). Cette durée esttrop brève pour initier des avalanches d’électrons. La den-sité d’électrons reste donc plus faible qu’avec des impulsions« longues » et le plasma reste transparent à l’impulsion laser.Des expériences en laboratoire ont montré que les plasmasgénérés par les lasers ultra-brefs peuvent déclencher et gui-der une décharge électrique de plusieurs mégavolts. Or, onsait maintenant produire des colonnes de plasma de grandelongueur, ou « filaments ».

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Figure 3 – Éclair guidé par un dispositif fusée-fil au LaboratoireLangmuir (Nouveau-Mexique) – Photo © P. Hubert, CEA/CENG.

La filamentation laser

La filamentation est caractéristique de la propagationd’une impulsion femtoseconde très intense dans l’air.Comme la puissance instantanée du faisceau est très élevée(plusieurs térawatts, soit l’équivalent de 1000 centrales électriques), l’air ne peut plus être considéré comme unmilieu linéaire passif. Cette non-linéarité se traduit en par-ticulier par la formation de « filaments » autoguidés. Lepoint de départ de ce processus est l’auto-focalisation pareffet Kerr. À haute puissance, l’indice de réfraction de l’airdépend de l’intensité laser : n(I ) = n0 + n2 I, oùn2 ≈ 3 × 10−19 cm2/W est l’indice de réfraction non-linéaire de l’air, lié à sa polarisabilité non-linéaire. Le profild’intensité dans le faisceau étant généralement gaussien,l’effet Kerr génère un profil d’indice qui se comportecomme une série de lentilles convergentes. Lorsque la puis-sance du faisceau atteint ou dépasse une puissance dite puis-sance critique (soit quelques GW dans l’air), la lentille deKerr compense la diffraction et l’énergie du faisceau seconcentre sur son axe. L’intensité locale augmente au point,comme nous l’avons vu plus haut, d’ioniser l’air. La densitéd’électrons libres atteint 1015 à 1017 cm–3 et contribuenégativement à l’indice de réfraction, formant l’équivalentd’une lentille divergente qui compense la lentille conver-gente de Kerr. Un équilibre dynamique en résulte, quiguide la lumière sur des distances pouvant dépasser la cen-taine de mètres tout en ionisant l’atmosphère.

Ces filaments de lumière (figure 4), ionisés donc conduc-teurs électriques, peuvent être initiés jusqu’à quelques kilo-mètres de distance en choisissant de manière adéquate lesparamètres du laser. Ils peuvent également être positionnésà l’emplacement voulu en balayant le faisceau laser à l’aided’un miroir mobile.

Figure 4 – Image – en vraies couleurs – du faisceau projeté sur unécran après filamentation : le filament correspond à la tache blancheau centre. Les anneaux colorés sont dus à des fuites latérales dont l’an-gle dépend de la longueur d’onde.

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Déclenchement de décharges de haute tension par des filamentslaser

Ces longs filaments conducteurs sont rapidement appa-rus comme une voie prometteuse pour étendre à de grandesdistances la capacité des lasers ultra-brefs à déclencher desdécharges de haute tension. C’est ce que nous avons vérifiéà l’aide du laser Téramobile (encadré 2). En focalisant légè-rement le faisceau, nous avons « connecté » deux électrodesdistantes de plusieurs mètres grâce aux filaments de plasma.Dans ces conditions, les décharges électriques sont déclen-chées, puisqu’elles se produisent à une tension de claquagede 30 % inférieure à la tension de claquage sans laser. Ellessont également guidées (figure 5) le long du faisceau laser,au lieu de suivre un chemin aléatoire caractéristique d’unedécharge électrique.

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Figure 5 – Décharge électrique de haute tension libre (en haut), etguidée par des filaments générés par laser (en bas). L’électrode dehaute tension (sphérique à gauche) figure un nuage, le sol étant repré-senté par l’électrode plane à droite, reliée à la terre. Photo © Téramo-bile et CEAT-Toulouse.

Encadré 2 Le Téramobile

Développer des applications dans l’atmosphère nécessite unlaser femtoseconde-térawatt apte à des expériences de terrain. Or,ce type de laser requiert des conditions de propreté et de stabilitémécanique, thermique et hygrométrique réservées au laboratoire.Par ailleurs, leur encombrement est généralement incompatibleavec un transport par quelque moyen que ce soit. Dans le cadred’un projet franco-allemand réunissant quatre laboratoires(LASIM, LOA, Freie Universität Berlin, Université de Jena), initiépar le CNRS et la DFG allemande, nous avons donc développé lepremier laser femtoseconde-terawatt mobile, Téramobile (figure E1). Le projet, aujourd’hui soutenu par l’ANR, a été récem-ment rejoint par l’Université de Genève.

