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FOG

Don Juan du pouvoir

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DU MÊME AUTEUR

Les Rescapés, Philippe Rey, 2005.Homère et Shakespeare en banlieue (en collaborationavec Augustin d’Humières), Grasset, 2009.

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Marion Van Renterghem

FOGDon Juan du pouvoir

Flammarion

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© Flammarion, 2015.ISBN : 978-2-0813-8274-9

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Pour AlainPour Noémie

Pour Guy Varenne, mon père

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Prologue

Un jour, dans un petit restaurant bio-végétariendu Xème arrondissement où Franz-Olivier Giesbert ases habitudes, je lui ai demandé par quel mot il sequalifierait. Il n’a pas réfléchi longtemps avant derépondre : « L’incertain ». L’incertain ??? Je m’atten-dais à tout sauf à ça. Il s’est remis à siroter son jusde betterave et avait l’air content de sa trouvaille :« Oui, je suis incertain en tout, j’hésite, je change… »Changeant, c’est sûr, incertain, sans doute, mais sipeu éclairant sur la vérité du personnage que je medemandai s’il espérait m’aiguiller sur une fausse pisteou s’il était assez naïf pour se percevoir réellementainsi : émouvant d’hésitations et d’incertitude, toutdoucement fou, bref, un innocent gentillet pourroman mélo.

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Franz-Olivier Giesbert : la plus grosse bête média-tique française. Un homme au cœur du pouvoir etde ses élites, le seul à avoir dirigé successivementtrois organes de presse majeurs et situés chacun àtrois points cardinaux de l’échiquier politique :Le Nouvel Observateur (gauche), Le Figaro (droite),Le Point (centre droit). Le seul à tenir encore

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simultanément, malgré sa retraite officielle, autantde piliers du système médiatico-politico-littéraire :éditorialiste-roi au Point, omniprésent sur les plateaux-télé et à la radio, animateur d’émissions culturellestélévisées, membre du jury d’un grand prix littéraire(Renaudot), essayiste et écrivain à succès. Le seul às’être fait le biographe ou l’essayiste de trois prési-dents de la République : Mitterrand, Chirac, Sarkozyet bientôt Hollande. Assez puissant et sûr de luipour anéantir un patron de l’UMP en pleine ascen-sion (Jean-François Copé), faire retomber la coted’un chef d’État qu’il avait fait triompher (NicolasSarkozy), assurer la célébrité d’un philosophe(Michel Onfray), placer sur le trône un président(François Hollande). Un incertain ? Un obsédé dupouvoir qui se vautre dedans pour l’observer et qui,pour le défier et se mesurer à lui quitte à le détruire,a trouvé plus fort encore : le pouvoir d’influence.

FOG est l’homme d’une ambition. Celle-ci nepasse pas par les femmes, contrairement au Bel-Amide Guy de Maupassant, à qui par ailleurs il res-semble tant. Elle s’appuie sur la maîtrise des troispermanences françaises que sont la politique, la lit-térature et la terre. François Mitterrand, son mentoret grand inspirateur, s’était approprié avant lui cestrois outils de conquête du pouvoir mais à la naturetranquille sur laquelle méditait Mitterrand, enfant

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de l’indolente Charente, Giesbert préfère les forcestelluriques. Les bêtes, il les aime sans raffinementet sans panache, et la terre, boueuse et mélangée.Pas de beauté mièvre et douce, pas d’extase rous-seauiste, sauf à s’incliner devant les oliviers cente-naires de Provence comme on s’adresse à de vieuxsages insoumis.

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FOG est l’homme d’une génération. De cetteélite née du baby-boom de l’après-guerre et élevéedans l’optimisme des Trente Glorieuses, qui neconçoit pas d’entrave à sa liberté, considère que toutlui est dû et veut tout : le pouvoir en dénigrant lepouvoir, la célébrité médiatique et la reconnaissancelittéraire, l’écriture en tous genres (journalisme,essais, romans, polars), le travail et la désinvolture,les vies multiples.

