Figures Du Sujet Lyrique

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'J .)'.. r Figures du sujet !Jrique 10 lyrique. Ille démontre essentiellement sur un recueil de Michaux, arti- culant propos théorique et commentaire d'un texte. Il en va de meme, intentionnellement, dans les deux chapitres qui suivent, ou la réflexion générale s'appuie plus précisément sur des reuvres envisagées pour elles-memes. Michel Collot suggere une sti- \ mulante définition du sujet lyrique comme dynamique d'une sortie hors de soi, paradoxe qui ne cache pas sa portée polémique contre une réduction objectiviste, si je peux dire, de la poésie de Francis Ponge, ou une lecture anti-lyrique de Rimbaud. Michel Jarrety suit, quant a lui, le lien capital de l'éthique et de l'écriture dan s les reuvres de Char et de Bonnefoy, sur l'union de la justesse avec la justice, dans un mou- vement de don du poeme qui est le gage de la générosité lyrique. Et en fin de parcours, Jean-Michel Maulpoix trace l'émouvant et amu- sant portrait de cette quatrieme personne du singulier, tissée de cita- tions, figure de centon. Il cl6t ainsi ce livre en le réouvrant a notre désir d'y ajouter une nouvelle piece, de vetement ou de texte, pour rever et inventer d'autres figures a ce sujet lyrique que sa mobilité pré- serve de toute réduction catégorique. * Le volume de Modernifé 8, Le slljef Iyriqlle en qllestion (presses Universitaires de Bordeaux, mai 1996) réunit les contributions suivantes : e. Astier (Le lyrisme impossible: poésie et lita- nies), E. Benoit (Mallarmé et le sujet absolu), M.-P. Berranger (Le lyrisme du sang), S. Bogu- mil (Il y a encore des chants a chanter), M. A. Caws (poeme long, poeme coun: le sujet en cloture), D. Combe (Aimé Césaire et ,< la quéte dramatique de l'identité»), B. Conon (L'impossible conciliation), M. Deguy (Je-tu-il), e. Duchet (Le double« je» et la modernité), J.-M. Gleize (Un pied contre mon creur), D. Grojnowski (Laforgue et ,de monde changeant des phénomenes ,,), P. Hamon (Sujet lytique et ironie), E. Hocquard (Cette histoire est la mienne), J.-e. Mathieu (Le poete tardif: sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet), H. Mes- chonnie (Le sujet comme récitatif ou le continu du langage), J.-P. Moussaron (Vers la ruine du poétique), Murat (L'homme qui ment: réflexions sur la notion de lyrisme chez Breton), R. Navarri (<< Etre ou paraltre),: les enjeux existentiels du lyrisme chez Aragon), e. Pasi (La communication cruelle : Baudelaire, Anaud), E. Rabaté (Michaux et le lyrisme travesti), J. Sacré (Quand je dis/t je dans le poeme), Y. Vadé (De I'hugocentrisme au « je » panique). YVES VADÉ L'ÉMERGENCE DU SUJET LYRIQUE A L'ÉPOQUE ROMANTIQUE Par ses origines comme par son nom, la poésie lyrique est liée non pas directement au moi mais au chant, donc a la musique et a l'oralité. Dans la Grece ancienne, les conditions matérielles de récita- tion des poemes (chantés avec accompagnement de la lyre ou de la flute, et dansés par des chreurs devant de vastes publics cornrrie le furent notamment les Odes pindariques) suffisaient a caractériser ce type de textes, en meme temps qu'elles en justifiaient l'organisation formelle 1 Mais le chant et l'accompagnement musical ont toujours passé pour favoriser l'expression des émotions et l'acces au monde intérieur. Dans notre littérature, des le XIII" siecle, un divorce s'an- nonce entre texte poétique et musique. Dans le meme temps se met en place le systeme vers-prose qui régira l'ensemble de la production littéraire jusqu'au romantisme et au-dela 2 Pour autant la poésie per- sonnelle, représentée au XIII" siecle par le « dit», ne rompt pas ses liens avec l'oralité. Un poete comme Rutebeuf interpelle son public, impose sa présence physique 3 Le poeme n'est pas encore un pur « texte», appartenant tout entier "au do maine de l'écriture. La yoix et plus généralement le corps s'impliquent directement dans la mise en sceñe du j?"'emfihk le' anéieñ;"Te')e poétique prend une valeur particuliere dans la perfor- 1. On sait que la division de l'Ode triomphaIe en strophes, antistrophes et épodes, reprise chez nous par Ronsard et quelques autres poetes, s'explique par les évolutions du chreur chargé en Grece de célébrer la victoire des champions'(J 2. Michel Zink, La sNbje&tivifé liftérllirr, Paris, PUF, 1985, p. 62 et 68. . 3. «Sa poésie donne souvent l'impression d'une parade de soi-méme, d'un de ces monologues de théatre tout entiers en vue de l'effet qu'ils veulent produire sur le public », note M. Zink (ouvr. cité, p. 63).

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Figures du sujet !Jrique10

lyrique. Ille démontre essentiellement sur un recueil de Michaux, arti­culant propos théorique et commentaire d'un texte.

Il en va de meme, intentionnellement, dans les deux chapitres qui suivent, ou la réflexion générale s'appuie plus précisément sur des reuvres envisagées pour elles-memes. Michel Collot suggere une sti­

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mulante définition du sujet lyrique comme dynamique d'une sortie hors de soi, paradoxe qui ne cache pas sa portée polémique contre une réduction objectiviste, si je peux dire, de la poésie de Francis Ponge, ou une lecture anti-lyrique de Rimbaud. Michel Jarrety suit, quant a lui, le lien capital de l'éthique et de l'écriture dans les reuvres de Char et de Bonnefoy, sur l'union de la justesse avec la justice, dans un mou­vement de don du poeme qui est le gage de la générosité lyrique. Et en fin de parcours, Jean-Michel Maulpoix trace l'émouvant et amu­sant portrait de cette quatrieme personne du singulier, tissée de cita­tions, figure de centon. Il cl6t ainsi ce livre en le réouvrant a notre désir d'y ajouter une nouvelle piece, de vetement ou de texte, pour rever et inventer d'autres figures a ce sujet lyrique que sa mobilité pré­serve de toute réduction catégorique.

* Le volume de Modernifé 8, Le slljef Iyriqlle en qllestion (presses Universitaires de Bordeaux, mai 1996) réunit les contributions suivantes : e. Astier (Le lyrisme impossible: poésie et lita­nies), E. Benoit (Mallarmé et le sujet absolu), M.-P. Berranger (Le lyrisme du sang), S. Bogu­mil (Il y a encore des chants a chanter), M. A. Caws (poeme long, poeme coun: le sujet en cloture), D. Combe (Aimé Césaire et ,< la quéte dramatique de l'identité»), B. Conon (L'impossible conciliation), M. Deguy (Je-tu-il), e. Duchet (Le double« je» et la modernité), J.-M. Gleize (Un pied contre mon creur), D. Grojnowski (Laforgue et ,de monde changeant des phénomenes ,,), P. Hamon (Sujet lytique et ironie), E. Hocquard (Cette histoire est la mienne), J.-e. Mathieu (Le poete tardif: sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet), H. Mes­chonnie (Le sujet comme récitatif ou le continu du langage), J.-P. Moussaron (Vers la ruine du poétique), ~. Murat (L'homme qui ment: réflexions sur la notion de lyrisme chez Breton), R. Navarri (<< Etre ou paraltre),: les enjeux existentiels du lyrisme chez Aragon), e. Pasi (La communication cruelle : Baudelaire, Anaud), E. Rabaté (Michaux et le lyrisme travesti), J. Sacré (Quand je dis/t je dans le poeme), Y. Vadé (De I'hugocentrisme au « je » panique).

YVES VADÉ

L'ÉMERGENCE DU SUJET LYRIQUE

A L'ÉPOQUE ROMANTIQUE

Par ses origines comme par son nom, la poésie lyrique est liée non pas directement au moi mais au chant, donc a la musique et a l'oralité. Dans la Grece ancienne, les conditions matérielles de récita­tion des poemes (chantés avec accompagnement de la lyre ou de la flute, et dansés par des chreurs devant de vastes publics cornrrie le furent notamment les Odes pindariques) suffisaient a caractériser ce type de textes, en meme temps qu'elles en justifiaient l'organisation formelle 1

• Mais le chant et l'accompagnement musical ont toujours passé pour favoriser l'expression des émotions et l'acces au monde intérieur. Dans notre littérature, des le XIII" siecle, un divorce s'an­nonce entre texte poétique et musique. Dans le meme temps se met en place le systeme vers-prose qui régira l'ensemble de la production littéraire jusqu'au romantisme et au-dela2

• Pour autant la poésie per­sonnelle, représentée au XIII" siecle par le « dit», ne rompt pas ses liens avec l'oralité. Un poete comme Rutebeuf interpelle son public, impose sa présence physique3

• Le poeme n'est pas encore un pur « texte», appartenant tout entier "au domaine de l'écriture. La yoix et plus généralement le corps s'impliquent directement dans la mise en sceñe du j?"'emfihk le'Í1otaif'"l'a'u.rztrt'lmm't~(!á'ñSüñártícfeaéja anéieñ;"Te')e poétique prend une valeur particuliere dans la perfor­

1. On sait que la division de l'Ode triomphaIe en strophes, antistrophes et épodes, reprise chez nous par Ronsard et quelques autres poetes, s'explique par les évolutions du chreur chargé en Grece de célébrer la victoire des champions'(J

2. Michel Zink, La sNbje&tivifé liftérllirr, Paris, PUF, 1985, p. 62 et 68. . 3. «Sa poésie donne souvent l'impression d'une parade de soi-méme, d'un de ces monologues

de théatre tout entiers con~us en vue de l'effet qu'ils veulent produire sur le public », note M. Zink (ouvr. cité, p. 63).

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mance orale: «Le locuteur revendique, en parlant, une "place" : une énergie soutient sa voix, comme une poussée vers un accomplisse­me,nt désiré; un sujet, dans les mots, exige d'etre reconnu grace a cette énergie meme. »1

Dans la lyrique moderne, qui est a peu pres exclusivement de i'écrit, le rapport avec la musique et avec l'oralité ne se maintient plus qu'a travers les contraintes de la versification et le travail du rythme. On continue néanmoins a parler de }@ix,de-;;uJl(e, deB lyrique. Appellations il est vrai de plus en plus fréquemment remises en cause tout au cours du XX· siecle, au profit de la mise en évi­dence de ce qui ressortit au registre de l'écriture. Le tournant a cet égard, comme on sait, peut etre daté de Mallarmé, lorsqu'il affirme que « l'reuvre pure implique la disparition élocutoire du poete, qui cede l'initiative aux mots [...]; ils s'allument de reflets réciproques [...] rempla<;ant la respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase )/. La période antérieure au contraire, qui est celle du Romantisme au sens large, a vu les poetes revendiquer plus fortement que jamais ce « souffle lyrique», le « chant» ou « les chants» qui en résultent. L'existence d'une «voix» poétique étant admise, les poetes romantiques ne vont pas cesser de s'interroger sur l'origine, le lieu, le statut, la véracité de cette voix. Questions a la fois réfractées par l'énonciation du texte (notamment lorsque plusieurs énonciateurs lui conferent une structure dialogique) et thématisées par les poemes, au point d'en constituer parfois le propos essentiel.

Genre écrit se présentant comme parole: le lyrisme romantique s'inscrit d'abord dans cette contradiction. Contradiction féconde, on peut le penser, mais qui a elle seule suffirait a rendre problématique la position du sujet de l'énonciation. On dira que depuis l'ige classique des « chants» lyriques étaient produits sans etre chantés et que chacun s'en contentait. Mais les romantiques veulent faire plus. I1s portent a

1. Paul Zumthor, Pour une poétique de la voix, Poétique, 40, novembre 1979, p. 521-522. Voir également, de Paul Zumthor, Introduction ala poésie orale (1983) et La leltre el la voix dans la civi­lüation ",édiévale (1987).

2. Ma1Iarmé, Divagation premiere, Relativement au vers, in Vers el prose, 1893, p. 191-192. Repris dans « Crise de vers ", (Euvres completes, « Bibl. de la Pléiade », 1945, p. 366. L'éclition de Vers elprose ajoute : « Ce caractere approche de la spontanéité de l'orchestre» (phrase sup­primée dans « Crise de vers »). L'idéal ma1larméen vise une instrumentation verbale, « un art d'achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien» : ce qui est récusé n'est pas la musique, mais l'oralité.

L'émergence du sltiet !Jrique ti /'époque romantique

son comble la tension entre une énonciation lyrique exploitant toutes les ressources de l'écriture et la volonté d'une présence autrefois réser­vée a la performance orale, c'est-a-dire a une parole incamée dans uns. voix et dans un c0!ps. ­

"'Uñe"'tres"cmbre déclaration de Lamartine, 0\.1 l'on aurait tort de ne voir que lieu commun ou rodomontade, l'indique sans ambiguIté: «J e suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait 'donné a ce qu'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre asept cordes de convention, les fibres memes du creur de l'homme, touchées et émues ... par les innombrables frissons de l'ame et de la nature. »1

« Phrase a valeur de manifeste», commente tres justement Jean­Marie Gleize: « C'est l'acte de naissance de la poésie lyrique, contre toute convention. La poésie devient elle-meme en s'intériorisant intensément.» Avec Lamartine, « le chant réalise cette apparente impossibilité d'extérioriser l'intime, de conserver a l'intime son inté­riorité tout en l'extériorisant. Le chant n'est qu'en apparence exté­rieur, il n'y a pas de solution de continuité entre la "parole intérieure" et le poeme comme chant»2.

La ~ix lyrique devient en effe1.!~ ~<2!E. is.11.!l.time. Elle rejoint le chant par la pure musl(:~s tandis que le discours se présente comme une simple confidence, adressée a un lac «( Un soir, t'en sou­vient-il? [...]»), a un poete «( Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie»), a une femme inconnue «( A mes yeux étonnés montre-toi tout entiere, / Dis-moi que1 est ton nom, ton pays, ton des tin» ), a un paysage familier «( Salut! bois couronnés d'un reste de verdure! [...] Salut! derniers beaux jours! » )3. Ce faisant, le sujet lyrique lamartinien semble ne point « chanter» en poete professionne1 qui entonnerait une ode (a la maniere d'Hugo dans son premier recueil4

), mais simplement en homme sensible donnant l'illusion de se confondre avec l'auteur lui-me~~:Et"pára(foxalementC'est "dans la mesure meme 0\.1 le chant lyfique renvoie á. un homme de.chair et non a un « poete» de profes­sion que cet hom~~quie";t le statut de poete en un sens nouveau: non plus seulement un bon artisan du vers mais un etre privilégié

1. Lamartine, préface des Méditations poétiques, éd. de 1849. 2. Jean-Marie Gleize, Poésie elftguration, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 28-29. .. 3. Lamartine, Médilations poétiques. Respectivement, « Le Lac », v. 13, « L'Homme », v. 3,

« Invocation », v. 5-6, « L'Automne », v. 1 et 3. 4. Ou comme le fait Lamartine lui-meme dans des poemes de facture plus traclitionnelle, corome

« VOde sur la naissance du duc de Bordeaux ».

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capable d'unir le maximum de musicalité au maximum d'intimité, de dire dans une forme supremement musicale ce qu'il y a de plus intime en lui et que les autres hommes gardent pour eux, par pudeur autant que par incapacité de s'exprimer. Mme de Stael ne disait pas autre chose: « Le don de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du creur est tres rare; il Ya pourtant de la poésie dans tous les etres capa­bIes d'affections vives et profondes; l'expression manque a ceux qui ne sont pas exercés a la trouver. Le poete ne fait pour ainsi dire que dégager le sentiment pnsonnier au fond de l'ame [...]. »1

Le poete va donc s'autoriser de l'existence en chacun d'un « fond» inexprimé pour dire ses sentime~ts, ses pensées les plus privées, ses gouts les plus personnels, persuadé que le lecteur y retrouvera sinon ses propres sentiments, du moins quelque chose d'apparenté a ce qu'il ressent lui-meme. Il n'est que de voir le nombre de poemes de l'époque romantique dont l'incipit est l'affirmation d'un gout ou d'un dégout, chez Musset par exemple :

Que j'aime le premier frisson d'hiver! le chaume, Sous le pied du chasseur, refusant de ployer!

(<<Sonnet», v. 1-2)

Que j'aime avoir, dans la vallée Désolée,

Se lever comme un mausolée Les quatre ailes d'un noir moutier!

(<< Stances », v. 1-4).

mais aussi chez Hugo: J'aime les soirs sereins et beaux, j'aime les soirs [...]

(Les Feui"es d'aulomne, « Soleils couchants », v. 1).

