Fondane - Un Philosophe Tragique Chestov

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Benjamin Fondane 1898 – 1944 UN PHILOSOPHE TRAGIQUE : LÉON CHESTOV 1929 Article paru dans Europe, n° 73, 1929. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

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Un philosophe tragique : Lon Chestov

Benjamin Fondane

1898 1944

UN PHILOSOPHE TRAGIQUE:

LON CHESTOV1929

Article paru dans Europe, n 73, 1929.Sur le mot; Dieu. Nous sommes loin dtre un mystique: le sentiment religieux jamais na voulu de nous. Mais personne ne peut nous interdire, par principe, de suivre une exprience quelle quelle soit, lorsquun homme la rend poignante: nous obliger dabolir un mot, sans souci du drame auquel il participe. Nous navons pu rompu toutes les attaches pour nous permettre prsent de harnacher le rel, de lui donner la forme trique de nos jugements priori, de dterminer et classer, par abus de pouvoir, le nombre ou la qualit des aventures possibles. Certaines expriences humaines se renouvellent priodiquement, angoissantes, sous le mme signe: le rejeter ce serait peine perdue: la seule obligation qui puisse nous choir, cest den renouveler le contenu.

Qui a raison de Nietzsche ou de Tolsto? Que vaut-il mieux; cacher ses doutes, sadresser aux hommes avec des enseignements, dans lespoir que cela peut leur suffire que les questions qui obsdaient le matre, ne se feront jamais jour chez eux, ou bien faut-il parler ouvertement? Et si les questions allaient se poser delles-mmes aux disciples?

L. Chestov.

Ces quelques notes qui vont suivre, tendent signaler lintrieur du mouvement moderne, si volontairement, si magnifiquement ignorant, quil a son philosophe, depuis bien longtemps sa porte et quil tait grand temps quon le st. noter: Chestov aurait pu faire partie de nimporte quel mouvement rvolutionnaire de lesprit, de tout mouvement qui dtruit cote que cote, afin danxieusement attendre ce qui va en sortir. Bien quun mouvement dart qui ne ft que de lart, ne saurait de sa part sattirer que des rserves, il et certainement applaudi aux pires manifestations de M. A. lanti-philosophe. Mais l o dautres se sont arrts, lme fourbue, il se dcouvre incessamment la ncessit daller plus loin. Ce nest pas chez cet alpiniste un signe quelconque de fatigue que de vouloir rechercher Dieu, puisqu la place de Dieu je ne voudrais pas tre empoign par la main de Chestov. Dieu, pour Chestov, nest peut-tre quune exprience et qui ne mne nulle part. Mais son esprit, comme le ntre ne peut se satisfaire de larrt orgueilleux de la science, plonge jusquaux genoux dans lordure mcaniste, ou idaliste (ce qui est pire) ni sempcher de voir que lhomme, comme la pierre et le verre deau sur cette table, ne sont que la moiti claire dobjets dont les racines plongent plus loin, dans la tnbre quil va falloir rsolument miner, quitte faire clater la vrit et notre personne avec.

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Ce quun penseur profond redoute le plus, cest bien plutt dtre compris que dtre mal compris. Son amour-propre souffre peut-tre dans ce dernier cas, mais dans le premier, son cur et sa sympathie, qui ne cessent de scrier: mais pourquoi veulent-ils que leur vie devienne aussi lourde que la mienne? Chestov fait sien ce sentiment de Nietzsche, dont il ne souponne gure la sincrit et quil cite en bonne place, avec conviction. Ny a-t-il pas cependant une sorte de rage chez Nietzsche vouloir nous persuader tout prix, librement ou coup de force, honntement ou par esbroufe? Lenjeu, nest-ce pas en fin de compte le lecteur? Et Chestov, dlibrment, est-ce de notre repos quil sassure? Cite-t-il leffrayant Pascal (Jsus sera en agonie jusqu la fin du monde; il ne faut pas dormir pendant ce temps-l) la seule fin de nous divertir? Que notre vie devienne aussi lourde que la sienne, Chestov ne demande pas mieux. Menacer notre sommeil et lbranler; y porter jusque dans la cime le poison dune lucidit pire que le doute; entretenir un dsespoir en nous, un tat de discontinu et de provisoire, dinstabilit aussi, o force nous est de penser hors des catgories, sentir dans labsurde, juger dans larbitraire, nest-ce pas l la volont frmissante du livre de Chestov sur Pascal, de tous ses livres? Tout moyen lui est bon qui nous fait dpasser la raison; mme la draison. Darracher le sol ferme de sous nos pieds, Chestov sen fait une vertu: il en fait lapologie.

