Flanagan,John [L'Apprenti d'Araluen 01]L'Ordre Des Rodeurs(2004).Land of eBook

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    John FLANAGAN

    John Anthony Flanagan est n Sydney en 1944. Il a longtemps travaill pour la publicit. Mais sa plus chre ambition tait de devenir auteur. Son rve se ralise en 2004 avec la publication de LOrdre des Rdeurs, premier tome de la srie LApprenti dAraluen, cre lorigine pour inciter son fils lire. John Flanagan est aujourdhui un crivain reconnu et vit Sydney avec sa famille.

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    Ldition originale de cet ouvrage a t publie en langue anglaise par Random House, Australie,

    sous le titre : Rangers Apprentice, The Ruins of Gorlan

    Hachette Livre, 2007, pour la traduction franaise,

    et 2009, pour la prsente dition.

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    JOHN FLANAGAN

    LAPPRENTI DARALUEN 01

    LORDRE DES RDEURS

    Traduit de langlais (Australie)

    par Blandine Longre

    HACHETTE

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    Pour Michael

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    Prologue

    Prologue

    Morgarath, Seigneur des Montagnes de Pluie et de Nuit, ancien Baron du fief de Gorlan dans le Royaume dAraluen, parcourut du regard son triste domaine balay par les pluies et lana un nime juron.

    Ctait tout ce qui lui restait dsormais : un fouillis de falaises de granit aux contours dchiquets, des amas de rochers et de montagnes glaciales, de gorges pic et dtroits dfils escarps, de gravier et de roche, sans aucun arbre ni trace de verdure pour en briser la monotonie.

    Quinze ans plus tt, il avait t repouss dans cette rgion inhospitalire qui tait devenue sa prison, mais il se souvenait encore du charme des vertes clairires et des collines gnreusement boises de son ancien fief, des cours deau poissonneux et des champs aux rcoltes abondantes et riches en gibier. Gorlan avait t un bel endroit anim. Les Montagnes de Pluie et de Nuit, elles, taient mortes et dsoles.

    En bas, dans la cour du chteau, un escadron de Wargals sentranait. Morgarath, lcoute du chant guttural et rythm qui accompagnait chacun de leurs mouvements, les observa quelques secondes. Les Wargals taient des tres trapus et difformes, aux traits demi humains, des brutes qui arboraient un long museau et des crocs semblables ceux dun ours ou dun molosse.

    vitant tout contact avec les humains, les Wargals vivaient et se reproduisaient dans ces montagnes loignes depuis des

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    temps reculs. Personne, de mmoire dhomme, navait jamais pos les yeux sur lun dentre eux, mais il subsistait des rumeurs et des lgendes racontant quune tribu de btes sauvages, demi intelligentes, vivait dans les Montagnes. Morgarath, des annes plus tt, avait projet de se rvolter contre le Royaume dAraluen et il avait quitt son fief de Gorlan afin daller leur recherche. Il pensait que si de telles cratures existaient vraiment, elles seraient un atout dans la guerre venir.

    Cela lui prit des mois, mais finalement, il les trouva. Hormis leur chant sans paroles, les Wargals ne possdaient pas de langage et communiquaient par le biais dune forme primitive de transmission de pense. Mais leur esprit restait simple et leur intellect faible. Ils taient ainsi prdisposs se voir domins par une intelligence et une dtermination suprieures.

    Morgarath les plia sa volont et ils devinrent pour lui larme idale : dune laideur cauchemardesque, dpourvus de toute piti, ils taient totalement soumis ses ordres mentaux.

    Tout en les observant, il se remmorait les chevaliers en armures tincelantes, vtus avec clat, qui concouraient aux tournois du Chteau de Gorlan, leurs dames en robes de soie qui les encourageaient et applaudissaient leurs exploits. Il les comparait ces cratures difformes, au pelage noir, et il laissa chapper un nouveau juron.

    Les Wargals, lcoute de ses penses, dtectrent son trouble et sagitrent de faon inquitante, interrompant leurs exercices. Avec colre, il leur ordonna de reprendre lentranement et, bientt, leur chant rsonna nouveau.

    Morgarath sloigna de la fentre dpourvue de vitre et sapprocha du feu qui ne suffisait pas dissiper lhumidit et le froid qui rgnaient dans son sinistre chteau. Quinze ans, se dit-il encore une fois. Quinze ans quil stait rebell contre Duncan, le roi frachement couronn, un jeune homme dune vingtaine dannes. Tandis que la maladie du vieux souverain progressait, il avait tout organis avec soin, comptant sur lindcision et la confusion qui suivraient sa mort pour semer la zizanie parmi les autres Barons et saisir loccasion de semparer du trne.

    Il avait secrtement entran son arme de Wargals, les rassemblant dans les montagnes, prts frapper au bon

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    moment. Puis, dans les jours de dsordre et de chagrin qui suivirent la mort du roi, quand les Barons durent se rendre jusquau Chteau dAraluen afin daccomplir les rites funraires, laissant leurs armes sans personne leur tte, il attaqua. En seulement quelques jours, Morgarath stait rendu matre du quart sud-est du Royaume, mettant en droute les troupes dsorientes qui avaient tent de sopposer lui.

    Duncan, jeune et inexpriment, naurait jamais pu lui rsister. Morgarath navait plus qu semparer du Royaume et exiger le trne.

    Cependant, le Seigneur Northolt, Commandant en chef de larme du vieux roi, avait runi quelques-uns des plus jeunes barons dans une confdration fidle au nouveau roi, ce qui avait renforc la dtermination de Duncan et fortifi le courage vacillant des autres. Les armes adverses se rencontrrent sur la lande de Hackham, prs de la rivire Glissac. Cinq heures durant, les attaques et les contre-attaques successives entranrent des pertes svres et personne navait pu dire qui remporterait la bataille. La Glissac tait peu profonde, mais ses dangereuses tendues de sables mouvants et de boue formaient une barrire infranchissable, qui protgeait le flanc droit de larme de Morgarath.

    Cest alors que lun de ces fouineurs en manteau gris, ceux quon appelait des Rdeurs, fit traverser la rivire gu une troupe de cavalerie lourde, un endroit secret situ dix kilomtres en amont.

    Les Wargals, entrans se battre dans des montagnes escarpes, avaient une seule faiblesse : ils craignaient les chevaux et ne purent rsister pareil assaut de la cavalerie. Ils se dispersrent, battirent en retraite jusquaux limites du dfil du Pas-de-Trois, puis repartirent dans les Montagnes de Pluie et de Nuit. Morgarath, voyant sa dfaite, avait fui avec eux. Cest l quil tait exil depuis quinze ans, complotant patiemment contre ceux qui lui avaient fait du tort, et quil hassait.

    Maintenant, songeait-il, il est temps de prendre ma revanche. Ses espions lui rapportaient que le Royaume stait affaibli et se laissait aller, et sa prsence dans ces montagnes avait t oublie. Le nom de Morgarath appartenait dsormais

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    la lgende, un nom dont les mres se servaient pour menacer et faire taire les enfants pleurnicheurs, leur disant que, sils ntaient pas sages, le sombre seigneur Morgarath viendrait les chercher.

    Le temps tait venu. Une nouvelle fois, il mnerait ses Wargals au combat. Mais cette fois, il aurait des allis. Cette fois, il smerait la confusion et le dsordre lavance. Cette fois, aucun de ceux qui staient ligus contre lui par le pass naurait la vie sauve pour aider le roi Duncan.

    Car les Wargals ntaient pas les seules cratures terrifiantes quil avait trouves dans ces sombres montagnes. Il avait dautres allis, encore plus effroyables : de redoutables btes quon appelait des Kalkaras.

    Le temps tait venu de les lcher.

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    Essaie de manger quelque chose, Will. Aprs tout, demain est un grand jour.

    Jenny, une jolie blonde enjoue, dsigna lassiette laquelle Will avait peine touch, et lui sourit dun air encourageant. Will seffora de lui rendre son sourire, mais choua lamentablement. Il piocha du bout des doigts dans son assiette, o sempilaient pourtant ses mets prfrs. Ce soir, lestomac nou par lanxit et lapprhension, il ne parvenait pas avaler un seul morceau.

    Le lendemain serait un grand jour, il le savait. En fait, il ne le savait que trop. Le jour le plus important de sa vie, le Jour du Choix, dterminant pour son avenir.

    Le trac, je suppose, dit George. Ce dernier reposa sa fourchette bien fournie pour attraper

    les revers de sa veste dun air pos. George, un garon la mine srieuse, mince et dgingand, nourrissait une fascination pour les rglements et les lois. Il avait tendance examiner les deux aspects dune question, puis en dbattre parfois longuement.

    Une chose terrible, lanxit. Qui paralyse un tel point que lon ne peut plus ni penser, ni manger, ni parler, observa-t-il.

    Je nai pas le trac, dit Will avec prcipitation, voyant Horace qui levait les yeux vers lui, prt lancer une remarque sarcastique.

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    George hocha plusieurs fois la tte, rflchissant la rponse de Will.

    Dun autre ct, un brin de nervosit peut aussi amliorer une performance, aiguiser la perception et affiner les ractions. Ainsi, que tu sois inquiet si, bien sr, tu les ne doit pas ncessairement tinquiter pour ainsi dire.

    Will ne put rprimer un lger sourire narquois. Il se dit que George ferait un excellent homme de loi. Le Matre des scribes le choisirait certainement le lendemain matin. Will songea que l tait son vritable problme : parmi les cinq orphelins, il tait le seul craindre le Grand Choix qui aurait lieu dans une douzaine dheures.

    Il a raison dtre nerveux ! se moqua Horace. Aprs tout, quel Matre va vouloir de lui comme apprenti ?

    Je suis certaine que nous sommes tous anxieux, dit Alyss, qui offrit Will lun de ses rares sourires. Nous serions stupides de ne pas ltre.

    Eh bien ce nest pas mon cas ! dit Horace, qui rougit quand il vit quAlyss avait hauss les sourcils et que Jenny stait mise glousser.

    On reconnaissait bien l Alyss, se dit Will. Il savait que la grande et gracieuse jeune fille avait dj reu la promesse dtre lapprentie de Dame Pauline, responsable du service diplomatique du Chteau de Montrouge. Elle faisait semblant dtre inquite et stait retenue de relever la gaffe dHorace : preuve quelle tait dj une habile diplomate.

    Bien videmment, Jenny serait immdiatement attire par les cuisines, le domaine de Matre Chubb, le chef cuisinier du chteau. Il tait renomm dun bout lautre du Royaume pour les banquets servis dans limposante salle manger de Montrouge. Jenny adorait cuisiner, elle tait facile vivre et son inbranlable bonne humeur ferait delle une prcieuse recrue dans lagitation des cuisines.

    Le choix dHorace se porterait sur lcole des guerriers. Will jeta un il vers son camarade, qui attaquait avec voracit la dinde rtie, le jambon et les pommes de terre empils dans son assiette. Cet athlte-n tait costaud pour son ge. Il ny avait aucun risque que la place lui soit refuse. Horace correspondait

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    exactement au profil des recrues que Messire Rodney recherchait comme apprentis guerriers : robuste, athltique, bien bti ; et, pensa Will avec un rien daigreur, pas trop intelligent. Lcole ouvrait une voie vers la chevalerie pour des garons de basse extraction, comme Horace, mais possdant des capacits physiques qui leur permettaient de servir le Royaume en devenant chevaliers.

