Flem 05042014

15
1 Prélude à une petite histoire des liens entre photographie et littérature : Baudelaire-Valéry COMMUNICATION DE LYDIA FLEM À LA SEANCE MENSUELLE DU 5 AVRIL 2014 e titre de ma communication, vous l'aurez deviné, est un hommage au livre de Walter Benjamin de 1931, Petite histoire de la photographie. Dans ce texte, Benjamin utilise une expression qui sera largement reprise : « l’inconscient optique ». « La nature, écrit-il, la nature qui parle à l’appareil photographique diffère de celle qui s’adresse à l’œil ; elle est autre, avant tout parce qu’au lieu d’un espace consciemment élaboré par des hommes, c’est un champ tramé par l’inconscient. (…) À travers elle (la photographie), nous est révélé pour la première fois cet inconscient optique, comme la psychanalyse nous familiarise avec l’inconscient pulsionnel 1 . » Je vais cet après-midi tenter de vous faire partager mon enthousiasme pour le champ croisé de la photographie et de la littérature, champ qui s’élargit au fur et à mesure que je cherche à le parcourir et à en prendre connaissance, tant il se révèle toujours plus vaste. Aussi, cette communication ne sera-t-elle peut-être que le prélude à d’autres. Sans aucun doute, pour nombre d’entre vous les textes et les questions abordées ici sont familières, je demanderai donc votre indulgence si je découvre longtemps après vous ce que vous savez déjà. Je pense en particulier à notre consœur, Danielle Bajomée, pour qui ces sujets sont un objet d’étude savante et d’enseignement. 1 Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Allia, 2012, p. 17-19 (trad. Lionel Duvoy). L

description

Baudelaire y Valéry

Transcript of Flem 05042014

  • 1

    Prlude une petite histoire des liens entre photographie et littrature :

    Baudelaire-Valry C O M M U N I C A T I O N D E L Y D I A F L E M

    L A S E A N C E M E N S U E L L E D U 5 A V R I L 2 0 1 4

    e titre de ma communication, vous l'aurez devin, est un hommage au livre de Walter Benjamin de 1931, Petite histoire de la photographie. Dans ce texte, Benjamin utilise une expression qui sera largement reprise :

    linconscient optique . La nature, crit-il, la nature qui parle lappareil photographique diffre de celle qui sadresse lil ; elle est autre, avant tout parce quau lieu dun espace consciemment labor par des hommes, cest un champ tram par linconscient. () travers elle (la photographie), nous est rvl pour la premire fois cet inconscient optique, comme la psychanalyse nous familiarise avec linconscient pulsionnel1. Je vais cet aprs-midi tenter de vous faire partager mon enthousiasme pour le champ crois de la photographie et de la littrature, champ qui slargit au fur et mesure que je cherche le parcourir et en prendre connaissance, tant il se rvle toujours plus vaste. Aussi, cette communication ne sera-t-elle peut-tre que le prlude dautres. Sans aucun doute, pour nombre dentre vous les textes et les questions abordes ici sont familires, je demanderai donc votre indulgence si je dcouvre longtemps aprs vous ce que vous savez dj. Je pense en particulier notre consur, Danielle Bajome, pour qui ces sujets sont un objet dtude savante et denseignement. 1 Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Allia, 2012, p. 17-19 (trad. Lionel Duvoy).

    L

  • 2

    Depuis environ une dizaine dannes, de nombreux chercheurs et critiques ont ouvert un vaste chantier consacr aux liens multiples entre littrature et photographie travers des publications universitaires, des sminaires, des colloques2, ou un site internet comme PHLIT3 et de nombreux livres et ouvrages collectifs4.

    Telle une carte du Tendre, les liens entre littrature et photographie depuis le milieu du XIXe sicle jusqu nos jours vont de la rivalit anxieuse l'amiti fortuite, du mpris l'exaltation, au trouble ou au plus troit compagnonnage.