Ce nest qu la faveur dun vnement exceptionnel, la suite dun tremblement, dun trauma, dun cataclysme, que Chestov peut tre appel en mdecin: comment ne les souhaiterait-il pas? son premier soin est de faire table rase. Peu lui chaut ce moment que le malade dsire obscurment quon le soutienne, quon contredise son malaise, quon lui mente, oui, mme le mensonge parat bon au malade. Mais non seulement Chestov ne laidera point rentrer dans ses habitudes, il les lui dconseillera; il sy opposera au besoin; il le poussera violemment hors.

Puisque toute vidence, en dernier ressort, ne se trouve tre prouve que par le sentiment que lon en a (la raison se voit ainsi ramene sa source psychologique), Chestov sera heureux de nous faire voir des tats o les habitudes de la raison nont plus de prise sur nous, o nous avons le sentiment dautres vidences, et o secrtement on est averti de la purilit de ce que nous avons pris pour lunique exprience possible. Cest contre les vidences que sinsurge Chestov qui, ayant dpouill la nature et lhomme de toutes les exigences de la raison, dont ils nont que faire, nous montrera le chaos do lon merge, la chevelure de larbitraire. Les vrits taient rien de moins que des vidences! et les vidences rien quune matire prdication! une lutte dsespre contre linstable, contre le relatif, contre le sentiment de notre fragilit. Mensonges, mensonges vitaux! comment Chestov sy serait-il pris pour les cerner, sils ne fussent devenus des vrits.

Quune morale, quune justice scientifiques ou de raison naient pas de fondements, voil ce quoi tout autre que Chestov aprs avoir achev lanalyse, se serait arrt. Mais pour Chestov, la vrit na pas plus de chances de se faire mieux voir depuis Kant, que depuis la Gense. Il ne croit pas que nous soyons le sicle des lumires. En arrire vers Kant? pourquoi pas en avant avec Dostoewsky? Il poursuit les vidences dans les sciences exactes aussi bien que dans les vangiles. Il les poursuit jusquen Dieu!

Et ne croyez pas quune fois Dieu trouv, le grand effort tombt, les vidences ayant recouvr leur patron. Nul doute ce sujet nest possible. Ainsi quil voulut librer les hommes, cest la grande libration de Dieu que sattelle Chestov. Il relaxe Dieu et laffranchit de lhumiliation millnaire davoir penser comme nous, selon la grande piti de limpratif de Kant, selon la gymnastique sudoise du syllogisme dAristote, ou la grce si peu suffisante des jsuites. Chestov prend Descartes partie; il lui en veut davoir si prsomptueusement bti son univers sur la Raison, et celle-ci sur ce sable: Dieu ne peut pas tromper les hommes. Dieu peut tromper les hommes, nous dit Chestov; et il peut surtout tromper Descartes: le bien et le mal, la vertu et le vice, toute certitude et tout axiome, ne fut-ce que deux et deux font quatre, ne se trouvent gure prouvs par la raison, ne tirent aucun appui de Dieu. Car Dieu a bien le droit de ne pas se soumettre la morale, notre morale, il a bien le droit de mentir si a lui plat, il a bien le droit au caprice, si a lamuse. Ni le Bien, ni la Vrit, ni la Justice! Dbarrass de tous ces synonymes ou sosies, Dieu nous apparat pur dans le sens du pome pur et gratuit, dans le sens de laction gratuite de Lafcadio. Nous ne risquerons pas de dtester Dieu parce que nous laurons pris pour le Bien, comme Nietzsche et cest l une des plus ingnieuses dcouvertes de Chestov, ni daccepter Dieu avec joie, pour lavoir cru le Bien, et cest l, daprs Chestov, le cas dsespr de Tolsto.

