Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par … · reprises dans la Lettre à Ménécée,...

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Épicure par Bégot, Collin, Fauskevåg, Poirier, Salem Marie-Noël Rio par Jean Ristat L’Homme au loup, de Pierre Jahan, années 1940, épreuve d’époque sur papier argentique noir et blanc, après l’incendie du 6 novembre 1948. Courtesy, galerie Michelle Chomette Les Lettres françaises du 9 juin 2011. Nouvelle série n° 83

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Épicure par Bégot, Collin, Fauskevåg, Poirier, Salem

Marie-Noël Rio par Jean Ristat

L’Homme au loup, de Pierre Jahan, années 1940, épreuve d’époque sur papier argentique noir et blanc, après l’incendie du 6 novembre 1948.

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ÉPICURE

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . I I

Épicure, Lucrèce, une éthique d’extrême urgence

Épicure, qui fonda l’École du Jardin (en 306 avant J.-C.), et Lucrèce (environ 95-50 avant J.-C.) ont tous deux vécu durant des époques de crises et de bouleversements qui font penser par beaucoup d’aspects à la nôtre. Philippe de Macédoine, un « barbare », domine la Grèce à dater de 338 avant J.-C. Alexandre, son fils, conquiert à peu près tout le monde connu, Chine exceptée. Mille ans après, le Coran (cha-pitre XVIII) évoquera encore cette invraisem-blable conquête en affirmant qu’Alexandre a reçu d’Allah le pouvoir d’atteindre aux limites du monde. La mort de ce même Alexandre et la rapide désagrégation de son empire éphémère provoquèrent un effondrement, une katastroïca, dont Épicure a été le témoin. Les anciens géné-raux d’Alexandre se disputaient les immenses dépouilles (Perse, Égypte, Grèce…) de l’empire « mondial » qu’avait édifié leur chef. Ce fut à Athènes une époque bénie pour les soudards, les imposteurs, les démagogues. Rome, dans la première moitié du Ier siècle avant J.-C. fut, elle aussi, agitée de violentes convulsions : soulève-ments en Italie (guerre dite « sociale »), guerre en Asie, coups de force de Marius, tyrannie de Sylla, révolte de Spartacus, agitation de Cati-lina, rivalités entre triumvirs. La République sera bientôt définitivement abattue : dès 31 avant J.-C., Octave, de fait, sera le seul maître.

Aussi, dès le IIIe siècle avant J.-C., la philo-sophie (celle des cyniques, des cyrénaïques, des sceptiques, des stoïciens, des épicuriens) devint-elle l’art de vivre – de vivre heureux malgré les coups du sort et l’incertitude du lendemain. Et l’éthique passa du même coup au premier plan des préoccupations des philosophes : on ne se soucia plus guère d’encyclopédisme. Il ne s’agissait plus de philosopher après avoir parcouru un long cursus d’études érudites, tel que Platon l’avait décrit dans sa République (géométrie, astronomie, etc.). Pour Épicure, il faut philosopher toutes affaires cessantes, car c’est une question d’extrême urgence que celle de la santé de l’âme. Or nous sommes taraudés par la peur de la mort, la peur des dieux, etc. La physique des atomes est, selon les épicuriens, absolument vraie (elle n’est pas vraie parce que libératrice : elle est au contraire libératrice parce que vraie). Son principal intérêt n’en réside pas moins dans ce fait qu’elle est une connaissance qui procure la paix de l’âme, l’ataraxie. À l’écart de l’agitation politique, le sage a la satisfaction non pas de voir souffrir

ses semblables, mais, par comparaison, de ne pas souffrir de leurs maux (cf. Lucrèce, début du Chant II). Les épicuriens font ainsi du dé-sengagement une vertu (« vis caché »), et de la vertu, l’objet d’un très prudent calcul (voyez le début de la maxime fondamentale V d’Épicure : « Il n’est pas possible de vivre heureux sans être sage, honnête et juste… »)

HédonismeDans la doctrine épicurienne, la notion

chrétienne, ou plus généralement religieuse de péché, paraît strictement impensable. Si les dé-bauchés n’étaient pas inquiets au sujet de la mort et des dieux, s’ils n’avaient pas de petits matins tristes, s’ils connaissaient la limite des désirs, il conviendrait de vivre comme eux. La « dyna-mite théorique » que renferme l’épicurisme, sa dimension blasphématoire, réside précisément dans cette simple tautologie : le plaisir, c’est toujours du plaisir ! Et il n’est pas de bien ni de bonheur possibles en dehors du plaisir. Un calcul rationnel, une prévision métriopathique (métriopathie = calcul des plaisirs et des peines), fait comprendre à tout homme prudent qu’il sera plus en sécurité dans l’amitié que dans l’amour passion (l’amour exclusif entraîne en effet ja-lousie, suspicion et souffrance). Autre exemple : un calcul somme toute analogue aura tôt fait de nous faire comprendre qu’une vie simple, à l’écart de la foule, est au bout du compte plus plaisante que la course aux honneurs (car si l’exercice du pouvoir procure incontestablement du plaisir, ce plaisir n’est toutefois jamais sûr et il est sans cesse entrecoupé par des craintes et par des incertitudes très cruelles touchant les intentions véritables de ceux qui passent pour être nos meilleurs amis).

Ainsi certains types de plaisir et certains rythmes du plaisir sont-ils préférables à d’autres, mais le plaisir n’est jamais condamné.

Vie cachée, de LucrèceLucrèce se dit strictement fidèle à la doctrine

d’Épicure (cf. le début du Chant III). On ne sait rien de sa vie. Cicéron ne le mentionne jamais dans les textes destinés à la publication mais – fait étrange –, il en parle avec admiration dans une lettre privée, destinée à son frère Quintus. Une notice tardive nous dit que Cicéron aurait corrigé, ou peut-être même édité (?) le poème de Lucrèce. Selon saint Jérôme, Lucrèce se serait suicidé après avoir avalé un philtre d’amour et aurait écrit son poème pendant ses « intervalles de lucidité » (autre anecdote fort discutable :

Démocrite, prétend un autre père de l’Église, se serait crevé les yeux afin d’échapper à la concu-piscence que les femmes éveillaient en lui).

Avant Lucrèce, il n’y eut guère en Italie que des épicuriens assez obscurs. Mais à l’époque même de Lucrèce (première moitié du Ier siècle avant J.-C.), le philosophe épicurien Philodème vivait dans le sud de l’Italie, écrivait, comme tous les lettrés, en grec, et faisait partie de la « clientèle » du beau-père de César. Et il semble que les épicuriens, quoique apolitiques en Grèce, eurent à Rome des représentants assez proches des populares (c’est-à-dire de la « gauche » aristocratique). Mais la doctrine se diffusa bien au-delà de ce cercle étroit : Cicéron va jusqu’à dire que les épicuriens occupèrent toute l’Italie ! Lactance, père de l’Église, assure qu’ils avaient même converti des ouvriers et des paysans. Un culte d’Épicure, dieu sauveur qui guérit les maux de l’âme tout comme Esculape guérit ceux du corps, connut même un certain succès aux der-niers temps de la République. (…)

Il faudrait enfin préciser que les épicuriens (et cela les distingue encore une fois de Démocrite) ont professé une assez bizarre théologie maté-rialiste. Les dieux existent, d’après eux, dans les « intermondes », sont faits d’atomes, ont forme humaine et ne s’occupent pas de nous. Ces dieux sont les parfaits modèles du bonheur : et c’est sans doute ce qui rendit leur présence nécessaire dans le système épicurien. Selon les épicuriens, aucune idée ne peut « germer » à partir de rien, sans quelque base matérielle : ainsi, pour dé-couvrir le feu, nos lointains ancêtres ont-ils dû observer qu’un coup de foudre avait embrasé la campagne, ou bien ils auront assisté à un in-cendie provoqué par le frottement de branches balancées sous l’effort des vents.

Jean Salem répond ensuite aux questions de l’assistance

Comment donc concevoir le bonheur si l’on ne peut jamais concevoir que ce qui existe déjà ?

Jean Salem. Le bonheur existe déjà, et c’est ce-lui des dieux. Épicure, selon ses disciples, a mieux que tout autre décrit et commenté la condition de ces dieux que la religion populaire défigure, mais qui sont en fait des dieux fainéants, qui sont, si l’on veut, trop épicuriens pour nous distribuer des bienfaits ou des châtiments.

(…)Quel est le statut de la poésie dans l’épicu-risme ? Un poème peut-il être véritablement et sans contradiction épicurien ?

Jean Salem. Effectivement, le début du poème de Lucrèce est doublement paradoxal.

D’abord parce que le poète y invoque Vénus, alors qu’il combat par ailleurs tous les mythes et répète (après Épicure) que les dieux ne se préoc-cupent pas de nous : s’ils le faisaient, s’ils nous envoyaient des gratifications ou des châtiments selon que nous leur consacrons ou non des of-frandes, ils feraient alors étalage de faiblesse, d’asthénie, comme l’écrit Épicure. Mais Vénus désigne en réalité la nature, l’ensemble des forces génésiques qui font que tous les êtres vivants courent tous ensemble au plaisir, notamment lorsque revient le printemps.

De plus, et c’est là le deuxième paradoxe, Épicure ne goûtait guère la poésie. Ce genre, pour sublime qu’il puisse être, se prête à toutes les exagérations, à toutes les demi-vérités : depuis Homère – et peut-être même par essence – la poésie accueille le mythe et les mensonges les plus éculés de la religion populaire en représentant les dieux, les héros, etc., de la façon la plus fausse.

Bien évidemment, la forme poétique se jus-tifie chez Lucrèce au moins par sa fonction de vulgarisation : le doux « miel » de la poésie fera passer, prétend-il lui-même, l’austère vérité phi-losophique – un peu comme les médecins, afin de faire absorber aux enfants un remède amer, enduisent de miel les bords de la coupe conte-nant le médicament (cf. Lucrèce, De la nature, Chant I, vers 931-950).

Comment concevez-vous la formule épicu-rienne : « La mort n’est rien pour nous. » ?

Jean Salem. Cette formule apparaît à trois reprises dans la Lettre à Ménécée, d’Épicure. « La mort n’est rien pros hèmas », dit le grec (Lucrèce traduit : ad nos). Cette formule peut être interprétée et traduite de plusieurs façons :

1. « La mort n’est rien pour nous » : la mort ne nous concerne en rien, il ne nous est au-cunement utile, il n’est pas dans notre intérêt de nous en préoccuper (une telle traduction insiste sur l’aspect utilitariste de l’épicurisme) ;

2. D’aucuns traduisent aussi : « La mort n’est rien par rapport à nous », la mort n’a aucune signification pour nous, craindre la mort, autrement dit, c’est craindre un mot (une telle traduction met donc l’accent sur le nominalisme épicurien, sur la critique de l’abus des mots) ;

3. « La mort ne nous touche en rien », peut-on dire enfin pour traduire cette for-mule célèbre. Tant que nous sommes en vie, nous ne tâtons aucunement de la mort, nous

Démocrite, Épicure, Lucrèce

Né en temps de crise, contemporain des temps troublés qui ont suivi la mort d’Alexandre le Grand, Épicure est à l’origine de l’un des courants philosophiques les plus

vivaces et les plus méconnus à la fois. Le culte de l’amitié qui unissait les philosophes rassemblés au Jardin, sans distinction d’âge, de sexe ou de condition, est sans doute pour beaucoup dans la propagation de cette pensée que Lucrèce a célébrée dans un chef-d’œuvre de poésie et de philosophie mêlées. S’il est souvent difficile de reconnaître la pensée d’Épicure dans les clichés qui sont passés à la postérité, la lutte contre ces carica-tures ne doit pas faire oublier que c’est bel et bien le plaisir qui est la fin de l’épicurisme, comme le rappelle avec force Jackie Pigeaud, maître d’œuvre, avec Daniel Delattre, de cette nouvelle édition rassemblant les principaux textes, sources et témoignages grecs et latins relatifs à l’épicurisme, y compris les fragments du grand traité d’Épicure, la Nature, traduits en français pour la première fois, ainsi que la monumentale inscription que

Diogène d’Œnoanda fit graver sur un mur en pierre de près de quatre mètres de haut, pour que ses concitoyens méditent sans relâche les principes de l’épicurisme.

Mais une fois rappelée la place du plaisir, toute la difficulté est de comprendre l’articulation des différentes parties de la doctrine, qui s’adosse à une physique atomiste inspirée de Démocrite, mais dont tout le sens semble être de ménager la possibilité de la liberté, et donc de l’éthique. Les deux plans trouvent dans le fameux clinamen leur point d’intersection : sans cette déviation ou déclinaison que subissent les atomes au cours de leur chute dans le vide, non seulement la formation des corps resterait un mystère, mais l’ordre du monde serait soumis à un déterminisme sans faille qui ne laisserait aucune place à la liberté. C’est parce qu’il est un « indice d’incerti-tude » que le clinamen « sauve toute la liberté du monde, y compris la nôtre ». Le parfum de scandale qui s’attache à l’épicurisme tient peut-être finalement à cette alliance d’une

physique résolument matérialiste (Épicure nie l’immortalité de l’âme, et même ses dieux ont « une sorte de corps ») et d’une morale de la liberté. À ce titre, et malgré sa santé fragile, Épicure est au nombre de ces grands vivants qui ont affirmé la vocation thérapeutique de l’exercice de la pensée.

Il est impossible, à la lecture de ce volume, de ne pas songer aussi à l’étonnante postérité de l’épicurisme, origine de ce « cou-rant souterrain du matérialisme de la rencontre » redécouvert par Althusser après avoir transité par Gassendi et le jeune Marx, tout aussi présent chez les écrivains, de Molière à Casanova en passant par La Fontaine, sans parler de cet éminent lecteur de Lucrèce que fut Montaigne.

Jacques-Olivier Bégot

Les Épicuriens, édition publiée sous la direction de Daniel Delattre et Jackie Pigeaud, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », LXIX-1481 pages, 62,50 euros.

Épicuriens, philosophes au Jardin

Nous transcrivons et parfois résumons une conférence de Jean Salem, Philosophie des atomes et pensée du plaisir, ainsi que ses réponses aux questions de l’assistance.

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ÉPICURE

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . I I I

Vers 1787, alors qu’il était incarcéré à la Bastille, Sade a rédigé en alexandrins à rimes plates son credo épicurien :Content et glorieux de mon épicurisme,Je prétends expirer au sein de l’athéismeEt que l’infâme Dieu dont on veut m’alarmerNe soit conçu par moi que pour le blasphémer.Oui, vaine illusion, mon âme te déteste,Et pour t’en mieux convaincre ici je le proteste,Je voudrais qu’un moment tu pusses existerPour jouir du plaisir de te mieux insulter.

Cet extrait est tiré du poème intitulé la Vérité. Il montre à quel point l’épicurisme est mis au service de l’athéisme enflammé de Sade. Toute son œuvre met en scène une

haine violente de Dieu, désigné par les termes d’« infâme Dieu », de « vaine illusion », de « fantôme exécrable », d’« être épouvantable » et de « gredin déifique ». S’expriment ainsi un outrage à Dieu et un refus hyperbolique des craintes qui nous empêchent de bien vivre et d’être heureux, à savoir la crainte des dieux et la crainte de la mort. Selon Épicure, ces craintes ne font que troubler la pensée par de faux problèmes.