    De Baudelaire et son fameux texte de 1859 Le Public moderne et la photographie Valry qui clbre la Sorbonne le centenaire de la photographie en 1939, en passant par Barthes et sa fameuse Chambre claire, qui accompagne le deuil de sa mre, ou Walter Benjamin, dj cit, Lewis Carroll bien sr, lun des premiers crivain-photographe, et bien sr Victor Hugo, Zola, Nerval, Loti on pourrait sattarder longuement sur chacun deux et en particulier sur Proust, par exemple, dont la mtaphore photographique court tout au long de La Recherche comme lont montr le photographe Brassa ou le critique Jean-Franois Chevrier. Sans parler du rle de la photographie dans les uvres de Perec, Modiano, Annie Ernaux, Herv Guilbert, Sebald, la jeune Alix Cleo Roubaud5, ou bien sr le prix Nobel, Claude Simon, la fois crivain et authentique photographe.

    Pour prparer cette communication, jai entrepris une petite anthologie des liens entre littrature et photographie depuis lapparition de celle-ci, salue en 1839 par Arago comme une invention franaise, et je lavoue, cet abcdaire dpasse largement la modeste promenade que je souhaitais entreprendre pour me faire une petite ide de la chose. Daprs la recension de Paul Edwards dans son livre Soleil noir. Photographie et littrature que le projet scientifique PHLIT

    2 Colloque Cerisy, Lcrivain vu par la photographie Formes, usages, enjeux (XIXeXXIe sicles), sous la direction de David Martens, Jean-Pierre Montier & Anne Reverseau. du 21-28 juin 2014. 3 PHLIT Rpertoire de la photolittrature ancienne et contemporaine - http://www.phlit.org/ 4Voir notamment : Littrature et image au xixe sicle (2001) de Philippe Hamon, Photographie et langage (2002), de Daniel Grojnowski, et La Littrature lre de la photographie (2002), de Philippe Ortel, Traces photographiques, traces autobiographiques (Maux, Vray, 2004), La Photographie au pied de la lettre (Arrouye, 2005), La Littrature et la Photographie (Montier, Louvet, Maux, Ortel, 2008), autobiographiques (Maux, Vray, 2004), La Littrature lre de la reproductibilit technique (Piret, 2007). 5 Voir le livre paratre dHlne Giannecchini, Une image peut-tre vraie. Alix Cleo Roubaud, Seuil, 2014.

  • 3

    considre comme le mtre-talon de la question il y aurait plus de 2424 rfrences consulter aujourdhui. Mais dans ce champ de lrudition, je me ferai aujourdhui lilliputienne. Commenons donc notre premier et trop rapide tour dhorizon par la Belgique qui, comme souvent, se montre pionnire. En effet, cest Georges Rodenbach, qui ds 1892, accompagne son roman symboliste, Bruges-la-morte, de 35 photographies de la ville qui accueille son intrigue. Dans lAvertissement, Rodenbach note ceci : Ainsi, dans la ralit, cette Bruges, quil nous a plu dlire, apparat presque humaine Cest pourquoi il importe, puisque ces dcors de Bruges collaborent aux pripties, de les reproduire galement ici, intercals entre les pages : quais, rues dsertes, vieilles demeures, canaux, bguinage, glise, orfvrerie du culte, beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi la prsence et linfluence de la Ville, prouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent leur tour lombre des hautes tours allonge sur le texte.6

    Lcrivain symboliste a probablement t intress par la tension et peut-tre mme le malaise que ferait natre chez le lecteur lapparition de photographies banalement ralistes au fil dun rcit qui est lui-mme entirement vou lvocation du silence et de lambiance en noir et blanc de la cit flamande.

    Michel Collomb7, professeur de littrature compare, note assez svrement que les photographies choisies par Rodenbach ancrent assez navement le rcit dans un espace rel, mais napportent aucun sens supplmentaire, ne gnrent aucune osmose potique avec le texte, tout au plus prolongent-ils par leurs teintes grises et leur cadrage austre une rverie que le rythme lent et envotant du rcit suffit produire par la seule force des mots . Pour Paul Edwards, par contre, le choix de ces photos sexplique par lintrt que Rodenbach et les symbolistes portaient la thorie des spectres, halos immatriels qui survivent aux personnes dans les lieux quelles ont frquents et que la photographie pourrait capter. On

    6 Paul Edwards, Soleil noir. Photographie et littrature, Rennes, PUR, 2008. 7 Michel Collomb, Le dfi de lincomparable. Pour une tude des interactions entre littrature et photographie , Vox Poetica, 12 septembre 2009, en ligne sur http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/collomb.html

  • 4

    peut lire ltude trs documente quil a consacre ce roman dans son ouvrage, Soleil noir. Photographie et littrature, publi en 2008.