J'aime Chelles et ses cressonnieres Et le doux tic-tac des moulins [oo.]

(Les Chansons des rues el des bois, v. 1-2).

et chez Baudelaire: J'aime le souvenir de ces époques nues [oo.]

Le sujet lyrique romantique, a ce premier stade de son émergence, pourrait donc etre défini comme une instance d'énonciation produi­sant des énoncés poétiques dont le référent serait l'intimité meme de

1. Del'Allemaglle (1810), chapo X, « De la poésie », Gamier-Flammarion, 1968, t. 1, p. 205.

L'émergence du sujel !Jrique a I'époque romantique

l'auteur, en tant qu'elle partage un domaine commun avec l'intimité du lecteur. Mais cette premiere position du sujet lyrique se révelefon­cierement instable. Les exemples minimaux qu'on vient de rappeler, et qui pourraient etre diversifiés a l'infini a travers l'expression du regret, du désir, du reve, de la colere, offrent déja toute une gamme de positions du sujet de l'énonciation par rapport au sujet biographique. Deux de ces exemples s'orientent vers l'autobiographie (sans y appar­tenir). Dans le « Sonnet» de Musset, le gout affirmé aux deux pre­miers vers pour une saison particuliere introduit une référence précise a un retour a Paris daté de « l'an dernier », et en rapport avec un épi­sode amoureux:

Que j'aimais ce temps gris, ces passants, et la Seine Sous ses mille falots assise en souveraine! J'allais revoir l'hiver. - Et toi, ma vie, et toi!

Lointainement apparenté a l'autobiographie, le poeme portant réfé­rence a Chelles, dont le souvenir pour Hugo semble lié a sa liaison avec Léonie d'Aunee. Encore ne perd-on rien a l'ignorer, le nom de ce village n'étant que le moyen d'ancrer en un lieu géographique précis (et par la de situer dans la lumiere d'un souvenir présenté comme réel) un croquis du poete marchant et revant dans un pay­sage printanier. En revanche nulle confidence particuliere, nul sou­venir précis dans l'incipit des « Stances» de Musset, ni dans celui de « Soleils couchants ». Mais pas davantage de fictionz. Dans les deux poemes, la premiere personne ouvre un espace d'énonciation (d'am­pleur différente, il va sans dire) que remplira un discours principale-:_ ment descriptif. Elle permet de « placer la voix»: il s'agit de musique bien plus que d'affectivité; l'affirmation énonciative est ici comparable a un coup d'archet « attaquant» un quatuor. La subjecti­vité proprement dite n'apparaít qu'a la derniere strophe de la del'-----'"

1. Voír la note de !'édition Massín (CEuvrfIJ .omplileJ de Victor Hugo, París, Club frans;ais du livre, 1967-1969), t. XII, p. 119.

2. La fiction se trouverait dans l'incipit de «Don Paez» de Musset: Je n'ai jamais airné, pour ma part, ces bégueules Qui ne sauraient aller au Prado toutes seules [...]

ou un locuteur-nanateur fait état de ses gouts personnds pour introduire le long récit qui constitue l'essentid du poeme:

Ce que je dis ici, je le prouve en exemp!e. J'entre donc en matiére, et, sans discours plus ample, Écoutez une histoire:

Un mardi, cet été [...]

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16 Figures du sujet !Jrique L'émergence du sujet !Jrique ai'époque romantique 17

mere plece de «Soleils couchants», dans une opposition entre la Contempiations (1856) : «Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui pérennité de la nature et la mort prévisible du moi:

¡ soit a lui. Ma vie est la votre, votre vie est la mienne, vous vivez ce

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tete, que je vis; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux, vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez­Je m'en irai bientót, au milieu de la fete, nous de nous, leur crie-t-on. Hélas! quand je vous parle de moi, je Sans que rien manque au monde, irnmense et radieux ! vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas? Ah ! insensé, ",ni

Avec une sureté musicale égaIe a celle de Hugo, Baudelaire ne se contente pas de «lance!» a la premiere personne une évocation de la beauté paIenne; il en fait le premier terme d'une antithese dont le second présente «Le Poete aujourd'hui». Et ce passage a la troisieme personne permet d'évacuer le caractere trop individuel du «je» pour

- -_,donner sa véritable dimension a un sujet lyrique qui, malgré son impersonnalité, «Sent un froid ténébreux envelopper son ame» en face du spectacle des corps modemes.

Selon les textes, on voit donc le « je» et le « poete» échanger leurs qualités, le second pouvant prendre en charge tout 1'intime et toute l'intensité d'une voix personnelle, tandis que le premier peut etre élevé, avec toutes ses particularités individuelles, a l'universalité d'un

f'etre abstrait. Il s'agit en fait d'un meme «sujet lyrique», dont le carac­! tere instable et paradoxal vient précisément de sa double visée, d'un \ coté vers le plus intime (avec ses adhérences biographiques), de 1'autre

vers l'universel (le poete s'attribuant la mission d'hre la voix de tous, et de tout). __- Meme si les poetes de l'époque romantique en France ne se sont

~rois gue je_~.~~~,.'pª§J;oiJ* En deuxieme lieu, le poete romantique se pose volontiers en interlo­

cuteur et en interprete de la nature, voire du cosmos tout_entier. Bien entendu, cela est surtout vrai de Húio~-maís"on vérra que les autres représentants majeurs du romantisme franc;ais partagent également cette attitude. La prétention d'etre une voix de l'univers, d'entendre et de parler« le langage des fleurs et des choses muettes» pourrait paraitre peu compatible avec 1'orientation vers 1'intime. C'est Victor Hugo, la encore, qui formulera le plus nettement (dans la premiere préface des Odes, datée de 1822) 1'extension de «1'intime» aux dimensions cachées de toutes choses : «Au reste, le domaine de la poésie est illimité. [oo.] La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout. »

La question se pose enfin de la nature et du statut de cette voix de l'intime (ou de 1'univers) qui n'est pas en permanence a la disposition du poete et qui ne se fait entendre que par a-coups. Malgré 1'effet pro­duit sur le lecteur, cette voix n'est pas celle de 1'« auteur», signataire du poeme. Celui-ci fait nécessairement 1'expérience de la stérilité, des intermittences du flux poétique. C'est donc que la voix de 1'intime

pas posé la question du sujet lyrique dans les termes OU nous nous la obéit a quelque chose de plus intime encore, de plus profond, de plus

posons (termes en grande partie hérités de la tradition critique alle­ caché, intimius intimo. Soit ce que 1'on désigne traditionnellement

mande, comme Dominique Combe le rappelle ici meme), ils n'en ont cornme 1'inspiration, 1'enthousiasme ou la muse. C'est-a-dire en défini­

pas moins été conscients de la nouveauté de leur démarche par rapport tive une instance extérieure (ou du moins fantasmée comme telle). En aux poetes des générations précédentes ­ on en a vu un exemple sous cherchant ce qui déclenche la voix de 1'intime, ce qui la fait advenir et la plume de Lamartine -, conscients aussi de son caractere aventureux lui fournit son énergie, on débouche sur une altérité que toute la tra­ou problématique. Plusieurs ensembles de questions affleurent en effet dition poétique figure comme extérieure au poete. De meme qu'en dans les préfaces ou autres textes, a travers souvent des affirmations suivant un ruban de Mrebius on passe d'une face a l'autre, de meme la pleines d'assurance et des formulations abruptes. voix (et la voie) de 1'intimité du moi conduit a ce qui n'est.Q!us le moi,

Un premier ensemble conceme les rapports du «poete», sujet de l'énonciation, et du lecteur, fréquemment posé en allocutaire et apos­

a ce qui le borde et le déborde du coté de 1'altérité. Le sujctlynque romanttgueeg a lifuis Ce *Boí 8f ce OQo-rrioí:"sujet clivé d'une énon­

trophé a la deuxieme personne. Il s'agit de le convaincre que, si per­ ciation qui échappe en grande partie au vouloir personnel. sonnelle que soit l'expérience qui inspire les propos du poete, cette Ce sujet clivé entre le «je» et «l'autre» peut etre mieux encore expérience est ou pourrait etre la sienne. La formule décisive a cet représenté comme un sujet triangulé entre trois types de relations: égard se trouve évidemment dans le célebre passage de la préface des relations du « je» lyrique avec un « tu», allocutaire dont le lecteur est

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la figure privilégiée - avec un « tout» qui lui parle et dont il est lui­meme l'allocutaire, ou dans lequel il tend a se fondre -, avec un « il» enfin qui lui confere son énergie et dont il pourrait n'hre que le porte­parole. Soit trois formules paradoxales (( je suis toi », « je suis tout », « je est un autre» ) dont les relations au sujet de l'énonciation peuvent etre schématisées de la maniere suivante

fusionne avec l'univers rencontre le TU du lecteur (fe INis tONt) (fe INis toi)

~ JE

sujet de l'énonciation

• • '.".! ......> masque ou porte-parole , /"" . lA!) E. V .I d'un IL (ou d'un <;A)

(fe ut Nn aNtre)

T ~:), \ \ ¡............~ .... el

LE SUJET LYRIQUE ET SES ALLOCUTAIRES

L'apostrophe est chose commune dans la poésie lyrique. Dans la poésie amoureuse en particulier, rien de plus habituel que de nommer la femme aimée (par son nom ou par un pseudonyme) et de s'adresser directement a elle. Un énonciateur personne1, que la forme du texte invite a identifier avec la personne de l'auteur, s'adresse a une autre personne, réelle ou fictive: ainsi Ronsard s'adresse-t-il a Cassandre, a Rélene, a Marie, a plusieurs autres, dont la personnalité peut faire objet de débats. De meme Lamartine aElvire. Le poeme des Médita­tions intitulé précisément «A Elvire» commence par rappe1er « le doux nom de Cynthie », « le nom chéri de Laure », et ne manifeste d'autre ambition que de voir s'ajouter le nom d'Elvire a ce1ui des amantes immortalisées par Properce ou par Pétrarque. A cet égard, rien ne dis­tingue a priori l'énonciation romantique de l'énonciation lyrique (élé­

L'émergmce du sujet !Jrique aI'époque romantique

giaque en particulier) telle qu'elle s'est constituée depuis la poésie antique l

Un écart décisif apparait cependant entre un poeme re1ativement traditionne1 comme « A Elvire », et « Le Lac» (ou le nom d'Elvire n'apparait point). Désignée comme l'absente, comme celle qui ne reviendra plus, l'amante est présente dans « Le Lac» comme énoncia­trice seconde. Le poete qui est en position d'énonciateur dans les cinq premieres strophes et dans les six dernieres cede la parole a la femme aimée pour quatre strophes de forme différente qui sont le creur du texte, tant du point de vue de la composition que de leur contenu. La femme n'est plus seulement objet de célébration, de requete, etc., elle devient elle-meme sujet lyrique. C'est elle qui prie le temps de sus­pendre son vol, qui dit a la nuit « Sois plus lente» et qui proclame « Aimons donc!» Ainsi l'énonciation lyrique circule (par la grace évi­demment du scripteur) entre ce1ui qu'on peut continuer aappe1er « le poete» et une figure féminine aimée que le dispositif énonciatif situe exactement au meme ran~ que lui. Quant al'allocutaire du poeme, ce n'est autre que le lac: « O lac! [...] Regarde! [...] Un soir, t'en sou­vient-il? [...] », et si les paroles de l'amante ne s'adressent pas directe­ment a lui (s'adressant au temps et a la nuit) , du moins le flot s'y montre-t-il' « attentif».

Cette proximité d'un énonciateur humain et des objets de la nature pouvant occuper la position d'allocutaire se manifeste couramment sous la forme d'apostrophes adressées a des etres inanimés, souvent précédées d'un « ó» vocatif. Traditionnelles dans la poésie lyrique, elles en constituent meme une sorte de marque formelle: « Ó lac! rochers muets! grottes! foret obscure!» (Lamartine, « Le Lac ») ; « Ó coteaux! ó sillons! souffles, soupirs, haleines !» (Les Contemplations, 1, 4, V. 23). Rugo, qui multiplie de telles apostrophes, en tire parfois un

{ ,. effet neuf en les situant a la chute d'un poeme: « Ó nature, alphabet des grandes lettres ~b¡;e 1~ 'bi. 1 4 ' ace », V. 214 et dernier), « O forets! bois rofonds! solitudes! asiles! > (ibid., lII, 2, «Me1ancholia », V. et erruer). Le plus be1 exemple se

L Le théme se perpétue dans la poésie du xx' siécle : voir le « Cantique aEisa» d'Aragon : A10rs Héléne Láure Elvire

Sortiront t'accueillir comme un mois de Marie Elles diront EIsa comme un mot difficile EIsa qu'il faut apprendre adire désormais (etc.)

(LeIyellxd'EiJa, Paris, P. Seghers, 1950, p. 66).

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21 20 Figures du sujet !Jrique

ttouve sans doute, dans ces memes Contemplations, aux derniers vers du poeme Mugitusque boum (écrit en 1855), OU les aposttophes lyriques, venant apres plusieurs effets rythmiques remarquables, donnent une extraordinaire ampleur a l'évocation finale:

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles; Et Virgile écoutait, comme j'écoute, et l'eau Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau Le vent, et le rocher l'écume, et le cie! sombre L'homme... Ó nature! abime! immensité de l'ombre !

""'----....--.--_ _- . -,.-......... Loin que la priorité nouvelle donnée a l'intime conduise, selon

l'idée rec;ue, a une hyperttophie du moi, la poésie romantique ne cesse rde jouer avt:5: ll.Q.e libert~j.!lconnue jusque-la, d'énonciateurs variables ~ et d'allocutaires _!?~.~~J?!~~l.!!an"~s~~ntsans la ~~~dre peJne l'2PPo­: sition de ,.rániiñé et de l'itlanimé, comme de l'abstrait et du concreto '-Un exempie-pr~;que'caricattiralen est fourni par le Rolla de Musset

(1833). A partir de la troisieme section de ce qui se présente comme un récit lyrique, des apostrophes rythment le développement, le ~nt, le font bifurquer dans les directions les plus inattendues. ! Apostrophes interrogatives ou exclamatives adressées aux person­

. nages «( Si ce n'est pas ta mere, o pale jeune filIe! / Quelle est donc t\/~"l ~ t

"'.. cette femme [...] », « C'est toi, maigre Rolla? Que viens-tu faire ici? », « Eh bien, leve-toi donc [...] belle prostituée»), mais aussi, et sans transition, a des personnages d'autres histoires «( 6 Faust! n'étais-tu pas pret a quitter la terre [...] », « Quinze ans! o Roméo! l'age de Juliette! / L'age OU vous vous aimiez!» ), et a Eve «( Oh! la fleur de l'Éden, pourquoi l'as-tu fanée [...]»), et aux femmes du monde, aux « meres de famille », aux « moines mystérieux », aux « Negres de Saint­Domingue», et a Voltaire (c'est le fameux: « Dors-tu content, Vol­taire, [...]») repris plus loin en « vieil Arouet »... La prostitution ins­pire une apostrophe a la pauvreté: «Pauvreté 1pauvreté! c'est toi la courtisane. / C'est toi qui dans ce lit a poussé cet enfant [...] », la dénonciation des mreurs en entraine une autre a « mon siecle», puis a un fleuve dont on ne sait pas bien s'il métaphorise ou non le siecle: « 6 fleuve impétueux ! / Tu portes a la mer des cadavres hideux [...] ». A mesure que le texte progresse, les apostrophes a des entités diverses ( « noir Esprit des ruines / Ange des souvenirs [...]») ou a des élé­ments de la nature se font plus nombreuses: « Roi du monde, 6 soleil! », « Vous qui volez la-bas, légeres hirondelles [...] », « Dites­moi, terre et cieux [...] », « Oh! vous le murmurez dans vos spheres

L'émergence du sujet !Jrique a I'époque romantique

sacrées, / Étoiles du matin [...] »... On comprend que Rimbaud ait parlé d' «apostrophe Rollaque », a propos d'un poeme qu'il avait soi­gneusement étudié avant de le vitupérer.!

Outre ces apostrophes, l'entrelacement d'un récit mettant en scene un personnage situé Oacques Rolla, Parisien) et de développe­ments a la premiere personne entraine des altemances dans le jeu des pronoms, qui contribuent a donner au texte de Rolla son allure quelque peu égarée. Le narrateur parle de Rolla tantot a la troisieme, tartot a la deuxieme p~rs?~ne; hiºW1l~ñt:J~..S'~!~ji!~.i!.~.!tatglogi­queso Le personnage prend soudain la parole sans rupture de ton et sans guillemets «( Dites-moi, dites-moi, pourquoi vais-je mourir?» ). De maniere plus surprenante encore, ce n'est pas Rolla qui invite la belle prostituée a se lever et a boire, c'est le narrateur qui prend tout a son compte: « C'est une belle nuit - c'est moi qui l'ai payée.» La encore, le sujet Ixri~~-fircu/~ne.jigurea 1'autre, narrateur et per­sonnage se trouvant si~".1!n mem' plan, du triple point de vue de l'énonciation. ducómp2~.meot·moralOe narrateur ne se prétend pas supérieur au débauché qu'il condamne) et de la perspective his­torique. Ce point de vue de l'Histoire est évidemment celui qui fonde tous les autres: c'est dans la mesure ou ils appartiennent a une meme époque, c'est en tant que fl1s de Voltaire, enfants du siecle embarqués dans une meme aventure collective, que le poete-narra­teur et le personnage a qui il s'adresse comme a un frere se trouvent solidaires et mis a égalité par le récit lyrique.