L’œuvre sadienne s’insère dans l’horizon d’un épicurisme dont la vie intellectuelle en France au XVIIIe siècle était large-ment imprégnée. En témoigne une série d’articles de la grande Encyclopédie. Épicurisme, athéisme et matérialisme étaient souvent réunis sous le même horizon idéologique, provoquant dans les milieux théologiques de fortes réactions d’anti-épi-curisme. En témoigne le titre du poème latin du cardinal de Polignac, Anti-Lucretius (1745 ; traduction française, 1747). Le système épicurien y est considéré comme la source de toutes formes d’athéisme. Par son anti-épicurisme véhément, ce poème indique en soi l’essor pris par un épicurisme que, vers le milieu du siècle déjà, les théologiens jugeaient impératif de combattre.

Ne connaissant pas directement les textes d’Épicure, c’était surtout par la lecture du célèbre poème épique de Lucrèce, De la nature, que les auteurs matérialistes du XVIIIe siècle prenaient connaissance de l’épicurisme. Lucrèce y expose la physique et la morale épicuriennes. Les romans de Sade contiennent plusieurs références à ce poète latin comme aux partisans les plus férus de l’épicurisme en France au XVIIIe siècle, tels La Mettrie et Helvétius. De plus, la diffusion des idées épicuriennes au XVIIIe siècle était grandement stimulée par la traduction et les commentaires faits au XVIIe siècle par Gassendi de l’œuvre de Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, qui traite d’Épicure au livre X.

C’est surtout en rattachant l’apprentissage du bonheur au principe du plaisir que Sade emboîte le pas à Épicure. L’œuvre sadienne établit un rapport entre le principe du plaisir et le principe de l’écart naturel. Sade s’en tient à l’idée épi-curienne que le plaisir est à la fois une condition du bonheur et une fin en soi. Le plaisir est le souverain bien : voluptas est le critère de l’éthique. Cette idée épicurienne s’infléchira chez lui dans un sens matérialiste particulier, qui trouve une expression paroxystique à travers une succession d’images et de tableaux cruellement obscènes. Le matérialisme sexualisé de son œuvre renverse la hiérarchie des valeurs conventionnelles en transgressant les règles socio-éthiques ; celles-ci deviennent inadmissibles, rejetées comme non naturelles parce que cultu-rellement institutionnalisées.

Arraché au vernis culturel, l’être humain peut jouir d’une déviation comportementale qui, elle, découle de l’intensité des mouvements matériels dans le corps individuel. En per-pétrant des actes jugés monstrueux, scandaleux ou morbides, l’individu prend conscience du fait qu’il n’est qu’un ensemble d’atomes combinés, susceptibles d’être disloqués pour que ces atomes soient recombinés dans de nouveaux ensembles matériels. Ainsi l’humain est-il entièrement soumis aux lois inébranlables qui régissent la nature. L’œuvre sadienne fait

peser le déterminisme atomiste sur toute action, y compris celle qui traduit une déviation sexuelle poussée à l’excès, celle d’un désordre organique.

C’est sur la question du déterminisme que l’épicurisme sadien vient à s’écarter de l’épicurisme antique, celui d’Épicure et de Lucrèce. Posant le problème du rapport existant entre nécessité causale et liberté naturelle, ces penseurs antiques considéraient que le déterminisme était compatible avec la liberté individuelle, celle-ci étant liée au hasard conformé-ment à leur thèse physique de la déclinaison, ou clinamen, des atomes : chaque fois que les atomes dévient spontanément hors de leur trajectoire, leur écart est à considérer comme un mouvement libre. Fixant une limite au rôle joué par la nécessité, qui n’est donc plus universelle, le hasard équivaut à une expérience réelle de la liberté. C’est ainsi que, sur le plan de l’éthique individuelle, l’action correspond au rôle joué par le hasard dans la physique : ayant son origine dans l’individu lui-même, l’action subjective n’est pas déterminée par un mouvement antérieur. Conjointement avec la nécessité, la liberté existe comme ce qui commence sans être forcé par une cause antécédente.

Dans l’épicurisme sadien, par contre, le hasard marque un écart entièrement soumis au règne de la nécessité ; c’est le cas même lorsqu’emporté par le paroxysme de l’orgasme, le héros aspire à la liberté totale, au pouvoir absolu. La liberté individuelle s’avère être une chimère. L’épicurien sadien est un sage qui sait jouir excessivement du mal et de la douleur créés par le désordre du hasard, sachant que ce mal et cette douleur sont un bien qui échappe à sa volonté, car le mal per-pétré appartient pleinement aux séries causales de la nécessité qu’opère la nature universelle. L’épicurisme antique prônait la modération dans la sensation. L’hédonisme sadien préconise la déviation monstrueuse, effet nécessaire de l’impulsion d’une nature violente.

Svein-Eirik Fauskevåg

L’épicurisme sadien

n’éprouvons aucun contact avec elle : et l’on insiste alors davantage sur le « sensualisme » d’Épicure.

« L’âme est mortelle, donc la mort n’est rien pour nous », ose écrire Lucrèce (De la nature, III, 830), qui imite ici ce passage particulière-ment fameux d’Épicure (la Lettre à Ménécée, paragraphe 124-125) : « Celui des maux qui fait frémir n’est rien pour nous puisque tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, puisque, pour les uns, elle n’est pas, et que les autres ne sont plus. » Pierre Bayle remarquera dans son Dictionnaire historique et critique (1695-97), dans l’article « Lucrèce », que cet argument permet certes de réduire à néant la crainte des châtiments infernaux, mais qu’il est d’une efficacité plus douteuse en ce qui concerne la crainte du néant éternel : si l’on est content d’être en vie, le sou-hait de continuer à vivre indéfiniment semble légitime et irréductible, dicté par le simple ins-tinct de conservation. Certes, André Gide a pu écrire, dans les Nouvelles Nourritures (1935), que nos plaisirs ne seraient pas si intenses s’ils ne se détachaient pas sur le fond obscur de la mort : mais cette « consolation » n’est peut-être pas suffisante, elle non plus !

Pourriez-vous apporter des précisions sur la conception épicurienne de la limitation des désirs et de l’illimité ?

Jean Salem. Le désir n’est pas le plaisir. Le plaisir c’est toujours le plaisir (c’est le principe et la fin de la vie heureuse, déclare Épicure). Ce dont les épicuriens ont proposé une clas-sification, ce sont les désirs. Les désirs non pathogènes (c’est-à-dire les désirs naturels) se reconnaissent à ce qu’ils sont limités ; ils ne sont pas infinis, ils ont un terme assignable. Tout désir qui ne peut être satisfait, qui est dépourvu de bornes, est un désir non naturel et il rend nécessairement malheureux celui qui l’éprouve. De même que la beauté d’un morceau de mu-

sique ne dépend pas de sa longueur, de même la vie du sage, malgré sa brièveté, n’est pas qualitativement inférieure à celle d’un dieu. En vivant indéfiniment, on ne prendrait pas un meilleur (ni même un plus grand) plaisir, selon Épicure. Le vieillard qui a su saisir les plaisirs a fait en quelque sorte le tour de tout ce que la vie peut offrir. L’épicurien ne dit donc pas qu’il est content de devoir mourir (!), mais qu’on pourra mourir content (au sens du XVIIe siècle, c’est-à-dire : satisfait, repu) si nous avons su goûter au plaisir que constitue le seul fait de vivre, si nous n’avons pas laissé notre vie « s’échapper incomplète et sans joie » (Lucrèce, De la nature, III, 958). Animaux et petits enfants le démon-trent suffisamment : « Tout être animé, dès sa naissance, recherche le plaisir et s’y complaît comme dans le plus grand des biens ; il déteste la douleur, comme le plus grand des maux et, dans la mesure de ses forces, il s’éloigne d’elle » (d’après Ciceron, Des fins, I, IX, 71). Épicure prétend en outre que les longues douleurs sont supportables et que les douleurs insupportables sont brèves, car si elles sont véritablement trop intenses… l’individu meurt sur le champ et sa douleur disparaît avec lui de la façon la plus radicale.

Les épicuriens ne réduisent-ils pas le désir au besoin ?

Jean Salem. Assurément : pour eux désir = besoin de plaisir. Voilà une affirmation très ma-térialiste qui, selon moi, « passe » certainement « mieux la rampe » que la rude élimination du souci touchant notre inéluctable et prochain re-tour au néant (« la mort n’est rien pour nous »). S’il est vrai que l’assimilation pure et simple du dé-sir au besoin peut choquer, c’est peut-être surtout, et je concluerai ainsi, parce qu’elle laisse entendre que l’homme, pour parler avec Maupassant, « est une bête à peine supérieure aux autres ».

Jean Salem, 16 octobre 2000

Le texte dans sa totalité est accessible sur le site http://www.les-lettres-francaises.fr.

DR

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ÉPICURE

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . I V

La thèse de doctorat de Marx sur « La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure » est un moment important dans la formation de sa pensée.

Ce travail universitaire inachevé permet de souligner le ca-ractère paradoxal de ce que sera le « matérialisme » de Marx.

De cette thèse jusqu’aux textes de la Sainte Famille et de l’Idéologie allemande, il y a une véritable continuité d’inspi-ration atomiste. Cette œuvre présente des difficultés particu-lières dans la mesure où cette thèse ne nous est pas parvenue complète et où nous devons donc nous appuyer sur les notes préparatoires de Marx. Mais elle est partie intégrante de l’œuvre de Marx.

La « dissertation » de Marx ne porte pas sur l’atomisme antique, mais sur la différence entre la physique de Démocrite et celle d’Épicure, car cette différence a une portée qui dépasse de loin les éventuelles discussions sur une physique obsolète. Mettant en évidence des oppositions de méthode entre Démocrite et Épicure, Marx se place nettement du côté d’Épicure. Dans un premier temps, en effet, il relève que, du point de vue le plus général, les physiques de Démo-crite et d’Épicure semblent pratiquement identiques : les atomes et le vide, tels sont les deux principes. Cependant, à partir de ces prémices identiques, les deux philosophes se retrouvent « diamétralement opposés en tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l’application de cette science, le rapport de la pensée à la réalité en général ».

Quand Démocrite réduit la réalité sensible à l’appa-rence subjective et semble conduit à un certain scepticisme (Hermann Cohen a souligné les liens entre Démocrite et le platonisme), pour Épicure, au contraire, rien ne peut réfuter les perceptions sensibles. Alors que chez Démocrite la nécessité se manifeste comme déterminisme, Épicure considère que le hasard est une réalité « qui n’a d’autre valeur que la possibilité » (1).

Marx concentre la discussion sur la question du « clinamen », de la déclinaison des atomes : les atomes s’écartent de manière aléatoire de leur trajectoire et les chocs ainsi produits sont à l’origine de la création et de la destruction des réalités de notre monde. Après avoir noté les nombreux contresens commis sur la physique épicurienne, il analyse la philosophie d’Épicure dans son ensemble en s’appuyant sur Lucrèce – « le seul de tous les anciens qui ait compris la physique d’Épicure » – et montre que cette philosophie est structurée autour de la déclinaison et de ses conséquences. La déclinaison de l’atome constitue l’affirmation de l’autonomie de l’atome contre le mouvement de la chute que lui avait donné Démocrite et qui est le mouvement de la non-autonomie. La déclinaison brise les chaînes du destin. La rencontre déterminée des atomes ne saurait fonder la liberté, car elle nous entraîne dans un monde strictement déterministe. Lucrèce introduit d’abord la déclinaison comme explication de la constitution des corps, puis, dans une deuxième étape, il présente la déclinaison des

atomes par analogie à la volonté humaine. La déclinaison, qui n’est que supposée dans la compréhension des phénomènes naturels, est montrée comme une évidence dans les phénomènes psychologiques.

La déclinaison apparaît comme un principe général fonc-tionnant comme fondement de l’éthique et de l’autonomie du sujet. Lucrèce le dit : nous sommes souvent poussés, mus par des chocs qui ne dépendent pas de nous, par une « puissante contrainte ». Mais nous pouvons résister à cette contrainte. C’est pourquoi, à côté des chocs et du poids, il faut introduire la déclinaison comme une troisième cause. Cette troisième cause ne supprime pas les deux autres, mais elle s’y oppose et dégage la sphère de l’autonomie. Il faudrait ajouter que, selon Cicéron, Épicure défend la contingence des futurs comme une autre raison à opposer au fatum.

Marx montre alors que l’introduction de la déclinaison dans le monde des atomes modifie toute la construction de l’atomisme antique. Il en tire immédiatement des conclusions générales qui entreront comme des éléments de sa propre philo-sophie : « Pour que l’homme en tant qu’homme devienne pour soi son unique objet réel, il doit avoir brisé en soi-même son existence relative, la puissance du désir et de la pure nature. » On voit se mettre en place la revendication pour l’homme singulier de « briser son existence relative » qui se retrouvera sous une autre forme dans le Capital.

Marx gardera l’idée de la liberté épicurienne. Les hommes agissent dans des conditions déterminées, dans des condi-tions qu’ils n’ont pas choisies, mais ils agissent librement. C’est cette liberté essentielle que Marx aime chez Épicure et c’est à cause d’elle que son atomisme est un atomisme non

déterministe, ou plus exactement qu’il est possible de délimiter un domaine du déterminisme et un domaine de la liberté. Si le premier point ne nous éloigne guère des positions traditionnelles défendues par de nombreux marxistes, le second est passé inaperçu pour la plu-part d’entre eux, obsédés qu’ils étaient par l’idée d’un marxisme scientifique dans lequel les individus jouent uniquement la pièce pour laquelle les « infrastructures » les ont déterminés.

Pour Marx, Épicure a posé le monde comme possi-bilité et contingence. La nécessité entre en collision avec le concret. La nécessité n’est donc jamais une nécessité absolue. Elle est une nécessité pensée, mais qui pourrait être pensée autrement. Si le monde est posé comme pos-sibilité et contingence, le libre arbitre, la liberté du sujet sont donc pensables corrélativement.

Le matérialisme épicurien présente l’intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmolo-gie. Même si ce n’est jamais totalement explicité, Marx partage avec Épicure la volonté de subordination de la science à l’éthique. On sait qu’Épicure rejette l’éternité des corps célestes car elle troublerait l’ataraxie. Marx critique l’économie politique, non à cause de son caractère non scientifique, mais parce qu’elle fait l’apologie de rapports sociaux qui mutilent l’individu. Ou, plus exactement – et nous y reviendrons –, l’économie politique cesse d’être scientifique quand elle devient cette science apologétique. Comme Épicure et Lucrèce voulaient libérer les hommes des liens où les tiennent les superstitions religieuses, Marx veut libérer les prolétaires des liens des superstitions de l’économie capitaliste – d’ailleurs, pour lui, argent et religion ne font qu’un.

Denis Collin

(Marx est cité dans l’édition de « la Pléiade », Œuvres, tome III, Philosophie)(1) Sur la catégorie de la possibilité chez Marx, voir notre article dans la Pensée n° 360, septembre-décembre 2009, « Nécessité, déterminisme et possibilité ».

Marx lecteur d’Épicure

À en croire le livre de Jean Salem, le Bonheur ou l’Art d’être heureux par gros temps, qui reparaît aujourd’hui,

le bonheur serait plutôt une idée sans âge, un état lié à une manière de penser. La mé-téo est par nature variable et le beau fixe un rêve inaccessible et qui ne nous ferait sans doute rien gagner à se réaliser. Le sujet paraît rebattu. Et les adolescents rebelles rentrent leur rage quand on les fait plancher sur : « Le bonheur n’est pas le fruit de la paix, c’est la paix même. » Vous commenterez ce propos d’Alain, etc.