    Au cours des annes 1930, Georges Simenon, pour gagner sa vie, paralllement lcriture de ses premiers romans, a connu une importante activit de journaliste pour la presse populaire. Cest ce titre quil a t charg deffectuer certains grands reportages en Europe de lEst, en Afrique, autour de la Mditerrane , priples qui ont culmin entre dcembre 1934 et mai 1935, avec Un tour du monde en 155 jours , pour Paris-Soir et Marianne. Tout au long de ses voyages, Simenon a non seulement pris des notes, crit ses papiers mais aussi ralis quelques 2.700 photographies, qui forment un ensemble o, bien au-del du document sociologique et de lillustration, se rvle lil dun photographe. Le muse du Jeu de Paume Paris lui a consacr une exposition, Lil de Simenon en 20038.

    Plus prs de nous, il y a, bien sr, Jean-Philippe Toussaint, lauteur du roman Lappareil-photo (1989) dans lequel il sagit, entre autres, dune rflexion sur la photo idale, figure du roman idal. Il a galement publi un livre moins connu Mes bureaux, luoghi dove scrivo (2005) dans lequel se ctoient photographies, textes autobiographiques, et citations de ses fictions. Mme avant la publication de ce livre photolittraire, Toussaint sintressait la photographie, ayant publi dans la revue littraire en ligne Bon--tirer de nombreux petits textes sur la photographie accompagns de photos, dont Le jour o jai fait ma premire photo (2001) ou Le jour o jai trouv chez moi quelques photos de quand jtais petit (2004). Depuis 2000, il fait des expositions photographiques, dont la dernire au Louvre, en 20129.

    Aprs les propositions de Rodenbach ou Simenon, ce sont Benot Peeters et Marie-Franoise Plissart qui rinventent le genre des romans-photos dans les

    8 La folle d'Itteville de Simenon a t ralis en collaboration avec Germaine Krull (1897-1985), qui fut l'une des plus grandes photographes de l'entre-deux-guerres. Le 4 aot 1931, Georges Simenon, Jacques Heaumont et Germaine Krull, donnrent une fte bord de l'Ostrogoth pour arroser le lancement de la collection Phototexte avec La folle d'Itteville. La collection sarrtera avec ce premier ouvrage. 9 Textualit sans frontire : Le photolittraire chez Jean-Philippe Toussaint sur le site PHLIT, Rpertoire de la Photolittrature Ancienne et Contemporaine - http://www.phlit.org/

  • 5

    annes 80 avec des rcits photographiques tels Fugues (1983) ou Prague (1985) sans oublier, bien sr, les photogrammes de notre consur, Claire Lejeune.

    La revue belge Textyles, a consacr un numro La Littrature au prisme de la Photographie , n 43 (2012) qui a consacr des pages aux tentations photographiques de Rodenbach, Dominique Rolin et Guy Vaes. Martine Renouprez y a trait de Posie et photographie dans luvre de Claire Lejeune et notre consur Danielle Bajome sest attache aux Les chambres noires dElvis. Pour une lecture dUn jeune homme trop gros dEugne Savitzkaya . En quelque sorte, crit-elle, le roman produit ce quil interdit et refuse ; il nous impose, de faon totalement inusite, un texte travaill par le photographique, un texte crit en images ou partir dimages, mais un texte vid, dceptif, jouant sur la rtractation et le gommage de ce qui est cr comme attendu.

    * Cest donc en t 1839, que le physicien, et dput Franois Arago rvle publiquement le procd de fixation de l'image mis au point par Louis Daguerre. Cette annonce mmorable, faite la Chambre des Dputs le 3 juillet et lAcadmie des Sciences le 19 aot, est en quelque sorte la date de naissance officielle de la photographie comme invention. Nous venons dessayer de faire ressortir tout ce que la dcouverte de M. Daguerre offre dintrt, sous le quadruple rapport de la nouveaut, de lutilit artistique, de la rapidit dexcution et des ressources prcieuses que la science lui empruntera.

    Mais la photographie a une double naissance puisque cest dj en 1826 que Nicphore Niepce ralisa le premier clich : Point de vue pris dune fentre du Gras, Saint-Loup-de-Varenne.