Cette fraternité singuliere définit également le rapport qui unit le sujet lyrique romantique a son lecteur. Dans la poésie classique l'adresse au lecteur est généralement de 1'ordre du texte préfaciel en prose. Les dédicaces en vers sont principalement adressées a de grands seigneurs ou a des personnages connus. L'ouverture de la poésie a « tout ce qu'il y a d'intime dans tout» conduit a établir avec le lecteur un rapport de familiarité, voire de complicité. Ce rapport s'établit sur un double fondement. Tout d'abord, on vient de le dire, la conscience d'appartenir a une meme époque, trouble et incertaine: « De quel nom te nommer, heure trouble ou nous ~~e demaqde Hugo dans le premier vers du « Prélude» a~. La solidarité

1. «Tout garc;on épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque [...] » (Lettre a Paul Demeny, 15 mai 1871). Dans « Soleil et chair », l'anaphore «Je regrette les temps [...]» est al'évidence un souvenir de l'expression anaphorique « Regrettez-vous le temps [...] ?» qui structure le début de Rol/a. Plusieurs détails du texte confirment le rapprochement.

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23

r' 22 Figures du sujet !Jrique

historique qui se révele dans le texte de Rolla - en dépit de ses évi­dentes faiblesses - est moins éloignée qu'on ne pourrait le croire de la conscience malheureuse de Baudelaire en face de l'histoire, sur quoi a insisté H. Friedrich dans ses Structures de la poésie moderne1

• Quant a Victor Hugo, il est clair que la conscience historique constitue le fon­dement essentiel de l'espece de communion qu'il tente d'établir entre le poete et ceux a qui il s'adresse. A une amie que n'effleure pas le doute, il explique:

De nos jours - plaignez-nous, vous, douce et noble femme! L'intérieur de l'homme offre un sombre tableau. [...] Et I'incrédulité rampe au fond de notre ame. [...] Cest notre mal anous, enfants des passions Dont l'esprit n'atteint pas votre calme sublime; A nous dont le berceau, risqué sur un abime, Vogua sur le flot noir des révolutions.

(Les Chants du mpuscule, XXXVIII, « Que nous avons le doute en nous », v. 1-2, 4 et 37-40.)

Fraternité révolutionnaire et fraternité humaine sont inséparables a ses yeux. « Freres! et vous aussi, vous avez vos journées! », lance-t-il (au grand scandale de Vigny et des légitimistes) en tete du poeme « Dicté apres juillet 1830» (Les Chants du crépuscule, 1, 1). Et tant d'exhorta­tions adressées a la France (( France! a l'heure OU tu te prosternes [...]»), au Peuple, aux «Franc;ais de cet age d'attente», ne se soutien­nent que du sentiment d'une situation historique commune OU le poete doit etre la voix de ceux qui ne peuvent parler, mais qui du moins peuvent lire.

L'autre fondement du rapport romantique entre le poete et son lecteur est l'affirmation insistante d'une nature humaine commune, impliquant les memes aspirations, les memes espoirs, les memes angoisses, les memes vices. C'est le theme que Baudelaire développe dans la piece liminaire des Fleurs du mal, « Au lecteur ». Lecteur « hypocrite », dans la mesure OU il refuserait de reconnaitre que « la

_;!QtQ.§e, l'erreur, le péché, la lésine », et par-dessus tout l'Ennui, exer­cent sur lui les memes raya es que sur le poete. Personne ne peut se. vanter d'y échapper (perso ne ne peut par conséquent condamner le poete qui réussit a faire de la poésie avec ce dont tout le monde a

I !

1. Hugo Frieclrich, S/rN{!1Im de /a poésie modef1fe, trad. franc¡:., París, Denoel/Gonthier, 1976, p.49 s.

t/\\I'l'·r .,

L'émergence du sujet !Jrique aI'époque romantique

honte), s'il est vrai, comme le texte l'affirme fortement, que nous sommes tous les jouets du Diable. Égalité devant le mal et devant la mort. Hugo ajoute: et devant la vie éternelle. Le poeme des Contem­plations intitulé «Ce que c'est que la mort », dont le premier vers sen­tencieux (( Ne dites pas: mourir; dites: naitre. Croyez») pourrait faire croire au discours du supérieur .a l'inférieur, proclame en fait l'égalité de tous dans la médiocrité d'abord (( On est l'homme mau­vais que je suis, que vous etes» ), puis dans la mort, et enfin dans la transfiguration que le sujet du texte vit par avance au présent:

Oil suis-je? Dans la mort. Viens! un vent inconnu Vous jerre au seuil des cieux. On tremble; on se voit nu, Impur, hideux [...] Et soudain on entend quelqu'un dans I'infini Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni, [...] (v. 13-15 et 17­

18t

Nature humaine commune et communauté d'époque, par-dela des idéologies opposées, impliquent une communauté d'expériences vécues qui donnent son sens au « je suis toi» que le poete romantique adresse sous des formes diverses a son lecteur. C'est pourquoi il ne peut guere exister d'hermétisme romantique. Posé comme un sem­blable, le lecteur est également posé comme capable de recevoir tout discours proféré par le moi lyrique. C'est Rimbaud qui marquera ici la rupture, en jouant sur « l'hallucination des mots» et en «réservant la traduction ». Le sujet lyrique romantique s'adresse a un allocutaire égal en dignité qui peut etre, selon les cas, une collectivité, un ami, un autre poete (ainsi Lamartine s'adresse-t-il, dans son poeme « L'Homme », a Byron, et Musset, s'autorisant de ce précédent, a Lamartine~, un artiste disparo (<< 6 mon maitre Albert Düre, 6 vieux maitre pensif! », écrit Hugo\ ou dans certains cas le poete lui-meme. S'instaure alors un jeu dialogique comme celui que Hugo a mené dans

1. On peut noter au passage qu'une méme anticipation de la mort et une méme « expérience» du réveil dans la lumiére étemelle se trouvaient déja dans le poeme des Méditalions « Le chrétien mourant»:

Prends ton vol, ó mon ame, et dépouille tes chalnes ; [...] Déja, déja je nage en des flots de lumiére ; L'espace devant moi s'agrandit, et la terre

Sous mes pieds semble fuir !

2. Voir la «Lettre aM. de Lamartine» quí commence par une évocation de Byron ouvrant « un livre ou l'on parlait de luí»: il s'agit des Méditalions poéliqNes.

3. Les Voix intérieNres, «A Albert Dürer», V. 6.

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!'

24 Figures du stget {yrique

quelques pieees sOUS-~az:::m.:nUííí ~pio. Ainsi dans le bref poeme intitulé « A 01. »~~_~é'!.":!!!!S).XII), qui relate la pre­miere reneontre avee ]uliette. Le «le» s'y adresse au «poete» :

6 poete! je vais, dans ton ame blessée, Remuer jusqu'au fond ta profonde pensée. Tu ne l'avais pas vue encor, ce fut un soir [...] (v. 1-3).

Le poeme «A Olympio» ménage une distanee entre deux figures du sujet, elivé entre Olympio blessé par la ealomnie et «l'ami qui reste a (son) eceur». La voix de ce qu'on pourrait appeler un récitant intro­duit le diseours de l'ami (diseours qui eonstitue la plus grande partie du poeme), puis la réplique d'Olympío, lequel répond d'une

Voix pareille a la sienne et plus haute pounant, Comme la grande mer qui parlerait au fleuve (v. 223-224).

Olympio est bien, eomme le dit Pierre Albouy dans le remar­quable article qu'il a eonsaeré des 1971 a «Hugo ou le je éclaté », «la figure du moi qui se sépare pour parler », « le poete en tant que moí qui se dit ».1 Pourtant Píerre Albouy n'hésíte pas a qualifier de «paravent» la déclaration qu'on lit dans le projet de préfaee éerit pour des Contemplations d'O{ympio qui n'ont jamaís vu le jour: « [...] Il vient une eertaine heure dans la \rie ou, I'horizon s'agrandissant sans eeSSe, un homme se sent trop petit pour eontinuer a parler en son nomo Il erée alors, poete, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'íncame. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moí.» Quoí qu'il en soit, on ne peut pas parler d'un véritable «eycle» d'Olympío dans l'ceuvre. Le projet de Contemplations d'O{ympio est devenu Les Contemplations tout court. Le sujet lyrique hugolien n'avait pas besoin en définitive de figure seeonde pour s'adresser aux alloeutaires les plus divers, et jusqu'aux puissanees cosmiques:

Je vis les quatre vents passer. - O vents, leur dis-je,

Vents des cieux! croyez-vous avoir seuls un quadrige?

Je vis Aldebaran dans les cieux. Je lui dis: Toi qui luis! [..r

1. Pierre Albouy, Hugo ou le je éclaté, Mythographin, Paris, José Corti, 1976, p. 72. 2. Début des deux poémes liminaires des QMatre Vent! de I'esprit.

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L'émergence du sujet {yrique aI'époque romantique ~ 25

Mais íci e'est face a l'univers que se situe le « je», et l'on est au --seuil d'une fusion du moí et du .~onde qui entraine de nouvelles eon1iltUfadoIíS ~rmnetafiVes-:-' ,',¡

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LE SUJET LYRIQUE ET L'UNIVERS

Aucun poete romantique n'a écrit la formule folle «je suis tout». Mais presque tous ont écrit eomme si le poete lyrique en tant que tel entretenait des relations privilégiées avec l'univers, ou ce qu'ils aiment a nom!p~atuE~. l'infini, l'ínconnu..l.píeu (termes entre lesquels &sdlstinetions, qui ~-soñt-pas'''lcrde -notre propos, sont tantot posées, tantot gommées). Ces relations sont d'abord de paroles et s'inscrivent dans un schéma de eommunieation. Selon les cas, le poete lyríque s'adresse a l'univers - aux forets, au soleíl, a la divinité univer­selle - eomme on a vu qu'il s'adressait a ses freres ou aux peuples. La forme la plus símple est celle du « salut », aimée de Lamartine dans les Méditations poétiques. A coté du célebre «Salut! bois couronnés d'un reste de verdure! », réitéré dans «Le Temple» en «Salut, bois consa­eré! Salut, ehamp funéraire », le poeme «La Poí» donne a ce geste verbal sa plus grande extension, a la foís cosmique et personnelle, puisque apres avoir salué le monde « au seuíl de l'exístenee », le sujet du texte salue son dernier jour :

Salut, nouveau séjour OU le temps m'a jeté, Globe, témoin futur de ma félicité! Salut, sacré flambeau qui nourris la nature! Soleil, premier amour de toute créature! Vastes cieux, qui cachez le Dieu qui vous a faits! Terre, berceau de l'homme [...] [...] Salut, mon dernier jour! sois mon jour le plus beau! (v. 19-24 et 32).

En de tels textes, le sujet lyrique se situe sur le meme plan que l'univers, en faee duquel il se pose dans la contemplation. Inscription poétique d'une attitude dont des prosateurs comme Rousseau ou Senaneour fourniraient déja des exemples. Mais il arrive que le poete, non content de s'adresser a l'univers d'égal a égal, se 2Usente ~omme

laY9~~e",..m~dont la saeralité pourtant est affirmée. Chez [amartine eet univers-temple, contrairement a celui des « Correspon­

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r. 26 Figures du sujet !Jrique

dances », ne laisse sortir aUCune parole et attend que l'homme, dont le « je» poétique est la voix, fasse retentir l'hymne attendu:

L'univers est le temple, et la terre est l'autel ; [000] Mais ce temple est sans voixo Ou sont les saints concerts ? D'ou s'éU:vera l'hyrnne au roi de l'univers? Tout se tait: mon creur seul parle dans ce silence. La voix de l'univers, c'est mon intelligence. Sur les rayons du soir, sur les ailes du vent, Elle s'éléve a Dieu comme un parfum vivant; Et, donnant un langage a toute créature, Préte pour l'adorer mon ame a la nature.

(Méditations poétiqlteJ, XVI, «La Priére», v. 16 et 27-34).

r Cette position du moi pensant et parlant ayant mission de « donner I un langage» a l'univers, si elle manifeste une cohérence idéologique, l est loin d'etre la plus fréquente dans la poésie romantiqueo Hugo,

-Vigny, Baudelaire encore préferent affirmer, conformément aune tres ancienne tradition, que tout parle dans la nature, q~il existe un lan­ga~e des ~ ch?~~.mu~es» et que l'homme est entouré de « VOlX » que repoete ale privilege d'entendre mieux que tout autreo Le «je» de l'énonciation lyrique se retrouve alors allocutaire de discours dont il est en meme temps l'énonciateuro La rhétorique classique connait bien cette situation double dans le cas de la prosopopée, ou l'écrivain fait parler un absent ou une abstraction personnifiée qui s'adresse le plus souvent a lui-memeo Vigny en fournit un admirable exemple dans La Maison du berger: le célebre discours de la Nature, qui s'adresse au« je» du texte, est composé par celui-ci a l'intention d'Éva, afin de la per­suader de ne pas le laisser seul :

Ne me laisse jamais seul avec la Nature; Car je la connais trop pour n'en pas avoir peuro Elle me dit: «Je suis l'impassible théatre [..o]» (vo 279-281).

Mais généralement la poésie romantique ne s'en tient pas aune proso­popée qui s'avoue comme telle. Le texte est composé de telle sorte que les paroles ou les voix de l'univers paraissent l'expression humaine d'un discours en lui-meme ineffable, que le poete serait seul capable de rendre par des paroles intelligibles. Le moi poétique n'est plus alors seulement l'allocutaire d'un message qu'il se chargerait (fictivement) de transcrire, il en devient le traducteur, l'interprete, éventuellement l'herméneute. Autrement dit, le texte renvoie a une instance d'énon­

L'émergence du sujet !Jrique aI'époque romantique

clatlOn transcendante dont le poete serait le médiateur ou le relais. C'est une situation que nous retrouverons a propos de la voix de «l'autre », correspondant a ce que l'on nomme traditionnellement l'inspiration. Mais il ne s'agit pas ici de la source intime identifiée a l'inspiration. La voix de l'univers ou de l'au-dela n'est pas une Muse, plutót un ensemble de sonorités résonnant dans une gigantesque chambre d'échos ou le moi risque a tout moment de se perdre.

On trouve, dans le poeme de Lamartine intitulé «Dieu» (Médita­tions, XXVIII), l'image de l'ame goutte d'eau dans l'océan de l'infini, et embarrassée pour traduire «en sons articulés» ce qui appartient a «la langue du ciel » (la théorie des « deux langages» fait suite au passage que nous citons) :

fGomme une goutre d'eau dans l'Océan versée, i L'infini dans son sein absorbe ma pensée; 1 La, reine de l'espace et de l'éternité,

Elle ose mesurer le temps,l'immensité, Aborder le néant, parcourir l'existence, }

I Et concevoir de Dieu l'inconcevable essence. í Mais sitót que je veux peindre ce que je sens,

Toute parole expire en efforts impuissants. Mon ame croit parler, ma langue embarrassée Frappe l'air de vingt sons, ombre de ma pensée (vo 9-18)0

Hugo, on le sait, a tiré les effets les plus saisissants de cette conception d'un «gouffre universel» bruissant de paroles que le poete recueille de toutes parts pour les répercuter. Parmi d'innom­brables exemples, rappelons la fin du « Prélude» des Voix du crépus­cule (1835) :

Vers l'orient douteux tourné comme les autres, Recu~e.iU~nt tous les bruits formidables et doux,

, Les !p¡urmures(i(en haut qui répondent aux nótres, .. Le soupirde ch~cun et la rumeur de tous,

Le poete, en ses chants ou l'amertume abonde, Reflétait, écho triste et calme cependant, Tout ce que !'ame réve et tout ce que le monde Chante, bégaie ou dit dans l'ombre en atrendant! (v. 93-1(0).