L’originalité du livre de Jean Salem qui n’est aucunement une « histoire » du bon-heur, son genre s’il faut lui en assigner un est plutôt « l’essai libre », est d’affirmer qu’il y a une affinité élective entre d’une part le bonheur et le matérialisme, et d’autre part entre le bonheur et la politique révolution-naire. Quitte à déshistoriciser les concepts de bonheur, de politique et de matérialisme en les soumettant à une torsion anachronique,

un peu comme Ernst Bloch se permettait de parler d’une gauche aristotélicienne, division de la postérité d’Aristote opérée sur le modèle de la répartition des dialogues de Hegel entre hégéliens de gauche et hégéliens de droite.

Le livre est bien « jubilatoire » comme l’annonce la quatrième de couverture, et le lecteur est pris de vertige quand il considère tout ce qu’il suppose de savoir : les doctrines matérialistes de l’Antiquité dont Jean Salem, professeur à la Sorbonne est un spécialiste reconnu, le marxisme, bien évidemment, mais aussi la littérature (Maupassant, dont il livre des interprétations originales ou Neruda, Breton, Shakespeare et bien d’autres, l’index nominum fait onze pages…). Il l’est même à ce point qu’on finit par se demander s’il ne s’agit pas d’un protreptique, d’un traité d’incitation à philosopher, et si le seul bonheur certain n’est pas celui que l’on éprouve à philosopher.

Il faut dire que cette idée de la parfaite coïncidence entre le philosopher juste et le bonheur semble être battue en brèche par

l’expérience courante. Qui ne préfère contre les maux du corps et de l’âme la pharmacopée et les thérapies à la lecture de Sénèque ? Mais nous autres bons Européens (il n’est pratique-ment question que d’eux dans le livre de Jean Salem) ne sommes-nous pas trop douillets et trop peu héroïques pour que l’adage, courant chez les Anciens, « le sage est heureux dans le taureau de Phalaris » nous dise encore quoi que ce soit ? On se souvient que c’était dans un taureau d’airain chauffé à blanc que Phalaris, tyran d’Agrigente au VIe siècle, faisait brûler vives ses victimes, et que, « raffinement per-vers (déjà) du tortionnaire, ajoute Jean Salem, un jeu de tuyaux placé dans les naseaux du monstre transformait en une musique suave les cris des suppliciés ». On ne peut que sous-crire au jugement d’Aristote qui ne voyait que vaines paroles dans le bonheur très paradoxal qu’est censé éprouver, selon Platon (la Répu-blique), l’homme juste, soumis à la question et condamné au pal. L’exemple est pourtant resté un topos chez ceux qui se succédèrent

après Platon à la tête de l’Académie. C’est malgré tout à Platon que, étrangement, Jean Salem semble donner raison en évoquant à cet endroit un épisode de sa vie familiale : la torture que les paras français firent subir à Henri Alleg, son père, pendant la guerre d’Algérie et que celui-ci relate en ces termes : « Je m’endormis jusqu’au matin. (…) Je me sentais tout à coup fier et joyeux de n’avoir pas cédé. » Mais comment ne pas voir qu’il y a dans ce bonheur quelque chose de rétros-pectif qui tient à la satisfaction de pouvoir faire un récit ? Le témoignage n’est pas de la philosophie, mais nous serions bien ingrats de recenser des manquements à la rigueur dans un texte dont l’enthousiasme est si communicatif.

Jean-François Poirier

Le Bonheur ou l’art d’être heureux par gros temps, de Jean Salem. Première parution chez Bordas en 2006, réédité en 2011 chez Flammarion dans la collection « Champs essais », 284 pages, 8 euros.

Le bonheur une idée neuve ou une idée antique ?

DR

LETTRES

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . V

Paysages sous la pluie, de Marie-Noël Rio, Les Éditions du Sonneur, 120 pages, 13 euros.

On ne sort pas indemne de la lecture de Paysages sous la pluie, le troisième livre de Marie-Noël Rio. Longtemps sa voix m’a hanté dans la nuit, une voix

douce et mélancolique qui, pourtant, a le tranchant et l’éclat d’une lame de couteau. Fine et acérée, elle va droit au cœur qu’elle met à nu, comme dit l’ami Baudelaire. C’est dire la violence qu’elle porte en elle, qui n’est jamais que celle d’une vérité qui s’expose dans un phrasé sans ornements ni fioritures. Maintenant plus personne ne lui est plus un miroir. » Mais je vais trop vite et j’égare mon lecteur. Il y a encore de la lumière dans la salle. Nous n’en sommes qu’au générique du film.

Après Pour Lili et le Palmier en zinc, voici Paysages sous la pluie, de Marie-Noël Rio. Les trois acteurs du drame, trois femmes, se nomment, Fleur, Alice ou la Petite et Laure. L’action se déroule dans les années soixante entre Paris et Bombay. Maintenant, on tourne. Silence dans la salle ! La première image est celle de Fleur. Elle « a des airs de Louise Brooks dans les films de Pabst, ou de Kiki de Montpar-nasse qui met du rouge à lèvres avant de faire une pipe. Elle n’enlève jamais son rimmel ». En quelques pages, les personnages sont campés : la Petite qui admire Fleur comme « une grande sœur » (« la plus jeune s’appelle Alice mais personne ne l’appelle par son nom. Pour tout le monde, elle est la Petite ») et puis Laure, la plus âgée des trois mais aussi le plus mystérieuse : « L’imagination, les rêves de Fleur et la Petite s’accrochent à l’être mystérieux, au silence de Laure. » Laure a « un visage de chat mangé par une frange » et puis « les yeux enfoncés, des yeux morts, de longs traits d’encre ». Marie-Noël Rio sait comme personne dessiner un portrait, saisir une personnalité en quelques mots. Je ne peux pas oublier Laure « comme un tableau inachevé, ou le portrait à demi effacé de l’impératrice de Chine », pas plus que Fleur « son odeur de géranium quand il pleut ».

Que savons-nous de la Petite ? Elle « voudrait éperdument (…) qu’on l’aime ». De son physique, à ce moment du récit, nous n’avons aucune idée sinon qu’« elle essaye de cacher ses ongles rongés, son ignorance ». La Petite ne s’est pas encore trouvée, elle n’est personne : « Elle emprunte la voix, les gestes, la façon de marcher des femmes qu’elle rencontre et qu’elle admire. » Qu’est-ce qui réunit ces trois femmes ? « Elles travaillent (…) dans le cinématographe », certes. Fleur veut être réalisatrice et Laure lui a donné les moyens de réaliser un court métrage. La Petite a appris le montage de cinéma. Mais, plus profondément, « elles se sont reconnues à leur solitude, à leur ignorance, à leur naïveté ». Pourtant, les origines sociales de Fleur et de la Petite n’ont rien à voir avec celles de Laure, issue d’une famille bourgeoise : père collabo, haut fonctionnaire du gouvernement de Vichy, hôtel particulier à Neuilly. Fleur, à Champigny, « a connu le terrain vague, la caravane où s’empilait la famille, la vie au jour le jour, à coups d’allocations, de combines (…). Et la honte, à l’école, la honte d’être pauvre ». Et la Petite ? Elle a passé ses premières années en Afrique « enfoncée en elle comme un trésor caché (…), une Afrique qui n’existe pas réellement, qu’elle voit avec les yeux de son enfance et qu’elle invente au fur et à mesure que s’en éloigne le souvenir ».

Leur parcours cependant à toutes les trois est marqué par la rupture avec leur famille dès l’adolescence. Fleur part à seize ans, Laure est chassée de la maison par son père parce qu’elle a fait le mur ; la Petite a quitté sa mère, elle aussi à seize ans, comme Fleur. Et puis, il y a les hommes, Marie-Noël Rio raconte sans pathos et sans moralisme les premières expériences sexuelles de ces jeunes femmes. Dans ces passages réalistes, « cliniques », elle fait la description froide du sordide ordinaire, si j’ose dire. Par exemple, la Petite à treize ans est forcée à une fellation par le père d’une fille de sa classe. « Pour la première fois, elle avait dans la gorge le goût du sperme, elle en sentait l’odeur épicée, elle comprenait que le commerce des corps n’a pas besoin de mots, là au moins elle était tranquille. » Plus tard, elle est enceinte et elle subit le « carnage des femmes », l’avortement. « La femme a fini par lui enfiler un tuyau de plastique vert pâle et l’a mise dehors avec des cachets. »

Et puis, il y a une autre sorte de brutalité qui va anéantir Laure lorsqu’elle aime et jouit pour la première fois : « Elle s’embrase, elle veut tout partager, l’amour, le savoir, le temps :

« Lui un moment se livre à ses vénérations, s’abandonne à ce feu. Et puis peut-être prend-il peur… » Vient ensuite ce qui sans doute devait arriver, la rupture : « Elle a ôté leurs vêtements, embrassé tout son corps, il ne bandait pas, elle l’a tendrement enfourché, il a été secoué de nausées comme s’il allait vomir et l’a repoussée sans un mot. Elle l’a regardé se rhabiller, elle l’a entendu dire qu’il ne voulait plus d’elle, que c’était fini, voilà tout. » « Quelque chose s’est cassé en elle, son être s’est brisé comme une vitre », écrit Marie-Noël Rio. Fleur finira par se tuer. C’est la Petite qui, inquiète de ne pouvoir la joindre au téléphone, va la découvrir pendue « au crochet du lustre ».

Laure et la Petite se voient régulièrement. Elles ne parlent pas beaucoup. « Pas même de Fleur dont la mort pèse sur elles comme un poids de plomb. » Elles vont à la Cinémathèque ou dans les salles d’art et d’essai. Laure reste une énigme pour la Petite, « un bloc dense opaque de pensées et de secrets qu’elle n’entamera jamais ». Un jour d’hiver, Laure annonce qu’elle va partir. Elle n’en peut plus de « ces arrangements, ces mensonges avec lesquels on fait semblant de vivre ». Elle vend tout ce qu’elle possède et s’en va aux antipodes.

La Petite est désormais seule. Elle suit Laure sur une carte du monde : la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Zélande, tantôt dans l’île du Sud, tantôt dans l’île du Nord « au gré de ses petits boulots ». La Petite attend ses lettres avec impatience, puis, peu à peu, elles « s’espacent, s’écourtent, elles ne disent plus grand-chose ». Laure est maintenant en Australie. La Petite lui envoie « poste restante des lettres pleines d’amour qu’elle signe d’un cœur ». Laure, elle, lui écrit de moins en moins. « Trois mois sans un mot. »

« Chaque matin elle espère un signe, chaque matin, le cœur battant, elle ouvre sa boîte aux lettres (…) et puis un jour de mars, une lettre de Delhi. » Partir, le plus vite possible… Belles pages dans lesquelles le portrait de la Petite se fait plus précis et émouvant tant elle a gardé encore de son enfance l’impatience, la fraîcheur, l’enthousiasme, la puissance du rêve. « Elle lit avec passion les chroniques des voyages de Vasco de Gama, le découvreur de l’Inde. Bientôt, elles seront toutes les deux dans ses pas. » La Petite se raconte comme autrefois « des histoires merveilleuses (…) Ses vies rêvées. (…) histoires dont elle croyait que c’était la réalité même ».

Deuxième séquence : Laure. La Petite est en Inde. Fin avril 1968, note l’auteur. Cette précision a son importance : Marie-Noël Rio inscrit, une fois encore, son récit dans l’histoire. Lorsque Laure est partie, fin 1966, « le général de Gaulle parle de temps en temps à la télévision comme un père à ses enfants demeurés. La Petite (…) écoute les chansons des Rolling Stones, à l’autre bout du monde l’Amérique répand sur le Vietnam un déluge de feu ».

C’est ici, dans le bus qui les conduit à Delhi que se noue l’intrigue. Jusqu’à ce moment, on peut considérer que le récit n’a pas vraiment encore commencé. La mort de Fleur a permis le face à face de la Petite et de Laure. Comme au bridge, le mort permet que la partie commence. En Inde, certes. Mais on comprend bien qu’il s’agit d’un voyage intérieur et que, au bout de cette expérience, la Petite finira par se trouver, puisque, sans en avoir conscience, c’est elle qu’elle est venue chercher, c’est-à-dire mourir à son tour pour devenir enfin Alice. Ce que Laure sait déjà : « La Petite prend sa main, elle déclare “maintenant je suis là” avec une sorte de ferveur. Laure rit, elle dit tendrement “Petite, ma petite Alice”, c’est la première fois qu’elle l’appelle par son nom. » Dès les premiers instants de leurs retrouvailles, la Petite s’étonne de son écoute distraite. Elle remarque qu’« il y a en elle quelque chose de bizarre, de défait » et ses yeux « comme deux traits d’encre séchée ». Dans l’écriture de Marie-Noël Rio le détail a la plus grande importance. Ce qui, soit dit en passant, fait l’écrivain. Les yeux, par exemple. Fleur, à Paris, habite un appartement situé sur le même palier que celui d’une femme seule aux « yeux bleus aux reflets de glacier. Les yeux de sa mère, les yeux doux et tristes de sa mère ». Ou encore : « Dans la mémoire de la Petite les yeux froids de sa mère. » Ou, plus loin, « elle voit les yeux de Laure comme deux trous noirs, sa bouche, un tranchant de couteau ».

