Fleuves mystérieux de Cassis, l’or bleu sous nos pieds · Septembre 2013 et octobre 2014 :...

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http://www.laprovence.com/article/ecoplanete/4688427/fleuves-mysterieux-de-cassis-lor-bleu-sous- nos-pieds.html Mercredi 01/11/2017 Fleuves mystérieux de Cassis, l’or bleu sous nos pieds ? Connus depuis l’Antiquité, deux cours d’eau souterrains, Port-Miou et le Bestouan, formant une fabuleuse réserve d’eau douce, serpentent sous le sol de la Sainte-Baume à Cassis "C’est un diamant sous nos pieds", affirme Danièle Milon. Mais aussi un serpent de mer qui, depuis plus de cinquante ans, alimente passions et avis contraires. Deux fleuves souterrains, qui prennent leur source à la Sainte-Baume et se déploient à travers un réseau karstique - composé de galeries plus ou moins profondes de différentes dimensions - jusqu’à se jeter dans la mer, à Port-Miou et au Bestouan. Nul ne sait encore si les deux sont connectées. Mais ce qui est certain, c’est que sur l’affluent de Port-Miou seul, on constate un débit de 3 à 50m³/seconde en moyenne, en fonction de la pluie. "Port-Miou draine toute l’eau de la Basse-Provence calcaire, explique Bruno Arfib, hydrogéologie de l’université d’Aix-Marseille, Le bassin versant représente environ 400 km², c’est exceptionnel." Sur la planète bleue, seule 2,8 % de l’eau est douce, et environ 30 % de cette réserve se cache sous terre. Le scientifique l’affirme, le réseau représente la 5e source de France. Et pourrait aisément alimenter l’agglomération marseillaise, qui puise actuellement dans l’eau du Verdon et celle de la Durance via les canaux de Provence et de Marseille. Mais il y a un grain de sable dans l’engrenage. Ou plutôt, de sel. Car si l’eau qui part de la Sainte-Baume est douce, au fil de ses pérégrinations dans le sol, elle en ressort mêlée à l’eau de mer. Et personne, jusque-là, n’a encore réussi à trouver le point de Objet de l’attention de chercheurs passionnés, l'eau des fleuves de Port-Miou et du Bestouan pourrait même être captée dans l’avenir. Même si pour l’heure, le mystère reste entier. Photo Florian Launette

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Mercredi 01/11/2017

Fleuves mystérieux de Cassis, l’or bleu sous nos pieds ?

Connus depuis l’Antiquité, deux cours d’eau souterrains, Port-Miou et le Bestouan, formant une fabuleuse réserve d’eau douce, serpentent sous le sol de la Sainte-Baume à Cassis

"C’est un diamant sous nos pieds", affirme Danièle Milon. Mais aussi un serpent de mer qui, depuisplus de cinquante ans, alimente passions et avis contraires. Deux fleuves souterrains, qui prennentleur source à la Sainte-Baume et se déploient à travers un réseau karstique - composé de galeriesplus ou moins profondes de différentes dimensions - jusqu’à se jeter dans la mer, à Port-Miou et auBestouan. Nul ne sait encore si les deux sont connectées. Mais ce qui est certain, c’est que surl’affluent de Port-Miou seul, on constate un débit de 3 à 50m³/seconde en moyenne, en fonction dela pluie. "Port-Miou draine toute l’eau de la Basse-Provence calcaire, explique Bruno Arfib,hydrogéologie de l’université d’Aix-Marseille, Le bassin versant représente environ 400 km², c’estexceptionnel." Sur la planète bleue, seule 2,8 % de l’eau est douce, et environ 30 % de cette réservese cache sous terre.Le scientifique l’affirme, le réseau représente la 5e source de France. Et pourrait aisément alimenterl’agglomération marseillaise, qui puise actuellement dans l’eau du Verdon et celle de la Durance viales canaux de Provence et de Marseille. Mais il y a un grain de sable dans l’engrenage. Ou plutôt, desel. Car si l’eau qui part de la Sainte-Baume est douce, au fil de ses pérégrinations dans le sol, elleen ressort mêlée à l’eau de mer. Et personne, jusque-là, n’a encore réussi à trouver le point de

Objet de l’attention de chercheurs passionnés, l'eau des fleuves de Port-Miou et du Bestouan pourrait même être captée dans l’avenir. Même si pour l’heure, le mystère reste entier. Photo Florian Launette

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contamination dans le dédale du réseau karstique, dont peu de galeries sont accessibles à l’êtrehumain, ou au ROV (petit robot piloté à distance). Dans les années 70, pourtant, avant que le canalde Provence ne vienne remédier aux sécheresses, la Société des eaux de Marseille (Sem) a installésuccessivement deux barrages souterrains à Port-Miou, pour tenter de dessaliniser.