Les Contemplations reprennent a l'envi le motif du~é~~ant

av,j;C la.na.tl.l.!c:...J;ausant «Avec toutes les voix de la métempsychose» (I, 27, v. 14)0 Plusieurs autres poemes du meme recueil font intervenir un «je» de l'énonciation qui n'est que le destinataire d'un discours prononcé par un esprit ou un etre venu de l'au-dela (c'est le cas t:~

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29 28 Figures du s,gel !Jrique

particulier de «Ce que dit la Bouche d'ombre »)1. Il faudrait surtout relire la section de Dieu intitulée'« Les Voix », gigantesque développe­ment de 1900 vers constitué des discours contradictoires qu'un «je» ~ entend se croiser dans l'espace et qui tous le dissuadent, avec ~guments divers, de chercher a définir Dieu.

D'une maniere plus radicale, il arrive que le «je» lyrique hugolien s'identifie a un etre de la nature, voire a une chose, d'une maniere non

>.¿ ~ .'! métaphorique mais littérale. C'est alors le «je suis» suivi d'un prédicat non humain qui introduit le discours: «Je suis oiseau comme cet etre _ / Qu'Amos revait» (<< Ibo», Contemplations VI, 2, v. 41-42); «Je suis t l'algue des flots sans nombre [...] Et je suis l'habitant tranquille i De \ la foudre et de l'ouragan» (<< A celIe qui est voilée », ibid., VI, 15, v. 5, 11-12). Ou encore, au début du premier poeme du «Livre lyrique» des Quatre Vents de /'Esprit, ces vers:

Je suis fait d'ombre et de marbre, Comme les pieds noirs de l'arbre~

Je m'enfonce dans la nuit. J'écoute; je suis sous tecre;

) [...] j Moi qu'on nomme le poete, : J e suis dans la nuit muette \ L'escalier mystérieux; \. Je suis l'escalier Ténébres; [...] (v. 1-4 et 7-10).

N'appartenant ni a l'autobiographie, ni a une fiction qui mettrait en scene un perso~eimaginaire, le « je» lyrique qui s'exprime ainsi est a- 0-'

définir comm{ "!Yt!J~, en tant que le mythe peut etre l'expression, par le moyen de ~ d'une conception considérée comme vraie en dehors de l'expérience empirique. Il est alors tout proche des person­nages ouvertement mythiques dans lesquels la figure du « poete» peut également se projeter: proche d'Orphée, proche du patre voyant et mage de «Magnitudo parvi », qui subit «La dilatation immensejDe l'infini mystérieux» et sent« jusque dans ses sommeils / Lueur a lueur, daos son'eire, / L'infiltration des soleils ». Proche surtout du Satyre de La Légende des sie'cles qui, a la faveur d'un jeu de mots traditionnel sur le nom de Pan, affirme au dernier vers son identité avec Tour.

1. Voir également nI, 1, « Écrit sur un exempIaire de la DivintJ C011fmeditJ», VI, 1, «Le Pont», VI, 3, Un spec/re ""tJftendail dans Nn gt"tJnd tJfIgJe d'o11fbrt.

2. «Place a Tout! Je suis Pan; Jupiter, a genoux !» - Les indications données ici concemant Hugo se trouvent développées dans mon anicle: De l'hugocentrisme au « je» panique, in Le sNjel !JriqNe en qNeJtion, MoáenriliJ nO 8, Presses Universiraires de Bordeaux, 1996.

L'émergence du s,get !Jrique a /'époque romantique

FIGURES DE L'INSPIRATlON LYRIQUE

Les romantiques franc;ais, on l'a dit, ne posent pas la question de la nature du sujet lyrique: le « je» du texte est simplement pour eux « le poete », spontanément confondu avec l'auteur du poeme. Ils ne s'inter­rogent pas aussi lucidement que Goet9-.~suJJe.s..tappQ_ID~1!~..l'.9j~et

vérité. En revanche ils dévéIüpperrt'parfois longuement ce qui a trait a ~ration, qui devient dans plusieurs poemes l'objet d'une véritable scénographie. Or, avec un vocabulaire et sur des plans différents, il s'agit de la problématique du sujet: les débats sur le «moi lyrique» posent la question de son statut, entre fiction et expression de l'expé­rience vécue (expression directe ou médiatisée par le mythe) ; le pro­bleme central de l'inspiration est celui de son origine, c'est-a-dire la encore de la nature et du statut de cette force qui semble conduire la main du poete, sinon lui dicter ses paroles. Il s'agit toujours de l'écart entre un moi empirique écrivant, circonscrit par la biographie, et ce que dit l'écriture, qui fait éclater les limites du moi empirique et donne l'im­pression de venir d'ailleurs.

Les poetes romantiques ne disposent pas d'autres outils conceptuels que ceux qui leur ont été légués par une longue tradition. Comme les classiques, comme les anciens, ils parlent d'inspiration, de muse, d'en­thousiasme. Ils usent et abusent des images de luths et de lyres. Mais avec la vague conscience d'une inadéquation entre cette imagerie et l'ex­périence renouvelée qu'ils ont de la poésie. « La 1l2ésie. c'est,k.chant intérieur », affirme Lamartine dans les Recuei//ements1

• Et Musset ne veut peiít-& pas dire autre chose lorsqu'il conseille, dans un vers trop célebre, de se frapper le« creur ». Dans le Salon de 1846, Baudelaire note a propos de Delacroix (mais le précepte est transposable en poésie) qu'un tableau «doit avant tout reproduire la pensée intime de l'artiste, qui domine le modele, comme le créateur la création ». Comment concilier cette intériorité de la poésie avec la fiction d'une inspiration qui descen­drait du ciel ? Car en meme temps qu'il affirme la priorité de la « pensée intime», l'artiste romantique ne cesse de se référer aune transcendance. Dans le meme Salon de 1846, Baudelaire unit « W~!.~!~.t;U~ ~spiration vers l'infini» dans la célebre définition qu'il propose du romantisrile2

• '=~_._-_._ ....~ ..-. ---"

1. Cité par Bénichou, Les MtJgeJ romtJntiqNeJ, p. 99. 2. « Qui dit romantisme dit art modeme - c'est-a-dire intitnité, spiritualité, couleur, aspiration

vers l'infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts », (SaJon de 1846, n, « Qu'est-ce que le romantisme? »).

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Figures du sujet !Jrique 30

Ainsi que l'écritJacques Beauverd : «A considérer comment la perspec­! tive d'intimité est souvent imaginée et écrite, [...], on découvre un fait f important, que rien apriori ne rendait nécessaire : tout se passe comme si , l'interrogation de l'intérieur n'était possible que par la certitude d'une

transcendance. »1

1 Tout le pretIÚer, Lamartine invoque l'inspiration divine au début des Visions (1823) :

[...] Esprit qui d'age en age, Des harpes de Jessé chérissant les concerts, Par la voix de la lyre instruisit l'univers! [...] Descends, je dois chanter! Mais que puis-je sans toi, Ó langue des esprits? Parle toi-meme en moi '2

Plus proches de notre propos sont les deux poemes de «L'Enthou­siasme» dans les Méditations et de «L'Esprit de Dieu» (écrit en 1821­1822) dans les Nouvelles Méditations. L'Esprit de Dieu, «nom de l'ins­piration» comme le note Bénichou3, est présenté cornme un souffle dont le poete se demande «de quels rivages» il viendra, car «Tou­jours rebelle a nos souhaits / L'esprit ne souffle qu'a son heure». Le poete ne peut donc tIÚeux faire qu'attendre sa venue:

4~d2ns)e souffle supreme_ J Dansun .J:CP.O.S...w~~.ieux;

Nous ne sommes rien de nous-meme

1 Qu'un instrument mélodieux !

1

Quand le doigt d'en haut se retire, Restons muets comme la lyre Qui recueille ses saints transports Jusqu'a ce que sa main puissante Touche la corde frémissante OU dorment les divins accords!

,f

1. Jacques Beauverd, Problématique de l'intime, Intime, intimid, intimisme, Presses Vniversitaires de Lille, 1976, p. 290

2. Lamartine, (ElllmS poitiqlles (ompliles, Texte établi, annoté et présenté par Marius-Fran~ois

Guyard, Paris, Gallimard, " Bibl. de la Pléiade", 1963, Les Visions, " Invocation du poete", p. 1407. Voir également le premier poeme des H4r111onies poitiqlles el rdigiellses, « Invocation,,:

Je n'ai point entendu montee jamais vers toi D'accords plus pénétrants, de plus divin langage, Que ces concerts muets qui s'é!event en moi ! Mais la parole manque ace brUlant délire, Pour contenir ce feu tous les mots sont giacés ; Eh ! qu'importe, Seigneur, la parole ama lyre? Je l'entends, il suffit ; tu réponds, c'est assez! (Ibid., p. 292).

3. Paul Bénichou, Le S4m de I'émp4in, Paris, José Corti, 1973, p. 1820 .jI

L'émergence du sujet !Jrique ti I'époque romantique

Le co~bat de Jacob avec l'Ange illustre cette venue de l'esprit. Dans «L'Enthousiasme» (dont les deux premieres strophes furent écrites en 1817, les sept suivantes en 1819), Lamartine faisait appel a l'épisode plus paIen du ravissemc::nt de Ganyrnede par « l'aigle du ton­nerre », multipliant les images de feu, de flamme et de ~ucher :

_Oh ''''''_0

La foudre en mes veines circule: Étonné du feu qui me brule,

• ~"" t ¡a. ,'11.' _' ....-<.Je l'irrite en le combattant, Et la lave de mon génie Déborde en torrents d'harmonie, Et me consume en s'échappant.

Muse, contemple ta victime' [oo o]

Lamartine parvient mal a dissimuler ici la nature pulsionnelle d'une inspiration dont la violence meme risque de faire «évaporer» son «reste d'ame». Ce n'est pas seulement une réponse a ceux qui accusent l'irrégularité de la vie des poetes (<< Et l'on accuse notre vie! / Mais ce flambeau qu'on nous envie / S'allume au feu des passions »), c'est sur­tout l'expression d'une crainte devant une puissance peut-etre plus infernale que divine, qui use les forces vitales et qui par la, contraire­ment aux lieux communs de la poésie sentimentale, n'es~ pas l'alliée, mais l'adversaire de l'amour. Le poeme se termine en effet par le refus du poete de sacrifier a la Muse le «dernier souffle de (sa) vie»: «J e veux le garder pour aimer. »

Cette réticence inattendue du moi du poete face aux exigences de la création poétique permet de rapprocher «L'Enthousiasme» de Lamartine de La Nuit de Mai de Musset. Plus généralement, une relecture de l'ensemble des Nuits dans la perspective de cette inter­rogation romantique sur la nature de l'inspiration et ses rapports avec le sujet conduirait peut-etre a redonner quelque vigueur a des pages considérées cornme exténuées. Sans procéder a une analyse complete, on peut souligner au moins les implications de la structure dialogique des trois Nuits. Cette structure (dialogue entre «la Muse» et «le Poete» dans La Nuit de Mai, La Nuit d'Aoút et La Nuit d'Oc­tobre, dialogue entre «le Poete» et «la Vision» dans La Nuit de Décembre) est bien autre chose qu'un simple procédé de composi­tion: c'est du sujet lyrique qu'il est question d'un bout a l'autre, et la dualité de l'énonciation n'est qu'une tIÚse en scene de son dédou­blement, ou de son clivage.

Les positions respectives du Poete et de la Muse dans La Nuit de

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[' 32 Figures du stljet !Jrique

Mai sont inversées par rapport aux positions traditionnelles. Il est habituel que le poete invoque la Muse pour en obtenir l'inspiration. Ici, c'est la Muse qui développe toutes les raisons qu'aurait de chan­ter un Poete qui refuse et qui énonce toutes les raisons qu'il a de se taire. Ces deux attitudes contraires se traduisent par une opposition a la fois de metre et de ton: aux amples alexandrins de la Muse, multipliant les impératifs au singulier et au pluriel, le Poete répond par des exclamations plaintives et des interrogations en vers octosyl­labiques. Le meme dispositif métrique sera repris au début de La Nuit d'Aoút, jusqu'a ce que le poete passe aux alexandrins pour affirmer sa volonté non pas de faire une reuvre, mais d'aimer. Enfin La Nuit d'Detobre inverse le schéma, au moins dans la premiere moi­tié du texte: le poete attaque par des alexandrins et la Muse répond en octosyllabes. L'inversion du contenu répond a celle du schéma métrique: le Poete n'hésite plus a user d'impératifs et demande a la Muse de prendre sa lyre, exact renversement du premier vers de La Nuit de Mai.

Face a la Muse qui le presse de chanter, et de chanter des themes sornme toute convenus (voir dans La Nuit de Mai l'énumération des sujets qu'elle propose au poete), celui-ci répond - faut-il dire en «voyant»? Rimbaud n'y aurait pas contrevenu, lui qui reprochait a

l. Musset de n'avoir pas eu le courage d'aller au bout de ses visions1 :

I «J'ai cru qu'une forme voilée / Flottait la-bas sur la foret. [...] / 11 C'est une étrange reverie; / Elle s'efface et disparait.» (La Nuit de i1 Mai); «Quand j'ai passé par la prairie, / J'ai vu [...]» (La Nuit

d'Aoút) ; «Et quand je passe aux lieux OU j'ai risqué ma vie, / J'y crois voir a ma place un visage étranger» (La Nuit d'Detobre). L'en­semble de La Nuit de déeembre, comme on sait, développe la vision d'un double (successivement «Un pauvre enfant», «Un jeune homme», «Un étranger», «Un convive», «Un orphelin», «Un malheureux») qui vient s'asseoir pres du poete et s'identifie fmale­ment a sa propre solitude. A travers les procédés rhétoriques trop visibles qui structurent le poeme, ce face a face du poete et de son double - outre qu'il transpose un phénomcne hallucinatoire auquel Musset semble avoir été sujer - projette sur le plan du texte et

1. « Musset n'a rien Su faire: il y avait des visions derriere la gaze des rideaux: il a fermé les yeux.» (Lettre aPaul Demeny, 15 mai 1871).

2. On en trouve un autre écho dans LoreIfZfJ((io, acte 11, scene N. George Sand de son coté raconte une de ces crises dans Elle et IlIi (1859).

L'émergenee du s,!/et !Jrique ti J'époque romantique

objective en «scene» l'angoisse d'un destin personneP. Les trois autres Nuits, d'une maniere analogue, mettent en scene les tensions qui résultent des rapports ambigus et peut-etre contradictoires que les poctes romantiques pressentent entre la poésie et la passion.

Le role de conseillcre, de guide, d'inspiratrice, qu'assume la Muse reflcte a coup sUr des positions qui se retrouvent ailleurs dans l'reuvre de Musset; mais en meme temps celles-ci apparaissent comme un leurre au « Poete» qui lui donne la réplique. Que lui conseille-t-elle en effet, a travers tant d'images doloristes et la déplorable histoire du . pélican? D'écouter son «creur» : «De ton creur ou de toi lequel est le pocte? ! C'est ton creur [...] » (La Nuit d'Aoúl). De laisser s'élargir sa «sainte blessure»2 et de chanter sa douleur. Or le pocte constate que,.r· ce n'est pas possible. Parce que la sincérité ne nourrit pas nécessaire­ment la parole poétique: «La: bouche garde le silence / Pour écouter parler le creur» (La Nuit de Mai) . Parce que la violence meme des sentiments ressentis peut en paralyser l'expression

Mais j'ai souffert un dw: martyre, Et le moins que j'en pourrais dire, Si je I'essayais sur ma Iyre, La briserait comme un roseau (Ibid.)

Parce que le langage est trompeur et que les mots ne suffisent pas a dire la souffrance vraie :

S'il fallait maintenant parler de ma souffrance, Je ne sais trop que! nom elle devrait porter, Si c'est amour, folie, orgueil, expérience, Ni si personne au monde en pourrait profiter. Je veux bien toutefois t'en raconter I'histoire [...]

(La Nuit d'Octobre)

La seule possibilité est celle d'un récit, qui suppose une certaine dis­tance prise par rapport a ce qu'aurait été un pur cri lyrique directe­ment surgi du plus intime du creur.

1. TI ne serait pas abusif de rapprocher cette objectivation et cette antieipation d'un destin de la maniere dont Rimbaud objective et anticipe luí aussi son propre destin a travers la fiction de « Bateau ivre ». Dans les deux cas le dépassement de la pure subjectivité énoneiative par une fiction permet d'aller plus loin que la simple coneience du sujet écrivant, et d'énoncer indirec­tement ce qu'il n'aurait sans doute pas été capable de formuler en son nom propre.

2. Dans un poeme écrit en 1833 au début de sa liaison avec George Sand, Musset écrivait déja, s 'adressant a I'Ange de I'amour : « Mets ta main sur mon creur, sa blessure est profonde; / Élargis-Ia, be! ange, et q!"il en soit brisé!» (Poésies, « Bibl. de la Pléiade », p. 513). Voir éga­lement P. Bénichou, L'Ecole dN déselfchfJlftemelft, Paris, Gallimard, 1992, p. 107.