FOG est l’homme d’une époque : l’érosion desidéologies qui fondaient les amitiés, le brouillage desfrontières politiques jadis infranchissables entre ladroite et la gauche, il les a préfigurés par sa liberté,son cynisme et son goût pervers de la transgression,quitte à passer pour une girouette ; la relation nou-velle entre la presse et les élites, plus décontractée,moins compassée, plus narcissique, plus spontanée, ill’a instaurée ; la politique racontée autrement, par lamise en récit des personnages plus que par l’analyseou le commentaire, il l’a généralisée ; la contestationdu pouvoir et la prise du pouvoir par la fréquentationdes puissants, il les a poussées à son comble, à la foiscommentateur et acteur de la vie politique, dehors etdedans, traître et connivent, présent partout, d’uneliberté insolente. Il est le vestige d’un âge d’or desélites françaises où la presse écrite n’existait que surpapier et où les journalistes, comme les politiques,

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imposaient encore respect et révérence.Pour le cerner, j’ai rencontré près de cent cin-

quante témoins de sa longue route sinueuse et com-pliquée. Amis ou ennemis, reconnaissants ou trahis,satisfaits ou délaissés, d’horizons divers et parfoistotalement incompatibles entre eux, je leur ai décou-vert un point commun que je ne soupçonnais pas :

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un désir fou de le séduire. La fureur de NicolasSarkozy à son égard, la blessure vivace de Dominiquede Villepin, le chagrin de Jean Daniel après avoirété éconduit, les bouderies à répétition de FrançoisMitterrand, les confidences intimes de JacquesChirac, la fierté de François Hollande à faire partiedes amis actuels et qui m’a reçue à l’Élysée sur lemotif unique de FOG… Avec lui, les puissantss’égarent en crises passionnelles. Sa liberté les fas-cine, les agace, les déroute. Ils veulent lui plairecomme il a su les conquérir, les abandonner ou lestrahir. De leur ami Franz, ils parlent avec une émo-tion peu rationnelle, comme on le fait d’une amou-reuse ou d’un ancien amant.

Franz-Olivier Giesbert est un maverick, l’un deces bisons échappés du troupeau. Un gentlemanvoyou et déjanté, un bad boy romanesque et sanslimites, fabuleusement ambigu, qui ne ressemble àrien. Séducteur professionnel des gens de pouvoir,c’est un Don Juan des hommes. Les femmes, il lesaime, les quitte ou s’en fait quitter, mais il ne lesaffronte pas : Ségolène Royal, Martine Aubry oumême la grande Simone Veil n’ont jamais retenuson attention car pour FOG, la politique est un rap-port de force qui se règle entre hommes. Les puis-sants exercent une fonction symbolique définie par

lui à l’avance : ils sont ses commandeurs et sesproies, des figures d’autorité destinées à être toisées,défiées, assassinées. Ce livre est le récit de sa relationau pouvoir, du mystère de sa séduction. L’histoired’une ambition française. Le roman de FOG.
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Ma Dalton fait ses confitures

Il a mis les pots de confiture vides dans sa valise,en grand-mère parfaite, avant de prendre son aviondu week-end. Personne ne vient l’importuner dansson petit box du Dôme, le restaurant de Mont-parnasse dont il a fait son QG. Ses cheveux poussésn’importe comment mériteraient un coup de coif-feur, il a un tee-shirt orange sous un blouson enjeans. Il avale goulûment quelques bulots, un petitverre de rouge en prime. Il explique qu’il fait sesconfitures avec seulement 25 % de sucre. Que l’abri-cotier est un arbre très con, parce qu’il fleurit tou-jours trop tôt et se fait avoir par le gel tandis quele cerisier, lui, est intelligent. Qu’il donne ses confi-tures au sanglier si elles sont ratées, ce qui arrivequand il met trop de gelée. Il a de longues conver-