"L’objectif, c’était de séparer eau douce et salée en mettant en pression l’eau contre le karst.L’objectif n’a pas été atteint, même si on est tombés de 30g/litre (teneur de l’eau de mer) à 7 etmême 3g/l à la fin.", précise Gérard Acquaviva, président de l’association Cassis, les rivièresmystérieuses, qui a fait des deux fleuves souterrains son cheval de bataille. En 1979, la constructiondu canal de Provence semble tout régler. Dès lors, tenter de prélever dans les rivières souterrainessemble un luxe superflu. Les installations sont mises en sommeil. Mais loin de s’arrêter, larecherche continue. Car un groupe de passionnés, convaincu de pouvoir percer le mystère reprend leflambeau. Avec le soutien de la mairie, ils créent l’association "Cassis, les rivières mystérieuses" en2006. Aujourd’hui encore, ils explorent, à la recherche de l’or bleu, qui pourrait - à condition detrouver le point d’eau douce - étancher la soif de la région marseillaise.

Les dates clés

Depuis l’antiquité : le gisement aquifère est connu1964 à 1980 : travaux du Syndicat de recherche de Port-Miou (SRPM)1972, puis 1977 : construction de 2 barrages1979 : la SEM met les installations en sommeil1989 : Francis Le Guen relance les explorations2006 : naissance avec l’appui de la municipalité de l’association Cassis, la rivière mystèrieuseSeptembre 2013 et octobre 2014 : campagnes dans le gouffre Mussuguet 3 pour trouver un accèsNovembre 2017 : reprise des recherchesPlus d’informations sur le site www.karsteau.fr

Partis de la Sainte-Baume, les fleuves, dont nul ne sait s’ils sont connectés, se jettent dans la mer au Bestouan et à Port-Miou.

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Plongeurs des profondeurs, les nouveaux explorateursIls ont repris le flambeau. Et le portent - à dos d’homme - aussi profond dans les galeries desfleuves souterrains qu’il est humainement possible. Les spéléonautes, croisement hybride entre leplongeur et le spéléologue travaillent depuis le désengagement de la Société des eaux de Marseille(voir page de gauche) en 1979, main dans la main, avec les scientifiques pour percer le mystère desfleuves et trouver l’eau douce. Certains d’entre eux, comme Louis Potier, sont d’ailleurs d’anciensingénieurs de ladite Sem.

"La plongée spéléo, c’est un voyage quand la plongée classique est une simple excursion, expliqueFrancis Le Guen, On part des dizaines d’heures, avec beaucoup de matériel pour avoir les moyensde revenir. On fabrique même son propre soleil. Il y a un côté solitaire aussi. Lorsqu’on est leplongeur "en pointe", on est le dernier maillon de la chaîne, d’une chaîne qui se commence àplusieurs et s’achève seul.".

"Être le premier homme à passer quelque part"

Lorsqu’ils mettent leurs compétences au service des chercheurs, les spéléonaute déposent descolorants dans l’eau pour déterminer le chemin qu’elle suit, posent des sondes, retournent leschercher, prennent des clichés, récupèrent des captations des roches, des espèces, effectuent desrelevés topographiques… Même si, avoue Marc Douchet, l’un des poids lourds également del’aventure, "au-delà de l’alibi scientifique, il y a l’attrait d’être le premier homme à passer quelquepart". Chaque record de profondeur réalisé est dûment homologué - l’actuel est détenu par XavierMeniscus, à -233m, depuis l’hiver 2016 - chaque nouvelle galerie découverte, répertoriée.

Francis Le Guen, pionnier de la discipline, a pris le relais de la Sem, qui avait mis de côté les recherches, à la fin des années 1980.

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Et si chaque descente reste une gageure humaine et technologique, la technologie moderne permetaujourd’hui d’aller beaucoup plus loin et plus facilement qu’il y a dix ou vingt ans. "J’y plongedepuis 1974. raconte Marc Douchet, C’est un peu à cause de ça que je suis venu m’installer àMarseille. À cette époque, on était encore dans une technique de plongée avec des bouteillesclassiques, des explorations de type himalayennes, avec des relais pour que le dernier puisse allerau terminus d’exploration."

De missions en découvertes inattendues

Et d’évoquer les "scaphandres autonomes" (tenue de plongée comportant jusqu’à 6 ou 8 bouteillespour tenir plus longtemps) : "On pouvait avoir jusqu’à 180kg sur le dos ! La gestion de l’équilibreétait importante. Quand le conduit est étroit, ça devenait difficile, mais surtout quand il y avait ducourant c’est problématique. Avec les recycleurs, beaucoup plus aérodynamiques, et les scooters onva beaucoup plus vite."

Quand à la possibilité de trouver un point d’eau douce afin de capter la ressource, tous les plongeursde l’extrême ne sont pas convaincus. "C’est une belle idée de creuser et d’aller chercher l’or bleu,mais en géomorphologie ça ne se passe pas comme ça. ", résume Francis Le Guen. Pour autant, riensinon l’âge ne saurait arrêter ces explorateurs passionnés, qui cherchent autant la source quel’exploit. Et qui, parfois, font avancer la science… sans le vouloir. Comme Marc Douchet, lors decette plongée à -147m un jour de 1993, qui remonta une petite crevette d’espèce inconnuejusqu’alors !