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34 35 Figures du sujet !Jrique

Dans «L'Enthousiasme », une opposition se faisait jour entre l'in­tensité des passions considérée comme le combustible de la produc­tion poétique et le désir d'un amour vrai. Dans Les Nuits, c'est une sorte d'incompatibilité entre l'amour passionné (comme cause de souf­france) et l'écriture lyrique qui est ressentie par le Poete. En d'autres termes: le sujet de l'écriture n'est pas le meme que le sujet de la pas­sion. Cette dissociation qui est dite par le texte n'était pas nécessaire­ment conceptualisée par Musset écrivain. C'est par des images de pas­sion amoureuse que la Muse métaphorise la poésie. Parlant comme une amante, elle réc1ame un amour exc1usif. Le creur est poete, mais a condition que ce creur ne soit que pour elle:

Hélas! mon bien-aimé, vous n'etes plus poete. [...] Et vous ne savez pas que l'amour de la femme Change et dissipe en pleurs les trésors de votre ame [...]

(La Nuit d'Aout)

Ces images, qui ont beaucoup contribué a la célébrité des Nuits, sont peut-etre ce qui nous gene le plus aujourd'hui: nous ne conce­vons plus l'écriture poétique comme un acte d'amour entre le Poete et la Muse. Mais d'un autre point de vue les paroles de la Muse, dans les trois Nuits OU elle intervient, permettent de cerner une ins­tance d'énonciation singuliereo Cette amante est également une sreur (<< C'est toi, ma maitresse et ma sreur! », Nuit de Mai, v. 52) et plus encore une mere. Elle se présente au début de La Nuit d'Aoút «Comme une veuve en pleurs au tombeau d'un enfant» (v. 9), elle est saluée par le Poete comme sa «mere» et sa «nourrice» (vo 16). Les reproches qu'elle formule sont ceux qu'une mere un peu rigide peut adresser a son grand garc;on qui s'émancipe: pourquoi rentres­tu si tard, «Que fais-tu loin de moi» (v. 23), «Ton cabinet d'étude est vide quand j'arrive» (v. 27), etc. La encore le rapprochement avec Lorenzaccio est instructif: la Muse des Nuits et le personnage de la mere de Lorenzo ont plus d'un point commun l

• Faut-il évoquer Mme de Musset et revenir a la biographie ? Mais ces paroles, c'est Alfred qui les rédige. Mieux vaudrait parler d'un discours du sur­moi, sur fond de conflits inconscients.

1. Voir en particulier la scene IV de I'acte n. Le róle de la Mere daos Lo~"za(rio serait arééva­luer. « Que ma mere mourot de tout cela, ce serait triste », dit Lorenzo a l'Acte IV, scene IX. Parale ou I'on peut voir la révélation d'un mobile inconscient de sa conduite. Lorsqu'il res;oit la nouvelle de la mort de sa mere, il sort et se fait assassiner : tout est accompli.

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L'émergence du sujet !Jrique aI'époque romantique

Clivé en deux instances d'énonciation selon une structure. de .dia:. logue, le moi lyrique des Nuits rend manifeste sa différence avec l'au­teur. Celui-ci a éprouvé la passion que l'on sait pour George Sand, et les Nuits font allusion a une passion qui aurait rendu «le Poete» inca­pable d'écrire. Mais les deux drames sont décalés l'un par rapport a l'autre précisément par le travail scriptural qui, d'un coté, renvoie cette incapacité et «le Poete» qui l'éprouve du coté de la fiction (les Nuits existent), de l'autre, transforme le drame vécu, avec ses circons­tances réelles, en hors-texte, a partir de quoi le texte se déploie libre­mento Meme le récit de la trahison qui occupe le centre de La Nuit d'Octobre n'est pas de l'ordre de l'autobiographie: aucun nom n'est donné et rien ne garantit son exactitude. Les imprécations qui suivent, en vers de sept pieds (<< Honte a toi qui la premiere / M'as appris la trahison [o ..] »), s'adressent littéralement a celle qui la premiere... sans qu'il y ait lieu d'ajouter un nom propre absent du poeme. En meme temps ce travail scriptural est informé souterrainement par le travail de l'inconscient. Inconscient qui ramene a l'auteur réel et qui en éloigne définitivement, dans la mesure OU cet inconscient est incon­naissable et OU il est «un autre» que le moi.

De Lamartine a Baudelaire inc1us, l'épanouissement du lyrisme romantique a donc entrainé les poetes tres au-dela de la simple expression des sentiments du moi (telle qu'un Sainte-Beuve, par exemple, pouvait la souhaiter). Au-dela et ailleurs. La voix lyrique était au départ celle de l'intime, de !'ame, du creur. 'On en attendait sbUs!1l Restauration des « harmonies pa"étiques;) en accord avec l'Es­prit divin (ou avec ce que Vigny nommera plus tard «l'Esprit pur »). Or entre la conscience personnelle (a qui cet Esprit est censé parler) et «la symphonie (qui) fait son remuement dans les profon­deurs », les poetes font l'expérience de constants et inquiétants déca­lages. Sans doute depuis toujours (depuis au moins la tradition grecque), la poésie lyrique est-elle imputée a un «délire », a un « enthousiasme» qui rendrait le poete incapable de totalement maitri­ser son écriture. Lamartine, on l'a vu, figure ce délire par le ravisse­ment de Ganymede ou la lutte avec l'ange. Mais aucun poete ne croit plus a une dictée venue d'en haut ni, comme Ronsard, a une chaine magnétique unissant le poete aux Muses et par elles a Apol­Ion. Hugo ne doute pas de son inspiration mais présente un poete a la fois «pensif» et «e~té» face au mystere. Musset préfere le mon­trer rétif aux invites dei sa Muse. Baudelaire dénonce la sienne (<< La

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36 37 Figures du sujet !Jrique

Muse vénale», « La Muse malade») et compare son ame a une cloche felée.

Dans le meme temps, la thématique s'assombrit rapidement (on pense aux visions sépulcrales du dernier livre des Contemplations, aux «Spleen» baudelairiens et a la courbe générale dessinée par Les Fleurs du mal, sur la ligne frontiere du Romantisme et de ce qui vient apres), assombrissement amettre en rapport avec les désillusions de l'Histoire et le désenchantement idéologique étudié par Paul Bénichou.

Il resterait a articuler ces différents plans avec les structures d'énonciation que nous avons tenté de dégager. La multiplicité des stratégies énonciatives, l'affirmation que le « je» lyrique parleau nom de tous, sa prétention a entendre et répercuter la voix de l'univers, proclament une maitrise de l'écriture qui est1a compensation du désai­sissement de l'écrivain, de l'impossibilité a laquelle il se heurte de par­ler au plus pres de soi, sans distorsion par rapport a l'expérience immédiate. Le sujet lyrique apparait finalement comme la résultante des différentes post;ures d'~ponciation assumées par le « je» du texte. Il n'est identifiable ni a l'écrivain, ni a un personnage fictif. 11 est bien, comme le dit Kiite Hamburger,qn §ujet d'~nonciation réel, )11,31S décalé par rapport au « je» autobiographique. Dans un tres grand n~mDie oe cas, principálement a l'époque romantique, ce décalage a tous les caracteres d'une élaboration mythique. C'est l'époque OU les poetes tentent de s'emparer de la maitrise du symbolique; et bien plu­tot qu'aux poetes qui les ont précédés, c'est aOrphée, aux mages, aux prophetes bibliques qu'ils aiment a se référer. On ne doit pas oublier cependant que cette tentative n'aurait aucun sens si un nouveau type d'écriture poétique n'avait pas été produit et exploré par cette généra­tion - en attendant les désillusions de la seconde moitié du siecle.

La plus complete expression a la fois de ce désaisissement du sujet écrivant et de sa projection mythique est peut-etre le Desdichado nerva­lien. La mention du luth et de la lyre, présentes dans le célebre pre­mier sonnet des Chimcres comme dans tant de pages de Lamartine ou de Musset, indique bien que le « je» du texte parle en tant que poete et que son destin ne prend sens que par rapport a la poésie. Or celle­ci, a travers ces deux instruments, apparait sous deux aspects a la fois

j'¡ inverses et" complémentaires. Le luth portant « le soleil noir de la 1 Mélancolie» est voué a la célébration .d'une perte, d'un deuil, d'une

puissance abolie. Mais le « déshérité» qui parle est aussi en possesion de « la lyre d'Orphée», qui lui confere un pouvoir magique sur l'autre

L'émergence du sujet !Jrique ti I'époque romantíque

monde. Dualité qui entraine, de la part du sujet de l'énonciation, une incertitude sur son identité: Amour ou Phoebus? Lusignan ou Biron? Les innombrables commentaires que ces quatre noms ont suscités ne sont pas vains, mais n'ont qu'une importance seconde par rapport ala question: qui suis-je? Qui est le je qui parle? Un déshérité qui a cependant hérité d'Orphée, un personnage mythique qui ne sait plus OU est son mythe, un sujet historique hors du temps, frustré d'un passé qu'il ne cesse de réinventer - 1esujet Iyrique romantique meme, figure d'un pouvoir incertain et a jamais problématique." " "

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DOMINIQUE COMBE

LA RÉFÉRENCE DÉDOUBLÉE

LE SUJET LYRIQUE ENTRE FICTION

ET AUTOBIOGRAPHIE

L'hypothese d'un «Moi lyrique» ou d'un «sujet lyrique» a connu une fortune considérable dans la critique et la théorie littéraire de langue allemande, qui oppose volontiers un Ehes Ic~ns la poésie au sujet « réel », « authentique», ou encore « emplnque» al'reuvre dans la prose, et surtout dans les genres autobiographiques. Cette opposition s'établit sur le theme toujours controversé de la référence dans le discours poé­tique, et sur le rapport entre la poésie lyrique et la fiction.

Sans doute cette hypothese est-elle étroitement liée au privilege que, a la différence des critiques franc;aise et anglo-saxonne, la tradi­tion germanique accorde a la poésie, au «lyrisme» pour définir la modernité l

. L'objet central de l'analyse, pour le New Criticism comme pour le structuralisme franc;ais des années 60-70, reste en effet le récit en prose et ses techniques d'énonciation, de sorte que, s'il est un sujet (a tous les sens du terme) digne d'intérer, c'est bien celui qui s'énonce dans le roman, et non pas dans le poeme. En outre, le postulat d'ins­piration saussurienne d'une cloture du texte, prévalent dans ces deux courants critiques2

, rend de toute maniere caduque la question de savoir si, dans le poeme, celui qui dit «J e» est fictif ou non - puisque par définition, dans le discours littéraire, poétique aussi bien que romanesque, l'auteur comme personne est évacué et que le «J e» est un pur sujet d'énonciation. Des lors, seule peut compter, a la rigueur,

1. Lyric and modernity, Euay! in the rhetoric of contemporary critici!m, Londres, Methuen, 1986, nouv. éd. W. Iser intitule de maniere significative le Il' volume des recherches Poetik und Her­meneutik: ¡mmanente Aetthetik, Aettheti!Che Reflexion: Lyrik al! Paradigma der Moderne (Munich, 1966).

2. CE. T. Pavel, Le mirage linguittique, Minuit, 1990.

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41

, Figures du sujet (yrique40

la distinction entre le sujet de l'énonciation et le s~~-de-l'éfloncé.

Toutefois, précisément paree qu'elle envTsage· ia--constitution d'un sujet différent du sujet référentiel, la notion de sujet lyrique ouvre sur une analyse du texte poétique résolument détournée des perspectives biographiques et historicistes. Profondément marquée par la phéno­

¡qlénologie husserlienne, la critique allemande s'attache essentiellement a la description et al'analyse du fonctionnement du texte poétique et ala présence textuelle du sujet, rejoignant par la l'exigence d'une cri­

,tique interne.

GENESE ET HISTOIRE DU CONCEPT DE « SUJET LYRIQUE»

La subjeetivité romantique

La problématique du «sujet lyrique» ((yrisehes ¡eh) procede large­ment de l'héritage philosophique et critique du Romantisme allemand, diffusé en Angleterre, puis en France et a travers l'Europe entiere. La tripartition rhétorique pseudo-aristotélicienne entre les genres épique, Pramatique et lyrique, ainsi que le montre Gérard Genette1

, a été relue t>!u A.-W. Schlegel et, plus généralement, par les Romantiques alle­mands a travers la distinction grarnmaticale entre les personnes. C'est ainsi que pour Schlegel, comme apres lui pour Hegel, la poésie lyrique est essentiellement« subjective» par le role prééminent qu'elle accorde au «Je », quand la dramatique est «objective» (fu) et l'épique «objec­

\ tive-subjective» (11). L'Esthétique de Hegel, postérieure au romantisme, en accomplit en quelque sorte la synthese et legue a la poétique moderne le postulat de la « subjectivité» lyrique: « Ce qui forme le contenu de la poésie lyrique, ce n'est pas le déroulement d'une action objective s'élar­gissant jusqu'aux limites du monde, dans toute sa richesse, mais le sujet individuel et, par conséquent, les situations et les objets particuliers, ainsi que la maniere dont l'ame, avec ses jugements subjectifs, ses joies, ses admirations, ses douleurs et ses sensations, prend conscience d'elle­meme au sein de ce contenu. »2 C'est ainsi que s'impose l'idée communé­

1. lntrodllction a I'archifexfe, Seuil, 1979. 2. Esfhétiqlle, trad. fran~. S. Jankélévitch, Flammarion. 1979, p. 176-177.

.~;¡,

La référenee dédoublée

ment répandue, aujourd'hui encore, que la poésie lyrique a vocation a «exprimer» les sentiments, états d'ame du sujet dans son «intériorité» et sa «profondeur» et non de représenter le monde «extérieur» et « objectif». Le lyrisme se confond avec la poésie « personnelle », voire «intimiste », et privilégie ainsi 1'~os.Q.ef!io!UJléditative, le plus sou­vent sur le mode mélancolique, comp:}~JjDdjqIlC Ji yogne de !'é)~e. La subjectivité lyrique, par nature iñti-overtie, est essentiellement narcis­sique. Cette distribution rhétorique des genres, fondée sur l'opposition philosophique du subjectifet de l'objectif, traverse le Romantisme euro­péen comme une évidence. Vigny, dans sonJournal d'un poete, en 1839, note par exemple : «Il y a plus de force, de dignité et de grandeur dans les poetes objectifs épiques et dramatiques tels qu'Homere, Shake­speare, Dante, Moliere, Corneille, que dans les poetes subjectifs ou élé­giaques se peignant eux-memes et déplorant leurs peines secretes, comme Pétrarque et autres. »1

Dans ces conditions, «le centre et le contenu propre de la poésie lyrique, c'est le sujet poétique concret, autrement dit le poete », meme s'il est affecté du coefficient d'universalité qui fait de lui un archétype de l'humanité. Le sujet lyrique exprime le poete dans son authenticité. Goethe, dans son autobiographie Aus meinem Leben. Diehtung und Wahr­heit, pose directement le probleme des rapports entre la création et la vie, entre la poésie et la vérité en rapportant toute création a l'expérience vécue: « Ainsi done, tout ce qui a été publié de moi ne représente que les fragments d'une grande confession. »2 Pour Mme de Stael, qui se fait écho en 1813 des themes principaux du romantisme d'Iéna - \Tia August-Wilhelm Schlegel -, pour les introduire en France de maniere retentissante, la poésie lyrique est également définie par l'expression immédiate du Moi du poete: «La poésie lyrique s'exprime au nom de l'auteur meme»3, par opposition ala poésie épique ou, surtout, drama­tique, selon la classique tripartition rhétorique pseudo-aristotélicienne : «Ce n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui­meme.» Le lyrisme est ainsi marqué par son caractere« naturel», opposé par Mme de Stael al'artifice, au« factice» de la prose. A travers le theme du «personnage» dont se distinguerait le poete se proftle l'idée, aujourd'hui encore implicitement acceptée, que la poésie lyrique exclut

1. Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », p. 1121. 2. Trad. fran~. P. du Colombier, Aubier, 1941, rééd. 1991, p. 185. 3. De 1'Al/eJJJagne, 1, Garnier-Flammarion, 1968, p. 206.

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43

r 42 Figures du sujet !Jrique

la fiction, alors meme que, jusqu'au XVIIIe siecle, les poemes reposaient souvent sur une « fable» mythologique, religieuse, ou allégorique. Si bien que la faculté maitresse du lyrisme n'est pas tant l'imagination que la mémoire, car la poésie a affaire avec la vérité de la vie. Le Romantisme présuppose une transparence du sujet a lui-meme, qui permet al'exégete de lire le poeme comme l' « expression » (Ausdruck) du contenu du Moi créateur. Encore faut-il en effet que le langage soit adéquat al'etre et a la personne, et pour cela qu'on puisse connaitre la personne « en soi» indé­pendamment·de son reuvre. Pour que le critique puisse aborder la ques­tion de l'authenticité de l'reuvre, c'est-a-dire de sa « vérité», il doit pou­voir la confronter avec une connaissance irréfutable de l'identité du poete, de son caractere, de sa personnalité, etc.