    Restait Will. Quel serait son choix ? Plus important encore, comme Horace lavait fait remarquer, quel Matre laccepterait comme apprenti ?

    Le Jour du Choix tait un tournant essentiel dans lexistence des pupilles du chteau, des orphelins qui devaient leur ducation la gnrosit du Baron Arald, Seigneur du fief de Montrouge. Pour la plupart, leurs parents taient morts au service du chtelain, et le Baron estimait quil tait de son devoir de prendre soin des enfants de ses sujets et de leur donner loccasion damliorer leur statut social chaque fois que cela tait possible.

    Le Jour du Choix tait lune de ces occasions. Une fois par an, les pupilles qui avaient atteint leur

    quinzime anne postulaient pour faire leur apprentissage auprs de lun des Matres au service du chteau et de ses habitants. Habituellement, les apprentis taient slectionns en fonction de la profession de leurs parents ou de linfluence que ces derniers avaient sur les Matres. Les pupilles navaient pas ces avantages mais, grce au Jour du Choix, ils pouvaient obtenir une place qui leur offrait un avenir.

    Les orphelins qui ntaient pas choisis, ou pour lesquels on ne trouvait aucun mtier, taient placs chez lun des paysans du village voisin, afin de participer aux travaux des champs et de soigner les bestiaux qui procuraient de la viande aux habitants du chteau. Il tait rare que cela arrive, Will le savait, le Baron et les Matres sarrangeaient pour fournir une place chacun. Mais ctait un sort qui leffrayait plus que tout autre.

    Les yeux dHorace croisrent les siens et il lui sourit dun air suffisant.

    Tas toujours lintention dtre candidat pour lcole des guerriers, Will ? demanda-t-il entre deux bouches de dinde et

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    de patates. Si cest le cas, tu ferais mieux de manger quelque chose. Tu as besoin de te muscler un peu, ajouta-t-il en stranglant de rire.

    Will lui lana un regard mauvais. Quelques semaines plus tt, Horace avait entendu Will confier Alyss quil souhaitait ardemment entrer lcole des guerriers. Depuis, Horace avait fait de sa vie un enfer, en rptant le plus souvent possible que la frle carrure de Will ne se prtait absolument pas aux rigueurs dun entranement guerrier.

    Horace avait probablement raison et cela ne faisait quaggraver les choses. Il tait grand et muscl, alors que Will tait petit et maigre. Will tait agile, rapide et possdait une force tonnante, mais il navait tout simplement pas la taille requise pour devenir un apprenti guerrier. Ces dernires annes, il navait cess desprer quil ferait sa pousse de croissance avant le Jour du Choix. Mais rien ne stait pass et le grand jour tait dsormais proche.

    Comme Will ne disait rien, Horace comprit quil avait vis juste, chose rare dans leur relation tumultueuse. Ces dernires annes, Will et lui staient rgulirement affronts. Horace, le plus fort des deux, avait gnralement le dessus, mais parfois, grce sa vivacit et son agilit, Will lui avait lanc un coup de pied ou de poing puis stait enfui avant quHorace ne puisse lattraper.

    Pourtant, si Horace lemportait gnralement lors de leurs affrontements physiques, il tait rare de le voir gagner une joute verbale. Lesprit de Will tait aussi agile que ses jambes et il russissait presque toujours avoir le dernier mot. vrai dire, ce penchant avait souvent t lorigine de leurs disputes : Will navait pas encore appris quavoir le dernier mot ntait pas forcment une bonne ide. Cette fois, Horace dcida den profiter :

    Tu as besoin de muscles pour entrer lcole des guerriers, Will. De vrais muscles, dit-il en jetant un il autour de la table pour voir si les autres lapprouvaient.

    Les pupilles, mal laise, se concentraient sur leur assiette. Et surtout, den avoir un la place du cerveau ! rtorqua

    Will.

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    Malheureusement, Jenny ne put sempcher de glousser. Horace, cramoisi, se leva de son sige. Mais Will fut plus rapide et, avant mme quHorace puisse se dptrer de sa chaise, il tait dj prs de la porte. Alors que Will battait en retraite, Horace se contenta de lancer :

    Cest a ! Fiche le camp, Will Sans-Nom ! Tu nas pas de nom et personne ne voudra de toi comme apprenti !

    Depuis le vestibule, Will entendit cette dernire remarque et il se sentit rougir. Ctait pour lui la pire des insultes ; il stait pourtant efforc de le dissimuler Horace, sachant que cela lui aurait fourni une arme supplmentaire.

    Ctait la vrit, personne ne connaissait le nom de famille de Will. On ne savait pas qui avaient t ses parents. Contrairement ses camarades, qui vivaient dj au chteau avant que leurs parents meurent et dont on connaissait les familles, Will tait arriv de nulle part, quand il ntait quun nouveau-n. Quinze ans plus tt, on lavait trouv sur les marches de lorphelinat, envelopp dune petite couverture et couch dans un panier. Un mot, pingle la couverture, disait :

    Sa mre est morte en lui donnant la vie. Son pre est mort en hros. Merci de prendre soin de lui. Il sappelle Will.

    Cette anne-l, il ny avait quun seul autre enfant, une

    orpheline. Le pre dAlyss, un lieutenant de cavalerie, tait mort durant la bataille de Hackham, lors de laquelle larme wargal de Morgarath avait t vaincue et avait battu en retraite dans les montagnes. Accable par le chagrin, la mre dAlyss avait succomb une fivre quelques semaines aprs son accouchement. Il y avait donc suffisamment de place dans lorphelinat pour lenfant inconnu et le Baron Arald avait bon fond : malgr les circonstances inhabituelles, il avait autoris ce que Will soit pris en charge par le chteau de Montrouge. Selon toute logique, si le message disait vrai, le pre de Will avait d mourir dans la guerre contre Morgarath, et puisque le Baron y avait jou un rle essentiel, il tait de son devoir dhonorer le sacrifice de ce pre inconnu.

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    Grce la bont du Baron, Will devint ainsi un enfant du chteau et reut ducation et instruction. Au fil du temps, dautres enfants les avaient rejoints, Alyss et lui, jusqu ce quils soient au nombre de cinq dans la mme classe dge. Mais ses camarades gardaient des souvenirs de leurs parents ou, dans le cas dAlyss, des gens les avaient connus et pouvaient lui en parler ; Will, lui, ignorait tout de son pass.

    Cest pourquoi il stait invent une histoire qui lavait aid tout au long de ces annes passes lorphelinat. Et avec le temps, il avait ajout des dtails et de lpaisseur son rcit, si bien que lui-mme se mit y croire.

    Il savait que son pre tait mort en hros. Il tait donc naturel de limaginer revtu dune armure, combattant des hordes de Wargals, les fauchant de son pe, jusqu ce que leur nombre ait raison de lui. Will avait souvent convoqu cette haute silhouette dans son esprit, voyant chaque dtail de son armure, mais sans jamais pouvoir discerner son visage.

    En tant que guerrier, son pre se serait attendu ce quil suive la mme voie. Voil pourquoi il tait si important pour Will dappartenir lcole des guerriers. Plus il semblait improbable quil serait choisi, plus il se raccrochait dsesprment lespoir de devenir chevalier.

    Il sortit du btiment et se retrouva dans la cour sombre du chteau. Le soleil tait couch depuis longtemps et les torches places tous les trente mtres environ le long des murs denceinte diffusaient une lueur vacillante. Il hsita un instant. Il ne voulait pas retourner lintrieur et affronter les continuelles moqueries dHorace. Cela se terminerait coup sr en bagarre, une bagarre dont il sortirait perdant, nen pas douter. George essaierait certainement danalyser les diffrents aspects de la situation et ne ferait que la rendre plus confuse encore. Alyss et Jenny tenteraient peut-tre de le rconforter, surtout Alyss, qui avait grandi ses cts. Mais, cet instant, il ne voulait pas de leur compassion et ne se sentait pas capable daffronter Horace ; il se dirigea donc vers lunique endroit o il savait quil serait seul.

    maintes reprises, lnorme figuier qui poussait prs du donjon avait t son refuge. Le garon navait pas le vertige ; il y

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    grimpa avec aisance et atteignit le sommet de larbre, o les branches les plus lgres sinclinaient sous son poids. Par le pass, il avait souvent pu chapper Horace en se rfugiant l. Ce dernier, plus costaud, ne pouvait rivaliser dagilit avec Will et refusait de le suivre si haut. Will trouva une position confortable entre deux branches et sy cala, son corps saccordant aux lgers mouvements des branchages que berait la brise nocturne. Plus bas, dans la cour, il apercevait les petites silhouettes des gardes qui effectuaient leur ronde.

    Il entendit la porte de lorphelinat souvrir et aperut Alyss qui le cherchait du regard. La jeune fille hsita quelques instants puis, semblant hausser les paules, retourna lintrieur. Sur le sol de la cour, le long rectangle de lumire de la porte ouverte disparut soudain, tandis quelle la refermait doucement derrire elle. trange, se dit-il, que les gens aient si rarement lide de lever les yeux.

    Un doux froissement dailes se fit entendre et un hibou se posa sur la branche voisine ; sa tte pivota et ses yeux immenses captrent les derniers rayons de la faible lumire. Loiseau observa le garon avec indiffrence, comme sil savait quil navait rien craindre de lui. Ctait un chasseur silencieux, un seigneur nocturne.

    Toi, au moins, tu sais qui tu es, dit-il doucement loiseau. La tte du hibou pivota en sens inverse et il slana alors

    dans lobscurit, laissant Will seul avec ses penses. Les lumires du chteau steignirent peu peu, les unes

    aprs les autres. Les torches ne furent plus que des tisons fumants, remplaces minuit lors du changement de la garde. Bientt, il ny eut plus quune seule lueur visible ; il savait quelle provenait du bureau du Baron, o le Seigneur de Montrouge travaillait probablement encore, le visage pench sur des rapports et des documents. La pice tait presque au mme niveau que Will et il apercevait la solide carrure du Baron assis devant sa table. Finalement, lhomme se leva, stira et se pencha en avant pour teindre la lampe avant de quitter la pice, se dirigeant ensuite vers ses appartements situs ltage au-dessus. Le chteau tait maintenant endormi, lexception

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    des gardes posts sur le chemin de ronde, qui restaient aux aguets.

    Will prit conscience que dans moins de neuf heures il serait confront au Choix, et il craignait le pire. En silence, il descendit de larbre et, dun air misrable, se dirigea vers le dortoir des garons, plong dans lobscurit.

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    Allons, les candidats ! Par ici ! Un peu dnergie ! Celui qui parlait ainsi ou plutt hurlait tait Martin, le

    secrtaire du Baron. Sa voix rsonnait encore dans le vestibule quand les cinq jeunes gens se levrent avec hsitation des longs bancs de bois sur lesquels ils avaient pris place. Soudain inquiet lide que le grand jour tait enfin arriv, chacun se mit avancer en tranant les pieds, personne ne voulant tre le premier franchir le seuil de la grande porte que Martin tenait ouverte.

    Allez, on avance ! mugissait Martin avec impatience. Finalement, Alyss se dcida prendre la tte du groupe ;

    Will avait devin quelle le ferait. Maintenant que la jeune fille blonde et lance avait pris les devants, ils la suivirent.