Frédéric, le spéléonaute de l’extrême Désormais, la tête de file de cette génération de spéléonautes qui cherche à percer le mystère de Port-Miou, c’est lui. Frédéric Swierczynski, 44 ans, et 25 ans de plongée extrême au compteur.

Frédéric Swierczynski, au dessus du barrage de Port-Miou, s'apprête à descendre en exploration.

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Comment en es-tu arrivé à plonger à Cassis ?

Frédéric Swierczynski : Je travaillais à l’époque avec des hydrogéologues de Sophia Antipolis. Ilsavaient des projets en commun avec l’association (Cassis, les rivières mystérieuses, Ndlr), dont jeme suis rapproché. Je me souviens de ma première plongée à Port-Miou, qui a été impressionnante.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de collaborer avec des scientifiques ?

Frédéric Swierczynski : Depuis plusieurs années, je travaille avec les scientifiques. Hormis le faitd’évoluer dans des ambiances incroyables, on a envie de comprendre le phénomène qui se cachederrière tout ça. Les scientifiques, eux utilisent les datas que tu rapportes et t’expliquent lesfondamentaux. Ça donne du piment à l’aventure. Il arrive un moment si tu cherches juste le record,ça n’a plus de sens. Ce sont des plongées solitaires, hormis le côté sportif, tu as envie de partagercette vision. Et tu te rends compte que tu deviens un outil scientifique.

Quelles sont les plongées qui t’ont marqué dans ce réseau ?

Frédéric Swierczynski : Ma première plongée profonde à plus de 200 m, à Port-Miou et ladécouverte de la nouvelle galerie (qui porte désormais son nom, Ndlr). Je réalise une douzaine deplongées à 250m par an. J’adore le Bestouan parce que ça tortille dans tous les sens à cause descourants, c’est une vraie bataille. Ce matin, j’y ai plongé, j’ai mis 1h15 à l’aller, à contre-courant, et30 minutes à peine au retour.

Penses-tu que le point d’eau douce est à la portée de l’homme ?

Frédéric Swierczynski : Je pense qu’on a une chance sur deux parce qu’il y a deux sources. Jepense aussi que les moyens de recherches ont beaucoup évolué. On peut travailler à des profondeursimportantes, je vois que les réponses aux thèses d’il y a cinq ou six ans ont changé. On rectifie lesinfos, parce qu’on peut le prouver. L’avenir nous le dira.

Crois-tu qu’il est judicieux de vouloir l’exploiter ou risqué pour l’écosystème ?

Frédéric Swierczynski : Si dans l’avenir on l’exploite c’est qu’on en a besoin, on n’a pas trop lechoix. Il y a des milieux avec des écosystèmes très fragiles, ce n’est pas ce que je trouve à Port-Miou. Je ne pense pas que ça mette en déséquilibre des espèces. Mais ce qui est sûr, c’est que lesgens ne se rendent pas compte de la ressource qu’ils ont. Il faudrait la mettre en valeur et faireattention à la pollution en amont. Le Parc des calanques est incroyable en surface, mais aussi endessous.

Le spéléonaute marseillais a percé le mystère du lac Rou ge

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Exploiter l'eau, de nombreux enjeux en jeuTrouver le point d’eau douce, capter l’or bleu, à quel prix et pourquoi faire ? La région Paca estrelativement privilégiée, grâce aux canaux de Provence et de Marseille qui, puisant dans le Verdonet la Durance, répartissent la ressource. Pour autant, les grande sécheresses d’il y a deux cent anssont encore présentes dans la mémoire collective. Du côté de la Sem, la ligne est claire : puiser àPort-Miou ou au Bestouan n’est pas une priorité. S’épuiser en recherches pour le faire encoremoins.

D’autant, explique Jean Foulquier, son directeur, que de nombreux acteurs politiques entrent en jeudans la décision (la région, la métropole, l’Agence de l’eau, l’ARS, la DDTM, etc.). "Si un jour larecherche abouti à une ressource exploitable, la métropole décidera de l’exploiter ou non. Ilfaudrait bâtir un forage et installer des conduites d’eau (ce qui coûte le plus cher)." résume-t-il.D’ailleurs, mieux vaut, explique-t-on, encourager la population à mieux gérer sa consommationd’eau que de chercher de nouveaux captages.

De son côté, Danielle Milon, maire de Cassis, y voit une ressource stratégique, qui permettrait desécuriser les cultures, et notamment d’irriguer les vignobles en souffrance, d’aider les pays voisinsplus atteints par les ravages du manque d’eau, de combattre les incendies… Mais aussi et surtout, dese prémunir contre d’inévitables évolutions du climat.

Marguerite Dégez

La cloche de décompression (en jaune) est un élément essentiel de l’exploration du plongeur.