Et puis les voilà à Delhi « dans un petit hôtel propre, spartiate, décrépit ». Dans la « chaleur gluante » de l’Inde : « L’air épais colle au corps comme une serpillière mouillée. » Elles vont voyager puisque pour Laure « ici ou ailleurs, ça n’a pas d’importance, personne n’a besoin de moi, nulle part, personne ne m’attend ». Pas besoin donc d’une valise : « Un sac (…), une paire de sandales, un chapeau et deux pantalons

de toile, deux tee-shirts de coton blanc » suffisent pour la route qui les attend, à pied ou en bus. Laure parle toujours aussi peu. La Petite « sent entre Laure et elle un fossé qu’elle est incapable de franchir… » Les pages qui vont suivre et raconter leurs longues marches, par exemple depuis la gare d’Agra jusqu’au Taj Mahal, sont d’une grande et douloureuse beauté. Nous, lecteurs, les accompagnons dans ce qui va apparaître peu à peu comme un voyage initiatique. Cependant, il n’est pas question de la recherche d’une quelconque transcen-dance. La Petite s’essouffle à suivre Laure qui marche vite et semble l’avoir oubliée : « Elle se traîne écrasée de chaleur comme un scarabée dans la poussière. » Laure avoue une nuit qu’elle a voulu fuir son enfance, sa famille, sa mère « toxique, folle, capable de tuer ». En vain ; son passé l’a rattrapée. Ce n’est pas la Laure dont elle avait rêvé à Paris mais sans doute une chimère. Rien, ici, en tout cas, ne ressemble à ses songes. L’Inde qu’elles traversent, qu’en voit donc la Petite ? « Et les gens, partout, tout le temps, les gens qui marchent d’un pas pressé, pieds nus, les gens qui mangent, dorment couchés dans la poussière au bord de la route […]. » Il y a aussi les odeurs : « parfums violents, fritures, épices, ordures pourrissantes, excréments », ou bien : « Tout est brun ou gris, délavé, avec parfois l’éclat rose ou safran d’un sari comme une fleur précieuse. » Peu à peu l’envie vient à la Petite de s’enfuir : « L’Inde n’est qu’une route. Une route unique et sans fin. » Elles ne font que marcher. Laure est comme « une machine aveugle » et la Petite « la suite, bon gré, mal gré ». Elles marchent donc. Du matin au soir. « Toute conscience abolie. » Jusqu’à un soir, lorsque « le paysage devient gris ». Laure suit la route sans se préoccuper de la Petite qui s’est arrêtée. « Laure est à une bonne distance maintenant, elle a dû sentir quelque chose, elle se retourne. Elle attend, immobile (…) puis avance vers elle. » Mais la Petite lui fait signe de ne pas venir. Comme malgré elle. Laure fait alors demi-tour. « La Petite regarde Laure, sa marche hésitante jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans un vallonnement. » Voilà. « Elle est (maintenant) comme un enfant arraché au giron maternel. Elle marche dans le désespoir terrible, sans remède, de ses vingt ans (…) elle marche, elle avance, dans le mouvement machinal et sans raison de la vie. »

Elle continue à marcher vers le Nord. Et la pluie de la mousson d’été commence à tomber. Elle est seule « entre quelque chose qu’elle a oublié et quelque chose qu’elle ne sait pas ». Je laisse au lecteur le soin de découvrir cette dernière partie du périple de la Petite. Obnubilée par la faim et la fatigue, elle se réfugie dans un temple en ruines et s’endort sur une stèle « comme un gisant dans une cathédrale ou une étoile de mer crevant sur un rocher ». C’est là qu’elle va se défaire de ses mauvais rêves : « Sous la vieille croûte desséchée du chagrin une peau neuve se forme lentement. »

Aux portes de la mort, une Indienne aux yeux noirs viendra la sauver. « Asha. » Belle figure de femme qu’Alice « regarde fascinée, cette femme de rien, cette pauvresse, sa simplicité de reine, sa générosité munificente, sa capacité de joie ». Alice est revenue au monde. Un monde réel qui l’assaille et qu’il lui faut affronter. Elle a repris sa course. Laure et elle, pense-t-elle, « se sont manquées, elles n’ont pas réussi à s’aimer, chacune prisonnière de soi-même, de son atavisme, d’une histoire ancienne dictant sa loi de mort ». Elle sait maintenant qu’elle n’a jamais été occupée que d’elle-même. « Elle n’a rien vu de l’Inde qui n’a été que le décor indifférent de son aventure intérieure. »

À la veille de son retour en Europe, elle aperçoit une vieille chienne « qui tente patiemment, péniblement de se redresser. La bête pivote vers elle avec une lenteur de cauchemar sur son arrière-train paralysé. » Et ce sont « dans ses yeux comme des trous noirs et morts, comme des puits (…), dans ce regard de soufre qu’elle voit la vie (…) cette chose de rien qui est tout ce que nous avons, vivre ».

On aura compris, je l’espère, pourquoi ce livre m’a tant ému. Et lorsque, quarante ans plus tard, Alice pense à la Petite, « elle a du mal à la reconnaître ». L’oubli a fait son travail dans les plis de la mémoire. Paysages sous la pluie est une remarquable réflexion sur le temps ; sur la figure de la mère toute-puissante et meurtrière.

Je vous invite donc à vous procurer ce beau livre et à le glisser dans votre poche pour, après l’avoir lu, le relire tout à loisir. Et à rêver cette fois dans les plis du temps. Je ne sais pourquoi, mais il me vient à l’esprit un vers d’Aragon : « Dites ces mots ma vie et retenez vos larmes. »

Jean Ristat

Entre les plis de la mémoire

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . V I

LETTRES

Elle s’appelle Édith Arnaud. Son nom pourrait sortir d’un carnet d’adresses de Patrick Modiano, ses mots d’un film de Marguerite Duras et sa silhouette avoir

été saisie par le Leica de Robert Doisneau. Elle arrive à la fin d’une vie, elle a de longs cheveux blancs qu’elle cache sous un bonnet, des cheveux blancs comme la neige qui recouvre aujourd’hui Paris et qui lui rappelle d’autres histoires de neige. Comme toutes les héroïnes de Michèle Lesbre, elle est habitée par les signes et les traces, une jeunesse marquée par les luttes politiques, les visages entrevus, disparus, les amis emportés, les films vénérés, les livres lus et des citations comme viatiques. Elle se raconte avec pudeur. Elle est pétrie de mélancolie et de tendresse. Elle parle très peu de son monde utile, de son travail d’assistante, du bureau qu’elle occupe dans une entreprise livrée aux effervescences matinales et aux fureurs économiques. Son univers, c’est la flânerie. Elle aime les rues, le Jardin des Plantes, les quais de la gare d’Austerlitz, les chemins du canal Saint-Martin, la solitude habitée des cafés minuscules. Elle aime un autre temps, celui où l’espoir était possible, où le monde était encore un bloc de marbre que croyaient pouvoir sculpter de jeunes révoltés de vingt ans. La neige a tout recouvert comme elle recouvre Paris. Mais il reste la mémoire.

Au Café lunaire, où elle vient chaque mercredi, elle entend parler italien. Un homme discute avec le serveur. Il raconte Ferrare, la ville d’Emilie traversée par le Pô, la ville de Bassani, l’auteur oublié du Jardin des Finzi-Contini et d’une poignée de superbes et terribles nouvelles comme cette Nuit de 1943. Ferrare, la ville du néoréalisme italien. On l’a compris, Ferrare est un sésame. Aussi beau que Combray. Une note enchantée. Un flocon de neige qui concentre une destinée. Car la neige est un palimpseste. « Je ne peux penser qu’à la neige, écrit la narratrice, à toutes les fois où elle m’a laissé le souvenir d’un moment essentiel, mon premier voyage à Ferrare, ce matin devant le Jardin des Plantes, le blanc manteau de l’Aubrac en hiver ou le grand champ de Mme Renée. Ne penser qu’à la neige, un éternel éblouissement. » Voici donnés les quatre moments décisifs d’une vie comme autant de saisons. Le printemps de huit ans, quand, gamine, elle soignait une maladie pulmonaire dans une ferme du plateau de l’Aubrac sous la férule d’une paysanne à moustache. L’été des vingt ans entre amours et camarades, grisée de certitudes, bohème et militante. L’automne de Ferrare sur les traces d’Antonioni et de Visconti, la rencontre avec l’histoire de Felloni, l’homme à bicyclette, tué par les fascistes et auquel Michèle Lesbre a consacré un précédent roman (1). L’hiver commencé de la toujours jeune vieille dame, aux certitudes

érodées, rescapée d’un siècle dévoré par les guerres, scandé par les exactions des polices, éclairé par un mois de mai brûlant.

Mais voilà la dernière neige. Celle de Tchekhov. Celle de Martin Walser. Le bout du chemin. La jeune vieille dame reste avec ses souvenirs qui se délitent sur un banc du Jardin des Plantes. Presque tous ses amis de cœur et d’esprit sont morts ou disparus : Antoine et Antonioni, Lise et Laura Betti, Jean, Kerouac, Jankélévitch, Hrabal, Bassani, Pavese et Visconti. Il lui reste pour compagnon un fidèle corbeau freux. Elle lui dit des mots d’italien. Il lui répond « avec sa voix de vieux fumeur ». De son beau et fier plumage noir, il est celui qui peut encore écrire sur la neige. Avant l’ultime consolation du « lac immense et blanc ». En guise d’épigraphe à son roman sur le Jardin des Finzi-Contini, Giorgio Bassani avait placé cet extrait des Fiancés, de Manzoni : « Bien sûr, le cœur, pour qui l’écoute, a toujours quelque chose à dire sur ce qui sera. Mais que peut savoir le cœur ? Tout au plus quelque chose de ce qui s’est passé. »

Jean-François Nivet

Un lac immense et blanc, Michèle Lesbre, récit, Éditions Sabine Wespieser, 13 euros. (1) Un certain Felloni, roman de Michèle Lesbre, dessins de Gianni Burattoni. Éditions Sabine Wespieser, 18 euros.

Écrit sur la neigeDans son dernier récit, publié chez Sabine Wespieser, Michèle Lesbre raconte la destinée

d’une femme poursuivie par l’absence.

L’Autre Fille, d’Annie Ernaux. Éditions NiL. 78 pages, 7 euros.

Toute lettre suppose a priori un destina-taire. Qu’il soit réel ou fictif. Il arrive même, suprême subtilité très littéraire,

que l’on adresse la missive à soi-même ! Annie Ernaux à qui la collection « les Affranchis » chez NiL a demandé d’écrire une lettre qui lui permettrait de « s’offrir le point final, (de) s’affranchir d’une vieille histoire », répond en proposant encore une autre voie, remettant en cause, dans une belle mise en abîme, toutes les autres : c’est à une absente, « l’absente de toute chose », aurait dit Mallarmé, une dis-parue, qu’elle s’adresse. Absente ou disparue qu’elle n’a jamais connue : à l’âge de dix ans, elle surprend une conversation entre sa mère, une épicière, et une cliente, et apprend ainsi qu’avant sa naissance ses parents avaient eu une autre fille, morte à six ans de la diphtérie. « Surprend », vraiment ? N’y avait-il pas là vo-lonté de la mère de lui apprendre, par ce biais ou cette ruse, cette nouvelle, se demande Annie Ernaux. Et pourquoi ? Jamais ses parents n’ont évoqué cette sœur « aînée », jamais Annie Ernaux ne leur posera la moindre question sur ce sujet. Mais à partir de ses dix ans Annie Ernaux vivra avec ce « secret » et cette absente si présente ancrés dans sa chair et son esprit. Commence alors un dialogue interpellation de cette autre (l’ouvrage publié par les édi-tions NiL s’intitule avec beaucoup de justesse l’Autre Fille), commence une sorte d’enquête qui ne dit pas son nom. Par simple nécessité de survie : « Il fallait donc que tu meures… », sous-entendu, pour que je naisse et vive… Aussi pour qu’elle, Annie Ernaux, écrive, et autant éviter tout malentendu : « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. » C’est le moins que l’on puisse dire, et c’est bien le problème de la vie d’Annie, celui de l’écriture, qui est posé dans cet opuscule. C’est clairement affirmé : « Entre elle moi, c’est une question

de mots. » L’Autre Fille est à l’image de toute l’œuvre d’Annie Ernaux, dont elle livre les clés. Dans un constant et subtil entrelacement du réel vécu et de l’écriture, cette dernière ayant désormais une fonction de dévoilement, per-mettant de mettre bas les masques de la vie, celle où « nous avons (les parents et Annie) maintenu la fiction au-delà de toute vraisem-blance »… C’est donc à un renversement de situation auquel l’écriture d’Annie Ernaux nous convie dans tous ses livres, qu’il s’agisse de la Place ou d’Une femme, pour ne prendre que ces deux exemples. Et l’on ne s’étonnera pas de constater la place prépondérante que joue la photographie dans ce petit ouvrage, renvoyant pour ainsi dire à l’Usage de la pho-tographie que l’auteur a écrit en collaboration avec Marc Marie en 2005. L’Autre Fille s’ouvre sur la description très précise de la photographie d’un bébé censé représenter l’autre, l’absente, la disparue. Ailleurs dans le cours de la lettre, il est encore, et beaucoup, question de pho-tographie, comme dans cet épisode où une tante, avec laquelle elle regarde des photos de famille, désigne tout à coup, en la nommant ainsi, la sœur disparue. Ailleurs encore c’est avec une extrême attention qu’Annie Ernaux examine l’« autre » sur des clichés jaunis, flous, et très paradoxalement à la fois énigmatiques et révélateurs. Et, à quelques pages de la fin, apparaît soudainement la photographie de la maison parentale à Yvetot, autrefois un café-épicerie, aujourd’hui transformé en maison d’habitation et que l’auteur revient visiter après une absence de plus de soixante ans ! Mais le réel, c’est encore la situation des parents d’Annie : la nécessité économique obligeait le couple d’ouvriers de n’avoir qu’un seul enfant. Alors « la réalité fulgure : je suis venue au monde parce que tu es morte, et je t’ai remplacée ». Un plus un ne pouvait faire deux ! Il n’y aura donc eu qu’une fille qui, pour être, a dû « nier » l’autre. Cette négation elle la porte en elle. Peut-être est-elle le moteur de son admirable écriture.

Jean-Pierre Han

Présence d’une absente

Le Voyage du poète à Paris, de Serge Safran, Éditions Léo Scheer, 160 pages, 17 euros.

Avec son Voyage du poète à Paris, Serge Safran présente une histoire dont le fond est assez simple, bien qu’elle foi-

sonne de détails savoureux, une histoire d’un temps très proche, puisqu’il se trouve juste derrière la porte de notre mémoire. La France est encore pour quelques mois sous le règne de Giscard, mais le narrateur, Philippe Darcueil, qui se veut poète et l’est sans aucun doute, n’en a cure. Il quitte l’Ariège, où il a résidé dans une communauté avec l’insouciance d’une vie très bohème, teintée d’esprit soixante-huitard. Tel Rubempré, il est en route pour Paris afin de s’y faire une position, car il se croit promis à un bel avenir, du moins celui qu’à trente ans tout ambitieux s’autorise à espérer. Pourquoi pas ? Reste à savoir si ce genre d’opération est facile à mettre en œuvre malgré les appuis dont on peut disposer. En réalité, en Ariège, Darcueil laisse avant tout Sandra, jeune lycéenne de seize ans très amoureuse, dont il a goûté les faveurs avec avidité et envers qui il ressent, non seulement un attachement physique très fort, mais un senti-ment complexe de possession. Sandra est pour lui un ornement de luxe, voire de grand luxe, ce dont il se rend compte progressivement quand il est à Paris, mais elle n’a pas pour autant ac-quis le statut d’alter ego sans qui la vie dans sa plus grande ampleur serait impossible. Si leur aventure n’a pas tourné ainsi, c’est parce que Darcueil préfère être aimé qu’aimer, recevoir que donner. Sous des apparences d’autorité, c’est un faible inquiet et tourmenté, trouvant moins dans les autres qu’en lui-même ce qui lui permettrait de rayonner. En quittant Sandra, il sait que la séparation altérera gravement leur

relation et il affronte cette perspective avec une inquiétude qu’il croit pouvoir refouler par la présence d’amies et d’anciennes partenaires.

Comme bien d’autres qui ont cru que Paris est le lieu idoine pour être reconnu, Darcueil se retrouve condamné à attendre on ne sait quel miracle dans un petit appartement, taraudé par l’angoisse et la solitude. Ce ne sont pas les piges et le boulot de sondeur qu’il décroche qui sont de nature à provoquer son enthousiasme. Ses souffrances sont réelles, au point de l’amener à tâter du chantage au suicide pour forcer la main des amis qui tardent à l’aider. Quant à Sandra, lassée d’attendre, elle se trouve des compensa-tions et ajoute la jalousie à ses problèmes. Dans ses moindres détails, le Voyage du poète à Paris montre comment Darcueil macère dans ses inquiétudes, ses fantasmes érotiques, ses calculs amoureux, ses doutes, sa mélancolie, comment il se débat dans des frustrations issues de son repliement sur soi, comment, finalement, il est victime de son égoïsme.