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sations avec le sanglier. Il dit qu’il est devenu végé-tarien depuis qu’il a vu les veaux pleurer en allantà l’abattoir. « Vous autres à la ville vous n’imaginezpas ce que sont les larmes du veau quand il com-prend qu’il va mourir. » Les bulots n’ont pas delarmes, les truffes et les poissons non plus, donc pasde raison de se gêner. Avec le foie gras il y a un

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peu de gêne, en matière de pleurs c’est pire que toutquand on y pense, alors il évite de penser à l’intel-ligence des oies juste un instant, le temps d’un petittoast. Il bavarde en suçant ses doigts. Voilà. Main-tenant, Grand-mère Franz prend ses valises et filepour Orly rejoindre Marseille et sa maison deMérindol. Il y fera ses confitures. Il commencerapar caresser ses oliviers centenaires et leur demandercomment ils vont. Il guettera le groin du sanglier,son vieux copain. Avec ses enfants, il observera lesfourmis au travail. Il jouera au retraité provincialavec le chapeau mitterrandien dont il a fait son nou-veau look, de plus en plus mal rasé. Il ira peut-êtreprendre une cuite avec ses potes sur le Vieux-Port.Il remplira des pages d’un des deux-trois romansqu’il a en cours, dont les personnages grouillent àlui cogner la tête. La semaine prochaine, il nereviendra plus dessiner la couverture du Point,comme il l’a fait pendant quatorze ans, il ne déjeu-nera peut-être même pas avec un politique, en cos-tume et cravate jaune. Il se perdra dans le métro,maintenant qu’il n’a plus de chauffeur. Il mettra unecasquette de baseball sur ses cheveux longs, soi-disant pour qu’on ne le reconnaisse pas dans la rue.Il aura ses chaussures d’une marque spéciale, pas trèsjolies mais trouées en dessous pour permettre auxpieds de respirer – il dit qu’il adore l’idée de ne pas

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puer des pieds, mais comme ces chaussures sont per-méables par en dessous il panique quand il pleutou qu’il va dans un urinoir. Il me redira que je peuxécrire ce que je veux sur lui, à part sa vie privée ils’en fout. Il crâne, il ne s’en fout pas du tout. Minede rien, il me flairera à la trace. Il fera sa coquette.Il parlera de lui pendant des heures. Il ne résistera

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pas aux lumières de la télévision. Il fera commeMa Dalton avant un hold-up, il partira au travailavec son fichu bien noué et ses confitures dans soncabas, au-dessus du colt. De son air de ne pas ytoucher il continuera à s’adonner à son activité favo-rite : grenouiller au cœur du pouvoir.

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The End

« Puis il se regarda longuement,émerveillé d’être vraiment aussi joli gar-çon ; puis il se sourit avec complaisance ;puis, prenant congé de son image, il sesalua très bas, avec cérémonie, commeon salue les grands personnages. »

Maupassant, Bel-Ami

Franz-Olivier Giesbert a solennellement pris saretraite du Point en janvier 2014. Cela fait quelquesdécennies qu’il affichait son air le plus convaincu,chose assez rare chez lui, pour prévenir de ce départimminent et de cet anniversaire symbolique commed’une date limite. Plus personne ne le croyait. « Jevais arrêter tout, le journalisme, la politique, habiteren Provence avec mes oliviers et écrire mes livres »,

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qu’il disait. « Oui, Franz », lui répondaient ses inter-locuteurs en attendant qu’il ait fini sa tirade. Ils pen-saient : encore un de ses vieux trucs pour endormirsa proie, attendre qu’elle ne se méfie plus et lui sou-tirer, allez, un petit secret qu’elle ne comptait pasdévoiler. FOG, ce charmeur aux initiales brumeuses,les enfumait.