Mais, pour atteindre au vrai, la conception « biographiste» doit pos­tuler la « sincérité» du poete, qui apparait des lors aussi comme un « sujet éthique». Car ce postulat de la sincérité renvoie certes a la psy­chologie, mais aussi surtout a la « morale », puisqu'il pose une attitude volontaite de l'écrivain vis-a-vis du langage, en toute responsabilité: le poete ne saurait « mentir», c'est-a-dire avoir l'intention de tromper son lecteur. De sorte que le sujet poétique, qui est également le suib~ «~el», est aussi et d'abord un sujet « éthique», pleinement responsa e e ses actes et de ses paroles, et Par la meme un sujet de droit. C'est au nom de cette conception que Baudelaire sera condamné pour Les Fleurs du mal, ou les juges pourront lire l'expression directe et immédiate du « je» de Charles Baudelaire. L'idée toute romantique d~oeme comme « confes­sion» de l'artist.s: atteste la dimension morale - SI ce n'est meniereli­gieuse - de la définition autobiographique.

La question de la fiction et de l' « artifice» n'a pas lieu d'etre posée pour le Romantisme puisqu'il n'est pas a proprement parler de sujet spé­cifiquement lyrique et que, dans la poésie, toute subjectivité est lyrique. Pour que surgisse le probleme d'un statut original, spécifique du sujet dans la poésie lyrique - par opposition, par exemple, au sujet du poeme épique ou du roman -, encore faut-il que le theme de l'authenticité appa­raisse discutable. La réflexion sur le statut du sujet lyrique parait alors étroitement liée a la critique de la pensée romantique et des philosophies de l' « expression», fondées sur le mythe d'un e~re originaire en dec;a du langage. La distinction entre un sujet « lyrique» et un sujet « empirique» (ou « réel») doit etre comprise sur le fond du débat philosophique autour des themes centraux du romantisme, qui s'éleve en Allemagne des les années 1815-1820.

La réjérence dédoublée

La dissolution du Moi

Le romantisme lui-meme est hanté par une « double postulation» a l'égard du Moi de l'artiste, qu'il exalte de maniere ostentatoire - de Fichte a Maine de Biran, de Chateaubriand aMusset -, mais qu'il appelle aussi simultanément et contradictoirement ase fondre dans le Tout cos­mique - de Schelling a Novalis, de Maurice de Guérin aHugo. C'est cette seconde postulation qui parait triompher dans l'héritage schopen­hauerien et nietzschéen du romantisme, appliqué al'art, lorsqu'il pose a nouveau le probleme de la « subjectivité», sur des bases anti-hégé­liennes. Dans l'élaboration du concept de sujet lyrique, de ce point de vue, La Naissance de la tragédie (1872) représente une étape capitale. Nietzsche, dans le se chapitre, évoque Archiloque comme exemple emblématique du poete lyrique dans les termes encare hégéliens (mais aussi sans doute schlégéliens) d' « objectivité» et de « subjectivité» : « Nous qui tenons l'artiste subjectif pour un mauvais artiste et qui exi­geons dans l'art, en tout genre et atous les niveaux, que d'abord et sur­tout l'on triomphe du subjectif, qu'on se délivre du "je" et qu'on impose silence atoutes les formes individuelles de la volonté et du désir - oui, nous qui tenons que sans objectivité, sans contemplation pure et désintéressée, il ne nous sera jamais possible de croire ala moindre cré­ation artistique véritable.»l Pourtant, le disciple enthousiaste de Scho­penhauer, dont l'ombre se proftle derriere le theme des « formes indivi­duelles de la volonté et du désir »;~~~~rt~)au fait qu'Archiloque, pourtant, parle a la premiere personne : comment concilier la présence grammaticale du «Je» avec l'exigence esthétique de l'objectivité, sinon en forgeant le modele d'un «Je» impersonnel - en quelque sorte trans­cendantal, et qui parait a l'origine du «Moi lyrique»: « Comment le poete lyrique est-il possible en tant qu'artiste, lui qui, d'apres l'expé­rience de tous les temps, est celui qui dit toujours "je" et ne cesse de venir nous dévider toute la gamme chromatique de ses passions et de ses désirs?»2 C'est ici que Nietzsche apporte sa marque personnelle en réin­terprétant la distribution rhétorique des genres selon une opposition esthétique fondamentale entre le !I:!sme de l'ivresse dionysiaque, et

1. Trad. franc;o P. Lacoue-Labarthe, Gallimard, « Folio-Essais ", 1986, p. 43. 2. lbid.

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45

r­44 Figures du sujef (yrique

l'épique de la « forme» apollinienne, de la représentation plastique. Or,

L

précisément, «dans le proces dionysiaque, l'artiste est démis de sa sub­jectivité», le «génie lyrique» est en « état d'union mystique et de dessai­sissement de soi», de sorte que le « "je" du poete retentit done depuis l'abime de l'etre; sa "subjectivité", au sens de l'esthétique moderne, est 'Pure clrimae»l. L'état dionysiaque dans lequel le poete lyrique est plongé revient a la fusion du sujet avec le fond indifférencié de la Nature sur le mode de la participation, et a travers le «Je» c'est en somme la voix de l'Abgrund qui parle. lci, la métaphysique schopenhauerienne du Wille rejoint la tradition romantique d'une Nafurphilosophie d'inspira­tion nettement schellingienne. C'est cette métaphysique de l'union cos­mique qui suscite la formulation - sans doute la premiere, du moins

f<'aussi claire - de la these d'un «Moi lyrique» traversé par les forces cos-J miques de l'universel, et opposé au «principe d'individuation» apolli­

nien d'inspiration schopenhauerienne: «Mais ce "je" n'est pas de meme nature que celui de l'homme éveillé, de l'homme empirique-réel. »2 Plus

~ tard, rencontrant l'ceuvre de Baudelaire, Nietzsche trouvera dans les Fleurs du malla réalisation de cet idéal d'un lyrisme transpersonnel. C'est dire cambien la notion de « Moi lyrique» sembleJ.iée-a la crise philoso­phique qlJe traverse le sujet apres le Romantisme, que Nietzsche, criti­quant Descanes, poussera a son comble en dénons:ant l'illusion gram­maticale du «J e» et de la conscience de soi dans le Cogifo.

L'impersonnalifé .rymbolisfe

Mais c'est la rencontre de cette philosophie postromantique scho­penhauerienne et nietzschéenne avec la poésie symboliste frans:aise qui assure la diffusion et l'approfondissement du theme du «Moi lyrique» au tournant du siecle. Le probleme de l'identité, formulé de maniere définitive par Goethe dans le sous-titre Diehfung und Wahrheit - poésie et vérité - de son autobiographie Aus meinem Leben, continue a se poser de maniere centrale pour les poetes de langue al1emande. Dans l'entourage de Stefan George. Il n'est en effet aucunement fortuit que la systématisa­tion critique du (yrisehes Ieh, au-deIa des cercles philosophiques, s'accom­

1. Op. rit., p. 44. 2. Op. rit., p. 45.

La référenee dédoublée

plisse, vers 1900, a l'intérieur du groupe poétique de Stefan George, profondément marqué par Baudelaire, Mal1armé et par les Symbolistes frans:ais, traduits et commentés comme modeles d'une « poésie pure», en réaction contre le Naturalisme et la poésie sociale. Considérant que la vie du poete impone peu, le poete se voue au rite élitiste d'une ceuvre sacralisée. Stefan George est a la croisée du nietzschéisme, qui envahit alors le discours critique, et du symbolisme, qu'il contribue a répandre pour renouveler le lyrisme. La subjectivité dionysiaque rencontre alors l'idéal baudelairien d'une poésie « impersonnelle» (( l'impersonnalité volontaire de mes POemeS» ), la recherche rimbaldienne d'une poésie « objective» dans laquelle «J e est un autre», le constat ducassien que « la poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contor­sions contingentes» et qu'il est temps de reprendre «le ftl indestructible de la poésie impersonnelle» et, sunout, l'exigence mal1arméenne d'une « disparition élocutoire du poete» jusqu'a la « moro>. S'il n'est guere concevable que La Naissanee de la fragédie, traduite seulement en 1901, ait pu influencer Mallarmé - ni d'ailleurs aucun des poetes de sa génération, Nietzsche n'ayant été introduit en France que vers 1880 -, on peut tou­jours penser que Nietzsche, qui connaissait assez bien la littérature fran­s:aise, en revanche, a corroboré les intuitions de La Naissanee de la tragédie par la lecture de Baudelaire. Toujours est-il que la rencontre de la poésie frans:aise des années 1860-1880 (on peut également évoquer la volonté d'impersonnalité des Parnassiens, a la meme époque) et des philosophies postromantiques a favorisé, en Allemagne, le développement du concept de (yrisehes Ieh. Il faut remarquer que, dans le contexte, cette expression n'est pas seulement une catégorie descriptive du discours cri­tique (ce qu'elle deviendra plus tard), mais d'abord un idéal esthétique en réaction violente contre les exces de la sensibilité romantique, de la meme maniere que pour les Symbolistes fran«;ais et leurs contemporains Rimbaud ou Lautréamont. HofmannsthaP, dans la Leffre de Lord Chan­dos (1902), qui porte le soup«;on sur les pouvoirs du langage, creuse la distance entre les mots et la vie. Dans une conférence de 1896, déja, il demande que les poetes soient loués pour leur art du langage car «de la poésie aucun chemin ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie», si bien que tout propos autobiographique s'avere par­faitement vain: «Si 1'0n veut en revanche des confessions il faut les trouver dans les mémoires des hommes d'État et des hommes de lettres,

1. Qui a collaboré un temps a la revue de George, Bliitterfiir die KNnst.

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r 46 Figures du s~jet !Jrique

dans les aveux des médecins, des danseuses et des mangeurs d'opium. »1 Gottfried Benn, dans une conférence tardive de 19562, mais q¡,p recons­titue le climat artistique des avant-gardes des années 20 qu'il a bien connues, médite sur les traits définitoires du «Moi lyrique» moderne, marqué selon lui par une «double vue», du coté de l'ceuvre créée et, simultanément, de la «philosophie de la composition », et l'infléchisse­ment du« je» vers un« il ». Ainsi, tout poeme lyrique, selon Benn, appa­rait comme un« questionnement du Moi» (Frage naeh dem Ieh), d'autant plus que, depuis Marinetti, nombreux sont ceux qui se sont attachés a « détruire leJe dans la littérature ».

La !Jstématisation critique

La problématique du sujet lyrique s'inscrit donc, dans la pensée allemande, au cceur d'une réflexion plus large sur les rapports entre la littérature et la vie, ouverte par Goethe dans Diehtung und Wahrheit. Cette réflexion est poursuivie par les critiques et les philosophes, qui discutent les theses de Dilthey, dont 1'influence sur les méthodes des sciences humaines est déterminante en Allemagne et ailleurs, au début du siecle. Dans Das Erlebnis und die Diehtunt, a 1'occasion, précisé­ment, d'une interprétation du livre de Goethe, Dilthey établit un lien essentiel entre la vie du poete et 1'acte poétique: «Le contenu d'un

r· poeme (...) trouve son fondement dans 1'expérience vécue du poete et ! dans le cercle des idées qui s'est refermé sur celle-ci. La clé de la créa­

tion poétique est toujours 1'expérience et sa signification dans l'expé­rience existentielle. »4 Mais il ne s'agit pas tant, pour Dilthey, d'expli­~r l'ceuvre par le fait ou 1'événement biographique, a la maniere du

positivisme tainien, que de rechercher 1'expérience décisive - 1'Erleb­nis -, qui ne ressortit pas a 1'anecdote mais a son retentissement aff~ tif et intellectuel, et de restituer ainsi au texte 1'épaisseur et la richesse de la vie du créateur. Toujours est-il que, si Dilthey, qui a ardemment combattu toute réduction positiviste de 1'humain par les discours

1. Poésie et vie, Lettre de Lord Chandos et aN/res textes, trad. fran~. J.-e. Schneider et A. Cohn, Gallimard, « Poésie », 1992, p. 27.

2. Probleme der Lyrik, Essays, Reden, Vortrage, Wiesbaden, Limes Ver/ag, 1959, p. 494-532. 3. Goethe und die dischterische Phantasie, Das Erlebnis Nnd die DichINng, Leipzig, Teubner, 1906. 4. Nous traduisons.

La référenee dédoublée

« explicatifs », ne peut etre soups;onné de scientisme, il a tout de meme contribué a «comprendre» sinon «expliquer» 1'ceuvre par la vie de 1'auteurl

: «La plus haute compréhension de la littérature serait atteinte si l'on pouvait montrer les déterminations internes et externes au poete dans lesquelles, pour chacun, consiste le contenu (...) »2 De sorte que, en réaction contre 1'herméneutique diltheyenne, l'idée d'une critique interne va s'imposer, et avec elle la these d'un «Moi lyrique ». Walter Benjamin, dans un important essai de 1922 également consacré a Goethe, et en particulier aux Affinités éleetives, au nom de la logique interne de l'ceuvre, s'insurge contre la critique biographique et la phi­lologie, qui selon lui «ne se détermine pas encore par une recherche portant sur les mots et les choses », et part de «1'essence et de la vie, sinon pour en inférer 1'ceuvre comme un produit, du moins pour éta­blir avec elle une oiseuse concordance»3. C'est dans le cadre de ce débat méthodologique sur les sources biographiques qu'il faut repla­cer le theme du sujet lyrique.

De la philologie ti la phénoménologie

Dans Das Wésen der modernen Deutsehen Lyrik, en 1910, Margerete Susman, qui appartient alors au cercle de Stefan George, rompt avec l'analyse « identificatoire» pour défendre la these d'un !Jrisehes Ieh der­riere lequel se dissimule l'auteur, a partir d'exemples empruntés a Nietz­sche, Stefan George, Hofmannsthal et Rilke. De maniere violemment polémique, elle dénonce le mythe romantique de l'authenticité en affir­mant que« le Moi lyrique n'est pas un moi au sens empirique », qu'il est la« forme d'un Moi», c'est-a-dire une création d'ordre« mythique», de sorte que la poésie en tant que Diehtung s'écarte délibérément de la réalité (Wirkliehkeit). Le concept est repris, des 1912, par Oskar Walzel dans Leben, Erleben und Diehten. Ein Versueh, puis dans un article de 1916, « Schicksale des lyrischen Ich»4, qui développe l'idée d'une « déségotisa­

1. Dilthey oppose le verstehen propre aux sciences humaines, a l'erklaren des sciences physiques. 2. Dilthey, op. cit., p. 160. 3. Les AffiIÚtés électives, Essais, l, 1922-1934, trad. fran~. M. de Ganclillac, Gonthier-Denoel,

« Médiations», 1971-1983, p. 65. 4. Repris dans Das WortkNnstwerk. MitteI seiner EiforschNng, Heidelberg, QuelIe & Meyer, 1968,

p.26O-276.

Page 20: Figures Du Sujet Lyrique

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rer que « le J e du lyrisme pur est si peu personnel et subjectif qu'il devient en vérité semblable a un "Il". C'est dans l'ouvrage de Hugo Friedrich, Struetures de lapoésie fIIoderne (1956), principalement consacré a la poésie frans;aise moderne, a partir de Baudelaire, qu'est reprise de maniere systématique et amplifiée la dichotomie entre le sujet « l~que », totaleme_~_~(d~p'ersonnalis~» (ou «impers~nnifié», ~~si que M armeTecfivm a prop<5'S--dtr "thlvre »), et le sUJet «empmque ». Interprétant la poétique mallarméenne, Friedrich ne se fait pas faute d'unir étrciitement la dépersonnalisation du sujet a la « déréalisation » du monde, a la «déchosification» des objets dans un ample mouvement d'abstraction. Selon lui,« avec Baudelaire commence la dépersonnalisa­tion de la poésie moderne »1. Étant donné que« presque tous les poemes de Baudelaire sont écrits a la premiere personne », il faut conclure a l'existence séparée d'un sujet distinct de l'auteur rée1. Il appartient a Rimbaud d'accomplir cette «déshumanisation» qui privilégie l'imagi­nation sur l'autobiographie: «Avec Rimbaud s'accomplit la séparation du sujet écrivant et du moi empirique» et le sujet devient une sorte de sujet « collectif».