Avec ce court roman, Serge Safran donne un portrait douloureux mais beau d’une gé-nération qui a connu les films de Godard et de Truffaut, la musique de Garland Jef-freys, d’une génération qui a cru que la vie s’ouvrait toute grande devant elle, qu’elle allait s’imposer à la société et qui finalement n’aura été qu’un jalon vers l’époque actuelle, avec ses destructions de valeurs sociales, sa frénésie d’égoïsme, son culte des gagneurs et son mépris des vies ordinaires – comme si une vie pouvait être ordinaire –, son indulgence pour les puissants et la sévérité brusquement retrouvée dès l’instant qu’il est question des fautes des petites gens.

Le Voyage du poète à Paris est l’histoire d’une embellie qui a tourné en flétrissure.

François Eychart

Le désarroi d’une génération

Le nouveau roman de Serge Safran s’attache aux illusions de la génération qui a suivi 1968.

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LETTRES

Contrairement à la sentence prononcée par Adorno sur la barbarie d’écrire un poème après Auschwitz, la poésie ne pouvait que prendre en compte les camps d’extermina-

tion et s’interroger sur la plaie que les persécutions et le massacre des juifs en plein XXe siècle ont ouverte au flanc de notre espèce tout entière. Elle l’a fait dans des œuvres admirables et continue de le faire, tant sous la plume de juifs que de non-juifs.

Charles Dobzynski intitule Je est un juif, roman, un ouvrage en vers qui entretisse autobiographie et histoire mondiale autour d’une question : naît-on juif ou le devient-on ? Au commence-ment, il déclare : « Je suis né juif / en coup de vent. » Dans ce premier vers, il dit : « Je suis » et non « Je est » comme dans le titre, et en conclusion, « être juif n’est pas ma prison ». Entre les deux, on aura lu : « Mais on peut naître de la langue » et « tirer de l’écriture / l’élixir de longue vie ». Cette écriture aborde sous tous les modes, colère et déploration, invectives et humour, les drames des quatre-vingts dernières années.

Elle rappelle la rafle du 16 juillet 1942, elle n’épargne pas les silences du Vatican, tandis qu’elle vénère les Justes. Elle s’en prend au Dieu de toutes les religions, « garde-chiourme de l’absolu ». Elle questionne la politique israélienne et demande « que shalom s’accorde à salam / le judaïsme avec l’islam ». Elle visite divers pays, le Moscou des années cinquante, le « vaste melpot » des États-Unis, Varsovie où elle rencontre « les fantômes de la Pologne », elle chante l’amour qui unit « sans autel, sans tabernacle » « amant juif et femme chrétienne ».

En vers brefs, octosyllabes pour la plupart, souvent rimés ou assonancés, elle dénonce et refuse les dogmes, incitateurs de tueries.

Contre l’épisode, d’Esther Tellermann, est le huitième volume d’une œuvre dont l’importance dans la réflexion sur notre sort est maintenant reconnue. Ce titre est aussi celui de la séquence centrale, la plus longue, dont un des poèmes se termine ainsi : « notre lien / a séché / contre l’épisode ». L’épisode, ce qui vient de l’extérieur et fragmente notre vie interne, peut être douloureux, ce dont témoignent les renvois à des œuvres littéraires ou artistiques. Le nom d’Ophélie revient très souvent, celui d’Isolde deux fois, accompagné d’allusions

au philtre : « Ai-je voulu boire ? », à la ronce, trait d’union entre les tombes des deux amants que leur vertige avait mis hors de la société.

Notre histoire personnelle s’adosse à l’histoire. La première séquence, Voix à rayures, rappelle qu’une funeste période a façonné dans l’horreur les Européens, non seulement ceux qui l’ont vécue mais ceux nés après 1945 : « “Voix” des tunnels / d’Europe / enfin traversés / à force de veille / rayure / ne cicatrise (…) chaux a brouillé / l’étoile ». Reste à se tourner vers d’autres civilisations, vers « la clarté au bord du Gange ». Il n’y a pas rupture entre les trois séquences. La fin de la deuxième fait écho à la première et annonce la troisième : « je rapporterai les pierreries / des horizons suspendus / sur vous je pose un fil / tendu sur la peur / le frémissement de l’inquiétude ». Inquiétude fixe est le titre de cette troisième séquence qui dit : « Terres / ourlent / une autre lecture ». Elle souligne le côté charnel du cerveau, du cœur, et aussi de la parole. L’inquiétude est toujours là, l’horizon reste fixe, « nuages et cendres / façonnent notre / solitude ». Mais à la dernière page, comme une réplique aux sinistres tunnels des temps maudits, « des souterrains soudain / sont lus / et épelés / sont transmis éclairent / la promesse ». Tout au long de l’ouvrage, l’écriture est en vers courts qui ne craignent pas d’assembler des termes disparates : « saphirs et laines », « la nasse et le mû-rier », « confond le sein / et l’améthyste », à la recherche d’une unité. Les minéraux, les plantes, les personnages symboliques empruntés à la légende, au théâtre, à la peinture se rencontrent dans la lecture du monde.

Dans un précédent livre de Zéno Bianu, le prodige d’écrire soulevait au-dessus du désespoir les raisons de vivre. C’est le prodige de peindre qui surgit à chaque page d’Au vif du monde, ouvrage où se répondent le texte du poète et les gravures de Marc Feld. Leur thème commun est le « bœuf écorché » que peignirent Rembrandt, Goya, Soutine, qu’il retrouve, « des parois de Lascaux aux éclats de Pollock », et sur lequel Zéno Bianu donne parole à Soutine : « De la viande béante comme autoportrait. » Chaïm Soutine, né à Minsk en 1893, émigré en France, était recherché sous l’Occupation en tant qu’artiste juif par la police de Vichy, comme l’atteste en fin de volume le

fac-similé d’une lettre confidentielle du ministère de l’Intérieur, datée du 13 août 1942. Opéré trop tard d’un ulcère en raison de sa clandestinité, Chaïm est mort à Paris, le 8 août 1943.

Par la voix de Zéno Bianu, il dit : « Peintre juif » et « Peintre maudit alors », mais aussi : « Citoyen du cosmos » et : « La sève de Chaïm. La sève des hauts vivants des vrais vivants de la vie vécue. » Le dernier poème proclame le tableau du bœuf écorché « miroir de l’univers » et se termine sur cette ouverture : « Et tout à coup le cosmos respire. » Les gravures de Marc Feld, pleine page et en couleurs, presque aussi nombreuses que les pages de texte, ont la même vigueur, la même flamme.

RevuesGeorg Trakl, poète autrichien (1887-1914), bien connu en

France parmi les poètes mais peu en dehors d’eux, fait l’objet, dans Europe, d’un dossier qui permet de saisir l’ensemble de son œuvre. Ce dossier, qui, à côté des études, comporte une correspondance éclairante de G. Trakl, est dû à Rémy Colombat, qui devait décéder avant la publication. Claude Magris, Lionel Richard, Marc Petit, Antonio Gamoneda sont au nombre des contributeurs.

Inuits dans la jungle en est à son numéro 3, d’une richesse exemplaire :

Inger Christensen, Edoardo Sanguinetti, 23 poètes mexi-cains contemporains, tous remarquables, un entretien Gabrielle Althen-Jacques Darras sur la poésie française contemporaine, un cahier de création.

Je est un juif, roman, de Charles Dobzynski, Orizons, 2011, diffusion et distribution L’Harmattan. 138 pages, 13,50 euros.Contre l’épisode, d’Esther Tellermann, Flammarion, 2011. 272 pages, 19 euros.Au vif du monde, Soutine monologue, de Zéno Bianu et Marc Feld, Dumerchez, 2011. 120 pages, 19 euros.Europe nº 984, avril 2011. 380 pages, 18,50 euros. www.europe-revue.net.Inuits dans la jungle n° 3, Le Castor astral, diffusion Le Seuil-Volumen, 2011. 192 pages, 12 euros.

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

Écrire après le génocide

Romans policiers, de Sébastien Japrisot, Gallimard, Quarto, 1 030 pages, 25 euros.

Connaît-on encore, aujourd’hui, le romancier Sébastien Japrisot, qui, monté de son Marseille natal, et avant

de se retirer près de Vichy, fut, pendant trente ans, l’une des vedettes parisiennes de la vie littéraire et cinématographique ? On connaît sans doute mieux le scénariste de films à (grands) succès, qui, en 1983, fit triompher Isabelle Adjani en short dans l’adaptation, écrite pour Jean Becker, de son roman, l’Été meurtrier.

Le pseudonyme de Sébastien Japrisot n’apparut qu’en 1962. Avant, il y avait sim-plement Jean-Baptiste Rossi, qui, en 1950, à 19 ans, publia son premier roman, les Mal Partis. Il fut vendu à 15 000 exemplaires, et Rossi se vit comparé à Raymond Radiguet. Ce sera son unique livre. Après douze ans de vie de bohème, de traductions (dont celle du célèbre Catcher in the Rye, de Salinger, dont il fit l’Attrape-Cœur), de travail alimentaire dans la publicité, Rossi décide de s’inventer un double, Sébastien Japrisot (anagramme de son nom), qui, pour toucher le pactole, écrira des romans policiers. Il fait alors une deuxième entrée sur la scène littéraire. Une entrée en fanfare, avec Compartiment tueurs (mai 1962) et Piège pour Cendrillon (octobre 1962), deux immenses succès, public et critique : la presse évoque « Simenon corrigé par Robbe-Grillet » et Japrisot reçoit le grand prix de littérature

policière. Après quatre ans de silence, ce sera la Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil (1966), qui fut un temps le livre de che-vet de Simone de Beauvoir. Le roman sera couronné par l’éphémère « prix d’honneur », devant Pierre Bourgeade et Georges Bataille. La même année, un jury comprenant, entre autres, Elsa Triolet, Aragon, Guillevic, Michel Butor, Sartre, Adamov, attribue à la réédition des Mal Partis le « prix de l’unanimité ». Une photo montre un Japrisot tout fringant aux côtés d’Aragon et de Guy Béart. Mais l’œuvre, aussi acclamée soit-elle, se fait rare : entre 1966 et sa mort, en 2003, Japrisot ne donnera plus que trois romans, l’Été meurtrier (1977), la

Passion des femmes (1986), et, en 1991, son chef-d’œuvre, Un long dimanche de fiançailles. Le romancier Japrisot aura été aussi ménagé de son talent que son ami Blondin, avec lequel il partageait le goût de la fête et de l’alcool.

C’est que, succès oblige, le cinéma a avalé Japrisot : après avoir vu adapter par d’autres ses deux premiers romans, il devient un scé-nariste à succès, et réalise lui-même, en 1976, l’adaptation des Mal Partis.

À la fin de sa vie, après dix ans de silence littéraire, il annonçait un nouveau roman…

L’œuvre est mince en volume, on l’a dit. Mais elle a, au même titre que celle de Man-chette, renouvelé le roman policier français.

Japrisot, d’ailleurs, récusait ce terme de « roman policier ». Il est vrai que, chez lui, si le suspense est omniprésent, il ne constitue pas pour autant une fin en soi, et les policiers sont rares. Ce qui l’intéresse, ce sont les voix de ses per-sonnages, admirablement caractérisées, et les profondeurs de leur subconscient, le brouillard opaque dans lequel ils se meuvent. Un roman de Japrisot, c’est une marqueterie de voix, qui, comme une balle de ping-pong, se renvoient un lecteur ayant l’impression d’avancer dans un tunnel de plus en plus sombre. Avant, aux toutes dernières lignes, d’en-trevoir une lumière qui n’éclaire pas tout, qui laisse sa place au mystère, aux zones d’ombre.

Tous les romans signés Japrisot sont des romans à suspense : c’est pourquoi

on regrette que l’édition Quarto ait choisi d’écarter Un long dimanche de fiançailles, poignante et palpitante recréation des tran-chées de 1914, admirable d’intelligence et d’humanité, au profit de trois « novélisa-tions » de scénarios originaux (Adieu l’ami, Le Passager de la pluie, la Course du lièvre à travers les champs) dans lesquelles la « méca-nique » de Japrisot est là, mais pas son écri-ture. En revanche, le volume bénéficie d’une bonne chronologie et d’extraits de presse intéressants. Quant à Un long dimanche de fiançailles, il est sans doute disponible en Folio…

Christophe Mercier

Japrisot : une marqueterie de voix

Simone Signoret dans Compartiment tueurs.

DR

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SAVOIRS

Dix Essais sur le socialisme du XXe siècle, de Tony Andréani. Éditions le Temps des cerises, 300 pages,2011, 20 euros.

S’il y a bien un trait qui caractérise ce début de siècle, c’est l’écart qui existe entre les nécessités objectives de l’heure et l’horizon d’attente des peuples et des travailleurs.

Alors que les secousses de la crise du capitalisme touchent non seulement les périphéries appauvries, mais aussi les pays au cœur du système, et qu’un mécontentement palpable envers les classes dirigeantes s’exprime sous la forme de différents mouvements sociaux, à l’exemple de ce qui se passe en Espagne, les perspectives sociales et politiques restent indéniablement floues. Le mécontentement envers ce qui est achoppe sur le fait qu’on n’entrevoit pas réellement ce qu’on pourrait lui substituer.

Cet état des choses est relativement neuf, car depuis deux siècles, la pensée socialiste et communiste n’a pas manqué de projets divers pour construire une autre société. Au XIXe siècle, ces projets sont restés avant tout sur le papier, sous la forme de livres, d’articles, de brochures ou d’opuscules fourmillant de détails sur le fonctionnement du socialisme dans tous ses aspects les plus concrets. Mais au XXe siècle, les expériences de construction du socialisme, tout d’abord en URSS puis en Chine mais aussi en You-goslavie et à Cuba, ont eu un impact important au point de faire disparaître largement la littérature du socialisme utopique : dorénavant, les modèles de so-ciété future ne pouvaient être construits in abstracto, mais en référence aux sociétés du « socialisme réel », quitte d’ailleurs à s’en démarquer sur de nombreux points. Avec l’effondrement du socialisme de type soviétique et les incertitudes des transformations en cours en Chine, un vide important s’est installé quant aux types de sociétés postcapitalistes que l’on pouvait envisager. La question est déterminante car on sait que, a contrario de ce pensait Eduard Bernstein, le mouvement et son but s’articulent nécessairement, et qu’on ne peut entamer une mobilisation révolution-naire si le mouvement social ne sait pour quoi il lutte.

Dans ses Dix Essais sur le socialisme du XXIe siècle, Tony Andréani se propose donc d’ex-pliquer pour quel type de société on peut lutter. À la différence des socialistes utopiques tels Charles Fou-rier ou Cabet, il ne veut pas décrire sous chaque aspect une société socialiste du XXIe siècle, mais il va plus

loin que Marx et Engels en proposant clairement un modèle de société dont les domaines économiques et politiques sont détaillés, dans leur fonctionnement et dans leur articulation réciproques. En faisant un bilan des échecs du socialisme sovié-tique et yougoslave, et en maintenant un regard d’observateur critique sur les expérimentations chinoises actuelles mais aussi sur les expériences des mouvements coopératifs en Occident, il s’attache à montrer qu’une société socialiste peut fonctionner en maintenant les libertés démocratiques, en approfondissant les processus démocratiques et en atteignant une véritable efficience économique. C’est sur la question de l’efficacité économique qu’a buté finalement l’économie soviétique, et c’est le principal défi qu’Andréani cherche à relever ici.