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Christophe Barbier connaissait la chanson. Unefois par an, Franz faisait le coup au patron deL’Express comme il savait le faire avec les politiques,en l’invitant à déjeuner au Dôme. Un même mono-logue bien rodé. Acte 1 : « Il n’y a plus de pub, onest foutus. Tu vois, je suis content d’être vieux, jene verrai pas la fin de l’écrit… » Acte 2 : « L’annéeprochaine, je m’arrête, j’écris des romans et c’esttout. Mais j’ai mes pensions alimentaires… »Acte 3 : « Quand j’avais la quarantaine, je medemandais avec quelle femme je passerais la nuit sui-vante. Là, ça m’a passé. Je t’ai dit que j’étaismalade ? — Oui, Franz. » Acte 4 : « On est desidiots, au lieu de se faire concurrence avec nos sup-pléments régionaux, on devrait se donner notre pro-gramme de villes… — Oui, Franz. » À la fin,Barbier jura mais un peu tard qu’on ne l’y prendraitplus. Cette fois, il n’allait pas filer son programmeà son rival qui espérait bien le berner comme ill’avait fait en le devançant dans chaque ville. Maiscombien de Chirac, de Sarkozy, de Villepin, deHollande ont continué à se confier à ce félin au poilsi doux, malgré l’évidence qu’ils finiraient par sefaire mordre dans la nuque ?

À soixante-cinq ans, Franz est parti. Il avait choisicet âge rond et mûr, un cap honorable. En passantdans un couloir, il avait entendu qu’un collabora-

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teur parlait de lui en disant « le vieux », comme lui-même appelait Jean Daniel, du temps où il dirigeaitLe Nouvel Observateur. Ça fait mal. Il a abandonnédans un premier temps sa fonction de président duPoint, gardé celle de directeur, rangé ses affaires,changé de bureau pour en prendre un plus petit,donné à calculer ses points retraite. Quelques amis

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inquiets, tenant comme lui en haute estime le pou-voir et l’influence, ont tout fait pour l’en dissuader.« Tu es fou, tu vas perdre ta surface sociale ! » luiont dit sans se concerter deux grands pros de la sur-face sociale, Bernard-Henri Lévy et Alain Minc.C’était prêcher un converti. FOG a prévu le truc,il ne part qu’à moitié. Fini de jouer au marchandde tapis pour tenir à bout de bras son cher hebdo-madaire : il laisse la responsabilité de la directionaux jeunes dauphins qu’il s’est choisis, et abandonnele démarchage des publicitaires et les tournées delecteurs. Mais il garde l’essentiel, la visibilité tousazimuts : sa manière à lui d’exercer le pouvoir. Sonomniprésence sur les plateaux de télévision, sapropre émission philosophico-politico-culturelle surla cinquième chaîne et maintenant Les Grosses Têtes surRTL, ses livres, sa place au jury du prix Renaudot,son éditorial du Point en début de journal, sespapiers autant qu’il veut, un bureau dans la rédac-tion, des conseils pour faire la une, des tuyaux etdes infos. Il est quasi tous les jours au téléphoneavec ses protégés, Étienne Gernelle, SébastienLe Fol, Christophe Ono-dit-Biot, à qui il a laisséles rênes du Point, et continue à œuvrer depuis lescoulisses. À ceux qui se soucient pour lui de saretraite il répond, comme repu : « Ça va super bien :j’ai écrit trente mille signes dans le journal la

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semaine dernière. » Il fournit abondamment laRevue des deux mondes et s’y est installé en maîtredes lieux depuis que sa compagne Valérie Toranianen a pris la direction, remerciée du magazine Elle.Pendant son deuxième plein-temps, le jour et sur-tout la nuit, il s’adonne à sa carrière d’écrivain.Depuis que j’ai décidé d’entreprendre ce livre sur

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lui, il en a lui-même publié trois ou quatre, romanset essais plus ou moins déjantés.