la place de toutes ces vidences, il est clair, on ne mettra que la recherche, et plus prcisment la recherche de lunique exprience possible: Les rvlations de la mort. Quels seront donc les problmes qui hanteront Chestov, quil osera promouvoir aux plus hautes tches de la philosophie? Cette question ne se pose mme pas; je ne me souviens plus quel propos, le mathmaticien Poincar, rpliqua cela, de ce calme, de ce mpris, de cet quilibre devant le gouffre, qui sont le propre du xixe. Ne se posent donc pas: la question de Dieu, ni de la mort naturelle; si deux et deux font plus ou moins que quatre; si lon peut sacrifier le monde, pourvu que lon boive son th; si lhomme peut lemporter sur la Raison; sil lui peut demander des comptes. Il est vident que le Brutus de Shakespeare devait tuer Csar, que Raskolnikov devait tre puni pour avoir enfreint la loi, quand mme le crime net t que plus nul. Il est vident quon ne peut demander de compte pour chacune des victimes part de lhistoire, de linquisition, de lide, et qualler lencontre de tout cela, ce serait tre absurde.

Et bien, oui, Chestov se glorifie dtre absurde cela va de soi; et si labsurde tait la seule voie pour trouver? linstar de Bielinsky dont une phrase atroce joue dans tel de ses livres (Tolsto et Nietzsche) au leit-motiv, il se jetterait la tte la premire en bas et du plus haut de lchelle de la culture o il refuse de rester et de jouir, tant quon ne lui rendra pas compte de chaque goutte de sang verse par la Raison par cette Raison qui, cependant, accepte de ratifier les lois naturelles (cette Raison qui a cr une loi pour la conservation de la matire et qui na pas song une loi qui nous conservt Socrate). Et voici qui nous aide dlimiter le domaine de la philosophie de Chestov: elle pose tous les problmes qui ne se posent pas.

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Lon Chestov: un grand philosophe qui conclut, par je ne sais quel tour de passe-passe, en des termes de mtaphysique. Il na que faire des ides pures, des catgories, de tous ces soucis grammaticaux des philosophes; cest lhomme qui lattire et de tous les hommes, ceux qui cherchent en gmissant. Il touche dune main adroite le seul point secret et vulnrable dune pense, avec la rapidit et la sret dinstinct du sphex languedocien, qui paralyse sans tuer sa proie. Ainsi fait-il un des plus grands critiques de ce temps; dautant plus grand que plus grandes sont ses victimes: Nietzsche, Dostoewsky, Pascal, Shakespeare, voil les familiers de Chestov, voil les hautes sources qui labreuvent. Chestov est dun sans-gne avec eux, dune sans-faon, dun manque dorthodoxie, dune mchancet et dune intimit que lon ne lui pardonne quaprs de longues rsistances, dpres luttes! Nul respect pour le texte, mais que de prvenances pour lesprit! Quels souterrains lui permirent dcarter tous les dtours, darriver dun bond? Est-ce donc l le Nietzsche que nous adormes pour ses blasphmes, ce Nietzsche qui joua aux idals pour sauver sa peau, qui simula la vertu, bien quil la mprist, qui falsifia la ralit pour pouvoir se donner un but: vivre; ce Nietzsche, sincre malgr lui, terriblement maladroit et qui ne fit que chercher Dieu? et dornavant, aimerons-nous dans Pascal ce visage qui vient de sortir, si peu catholique, quon le croirait protestant? (Il est curieux de voir comment la pense de Chestov prcde, ici, celle que Paul Valry a confie Frdric Lefvre). Ce que Chestov, fivreusement cherche, ce nest nullement la pense objective dun Pascal, ce quil voulut dire, mais ce quil essaya de taire, ce quil voulut rsolument celer, ce quil voulut arracher de lui-mme. Dans lesprit, ce sont les ratures surtout qui le passionnent.

