Foucault, Deleuze Et Les Simulacres

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FOUCAULT, DELEUZE ET LES SIMULACRES L’œuvre de Foucault et celle de Deleuze sont strictement contemporaines : cela ne signifie pas seulement qu’elles appartiennent au même moment historique, qui est encore le nôtre, mais aussi, et d’abord, qu’elles se définissent par rapport à un champ problématique commun, où certains thèmes de leur réflexion et certaines de leurs opérations philosophiques ont pu se conjuguer sans nécessairement se confondre. C’est à l’intérieur d’un tel champ que Foucault et Deleuze pensent l’un avec l’autre, et non pas seulement l’un comme l’autre[1] . Nous voudrions dans cette étude revenir sur l’un des “points remarquables” à partir duquel s’est concrétisé cet apprentissage en commun de la pensée : il s’agit de la question du simulacre, telle qu’elle s’est proposée à l’attention de Foucault et de Deleuze au début des années soixante, en rapport direct avec l’œuvre singulière de Pierre Klossowski, œuvre à la fois littéraire [2] et philosophique [3] placée (entre autres) sous le signe de l’expérience et de la pensée nietzschéennes. Il s’agit pourtant moins ici de porter l’accent sur la relation triangulaire qui a pu se nouer entre ces trois penseurs (notamment à partir d’un certain “nietzschéisme” à la française) que de comprendre en quoi la notion de simulacre et l’expérience de pensée qu’elle implique ont pu nourrir et stimuler des projets philosophiques aussi hétérogènes et aussi profondément liés que, par exemple, Différence et répétition et Ceci n’est pas une pipe. Pour mettre au jour le champ problématique commun dans lequel de tels projets s’enracinent et à partir duquel ils ont pu se déployer, il faut sans doute partir des articles importants que Foucault et Deleuze ont consacrés, à un an d’intervalle, à l’œuvre de Klossowski [4] . Cette lecture croisée fera alors apparaître le nœud constitutif d’une réflexion approfondie

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Artículo donde se abordan las concepciones del simulacro en los filósofos franceses Foucault y Deleuze.

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FOUCAULT DELEUZE ET LES SIMULACRES

FOUCAULT, DELEUZE ET LES SIMULACRES

Luvre de Foucault et celle de Deleuze sont strictement contemporaines : cela ne signifie pas seulement quelles appartiennent au mme moment historique, qui est encore le ntre, mais aussi, et dabord, quelles se dfinissent par rapport un champ problmatique commun, o certains thmes de leur rflexion et certaines de leurs oprations philosophiques ont pu se conjuguer sans ncessairement se confondre. Cest lintrieur dun tel champ que Foucault et Deleuze pensent lun avec lautre, et non pas seulement lun comme lautre[1]. Nous voudrions dans cette tude revenir sur lun des points remarquables partir duquel sest concrtis cet apprentissage en commun de la pense: il sagit de la question du simulacre, telle quelle sest propose lattention de Foucault et de Deleuze au dbut des annes soixante, en rapport direct avec luvre singulire de Pierre Klossowski, uvre la fois littraire [2] et philosophique [3] place (entre autres) sous le signe de lexprience et de la pense nietzschennes. Il sagit pourtant moins ici de porter laccent sur la relation triangulaire qui a pu se nouer entre ces trois penseurs (notamment partir dun certain nietzschisme la franaise) que de comprendre en quoi la notion de simulacre et lexprience de pense quelle implique ont pu nourrir et stimuler des projets philosophiques aussi htrognes et aussi profondment lis que, par exemple, Diffrence et rptition et Ceci nest pas une pipe. Pour mettre au jour le champ problmatique commun dans lequel de tels projets senracinent et partir duquel ils ont pu se dployer, il faut sans doute partir des articles importants que Foucault et Deleuze ont consacrs, un an dintervalle, luvre de Klossowski [4] . Cette lecture croise fera alors apparatre le nud constitutif dune rflexion approfondie sur le thme du simulacre [5] , qui devait dboucher ici sur llaboration dune philosophie de la diffrence taye sur une pense de lternel retour, et l sur une interrogation radicale concernant les catgories du Mme (similitude et ressemblance).

Le moi dissous: Foucault et Deleuze lecteurs de Klossowki

Au point de dpart et de convergence des lectures de luvre de Klossowski proposes par Foucault et Deleuze, il y a dabord un intrt profond pour les perspectives critiques ouvertes par la forme et le contenu mme des rcits de Klossowski en tant quils prolongent les efforts dune littrature transgressive (Sade, Bataille) tout en lui proposant un cadre indit, complexe, o se croisent dans la forme de fictions inclassables les apports singuliers de la pense nietzschenne et de la tradition des Pres de lEglise (Tertullien, saint Augustin, Matre Eckhart, saint Thomas dAquin). Foucault souligne ainsi quen de tels rcits, lexprience chrtienne, hritire du dualisme et de la Gnose, se trouve confronte la thophanie resplendissante des dieux grecs[6] . Ce renversement anachronique, ce retour du dionysiaque dans la pense binaire de la thologie chrtienne (Dieu/Diable, Bien/Mal), est notamment au cur de la fable mythologique Le Bain de Diane, o Foucault pense saisir le procd klossowskien, soit la matrice thorique et fictionnelle des autres rcits. Dans cette fable sont en effet mis en scne les lments constitutifs du simulacre klossowskien:

Diane pactise avec un dmon intermdiaire entre les dieux et les hommes pour se manifester Acton. Par son corps arien, le dmon simule Diane dans sa thophanie et inspire Acton le dsir et lespoir insens de possder la desse. Il devient limagination et le miroir de Diane[7] .

Cest partir de ce jeu du dsir et de limagination quActon accomplit sa propre mtamorphose en un bouc impur, frntique et dlicieusement profanateur[8] . Klossowski se sert manifestement de cette fable mythologique pour oprer la jonction entre deux notions du simulacre : la premire est celle quil emprunte lesthtique de la Rome tardive, o les simulacra dsignaient ces statues ou effigies des divinits balisant le parcours de la ville, effigies qui avaient selon Klossowski cette particularit quelles dterminaient sexuellement les divinits quelles reprsentaient[9]. De l la seconde acception du simulacre selon laquelle celui-ci ne propose pas seulement une reproduction lidentique de ce quil simule, mais en trouble lapparition par la mise au jour de sa part secrte, phantasmatique [10] :

Le simulacre au sens imitatif est actualisation de quelque chose dincommunicable en soi ou dirreprsentable : proprement le phantasme dans sa contrainte obsessionnelle. Pour en signaler la prsence - faste ou nfaste - la fonction du simulacre est dabord exorcisante ; mais pour exorciser lobsession - le simulacre imite ce quil apprhende dans le phantasme [11] .