    * Parmi les premiers adeptes de la photographie au XIXe sicle, les crivains furent souvent les plus enthousiastes : Nerval sembarque pour lOrient, en 1843, avec tout un quipement de daguerrotypie et lespoir, rapidement du en raison de son inexprience, de rapporter des documents exceptionnels. Hugo, en exil Jersey, ne

  • 6

    tarda pas comprendre le profit quil pouvait tirer de cette technique ; il se procura un appareil et ralisa avec ses proches plus de trois cent cinquante photos entre 1853 et 1854. Zola tait un photographe chevronn qui sintressait aux aspects les plus techniques de la prise de vue sans parler de Pierre Loti qui, dans le manuscrit de son Journal intime, a gliss plus de six cents clichs, vues stroscopiques ou petites glaces images , dont les plus anciennes remontent 187210.

    En 1858, dans son Cours familier de littrature , Lamartine se montre svre vis--vis de cette invention du hasard qui ne sera jamais un art, mais un plagiat de la nature par l'optique . Mais, en 1859, il se fait photographier par le sculpteur Adam-Salomon et change d'avis : La photographie contre laquelle j'ai lanc un anathme inspir par le charlatanisme qui la dshonore, en multipliant les copies, la photographie, c'est le photographe. Depuis que nous avons admir les merveilleux portraits saisis un clat de soleil par Adam-Salomon, le statuaire du sentiment, qui se dlasse peindre, nous ne disons plus que c'est un mtier : c'est un art. C'est mieux qu'un art, c'est un phnomne solaire o l'artiste collabore avec le soleil.

    Pourtant, la photographie11, alors mme quelle largissait son public et diversifiait ses usages, restait considre comme une technique auxiliaire, sans prtention artistique, dont lutilit essentielle tait de permettre une exploration

    10 Voir le texte de Michel Collomb, op.cit. 11 Pour certains chercheurs, il existe un ge photographique de la littrature, li ce nouveau dispositif optique. Pour Christelle Reggiani par exemple, le roman flaubertien et sa pratique du discours indirect aurait permis Flaubert de cristalliser littrairement les avances balzaciennes pour constituer la premire criture proprement photographique () avant la conscience romanesque explicitement photographique de Zola . Ce dernier avait une vraie passion pour la photographie qui donna lieu a plus de 7000 clichs familiaux. Il refusait bien sr lappellation de romancier photographe que lui assnaient certains critiques. Pour Leszek Brogowski, sa dmarche denqute est similaire celle dun photographe qui visite les lieux, sy immerge, mais surtout, plutt que le procd marchand de multiplication , ce qui fascine Zola cest lopration photographique proche du pouvoir crateur de lesprit imageant . Zola qui se rclame dune objectivit scientifique et romanesque insiste sur la perception littraire comme lie des critres visuels et prcise, dans une lettre Valabrgue, en 1864 : Toute uvre dart est comme une fentre ouverte sur la cration. Il y a, enchsse dans lembrasure de la fentre, une sorte dcran transparent, travers lequel on peroit les objets plus ou moins dforms, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent la nature de lcran.

  • 7

    plus pousse du rel. Baudelaire, inquiet de voir les images trop parfaites des photographes tre prfres aux visions imaginaires des peintres et des potes, critiqua svrement une technique qui lui paraissait consacrer un got vulgaire de la ralit au dtriment de limagination.

    Baudelaire, qui avait fait de l'imagination la reine des facults , condamnait la photographie puisqu'il la croyait voue la copie, la reproduction du prsent, l'enregistrement de l'actualit dans ses dtails les plus crus. Les romantiques reprochaient l'image la prcision dans le rendu des dtails. Comme si le photographe l'inverse de l'artiste authentique ne faisait aucun choix entre l'accessoire et l'essentiel.

    Le mpris de certains peintres ou crivains pour la photographie ntait pas exempt dun obscur sentiment de rivalit, de conflits, de menace. Comme si lart ne tenait qu la mimesis, la ressemblance, et que la photographie lavait conquise absolument, et dtourne son seul usage.

    Le fameux texte de Baudelaire, si souvent cit, Le Public moderne et la photographie12 est paru le 20 juin 1859 dans la Revue franaise sous le titre Lettre M. le Directeur de la Revue franaise sur le Salon de 1859 . Ce texte ne connatra quune diffusion restreinte et sera repris aprs sa mort, lors de la publication des Curiosits esthtiques.