Chestov: un critique des uvres dart du point de vue mtaphysique. Il tire le cosmos dune nouvelle de Tolsto, le jugement dernier dune phrase de Dostoewsky. Je sais que Chestov cherche sous toute chose labsurdit fondamentale que tout homme sefforce de cacher; cest avec cruaut quil dchire le voile; il y met de limpudeur. Or, il nest pas difficile de trouver larbitraire, le caprice, labsurde, dans ce qui vit, pas difficile de saisir que la grandeur de lhomme nest pas dans sa fausse unit, mais dans le nombre dantinomies tragiques qui se disputent son tre; mais cest l, ds quil les dcouvre, que Chestov voit la figure de Dieu; sa joie ne peut plus se contenir. Il aime le dsordre et en fait un miracle. Il dteste lordre et ny voit que la main de lhomme. Il dteste le dieu de la raison, car il nest que lordre. Et lordre, pour Chestov, cest ce qui nous ordonne de mourir, de nous sacrifier, de plier notre destin qui ne peut vivre qu nos dpens, ce quon appelle les idals.

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On a trouv barbare le livre de Chestov sur Pascal et pas franais. Cest que Pascal est franais et que Chestov (qui est sa faon aussi un Pascal) est un Pascal russe. Voici quelquun qui comprend Pascal, pas le Pascal crivain, mais lautre; et cest l un vnement unique, non seulement en Europe, mais en France, dans lhistoire de ces trois derniers sicles. Comprendre Pascal, cest aller avec lui, plus loin que lui; cest toucher de prs linquitude, langoisse, la maladie, labme; cest har la raison; cest chercher perdument Dieu. Voici Chestov: il ne nous parle pas du style, de la pense, de la grandeur de Pascal; cela nous est rserv nous autres qui ne comprenons pas Pascal; il nous parle de la singularit de Pascal; de sa draison; de ses faiblesses. Et, ce nest pas Chestov qui ira arranger les parses Penses, leur donner un visage logique. Ah! quil est heureux que Pascal ait laiss non revu son ouvrage, quil lait laiss tel que lesprit le lui dicta, directement, ltat de jaillissement, hriss de contradictions, de vivantes contradictions. Chestov est absurde, je le veux bien. Mais Pascal aussi ltait. Chestov nous demande limpossible; Pascal tait-il moins exigeant? Chestov veut nous branler; arracher notre raison; troubler notre conscience; parfaitement. Mais Pascal a-t-il jamais voulu rien dautre? Chestov nest pas catholique; la vrit na pu lui apparatre style par tant de sicles de culture; elle na pas eu le temps, ni lesprit dy mettre de lordre. la bonne heure! Mais Pascal qui, lui, tait catholique, nalla-t-il pas un peu au del, ny passa-t-il jamais outre?

Pascal, pour les franais, nest quun trs grand crivain; cela laisse Chestov indiffrent et en cela, il a Pascal avec lui, contre nous. Je sais que Pascal tait aussi vain quun autre; il se plaisait lide quil crivait bien; mais il se dtestait pour cela; et du point de vue de Pascal, il faut dtester Pascal crivain. Ce que Chestov appelle Pascal, nest pas tout luvre, toute la vie, toutes les penses de Pascal. Le Pascal vritable ne sort que bien tard de la peau du Pascal mondain; le Pascal de Chestov ne sort quaujourdhui peine de la peau du Pascal vritable. Que lun soit sorti de lautre cest plus qutrange; cest un problme pour linstant insoluble; mais qui ne touche pas Pascal. Il hassait son moi, est-ce pour avoir trop exig? Cest pour avoir exhib ce moi hassable, pour avoir montr son importance, pour lavoir substitu la raison que Pascal est grand. Il est vraiment prfrable de se taire que de prendre Pascal pour le type du le moi est hassable, que de discuter, ne ft-ce qu la manire de Valry, le silence des espaces infinis et de vouloir les combler tout prix de mtaphores. Je dis que Chestov comprend Pascal, bien quil soit russe; car si le style, la rserve, le got de Pascal sont franais, son angoisse nest pas franaise; et la vrit que cherche Chestov nest pas russe.