Il déprime malgré tout pendant un bon mois aprèsson discours d’adieu au Point devant son équipe, enjanvier 2014. Pour la seule fois de sa vie, il a mis sontexte par écrit. Ça renifle tant et plus dans la chau-mière, au deuxième étage des bureaux de l’avenue duMaine. Abrité sous son ficus, le patron n’en mènepas large non plus et la voix ne demande qu’àdérailler. Cela commence ainsi : « Je suis un ancientimide qui s’est soigné et dans les réunions de famille,quand il faut faire un discours pour un mariage ouun enterrement, tous les regards se tournent tou-jours vers moi, l’aîné et le patriarche. Chaque fois,je demande alors à mon frère cadet Jean-Christophede dire à ma place les quelques mots que l’émotionrisquerait de laisser coincés dans ma gorge. Noussommes aujourd’hui dans une réunion de famille etj’ai beaucoup d’émotion, je ne vous le cache pas… »En le croisant plus tard dans les toilettes, ChristopheOno-dit-Biot lui demande conseil, vu que le maîtrel’a adoubé directeur adjoint de la rédaction. Franz,face au mur, lui en donne un seul : « Il faudra beau-coup te branler. » L’autre pense avoir mal entendu.« Pardon ? — Il y a beaucoup de pression. Faut ypenser, vraiment, c’est hyperimportant : branle-toisouvent. » Ce fut tout.

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D’année en année, les anniversaires de Franz sontl’indicateur de son noyau dur de usual suspects : ses plusou moins vieux copains Alain Minc, Jean-FrançoisKahn, Laurent Joffrin, Teresa Cremisi, Olivierde Kersauson, François Pinault. D’autres, commePatrick Poivre d’Arvor, disparaissent ou surgissent au

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fil des fâcheries, détachements et attachements de lavie. Ce vendredi de janvier, au Petit Pergolèse, le sexa-génaire a pour l’occasion ouvert le cercle un peu plusque d’habitude. Sa compagne Valérie a commandépour lui des plats pleins de truffes, seule passion ina-movible de son homme. Outre la famille et les habi-tués, il y a quelques-unes de ses jeunes recrues du Point,l’académicien Jean d’Ormesson, l’écrivain YasminaReza ou encore sa trouvaille surdouée, Nicolas Bedos.Pas de politiques à part le député UMP BernardDebré, qui lui soigna son cancer de la prostate. Et puisson ami des Gipsy Kings, bien sûr, pour garantir labonne humeur. Tout le monde se trémousse, MichaelJackson est là avec Daft Punk et les Rolling Stones,Franz est le roi de la piste. Le rappeur Eminem le meten transe.

Ma Dalton est insomniaque mais rarement fati-guée. Elle a toujours un hold-up en préparation,sinon elle s’ennuie. Depuis sa semi-retraite au milieudes oliviers, par exemple, Franz s’est occupé à parfairela mise à mort de sa dernière bête noire, Jean-FrançoisCopé, au moment pile où celui-ci prenait son élanvers la présidence de la République. C’est énorme.Ma Dalton biche. C’est tout ce qu’elle aime. Elle pré-pare aussi un livre sur Hollande, un film sur Chirac,un énorme roman historique, un documentaire surles animaux et les abattoirs, en plus des Grosses Têtes

à la radio, de ses émissions télévisées et de ses éditosdu Point.

Où en étions-nous ? Ah oui : FOG, donc, a prissa retraite.

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Le meurtre raté

« Le Commandeur : Donne-moi cettemain, n’aie pas peur.