Lorsque Kate Hamburger prend le contre-pied de la these du !Jrisehes ¡eh, dans Die Logik der Diehtung (1957) - sans aucun doute l'ou­vrage le plus important sur la question, et qui a suscité en Allemagne, aux États-Unis (mais guere en France, OU il n'a été traduit qu'en 1986, soit presque trente ans apres sa parution !) de nombreuses discussions et polémiques - pour défendre l'idée d'une énonciation « réelle », elle ne manque pas de citer Hugo Friedrich pour mieux se démarquer. Mais, en disciple de Husserl, elle transpose la problématique de la «fictio~ réservée au roman et au théatre, et de la« réalité» (le lyrisme) au plan de la philosophie du langage et, surtout, de la phénoménologie2. Et c'est sur ce terrain de la phénoménologie qu'elle polémique longuement avec le philosophe polonais Roman Ingarden, lui-meme disciple de Husserl, qui, dans Das literarisehe Kunstwerk (1935), affirme que dans une reuvre

1. Trad. franc¡:., Denoel-Gonthier, 1976, p. 41 sq. 2. Cest encore la dichotomie goethéenne - Dicht''''g, Wahrheit - qui domine le discours critique.

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La réjérenee dédoublée

littéraire l'énonciation n'est jamais que « feinte », comme les jugements logiques, qui ne sont que des « quasi-jugements ». De ce postulat, on peut inférer (mais Ingarden ne traite pas cette question) que le sujet dans la poésie lyrique n'échappe pas a cette « fictivité» qui le sépare radicale­ment de l'expérience de la vie. Kate Hamburger renoue avec la problé­matique goethéenne de Diehtung und Wahrheit en réhabilitant l'idée d' «expérience» (Erlebnis) : la boucle est ainsi bouclée de l'histoire du concept de « sujet lyrique ».

Le theme du sujet Iyrique, aujourd'hui, parait revetir une accep­tion plus large dans le discours critique allemand. Si la notion subsiste d'un !Jrisehes ¡eh spécifique, celui-ci est essentiellement défini par son caractere problématique, voire hypothétique, et par la difficulté, préci­sément, a le fixer et a l'identifier. Le chemin parcouru par Karlheinz Stierle, depuis l'article de 1964, « Moglichkeiten des dunklen Stils in den Anfangen moderner Lyrik in Frankreich»\ est par exemple signi­ficatif de cette évolution. Stierle souligne alors combien chez Nerval, chez Mallarmé, chez Rimbaud, l'obscurité tient a la destruction des données référentielles et a la reconstruction du Moi en un sujet lyrique: « Le lecteur est obligé d'adopter le point de vue d'un sujet Iyrique, dont les expériences subjective mythiques, avec leurs para­doxes, leurs doubles sens, leurs suppositions implicites, leurs transi­tions imprévues, se soustraient a sa participation. »2 Certes, a vingt ans de distance, Stierle continue a affirmer que « le discours Iyrique ne se­situe pas dans la perspective d'un sujet réel mais d'un sujet lyrique »3 ; mais il ne lui assigne pas pour autant un statut « fictif». Car le sujet lyrique est selon lui avant tout un « sujet 'problématique », « en quete de son identité », et dont la seule « authentlcíié»'résiOe préclsément dañs·cett~·quete: «11 est de peu d'intéret de savoir si cette configura­tion tire son origine d'une donnée autobiographique, quelle qu'elle soit, ou au contraire d'une constellation fictionnelle. L' "authenticité" du sujet lyrique ne réside pas dans son homologation effective (non, plus que dans son contraire), mais dans la possibilité articulée d'une identité problématique du sujet, reflétée dans l'identité problématique-­du discours. »4 Le critere originel de la distinction entre le sujet

1. 111 W. Iser (éd.), lmmallellte Aesthetik, Aesthetische Reflexioll, Lyrik als Paradigma der Modeme, Poetik ,,,,d HermelleNtik IL München, W. Fink, 1964, p. 157-194.

2. Nous traduisons. 3. Identité du discours et transgression lyrique, PoétiqNe, 32, p. 436. 4. lbid.

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rer que « le Je du lyrisme pur est si peu personnel et subjectif qu'il devient en vérité semblable a un "Il". C'est dans l'ouvrage de Hugo Friedrich, Struetures de lapoésie moderne (1956), principalement consacré a la poésie frans:aise moderne, a partir de Baudelaire, qu'est reprise de maniere systématique et amplifiée la dichotomie entre le sujet « l~ique », totaleme_~_~(d~~ersonnalis~» (ou « impers~nnifié », ~~si que Ma arme Tecfív:ilt a proP?í'S·-dtt- '«'hlvre »), et le sUJet « emplrlque ». Interprétant la poétique mallarméenne, Friedrich ne se fait pas faute d'unir étroitement la dépersonnalisation du sujet a la « déréalisation» du monde, a la « déchosification» des objets dans un ample mouvement d'abstraction. Selon lui, « avec Baudelaire commence la dépersonnalisa­tion de la poésie moderne»1. Étant donné que « presque tous les poemes de Baudelaire sont écrits a la premiere personne », il faut conclure a l'existence séparée d'un sujet distinct de l'auteur rée1. Il appartient a Rimbaud d'accomplir cette « déshumanisation» qui privilégie l'imagi­nation sur l'autobiographie: «Avec Rimbaud s'accomplit la séparation du sujet écrivant et du moi empirique» et le sujet devient une sorte de sujet « collectif».

Lorsque Kate Hamburger prend le contre-pied de la these du !Jrisehes ¡eh, dans Die Logik der Diehtung (1957) - sans aucun doute l'ou­vrage le plus important sur la question, et qui a suscité en Allemagne, aux États-Unis (mais guere en France, OU il n'a été traduit qu'en 1986, soit presque trente ans apres sa parution !) de nombreuses discussions et polémiques - pour défendre l'idée d'une énonciation « réelle», elle ne \manque pas de citer Hugo Friedrich pour mieux se démarquer. Mais, en disciple de Husserl, elle transpose la problématique de la « fiction », réservée au roman et au théatre, et de la « réalité» (le lyrisme) au plan de

/la philosophie du langage et, surtout, de la phénoménologie2. Et c'est sur ce terrain de la phénoménologie qu'elle polémique longuement avec le philosophe polonais Roman Ingarden, lui-meme disciple de Husserl, qui, dans Das literarisehe Kunstwerk (1935), affirme que dans une reuvre

1. Trad. franc;., Denoel-Gonthier, 1976, p. 41 sq. 2. C'est encore la dichotomie goethéenne - DicbtNng, Wabrbeit - qui domine le diseours critique.

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Le theme du sujet lyrique, aujourd'hui, parait revetir une accep­tion plus large dans le discours critique allemand. Si la notion subsiste d'un !Jrisehes ¡eh spécifique, celui-ci est essentiellement défini par son caractere problématique, voire hypothétique, et par la difficulté, préci­sément, a le fixer et a l'identifier. Le chemin parcouru par Karlheinz Stierle, depuis l'article de 1964, « Moglichkeiten des dunklen Stils in den Anfangen moderner Lyrik in Frankreich»\ est par exemple signi­ficatif de cette évolution. Stierle souligne alors combien chez Nerval, chez Mallarmé, chez Rimbaud, l'obscurité tient a la destruction des données référentielles et a la reconstruction du Moi en un sujet lyrique: «Le lecte~r est obligé d'adopter le point de vue d'un sujet lyrique, dont les expériences subjective mythiques, avec leurs para­doxes, leurs doubles sens, leurs suppositions implicites, leurs transi­tions imprévues, se soustraient a sa participation. »2 Certes, a vingt ans de distance, Stierle continue a affirmer que « le discours lyrique ne se­situe pas dans la perspective d'un sujet réel mais d'un sujet lyrique»3; -­mais il ne lui assigne pas pour autant un statut « fictif». Car le sujet lyrique est selon lui avant tout un « s?i.~~J)~?~lématique », « en~te

de son identité », et dont la seule « authentiÓié» résÚle préCísement dañs cett~ quete: « Il est de peu d'intéret de savoir si cette configura­tion tire son origine d'une donnée autobiographique, quelle qu'elle soit, ou au contraire d'une constellation fictionnelle. L' "authenticité" du sujet lyrique ne réside pas dans son homologation effective (non '\ plus que dans son contraire), mais dans la possibilité articulée d'une...-J identité problématique du sujet, reflétée dans l'identité problématique du discours. »4 Le critere originel de la distinction entre le sujet

1. In W. Iser (éd.), Immanente Aestbetik, Aestbetiscbe Reflexion, Lyrik als Paradigma der Modeme, Poetik Nnd HmneneNtik 11, München, W. Fink, 1964, p. 157-194.

2. Nous traduisons. 3. Identité du discours et transgression Iyrique, PoétiqNe, 32, p. 436. 4. Ibid.

Page 22: Figures Du Sujet Lyrique

51 so Figures du sujet !Jrique

«empirique» et «lyrique », entre la référence biographique et la fic­tion, se trouve ainsi évacué, de sorte que la notion meme de «sujet lyrique» est vidée de son contenu: peut-on des lors continuer a parler de !Jrisches ¡ch, ainsi que le fait la critique, pour désigner autre chose que le simple sujet de l'énonciatiQQ pQ~tiQ.ue? Lorsque Karl Pestalozzi se consacre a la «naissance du Moi lyrique» - Die Enstehung des !Jrischen ¡ch, en 19701

-, il peut en somme légitimement faire le point sur une notion désormais «historique», c'est-a-dire peut-etre «dépas­sée» (dans un sens dialectique).

SUJET FICTIF ET SUJET AUTOBIOGRAPHIQUE

La genese du concept de« sujet lyrique» est donc inséparable de la question des rapports entre la littérature et la biographie, et du pro­bleme de la «référentialité» de l'reuvre littéraire. Mais, a bien réfléchir aux implications de cette hypothese, il semble que le sujet « lyrique» ne s'oppose pas tant au sujet «empirique», «réel» - a la personne de l'auteur -, par définition extérieure a la littérature et au langage, qu'au sujet «autobiographique », qui est l'expression littéraire de ce sujet «empirique ». Le poete lyrique ne s'oppose pas tant a l'auteur qu'a l'autobiographe comme sujet de l'énonciation et de l'énoncé.

Le poeme autobiographique

\ ¡~ Le concept de «Moi lyrique» parait donc directement dirigé '~..'~li

contre le lyrisme autobiographique, et tout particulierement contre la \ ,~'!,:

-1

possibilité d'une poésie autobiographique au sens strict, conforme a la 1II. ".,!

définition du «pacte autobiographique» proposée par Philippe Lejeune. Le critere autobiographique, en effet, repose sur l'identité ~il¡",.....en..t:.e l'auteur, le narrateur et le personnage confondus dans l'emploi de la premihe per8Oñne:ASstraetlüñ-faite de la dimension narrative, atténuée voire absente du lyrisme, la définition de Lejeune peut s'ap-

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La référence dédoublée

pliquer a la poésie lyrique. Car, au-dela du présupposé selon lequel, dans le poeme, c'est «l'homme meme» qui parle, se pose la délicate question du poeme lyrique autobiographique, tel qu'il est illustré par The Prelude de Coleridge, Les Contemplations, Le Roman inachevé ­d'Aragon, ou plus récemment Une vie ordinaire de Georges Perros. Est-illégitime, dans ce cas, de parler de lyrisme - ou, réciproquement, la valeur référentielle du «je» qui s'y énonce ouvertement n'invalide­t-elle pas radicalement l'hypothese du « sujet lyrique» ? La conception «biographiste» a laquelle s'oppose la théorie du «Moi lyrique», pour autant qu'elle assimile le sujet a l'auteur et a son «personnage», étend le genre du poeme autobiographique l a la poésie lyrique dans son ensemble, de sorte que Les Fleurs du mal ne se distingueraient des Contemplations que par une différence de degré et non de nature - Vic­tor Hugo assumant pleinement une portée personnelle et référentielle que Baudelaire, en somme, sublimerait. Réciproquement, la these « séparatrice» mettrait en question la possibilité meme non seulement d'une poésie « personnelle» mais encore d'une autobiographie en vers, en subordonnant toute poésie a la fiction. De ce point de vue inverse, Les Contemplations seraient sur le meme plan que Les Feuilles d'automne et peut-etre meme que La Légende des siecles, comme reuvres d'imagina­tion, tant il est vrai que les frontieres entre le lyrique et l'épique ten­draient alors a s'estomper.

La poésie de circonstance

Goethe affirme dans les Conversations avec Eckermann que «.!?,P.1.e poé­sie est poésie Q> rjccQQstopees», selon une formule célebre, reprise par ~d, dans une conférence de 1952, précisément consacrée a La poésie de circonstance: «Le monde est si grand, si riche, et la vie offre un spec­tacle si divers que les sujets de poésie ne feront jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soient toujours des poésies de circonstance, autrement dit il faut que la réalité fournisse l'occasion et la matiere (...) Mes poemes sont tous des poemes de circonstance. Ils s'inspirent de la réalité, c'est sur elle qu'ils se fondent et reposent. Je n'ai que faire de poemes qui ne

1. Le poete valdótain de langue fran~aise Pierre Lexerr sous-titte un poeme autobiographique : 1. Berlin, Walter de Gruyter, 1970. « Autobiopoeme».

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53

r 52 Figures du sujet (yrique

reposent sur rien.»1 C'est dans les genres de la poésie explicitement reconnue «de circonstance», étroitement liés aux genres autobiographi­ques, que le Moi est le plus proche du Moi « empirique» du discours référentie1. C'est la, en effet, qu'il atteint pourrait-on dire a sa subjecti­vité maximale, entierement définie par la situation historique et le cadre spatial, voire géographique - « ce qui a rapport a la personne, a la chose, au lieu, aux moyens, aux motifs, a la maniere et au temps», selon la défi­nition qu'Éluard propose de la circonstance. Les poetes de circonstance, en tant que sujets éthiques, laissent s'exprimer librement leur Moi réfé­rentiel - et c'est pourquoi ils sont susceptibles d'etre accusés, voire condamnés et de souffrir dans leur chair, tels Villon ou Whitman, dont Éluard remarque: « Nous savons les circonstances de leur vie et nous savons que leur reuvre est fonction de ces circonstances.»2 Le sujet lyrique, de ce point de vue, peut apparaitre comme la négation absolue du sujet « circonstanciel», encore qu'il soit possible d'objecter que les Vers de circonstance de Mallarmé s'élevent parfois a la meme « Fiction» que les sonnets.

Énonciation réel/e, énonciation feinte

La poésie lyrique pose en définitive, du moins sur ce point, les memes problemes que n'importe quel genre a la premiere personne - que le roman, en particulier: Du cóté de chez SWann et Les Pleurs du mal sont composés a la premiere personne, sans pour autant ressortir a l'autobiographie. Il est aujourd'hui communément admis comme \ une évidence qu'un roman ou un récit écrit a la premiere personne n'a pas pour autant nécessairement une valeur autobiographique. La dis­tinction méthodologique fondamentale de la narratologie est ainsi cel1e du narrateur et de l'auteur, et l'usage de la premiere personne ne constitue aucunement une garantie d' « authenticité», c'est-a-dire de référentialité, et peut s'inscrire dans le cadre de la fiction. On peut donc se demander pourquoi, dans le cas de la poésie lyrique, aujourd'hui encore, le lecteur continue spontanément a identifier le sujet de l'énonciation au poete comme personne: on voit mal pour­

~ p; ~~.~ I O .t 1... {U o..d r-o ~ ~ -\J

La réjérence dédoublée

quoi «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans» serait plus auto­biographique que « Longtemps je me suis couché de bonne heure». Cette « illusion référentiel1e» est probablement due a l'appartenance officiel1e et irréfutable du roman aux genres de la « fiction», quand la poésie, a cause du modele romantique, est perc;ue au contraire comme un discours de «diction»\ c'est-a-dire d'énonciation effective.

Est-ce a dire que Lajeune Parque, écrite a la premiere personne, mais mettant en scene un «personnage» manifestement distinct de Paul Valéry, n'est pas un poeme lyrique? Innombrables sont les poemes « monodramatiques » - que la critique allemande appelle Rol/engedichte­qui allient la fiction, la premiere personne et le lyrisme. Certes, ce sous­genre, qui emprunte d'ailleurs souvent ses procédés au langage drama­tique, livre des indices de fiction (nom du personnage, allusions mytho­logiques ou narratives, contexte, etc.) qui manquent aux poemes lyriques ordinaires; mais on peut formuler l'hypothese, cependant, d'une énonciation non moins fictive dans Le Cimetiere marin que dans les Pragments du Narcisse ou dans La jeune Parque. En outte, une deuxieme preuve de la possibilité, pour le Moi lyrique, de renvoyer au monde de la fiction, est fournie par des recueils qui inscriveni: l'énonciation dans un contexte fictionne1. Ainsi de Vle, pensées et poésies de joseph De/orme, de Sainte-Beuve, des Poésies d'A-O Barnabooth de Valéry Larbaud, dont l'auteur est lui-meme le personnage d'une fiction, de sorte que le «Je» qui s'y énonce ne peut etre celui de Larbaud, du Chant d'amour du Cor­nette Christophe Rilke, ou encore des Poemes de Samue/ Wood de Louis­René Des Forets. Dans ce cas, c'est le contexte - imposé notamment par le titre et, éventuel1ement, des indices paratextuels (préface, avant-pro­pos, quatrieme de couverture, etc.) - qui confere au «Je» sa valeur fic­tive explicite. Mais on peut se demander si, malgré l'absence de marques contextuel1es, la fiction est pour autant absente.