Pascal est en dehors de nous; incompris de toute ternit; inlassablement incompris; cest ce qui fait sa jeunesse. Nous usons tout ce qui est en notre possession, et Dieu aussi, nous dit Rainer Maria Rilke. Nous aurions us Pascal. Mais il nous a chapp, il nous chappe encore. Comprendre Pascal tout le moins, ce serait de ny point prtendre, dadmettre qu son tourment nous voudrions une autre issue; que ses gmissements ne nous paraissent point doux loreille et lnitifs, mais insupportables et affreux. Cest refuser la main quil nous tend et ses certitudes triomphantes; seule son exprience, douloureusement, nous sduit; nous nous y sentons dlicieusement mal laise.

Chestov nous remet Pascal en mains, mais, Dieu soit lou! pas celui de Barrs ou de Massis. Rien que cette seule proposition autour de laquelle il tourne et sattarde, suffit nous faire peur: Jsus sera en agonie jusqu la fin du monde; il ne faut pas dormir pendant ce temps-l. La grandeur de Chestov se reconnat prcisment cela; quil ose marcher de pair avec Pascal, lui tenir compagnie jusqu la fin du monde; ne pas dormir jusque-l. Mais ne vous laissez pas aller cette attirance comme si de rien ntait; le voudrions-nous pour matre, que nous ne dormirions plus.

Le pot de fer proposa

Au pot de terre un voyageet vous savez ce quil advint.

Nallez pas en voyage avec Pascal, ny allez pas avec Chestov si votre fragilit vous est encore un prcieux sujet dtonnement. Ils sont faits pour une autre race dhommes que nous.

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Lexprience du xixe sicle nous certifie quil est assez ais dtre irrationaliste; il lest peut-tre moins dtre irrationnel. Je veux dire quil est facile de triompher de la Raison, impossible de ne pas parler son langage (nous pensons le plus souvent dans le Temps, nous parlons dans lEspace).Voil ce qui rend impraticable aux meilleurs esprits une recherche comme celle de Chestov (car ni le mot philosophie, ni le mot mtaphysique, ne sauraient lui convenir), bien que sa recherche soit cependant organise, mthodique, dune logique toute preuve. Car, que le fait psychique intervienne, 2 X 2 ne font plus 4 ceci on ladmettrait encore mais ils ne font pas 5 non plus, ni 6, ni n, mais x tout simplement. En supposant mme que cela soit acceptable, Chestov ne se lassera pas de vous dire que ce nest pas encore tout, car il prtend que le psychique est le seul juge et que 2 X 2 font x non seulement dans les faits moraux mais aussi dans les faits physiques. Ainsi chacun de nous est seul juge de la ralit des choses et si je ne veux pas ladmettre la somme des angles dun triangle nest pas gale deux droits, et aucun objet solide ne peut constituer un mur et un obstacle ma volont de le franchir. Primaut du fait moral, je ne dis pas thique, ni mme spirituel. Que mimporte que le monde prisse, pourvu que je boive mon th, dit un personnage de Dostoewsky, et en croire Chestov, le monde prit en effet, devant cette volont dun homme de boire son th cote que cote: il ntait quune vidence, cest--dire un fait qui navait de ralit insurmontable que dans notre conviction.