Son modèle apparaît au final très cohérent et convaincant. L’auteur plaide pour un modèle de socialisme combinant plusieurs secteurs, pour ainsi permettre une réelle émulation et inciter les acteurs à l’innovation, et à éviter les gâchis et les gaspillages qui ont souvent grevé l’économie soviétique. Tony Andréani propose le maintien d’une propriété d’État qui se concentrerait sur la production de « biens sociaux » (éducation, santé, information, formation), biens considé-

rés comme indispensables pour l’exercice de la citoyenneté et auxquels chaque citoyen doit avoir accès pour pouvoir assumer son rôle. Ces biens étant fournis gratuitement, il n’est pas question qu’ils relèvent du secteur marchand et qu’une concurrence ait lieu. Il n’est pas non plus possible que la gestion de ce secteur relève de l’autogestion par ses travailleurs puisque c’est toute la collectivité qui doit avoir un droit de regard sur la production et l’allocation de ces biens ; Tony Andréani plaide cependant pour une extension des droits des travailleurs du secteur public qui permettrait d’éviter l’arbitraire du pouvoir politique. Si l’autogestion a lieu d’être, c’est assurément dans le secteur de production des biens de consommation personnelle (habillement, loisirs, etc.) : chaque unité de production devant être dirigée par le collectif des travailleurs, comme cela se fait communément dans les coopératives, et les éventuels bénéfices redistribués entre ces derniers. Le principal problème des coopératives de production et de consommation est le sous-financement dont elles souffrent, les banques leur étant généralement hostiles. L’autofinancement par les travailleurs trouve lui-même assez vite ses limites, à moins qu’il ne débouche sur une forme

d’actionnariat ouvrier, cheval de Troie du capitalisme restauré. Andréani propose donc la création d’un réseau de banques elles-mêmes autogérées, à but faiblement lucratif, respectant un cahier des charges fixé par l’autorité publique.

Car, évoquant l’exemple yougoslave, Tony An-dréani est conscient que l’autogestion, simplement articulée au marché, tend à restaurer des formes de capitalisme, les entreprises se concentrant sur les profits marchands au détriment des autres finalités. Il propose donc une planification qui serait impérative dans le secteur public et indicative dans le secteur « marchand », notamment par l’intermédiaire de dispositions fiscales, de critères sociaux, etc.

Le modèle de socialisme proposé par To ny Andréani fait le deuil de certaines aspirations por-tées par le mouvement ouvrier telles que la fin de l’État, du marché, de l’argent. Dans son modèle, ces institutions sont amenées à demeurer mais dans une position subalterne par rapport aux formes d’appropriation sociale dans le cadre de ce qu’il appelle avec bonheur une « dialectique positive » qui permettrait de combiner les aspirations individuelles et le sens du collectif.

Baptiste Eychart

Repenser la perspective du socialisme

L’Expérience morale hors de soi,de Valérie Gérard, PUF, 204 pages, 20 euros.

Pour une bonne partie de la tradition philosophique comme aux yeux de l’opi-nion commune, la vie morale est affaire

de discipline et de contrôle (de ses passions ou de ses pulsions, bref de toute cette part de nous-mêmes qui menace sans cesse de nous échapper), et la recherche du souverain bien se confond avec un désir de maîtrise, à l’image du sage stoïcien, capable d’affirmer jusque dans les chaînes de l’esclavage la liberté de son for intérieur. Mais que se passe-t-il lorsque cet idéal est démasqué comme une illusion, ou du moins comme un rêve inaccessible ? Toutes les exigences de la moralité doivent-elles sombrer en même temps que la souveraineté du sujet ? Tel est le problème qui fournit à l’enquête de Valérie Gérard son point de départ. Son prin-cipal mérite est de ne pas se satisfaire de cette alternative trop tranchée pour être recevable, et d’élaborer une nouvelle conception de l’ex-périence morale, capable de prendre acte de

tous les obstacles que rencontre la recherche de l’autonomie, sans pour autant abandonner le terrain de la moralité au relativisme libéral.

Une telle entreprise n’a rien d’évident, et il faut saluer la rigueur de ce travail qui s’ap-puie sur quelques références philosophiques majeures (Simone Weil, Hannah Arendt) pour repenser la morale dans une perspective qui ne serait pas celle des valeurs, mais parti-rait de l’expérience première de l’extériorité, constitutive de tout rapport à soi. Tel est en effet le paradoxe : je ne peux accéder à mon intériorité qu’à partir du tissu des liens qui me rattachent au monde et aux autres. « On vit hors de soi », telle est la donnée première de toute existence humaine. Parce qu’il ne peut advenir qu’« en situation », au sens où Sartre parlait d’un « théâtre de situations » libéré des contraintes de la psychologie, le sujet moral est fondamentalement sous condition, fait de l’étoffe de ses « relations ». Aux yeux de Valérie Gérard, la question n’est donc pas de conquérir une autonomie pleine et entière, aspiration vouée à demeurer illusoire (et potentiellement dangereuse lorsque le sujet en vient à former le

désir de se protéger, par tous les moyens à sa disposition, de toute intrusion extérieure ressen-tie comme une menace pour sa liberté égoïste). Il s’agit bien plutôt de se rendre capable à la fois de reconnaître les relations qui favoriseront ma puissance d’agir moralement et d’éviter celles qui m’empêcheront de me constituer en sujet responsable. Il y va donc d’une exigence de lucidité en acte qui ne se confond pas avec l’application de normes abstraites. « Vivre sa vie », ce n’est décidément plus la même chose que la « diriger ».

C’est dire aussi que la morale, à partir du moment où elle est envisagée comme une pra-tique ou un exercice bien plus qu’en référence à un code de valeurs établies, n’a pas plus d’existence autonome que le sujet constitué par l’ensemble de ses « relations ». Dès lors que le lieu de l’expérience morale n’est plus la citadelle de l’intériorité retranchée du chaos du monde, il n’y a plus à séparer morale et politique, ce qui ne signifie évidemment pas qu’elles se confondent. Valérie Gérard le montre notamment dans des pages très fortes analy-sant l’expérience de la torture, de l’exil ou de

l’apatridie. Si ces expériences de dépossession radicale peuvent rendre la vie « invivable », c’est parce qu’elles empêchent tout rapport à soi et livrent le sujet à une extériorité destructrice où tous ses repères se défont. Est-ce à dire qu’il faille en revenir à la conception traditionnelle du sujet moral ? Nullement, si l’on veut bien tirer toutes les conséquences de cette distinction fine : « l’inscription dans un environnement relation-nel » n’a rien de commun avec « l’enracinement dans une terre natale ». Du fait de son essentielle fragilité, parce qu’il est foncièrement précaire, le rapport à soi ne peut jamais devenir la base d’une revendication identitaire hostile à tout ce qui vient de « l’étranger ». Il en découle une exigence qui, à défaut de pouvoir être érigée en nouvel impératif catégorique, donne du moins une ressource pour échapper au nihilisme : en luttant pour préserver la possibilité du rapport à soi, le sujet n’obéit pas uniquement au souci de soi, mais se soucie du même coup de l’autre. Plus fondamentalement encore, il se soucie de ce monde où chacun vit hors de soi, mais en commun.

Jacques-Olivier Bégot

Pour une morale en situation

DR

Rouge enfonçons les blancs, de Lissitzky. Affi che, 1920.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . I X

ARTS

Il existe un paradoxe évident chez Manet : sans doute « in-vente-t-il » le beau « moderne » (celui de son temps) – tous les « pastiches » qu’il a exécutés le prouvent autant que la

Musique aux Tuileries ou le Bal à l’Opéra. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a chez lui quelque chose qui l’attire vers une conception singulière de la peinture, dont le beau n’est plus le mobile premier. Il suffit de feuilleter la passionnante étude de James H. Rubin pour en prendre toute la mesure : son Exposi-tion universelle de 1867 montre des défauts et même des parties qui paraissent inachevées ou volontairement brouillées. Son Enterrement (1867) est une esquisse mise en peinture et laissée telle quelle. Et que dire de ses Effets de neige au Petit-Mon-trouge (1870), très éloignés de ce que fera son ami Monet. Et comparons l’esprit qui guide Gustave Courbet et ce qui le guide quand il traduit la nudité féminine. Comparons son Olympia et la Femme au perroquet, peinte trois ans plus tard par le champion du réalisme. Fort décriée au Salon, elle demeure plus proche de Cabanel que peut l’être le modèle de Manet ! Chez Courbet, c’est le sujet qui modifie le sens de l’art : « Je tiens aussi que la peinture, écrit-il pour une allocution donnée à Anvers en 1861, est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes. C’est une langue toute physique, qui se compose pour mots, de tous les objets visibles. » Dans le même discours, il préconise que le peintre traduise l’époque « juste au point où elle a été amenée par les temps antérieurs ». Il n’annonce aucune rupture, rien que le présent pour sujet. Dans le Manifeste du réalisme (1855), il disait déjà : « J’ai étudié, en dehors de tout esprit de système et sans parti pris, l’art des anciens et l’art des modernes. » Manet est capable de jouer avec la peinture (l’Asperge de 1880 est un cadeau sous forme de boutade). Il est capable aussi de jouer avec la notion de beauté sur la frontière séparant le laid et le beau. L’Exécution de Maximilien, pour prendre un thème d’actualité en 1868, est frappante pour sa référence à Goya et sa perspective excessivement accélérée, mais surtout pour sa gamme chromatique déplaisante : c’est elle qui rend l’intensité du drame, plus que les soldats faisant feu sur le malheureux Habsbourg. Même ses Roses amoureuses (1882), merveilles testamentaires du Clark Art Institute, laissent un sentiment trouble de fragilité et d’exaspération du temps. Manet fascine

encore de nos jours pour cette capacité rare de séduire et de heurter à la fois, et de s’interroger sur cette beauté qui se fait la belle sitôt qu’on veut s’en saisir.

Odilon RedonDans son célèbre poème, la Beauté, Charles Baudelaire dé-

clare : « Les poètes, devant mes grandes attitudes,/ Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,/ Consumeront leurs jours en d’austères études… » N’a-t-il pas aussi écrit : « Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes chargés d’exprimer le beau se conformaient aux règles des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait de la terre. » Et il a aussi affirmé que le « beau est toujours bizarre ».

Aucun artiste français n’a mieux exprimé cette définition du beau qu’Odilon Redon à la fin du XIXe siècle. Il n’est que de songer à sa Tête coupée (vers 1878-1879) ou à son album les Origines (1883), avec ces yeux énucléés de cyclopes prenant leur indépendance inquiétante, ou ces figures mythologiques emportées par des métamorphoses sans fin. Son rapport pas-sionné à la littérature, qui nous est présenté au sein de la superbe exposition du Grand Palais, est sans doute le meilleur moyen pour comprendre sa vision propre de la beauté. Et nul ne sera surpris que ce furent des poèmes de Baudelaire qu’il a d’abord illustrés, y introduisant bien sûr la bizarrerie, mais, ce qui est plus étonnant, une pointe d’humour comme dans bon nombre de planches de son premier recueil paru en 1879, Dans le rêve, et, plus tard, en 1890, dans ses gravures pour les Fleurs du mal. En 1882, il fait paraître À Edgar Poe où il part d’un détail des récits de l’écrivain américain et où il fournit une interprétation saisissante du Corbeau, traduit par son ami Mallarmé deux ans plus tôt. Et il s’attache ensuite, en 1891, à traduire dans sa langue inimitable les poèmes de ce dernier – Songes –, leur donnant une résonance inouïe. Mais la rencontre la plus sulfureuse et prolifique est avec Gustave Flaubert : il compose trois albums (1888, 1889, 1896) à partir de la Tentation de saint Antoine où il applique avec le plus d’intensité sa conception de la beauté, mélancolique, sombre, onirique. Enfin, il nous a été donné de découvrir Redon auteur de contes restés inédits, écrits à partir de 1867, comme échos à ses Noirs, comme échos d’une beauté jaillissant d’un renversement des certitudes de l’être de raison.

Mimmo PaladinoD’aucuns, parmi les plus acharnés partisans de l’art

contemporain, ont décrété la fin de la beauté. Beaucoup d’artistes de notre temps ne l’ont pas acceptée et ont forgé leur idée de la beauté – une idée devenue de plus en plus idiosyncrasique. Cette beauté, Paladino l’a subtilisée à l’Arte povera, à l’art conceptuel, à Beuys et à Tapiès, mais aussi aux constructivistes, aux expressionnistes abstraits. Elle n’est pas éclectique : seule sa matière première l’est. Il n’en reste pas mois que son Tableau muet peinture menteuse (1983), avec son personnage sur fond noir aux oreilles jaunes démesurées et que sa tête sur fond or d’où s’échappent de vraies branches (sans titre, 2009) demeurent les indices indéniables d’une beauté qui se manifeste chaque fois selon d’autres modalités, toujours recommencées, toujours inattendues et émouvantes. C’est une beauté que Paladino engendre dans une relation avec l’autre qui succombe à son emprise parce qu’il reconnaît sa « signature », mais se laisse immanquablement surprendre d’une œuvre à la suivante.

« Odilon Redon, prince du rêve », Grand Palais, jusqu’au 20 juin 2011.« Manet, inventeur du moderne », musée d’Orsay, jusqu’au 3 juillet 2011. Catalogue : Gallimard.« Paladino », Palazzo Reale, Milan, jusqu’au 10 juillet 2011. Catalogue : Guinti, 176 pages, 30 euros.Chefs-d’œuvre de la peinture française, du Sterling and Francine Clark Art Institute, Skira / Flammarion, 224 pages, 39 euros.Écrits, propos, lettres et témoignages de Gustave Courbet, édition établie et présentée par Roger Bruyeron, Hermann, 500 pages, 39 euros.Odilon Redon, l’Expo, RMN, 304 pages, 18,50 euros.Baudelaire, Poe, Mallarmé, Flaubert, interprétations par Odilon Redon, RMN, 138 pages, 14 euros.Nouvelles fantastiques, Odilon Redon, RMN, 120 pages, 14 euros.Odilon Redon dans l’œil de Darwin, Vincent Noce, l’Inattendu/RMN, 240 pages, 12 euros.

LA CHRONIQUE DE GÉRARD-GEORGES LEMAIRE

De la beauté moderne

Leviathan, sculpture gigantesque réalisée par Anish Kapoor pour « Monumenta » attise la curiosité.

Il est vrai que le sculpteur britannique d’origine indienne est le premier artiste qui soit parvenu à tirer parti et à maîtriser le volume impossible de la nef du Grand Palais. Vu de l’extérieur cette sculpture pneumatique, dont on peine à percevoir et la forme et le contour, fait songer à un formidable mégalithe venu d’ailleurs, tant par son aspect primordial que par sa dé-mesure. En revanche, lorsqu’on pénètre à l’intérieur de la structure, on est confronté à une expérience sensorielle étrange et in-timiste. Plongé dans une lumière rouge, on est comme aspiré vers trois alvéoles suggé-

rant un retour vers la vie intra utérine. Le sentiment d’étrangeté et d’apesanteur est renforcé par un air pulsé qui donne l’illu-sion d’une atmosphère d’altitude. Moins spectaculaire, mais sans doute plus sub-tile et certainement plus ludique, Cocon de Klaus Pinter, installé dans la chapelle des jésuites à Cambrai. Cet artiste autri-chien, qui vit depuis trente ans en France, peut être considéré comme l’initiateur de la sculpture pneumatique, autrement dit une structure en suspension, gonflée à l’air, le plus souvent translucide et dont l’arma-ture est presque invisible. L’artiste joue du contraste et de la correspondance entre la légèreté, la modernité du matériau et son insertion dans un monument historique.