Don Juan : Oses-tu dire ça ? Moipeur ? Serais-tu l’enfer en personne, jene t’en donnerais pas moins la main.(Il lui donne la main.) »

Tirso de Molina, L’Abuseur de Sévilleet le Convive de pierre

Au commencement, un nom de brouillard. FOG :trois initiales qui cachent un prénom double et unebête étrange, née d’une philosophe normande etd’un peintre germano-américain débarqué sur uneplage de Normandie, un certain 6 juin 1944, pourbouter les nazis hors de France. FOG : le produitcompliqué de cette mère adorée et de ce père haï,

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miraculé de l’enfer d’Omaha Beach et qui ferapayer à ses proches d’avoir survécu, hanté à jamaispar la mer remplie de sang et de vomi, de corpssans têtes, de morceaux d’humains et de copainscriant à l’aide, accrochés à leur tripaille. Franz-Olivier Giesbert, ce Rastignac monté un jour desa province normande pour devenir grand manitou

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de l’élite parisienne, vient du bourbier et de la vio-lence.

Tout cela démarre très mal, au forceps. Une arri-vée dans la contrainte et la colère de se retrouver àun endroit où il n’a pas demandé à être, hors duventre maternel. Il faut tirer, s’époumoner, suer,soupirer, l’arracher de là contre sa volonté à l’aidede spatules et de gesticulations. La ferraille toucheun œil et le laisse pour la vie plus fermé que l’autre.Le reste de la tête est en piteux état lui aussi, contra-rié, mécontent, totalement difforme. Sa mère sourit,elle l’aime déjà d’un amour absolu mais chacun enconvient : ce bébé est un vrai monstre. Depuis l’ins-tant de sa naissance, Franz-Olivier Giesbert ne sup-porte pas qu’on décide à sa place.

Il a de qui tenir, surgi de la rencontre d’un GIde vingt-trois ans affecté au déminage, l’un des raresde la 29e division à être sorti vivant du Débarque-ment, avec la fille d’un imprimeur d’Elbeuf, JeanAllain, connu pour faits de Résistance. La jeune etravissante professeure, assez originale pour avoirréussi un Capes de philosophie, à l’époque peu habi-tué aux femmes, participe à Rouen à l’accueil desAlliés. Marie Allain n’a jusqu’ici jamais prêté atten-tion aux garçons qui la courtisent, pas même à l’unde ses camarades de lycée pourtant assidu en lamatière, Résistant lui aussi, le futur ministre et

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maire de Rouen Jean Lecanuet. Elle lui accorde letemps d’un flirt mais lors d’un bal donné à Rouenen l’honneur des troupes américaines, elle se laisseemporter par ce héros au regard chamboulé, renduà moitié sourd par les bombardements. FrederickGiesbert est sous le choc de sa première expériencede la guerre et ne se rend même pas compte qu’il

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est un héros. Il a traversé l’Atlantique et affronté lamitraille pour venir sauver l’Europe de l’empire dumal, il a couru sans s’arrêter vers la plage dans l’eaurouge et le vacarme immonde, il a continué sans seretourner ni pouvoir aider ceux qui hurlaient etmouraient. Comble de séduction pour Marie, il estpeintre et ne sait pas prononcer les « R ». C’est plié.

Sur les photos en noir et blanc, ils sont aussi beauxl’un que l’autre. Elle a l’élégance et le sourire, luila mine renfrognée plus rustique. Frederick et Marieont le même âge, nés tous les deux en 1920. Elle lerejoint aux États-Unis en 1946, ils se marient àChicago en 1947 – un 6 juin pour bien faire leschoses – et déménagent sur la côte Est. Lui est car-tooniste et dessine l’actualité pour des journaux, elleenseigne le français. Franz, le premier de la descen-dance, naît américain à Wilmington, dans le Delaware,et est baptisé à Newark. Sa sœur Fabienne naît unan après lui à Philadelphie mais l’aîné est le seul dela fratrie à hériter d’un prénom aux origines mélan-gées : Franz à cause de Schubert que Frederickécoute à longueur de journée, comme un écho àson origine allemande, et parce que le prénom estcourant du côté de Chicago ; Olivier parce queMarie aime l’arbre et sa consonance. Les deuxparents sont d’autant plus ravis de leur trouvailleque les initiales forgent le mot fog, « brouillard » en