    En voici quelques passages :

    Dans ces jours dplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne

    contribua pas peu confirmer la sottise dans sa foi et ruiner ce qui pouvait

    rester de divin dans l'esprit franais. () En matire de peinture et de

    statuaire, le Credo actuel des gens du monde () est celui-ci : Je crois la

    nature et je ne crois qu' la nature ... Je crois que l'art est et ne peut tre que la

    reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les

    objets de nature rpugnante soient carts, ainsi un pot de chambre ou un

    squelette). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un rsultat identique la nature

    serait l'art absolu. Un Dieu vengeur a exauc les vux de cette multitude.

    12Charles Baudelaire, Le public moderne et la photographie , tudes photographiques, 6 mai 1999. http://etudesphotographiques.revues.org/185 consult le 12 dcembre 2013.

  • 8

    Daguerre fut son Messie. Et alors elle (la foule) se dit ; Puisque la

    photographie nous donne toutes les garanties dsirables d'exactitude (ils

    croient cela, les insenss), l'art, c'est la photographie. partir de ce moment,

    la socit immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale

    image sur le mtal.

    Allusion aux bourgeois qui se prcipitent pour se faire tirer le portrait, luxe rserv jusque-l laristocratie. ses dbuts, les images ne sont que sur des petites surfaces de plaques de mtal tirage unique, conserves comme des bijoux. Les temps de pose sont longs, on doit fabriquer des structures pour maintenir le corps immobile suffisamment longtemps : se faire photographier relve plus de la torture que du moment de plaisir... pourtant les masses bourgeoises se jettent sur ce luxe autrefois rserv aux nobles : il est dsormais possible de se faire tirer le portrait et dadmirer son visage en permanence.

    La posie et le progrs sont deux ambitieux qui se hassent d'une haine

    instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le mme chemin, il faut que l'un

    des deux serve l'autre. () Il faut donc quelle (la photographie) rentre dans

    son vritable devoir, qui est d'tre la servante des sciences et des arts, mais la

    trs humble servante, comme l'imprimerie et la stnographie, qui n'ont ni cr

    ni suppl la littrature. Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et

    rende ses yeux la prcision qui manquait sa mmoire, qu'elle orne la

    bibliothque du naturaliste, exagre les animaux microscopiques, fortifie mme

    de quelques renseignements les hypothses de l'astronome; qu'elle soit enfin le

    secrtaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d'une

    absolue exactitude matrielle, jusque-l rien de mieux.

    Baudelaire reprend ici peu prs la liste dresse par Arago dans son discours de 1839.

    Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les

    manuscrits que le temps dvore, les choses prcieuses dont la forme va

    disparatre et qui demandent une place dans les archives de notre mmoire, elle

    sera remercie et applaudie. Mais s'il lui est permis d'empiter sur le domaine

  • 9

    de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que

    l'homme y ajoute de son me, alors malheur nous !

    Et Baudelaire conclut par ces mots :

    Est-il permis de supposer qu'un peuple dont les yeux s'accoutument

    considrer les rsultats d'une science matrielle comme les produits du beau,

    n'a pas singulirement, au bout d'un certain temps, diminu la facult de juger

    et de sentir ce qu'il y a de plus thr et de plus immatriel ?

    Il est intressant de noter que Baudelaire ne cite aucun photographe en particulier alors quen mme temps que le Salon, et la porte ct, a lieu la troisime exposition de la Socit franaise de photographie. Et puis surtout, Flix Tournachon Nadar, qui est l'un des premiers exploiter les techniques photographiques des fins artistiques, est depuis 1840 l'ami de Baudelaire. Nadar crira un livre, Charles Baudelaire intime, le pote vierge. De 1855 1858, Baudelaire pose pour Nadar, pendant au moins trois sances. Baudelaire pose galement pour Carjat et pour Neyt, en Belgique, soit six ou sept sances au total, qui nous ont laiss, avec les variantes, quatorze portraits13. Peut-tre Baudelaire nvoque-t-il pas dans son texte critique la photographie de portrait parce quelle le concerne personnellement.