Ai-je dit que la recherche de Chestov ne peut avoir de disciples? M. Chestov serait-il condamn de nen avoir aucun? Car on a beau accepter sa critique vivifiante, il nous prvient quil ne sagit pas de laccepter, dy fixer un poste dobservation et de rester l; il sagit dsormais de vivre sa recherche et de la vivre en dehors des vidences de la raison au del du bien et du mal. Une philosophie qui demande dtre vcue, et non pas seulement professe, combien dhommes peut-elle appter, jallais dire aguicher, puisque le disciple, fut-il mme un sage ou un ascte, ne saura sy rsoudre en labsence dune certitude finale, dun but quon lui refuse constamment. Tout exiger de vous et ne rien vous offrir, si ce nest ce que vous trouverez tout seul, chemin faisant, nest pas dun matre qui se fait suivre Chestov lui-mme vous abandonne en cours de route; il a autre chose faire; il pense son salut plus quau vtre. Est-ce dire, comme Chestov le laisserait supposer, que sa mditation est en fin de compte une philosophie de la tragdie, quelle ne vaut que pour les seuls hommes exceptionnels et dans ces hommes, ce que vaut lhomme? Qu cela ne tienne, dira le jeune homme qui se sent la vocation asctique, cest--dire chacun de nous, tel moment d sa vie. Et il apprte sa besace. Mais Chestov prend le soin de nous prvenir sur ce quil entend par lhomme exceptionnel; et ce nest ni lhomme de gnie bien que parfois il y parvienne ni lhomme de grand courage ni surtout le philosophe car, et voil la pierre de touche il ne sagit pas de vouloir se dvouer tout bonnement, de choisir une vie de sage, avec les privations et les jouissances quelle comporte; il ny a rien qui rpugne davantage Chestov que le sage et ses petites satisfactions. Jamais homme normal enferm dans le bagne ne se dira que les murs sont franchissables; mme des plus tmraires lvidence aura raison. Mais quune maladie, quun dsarroi moral, quune solitude force, quune brisure de lquilibre vous mettent un instant face face avec le dsespoir, la dmence ou la mort, cest ce moment seulement que le problme irritant se posera vous, que de ne pas lui trouver une issue vous semblera draisonnable, que lvidence elle-mme vous agacera de ses prtentions puriles, de ses exigences normes et quun raisonnement nouveau semparera de vous, raisonnement issu dun registre logique absolument indit, une folie dira-t-on. Nous sommes loin en vrit de la joie de la dcouverte, des joies de la contemplation. La mort offre ses rvlations: coutez-la, cest ce moment seulement quil nous faut le courage de ne pas regarder en arrire comme le fit cette statue de sel, Tolsto, mais davancer lentement, bien qu son corps dfendant, linstar de Nietzsche, de Dostoewsky. Chestov prtend, que de cette impasse Tolsto seul nous est revenu; sil prchait, ctait uniquement pour loublier; mais le dernier jour de sa vie, il hantait encore ces lieux. En Nietzsche les deux ralits se sont affrontes terriblement; elles ont bris lindividu. Dostoewsky seul a trouv. Qua-t-il trouv? et qua-t-il trouv Chestov lui-mme? Ceci est peu prs incommunicable mme si ctait Dieu. Qui voudrait donc, dans ces conditions, satteler une recherche qui exige dabord de vous votre propre banqueroute, pour ne vous donner en change quune vrit incommunicable? Qui dentre nous osera se souhaiter soi-mme cette maladie terrible qui est le prix de la vrit? Qui voudra tre le disciple de Chestov?

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 29 dcembre 2014.

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LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE

LITTRATURE RUSSE - TUDES

Aux Confins de la Pense (Apologie du dpaysement), trad. Boris de Schloezer aux ditions Schiffrin.

Les Rvlations de la Mort, de Lon Chestov, traduction et prface de Boris de Schloezer, chez Plon.

Parce que le devoir lexigeait quoique Brutus aimt Csar (Voir: Le Problme thique dans Shakespeare, dans Apologie du Dpaysement).

Quand mme, suppose Chestov, la vieille serait morte cet instant, de peur pas mme; de vieillesse.

L. Chestov: LIde de Bien chez Tolsto et Nietzsche, aux ditions du Sicle.

Moi-mme je prends avec Chestov telles liberts quil voudra bien me pardonner: mais je mattache, moi aussi, plus lesprit de son uvre qu sa lettre.

Massis dans ses Jugements; voir L. Chestov: La Nuit de Ghetsemani, essai sur Pascal, prface de Halvy (les Cahiers Verts).

Vous ntes pas sr que vous trouverez-l ce dont vous avez besoin, la beaut quelle quelle soit. Il ny a l rien dautre que des monstruosits et de hideurs peut-tre. Une chose est certaine, cest quil y a l une ralit nouvelle, inoue... etc. (L. Chestov, La Philosophie de la Tragdie).

Dj le Talmud avait prvu quelques-unes de ces difficults. Il vous interdit de suivre Chestov car: Quatre savants ont pntr dans le Paradis, ou le Jardin de la Mystique; R. Akiba, Ben Asai, Ben Soma et Elsa ben Abujah... Ben Asai regarda et mourut: Ben Soma en eut lesprit troubl; Elsa ben Abujah dtruisit les plantes du jardin ce qui veut dire, tomba hors du judasme: seul R.Akiba entra heureusement dans le jardin et en sortit sans dommages.

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