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anglais. Les trois lettres sont gravées en majusculessur la timbale de baptême du petit Franz-Olivier :F.O.G. « J’ai échappé de peu à Waldemar-Olivier »,glisse l’intéressé qui, ayant mis quelque temps àdigérer le caprice familial, signe son premier papiersous le nom de Franz Giesbert. Il pensait faire plussimple mais renonce : ça ne colle pas. « J’avais

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besoin de me franciser. C’est le vieux complexe del’immigré. »

Le GI entraîne sa femme en France quelquesannées après leur escapade de l’autre côté de l’Atlan-tique. Il est dégoûté par le consumérisme américain,la nourriture en boîte, le gaspillage de l’énergie, lesobjets jetables, la folie du plastique qui envahit cedébut des années cinquante. Par-dessus tout, FrederickGiesbert hait le plastique. En interdire la présencesous son toit est l’un des nombreux oukases aux-quels sa tribu doit se plier sans moufter et le jouroù Marie, distraitement, rapporte toute contente desbols en bakélite d’une excursion en ville, ils ne tien-nent pas deux jours. En les découvrant, son mariles lance rageusement sur le sol et les brise un à unsous les yeux des enfants effarés. S’il n’y avait eu cerejet de la société de consommation où l’Amériquese montrait en pointe, Marie Giesbert serait bienrestée aux États-Unis mais Frederick n’envisage pasd’autre continent que l’Europe. La Normandiel’appelle à nouveau : son beau-père lui propose des’occuper du bureau du dessin à l’imprimerie Allain.Franz-Olivier a trois ans et Fabienne en a deuxquand, loin des vanités, l’immobile campagne nor-mande récupère la famille Giesbert qui s’agranditde trois autres rogatons puis de nombreux animaux.Après un bref passage dans un trois-pièces à Elbeuf,

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la première maison est en bord de Seine, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf. Les enfants y ont une vie très libreavec un terrain d’aventures fait de marécages, deronces, de petites plages, d’une cabane de jeu amé-nagée dans l’énorme container qui a apporté ledéménagement d’Amérique. Franz pêche à la lignedans la Seine.

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Ils migrent ensuite dans une superbe ferme àcolombages qu’ils acquièrent à Bosc-Roger-en-Roumois. Frederick et Marie, Verts avant l’heure,la retapent peu à peu. Il y a quatre bâtiments, dequoi faire du cidre, abriter des poules, des ânes etdes bêtes à cornes, stocker du matériel agricole etdes objets de récupération, faire un atelier de bri-colage et de peinture pour Frederick qui part lematin travailler à l’imprimerie à bicyclette et laissela voiture à sa femme. Les obligations urbaines sontà Elbeuf, fief sans gaieté des manufactures de textile.Le grincement des navettes des métiers à tisserrythme les rêves et les conversations de sa présencelancinante. En rentrant du collège, Franz lit, écritet parle aux animaux, chèvres, veaux, canards,cochons, au bouc Perdican, au hérisson qu’il faitdormir dans son lit, à l’araignée qu’il protège en seprenant pour saint François d’Assise. Les bêtes sontses amies, les grandes confidentes de son enfance.

Les grands-parents américains, retraités au borddu lac Michigan, viennent tous les deux ans pourpasser un mois dans la famille d’Allemagne, un moisdans celle de France. C’est la grande excitation dela tribu : « Grand’ma » dévalise pour eux le grandmagasin Marshall Field’s à Chicago et tous deuxdébarquent avec une malle pleine de vêtements etde produits d’Amérique, du dentifrice Crest, des tee-

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shirts, des marshmallows, des Cracker Jack (pop-corn caramélisés), du chocolat Hershey’s. Pour lesgarçons : des chemises blanches ou écossaises et desvestes en velours. Pour les filles : des robes en tulleou en tissu écossais à volants post-western, plus dif-ficiles à porter dans les rues d’Elbeuf. La famille estaméricanisée à la dernière mode. Leurs manières un