A la faveur de cette mimesis paradoxale, la fois actualisante et exorcisante, le simulacre devient le point dinversion des rapports du profane et du sacr. Lpiphanie paenne du divin communique avec limagerie chrtienne de la chute (dsir, mort) en devenant son simulacre : la scne de Diane au bain vue par Acton rejoue et exorcise le phantasme chrtien dune chair sensuelle expose aux regards et au dsir, transgressant la Loi qui nous en interdit la vision[12] . Les simulacres de la Rome paenne ne se laissent ainsi dchiffrer qu partir de la conscience augustinienne-chrtienne de la faute, quils hantent littralement tel son propre phantasme inassouvi : Ces dieux prennent plaisir leur propre honte[13] .

Foucault cherche retrouver dans sa lecture cette logique complexe du simulacre, compris comme oprateur dune transgression, manifestation vanescente du rapport troit qui lie, dans le mme instant, la Limite et son franchissement[14] . Do son intrt pour Le Bain de Diane : le divin ne sy manifeste que sous la forme dun dmon qui se fait passer pour lui et tire son pouvoir de sduction, de tentation, de cette ressemblance impure, simule avec une divinit dont il matrialise ainsi lagitation invisible en actualisant ses phantasmes. Dans ces conditions, entre le Bouc ignoble qui se montre au Sabbat et la desse vierge qui se drobe dans la fracheur de leau, le jeu est invers[15] : la faveur de linsinuation dun double dmoniaque de la desse, la tentation a chang de forme ; tent par le spectacle du corps glorieux de son gnie tutlaire, Acton le chasseur devient victime de ses visions dlirantes, pig par son propre dsir. Le jeu du simulacre dans Le Bain de Diane parat ainsi exemplaire Foucault de cette exprience perdue depuis longtemps[16] et avec laquelle pourtant les rcits de Klossowski semblent renouer, savoir une exprience trouble qui se rapproche de celle que Descartes a traverse avec lhypothse du Malin gnie, et selon laquelle le dmon, ce nest pas lAutre, le ple lointain de Dieu, lAntithse sans recours (ou presque), la mauvaise matire, mais plutt quelque chose dtrange, de droutant qui laisse coi et sur place : le Mme, lexactement ressemblant[17] . Le Bain de Diane forme alors comme la scne primitive et le rcit sans cesse recommenc de cette sourde complicit du divin avec le sacrilge qui, travers le prisme du paganisme romain, confronte distance la thologie chrtienne aux jeux prilleux de lextrme similitude : Dieu qui ressemble si fort Satan qui imite si bien Dieu[18] . On voit alors quoi tient lintrt de Foucault pour cette mise en scne, en lieu et place de la gigantomachie du Mme et de lAutre, de la mince insinuation du Double[19] dans le Mme, dans lidentit, ou encore de la venue simultane du Mme et de lAutre (simuler, cest originairement venir ensemble)[20] . Cest que justement, en creusant lidentit des choses et des tres, en y insinuant cet imperceptible dcalage qui les fait passer hors deux-mmes, le simulacre produit la rupture de toutes les formes didentit constitues, et en particulier de lidentit du moi. Il reprsente pour lessentiel cette opration de dsidentification, de prolifration des masques ou des souffles qui ne recouvrent plus aucune dtermination substantielle : Roberte souvre et [] le verrou de son identit saute[21] . Dans Le Baphomet encore, le souffle est dfini comme une intimit, retourne en un dehors sans limites [22] .

Deleuze insiste particulirement sur cette fonction dpersonnalisante, dissolvante du simulacre dont il va jusqu faire le principe de lensemble de luvre de Klossowski :

Toute luvre de Klossowski tend vers un but unique : assurer la perte de lidentit personnelle, dissoudre le moi, cest le splendide trophe que les personnages de Klossowski rapportent dun voyage au bout de la folie. []Et le moi nest dissolu que parce que, dabord, il est dissous : non seulement le moi qui est regard, qui perd son identit sous le regard, mais celui qui regarde et qui se met aussi hors de soi, qui se multiplie dans son regard [23] .

Ce voyage littraire aux confins de lidentique, l o prcisment, le Mme scarte de soi et fait apparatre les figures tranges, brouilles de ses simulacres, correspond bien lexprience de pense mise en scne dans Le Bain de Diane ou dans Les lois de lhospitalit. Lidentit ny prcde pas en effet ses simulations mais cest du double que procde, comme par un effet doptique, le Mme :

Toutes les identits ne sont que simules, produites comme un effet optique, par un jeu plus profond qui est celui de la diffrence et de la rptition [24] .

Cette dmultiplication linfini des simulacres didentit, cette affirmation de lidentit comme simulacre, aboutit chez Klossowski ltrange apparition dune conscience sans suppt [25] , parodie de la conscience intime, rflexive dont la mtaphysique occidentale sest nourrie et par laquelle Descartes avait cru pouvoir finalement conjurer la prsence inquitante du Malin gnie. Deleuze mettra ainsi clairement Diffrence et rptition sous le signe de cette exprience lorsquil y trouvera les ressources pour penser cette trange figure, quasi oxymorique, dun Cogito pour un moi dissous[26] . Octave, le hros des Lois de lhospitalit, voquait dj la charge problmatique de cette expression toute nietzschenne dans une scne de Roberte, ce soir, lorsque Roberte, exproprie de son propre corps par le geste dun tiers, devenait une conscience sans sujet ; mais le terme de conscience rpugne labsence dun sujet ; qui donc ici est cum scientia ? [27] . Pour Foucault, comme pour Deleuze, cest l sans doute, dans cette mise en crise de lidentit personnelle, du Moi-substance, que se situe lapport majeur de lexprience klossowskienne du simulacre.

Foucault retient en effet des rcits de Klossowski cette exprience du double, de lextriorit des simulacres, de la multiplication thtrale et dmente du Moi[28] qui prend forme travers la prolifration des masques, personnages non pas seulement de fiction, mais fictifs, qui rvlent en retour la fiction de lidentit personnelle, de lintriorit du Moi. De l limportance du thtre o de tels effets optiques comme effets de fiction se trouvent comme dmultiplis, dstabilisant jusqu la fonction didentification du nom propre :

Le thtre impose Roberte le rle de Roberte : cest--dire quil tend rduire la distance intrieure qui souvrait dans le simulacre [] et faire habiter par Roberte elle-mme le double quen a dtach Thodore (peut-tre K.). Mais si Roberte joue son rle avec naturel (ce qui lui arrive au moins dans une rplique), cest plus quun simulacre de thtre, et si Roberte en revanche annne son texte, cest Roberte-Roberte qui sesquive sous une pseudo-actrice (et qui est mauvaise dans la mesure o elle nest pas actrice, mais Roberte). Cest pourquoi seul peut jouer ce rle un simulacre de Roberte qui lui ressemble tellement que Roberte est peut-tre elle-mme ce simulacre [] [29] .