    Quand ils pntrrent dans le bureau du Baron, Will regarda autour de lui avec curiosit. Il ne connaissait pas cette partie du chteau. Les gens de basse extraction, dont faisaient partie les pupilles, taient rarement accueillis dans le donjon, qui comprenait le secteur administratif et les appartements privs du Baron. La pice tait immense, le plafond imposant et les murs avaient t btis dans dnormes blocs de pierre, assembls par une mince couche de mortier. Sur le mur est, une large fentre tait ouverte aux grands vents, mais ses volets en bois massif pouvaient tre ferms en cas dintempries. Il se rendit compte que ctait par cette ouverture quil avait pu observer le Baron la nuit prcdente. Aujourdhui, le soleil

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    entrait flots jusqu la table de chne massif qui servait de bureau au Baron.

    Allez, entrez ! En rang, en rang ! Martin semblait trs heureux dimposer momentanment

    son autorit. Le groupe, toujours dun pas tranant, se mit lentement en rang ; il les regarda faire et ses lvres se crisprent en signe de dsapprobation.

    Par ordre de taille ! Le plus grand en tte ! Martin leur indiqua lendroit exact o se placer. Peu peu,

    ils sorganisrent. Horace tait bien sr le plus grand. Alyss prit place ses cts. Puis vint George, plus petit quelle dune demi-tte, et terriblement maigre. Will et Jenny hsitrent. Elle lui sourit et lui fit signe de se placer avant elle, mme si elle le dpassait certainement dun centimtre ou deux. On reconnaissait bien l Jenny, qui savait que Will souffrait dtre le plus petit. Tandis que Will se plaait aprs George, la voix de Martin linterrompit :

    Pas toi ! La fille dabord ! Jenny haussa les paules comme pour sexcuser et prit la

    place que Martin lui avait dsigne. Will se mit en bout de rang, vex que Martin ait ainsi fait remarquer sa petite taille.

    Allons ! Dpchez-vous un peu ! Au garde--vous ! ajouta Martin, quand une voix caverneuse linterrompit :

    Je ne crois pas que cela soit vraiment ncessaire, Martin. Ctait le Baron Arald, qui venait dentrer linsu de tous par

    une petite porte situe derrire son large bureau. Ce fut alors au tour de Martin de se mettre au garde--vous ; ou du moins, dans une position qui lui semblait approprie : ses maigres coudes saillaient de ses flancs, ses talons, quil se forait serrer lun contre lautre, accentuaient le creux de ses jambes arques, et il avait brutalement rejet la tte en arrire.

    Le Baron leva les yeux au ciel. Parfois, lors de telles occasions, le zle de son secrtaire le dsolait. Le Baron tait un homme de forte carrure, large dpaules, la taille paisse et trs muscl, tel quun chevalier du Royaume devait ltre. Mais il tait reconnu quil apprciait la bonne chre et la boisson et on ne pouvait attribuer sa corpulence sa seule musculature. Ses cheveux et sa courte barbe brune, soigneusement taille,

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    taient parsems de quelques traces grisonnantes qui allaient de pair avec ses quarante-deux ans ; une forte mchoire, un nez imposant et, sous des sourcils touffus, des yeux noirs et perants. Un visage autoritaire, se dit Will, mais qui conservait un air de bont. Dans son regard sombre, on percevait une surprenante lueur damusement. Will lavait dj remarque, lors des rares visites quArald leur rendait afin de voir comment progressaient les orphelins.

    Messire ! hurla Martin, si fort que le Baron tressaillit lgrement, les candidats sont rassembls !

    Je men tais aperu, rpondit patiemment le Baron. Auriez-vous lamabilit de demander aux Matres de nous rejoindre ?

    vos ordres ! rpliqua Martin. Il essaya de claquer des talons mais il portait des chaussures

    de cuir souple et sa tentative tait voue lchec. Avec un air martial, il se dirigea vers la porte principale du bureau. Will songea quil ressemblait un coq. Martin avait dj pos la main sur la poigne de la porte, mais le Baron linterrompit nouveau, avec douceur :

    Martin ? Le secrtaire lui lana un coup dil interrogateur et le

    Baron, sur le mme ton, continua : Demandez-leur sans hurler. Les Matres napprcieraient

    pas. Bien, Messire, rpondit Martin dun air quelque peu

    dconfit. Il ouvrit la porte et fit leffort de parler un ton plus bas : Matres, le Baron vous attend. Les Matres des diffrentes coles entrrent sans ordre

    prtabli. Ils sadmiraient et se respectaient, par consquent, ils nobissaient pas strictement ltiquette. Messire Rodney, qui dirigeait lcole des guerriers, entra le premier. Comme le Baron, il tait de haute taille et large dpaules ; il tait vtu de lhabituelle cotte de mailles sous une tunique portant son blason, une tte de loup carlate. Il avait reu ces armoiries dans sa jeunesse, aprs avoir combattu les navires des Skandiens, ces pilleurs qui ravageaient sans rpit la cte

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    orientale du Royaume. Il portait videmment une pe la ceinture : tout chevalier devait sen munir quand il apparaissait en public. Il avait peu prs le mme ge que le Baron, ses yeux taient bleus et son visage aurait pu tre dune admirable beaut, ntait son norme nez cass. Il arborait une grosse moustache mais, contrairement au Baron, navait pas de barbe.

    sa suite, entra Ulf, le Matre des palefreniers, charg des soins et de lentranement des puissants destriers de Montrouge. Il avait de vifs yeux marron, de vigoureux avant-bras musculeux et dpais poignets. Il portait un simple gilet de cuir par-dessus sa tunique et ses chausses de laine, et de hautes bottes de cuir souple montaient au-dessus de ses genoux.

    Dame Pauline suivait Ulf. Cette femme mince et lgante, la chevelure grise, avait t trs belle dans sa jeunesse et sa grce et son allure pouvaient encore faire tourner la tte aux hommes. Dame Pauline, qui devait ce titre au travail ralis en politique trangre, tait la tte du service diplomatique de Montrouge. Le Baron tenait ses comptences en haute estime et elle tait lun de ses plus proches confidents et conseillers. Arald disait souvent que les filles taient de meilleures recrues pour les missions diplomatiques. Elles avaient tendance montrer plus de subtilit que les garons, naturellement attirs par lcole des guerriers. Et tandis que ces derniers se fiaient leur force physique pour rsoudre la moindre difficult, on pouvait compter sur les filles pour se servir de leur intelligence.

    Il tait sans doute logique que Nigel, le Matre des scribes, fasse son entre juste derrire Dame Pauline. En attendant Martin, ils avaient abord des questions qui les concernaient tous deux. Nigel et Dame Pauline taient des amis mais travaillaient aussi ensemble. Les scribes dont Nigel avait la charge rdigeaient les documents officiels et les communiqus qui taient remis aux diplomates de Dame Pauline pour tre ensuite distribus. Il tait aussi de bon conseil, car il possdait des connaissances tendues dans le domaine juridique. Nigel tait un petit homme maigre et nerveux ; son visage vif et curieux rappelait Will celui dun furet. Ses cheveux taient dun brun brillant, ses traits taient fins et ses yeux sombres ne cessaient daller et de venir dun coin lautre de la pice.

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    Matre Chubb entra le dernier : un gros homme qui arborait le ventre arrondi des chefs cuisiniers et qui portait une veste et un haut couvre-chef blancs. Son effroyable caractre tait clbre et il pouvait senflammer aussi vite que de lhuile sur le feu ; en sa prsence, les pupilles se comportaient donc avec une extrme prudence. O quil aille, ce rouquin au visage rougeaud, au front de plus en plus dgarni, avait toujours avec lui une louche de bois qui faisait office de bton de commandement. Il lutilisait aussi trs souvent comme une arme qui sabattait en un craquement sonore sur le crne des apprentis ngligents, tourdis ou trop lents. Parmi les pupilles, Jennifer tait la seule voir en lui un hros. Peu lui importait la louche de bois, elle avait la ferme intention de travailler pour lui et dapprendre ses secrets.

    Il y avait bien sr dautres Matres au chteau, dont larmurier et le forgeron. Mais seuls ceux qui avaient des places offrir taient prsents ce jour-l.

    Les Matres sont arrivs, Messire ! dit Martin, dune voix dont le volume semblait tre proportionnel limportance de loccasion dj plus forte.

    Le Baron leva nouveau les yeux au ciel. Jai bien vu, rpondit-il paisiblement. Il ajouta, dun ton

    plus officiel : Bonjour vous, Dame Pauline, bonjour Messires. Les Matres le salurent leur tour puis le Baron se retourna

    vers Martin : Nous pourrions peut-tre commencer ? Martin opina

    plusieurs reprises, consulta une liasse de documents quil tenait en main, savana vers les candidats et se plaa face eux.

    Bien, le Baron attend ! Le Baron attend ! Qui est le premier ?

    Will, les yeux baisss, dansait nerveusement dun pied sur lautre, et soudain, il eut la sensation dtre observ. Il leva les yeux et sursauta quand il rencontra le regard indchiffrable de Halt, le Rdeur.

    Il ne lavait pas vu entrer dans la pice. Il comprit que la mystrieuse silhouette avait d se glisser par la petite porte drobe quand leur attention tous stait porte sur larrive

  • 24

    des Matres. Halt se tenait maintenant derrire le fauteuil du Baron, lgrement en retrait, vtu, comme laccoutume, de brun et de gris, envelopp dans la longue cape des Rdeurs, dun gris-vert mouchet. Halt tait un homme troublant. Il avait pour habitude de surgir prs de vous au moment o vous vous y attendiez le moins, et vous ne lentendiez jamais approcher. Les villageois, superstitieux, pensaient que les Rdeurs pratiquaient une forme de magie qui les rendait invisibles aux yeux des gens ordinaires. Will ntait pas certain dy croire, mais il ntait pas non plus certain de ne pas y croire.

    Il se demanda pourquoi Halt tait prsent : il nappartenait pas la catgorie des Matres et, autant que Will le sache, il navait jamais assist une Crmonie du Choix avant aujourdhui.

    Brusquement, lhomme le quitta des yeux et ce fut comme si une lumire stait teinte. Will se rendit compte que Martin parlait nouveau. Il avait remarqu que le secrtaire se rptait souvent, comme si chacun de ses mots tait suivi de son cho.

    Alors, qui est le premier ? Le premier ? Le Baron soupira ostensiblement. Pourquoi ne pas commencer par le premier de la file ?

    suggra-t-il sur un ton raisonnable. Et Martin acquiesa plusieurs reprises. Bien sr, Seigneur, bien sr. Que le premier sorte du rang

    et se place face au Baron. Aprs un instant dhsitation, Horace savana et se mit au

    garde--vous. Le Baron lobserva pendant quelques secondes. Ton nom ? demanda-t-il. Horace rpondit, en hsitant lgrement sur la meilleure

    faon de sadresser au Baron : Horace Altman, Messire euh Seigneur. As-tu une prfrence, Horace ? Le Baron avait lair de connatre la rponse avant mme de

    lavoir entendue. Lcole des guerriers, Seigneur ! rpondit Horace avec

    fermet.

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    Le Baron hocha la tte. Il sy attendait. Il regarda Rodney, qui tudiait le garon dun air pensif et valuait ses comptences potentielles.