Le laser Téramobile est basé sur la technique CPA (pour Ampli-fication à dérive de fréquence, ou Chirped Pulse Amplification).Dans cette technologie, les impulsions laser sont étirées temporel-

Figure E1 – Schéma du laser femtoseconde-Terawatt mobile « Téramobile ». L1 à L7 : éléments du laser ; S : télescope d’émission à focalevariable, C : Alimentations électriques et contrôle de température, D : système de détection Lidar. D’après Eur. Phys. J. AP 20, 183 (2002).

lement avant d’être envoyées dans les milieux amplificateurs, afind’éviter d’endommager ces derniers. Le Téramobile se distingue parune conception particulièrement compacte (3,5 × 2,2 m) qui apermis son intégration dans un conteneur maritime standard de 20 pieds, offrant une surface intérieure utile de 10 m2 environ pourun encombrement extérieur de 6 m × 2,4 m × 2,6 m. Il fournitdes impulsions de 350 mJ en 70 fs, soit une puissance crête de 5TW, à une longueur d’onde de 800 nm avec un taux de répétitionde 10 Hz. De plus, le compresseur a été amélioré pour permettrede précompenser la dispersion de la vitesse de groupe dans l’air. Lacombinaison de cette possibilité avec la focale variable du télescoped’émission permet de contrôler la distance à laquelle les filamentssont formés, ainsi que leur longueur. Outre le laser et sa suspensionmécanique, le conteneur contient un laboratoire d’optique com-plet, y compris le conditionnement d’air, les alimentations élec-triques et un système de télédétection Lidar.

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Vers le déclenchement de la foudre

Outre le fait qu’il est difficile de reproduire en labora-toire le mécanisme exact de formation d’un éclair, l’extra-polation à l’échelle atmosphérique des résultats obtenus enlaboratoire de haute tension est soumise à deux conditions.

En premier lieu, elle nécessite de propager les impulsionslaser à travers un milieu turbulent, voire sous la pluie. Or,la filamentation est un processus particulièrement robuste.Les filaments ne portent pas la totalité de l’énergie du fais-ceau laser : ils sont entourés par un « bain de photons » àpartir duquel ils peuvent se régénérer après avoir été blo-qués par un obstacle tel qu’une goutte d’eau. C’est ainsi quela filamentation peut être transmise à travers un nuagedense. De même, la turbulence atmosphérique ne bloquepas la filamentation, car les gradients d’indice de réfractionliés aux inhomogénéités de l’atmosphère sont trop faiblespour bloquer l’équilibre dynamique entre l’effet Kerr et ladéfocalisation par le plasma. En outre, les filaments trans-mis à travers la turbulence conservent leurs propriétés. Enparticulier, nous avons montré qu’ils restent capables dedéclencher et de guider des décharges de haute tension sousune pluie artificielle.

La seconde condition concerne l’augmentation de ladurée de vie du plasma généré par le laser, qui est actuelle-ment de l’ordre de la microseconde. Avec une vitesse del’ordre de 1 m/µs, la décharge ne se propage donc que surquelques mètres le long du filament avant que le plasma nese dissipe : cette distance de propagation définit la longueurutile du filament. Un second laser peut l’augmenter enentretenant le plasma. Ainsi, nous avons significativementamélioré le taux de décharges au voisinage du seuil, en fai-sant suivre l’impulsion femtoseconde par celle d’un laserYAG nanoseconde d’énergie relativement modérée (400 mJ). Ces résultats encourageants semblent dus à uncouplage entre l’allongement de la durée de vie desélectrons et l’augmentation de l’effet Joule au sein du fila-ment soumis au champ électrique. Un important travail demodélisation est en cours pour mieux comprendre lesmécanismes impliqués et optimiser le processus.