On se souviendra peut-être de Rebonds, installés en 2002 dans la nef du Panthéon à Paris. Cocon, qui fait songer à la fois à une comète, à un gigantesque nœud papillon ou à une chrysalide d’où se serait échappé l’animal, fait écho par son exubérance à l’architecture baroque pour en devenir presque un élément scénographique.

Yves Kobry

« Leviathan » Anish Kapoor, « Monumenta », Grand Palais, jusqu’au 23 juin 2011.Je n’ai rien à dire, Anish Kapoor, RMN, 150 pages, 35 euros.Anish Kapoor, Bhabha Himi K,50 euros.« Cocon », Klaus Pinter, chapelle des jésuites, Cambrai, jusqu’au 18 septembre 2011.

Des sculptures pneumatiques qui ne manquent pas de souffle

« Rodin, Le plaisir infi ni du dessin », musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis, jusqu’au 13 juin 2011. Catalogue : 136 pages, 26 euros.

Dans les deux dernières décennies de sa vie, Rodin, qui ne sculptait presque plus pour diriger des bataillons d’assistants, s’adonnait surtout à l’assemblage de

fragments anatomiques et au dessin. De 1896 à sa mort, en 1917, il exécuta quelque sept mille dessins et aquarelles, dont le musée Matisse expose une modeste sélection. Rodin évoquait cette activité comme « une recherche intime », des-tinée à son « musée secret », qu’il ne dévoilait qu’à de rares initiés. Parmi eux, Roger Marx y vit des « instantanés de nu féminin » et Rilke d’« étranges documents ». Ces compositions hâtives montrent des corps aux poses instables, expressives et impudiques. Rodin livre là sa fascination pour le mouve-ment, mais aussi pour l’animalité traquée dans les anatomies vrillées, renversées ou écartelées, qui servirent d’illustrations au Jardin des supplices de Mirbeau. Comme pour périmer l’académie, l’artiste institue ces pages inconvenantes en espaces de liberté, où rivalisent l’observation et l’invention, l’arbitraire et l’imagination. La peau se réduit à une enveloppe vaine et indécise, l’intérieur et l’extérieur s’y confondent. Si, après plusieurs expositions majeures consacrées aux pra-tiques graphiques de Rodin, cet accrochage n’apporte rien de vraiment neuf, au moins a-t-il le mérite de donner à voir ces « lignes de vie » dont le sculpteur fit sa grammaire : des traits dépouillés ou surchargés et parfois même imperceptibles, des couleurs transparentes, des taches irisées, des agrégats abstraits et inquiétants, à la menace desquels les nus féminins sont exposés dans leur extrême fragilité.

Bertrand Tillier

Rodin en deux dimensions

VIENT DE PARAÎTRE

Les Lettres françaises présentent

Blood Red Art / Giampiero Podestàde Gérard-Georges Lemaire

préface de Jean Ristat, comprenant un entretien avec Claudio Magris et un essai de Guilio Senini (bilingue : anglais / français). Disponible sur www.amazon.com

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . X

ARTS / MUSIQUE

Le nouvel enregistrement de Bach que vient de publier Evgeni Koroliov mérite d’être écouté et réécouté. Il s’agit d’un véritable condensé de l’art de Bach et de Koroliov, dont il

a été plusieurs fois fait mention dans les Lettres parce qu’il est un pianiste important. Il a choisi de jouer un ensemble de pièces qui ont fait l’objet d’arrangements ou de transcriptions par Kurtág, Liszt ou par lui-même. Liszt avait transcrit pour piano moderne les six préludes et fugues de l’opus BWV 543 initialement écrits pour orgue, de façon à les faire entendre dans les salons et en concert. Depuis, bien d’autres transcriptions et arrangements ont suivi, dont ceux de Busoni et de Kurtág. Le travail de ce dernier constitue indiscutablement un enrichissement de l’univers musical de Bach, ce qui prouve à qui pourrait en douter que les grandes œuvres sont susceptibles d’interventions diverses sans pour autant perdre de leur substance. Il se peut que les puristes continuent à préférer les partitions originales mais nul doute qu’ils tireront grand bénéfice à l’écoute de ce que Kurtág en fait. La transcription de la cantate Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit est particulièrement remarquable et peut faire l’objet de nombreuses écoutes, sans lasser. Le jeu de Koroliov (secondé pour les parties à quatre mains par Ljupka Hadzigeorgieva) est toujours aussi pensé et maîtrisé et le place au premier plan des interprètes de Bach.

F. E.

J.-S. Bach, Pièces originales et transcriptions, duo Koroliov, CD Tacet.

Evgeni Koroliov joue Bach

Îles et archipels, photographies 1850-2010 : un titre évocateur pour une exposition à la galerie Michèle Chomette, et en même

temps, une invitation à un voyage dans le temps et dans l’espace de l’imaginaire.

La galerie a gardé la forme et l’architecture d’intérieur d’un appartement parisien de la fin du XIXe siècle, et permet des accrochages qui sont toujours étonnants. Mais l’accrochage de cette exposition épouse parfaitement à la fois le titre et l’espace dans lequel on circule.

D’emblée, l’œil est capté par des groupes de photographies – comme des paquets ou des éléments architecturaux se situant entre le plan et l’élévation – dans lesquels cohabitent des images aux sels argentiques du XIXe siècle, et d’autres, du XXe. L’œil va d’une photographie à l’autre comme à l’intérieur d’un archipel. Chaque île-image se dégage de l’ensemble avec ses particularités typologiques, sans nuire aux autres : un équilibre en tension constante qui stimule l’imagination à comparer, assembler, extraire, focaliser dans une sorte d’excitation apaisée.

Et il y a aussi les îles solitaires. Des images parfois en grand format, des diptyques et des triptyques du même auteur, qui s’imposent et rythment, avec les archipels, l’espace de la galerie, créant toujours une tension pour les yeux et pour l’esprit.

Parmi les archipels, mon œil voudrait faire escale et s’arrêter à chaque photographie an-cienne de Duclos, Leclerc, Miot ; mais l’esprit est stimulé à continuer le voyage en longeant des images de l’avant-guerre si évocatrices des expériences des avant-gardes artistiques de cette époque : Schmidt, Zielke, Rudomine, Sert. Mon regard rebondit ensuite sur les photographies des années 1950, 1970, 1980, jusqu’aux années 2000, aux intensités plus ou moins fortes, apparemment disparates – et c’est ici l’écueil caché de cette navigation à vue pour qui utilise un regard glissant et rapide –, mais d’une solidité photographique à toute épreuve. Les images de Thorman, Sudek, Burson, Hannappel, Mechain s’imposent, à des degrés divers, à mon œil qui cherche une route parmi les écueils à fleur d’eau… ou plutôt, à fleur de peau.

Je veux terminer ce voyage aventureux en citant Michèle Chomette dans son « Introduction » à l’exposition : « La galerie Michèle Chomette entend naviguer à vue dans l’histoire de la photographie, en embarquant ses collections historiques et certains des artistes qu’elle s’est honorée de défendre, au gré des plaisirs de l’œil et de la découverte de territoires souvent singuliers, donc isolés, ou parfois aimantés les uns aux autres par une articulation formelle et sensible. »

Auparavant, je ne peux m’empêcher de faire un zoom sur trois photographes-îles qui m’ont frappé particulièrement, chacun à sa façon.

L’île Felten-Massinger. Les photographies de ces artistes baignent, toujours, dans une lumière particulière : la lumière du temps qui passe. Leur procédé, qui tient de la camera obscura transformée en roulotte, métamor-phose les sites et les lieux en leur donnant une dimension qui s’approche plus du sublime que du joli. On ne peut pas oublier les images du duo Felten-Massinger ; elles me font davantage penser à l’ascèse sportive qu’à la performance.

L’île Pierre Jahan. Il s’agit d’une seule photographie, mais bouleversante, déran-geante, inclassable. Un visage au sourire énigmatique dans l’ombre, presque dans le noir, nous regarde à travers un masque – un loup en satin – qui capte toute la lumière et l’éclat de cette tête en premier plan. Sans ce masque, le visage serait sûrement banal ; le cacher décuple l’expressivité de ces yeux dans le noir et de cette bouche à énigme, en trans-formant mon regard en une vision tragique.

L’île Franck Delorieux. Je parlais de masque qui métamorphose pour Jahan ; ici, il s’agit de camouflage. Un triptyque de photographies de statues gréco-romaines prises au Louvre nous montre des détails de corps de marbre. Mais l’œil commence à chavirer et à douter de ce qu’il voit à cause d’une minuscule pellicule de camouflage en couleur, appliquée sur ces morceaux de pierre et qui métamorphose cette pierre en chair. Tout en sachant que ce que je vois sont des détails de statues, je ne peux m’empêcher de

voir des corps, grâce à ces taches qui sont un véritable tatouage intégral incisé dans la chair. Le cadrage peut être qualifié de clas-sique ou néoclassique, mais son équilibre instable et mouvant, à cause du camouflage, fait qu’il est résolument néo. Et ce qui m’intéresse dans le néoclassique est surtout le néo.

Gianni BurattoniGalerie Michelle Chomette, 24, rue Beaubourg, 75003 Paris, jusqu’au 13 juillet 2011.

Îles et archipels

Il faut de l’intérêt et une curiosité pour une époque et un monde déjà anciens – le régime soviétique et ses

artistes – afin de ne pas traiter, ni juger à la légère, avec ironie, voire jalousie, le second opéra de Bruno Mantovani, jeune compositeur surdoué et fêté, comme l’ont attesté plusieurs concerts de ses œuvres instrumentales accompagnant une œuvre grave, plutôt neuve et, dans l’ensemble, réussie : Akhmatova.

Il y a d’abord le livret de Christophe Ghristi, fruit d’une collaboration avec le musicien qui retrace le parcours d’Anna Akhmatova. Celle-ci, avant la révolu-tion de 1917, a déjà été mêlée à toute une faune de créateurs, plus ou moins d’avant-garde. Le peintre Modigliani profita d’un séjour parisien d’Anna Akhmatova pour la « croquer » en peu de traits suggestifs, servant, en quelque sorte, de décor récurrent et mobile qu’utilise fort habilement Wolfgang Gussmann, associé à ses costumes à peine datés.

À partir des années 1920, les rela-tions entre la poétesse et le pouvoir se tendent fortement ; son premier mari, Nicolas Goumilev, jugé « contre-révolu-

tionnaire », est fusillé. Leur fils Lev sera l’objet d’un jeu de pouvoir entre l’artiste et l’État au point de rendre inévitable la rupture familiale. Anna Akhmatova vit à Leningrad, ancien nom de l’actuel Saint-Pétersbourg. Elle y subit, auprès des habitants, le siège de neuf cents jours de la Wehrmacht. Aux côtés d’autres in-tellectuels, elle se réfugie à Tachkent, ce qui donne lieu à une belle scène de train.

On voit par ce bref et incomplet rappel que l’œuvre est figurative, en un mot réaliste (comique même parfois), mais en même temps, par l’esthétique du compositeur et la direction d’acteurs de Nicolas Joël, il s’agit d’un traitement classique trempé de modernité. Le tra-vail des voix est à la fois varié et lisible. Davantage d’inventions prosodiques, sonores, que la matière un peu uniforme qu’avait tirée Gilbert Amy du Pavillon des cancéreux d’Alexandre Soljenitsyne. La mezzo-soprano Janina Baechle par-vient à incarner le double univers qu’elle vit, réel et poétique. Le fils Lev est Atilla Kiss-B, il donne chair et son à une sorte de jeune révolté, naïf parfois mais aveu-glé par sa mère. Également remarqué, le beau timbre de l’autre mezzo, Var-

duhi Abrahamyan, dans le rôle de Lydia Tchoukovskaia, l’amie d’Anna Akhma-tova, écrivain d’importance, découverte en France il y a quelques décennies. Lio-nel Peintre, baryton habitué de musique contemporaine, s’inscrit brillamment dans cette équipe.

Les lendemains victorieux de la guerre de 1945 sont pathétiques du fait même de la toute puissance de Staline. « Utopie négative », on suit sa dispa-rition pleurée par tout un peuple. Ce livret et cet opéra ne prétendent pas clore l’Histoire. Ce déroulement fac-tuel qu’une certaine inculture du public, voire de la critique musicale, a pu ou-blier ou ignorer, trouve dans la tension de l’orchestre de Bruno Mantovani un rythme inhabituel où se mêlent notam-ment quatre trombones, cinq cors, cinq clarinettes dont deux basses, sans excès de percussions : une sorte de basse conti-nue orchestrale. Le tout est emmené par le bel Orchestre de l’Opéra sous la battue rigoureuse et attentive de Pascal Rophé. Du XXe siècle au service d’un musicien du XXIe, traitant un sujet du siècle précédent.

Claude Glayman

Bruno Mantovani revisite Akhmatova

Les dieux cachés (Fight for Beauty) N° 60, de Franck Delorieux.

DR

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . X I

CINÉMA

Scream 4, fi lm de Wes Craven avec Neve Campbell, David Arquette et Courteney Cox (1 h 51).

La série de films Scream repose depuis ses débuts sur la cinéphilie de ses per-sonnages, amateurs de films de genre

et plus spécifiquement d’horreur. Adolescents écervelés aux prises avec un tueur en série, ceux-ci construisent par leurs discussions à l’intérieur de chaque opus un réseau de réfé-rences cinématographiques utile à décrypter les événements qu’ils vivent. Ils dotent en même temps le spectateur de codes de lecture qui lui permettent d’anticiper les scènes et le déroulement du film, sans pour autant désamorcer l’effroi qu’ils suscitent. Des personnages de film d’horreur commentent ainsi l’action dans laquelle ils sont engagés comme s’ils étaient eux-mêmes spectateurs du film auquel ils participent. Le respect des codes narratifs semble donc autant tenir à la cinéphilie du tueur et de ses victimes qu’à l’inscription de Scream dans un genre ciné-matographique précis dont il constitue à la fois l’archétype et la critique. Toutefois, la mise en abîme des mécanismes de production de l’horreur n’exacerbe pas la dimension parodique du récit : la mise en lumière des règles ne les empêche pas de fonc-tionner, ni le spectateur de sursauter. Cette sophistication scénaristique s’accompagne en effet de la réduction à l’essentiel des éléments à partir desquels est suscitée la peur afin de leur donner un maximum d’efficacité : un personnage situé dans un lieu isolé qu’il ne peut quitter facilement, un tueur à l’identité inconnue qui lui semble omniscient et doué d’ubiquité. Tout est ensuite histoire de mise en scène, c’est-à-dire de cadre, avec d’un côté

l’immensité du hors champ que ne peut saisir la caméra et dans lequel se cache le tueur et, de l’autre, le surgissement soudain de ce dernier dans l’image.

Dix ans après Scream 3, Scream 4 reprend cette base mise en place par Wes Craven dès le premier film de la série et déclinée ensuite grâce à l’ajout de nouvelles règles propres aux séries cinématographiques : multiplication de scènes d’horreur de plus en plus élaborées et transgression des codes initiaux de plus en plus affirmée.