    Matre des guerriers ? dit le Baron. Habituellement, il appelait Rodney par son prnom, et nutilisait pas son titre. Mais la crmonie tait officielle. De la mme manire, Rodney employait gnralement Messire pour sadresser au Baron, mais un jour comme celui-ci, il tait plus appropri dutiliser Seigneur .

    Quand le grand chevalier sapprocha dHorace, on entendit le lger cliquetis de sa cotte de mailles et de ses perons. Il lobserva de haut en bas, puis se plaa derrire lui. Le garon tourna la tte en mme temps que lui.

    Tiens-toi tranquille, lui dit le Matre. Le garon interrompit son mouvement et regarda droit

    devant lui. Il a plutt lair robuste, Seigneur, et on a toujours besoin

    de nouveaux apprentis, dit-il en passant la main sur son menton. Tu montes cheval, Horace Altman ?

    Une expression dubitative traversa le visage dHorace ; il comprit que cette lacune pouvait tre un obstacle la slection.

    Non, Messire, je Il tait sur le point dajouter que les pupilles du chteau

    avaient rarement loccasion dapprendre monter mais Messire Rodney linterrompit :

    Aucune importance. On tapprendra. Le grand chevalier regarda le Baron et acquiesa. Parfait, Seigneur, je le prends lcole des guerriers,

    condition que lhabituelle priode dessai de trois mois se droule bien.

    Le Baron nota quelque chose sur une feuille de papier et eut un bref sourire en direction du jeune homme, maintenant ravi et soulag.

    Flicitations, Horace. Prsente-toi lcole demain matin, huit heures tapantes.

    vos ordres, Messire, rpondit Horace avec un large sourire.

    Il se tourna vers Sir Rodney et sinclina lgrement.

  • 26

    Merci, Messire ! Ne me remercie pas encore, rpondit le chevalier dun ton

    brusque. Tu ne sais pas quoi tu viens de tengager.

  • 27

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    3

    Le suivant ? demandait Martin. Horace, lair toujours radieux, reprit place dans le rang.

    Alyss savana gracieusement, ce qui irrita Martin qui aurait voulu la dsigner lui-mme.

    Alyss Mainwaring, Seigneur, dit-elle de sa voix tranquille et pose.

    Puis, avant mme quon le lui ait demand, elle ajouta : Je demande tre affecte au service diplomatique. Arald sourit cette jeune fille lair solennel, dont la paisible

    assurance conviendrait bien la profession choisie. Il se tourna vers Dame Pauline.

    Dame Pauline ? Elle hocha la tte plusieurs reprises. Jai dj parl Alyss, Seigneur. Je pense quelle fera une

    excellente apprentie. Japprouve sa dcision. Alyss fit un petit salut de la tte en direction de la femme qui

    allait devenir son professeur. Will trouvait quelles se ressemblaient : grandes, avec des mouvements lgants et une allure srieuse. Il ressentit un vif mouvement de sympathie pour Alyss, sa camarade de toujours, car il savait combien ce choix lui tenait cur. Alyss recula et Martin, qui ne voulait pas tre devanc une nouvelle fois, dsignait dj George.

    Parfait ! Tu es le suivant ! Le suivant ! Salue le Baron. George savana, ouvrit plusieurs fois la bouche et la

    referma, mais aucun son nen sortit. Ses camarades le

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    regardaient avec tonnement. George, quils tenaient pour un orateur hors pair, tait paralys par le trac. Finalement, il russit marmonner quelques mots que personne nentendit. Le Baron se pencha vers lui, loreille tendue.

    Excuse-moi, je nai pas bien compris George leva les yeux vers le Baron et, au prix dun violent effort, parvint prononcer, dune voix presque inaudible :

    G George Carter, Seigneur. Lcole des scribes, Seigneur.

    Martin, toujours soucieux des convenances, prit une grande inspiration avec lintention de rabrouer le garon pour cette prsentation peu conforme. Avant quil ne puisse le faire, au soulagement gnral, le Baron savana.

    Merci, Martin, cela ira. Le secrtaire parut un peu chagrin mais ne dit mot. Le

    Baron jeta un il vers Nigel, son scribe officiel et son homme de loi, en levant le sourcil dun air interrogateur.

    Je laccepte, Seigneur, dit Nigel. Jai vu certains de ses travaux et il est vraiment dou en calligraphie.

    Il ne semble pas tre un orateur trs convaincant, dit le Baron dun air dubitatif. Quen pensez-vous ? Cela pourrait poser un problme si, lavenir, il tait amen donner des conseils juridiques.

    Nigel carta cette objection : Je vous assure, Seigneur, quavec lentranement adquat

    ce genre de difficult ne constitue pas un obstacle. Nullement, Seigneur.

    Le scribe glissa ses mains dans les larges manches de son habit, pareil celui dun moine, et se laissa entraner par son sujet :

    Je me rappelle un garon qui nous a rejoints il y a sept ans, et qui ressemblait effectivement celui-ci. Il avait lui aussi lhabitude de marmonner en sadressant ses chaussures, mais nous lui avons bien vite montr comment surmonter ce dfaut. Certains de nos orateurs dabord les plus rticents sont devenus les plus loquents dentre nous, Seigneur, les plus talentueux.

    Le Baron tait sur le point de lui rpondre, mais Nigel le prit de vitesse :

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    Vous serez peut-tre mme tonn dapprendre que, quand jtais moi-mme enfant, lanxit me faisait bgayer, ctait effroyable. Effroyable, Seigneur. Je pouvais peine aligner deux mots de suite.

    Ce qui ne me semble plus vraiment tre le cas aujourdhui, russit placer le Baron, un peu schement.

    Nigel comprit le sens de la remarque et sourit. Il salua le Baron.

    Parfaitement, Seigneur. Bientt, nous aiderons le jeune George surmonter sa timidit. Rien ne vaut la vie mouvemente dun scribe pour y parvenir. Exactement ce quil lui faut.

    Le Baron sourit malgr lui. Lcole des scribes tait un lieu studieux o il tait rare que lon lve la voix ; on y dbattait avec logique et raison. Pour sa part, quand il rendait visite aux scribes, il trouvait lendroit ennuyeux mourir. Il ne connaissait aucun autre lieu o latmosphre soit si peu mouvemente .

    Je vous crois sur parole, rpliqua-t-il. Trs bien, George, ajouta-t-il en se tournant vers le garon, ta requte test accorde. Prsente-toi demain lcole des scribes.

    George se dandinait maladroitement dun pied sur lautre ; il marmotta quelque chose voix basse. Le Baron se pencha nouveau, les sourcils froncs, tentant de saisir ses paroles.

    Que dis-tu ? Finalement, George leva les yeux et parvint murmurer : Merci, Seigneur. Et il recula prcipitamment pour se fondre nouveau dans

    lanonymat relatif du rang. Oh ! sexclama le Baron, un peu surpris. Pas de quoi. Le

    suivant, maintenant Dj, Jenny savanait. La jolie blonde tait aussi un peu

    potele. Mais cela lui allait bien et, chaque fois quil y avait fte au chteau, elle ne manquait pas de partenaires pour les danses, quils soient des pupilles ou des fils de serviteurs.

    Matre Chubb, Messire ! scria-t-elle en savanant prs du bureau du Baron.

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    Ce dernier observa le visage rondouillard de la jeune fille et lut dans ses yeux bleus limpatience qui y brillait ; il ne put rfrner un sourire.

    Que lui voulez-vous ? demanda-t-il gentiment. Elle hsita, prenant conscience que, tout son

    enthousiasme, elle avait enfreint le protocole. Oh ! Pardonnez-moi, Messire Baron Votre Seigneurie,

    improvisa-t-elle la hte, sa langue corchant la manire approprie de sadresser au chtelain.

    Seigneur ! souffla Martin. Le Baron Arald se tourna vers lui dun air perplexe. Oui, Martin ? Quy a-t-il ? Le secrtaire eut la prsence desprit dafficher un air

    embarrass. Il savait que son matre avait fait exprs de mal interprter son interruption. Il inspira profondment et dit sur un ton dexcuse :

    Je voulais simplement vous informer que la candidate sappelle Jennifer Dalby, Messire.

    Le Baron acquiesa et Martin, en serviteur dvou, lut dans ses yeux son approbation.

    Merci, Martin. Revenons toi, Jennifer Dalby Jenny, Messire, rtorqua lirrsistible jeune fille. Le Baron haussa les paules dun air rsign. Daccord. Jenny. Je suppose que tu souhaites devenir

    lapprentie de Matre Chubb ? Oh oui, Messire, sil vous plat ! rpondit-elle avec ardeur,

    tournant un regard plein dadoration vers le corpulent cuisinier. Chubb frona pensivement les sourcils et lexamina. Mumm Pourquoi pas, grommela-t-il en allant et

    venant devant elle. Elle lui sourit dun air charmeur mais Chubb navait que

    faire de ces ruses fminines. Je travaillerai dur, Messire, dit-elle avec ferveur. Cest esprer ! rpliqua-t-il avec entrain. Je men

    assurerai : pas de flemmards ni de tire-au-flanc dans mes cuisines, sache-le.

    Craignant que loccasion ne lui chappe, Jenny joua sa carte matresse :

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    Jai la silhouette idale pour lemploi. Chubb tait daccord, elle tait bien en chair. Arald dut

    nouveau rprimer un petit sourire. Il y a du vrai dans ce quelle dit, intervint-il, et le cuisinier

    se tourna vers lui en signe dassentiment. La silhouette est essentielle, Messire, tous les grands

    cuisiniers ont tendance tre envelopps. Il regarda nouveau la jeune fille et se mit rflchir. Les

    autres pouvaient peut-tre se permettre daccepter des apprentis en un clin dil, mais la cuisine tait un domaine part.

    Dis-moi, que ferais-tu dun pt de dinde ? Jenny lui lana un sourire clatant et rpondit sans hsiter : Je le mangerais ! Chubb lui donna un petit coup de louche sur la tte. Mais non ! Comment le cuisinerais-tu ? Jenny hsita,

    rassembla ses ides, puis se mit dcrire longuement par quels procds elle crerait un tel chef-duvre. Ses camarades, le Baron, les Matres et Martin lcoutaient respectueusement, sans rien comprendre ce quelle racontait. En revanche, Chubb approuvait de la tte ; puis il linterrompit afin davoir davantage de prcisions sur la faon de rouler la pte.

    Neuf fois, dis-tu ? Il avait lair intrigu et Jenny insista, sre delle : Ma mre disait toujours : Huit fois pour quelle soit bien

    feuillete, et une neuvime fois par amour. Chubb secouait la tte dun air pensif. Intressant, intressant, dit-il. Je la prends, Seigneur. Quelle surprise, dit Arald doucement. Trs bien,

    Jennifer, prsente-toi aux cuisines demain matin. Jenny, Messire, le corrigea-t-elle, avec un sourire qui

    illumina la salle. Le Baron sourit son tour. Il parcourut du regard le petit

    groupe qui se tenait devant lui. Il ne nous reste donc plus quun seul candidat Il jeta un coup dil sa liste puis releva la tte, rencontra le

    regard anxieux de Will et lencouragea dun geste. Will savana

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    et seul un murmure schappa de sa gorge que langoisse avait dessche :

    Will, Messire, je mappelle Will.