Dans Le Souffleur, dernier tableau de la trilogie des Lois de lhospitalit, Roberte devient ainsi ce signe unique livr la multiplicit des interprtations (cest--dire des rles quelle joue ou quon lui souffle autant que des regards qui se portent sur elle et qui tentent den dchiffrer le texte). Elle reprsente ce moi dissous, indfiniment simul et dissimul dans ces personnages quil joue, soumis lrosion dun dehors qui en a toujours-dj creus lintriorit :

Au moment o lintriorit est attire hors de soi, un dehors creuse le lieu mme o lintriorit a lhabitude de trouver son repli et la possibilit de son repli : une forme surgit moins quune forme, une sorte danonymat informe et ttu qui dpossde le sujet de son identit simple, lvide et le partage en deux figures jumelles mais non superposables, le dpossde de son droit immdiat dire Je et lve contre son discours une parole qui est indissociablement cho et dngation [30] .

Echo et dngation : tel est bien le simulacre, en tant quil ne se donne que de biais, travers des images partielles, des rles diffrents, des souffles quasi-imperceptibles. Cette exprience de la dpossession de soi (du Moi par le Soi dirait Nietzsche), soppose ainsi lexprience dialectique dune pense du dedans, de lintriorisation de ces multiplicits, de ces diffrences intensives dans la forme rconciliatrice de lidentit soi, du Moi comme identit simple. Foucault et Deleuze sont ainsi particulirement sensibles ce que le monde des simulacres propose comme rsistance la dialectique (hglienne), comprise comme logique de lidentit et de la reprsentation :

Car il ne sagit pas de lpreuve de la contradiction, ni du jeu de lidentit affirme puis nie ; lgalit A = A sanime dun mouvement intrieur et sans fin qui carte chacun des deux termes de sa propre identit et les renvoie lun lautre par le jeu (la force et la perfidie) de cet cart lui-mme. De sorte que nulle vrit ne peut sengendrer de cette affirmation ; mais un espace prilleux est en train de souvrir o les discours, les fables, les ruses pigeantes et piges de Klossowski vont trouver leur langage [31] .

Pour Deleuze aussi, le projet philosophique de la modernit se dfinit en rfrence un anti-hglianisme gnralis conu comme rsistance au primat de lidentit et au jeu de la reprsentation qui le prsuppose. La ruse du simulacre, parodie joyeuse de la ruse de la raison, conduit en effet la perte des identits, et simultanment (cest son ct affirmatif et positif) la dcouverte de toutes les forces qui agissent sous la reprsentation de lidentique[32] : lidentit se dfait lorsque montent les simulacres, avec leur puissance dexorcisme et denchantement. Cest ce schma anti-hglien, anti-identitaire que Deleuze repre luvre dans Le Baphomet[33] , auquel une large part de son analyse est consacre : lternel retour de Nietzsche sy prsente comme lantidote de lonto-thologie qui sous-tend la mtaphysique de lidentit. Deleuze prsente en effet la fiction de Klossowski, comme un curieux roman de thologie, qui oppose le systme de Dieu et le systme de lAntchrist comme les deux termes dune disjonction fondamentale[34] . Or, lensemble du rcit tend justement chapper cette forme du dilemme thologique (Bien/Mal) en pratiquant ce quon est tent dappeler la synthse disjonctive de ces deux systmes antagoniques, qui apparaissent ainsi en ralit comme le mme systme ddoubl, creus en lui-mme par la venue simultane du Mme et de lAutre (dont parlait Foucault) : le monde des identits, sur lequel rgne Dieu (comme fondement, garant de lidentit du moi et de sa base substantielle, lintgrit du corps[35] ) est redoubl par le monde des souffles-simulacres qui subsiste en lui et qui le ronge[36] et sur lequel rgne le Baphomet, prince de toutes les modifications[37] . Lintrt du Baphomet tient justement, selon Deleuze, ce que ces deux mondes ou ces deux systmes ne sont pas prsents comme alternatifs, mais simultans, partir dune thorie originale des souffles-simulacres qui, sils nont pas lidentit de la personne [] nen ont pas moins une singularit, des singularits multiples : fluctuations formant comme des figures la crte des ondes [38] . Les souffles oprent la dissolution du Moi, la perte de lidentit personnelle, au profit de la prolifration des singularits intensives : Ils sont singuliers alors quils ont perdu lidentit du moi[39] . Le monde des souffles effonde le monde des identits en faisant clater la multiplicit mobile et diffrentielle des intensits sous lunit fige et exclusive du Mme. Dire que dans lordre de lAntchrist, la disjonction (la diffrence, la divergence, le dcentrement) devient en tant que telle puissance affirmative et affirme[40] , cela revient ainsi refuser de penser cette diffrence selon le rgime dialectique de la ngativit, cest--dire de lexclusion, pour la donner plutt comme principe dun systme foisonnant des intensits [41] . Le simulacre ne dsigne plus alors la dgradation dune identit originaire (transcendante - Dieu - ou mme transcendantale - Je pense), que sa reproduction affecterait dun indice de ralit infrieur. Il libre un monde anonyme de diffrences intensives et promeut lordre immanent de singularits pr-individuelles :

Singularits pr-individuelles et impersonnelles, splendeur du On, singularits mobiles et communicantes qui pntrent les unes dans les autres travers une infinit de degrs, une infinit de modifications. Monde fascinant o lidentit du moi est perdue, non pas au bnfice de lidentit de lUn ou de lunit du Tout, mais au profit dune multiplicit intense et dun pouvoir de mtamorphose, o jouent les uns dans les autres des rapports de puissance [42] .

Pour Deleuze, qui lit Le Baphomet comme une suite grandiose de Zarathoustra[43], Klossowski offre ici la clef de lexprience de lternel retour, compris comme lexprience de cette mtamorphose incessante dun moi dissous qui, loin de refaire son unit ou de rcuprer son identit au terme dun cheminement rflexif, ne cesse den prcipiter et den intensifier la dissolution :

Le difficile est dans linterprtation des mots : lternel retour du Mme. Car nulle forme didentit nest ici suppose, puisque chaque moi dissous ne repasse par soi quen passant dans les autres, ou ne se veut lui-mme qu travers des sries de rles qui ne sont pas lui [44] .