Si ce nouveau film suscite à nouveau l’enthousiasme, c’est parce qu’il délaisse toutes les fioritures narratives accumulées dans les épisodes précédents pour proposer une simple succession de scènes d’action qui mènent quasiment à elles seules l’intrigue à son dénouement. Le récit, épuré au maxi-mum, semble se réduire à un squelette. Seul demeure le rouleau compresseur de la peur qui parcourt des scènes de meurtres à l’effi-cacité redoutable. Le discours promotionnel qui a accompagné la sortie du film mettait l’accent sur la modernisation de son histoire par l’intégration d’Internet et des réseaux sociaux dans son déroulement.

Au final, ces nouvelles technologies sont utilisées marginalement et ne proposent pas de nouvelle esthétique cinématographique comme pouvaient le faire Redacted de Brian De Palma ou Diary of the Dead de George A. Romero. Scream 4 repose avant tout sur la répétition d’une cellule de base et tire sa force de cette accumulation mais continue à s’inscrire dans un cinéma de genre tradi-tionnel bâti sur la matérialité des corps et leur inscription à l’écran, entre burlesque et violence.

Gaël Pasquier

Emballement cinéphile

Il avait été annoncé comme l’événement de 2011. Mauvais présage : ce qui fait événe-ment de nos jours, en particulier dans les

arts, relève plus souvent du pipole, du diver-tissement ou du fait divers que de l’inspiration singulière ou de l’audace créatrice. L’événement, dans la Conquête, c’est le personnage princi-pal, Nicolas Sarkozy, pipole des pipoles. Le film prétend être le premier réalisé en France sur un président en exercice. Soit. Mais pour dire quoi ? Rien de neuf. Rien d’autre qu’une compilation de dépêches AFP et d’extraits de JT sur les grandes étapes de la conquête du pouvoir par Nicolas Sarkozy entre 2002 et 2007. Le tout passé par le filtre du scénariste Patrick Rotman, du réalisateur Xavier Durringer et des comédiens (certes très bons). On y voit un candidat permanent entouré d’une petite équipe de petits conseillers, haï par Villepin, trahi par Cécilia. On a déjà vu et entendu tout cela mille fois. Et ni le scénario ni la réalisation n’offrent de perspective qui dépasse ces politicailleries banales et lassantes. Certains ont comparé la Conquête à Il Divo (2008), de Paolo Sorrentino, sur Giulio Andreotti, pour les rapprocher. Au contraire : il y a dans Il Divo un rythme, un travail sur les décors, la lumière qui transforment Andreotti en personnage d’opéra, soulignant par un superbe effet de contraste sa médiocre person-nalité. De plus, Il Divo montre les vrais détenteurs du pouvoir (Vatican, mafias, patronat) et dresse le portrait d’une Italie en crise. Rien de tout cela ici. Où sont les véritables artisans de la conquête, les Bouygues, Lagardère et Bolloré, dans ce décor d’opérette ? Et à l’exception de très courts passages sur l’extrême droite ou le monde ouvrier, on ne sait rien de ce pays qui a élu Nicolas Sarkozy.

De la politique, de la vraie, de la coriace, il y en a dans le documentaire Après la gauche. Un jeune réalisateur, Jérémy

Forni, interroge une dizaine d’intellectuels sur l’état de la gauche aujourd’hui. Ils font partie de la gauche critique : Toni Negri, Éric Hazan, François Houtart, Jean Ziegler, Edwy Plenel… Des esprits brillants, aux convictions fortes et au propos sincère, qui se penchent sur l’évolution – et les trahisons – des discours et des politiques de gauche ces trente dernières années. Chacun est interrogé dans l’une ou l’autre salle d’une immense usine désaffectée. Mais le film atteint vite ses limites : ce n’est pas d’aujourd’hui ni de demain dont il est question, mais d’hier. Pas d’après la gauche mais de la gauche d’avant.

En prenant, pour le dire vite, des « vieux hommes blancs » (près de soixante-dix ans de moyenne d’âge, une seule femme), le

réalisateur s’est trompé d’acteurs et d’époque. On assiste à une leçon d’histoire contempo-raine donnée par de passionnants professeurs. Mais c’est hors sujet. Les Indignés de Madrid, d’Athènes ou de Clichy auront du mal à y puiser des forces.

Pour trouver de l’espoir, de la chaleur et du souffle, un discours qui affronte le réel et le transcende, ici et maintenant, il faut quitter les pipoles à Ray-Ban et les vieux maîtres et se précipiter à la suite de Cyril, qui illumine le Gamin au vélo des frères Dardenne. Délaissé par son père, placé en centre social, dans une petite ville de Belgique sans âme, Cyril, onze ans, va faire une rencontre décisive : Saman-tha, coiffeuse, un peu perdue elle aussi. Tout va changer pour eux. Et pour le spectateur, troublé, enchanté, revigoré. Ce cinéma aux intentions pures et à la démarche rigoureuse, ce cinéma au récit tendu, qui nous tient en haleine avec deux fois rien, qui nous parle de pauvreté, d’exclusion, de violence, de familles éclatées, de sociétés délitées, qui nous parle de nous, de nos vies, sans artifices ni démagogie, avec une vitalité rare et dans une quête sincère

de beauté, ce cinéma au discours généreux où l’espérance n’efface ni la complexité ni les zones d’ombre, ce cinéma est d’autant plus politique qu’il s’affirme poétique.

Loin, très loin des pipoles à Ray-Ban et des discours désen-chantés. Avec les Dardenne, on passe le grand braquet.

Luc Chatel

La Conquête, de Xavier Durringer, avec Denis Podalydès, Bernard Le Coq, Florence Pernel (1 h 45) Après la gauche, de Jérémy Forni, avec Toni Negri, Bernard Spiegler, Edwy Plenel… (1 h 30) Le Gamin au vélo, de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Thomas Doret, Cécile de France, Jérémy Rénier (1 h 27)

Banalités, vieux maîtres et grand braquet

The Tree of Lifefi lm américain de Terrence Malick (2h20).

Il y a dans la démesure et l’ambition de The Tree of Life, le dernier et monumental film de Terrence Malick, quelque chose qui

questionne la puissance du cinéma et le statut pensant de ses images. Après avoir, au fil de ses quatre longs-métrages précédents, inscrit et déployé sa vision panthéiste du rapport de l’homme au monde dans le cadre d’un genre ou dans les limites d’une forme narrative insti-tuée – la cavale meurtrière des amants en fuite dans la Balade sauvage (Badlands, 1973), la romance sociale dans les Moissons du ciel (Days of Heaven, 1978), le film de guerre dans la Ligne rouge (The Thin Red Line, 1998), le film d’aventure historique dans le Nouveau Monde (The New World, 2005) –, le cinéaste texan fait de la méditation métaphysique et de la réflexion sur le sens de la vie et sur la place de l’homme dans l’univers l’enjeu, pour ne pas dire l’objet même de son dernier film. Il propose une œuvre inclassable et décon-certante, entre chronique autobiographique et odyssée cosmique, qui brasse en un récit déstructuré le destin d’une famille américaine dans les années cinquante et l’histoire de la création du monde.

Comme dans tous ses films, l’histoire que raconte Terrence Malick est celle de la perte de l’innocence, de la mort qui s’insinue dans la vie. Il filme l’enfance, son enfance, dans une petite ville du Texas comme un paradis perdu ; il idéalise la douceur maternelle qu’il oppose à l’individualisme et à la rigueur puritaine de la figure du père ; il capte au plus près de la

chair de ses personnages l’éveil à la splendeur de la nature, à toutes les manifestations de la vie ; il enregistre à même les visages les émo-tions les plus intimes, les plus fugitives… Mais cette faculté à restituer, par le seul pouvoir de l’image, le contact miraculeux aux choses et aux êtres qui caractérise son génie de cinéaste est ici comme piégée et désamorcée par l’in-tention illustrative que le philosophe met dans chaque plan, dans chaque changement de plan. Le spectateur sent trop la main de l’artiste pour s’abandonner au voyage mental et au bain de sensations et d’émotions dans lequel l’ouverture du film promettait de le plonger. Très vite refroidi par la grandiloquence des images, il ressent cette extension du domaine cinématographique expérimenté par Malick, cette volonté de faire un film « total » em-brassant l’infiniment grand et l’infiniment petit, le général et le particulier, le cosmique et le biographique… comme une réduction symbolique. Et dans cette forêt de symboles filmés peut-être avec une croyance excessive dans les pouvoirs du cinéma, plus rien ne fait mystère, si ce n’est la figure de Terrence Malick lui-même, l’artiste démiurge qui a force de trop vouloir sonder l’insondable, exprimer l’indicible, filmer l’infilmable, est passé de l’autre côté du miroir, au risque de tomber dans la philosophie illustrée, oubliant que le mode sur lequel l’idée apparaît au cinéma est souvent celui du passage, de l’effleurement : « Organiser l’effleurement interne au visible du passage de l’idée, a écrit Alain Badiou, voilà l’opération du cinéma dont les opérations propres d’un artiste inventent la possibilité. »

José Moure

Le risque d’une philosophie en images

Le Gamin au vélo, de Jean-Pierre et Luc Dardenne.

DR

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . J U I N 2 0 1 1 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 9 J U I N 2 0 1 1 ) . X I I

THÉÂTRE

Le rideau se lève (nous sommes dans un théâtre privé à l’ita-lienne) et l’on sent d’instinct que la partie est gagnée. L’ins-tantané saisissant – une image fixe –, qu’Alain Françon

nous livre, nous le dit. Décor, trois murs nus d’une simple chambre aux teintes grisâtres, réalisé par Jacques Gabel, et lumières de Joël Hourbeigt, complices de toujours du metteur en scène, au milieu desquels sont plantés les deux personnages principaux, Hamm et Clov, l’un recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à rou-lettes, l’autre courbé, figé dans l’attente de commencer, voilà Fin de partie, de Samuel Beckett, restitué à sa vérité. Une vérité décrite avec une minutie extrême par son auteur, qui va jusqu’à préciser tout au long de son texte, les différents temps de respiration des dialogues entre les personnages. La mécanique théâtrale mise en place par Beckett ne souffre aucun écart, aucune entorse, sauf à se dérégler totalement comme on aura pu le constater avec la mise en scène de Kristian Lupa présentée dernièrement aux Amandiers de Nanterre, dans une distribution espagnole. Le maître polonais allant même jusqu’à faire interpréter le rôle de Clov par une femme !

Ce n’est qu’au prix d’une fidélité absolue aux indications de l’auteur que la pièce peut fonctionner. Alors pourra commencer ce qui est peut-être de l’ordre d’une non-action, d’une antidramaturgie, ce ressassement à deux, avec interventions mesurées de deux autres comparses – les parents de Hamm – enfoncés dans des poubelles, cette « chose » bouclée sur elle-même. Voyage immobile dont la première réplique est on ne peut plus explicite. Clov : « Fini, c’est fini, ça va peut-être finir (Un temps). Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’im-possible tas… » C’est à partir de cette fin, ou (petite concession) de ce « qui va peut-être finir » que le jeu (théâtral), celui de la vie, pourra commencer. Avec une série de grains, comme autant de mots, jetés à la volée pour constituer un improbable « tas ». La deuxième réplique émise par Hamm, infirme et aveugle, est tout aussi explicite : « À – (bâillements) – à moi. (Un temps). De jouer… » On joue beaucoup dans Fin de partie, on ne fait même que ça. De manière clownesque comme dans En attendant Godot ou pas, peu importe. Jusqu’à plus soif. Hamm : « Vous n’avez pas fini ? Vous n’allez donc jamais finir ? (Soudain furieux) Ça ne va donc jamais finir ? » Ça finira tout de même, enfin : « Vieille fin de partie perdue. Finir de perdre », et plus loin : « Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et l’histoire close. » Cette fin de partie serrée, bien plus que dans Godot, est tout simplement éblouissante et drôle, d’une drôlerie ébouriffante qui vous reste néanmoins en travers de la gorge. Elle est surtout, sous la direction de Françon, exécutée à la perfection par deux acteurs, deux monstres de la scène que l’on connaît depuis longtemps, mais qui, ici, dans une partition à deux, atteignent un point d’orgue rarement atteint. Serge Merlin, dans le rôle de Hamm, interprète sa partition avec virtuosité, passant d’un registre à l’autre, entre fureur et résignation, dans une gestuelle découpant l’espace plongé dans la pénombre, et Jean-Quentin Châtelain, Clov, crâne rasé, silhouette massive, courbé, vibrionne à petits pas autour du fauteuil à roulettes de Hamm, à la voix que le texte de Beckett châtre de tout chant qui ne demanderait qu’à s’élever. On n’aura garde d’oublier de citer l’excellente prestation des parents de Hamm, Michel Robin dans le rôle de Nagg et Isabelle Sadoyan dans celui de Nell, eux aussi d’une grande justesse. C’est bien là la marque de fabrique d’Alain Françon, qui, une fois de plus, fait montre de son talent de directeur d’acteurs et d’une grande finesse de lecture. Lui aussi, et en cela il était fait pour rencontrer Beckett (rappelons qu’il a travaillé avec Michel Didym sur le Dépeupleur), ne cesse de fouiller les textes, creusant encore et toujours au plus profond de chaque mot pour en tirer la « substantifique moelle »…

Jean-Pierre Han

Fin de partie, de Samuel Beckett. Mise en scène d’Alain Françon. Théâtre de la Madeleine, à 21 heures. Jusqu’au 17 juillet. Tél. : 01 42 65 07 09.

Fin de partie dans sa vérité

Le 28 mai dernier, l’événement mérite d’être souligné, Antigone, de Sophocle, mis en scène par Adel Hakim, le codirecteur, avec Élisabeth Chailloux, du Théâtre des Quartiers d’Ivry, a été créé à Jérusalem avec le Théâtre national palestinien. Un double événement, en fait, tant ce type

d’opération sort de l’ordinaire tout en étant d’une nécessité vitale pour le TNP qui ne peut bénéficier de subventions de la part de l’Autorité palestinienne : celle-ci n’a pas le droit de subventionner des institutions à Jérusalem, le pourrait-elle qu’elle n’en aurait d’ailleurs pas les moyens. Et comme le TNP refuse à juste titre de faire une demande de subvention auprès du gouvernement israélien pour des raisons que l’on comprendra aisément, il ne lui reste plus qu’à tenter de mettre sur pied des partenariats avec des institutions étrangères. Voilà qui est donc fait, pour la deuxième fois, avec des Français. Événement tant le spectacle présenté en arabe donc relève d’une haute qualité artistique sur laquelle nous reviendrons lorsqu’il tournera à Ivry et dans différents lieux théâtraux en France dès mars prochain. Un dernier mot pour dire que le choix de la pièce de Sophocle, Antigone, est d’une extrême justesse par rapport à la situation palestinienne sans qu’il ait été besoin de la « contraindre » de quelque manière que ce soit, de lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit… Ne serait-ce qu’avec la problématique de l’enterrement d’un des deux frères, Polynice, dans sa terre natale, point de départ de la tragédie.

J.-P. H.

Événement théâtral à Jérusalem

Les Lettres françaises, foliotées de I à XII dans l’Humanité du 9 juin 2011. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Louis Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François Eychart.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), Rachid Mokhtari (Algérie).Correcteurs et photograveurs : SGP.

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