    Nadar, familier des crivains, fut lui-mme un novelliste fcond, un essayiste prolifique, il publie en 1900 un livre, Quand jtais photographe14, dans lequel il smerveille de toutes les inventions qui changrent la vie au XIXe sicle la machine vapeur, la lumire lectrique, le tlphone, le phonographe, la T.S.F., la bactriologie, lanesthsiologie Nadar accorde la photographie la palme de ltranget : Mais tous ces prodiges nouveaux, se demande-t-il, nont-ils pas seffacer devant le plus surprenant, le plus troublant de tous : celui qui semble donner enfin lhomme le pouvoir de crer, lui aussi, son tour, en matrialisant

    13 http://www.lexpress.fr/culture/livre/photographie-inedite-un-air-de-baudelaire_1301028.html#f2aLod9QwgGUe5HV.99 14 Voir Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une thorie des carts, le chapitre Sur les traces de Nadar , p. 18-36.

  • 10

    le spectre impalpable qui svanouit aussitt aperu sans laisser une ombre au cristal du miroir, un frisson leau du bassin ?

    Comme le souligne Antoine Compagnon, la modernit baudelairienne [...] porte en elle-mme son contraire, la rsistance la modernit . La photographie nest pas seulement le produit de la modernit, elle en est limage, elle la signifie, comme le dit trs justement Andr Rouill.

    Baudelaire, en 1859, et Benjamin, en 1931, dnoncent15 lun et lautre (mais de manire diffrente) lidologie du progrs que rpand avec tous les moyens dont elle dispose, commencer par la photographie et les Expositions universelles, une bourgeoisie infatue et sre delle-mme. Cette idologie soutient le dveloppement sans prcdent du capitalisme, la transformation des choses en marchandises (y compris lart et la littrature) et la mise en place dun systme conomique qui, pour fonctionner, doit sans cesse donner lillusion du nouveau : ce qui est moderne, cest ce qui est la mode, ce qui se renouvelle constamment, ce qui sduit par le rve et toutes les fantasmagories qui sexposent dans les vitrines des passages et des grands magasins. La modernit, faut-il le rappeler, est un phnomne essentiellement urbain.

    De ce court panorama des haines les plus connues de Baudelaire - lindustrie, le progrs, la foule, le naturel, la sottise contre lart, la posie, le dandy, le rve, le gnie -, il ressort simplement que la photographie condense en elle toutes les tares les plus viles de cette socit immonde , dont elle est devenue lemblme allgorique. le lire, la photographie serait lenfant naturel n de la fornication vulgaire du progrs et de la foule.

    Pour certains critiques, lpoque de Baudelaire, ce qui manque la photographie pour devenir lobjet de sa passion, cest prcisment le jeu de correspondances, danalogies, dimages et de rve. Les photographies dont Baudelaire se souvient quand il crit son Salon de 1859 sont, ses yeux, de ples reproductions dpourvues daura. Invente peine vingt ans plus tt, la photographie est encore jeune, si jeune mme quelle est, pour lui, sans pass. Elle duplique le prsent et ce quelle montre na rien dancien. Baudelaire naurait pu 15 Baudelaire, la photographie, la modernit : discordances paradoxales Marc-Emmanuel MlonCentre de recherche sur les Arts du Spectacle, le cinma et les arts visuels Universit de Lige, http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/61959

  • 11

    percevoir le charme indfinissable que, plus tard, Benjamin trouvera dans les premires photographies devenues anciennes ses yeux.

    Mais surtout, Voir limage photographique, ce fut demble et cest encore pour la plupart des regardeurs aujourdhui voir son rfrent lui-mme. Comme si cette photographie tait la prsence mme de la chose, comme si elle ntait pas un signe16 .

    Pourtant, la lettre que Baudelaire adresse sa mre le 22 dcembre 1865 montre bien quil sait pourtant quil y a photographie et photographie et donc quil existe des photographes qui sont des artistes.

    Je voudrais bien avoir ton portrait. Cest une ide qui sest empare de moi. Il y

    a un excellent photographe au Havre. Mais je crains bien que cela ne soit pas

    possible maintenant. Il faudrait que je fusse prsent. Tu ne ty connais pas, et

    tous les photographes, mme excellents, ont des manies ridicules ; ils prennent

    pour une bonne image une image o toutes les verrues, toutes les rides, tous les

    dfauts, toutes les trivialits du visage sont rendus trs visibles, trs exagr ;

    plus limage est DURE, plus ils sont contents... Il ny a gure qu Paris quon

    sache faire ce que je dsire, cest--dire un portrait exact, mais ayant le flou

    dun dessin. Enfin, nous y penserons nest-ce pas17 ?