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    4

    Will ? Will comment ? demanda Martin avec irritation. Il feuilletait les documents sur lesquels figuraient les

    renseignements pour chaque candidat. Secrtaire du Baron depuis seulement cinq ans, il ne savait rien de lhistoire de Will. Quand il saperut quaucun nom de famille ntait not dans le dossier du garon, il crut avoir commis une erreur et sen voulut.

    Quel est votre nom, mon garon ? demanda-t-il svrement.

    Will le regarda avec hsitation ; il avait redout cet instant. Je nai pas, commena-t-il. Mais par bonheur, le Baron prit posment la parole. Will est un cas part, Martin. Dun regard, il fit comprendre au secrtaire quil ne devait

    pas insister. Il se tourna vers Will et lui sourit dun air encourageant.

    Quelle cole aimerais-tu rejoindre, Will ? Lcole des guerriers, sil vous plat, Seigneur, rpliqua

    Will, en sefforant de prendre un ton assur. Un pli barra le front du Baron et Will sentit ses espoirs

    senvoler. Lcole des guerriers, Will ? Ne crois-tu pas que tu es un

    peu petit ? demanda gentiment le Baron.

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    Will se mordit la lvre. Il stait dit que sil le dsirait assez fort, sil croyait vraiment en lui-mme, il serait accept, en dpit de ses dfauts si visibles.

    Je nai pas encore fait ma pousse de croissance, Messire, dclara-t-il dun ton dsespr. Cest ce que tout le monde dit.

    Le Baron se caressa la barbe tout en examinant le garon. Il lana un regard au Matre des guerriers.

    Rodney ? Le grand chevalier savana, tudia Will un instant puis

    secoua lentement la tte. Jai peur quil soit bien trop petit, Seigneur. Une main glaciale venait dtreindre le cur de Will. Je suis plus robuste que jen ai lair, Messire. Mais le Matre tait inflexible ; il se tourna vers le baron, et

    mme sil ne semblait pas particulirement apprcier la situation, il secoua ngativement la tte.

    As-tu un second choix, Will ? demanda le Baron. Sa voix tait douce, inquite, mme.

    Will hsita un long instant, il navait jamais rflchi une autre carrire. Finalement, il se dcida :

    Lcole des palefreniers, Messire ? Cest l qutaient entrans et soigns les puissants destriers

    que montaient les chevaliers de Montrouge. Will se disait quau moins, cette cole entretenait des liens avec lcole des guerriers. Mais Ulf, le Matre des palefreniers, faisait dj non de la tte, avant mme que le Baron ne lui ait demand son avis.

    Jai besoin dapprentis, Seigneur, mais celui-ci nest pas de taille : jamais il ne pourrait matriser mes chevaux, leurs sabots le pitineraient ds quil sapprocherait deux.

    Cest travers un voile humide que Will distinguait maintenant le Baron. Il luttait dsesprment contre les larmes qui menaaient de couler le long de ses joues. Sil clatait en sanglots et pleurait comme un bb devant le Baron, les Matres et ses camarades aprs avoir t refus lcole des guerriers, ce serait la pire des humiliations.

    Quels talents possdes-tu, Will ? demanda le Baron. Il se creusa la tte : contrairement Alyss, il ntait bon ni

    lcrit ni en langues. Il tait loin dgaler George en calligraphie

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    et il navait pas non plus les comptences de Jenny en cuisine. Enfin, il ne possdait ni les muscles, ni la force dHorace.

    Je suis bon grimpeur, Messire, dit-il finalement, voyant que le Baron attendait une rponse.

    Mais il venait de commettre une erreur ; il sen rendit compte aussitt quand Chubb, le cuisinier, lui lana un regard furieux.

    Pour a, il sait grimper ! Je me rappelle son ascension le long dun tuyau pour arriver jusquaux cuisines et voler un plateau de gteaux mis refroidir sur le rebord de la fentre !

    Will resta bouche be devant des propos aussi injustes : cela avait eu lieu deux ans plus tt ! Il voulut leur dire quil ntait alors quun enfant et que cavait t une simple farce, mais le Matre des scribes prit son tour la parole :

    Et au printemps dernier, il a grimp jusqu notre salle dtude du troisime tage, o il a lch deux lapins au beau milieu dun dbat juridique. Ce fut extrmement perturbant !

    Des lapins, dites-vous ? demanda le Baron. Nigel acquiesa nergiquement. Un mle et une femelle, Seigneur, si vous voyez ce que je

    veux dire Extrmement perturbant ! Will ne vit pas que la trs srieuse Dame Pauline avait

    discrtement plac une main lgante devant la bouche. Elle dissimulait sans doute un billement, mais quand elle ta sa main, les commissures de ses lvres taient encore lgrement releves

    Oui, bien sr, dit le Baron, nous savons tous comment se comportent les lapins.

    De plus, comme je vous lai dit, Seigneur, ctait le printemps ! crut bon dajouter Nigel, au cas o le Baron naurait pas bien saisi lallusion.

    Dame Pauline laissa chapper une petite toux qui navait rien de trs gracieux. Le Baron, quelque peu surpris, se tourna vers elle.

    Je pense que nous vous avons tous parfaitement compris, Matre des scribes, dit-il.

    Il posa nouveau les yeux sur le malheureux garon, qui gardait pourtant la tte haute et regardait droit devant lui. cet

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    instant, le Baron prouva de la compassion pour Will. Il voyait ses vifs yeux marron se remplir de larmes, contenues par la seule force de sa volont. Il ne prenait aucun plaisir infliger cette preuve au garon, mais ctait de son devoir. Il soupira en son for intrieur.

    Quelquun parmi vous saurait-il comment employer ce garon ?

    Bien malgr lui, Will ne put sempcher de tourner son visage vers les Matres et de les supplier du regard, tout en priant que lun deux revienne sur sa dcision et le choisisse. Mais tour de rle, sans mot dire, ils secourent ngativement la tte.

    Chose tonnante, ce fut le Rdeur qui brisa le terrible silence qui rgnait dans la salle.

    Il y a une chose que vous devez savoir propos de ce garon, Seigneur.

    Pour la premire fois, Will entendait Halt parler. Sa voix tait profonde et douce, et lon y distinguait encore une pointe de laccent guttural des Hiberniens. Il savana et tendit au Baron un papier pli en quatre. Arald louvrit, prit connaissance de son contenu et frona les sourcils.

    Vous en tes certain, Halt ? Tout fait, Seigneur. Le Baron replia soigneusement la feuille et la posa sur son

    bureau. Il tait plong dans ses penses et ses doigts tambourinaient sur la table ; il prit enfin la parole :

    Il me faut y rflchir jusqu demain. Halt fit un signe de la tte et recula, donnant limpression de

    svanouir dans le dcor. Will observait cet nigmatique personnage avec angoisse, se demandant quel renseignement il venait de transmettre au Baron. Tout comme nombre de gens, Will avait grandi dans lide quil valait mieux viter les Rdeurs. Ils appartenaient un Ordre obscur, impntrable et nimb de mystre et on les considrait avec de lapprhension, voire de la crainte.

    Penser que Halt possdait des renseignements le concernant ne lui disait rien qui vaille ; des informations suffisamment importantes pour quelles soient transmises au Baron,

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    justement ce jour-l. Le papier reposait sur le bureau, cruellement proche et pourtant impossible atteindre.

    Il se rendit compte que les autres sagitaient autour de lui et que le Baron sadressait lassemble :

    Flicitations ceux qui ont t choisis aujourdhui. Cest un grand jour pour vous tous et vous tes maintenant autoriss aller vous divertir. Les cuisines prpareront un banquet que vous prendrez dans vos quartiers et vous serez libres daller et venir comme bon vous semblera dans le chteau et le village jusquau soir. Demain, la premire heure, vous vous prsenterez devant vos Matres. Et un conseil, soyez ponctuels.

    Il sourit aux quatre jeunes gens puis sadressa Will, avec dans la voix un brin de sympathie :

    Will, je tinformerai de ma dcision demain. Il se tourna vers Martin et lui fit signe de faire sortir les

    nouveaux apprentis. Merci tous, dit-il et il quitta la pice par la porte drobe. Les Matres sortirent sa suite et Martin reconduisit les

    jeunes gens la porte. Ils bavardaient avec animation, soulags et ravis davoir t slectionns par les Matres de leur choix.

    Will restait la trane ; il eut un mouvement dhsitation quand il passa devant le document pos sur le bureau. Il le fixa quelques secondes, comme si ses yeux avaient pu traverser le papier pour le lire. Et soudain, une fois encore, il eut comme limpression dtre observ. Il leva les yeux et rencontra ceux du Rdeur, toujours aussi sombres ; celui-ci se tenait debout derrire le fauteuil haut dossier du Baron, presque invisible dans sa longue cape. Will frissonna et quitta la salle avec prcipitation.

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    Minuit tait pass depuis longtemps. Les torches vacillantes disposes autour de la cour du chteau avaient t remplaces une premire fois, mais leur lueur faiblissait dj. Des heures durant, Will avait patiemment fait le guet, dans lattente du moment o les lumires baisseraient, quand les soldats se mettraient biller au cours de la dernire heure de leur tour de garde.

    La journe prcdente avait t la pire quil ait jamais vcue. Tandis que ses camarades ftaient lvnement, festoyaient et chahutaient en toute insouciance entre le chteau et le village, Will stait discrtement clips en direction de la fort, un kilomtre ou deux. L, dans la fracheur verdoyante, lombre des arbres, il avait pass laprs-midi repenser avec amertume au droulement de la Crmonie du Choix, qui lui avait inflig une profonde et douloureuse dception ; et il navait pas cess de sinterroger sur le contenu du papier remis au Baron.

    Alors que le jour baissait et que les ombres sallongeaient dans les champs en bordure de la fort, Will avait pris une dcision.

    Il lui fallait dcouvrir ce que disait ce document. Ce soir. Une fois la nuit tombe, il avait repris le chemin du chteau

    en vitant villageois et serviteurs et, comme la veille, il avait grimp en secret dans le figuier. Au passage, sans se faire remarquer, il stait dabord gliss dans les cuisines et y avait trouv du pain, du fromage et des pommes, quil dvorait

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    prsent, sans prendre le temps de les savourer, un air sombre sur le visage. La soire tait bien avance et le chteau se prparait pour la nuit.

    Il observa les mouvements de la garde afin de se faire une ide de la rgularit de leurs tours de ronde. En plus de la troupe de soldats, un sergent tait post lentre de la tour o se trouvaient les appartements du Baron. Mais lhomme, corpulent, paraissait moiti endormi, et il ne devrait probablement pas reprsenter un vritable danger pour Will. Aprs tout, le garon navait nullement lintention de passer par la porte et demprunter lescalier.

    Au fil des annes, son insatiable curiosit et sa tendance explorer des endroits qui lui taient interdits lui avaient permis dapprendre se dplacer dcouvert sans se faire reprer.

    Le vent agitait les plus hautes branches de larbre et, au clair de lune, elles dessinaient sur le sol des motifs changeants dont Will tirait avantage pour se mouvoir. Dinstinct, il accorda ses pas au rythme des arbres, se fondant avec aisance dans les ombres qui se formaient et se dformaient sur le sol, et qui laidaient se dissimuler. Dune certaine faon, labsence dabri rendait sa tche plus aise : le gros sergent nimaginerait pas que quelquun traverserait la cour dcouvert ; ainsi, ne sattendant pas y voir qui que ce soit, il ne remarqua pas Will.