Cette identit disjointe, dont le propre est de revenir ou dtre rpte, non pas pour en annuler la discordance interne mais au contraire pour la rendre plus intense, cest bien celle de Roberte, dont les rles successifs et simultans achvent de brouiller lidentit : Qui parle ? quimporte qui parle.

Foucault et Deleuze ont manifestement trouv dans lexprience klossowskienne du simulacre un relais important de leurs propres proccupations philosophiques. Pour Foucault, cette exprience de pense se donne dabord sous la forme dune exprience littraire, qui concerne et qui affecte de manire dcisive le rapport du langage lui-mme et au sujet parlant [45] : dans la trilogie de Roberte (Les Lois de lhospitalit), ce sujet se disperse en voix qui se soufflent, se suggrent, steignent, se remplacent les unes les autres gaillant lacte dcrire et lcrivain dans la distance du simulacre o il se perd, respire, vit[46] . La prolifration des simulacres constitue lespace littraire comme espace du double[47] , o le langage se met lcart de lui-mme et cesse de reprsenter les choses pour parcourir son extriorit dploye. Pour Deleuze, lenjeu est demble ontologique et mtaphysique : le simulacre klossowskien permet en effet darticuler une pense critique de la diffrence qui ne se soumet plus au primat de lidentit ni aux perspectives rconciliatrices de la dialectique, mais qui implique lintensit et la singularit dans la rptition : car le vrai sujet de lternel retour, cest lintensit, la singularit[48] . En ce sens, si Le Baphomet constitue, daprs Deleuze, une suite grandiose de Zarathoustra, il est possible de penser que Diffrence et rptition constitue galement une suite grandiose de luvre de Klossowski. Il nous reste donc montrer comment le problme du simulacre, tel quil sest pos dabord pour Foucault et Deleuze, en rfrence explicite luvre de Klossowski, continue de nourrir leur rflexion ultrieure, que ce soit sur un mode majeur chez Deleuze, dans Diffrence et rptition, ou sur un mode mineur, chez Foucault, dans son analyse de Magritte, Ceci nest pas une pipe. Bien que pos dans des termes et en rapport avec des enjeux trs diffrents, ce problme leur permet ainsi de penser encore lun avec lautre, cest--dire de poursuivre, quoiqu distance, un dialogue fcond.

Faire la diffrence: les deux versions du simulacre

Nous avons vu que la lecture deleuzienne de Klossowski culmine dans une interprtation de lternel retour du Mme en tant que ce retour ne signifie aucunement le mouvement rflexif de constitution dune identit[49] , mais bien plutt le dploiement intensif des simulacres. Diffrence et rptition reprend littralement cette interprtation en la confrontant une autre thorie des simulacres, thorie de leur exclusion, que Deleuze attribue Platon et quil dveloppe une premire fois dans un article de 1967 : Renverser le platonisme, avant de la reprendre sous une forme dfinitive et amplifie la fin des chapitres 1 et 2 de ce livre.

La tche de la philosophie moderne a t dfinie : renversement du platonisme[50] . Pourquoi faut-il renverser le platonisme ? Et surtout, en quoi cette tche, qui parat devoir mobiliser Nietzsche contre Platon, ou encore le jeu plus profond de la diffrence et de la rptition contre la reprsentation de lidentique [51] , doit-elle mobiliser une thorie du simulacre ? Pour rpondre ces questions, il convient de sarrter quelque peu sur lanalyse que Deleuze propose du platonisme. Dans une perspective qui nest pas sans rappeler celle de la dconstruction heideggerienne de la mtaphysique, cette analyse se propose de mettre au jour ce geste, discret mais dcisif, qui instaure justement le platonisme comme lorigine de la philosophie occidentale[52] . Sil semble acquis que Platon propose daccder lessence des choses et que lune des oprations privilgies pour y parvenir est la fameuse mthode de la division (illustre de manire exemplaire dans Le Sophiste), il reste comprendre en quoi consiste prcisment cette mthode. Or, selon Deleuze, cest l que rside le secret du platonisme ; car cette mthode nest pas une mthode de spcification (division dun genre dtermin en espces dfinies[53] ) mais une mthode de slection :

Le sens et le but de la mthode de division, cest la slection des rivaux, lpreuve des prtendants [54] .

Cette slection vise faire la diffrence[55] entre les bons et les mauvais prtendants, et finalement exclure les imposteurs, ceux qui cherchent se faire passer pour ce quils ne sont pas et qui brouillent ainsi la saisie de lessentiel (de ce qui est vraiment, authentiquement, ce quil se donne tre). Cest que, prcisment, toutes les prtentions ne se valent pas, ne sont pas galement lgitimes :

Si le juste prtendant (le premier fond, le bien-fond, lauthentique) a des rivaux qui sont comme ses parents, comme ses auxiliaires, comme ses servants, participant divers titres de sa prtention, il a aussi ses simulacres, ses contrefaons dnoncs par lpreuve [56] .

Il en va ainsi du sophiste, qui prtend indment aux mmes honneurs que le philosophe alors quil ne fait quen imiter lactivit, quen simuler le Logos. Lobjet du Sophiste est donc de dfinir la philosophie, cest--dire den dlimiter strictement les contours et den fonder le discours, en excluant hors de son domaine ce simulateur, dautant plus dangereux quil se prsente sous lapparence du philosophe : son Malin gnie en quelque sorte. Mais comment faire la diffrence entre le pur et limpur, entre la chose mme et ses simulacres puisque telle semble tre la tche la plus urgente du philosophe platonicien ? En oprant un dtour par le mythe (dans le Politique ou le Phdre par exemple), car celui-ci pallie labsence de lIde en proposant le rcit-rptition dune fondation[57] : il dlivre ainsi le critre, le modle, le fondement partir duquel vont pouvoir tre values les prtentions des copies, et mesur leur degr de ressemblance au modle. Cest ainsi que peuvent tre distingus, diffrencis, selon le systme hirarchique du semblable, la Justice, comme fondement ; la qualit de juste, comme objet de la prtention possd par ce qui fonde ; les justes, comme prtendants qui participent ingalement lobjet[58] . Le Pre, la fille et le fianc le gendre idal.