    *

    Prsent comme lanti-Baudelaire , Valry nest ni nostalgique ni pessimiste dans son rapport la photographie.

    Valry18 prononce le Discours du centenaire de la photographie dans le grand amphithtre de la Sorbonne, le 7 janvier 1939, au nom de lAcadmie franaise. Ce texte souvent oubli fut publi dans le Bulletin de la SFPC (Socit

    16 Catherine Perret, Migrations de limage : lexpositif , in De la limite en art, Presses universitaires de Vincennes, 2003. 17 Baudelaire, Correspondance gnrale, d. Conard, vol. 5, 1947-53. 18 Paul Valry, Discours du centenaire de la photographie , tudes photographiques, 10 novembre 2001, [En ligne], mis en ligne le 10 septembre 2008. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/265. Notes dAmlie Lavin qui a rdig en 2000 une matrise dhistoire de lart luniversit Paris I sur le discours de Paul Valry prononc loccasion du centenaire de la photographie.

  • 12

    franaise de photographie et de cinmatographie), il na jamais t republi et reste absent des versions successives des uvres de la Pliade. Le discours avec des notes critiques se trouve prsent, comme celui de Baudelaire, dans la version en ligne de la revue tudes photographiques.

    Dans son discours Valry se penche sur la rivalit entre arts visuels et arts textuels et montre que la photographie vient bouleverser le projet descriptif de la littrature. En effet, pour Valry, la photo est une vritable rvolution parce quelle change radicalement la faon de regarder le monde. Le pote et thoricien estime en effet que le nouveau mdium il insiste sur la jeunesse de la technique dj centenaire cest une chance pour la littrature qui se voit oblige daffirmer son identit propre, de trouver une nouvelle libert et une totale indpendance desprit .

    Il crit ceci :

    Le degr de prcision auquel le langage peut prtendre, quand on veut

    lemployer donner lide de quelque objet de la vue, est presque illusoire.

    Comment dpeindre un site ou un visage, si habiles que nous soyons dans

    notre mtier dcrivain ?

    Ouvrez un passeport, et la question est aussitt tranche, le signalement que

    lon y griffonne ne supporte pas de comparaison avec lpreuve que lon fixe

    ct de lui. Ainsi lexistence de la Photographie nous engagerait plutt cesser

    de vouloir dcrire ce qui peut, de soi-mme, sinscrire.

    Il faut donc convenir que le bromure lemporte sur lencre, dans tous les cas o

    la prsence mme des choses visibles se suffit, parle par soi seule, sans

    lintermdiaire dun esprit interpos, cest--dire sans recours aux transmissions

    toutes conventionnelles dun langage.

    Car lessentiel se noue en ce lieu o la littrature va, selon Valry, faire le choix de son allgeance ou non au langage. Deux directions opposes sont alors possibles: soit la littrature prend en compte limpuissance des mots dire les choses et choisit une forme nouvelle et autonome, libre de toute adhsion fidle au

  • 13

    monde. Soit au contraire elle sattache malgr tout reprsenter le rel, continuant aveuglment croire la trompeuse vrit du langage.

    Concrtement, Valry identifie espace linguistique raliste et espace romanesque, abandonnant la ralisation de son projet littraire la posie, libratrice, avnement dune ralit nouvelle et autonome de lcriture mme.

    Mais, quant moi, je ny vois point de mal ; et je suis bien prs dy trouver

    certains avantages pour la littrature. Je dis que cette prolifration dimages

    photographiques dont je parlais pourrait indirectement tourner au profit des

    Lettres jentends des Belles-Lettres, ou plutt des Lettres vritablement

    belles. Si la Photographie et ses conqutes du mouvement et de la couleur, sans

    parler de celle du relief, nous dcouragent de dcrire le rel, cest l nous

    rappeler les bornes du langage articul, et cest nous conseiller, nous autres

    crivains, un usage de nos moyens tout fait conforme leur nature propre.