    Hors dhaleine, le garon saplatit contre la paroi rugueuse de la tour. Le sergent se trouvait moins de cinq mtres et Will lentendait respirer bruyamment, mais un lger renfoncement le dissimulait la vue de lhomme. Il dut tendre le cou et lever les yeux afin dexaminer le mur et de reprer quelle hauteur se situait la fentre du bureau du Baron, loin sur sa droite. Pour latteindre, il lui faudrait dabord grimper la verticale, puis avancer lhorizontale le long de la paroi jusqu un point en dcalage par rapport la position du sergent, et enfin monter nouveau jusqu la fentre. Il passa nerveusement sa langue sur ses lvres. Contrairement aux murs bien lisses de lintrieur de la tour, la paroi extrieure comportait de larges interstices entre les normes blocs de pierre. Lescalader ne poserait aucun problme : ses pieds et ses mains auraient de nombreuses prises. Il savait qu certains endroits le vent et la pluie avaient

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    certainement rod la pierre et il lui faudrait avancer prudemment.

    Si on le surprenait, il ne pourrait pas faire croire une farce. Il se trouvait dans un endroit du chteau o il navait pas le droit dtre en pleine nuit. Aprs tout, si le Baron postait un garde sa porte, ce ntait pas sans raison et personne ntait cens sapprocher de ce lieu moins dy avoir faire.

    Avec anxit, il se frotta les mains. Que lui feraient-ils ? Il avait dj t mis lcart lors de la Crmonie du Choix. Personne ne voulait de lui. Il tait condamn passer sa vie travailler dans les champs. Que pouvait-il y avoir de pire ?

    Pourtant, un doute persistait dans son esprit : il ntait pas certain dtre destin une telle existence ; il lui restait un soupon despoir : le Baron changerait peut-tre davis. Si, le matin suivant, Will le suppliait, lui parlait de son pre en lui expliquant pourquoi il lui fallait absolument intgrer lcole des guerriers, son vu pourrait peut-tre, par chance, tre exauc. Puis, une fois accept, il leur montrerait comment son enthousiasme et sa dtermination feraient de lui un lve digne de lcole, en dpit de sa taille.

    En revanche, si on le surprenait au cours des quelques minutes venir, ce mince espoir serait ananti. Il ne savait ce qui pourrait lui arriver, mais il tait raisonnable de penser quils refuseraient certainement de lengager lcole des guerriers.

    Il hsitait, incapable de prendre une dcision ; ce fut alors le gros sergent qui lui procura llan ncessaire : Will entendit son souffle sonore, ses pieds chausss de bottes qui avanaient en tranant sur les dalles ; lhomme rassemblait son attirail, sur le point dentamer lune de ses imprvisibles rondes.

    Avec aisance, le garon se mit grimper toute allure le long du mur et parcourut les cinq premiers mtres en quelques secondes, allongeant ses membres contre la paroi rugueuse la manire dune araigne gante munie de quatre pattes. Mais quand il entendit les lourds pas arriver sa hauteur, il se figea et resta agripp au mur, craignant que le moindre petit bruit nalerte la sentinelle.

    Effectivement, le sergent paraissait avoir entendu quelque chose. Il sarrta juste au-dessous de lendroit o Will tait

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    accroch, scruta lobscurit en sefforant dy distinguer autre chose que les ombres mouvantes et les taches de lumire que renvoyaient la lune et les arbres. Mais, ainsi que Will sen tait fait la remarque la nuit prcdente, il tait rare que les gens lvent la tte. Le sergent, convaincu de ne rien avoir entendu dinquitant, reprit sa ronde laborieuse.

    Will put alors poursuivre son ascension et se dplacer de ct afin de se positionner directement sous la fentre qui lintressait. Ensuite, ses pieds et ses mains trouvrent aisment des prises et il avana presque aussi lestement que sil marchait, slevant de plus en plus sur la paroi de la tour.

    un moment, il commit lerreur de jeter un il vers le bas : lordinaire, il navait pas le vertige, mais la tte lui tourna lgrement quand il vit quelle hauteur il se trouvait et la distance qui le sparait des dalles de la cour. Le sergent tait nouveau en vue, une minuscule silhouette. Will cligna vivement des yeux pour que son vertige sestompe et reprit son ascension, peut-tre un peu plus lentement et prudemment.

    Une sensation de soulagement lenvahit quand enfin ses mains se refermrent sur le rebord en pierre de la fentre, et quaprs sy tre hiss et avoir fait basculer ses jambes, il atterrit prestement sur le sol.

    Le bureau du Baron tait videmment dsert. La lumire de la lune, aux trois quarts, entrait flots par la grande fentre.

    Sur le bureau, l o le Baron lavait laisse, se trouvait la feuille de papier qui devait dcider de son avenir. Il jeta autour de lui des regards inquiets. Derrire le bureau, lnorme fauteuil haut dossier paraissait monter la garde, et les autres meubles se dessinaient indistinctement, sombres et immobiles dans la pnombre. Sur lun des murs, le portrait dun anctre semblait laccuser du regard.

    Il chassa ces penses fantaisistes et, sans bruit, traversa la pice, ses semelles souples glissant sur le plancher nu. La feuille de papier brillait dans le clair de lune ; elle tait prsent sa porte.

    Tu la lis et tu repars bien vite , se dit-il. Ctait tout ce qui lui restait faire. Il tendit la main. Ses doigts effleurrent le papier.

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    Une main sortit de nulle part et saisit son poignet ! Will hurla de terreur. Son cur ne fit quun tour et il se

    retrouva face au regard glacial de Halt le Rdeur. Par o tait-il entr ? Will tait certain que la pice tait vide,

    et il navait pas entendu de porte souvrir. Puis il se rappela que le Rdeur avait pour habitude de senvelopper dans cette grande cape dun gris-vert mouchet pour se fondre dans le dcor et svanouir dans lombre jusqu se rendre invisible.

    Mais cela navait pas dimportance. Seul comptait le fait quil ait attrap Will dans le bureau du Baron ; tous ses espoirs scroulaient.

    Je pensais bien que tu allais tenter quelque chose de ce genre, dit le Rdeur voix basse.

    Le cur de Will battait la chamade sous leffet du choc et il ne dit mot. Il baissa la tte, honteux et dsespr.

    Quas-tu rpondre ? Will secoua la tte, peu dsireux de la relever et de

    rencontrer le regard sombre et perant. Les mots que pronona alors le Rdeur confirmrent ses plus grandes craintes :

    Dans ce cas, voyons ce que le Baron en pensera. Sil vous plat, Halt ! Pas Will stoppa net. Son acte tait inexcusable et la moindre des

    choses tait daffronter sa punition avec courage. Comme un guerrier. Comme mon pre, se dit-il.

    Le Rdeur lobserva durant quelques secondes. Will eut limpression de voir dans ces yeux une brve lueur familire ? Mais les yeux staient dj assombris nouveau.

    Quoi donc ? demanda Halt schement. Will secoua la tte. Rien. Dune poigne de fer, le Rdeur le conduisit hors de la pice

    puis lentrana dans le large escalier en colimaon qui menait aux appartements du Baron. Les sentinelles postes en haut des marches dvisagrent avec surprise le sinistre Rdeur et le garon qui laccompagnait. Sur un bref signe de Halt, ils scartrent et ouvrirent les portes des appartements.

    La pice tait vivement claire et, un instant, Will regarda autour de lui dun air confus. Il tait sr davoir vu les lumires steindre cet tage quand il veillait du haut de son arbre. Il

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    remarqua alors que de lourdes draperies recouvraient les fentres. La sobrit de lameublement de ltage du dessous navait rien voir avec le fouillis accueillant de canaps, de tabourets, de tapis, de tapisseries et de fauteuils qui rgnait ici. Le Baron Arald tait assis dans lun deux et consultait une pile de rapports.

    Quand Halt et son captif firent leur entre, il leva les yeux. Vous aviez donc raison, constata le Baron. Halt acquiesa. Je vous lavais bien dit, Seigneur. Il a travers la cour

    comme une ombre, a esquiv la sentinelle et a escalad la paroi de la tour comme une araigne.

    Le Baron mit de ct le document quil tenait entre les mains et se pencha vers Halt.

    Il a escalad la tour ? Vous en tes certain ? demanda-t-il avec incrdulit.

    Sans corde ni chelle, Seigneur. Aussi aisment que vous montez sur votre cheval le matin ; peut-tre encore plus facilement, dit Halt avec un vague sourire.

    Le Baron frona les sourcils. cause de sa corpulence, il avait parfois besoin daide pour monter cheval aprs une nuit trop courte, mais que Halt le lui rappelle navait pas lair de lamuser du tout.

    Bien, la situation est grave, dit-il en scrutant Will avec svrit.

    Will ne dit mot. Il ne savait sil fallait tre daccord ou non avec le Baron, lune ou lautre solution pouvait lui tre dfavorable. Il aurait pourtant prfr que Halt nait pas vex le Baron en faisant allusion son poids. Cela ne lui faciliterait apparemment pas les choses.

    Quallons-nous donc faire de toi, jeune Will ? reprit le Baron.

    Il se leva et se mit arpenter la salle. Will leva les yeux vers lui, en essayant de deviner sil tait ou non de bonne humeur. Le visage barbu et vigoureux ne laissait rien transparatre. Il interrompit ses alles et venues et se caressa la barbe dun air pensif. Puis, sans regarder le garon dcourag, il demanda :

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    Dis-moi, jeune Will, que ferais-tu ma place ? Que ferais-tu dun garon qui entre par effraction dans ton bureau au beau milieu de la nuit afin dy drober un important document ?

    Je nai rien vol, Seigneur ! Will navait pu sempcher de contester cette accusation. Le

    Baron se tourna vers lui, et leva les sourcils dun air incrdule. Will reprit faiblement :

    Je voulais le lire, cest tout. Sans doute, dit le baron, et le mme tonnement se lisait

    sur son visage, mais tu nas pas rpondu ma question. Que ferais-tu ma place ?

    Will baissa nouveau la tte. Il pouvait demander grce. Il pouvait sexcuser ou tcher de sexpliquer. Mais il redressa les paules et prit une dcision : il avait choisi de risquer le tout pour le tout. Il navait donc nullement le droit de demander tre pardonn.

    Seigneur, commena-t-il avec hsitation, sachant que son avenir se jouait en cet instant.

    Le Baron lobservait, demi tourn vers la fentre. Oui ? Will se rsolut continuer : Seigneur, je ne sais comment jagirais votre place ; en

    revanche, je sais que mes actes sont inexcusables et jaccepterai votre chtiment, quel quil soit.

    Tout en sexprimant ainsi, il leva les yeux vers le Baron et aperut quelque chose dindfini dans le regard que ce dernier lana Halt. Bizarrement, il y lut comme de lapprobation, ou une certaine connivence, mais ce fut trs bref.

    Que proposez-vous, Halt ? demanda le Baron dun ton neutre et prudent.

    Will se tourna alors vers le Rdeur, dont le visage tait svre, comme laccoutume. Sa barbe grisonnante et ses cheveux courts lui donnaient lair encore plus menaant.

    Nous devrions peut-tre lui faire lire ce document quil tenait tant voir, Seigneur, suggra-t-il en sortant le papier de sa manche.