Cest dans cette articulation interne de la slection et du fondement, ou de la prtention et du modle, que rside lessence du platonisme, cest--dire lessence de la mthode de division qui en constitue la secrte inspiration (et qui fait du platonisme lui-mme le modle ou le fondement de toute mtaphysique future). Dans le compte-rendu quil a consacr Diffrence et rptition et Logique du sens, en 1970, Foucault rsume de manire limpide linterprtation que Deleuze donne du platonisme :

[Platon] ne veut pas savoir ce qui caractrise en propre lespce pcheur ou chasseur au lacet ; il veut savoir qui est le vrai chasseur. Qui est ? et non pas quest-ce que ? Chercher lauthentique, lor pur. Au lieu de subdiviser, slectionner et suivre le bon filon []. Or, comment distinguer entre tous ces faux (ces simulateurs, ces soi-disant) et le vrai (sans mlange, le pur) ? Non pas en dcouvrant une loi du vrai et du faux (la vrit ne soppose pas ici lerreur, mais au faux-semblant), mais en regardant au-dessus deux tous le modle : tellement pur que la puret du pur lui ressemble, lapproche et peut se mesurer lui ; et existant si fort que la vanit simulatrice du faux se trouvera, dun coup, dchue comme non-tre. Ulysse surgissant, ternel mari, les prtendants se dissipent. Exeunt les simulacres [59] .

Lordre de la ressemblance, qui hirarchise les prtentions en les mesurant au modle (qui jouit dune identit originaire suprieure[60] ), soppose ainsi lordre de la simple simulation (en extriorit, dans lapparence) de cette ressemblance elle-mme. Or, selon Deleuze, ce geste inaugural de la philosophie, ce geste dexclusion du simulacre (en tant quextrieur la rflexion interne du modle dans la copie), conduit le platonisme mconnatre ce quest la diffrence en elle-mme :

Au lieu de penser la diffrence en elle-mme, [le platonisme] la rapporte dj un fondement, la subordonne au Mme et introduit la mdiation sous une forme mythique [61] .

La logique du platonisme est donc une logique de lidentit, appuye par une dialectique qui se sert de la diffrence pour faire exister lidentique [62] . Or, cest ce primat de lidentique, du Mme, sur la diffrence que le simulacre ds lorigine met en question. Car si Platon met tant dardeur exclure les simulacres et les simulateurs de la srie des prtendants lgitimes, cest quil a pressenti (mme si cest pour le refouler aussitt) que le diffrent, lingal, bref le devenir, pourraient bien ne pas tre seulement des dfauts qui affectent la copie, comme une ranon de son caractre second, une contrepartie de sa ressemblance, mais eux-mmes des modles, terribles modles du pseudos o se dveloppe la puissance du faux[63] . Sur la base de ce soupon, Deleuze propose donc de prendre le contrepied de la dmarche platonicienne et dexplorer cette puissance du faux qui fait vaciller les modles, les identits en promouvant lordre intensif des diffrences qui se rptent, des copies de copies qui ne laissent pas subsister doriginal ni mme dorigine.

Renverser le platonisme signifie ceci : dnier le primat dun original sur la copie, dun modle sur limage. Glorifier le rgne des simulacres et des reflets[64] .

Cest ce programme rsolument klossowskien que Deleuze entend mettre au service de sa propre philosophie de la diffrence, qui salimente ici explicitement linterprtation que lauteur du Baphomet donnait de lternel retour nietzschen :

Lternel retour ne permet aucune instauration dune fondation-fondement : au contraire, il dtruit, engloutit tout fondement comme instance qui mettrait la diffrence entre loriginaire et le driv, la chose et les simulacres. Il nous fait assister leffondement universel [65] .

Dans lternel retour, qui dissipe les mirages de lidentit au profit de la prolifration des simulacres, diffrence et rptition sont intimement lis. Cest parce que la diffrence est originaire, pure, synthtique, en soi[66] quelle ne peut que se rpter : prtendre, comme Platon, en faire seulement loprateur logique de la slection des bons prtendants, servant ultimement les intrts dune pense du Mme, cela revient en occulter la puissance propre qui, tendanciellement, concide avec celle de ltre [67] .

Pour comprendre pourquoi le sort du simulacre et celui de la diffrence (comme diffrence originaire) sont si intimement lis, il faut revenir une dernire fois lanalyse que Deleuze propose de la mthode platonicienne ( la fin du chapitre 2 de Diffrence et rptition). La slection des bons prtendants ne consiste pas simplement faire le partage entre loriginal et limage, entre le modle et la copie : le simulacre ne serait alors quune moindre ralit, quune ressemblance infiniment relche, une icne dgrade[68]. Or, le statut du simulacre dans le platonisme est plus complexe dans la mesure o, comme Platon la lui-mme fugitivement laiss entendre (dans ces quelques pages insolites qui manifestent selon Deleuze, lantiplatonisme au cur du platonisme[69] ), il constitue un type dimage part, distinct des icnes-copies dont la ralit se mesure la ressemblance quelles entretiennent avec les modles dont elles procdent. Par consquent, le couple modle-copie relve bien dune logique de la ressemblance et de la reprsentation (puisque les copies re-prsentent leur modle auquel les lie un principe de ressemblance intrieure), alors que les simulacres sont rsolument exclus de cette logique : ils ne sont ni lidentique (originaire), ni le semblable (driv), mais le diffrent, dont la similitude avec la simple copie masque une simulation et une dissimulation trompeuse. Lexclusion des simulacres sopre ainsi sur la base de cette distinction entre les bonnes images, celles qui ressemblent de lintrieur au modle dont elles drivent et les mauvaises, ces images dmoniaques, dnues de toute ressemblance avec le principe originaire-divin comme avec les copies drives. Le simulacre, qui ne produit quun effet extrieur de ressemblance, vit alors de sa propre diffrence [70] , soit dune dissemblance interne (que Deleuze nomme encore disparit ou disparation [71] ) qui le constitue comme ce diable, cet insinuateur ou ce simulant, ce faux prtendant toujours dguis et dplac[72] dautant plus inquitant quil ne se rfre aucun modle mais quil propose lui-mme un contre-modle intempestif, nomade, insaisissable. De cette manire, Deleuze peut rinterprter le platonisme la lumire de lhypothse du Malin gnie : le Cogito ne serait en effet que la rptition de cette dcision philosophique prise par Platon de subordonner la diffrence, la puissance inquitante du faux, aux puissances du Mme et du semblable supposes initiales[73] .

Il sagit donc de contrer cette dgradation ontologique du simulacre en inversant radicalement lordre des priorits :

Le simulacre nest pas une copie dgrade, il recle une puissance positive qui nie et loriginal et la copie, et le modle et la reproduction. Cest le triomphe du faux prtendant [74] .