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peu décalées passent inaperçues à l’école communaled’Orival mais elles attirent davantage l’attention audébut des années soixante, quand la télévision com-mence à s’implanter dans les foyers français. L’Amé-rique bascule peu à peu dans l’imagerie populairedu statut de sauveur à celui d’impérialiste et lamanière dont les villageois parlent des petits Giesbertcomme « les enfants de l’étranger » ou « les fils del’Américain » n’est pas nécessairement amène. Lesparents sont à peine revenus en France qu’en 1952une grande manifestation a lieu à Paris contre legénéral américain Matthew Ridgway, nommé à latête des forces alliées en Europe et accusé par lescommunistes d’utiliser des armes bactériologiquespendant la guerre de Corée. La province en réper-cute les échos et des cris résonnent dans les ruesd’Elbeuf et d’Orival : « Ridgway la peste ! », « USgo home ! ». Pour Frederick Giesbert, c’est un cau-chemar, un capharnaüm d’angoisses où gigotent sessouvenirs du Débarquement, son origine allemandeet autres démons divers. Il se réveille la nuit, hantépar l’idée qu’« ils » viennent le chercher.

Marie Giesbert est une femme au charme inouï.Belle, douce, intelligente, cultivée, généreuse, coquine,croyante, courageuse, créative, libre, ouverte à tous lessujets, stimulante, bref, admirable. La famille entièrelui voue un culte absolu et en particulier Franz, son

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préféré, son complice, avec qui elle parle littératureet philosophie pendant des heures et qui lui consa-crera post mortem un livre d’hommage éperdu :Dieu, ma mère et moi. Il a fallu au moins une bonnepaire de forceps et un œil esquinté pour le faire quit-ter le refuge maternel et l’âge adulte n’a pas arrangéles choses : Giesbert idolâtre sa mère. Il revient tou-

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jours à elle et pourtant son obsession secrète, c’estson père. Frederick Giesbert est un original lui aussi,grand lecteur, mélomane, artiste, polyglotte. Il avécu une partie de son enfance en Allemagne, uneautre aux États-Unis, a des grands-parents allemandset de supposées origines juives sur lesquelles lesenfants n’en finissent pas de se disputer, exceptéFranz qui s’en fout. Il lit Combat, France Observa-teur, est abonné au Spiegel allemand. Il a le don derepérer le génie des écrivains avant qu’ils ne soientconnus, s’emballe pour Saul Bellow et Philip Rothà leurs débuts. Marie et lui débattent de Descartes,de Spinoza ou de mysticisme au petit-déjeuner,acquièrent un poste de télévision au début desannées soixante-dix et n’en regardent que ce qui estrecommandé dans Télérama, incitent les enfants àla lecture et à l’apprentissage des langues, lesenvoient à l’étranger, embarquent la famille pourtoutes sortes d’activités culturelles malgré le froidde Normandie, les routes glissantes, la gadoue. Franza treize ans et Fabienne douze quand les parents lesemmènent à Paris voir Les Sept Samouraïs au cinémaou Le Soulier de satin monté par Jean Vilar au TNP,et avant d’affronter l’épreuve d’une dizaine d’heuressur son fauteuil de spectateur, il faut absolumentaller manger des nids d’hirondelles et des ailerons

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de requin pour s’initier à la Chine dans les restau-rants chinois qui se mettent à pulluler au Quartierlatin. Pendant les vacances, on fait du camping enFrance ou en Rhénanie et du tourisme culturel enItalie, toujours prêts à un Elbeuf-Florence dans la4CV pour aller admirer l’architecture, la peinture,les paysages.

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Composition et mise en pagesNord Compo à Villeneuve-d’Ascq

No d’édition : L.01ELJN000536.N001Dépôt légal : octobre 2015