Forts de ces constats, nous avons réalisé une campagnede terrain au cours de l’été 2004, au Laboratoire Langmuirdu New Mexico Tech, situé à 3200 m d’altitude dans lesMontagnes Rocheuses (États-Unis). Cette station perma-nente d’étude de la foudre est équipée d’un réseau d’anten-nes pour localiser l’activité électrique des nuages. Ce réseaua détecté des micro-décharges synchronisées avec les tirs dulaser Téramobile. Ainsi, les filaments conducteurs généréspar le laser et pointés vers les nuages d’orage, se sont com-portés comme des pointes métalliques dirigées vers uneélectrode chargée : ils ont initié des décharges couronnes àleur extrémité. Ce résultat donne matière à optimiser pourde futures campagnes de terrain et constitue donc un pasvers le contrôle de la foudre par laser. Une telle techniquepermettrait non seulement de déclencher la foudre sur

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Figure 6 – Déclenchement de décharges de forte puissance. En haut :le laser Téramobile en position. La ligne rouge symbolise le faisceaulaser. En bas : état des électrodes de cuivre après la décharge. Les tra-ces de fusion du métal attestent des puissances électriques transportéesdans les décharges. Photos © Téramobile et SNCF.

demande pour l’étudier, mais aussi de protéger une instal-lation telle qu’un aéroport ou une centrale électrique, enattirant la foudre au loin avec le laser, lui-même protégé parune cage de Faraday ou un miroir métallique relié à la terre.

La commutation électrique assistéepar laser

On peut également chercher à exploiter le plasma créépar la filamentation pour le captage de forts courants envue de l’alimentation des trains à grande vitesse. À l’heureactuelle, ce captage se fait à l’aide d’un pantographe enappui sur une caténaire. Mais la résistance de frottementaugmente avec la vitesse, entraînant un freinage et uneusure importants. De plus, au cours de son déplacement, lepantographe génère dans la caténaire une onde de vibra-tion. Si le train rattrape cette onde, le contact caténaire-pantographe peut devenir intermittent et la caténaire risquede se rompre. On doit donc tendre davantage les câblespour les trains à grande vitesse, ce qui, en contrepartie,diminue notablement leur durée de vie.

Le déclenchement d’arcs électriques de forte intensitépar les filaments laser pourrait résoudre ces problèmes,comme nous l’avons récemment montré en collaborationavec le Centre d’essais de la SNCF à Vitry-sur-Seine. Encourt-circuitant deux électrodes de cuivre distantes de 3 à60 mm (figure 6), nous avons déclenché des décharges de

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forte puissance, aussi bien en courant continu (4 kV) qu’al-ternatif (20 kV crête à crête, 50 Hz).

Dans les deux cas, la puissance transmise était limitée parle courant maximal délivré par le générateur. L’efficacité duplasma pour transporter l’énergie électrique est particulière-ment impressionnante en courant continu : le filament aainsi transporté jusqu’à 1 MW pour une perte ohmique limi-tée à 8 kW. La résistivité linéique correspondante, soit 0,1 Ω/cm, est très inférieure à celle qu’aurait un arc spontané.De plus, ce régime de faible dissipation peut se maintenirpendant plusieurs secondes après le tir du laser qui l’a initié.

Conclusions et perspectives

Bien que le contrôle de la foudre en vraie grandeur resteaujourd’hui encore du domaine de la science-fiction, lesspectaculaires résultats obtenus en laboratoire par l’équipedu Téramobile ont considérablement rapproché ce rêve de laréalité. De plus, les résultats obtenus constituent un pasimportant vers le captage sans contact de courants de puis-sance. Les récents progrès de la technologie des lasers àimpulsions ultra-brèves pourraient en outre faciliter large-ment la mise en œuvre de ces résultats à l’échelle industrielle.

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POUR EN SAVOIR PLUS

J. Kasparian, J.-P. Wolf, « Physics and applications of atmosphe-ric nonlinear optics and filamentation », Optics Express 16,466 (2008).

J. Kasparian et al., « Electric Events Synchronized with LaserFilaments in Thunderclouds », Optics Express (2008).

A. Houard et al., « High Current Permanent Discharges in AirInduced by Femtosecond Laser Filamentation », AppliedPhysics Letters 90, 171501 (2007).

A. Couairon, A. Mysyrowicz, « Femtosecond filamentation intransparent media », Physics Reports 441, 47 (2007).

J. Kasparian, « Des filaments de lumière », Dossier Pour laScience no 53 – « La lumière dans tous ses états », page 102(2006).

Claude Gary, « La foudre. Nature, histoire, risques et protec-tion », 3e édition, Dunod, Paris, 2004.

J. Kasparian et al., « White-Light Filaments for AtmosphericAnalysis », Science. 301, 61 (2003).

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