Telle est la situation la fin du Sophiste : car si en un sens Socrate se distingue du sophiste, comme le modle du simulacre qui nen a que les apparences extrieures mais qui ne peut prtendre srieusement lui ressembler, le sophiste, lui, ne se distingue pas de Socrate et met en question radicalement la lgitimit dune telle distinction, livre ce que Foucault appelait les jeux prilleux de lextrme similitude[75] Socrate qui ressemble si fort au sophiste qui imite si bien Socrate O est la copie, o est le modle ? La dcision philosophique de Platon consiste bloquer le devenir-fou impliqu par linstabilit des simulacres et instaurer pour cela la distinction commode de la copie et du modle en vue darticuler la reprsentation partir du tableau ordonn des ressemblances. La dcision philosophique de Deleuze, prpare par Nietzsche et relaye par Klossowski, consiste rendre au simulacre sa puissance perturbatrice, son devenir-illimit : dtruire les modles et les copies pour instaurer le chaos qui cre, qui fait marcher les simulacres et lever un phantasme [76] .

Or, il est remarquable quune telle dcision philosophique trouve elle-mme un relais implicite dans Ceci nest pas une pipe de Foucault [77] o celui-ci prolonge sa manire le programme deleuzien dun renversement du platonisme qui passe par la suspension du couple modle-copie et par laffirmation de la puissance propre des simulacres [78]. On connat le point de dpart de lanalyse de Foucault : il sagit de rendre compte de la diablerie [79] manifeste qui consiste dans le dispositif trange imagin par Magritte dans Les deux mystres (1966), version tardive de la srie Ceci nest pas une pipe. Cette version redouble en effet le mystre contenu dans la premire version (La trahison des images, 1929) o lon voyait une pipe dessine avec soin ; et, au-dessous [] cette mention : Ceci nest pas une pipe[80] : dans le tableau de 1966, ce dispositif pipe-nonc est dlibrment mis en abyme puisquau lieu dtre juxtaposs dans un espace indiffrent, sans limite ni spcification, le texte et la figure sont placs lintrieur dun cadre ; lui-mme est pos sur un chevalet, et celui-ci son tour sur les lattes bien visibles dun plancher. Au-dessus, une pipe exactement semblable celle qui est dessine sur le tableau mais beaucoup plus grande[81] . Toute la question est donc de savoir quoi rime un tel dispositif, dont leffet premier est de multiplier les incertitudes. Car, on pourrait penser dabord[82] que Magritte illustre ici une thse platonicienne simplifie, selon laquelle la reprsentation picturale dune pipe nest pas elle-mme une pipe, mais nest que la copie dune pipe. Selon cette interprtation, les deux pipes du tableau seraient lies par une relation de ressemblance (ce qui permet de penser quon a affaire la mme pipe), mais nauraient pas le mme statut ontologique : la pipe du haut, ou du premier plan (puisquelle est plus grande), constituerait le modle daprs lequel la pipe du bas a pu tre ralise, dessine sur ce tableau noir que supporte un chevalet. Lnonc Ceci nest pas une pipe viserait ainsi rtablir la vrit (ce nest pas ceci qui est une pipe, mais cela, qui en constitue lide, le principe, le patron), dnoncer les faux-semblants dont les reprsentations picturales sont potentiellement porteuses et surtout conjurer le risque dune tromperie bien plus grave : car si ceci nest pas une pipe, cest au mieux une image, au pire un simulacre dont la ressemblance manifeste au modle qui le surplombe ne serait pas alors intrieure, mais extrieure, et trompeuse[83]. Pourtant, comme le souligne Foucault dans les premires pages de son texte, le tableau de Magritte ne peut faire lobjet dune lecture univoque. Il convoque en effet (au moins) une autre interprtation, strictement inverse de la premire : car cette pipe dmesure, flottante, idale dont on voulait dabord (un peu facilement) faire le modle de lautre, la Ralit laune de laquelle il est possible de mesurer les dangers de limage peut son tour tre considre comme un simple songe ou [l] ide dune pipe[84] . Lnonc Ceci nest pas une pipe sadresse alors plutt ce rve dune pipe qui semble maner du tableau intrieur, fume dune pipe prenant elle-mme la forme et la rondeur dune pipe, sopposant ainsi et ressemblant la pipe[85] , sous-entendu la vraie pipe, celle qui est l sur le tableau, bien ferme et rigoureusement trace, vrit manifeste dont la pipe du haut nest alors plus quune imitation-manation : son tour, un simulacre (quon peut entendre cette fois au sens lucrtien du terme).

Ces deux interprtations concurrentes (idaliste et matrialiste) ont cependant un point commun : elles mesurent chaque fois le simulacre son envers qui serait la vrit, la vraie pipe, que celle-ci se trouve en haut ou en bas du tableau. Dans lun et lautre cas, il y a une pipe qui est cense tenir lieu de modle, permettant la rigueur de disqualifier lautre comme simple simulacre, imitation trompeuse de ce quest en ralit, de ce que doit tre une pipe. Or, ces deux lectures sous-estiment que la pipe qui passe pour le modle de lautre est elle-mme dessine, dj inscrite comme une image sur la surface dun tableau que ce tableau soit celui, bien visible, qui est dpos sur un chevalet, ou celui que nous sommes en train de scruter pour tenter de lever les deux mystres quil est cens receler :

Cette pipe qui flotte si visiblement au-dessus de la scne, comme la chose laquelle se rfre le dessin du tableau noir, et au nom de laquelle le texte peut dire juste titre que le dessin nest pas vraiment une pipe, cette pipe elle-mme nest quun dessin ; ce nest point une pipe [86] .

Les deux interprtations proposes sont galement invalides car la pipe du tableau noir nest pas davantage le modle de la pipe qui flotte au-dessus que celle-ci nest le modle de celle-l. Au fond, le trouble provoqu par le tableau de Magritte vient bien de ce que nulle part, il ny a de pipe[87] : aucune des deux pipes dessines ne peut servir de rfrence originaire et ultime en vue dvaluer les ressemblances ou les dissemblances entre La pipe et ses reproductions et de faire la diffrence entre les bonnes et les mauvaises images, entre de simples copies et des simulacres. La relation modle-copie est ainsi suspendue, subvertie mme puisquelle se dissout sous la pression de pures images sans modle. Nulle part, il ny a de pipe, cela revient en effet dire quil ny a que des simulacres, qui ne sont pas seulement, comme nous lavions dabord laiss entendre, des copies dgrades, des images trompeuses (qui impliquaient la correction du Ceci nest pas une pipe), mais vritablement des puissances positives daffirmation du faux. Magritte, aprs Klossowski, assure ainsi dans sa mise en scne originale, le triomphe du faux prtendant[88] , ou encore, pour reprendre les termes de Foucault, le triomphe de la similitude sur la ressemblance.