    Le Baron sautorisa un sourire.

  • 45

    Bonne ide. En un sens, son chtiment y est dj inscrit, non ?

    Will regarda les deux hommes tour tour. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Le Baron semblait trouver cette ide assez amusante, contrairement Halt, que la plaisanterie laissa de marbre. Il rpondit sur un ton neutre :

    Si vous le dites, Seigneur. Le Baron eut un geste impatient de la main. Quel rabat-joie vous faites, Halt ! Ne le prenez pas mal !

    Allez, montrez-lui ce papier. Le Rdeur traversa la pice et tendit au garon le document

    pour lequel il avait pris tant de risques. Sa main trembla quand il sen saisit. Son chtiment ? Comment le Baron aurait-il pu savoir quil mriterait dtre puni avant mme que le dlit nait t commis ? Il se rendit compte que le Seigneur lobservait avec curiosit. Halt, comme toujours, restait aussi impassible quune statue. Will dplia la feuille et lut les mots que Halt y avait tracs :

    Le garon nomm Will possde les qualits requises pour

    devenir un Rdeur. Je suis prt le prendre comme apprenti.

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    Will, totalement dsempar, ne pouvait dtacher ses yeux du papier.

    Il ressentit dabord un certain soulagement lide de ne pas tre condamn travailler dans les champs pour le restant de ses jours. Et il ne serait pas puni pour tre entr dans le bureau du Baron. Mais ce sentiment fut soudain remplac par un doute horripilant : il ne savait rien des Rdeurs, hormis ce quen disaient les superstitions et les lgendes qui circulaient. Il ne savait rien non plus de Halt, except quil ressentait de linquitude ds que ce sinistre personnage tout de gris vtu se trouvait dans les parages.

    Dsormais, il lui faudrait passer tout son temps avec cet homme ; cette ide, dcidment, ne lui disait rien de bon.

    Il leva les yeux vers les deux hommes. Il vit le Baron sourire dun air impatient ; il devait croire que Will accueillerait cette nouvelle avec joie. Quant Halt, le garon ne pouvait distinguer son visage, qui restait dans lombre du grand capuchon de sa cape. Le sourire du Baron svanouit ; la raction de Will ou, plutt, son absence vidente de raction, paraissait lintriguer.

    Alors, quen dis-tu, Will ? demanda-t-il dun ton encourageant.

    Will prit une profonde inspiration. Merci, Messire Seigneur, balbutia-t-il. Et si la plaisanterie du Baron propos de son chtiment tait

    plus srieuse quil ny paraissait ? Devenir lapprenti de Halt

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    tait peut-tre la pire des punitions. Le Baron navait pourtant pas lair de le penser ; lide semblait plutt lui plaire et Will connaissait son bon cur. Le Baron soupira daise et reprit place dans son fauteuil. Il leva les yeux vers le Rdeur et lui dsigna la porte.

    Pourriez-vous nous laisser seuls quelques instants, Halt ? Jai deux mots dire Will en priv.

    Le Rdeur le salua dun air grave. Certainement, Seigneur, dit une voix qui sortait de

    dessous le capuchon. Silencieusement, comme son habitude, il passa devant

    Will, se dirigea vers la porte et sortit de la pice. Sans un bruit, il referma derrire lui et Will frissonna. Quel homme trange !

    Assieds-toi, Will. Le Baron lui dsigna lun des petits fauteuils qui faisaient

    face au sien. Will, inquiet, sassit sur le bord du sige, comme prt fuir. Le Baron sen aperut et soupira.

    Ma dcision na pas lair de te faire grand plaisir. Arald semblait en effet du, et Will ne comprenait pas

    pourquoi. Il naurait pas imagin quun personnage aussi puissant que le Baron puisse sintresser un tant soit peu ce quun orphelin pensait de ses dcisions. Il ne savait quoi rpondre et demeura silencieux, attendant que le Baron reprenne la parole :

    Tu prfrerais travailler dans les champs ? Il se refusait croire quun garon aussi plein dentrain et

    dnergie puisse prfrer mener une existence ennuyeuse et monotone, mais peut-tre se trompait-il. Will le rassura sans tarder :

    Non, Messire ! Le Baron eut alors un petit geste interrogateur. Dans ce cas, prfres-tu que je te punisse pour tes

    agissements ? Will allait rpondre, mais se ravisa, comprenant ce que sa

    rponse pourrait avoir dinsultant. Le Baron lui fit cependant signe de continuer.

    Cest que justement Jai limpression davoir dj t puni, Messire.

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    Il remarqua le pli qui barrait le front du Baron et reprit avec prcipitation :

    Je je ne sais rien des Rdeurs, Messire. Et les gens disent

    Il laissa sa phrase en suspens. De toute vidence, le Baron tenait Halt en haute estime, et Will se disait quil serait indlicat dexpliquer que les gens du peuple craignaient les Rdeurs et les prenaient pour des sorciers. Il vit le Baron hocher la tte : son regard avait perdu de sa perplexit et stait fait bienveillant.

    Je comprends. Les gens disent que les Rdeurs sont des mages noirs, cest bien a ?

    Will acquiesa sans sen rendre compte. Dis-moi, Will, est-ce que Halt teffraie ? Srement pas, Messire ! rpondit-il la hte. Voyant que le Baron le regardait fixement, il ajouta avec

    rticence : Eh bien peut-tre un peu. Le Baron se cala au fond de son fauteuil et croisa les doigts. Il saisissait maintenant pourquoi le jeune homme semblait

    rticent, et il sen voulait de ne pas y avoir pens plus tt. Aprs tout, il connaissait bien les Rdeurs, mieux quun garon de tout juste quinze ans, influenc par les superstitions que le personnel du chteau propageait voix basse.

    Les Rdeurs appartiennent effectivement un Ordre mystrieux, mais il ny a aucune raison davoir peur deux moins dtre un ennemi du Royaume.

    Il voyait bien que le garon tait suspendu ses lvres et il ajouta, en guise de plaisanterie :

    Tu nes pas un ennemi du Royaume, Will ? Non, Messire ! scria Will, terroris. Le Baron soupira nouveau. Il avait horreur que les gens ne

    comprennent pas son humour. Malheureusement, en tant que suzerain, ses paroles taient toujours considres avec le plus grand srieux.

    Bien, bien. Je sais que ce nest pas le cas. Mais crois-moi, je pensais que ma dcision te ferait plaisir. Un garon aussi audacieux que toi prendra got vivre en Rdeur et tu seras

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    aussi laise dans ce rle quun poisson dans leau. Cest une grande chance pour toi, Will.

    Il sinterrompit et regarda attentivement le garon, que dautres doutes assaillaient.

    Trs peu de garons sont choisis comme apprentis Rdeurs, tu sais. Les occasions sont rares.

    Will hocha la tte, mais il ntait pas entirement convaincu. Il se dit quen souvenir de son rve il devait, une dernire fois, tenter de rejoindre lcole des guerriers. Aprs tout, le Baron semblait vraiment de bonne humeur ce soir, malgr la faon dont Will avait agi dans son bureau.

    Je voulais tre un guerrier, Messire, dit-il timidement. Mais le Baron secoua immdiatement la tte. Jai peur que tes talents ne te mnent vers une voie

    diffrente. Halt la compris ds quil ta vu et cest pourquoi il ta choisi.

    Ah ! Il savait que les paroles du Baron auraient d le rassurer

    mais ce ntait pas tout fait le cas. Cest juste que Halt a toujours lair si sombre Il ne possde certes pas mon brillant sens de lhumour !

    rpondit le Baron. Mais comme Will le dvisageait dun air bahi, le seigneur

    marmonna quelque chose dans sa barbe. Le garon se demanda ce quil avait bien pu faire pour vexer le Baron et il prfra changer de sujet.

    Mais quelle est la fonction exacte dun Rdeur, Seigneur ?

    Le Baron hocha la tte nouveau. Cest Halt de te lexpliquer. Ils sont un peu excentriques

    et ils naiment pas trop que lon parle deux. Et maintenant, tu devrais peut-tre rentrer et essayer de dormir un peu. Tu dois te prsenter chez Halt six heures demain matin.

    Bien, Seigneur. Will quitta le fauteuil sur lequel il tait si mal assis. Devenir

    un apprenti Rdeur ne le rjouissait gure, mais il navait pas le choix. Il salua le Baron qui hocha brivement la tte en retour et se dirigea vers la porte. La voix du Baron larrta :

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    Will ? Cette fois, emprunte les escaliers. Bien, Seigneur, rpondit-il avec srieux. Il ne comprit pas pourquoi le Baron leva les yeux au ciel en

    marmottant nouveau. Cette fois, Will distingua quelques mots, quelque chose concernant des plaisanteries .

    Il quitta la pice. Les sentinelles taient toujours leur poste sur le palier, mais Halt avait disparu. Du moins, premire vue. Avec le Rdeur, on ne pouvait jamais tre sr de rien.

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    7

    Quitter le chteau aprs tant dannes lui procurait un sentiment trange. Arriv en bas de la colline, avec en bandoulire un petit baluchon contenant tout ce quil possdait, Will se retourna et contempla les normes remparts.

    Le Chteau de Montrouge dominait le paysage. Bti au sommet dune petite colline, ctait un imposant difice triangulaire, orient vers louest, qui comportait une tour chaque angle. Au centre, entours de trois murs de dfense, se trouvaient la cour centrale et le donjon ; cette quatrime tour slevait au-dessus des autres et abritait les salles officielles ainsi que les appartements privs du Baron et ceux de ses officiers. Le chteau avait t construit en pierre de fer, une roche quasi indestructible et, dans le soleil du petit matin, bas sur lhorizon, il en manait une lueur rougeoyante, ce qui lui avait donn son nom : Montrouge, ou la Montagne Rouge.

    Au pied de la colline, de lautre ct de la rivire Tarbus, stendait le village de Wensley, un joyeux fouillis de maisons construites et l, auquel sajoutaient une auberge et des ateliers rpondant aux ncessits de la vie campagnarde : un tonnelier, un charron, un forgeron ainsi quun fabricant de harnais. Les terres environnantes avaient t dfriches, dabord pour procurer aux villageois des champs cultivables mais aussi pour empcher les ennemis dapprocher sans tre vus. En priode de troubles, les paysans faisaient traverser la rivire leurs troupeaux en empruntant le pont de bois, dont la

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    trave centrale tait ensuite te, et se rfugiaient derrire les normes remparts du chteau, que protgeaient les soldats du Baron et les chevaliers forms lcole des guerriers.

    La chaumire de Halt, niche la lisire de la fort, se trouvait lcart du chteau et du village. Le soleil se levait au-dessus de la futaie quand Will arriva la maison en rondins. Une mince spirale de fume sortait de la chemine et Will devina que Halt tait dj debout. Il savana sur le petit balcon qui bordait lun des murs de la chaumire, hsita un instant, puis, aprs avoir pris une profonde inspiration, frappa rsolument la porte.