    Une littrature se ferait pure, qui dlaissant tous les autres emplois que dautres

    modes dexpression ou de production remplissent bien plus efficacement quelle

    ne peut le faire, se consacrerait ce quelle seule peut obtenir. Elle se garderait

    alors et se dvelopperait dans ses vritables voies, dont lune [p. 90] se dirige

    vers la perfection du discours qui construit ou expose la pense abstraite ;

    lautre saventurant librement dans la varit des combinaisons et des

    rsonances potiques.

    Cette thorie dune purification de la littrature par le biais de la photographie vient simplement ractiver un lieu commun de la rflexion sur limage photographique, et des rapports quelle entretient avec les autres rgimes de reprsentation, en particulier la peinture: ds lapparition de la photographie, se formule lide quelle a permis de librer la peinture du souci du ralisme, ide rinvestie avec acuit dans les annes 1930, o prend forme dans les crits de nombreux thoriciens ou historiens de lart la justification photographique du modernisme en peinture et son abandon du ralisme.

    Valry sattache ensuite dans sa confrence une rflexion sur la photographie et la philosophie, remarquant toute la rhtorique visuelle lusage de la pense abstraite, tels les concepts et les mots de clart, rflexion, spculation, lucidit et bien sr, lumire. Vient aussitt lvocation platonicienne :

  • 14

    Quest-ce que la fameuse caverne de Platon, si ce nest dj une chambre

    noire, la plus grande, je pense, que lon ait jamais ralise. Sil et rduit un

    trs petit trou louverture de son antre, et revtu dune couche sensible la paroi

    qui lui servait dcran, Platon, en dveloppant son fond de caverne, et obtenu

    un gigantesque film ; et Dieu sait quelles conclusions tonnantes nous et-il

    laisses sur la nature de notre connaissance et sur lessence de nos ides.

    Valry dresse ici un survol panoramique, une histoire en petit des dbuts de la photographie, qui pour approximative et succincte quelle soit nen rvle pas moins une ide assez nette de lensemble des phnomnes qui ont suivi son invention. ce propos, il est difficile dlucider la faon dont sest constitue la culture photographique de Valry. Le plus probable est quelle sest forge un peu au hasard de ses lectures, notamment des crits dartistes et dhommes de lettres de la frquentation desquels son esprit tait coutumier: Baudelaire, Nerval, Gautier, Delacroix ; son amiti avec Degas, dont on connat lintrt pour la photographie, a certainement apport sa contribution. Par ailleurs, il est certain que Valry, qui a crit plusieurs reprises dans des revues comme Arts et Mtiers graphiques, a de ce fait eu connaissance non seulement des images qui lui taient contemporaines, mais aussi de llaboration en acte dun discours critique sur la photographie. Dun point de vue strictement historique, il est plus dlicat de faire des hypothses sur ses lectures ventuelles ; probablement connaissait-il le travail de Gisle Freund (G. Freund, La Photographie en France au XIXe sicle, Paris, Maison des Amis du livre, 1936) quil avait rencontre chez Adrienne Monnier, et qui ralisa plusieurs portraits de lui.

    * Pour clore prsent ce prambule une petite histoire des liens entre littrature et photographie, aprs Baudelaire et Valry, jvoquerai le nom dun grand pote vivant, jai nomm Yves Bonnefoy. Yves Bonnefoy a consacr de trs belles pages aux liens entre posie et photographie, et en particulier aux liens que Mallarm (1848-1898) a pu entretenir avec la photographie19. Il y pose cette question de

    19 Voir notamment Yves Bonnefoy, Igitur et le photographe , Sous lhorizon du langage, Mercure de France, 2002, p. 209-244.

  • 15

    limpact de la naissance de la photographie sur la conscience de soi. Il suggre quil y a eu, dans au moins la premire photographie, une sorte dpiphanie de labsence, o parat le non-tre de tout ce quon ressentait comme tre : en somme, un enseignement de ce que Mallarm va appeler le Nant .

    Cest par ces mots et cette image que je terminerai, en vous remerciant de votre prsence et de votre bienveillante attention. Copyright 2014 Acadmie royale de langue et de littrature franaises de Belgique. Tous droits rservs.

    Pour citer cette communication :

    Lydia Flem, Prlude une petite histoire des liens entre photographie et littrature : Baudelaire-Valry

    [en ligne], Bruxelles, Acadmie royale de langue et de littrature franaises de Belgique, 2014.

    Disponible sur :