Cest en effet sur la distinction et lopposition entre ces deux manires de faire la diffrence que se fonde, selon Foucault, la dmarche picturale de Magritte. Voici comment il explicite les enjeux gnraux de cette dmarche :

Magritte a dissoci de la ressemblance la similitude et fait jouer celle-ci contre celle-l. La ressemblance a un patron : lment original qui ordonne et hirarchise partir de soi toutes les copies de plus en plus affaiblies quon peut en prendre. Ressembler suppose une rfrence premire qui prescrit et classe. Le similaire se dveloppe en sries qui non ni commencement ni fin, quon peut parcourir dans un sens ou dans lautre, qui nobissent aucune hirarchie, mais se propagent de petites diffrences en petites diffrences. La ressemblance sert la reprsentation qui rgne sur elle ; la similitude sert la rptition qui court travers elle. La ressemblance sordonne au modle quelle est charge de reconduire et de faire reconnatre ; la similitude fait circuler le simulacre comme rapport indfini et rversible du similaire au similaire [89] .

Foucault rinvestit manifestement dans cette distinction entre ressemblance et similitude [90] , les lments danalyse du simulacre proposs par Deleuze dans Diffrence et rptition. En effet, la ressemblance suppose la diffrence entre un original valeur de modle de rfrence et des copies qui, tout en se rapportant ce modle, sen loignent aussi de plus en plus : faire la diffrence signifie alors, comme chez Platon, exclure les simulacres, comme ces copies dgrades, dont la ressemblance avec le modle est devenue tout extrieure, trompeuse (ce qui autorise leur disqualification ontologique et morale). Or, le tableau de Magritte suspend cette relation verticale de ressemblance entre un modle et ses copies. Ceci nest pas une pipe nest pas la formule ngative qui sanctionne labsence provisoire de modle ; ce nest pas lenvers dun Ceci est une pipe silencieusement cach dans la reprsentation ressemblante[91] ; cest plutt la formule qui affirme la mise en circulation ou en rseau de simulacres qui ne ressemblent rien (en tout cas aucune pipe relle) mais qui renvoient indfiniment les uns autres. A la monarchie de la ressemblance soppose ainsi lanarchie de la similitude, fonde sur la mise en srie dlments disparates qui, par leur seule rptition dans lespace immanent du tableau, font clater lunit et lidentit supposes des choses, en les renvoyant plutt leur disparit constituante[92] . Le simulacre chappe ici la logique de la ressemblance et au primat de lidentit (cest--dire du Modle). Il nest plus une donne drive, un rsidu honteux de la reprsentation ressemblante, mais il constitue le processus actif de diffrenciation interne du Mme, la faveur duquel des lments similaires (cette pipe-ci et cette pipe-l) glissent de lun lautre, sans que celui-ci ou celui-l puisse sriger comme le modle-rfrent de la srie :

Dsormais la similitude est renvoye elle-mme, dplie partir de soi et replie sur soi. Elle nest plus lindex qui traverse la perpendiculaire la surface de la toile pour renvoyer autre chose. Elle inaugure un jeu de transferts qui courent, prolifrent, se propagent, se rpondent dans le plan du tableau sans rien affirmer ni reprsenter [93] .

Dans un tel jeu de transferts, cest le simulacre qui fait la diffrence en se rptant lui-mme, en se ddoublant sans cesse, sans jamais renvoyer un modle prtabli ou une identit constitue. La mise en circulation des simulacres sans point de dpart ni support[94] telle que lvoque ici Foucault ( propos de la dmarche de Magritte), sapparente ainsi ultimement lternel retour nietzschen, tel que Deleuze lavait interprt dans Diffrence et rptition ( partir de luvre de Klossowski): non pas un mouvement de fondation rflexive de lidentit (celle du Moi, ou celle de La pipe), mais un processus de dplacement et de dguisement du diffrent dans une srie qui le rpte.

[1] Nous reprenons ici lanalyse deleuzienne de lapprentissage : Nous napprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi, nos seuls matres sont ceux qui nous disent : fais avec moi (Diffrence et rptition, Paris, PUF, coll. Bibliothque de philosophie contemporaine, 1968, p. 35 ; ensuite cit DR).

[2] La Vocation suspendue (Paris, Gallimard, 1950) ; Roberte ce soir (Paris, Minuit, 1953) ; Le Bain de Diane (Paris, Pauvert, 1956) ; La Rvocation de ldit de Nantes (Paris, Minuit, 1959) ; Le Souffleur ou le Thtre de socit (Paris, Pauvert, 1960) ; Les Lois de lhospitalit (Paris, Gallimard, 1965 ; ce texte rassemble dans une dition augmente dune prface et dune postface, La Rvocation de ldit de Nantes, Roberte ce soir et Le Souffleur); Le Baphomet (Paris, Mercure de France, 1965).

[3] Citons ici seulement les livres qui ont pu nourrir la rflexion de nos deux auteurs : Sade mon prochain (Paris, Seuil, 1947) ; Un si funeste dsir (Paris, Gallimard, 1963). Nietzsche et le cercle vicieux paratra en 1969 au Mercure de France : cet essai, trs important pour Deleuze, lui sera dailleurs ddi en hommage son Nietzsche et la philosophie qui avait t publi en 1962 aux Presses Universitaires de France. Notons enfin quen 1964 stait tenu Royaumont un colloque important sur Nietzsche, qui a contribu renouveler de manire significative linterprtation du philosophe allemand. Klossowski, qui avait traduit Le gai savoir ds 1954, et qui devait, en 1972, proposer une traduction des deux volumes du Nietzsche de Heidegger, avait pris part ce colloque (Oubli et anamnse dans lexprience vcue de lternel retour du Mme), tout comme Foucault (Nietzsche, Freud, Marx) : Deleuze avait pour sa part dirig la publication des actes du colloque, dont il avait galement propos la conclusion (Nietzsche. Colloque de Royaumont, Paris, Minuit, 1967).

[4] Michel Foucault, La prose dActon, in La Nouvelle Revue Franaise, n 135, mars 1964 (repris in Dits et crits. 1954-1988, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des sciences humaines, 1994, vol. I, 21 (1964), p. 326-337 ; ensuite cit DE) ; Gilles Deleuze, Klossowski ou les corps-langage, in Critique, n214, mars 1965 (repris in Logique du sens, Paris, Minuit, coll. Critique, 1969, p. 325-350 ; ensuite cit LS). Il faudrait ajouter a ces deux articles, celui de Maurice Blanchot, Le rire des Dieux, paru dans La Nouvelle Revue Franaise en juillet 1965 (et repris dans Lamiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 192-207).