    Entre, dit une voix. Will ouvrit la porte. Lintrieur tait petit mais, chose surprenante, avait lair

    accueillant et bien entretenu. Will se tenait dans la pice principale, l o lon vivait et prenait les repas ; au fond, spare par un banc de pin, tait amnage une petite cuisine. De confortables chaises taient disposes autour de ltre ; il y avait aussi une table en bois, trs propre, des pots et des marmites bien astiqus, et mme un vase pos sur le dessus de la chemine, rempli de fleurs sauvages aux couleurs vives. Le soleil matinal entrait flots par une grande fentre de la salle, qui donnait sur deux autres pices. Halt tait assis sur lune des chaises et ses pieds botts reposaient sur la table.

    Tes lheure, cest dj a, dit-il dun ton bourru. Tu as pris ton petit djeuner ?

    Oui, Messire, rpondit Will. Fascin, il observait le Rdeur : ctait la premire fois quil

    le voyait sans sa cape ni son capuchon. Il portait de simples vtements de laine brune et grise et de lgres bottes de cuir. Il tait plus g que Will ne lavait cru. Ses cheveux et sa barbe, bruns et courts, taient grisonnants, parsems de taches argentes, grossirement taills ; Will avait limpression que Halt les avait coups lui-mme avec son couteau de chasse.

    Le Rdeur se leva et Will fut frapp par sa frle carrure. La cape grise lui avait cach bien des choses : Halt tait mince et de petite taille, beaucoup plus petit, en ralit, que la moyenne. Mais il se dgageait de lui une puissance et une vigueur qui

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    compensaient ces failles et le personnage nen tait que plus intimidant.

    a y est ? Tu as vu ce que tu voulais voir ? lui demanda brusquement le Rdeur.

    Will sursauta nerveusement. Oui, Messire ! Pardon, Messire ! Halt rpondit par un grognement et lui dsigna lune des

    deux petites pices que Will avait remarques en entrant. Ce sera ta chambre, tu peux y ranger tes affaires. Il se dirigea vers le pole bois de la cuisine. Will pntra

    dun pas hsitant dans la chambre, qui tait petite mais propre et confortable, limage de la chaumire. Il y avait un petit lit le long dun des murs, une armoire et une table avec, poss dessus, une bassine et un pichet. Will remarqua aussi le bouquet de fleurs sauvages frachement cueillies qui apportait une belle touche de couleur la pice. Il dposa son petit baluchon de vtements sur le lit et retourna dans la salle commune.

    Le dos tourn, Halt saffairait devant le pole. Le garon toussota pour attirer son attention mais Halt continua de touiller la tisane qui chauffait. Will toussa nouveau.

    Tas pris froid, gamin ? demanda le Rdeur sans se retourner.

    Euh non, Messire. Dans ce cas, pourquoi tu tousses ? reprit Halt, cette fois en

    se tournant vers lui. Will hsitait. Eh bien, Messire, commena-t-il timidement, je voulais

    juste vous demander que fait exactement un Rdeur ? Il ne pose pas de questions inutiles, gamin ! Il garde les

    yeux et les oreilles grands ouverts, il observe et coute ; enfin, sil na pas trop dair dans la tte, il apprend !

    Oh, je vois, rpondit Will. En fait, il ne voyait rien du tout. Il se dit que ce ntait

    certainement pas le moment dinsister, mais il ne put sempcher dajouter, dun ton un peu provocateur :

    Je me demandais seulement quoi soccupaient les Rdeurs, cest tout.

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    Halt avait peru linsolence dans la voix du garon et se tourna vers lui, une trange lueur dans le regard.

    Dans ce cas, je ferais mieux de te le dire : un Rdeur, ou plus exactement, un apprenti Rdeur, est charg de faire le mnage.

    Un sentiment dangoisse submergea le garon ; il se doutait quil venait de commettre une erreur tactique.

    Le mnage ? Halt acquiesa dun air trs satisfait. Parfaitement, le mnage. Regarde autour de toi. Il sinterrompit et, dun geste, dsigna la pice ; puis il

    reprit : Tu vois des serviteurs ? Non, Messire, rpondit Will lentement. Non messire , effectivement ! On nest pas dans un

    immense chteau plein de serviteurs. Ici, cest une pauvre chaumire. Et il faut aller chercher leau, couper le bois, balayer le sol et battre les tapis. Et qui est cens faire a, daprs toi ?

    Will essaya de formuler une rponse diffrente de celle qui semblait maintenant invitable mais rien ne lui vint lesprit et, finalement, il se rsigna :

    Peut-tre moi, Messire ? Tas tout compris, lui dit le Rdeur. Et il dbita toute allure une srie de consignes : Le seau est l, le tonneau devant la porte, leau est dans la

    rivire, la hache est dans lappentis et le bois derrire la cabane. Le balai est prs de la porte et jimagine que tu sauras trouver le plancher

    Oui, Messire, dit Will. Le garon avait dj retrouss ses manches. Il avait

    remarqu le tonneau qui, lvidence, tait la rserve en eau pour la journe. Il calcula quil devait pouvoir contenir vingt ou trente seaux deau. Il poussa un soupir en se disant que la matine nallait pas tre de tout repos.

    Alors quil sortait de la maison, le seau vide la main, Will entendit le Rdeur se parler lui-mme dune voix satisfaite, tout en se servant une tasse de tisane et se rasseyant :

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    Javais oubli quel point il tait agrable davoir un apprenti !

    Will trouvait incroyable quune chaumire aussi petite et

    dj propre en apparence puisse demander autant de nettoyage et dentretien. Aprs avoir rempli le tonneau deau frache (trente et un seaux pleins), il dbita un tas de bches entasses derrire la maison, et empila avec soin le bois pour le feu. Il balaya la chaumire, puis Halt dcida que le tapis de la grande pice avait besoin dtre dpoussir. Will dut le rouler, le porter lextrieur, le suspendre une corde accroche entre deux arbres puis le battre sauvagement afin den extirper des nuages de poussire. De temps autre, Halt passait la tte par la fentre pour lancer quelques encouragements, de brefs commentaires tels que : Tu as oubli un endroit sur la gauche , ou : Mets-y un peu dnergie, gamin !

    Une fois le tapis replac au sol, Halt dcida que certaines de ses marmites manquaient de lustre.

    Il va falloir les rcurer un peu, dit-il, en se parlant lui-mme.

    Ce que Will traduisit par : Il va falloir que TU les rcures. Sans un mot, il emporta les marmites au bord de la rivire et, aprs les avoir remplies moiti de sable fin et deau, il les dcapa jusqu les rendre tincelantes.

    Entre-temps, Halt stait install sur le balcon et, assis sur une chaise de toile, il consultait ce qui semblait tre des courriers officiels. En passant une ou deux fois devant lui, Will saperut que quelques documents portaient des cussons et des armoiries, mais la plupart avaient comme en-tte le motif dune simple feuille de chne.

    Quand Will eut termin, il tendit les marmites Halt pour que ce dernier les inspecte. Le Rdeur grimaa quand il aperut son image dforme dans le cuivre brillant.

    Hum Cest pas mal. Mme mon visage sy reflte. Puis il ajouta, sans lombre dun sourire : Cest peut-tre pas une si bonne ide que a

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    Will ne pipa mot. Avec nimporte qui dautre, il aurait pu croire une plaisanterie, mais avec Halt, jamais on ne savait. Ce dernier dvisagea brivement le garon puis haussa lgrement les paules et lui fit signe daller ranger les marmites dans la cuisine. Will avait peine pass la porte quand il entendit le Rdeur :

    Hum Bizarre Pensant quil sadressait lui, Will rebroussa chemin. Vous disiez ? demanda-t-il dun air mfiant. Chaque fois que Halt avait trouv une nouvelle corve lui

    confier, il lui avait donn des consignes du genre : Cest trange, le tapis de la salle est bien poussireux , ou bien : Je crois que le pole aurait grand besoin dune bonne provision de bois.

    Tout le jour, ce manque de naturel avait passablement agac Will mais Halt semblait trouver cela amusant. Pourtant, cette fois, ctait un rapport qui avait plong le Rdeur dans ses penses ; ce dernier leva la tte, un peu surpris dentendre la voix de Will.

    Quoi donc ? Will haussa les paules. Dsol, mais quand vous avez dit bizarre, jai cru que

    vous vous adressiez moi. Halt hocha plusieurs fois la tte, tout en examinant

    nouveau le rapport dun air soucieux. Non, non, dit-il dun ton un peu distrait. Je lisais

    simplement ceci Sa voix svanouit et il frona les sourcils. Il avait veill la

    curiosit de Will et ce dernier attendait la suite avec impatience. Quest-ce que cest ? se risqua-t-il demander. Mais quand le Rdeur posa ses yeux sombres sur lui, Will

    regretta sa question. Halt le dvisagea brivement. Puis il rtorqua :

    Tu es bien curieux. Will hocha la tte dun air gn, et Halt reprit la parole,

    dune voix dune tonnante douceur : Mais je suppose que cest un trait de caractre qui

    convient un apprenti Rdeur. Aprs tout, cest bien pour cette

  • 57

    raison que nous tavons mis lpreuve dans le bureau du Baron.

    lpreuve ? Will posa la lourde bouilloire de cuivre prs de la porte. Vous vous attendiez ce que je pntre dans le bureau du

    Baron ? Halt acquiesa. Si tu navais rien tent, jen aurais t bien du. Je voulais

    aussi voir comment tu ten sortirais. Dun signe de la main, il arrta le torrent de questions qui

    tait sur le point de jaillir de la bouche de Will. Nous en discuterons plus tard, dit-il, en jetant un regard

    loquent vers la bouilloire et les marmites. Will se baissa pour les ramasser, mais sa curiosit prit le

    dessus et il se tourna une nouvelle fois vers le Rdeur. Et que dit ce rapport que vous lisez ? Il y eut un nouveau silence tandis que Halt le dvisageait,

    peut-tre pour le jauger. Le Seigneur Northolt est mort. Il aurait t tu par un ours

    la semaine dernire, au cours dune partie de chasse. Northolt ? demanda Will. Le nom lui tait vaguement familier mais il narrivait pas le

    situer. Lancien commandant suprme de larme royale, lui

    rappela Halt. Will opina, comme sil lavait toujours su. Halt semblait

    dispos rpondre ses questions et il senhardit : Quy a-t-il donc de si bizarre cela ? Aprs tout, il arrive

    que des gens soient de temps en temps tus par un ours. Cest vrai, mais je crois que le fief de Cordom est situ un

    peu trop louest pour que lon y trouve des ours. Je me dis que Northolt tait un chasseur trop expriment pour se lancer seul la poursuite dun animal.

    Il haussa les paules, comme pour chasser cette ide. Cependant, la vie rserve bien des surprises et les gens

    font parfois des erreurs. Il fit un nouveau signe de la main en direction de la cuisine

    pour signifier que la conversation tait termine.

  • 58

    Quand tu auras rang a, tu pourras peut-tre nettoyer ltre.

    Will obit. Mais quelques minutes plus tard, en passant devant une fentre pour se diriger vers limmense chemine qui tenait tout un mur de la salle, il jeta un il lextrieur et aperut le Rdeur, le rapport la main, qui se tapotait le menton dun air soucieux, visiblement perdu dans ses penses.

  • 59

    8

    8

    Un peu plus tard dans laprs-midi, Halt neut plus de travaux mnagers donner Will. Il inspecta la chaumire du regard : les ustensiles de cuisine, rutilants, le foyer, impeccable, le plancher, parfaitement balay et le tapis, sans aucune trace de poussire ; un tas de bois avait t pos prs de ltre, et ct du pole de la cu