[5] Cette question du simulacre reviendra chez Lyotard, dans Lconomie libidinale (Paris, Minuit, coll. Critique, 1979). Pour une vue densemble des enjeux soulevs par cette question, voir lessai stimulant de Scott Durham, Phantom communities. The Simulacrum and the Limits of Postmodernism, Stanford, Stanford University Press, 1998.

[6] DE, I, 21 (1964), p. 327.

[7] Le Bain de Diane, p. 46.

[8] DE, I, 21 (1964), p. 327.

[9] Pierre Klossowski, Origines cultuelles et mythiques dun certain comportement des dames romaines, Montpellier, Fata Morgana, 1968, p. 55.

[10] Voir ce sujet les prcisions de Jean-Pol Madou, Dmons et simulacres dans luvre de Pierre Klossowski (Paris, Mridiens-Klincksiek, 1987, particulirement p. 87-94). On pourra galement consulter Anne-Marie Lugan-Dardigna, Klossowski. Lhomme aux simulacres (Paris, Navarin diteur, 1986), et Alain Arnaud, Pierre Klossowski, (Paris, Seuil, coll. Les contemporains, 1990).

[11] Pierre Klossowski, La Ressemblance, Marseille, Ryon-ji, 1984, p. 76-77.

[12] Cf. Jean-Pol Madou, op. cit., p. 12.

[13] Le Bain de Diane, p. 117.

[14] Voir, ce sujet, larticle de Foucault consacr Bataille : Prface la transgression , in DE, I, 13 (1963), p. 233-250.

[15] DE, I, 21 (1964), p. 327.

[16] Ibid., p. 326.

[17] Ibidem.

[18] Ibid., p. 327.

[19] Ibid., p. 326.

[20] Ibid., p. 329.

[21] Les Lois de lhospitalit, p. 134.

[22] Le Baphomet, p. 94.

[23] LS, p. 329.

[24] DR, Avant-propos, p. 1.

[25] Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, p. 57.

[26] DR, Avant-propos, p. 4.

[27] Les Lois de lhospitalit, p. 134.

[28] Michel Foucault, La pense du dehors (1966], Montpellier, Fata Morgana, 1986, p. 19.

[29] DE, I, 21 (1964), p. 333.

[30] La pense du dehors, p. 47-48.

[31] DE, I, 21 (1964), p. 328-329.

[32] DR, p. 1.

[33] Le Baphomet, dernier rcit de Klossowski, qui parat un an aprs La prose dActon, en 1965, est ddi Foucault.

[34] LS, p. 338.

[35] Ibid., p. 341.

[36] Ibid., p. 339.

[37] Ibid., p. 344.

[38] Ibid., p 344-345.

[39] Ibid., p. 345.

[40] Ibid., p. 344.

[41] Ibid., p. 335.

[42] Ibid., p. 345.

[43] Ibid., p. 348.

[44] Ibidem. Deleuze sappuie ici sur la communication de Klossowski au colloque de Royaumont en 1964 : Oubli et anamnse dans lexprience vcue de lternel retour du Mme.

[45] DE, I, 21 (1964), p. 337.

[46] Ibidem.

[47] Ibidem. De ce point de vue, larticle de Foucault sur Klossowski est un jalon important sur litinraire de pense qui mne de Raymond Roussel (Paris, Gallimard, coll. Le chemin, 1963) La pense du dehors [1966].

[48] LS, p. 348.

[49] Le cercle de lternel retour est un cercle toujours excentrique pour un centre toujours dcentr (LS, p. 305).

[50] DR, p. 82.

[51] DR, p. 1-2.

[52] De ce point de vue, renverser le platonisme est une entreprise solidaire de cet anti-hglianisme gnralis dont Deleuze fait le diagnostic louverture de Diffrence et rptition.

[53] DR, p. 84.

[54] Ibidem.

[55] DR, p. 85.

[56] Ibid., p. 88.

[57] DR, p. 88.

[58] Ibidem.

[59] Michel Foucault, Theatrum philosophicum, in Critique, n282, novembre 1970 (repris in DE, II, 80 (1970), p. 77).

[60] DR, p. 166.

[61] Ibid., p. 91-92.

[62] Ibid., p. 91.

[63] Ibid., p. 167.

[64] Ibid., p. 92.

[65] Ibidem.

[66] Ibid., p. 164.

[67] Ibid., p. 92.

[68] Ibid., p. 167.

[69] Ibidem.

[70] Ibidem.

[71] Sur le rapport de Deleuze Simondon, voir la mise au point dAnne Sauvagnargues, Le concept de modulation chez Gilles Deleuze, et lapport de Simondon lesthtique deleuzienne, in Concepts, Hors srie Gilles Deleuze 1., janvier 2002, particulirement, p. 151-157.

[72] DR, p. 166.

[73] Ibidem.

[74] LS, p. 303.

[75] DE, I, p. 327.

[76] LS, p. 307.

[77] Michel Foucault, Ceci nest pas une pipe, Montpellier, Fata Morgana, 1973 (ensuite cit CNP). Ce texte constitue la version remanie et augmente dun long article qui avait paru en janvier 1968 dans Les Cahiers du chemin (repris in DE, I, 53 (1968)).

[78] Pour une vue densemble des problmes soulevs dans ce texte, nous renvoyons lanalyse de Dominique Chateau, De la ressemblance : un dialogue Foucault-Magritte, in Limage. Deleuze, Foucault, Lyotard (T. Lenain, coord.), Paris, Vrin, 1997. Voir galement, Scott Durham, op. cit., Chapter 2 : In Pursuit of the Simulacrum. Between Image and Narrative, notamment p. 26-34.

[79] CNP, p. 19.

[80] Ibid., p. 9.

[81] Ibid., p. 10.

[82] Foucault nexpose pas explicitement cet argument.

[83] Nous faisons fonctionner ici dans le tableau de Magritte la trilogie platonicienne modle-copie-simulacre, telle que Deleuze en analyse la fonction slective dans Diffrence et rptition.

[84] Ibid., p. 12.

[85] Ibid., p. 13.

[86] Ibid., p. 38.

[87] Ibid., p. 35.

[88] LS, p. 303.

[89] CNP, p. 61. Ce passage dcisif ne figure pas dans la version initiale de 1968.

[90] D. Chateau souligne juste titre que cette distinction a t soumise Foucault par Magritte lui-mme, la suite de sa lecture des Mots et les choses (art. cit., p.97). Le peintre a en vue sa propre thorie de la ressemblance, telle quil lexpose dans ses crits complets (Paris, Flammarion, coll. Textes, 1979).

[91] CNP, p. 79.

[92] DR, p. 92.

[93] CNP, p. 71.

[94] Ibid., p. 76.

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