Le philosophe Roman Ingarden, le premier, a soulevé le probleme du statut logique des énoncés et des propositions en régime littéraire, dans Das literarische !úms!werk (1935), selon une perspective phénomé­nologique: «Si nous comparons les phrases énonciatives repérables dans une reuvre littéraire et cel1es que, par exemple, on trouve dans une reuvre scientifique, nous remarquons tout de suite qu'elles s'en distin­guent essentiel1ement, malgré leur identité de fonne, et parfois meme de contenu: les dernieres sont de véritables jugements, au sens de la

1. Cité in Éluard, (EIIVrtJ <ompliitJ, n, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1968, p. 934. 2. Op. di., p. 933. 1. Se/on l'opposition mise en place par G. Generte dans Fi<tion ti di<tion (Seuil, 1991).

Page 24: Figures Du Sujet Lyrique

r I

La référence dédoublée 5554 Figures du slljet fyrique I I

logique 011 quelque chose est sérieusement affirmé; des jugements qui non seulement prétendent a la vérité, mais qui sont vrais ou faux, alors Fiction et vérité que les premieres ni ne sont de pures propositions énonciatives, ni ne peuvent sérieusement erre prises pour des "assertions", des juge­ments.»1 En raison du contexte fictionnel, ces jugements, qui ne rele- Goethe est conscient de l'intrication entre la «vérité» et la « fic­vent pas d'une logique de la vérité, n'ont qu'une valeur «quasi judica­ tion» dans sa propre autobiographie, comme l'indique le titre Dichtung toire », de sorte que le «Je», en poésie comme dans tout texte littéraire, und Wahrheit - Dichtung signifiant a la fois la poésie, la littérature en n'est ni «vrai» ni « faux» dans la représentation du poete. Kate Ham­ général, mais aussi la fiction. C'est par un certain degré de fiction que burger, qui ne manque pas non plus de se référer a Goethe, critique vio­ la « vérité» autobiographique peut etre atteinte: «Vérité et Poésie, ce lemment cette conception au nom d'une distinction fondamentale entre "~I titre a été suggéré par l'expérience que le public nourrit toujours un les genres « mimétiques» -la fiction comme telle - et le lyrisme, qui, lit­ certain doute sur la véracité de ces essais biographiques. Pour y parer, téralement, ne représente rien: « La littérature narrative ou dramatique je me suis confessé d'une sorte de fiction, pour ainsi dire sans néces­nous procure une expérience de fiction, de non-réalité, alors que ce n'est sit~, et poussé par un certain esprit de contradiction; car ¡;'a été mon pas le cas de la poésie lyrique.»2 Ce partage repose sur une théorie effort le plus sérieux que de représenter et d'exprimer autant que pos­de l' « énonciation» (Aussagetheorie) 3 qui, dans sa terminologie logico­ sible la vérité profonde qui, pour autant que j'en fusse conscient, a linguistique, ne peut etre qu'effective. Cette « énonciation», selon elle, présidé a ma vie.»l La fiction et la vérité, loin de s'exclure, s'épaulent fait que le Je en poésie est bien « réel» : « Le langage créatif qui produit mutuellement, comme du reste en témoignent suffisamment de nom­le poeme lyrique appartient au systeme énonciatif de la langue; c'est la breux textes autobiographiques traversés par l'invention romanesque. raison fondamentale, structurelle, pour laquelle nous recevons un Aussi convient-il de relativiser l'opposition polaire établie par la cri­poeme, en tant que texte littéraire, tout autrement qu'un texte fiction­ tique entre le sujet « empirique» et le sujet «lyrique», entre 1'autobio­nel, narratif ou dramatique. Nous le recevons comme 1'énoncé d'un graphie et la fiction, entre la «vérité» et la « poésie». Non seulement sujet d'énonciation. Le JE lyrique, si controversé, est un sujet d'énoncia­ parce que tout discours référentie1 comporte fatalement une part d'in­tion.»4 Cette discussion concerne en définitive la référentialité de vention ou d'imagination qui ressortit a la «fiction», et réciproque­l'~uvre littéraire, et en particulier de la poésie. Pourtant, Ingarden, ment que toute fiction renvoie a des strates autobiographiques, de répondant aux critiques de Kate Hamburger dans la seconde édition de sorte que le critique n'a généralement pas les moyens de vérifier son ouvrage, maintient que « la poésie lyrique (.oo) n'est pas moins l'exactitude de faits et événements évoqués dans le texte autobiogra­"mimétique" que la poésie épique ou dramatique », et que « le monde phique ou dans la « poésie de circonstance» et, par la, d'apprécier le qu'y représente le poete est aussi "non réel" que celui que figurent les degré de « fiction» ; mais surtout parce que la fiction est aussi un ins­~uvres dramatiques ou épiques (oo.) »5. La distinction entre « je empi- -- ­ trument heuristique, aucunement incompatible avec l'exigence de rique» et « je lyrique» recouvre absolument le partage rhétorique sur le « vérité» et de « réalité». Plutot que d'inscrire les ~uvres dans des critere de la mimésis, qui procede lui-meme de 1'opposition entre le sub­ catégories génériques «fixistes» comme «autobiographie» et «fic­jectif et l'objectif: la poésie lyrique s'oppose a l'épique et a la dramatique tion» - et par la d'opposer sub spede aeternitatis un Moi lyrique a un en ce qu'elle n'est pas « représentative» mais « expressive», c'est-a-dire « Moi fictionne1» ou «autobiographique», mieux vaudrait sans doute « subjective» et non pas « objective». envisager le probleme d'un point de vue dynamique, comme un pro­

cessus, une transformation ou, mieux encore, un « jeu». Ainsi, le sujet lyrique apparaitrait comme un sujet autobiographique « fictionnalisé»,

1. L'CEllvrt d'art /ittéraire, trad. fran~., L'Age d'homme, p. 144. ou du moins en voie de «fictionnalisation» - et, réciproquement, un2. Op. rit., p. 24. 3. Qu'il faut également entendre au sens logique d' « assertion », de « proposition ». 4. Die Logik der Dichtllng, trad. fran~. Lo Logiqlle des genres, Seuil, 1986, p. 208. 5. Op. rit., p. 157. 1. Cité par P. du Colombier, dans la notice (Aubier, 1941), p. 5.

Page 25: Figures Du Sujet Lyrique

57 56 Figures du sujet !Jnque

sujet «fictif» réinscrit dans la réalité empirique, selon un mouvement pendulaire qui rend compte de l'ambivalence défiant toute définition critique, jusqu'a l'aporie.

SUJET LYRIQUE ET SUJET RHÉTORIQUE

[jGénéralisant une définition épistémologique l de la métaphore en

tant que modele heuristique, susceptible de «re-décrire» l'univers, aUI Ricreur2 défend la portée ontologique de la poésie (et de l'art en

général) qui, loin de s'enfermer dans le champ dos des signes, est en prise, sinon directe du moins indirecte, sur le réel, dont elle s'avere en

éfinitive plus proche que les discours descriptifs de « premier rang». Le débat, qui tourne souvent a la polémique, entre les partisans de 1 l'hypothese « biographiste» et les défenseurs du « sujet lyrique» parait insoluble, mais l'idée d'une «re-description» rhétoriq~e, figurale, du 1sujet empirique par le sujet lyrique, qui en serait le «modele» épisté­

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mologique, pourrait sans doute aider a lever l'aporie. Ainsi, le

,',;.-:« masque» de fiction derriere lequel se dissimule le sujet lyrique, selon

la tradition critique, pourrait etre assimilé a un «écart figural»3 par _ rapport au sujet autobiographique.

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S~jet métonymique .,j.

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Certes, il semble difficile de définir cet « écart» par la métaphore car ~' ¡

il s'agit plutót de métonymie ou de synecdoque: la signification du sujet ~~--

lyrique rencontre celle du sujet empirique sans se confondre avec elle4• ~!Jt~,

Comme pour le roman dont la matiere est empruntée a l'autobiogra­ "1'l

\phie, la poésie lyrique opere des déplacements métonymiques. Ainsi que le montrait Margarete Susman des 1912, la signification du sujet t! « lyrique» a une extension logique plus étendueque celle du sujet l .

"1

1. Empruntée aux philosophes américains Nelson Goodman et Max Black. :~~~:2. CE. La Métaphore vive, Seuil, 1975. 3. Selon l'expression employée par L. Jenny daos La Paro/e singtiHere, Belin, 1990. ~;'. 4. CE. L'ana1yse des tropes du Groupe MU, Rhétoriqtie généra/e, Seuil, 1982.

La référenee dédoublée

« empirique» - ala fois plus « générale» et moins enracinée dans la tem­poranté. Eñrait de figure de rhétorique, cette indusion du particulier dans le général, du singulier dans l'universel, semble relever du méca­nisme logico-rhétorique de la synecdoque généralisante: le «Je» des Fleurs du mal marque un écart par rapport au «Je» autobiographique de Charles Baudelaire sur le mode d'une synecdoque généralisante qui typi­fie l'individu en élevant le singulier ala puissance du général (le poete), voire de l'universel (l'homme). C'est ainsi que le «Je» lyrique s'élargit jusqu'a signifier un «Nous» indusif large. C'est dans un tel écart que s'ouvre l'espace de la fiction dans la poésie. De ce processus de fiction­nalisation interne s'approche encore la critique allemande lorsqu'elle attribue au «Je» lyriqu,:, la v~.leur ~~~.~.~~J'!.9.511~~.sl~J'.e,Ros, en intro­duisant une Clistance qui Fart dU sujet son propre objet, a l'égal d'un «personnage» de fiction narrative. Oskar Walzel affirme ainsi que «le Je du pur lyrisme est si peu personnalisé et subjectif qu'il devient en réa­lité semblable aun« 169Il" »1. De la meme maniere, Wolfgang Kayser, qui représente apres André Jolles l'École morphologiste allemande, dis­tingue trois modalités du lyrisme, selon l'attitude du !Jrisehes ¡eh: la «nomination lyrique» (!Jn'sehes Nennen), lorsque le sujet se dédouble et, se mettant en quelque sorte a distance de lui-meme tel un objet, devient un «Il» (Es) ; le «dialogue lyrique» (!Jrisehes Anspreehen), lorsque le dédoublement tourne au monologue et que le Je devient un «Tu»; la « parole chantée» (liedhaftes Spreehen) qui est la forme la plus pure du lyrisme, lorsque le Je ne s'objective aucunement et reste en somme aupres de lui-meme en s'exprimant par le chant. Le travail de la fiction­nalisation réside alors dans cette tension interne entre le « je» et le «il », entre le «je» et le «tu », que Fontanier qualifie d'« énallage de per­sonne »3, et qui apparente la poésie au roman ou au théitre.

Sujet mythique et auto-allégorisation

Dans le systeme d'oppositions établi par M. Susman, le sujet lyrique est qualifié de «mythique », selon une expression reprise, par exemple, par K. Stierle apropos des Chimeres de Nerval - « mythische

1. Op. at., p. 270. 2. Das sprachliche Iúiflsllllerle, Bem, A. Francke, 1948, p. 340. 3. Les FigtireJ dti discotirs, Flarnmarion, 1977, p. 295-296.

1

Page 26: Figures Du Sujet Lyrique

59 58 Figures du szdet !Jrique

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Zwischenreich des lyrischen Ich» - lorsqu'il montre que Nerval com­pose ses sonnets sur la base de faits biographiques -la mort de Jenny Colon, le voyage en !talie, l'ascension du Pausilippe - pour les élever, grace a des allusions mythologiques et un systeme complexe de réfé­rences historiques et intertextuelles - a Virgile, Gaston Phoe­

us, etc. -, a une dimension mythique: « Le sujet lyrique se pose comme absolu, se crée un monde intérieur mythique, dans lequel toute chose devient le miroir de son destino »1 La principale consé­quence de cette « mythification» du Moi empirique, c'est l'abolition

(. ,des fron~~es entre le passé ~lé-.E!~~~!:~ 11l'~~~~~~~~~~?.2) de , l'ao"r1qííe commeI'icreñtihcatÍon du présent aux temps lmmemoriaux,

selon un mouvement bien connu de l'imaginaire nervalien. De la, en général, l'intemporalité mythique du sujet lyrique, déja soulignée par M. Susman. Et cette intemporalité accompagne un processus de géné­ralisation, d'universalisation meme, puisque le Moi de Nerva1, s'iden­

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qui dépasse l'etre individuel et singulier de chaque poete grace a une ~.' { ~ « forme» « stylisée », selon une typification qui, elle aussi, ressortit a la

rhétorique. L'intemporalisation et l'universalisation tendent en effet a l'allégorie, a-terre i!1'tS'elgne'queTé'I1aVésITssement lyrique peut etre considéré comme un 'prºce~s~s d'auto-allégorisation.,,--_... ,.... .- .. . .... "-'_',,' ,,'~.";.

L'EXPÉRlENCE VÉCUE ET LA REDESCRIPTION LYRIQUE

L'approche rhétorique du sujet lyrique peut etre elle-meme élar­gie en une description phénoménologique des états de conscience, ainsi que le fait par exemple Paul Ricceur a propos de la métaphore ou du récit, de la linguistique a l'ontologie. Car le probleme de la fiction, qui est au cceur de la définition du sujet lyrique, est suscep­tible d'etre posé en termes épistémologiques - « modélisation heuris­tique », « re-description» - autour du theme de la « référence »,

1. K. Stierle, op. cit., p, 163.

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La référence dédoublée

c'est-a-dire du rapport au monde comme « intentionnalité» de la conscience, vers lequel convergent l'approche rhétorique et l'ap­proche phénoménologique. Dans Sqi.-!!!.~m!.J-'!!E.!!!.!.. un a.1JJ.ri, Ricceur donne lui-meme l'exemple d'une telle méthode, en élargissant gra­duellement la théorie du sujet - du sujet linguistique au sujet narra­tif, puis au sujet éthique et au sujet juridique.

Le szdet (yrique comme « réduction phénoménologique)) du szdet empirique

Du point de vue phénoménologique, « l:i.tlached<; la référcnc(; des­criptive»2 a l'ceuvre dans la métaphore conditionne l'acees a la référen­tíaliie; si bien qu'on peut parler légitimement d'une « vérité métapho­rique». D'ou par analogie, l'hypothese que le sujet « lyrique» comme sujet « rhétorique », par sa signification figurale allégorique, « suspen­drait» en quelque sorte la référentialité du sujet autobiographique pour mieux la retrouver, comme dans la réduction eidétique conduite par Husserl daos les Recherches logiques et, plus tard, dans les Méditations cartésiennes, pour dégager un sujet transcendantal du psychologisme du « monde vécu» (Lebenswelt). La systématisation proposée par Marga­rete Susmao et ses héritiers du sujet Iyrique n'est, en effet, pas sans affinité profonde, avec cet « Ego pur» obtenu par la réduction phéno­ménologique, par l'époche de la Lebenswelt, a partir du sujet empirique individuel. En effet, le sujet lyrique « déshumanisé », «dépersonna­lisé» (Friedrich), « déréalisé» se trouve totalement abstrait de la cir­constance, du cadre spatio-temporel dans lequel s'inscrit le sujet empi­rique individue! de l'écrivain, chargé de son histoire personnelle, de son état social et de sa psychologie: sujet « impersonnel », «collectif» (allgemein) et non plus «individuel» (individuell), «intemporel» (ewig) et non plus «temporel» (zeitlich), il s'apparente a une pure «forme» (Form), comme le sujet transcendantal de la Critique de la raison pure a laquelle M. Susman se réfere, comme Husserl, lorsqu'elle l'oppose au sujet «empirique» (empirisch).

1. Seuil, 1990. 2. P. Ricreur, op, cit., p. 301.

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59 58 Figures du s~et !Jrique

2wischenreich des lyrischen Ich» - lorsqu'il montre que Nerval com­pose ses sonnets sur la base de faits biographiques -la mort de Jenny Colon, le voyage en Italie, l'ascension du Pausilippe - pour les élever, grace a des allusions mythologiques et un systeme complexe de réfé­rences historiques et intertextuelles - a Virgile, Gaston Phoe­

us, etc. -, a une dimension mythique: «Le sujet lyrique se pose comme absolu, se crée un monde intérieur mythique, dans leque! toute chose devient le miroir de son destino »1 La principale consé­Gquence de cette «mythification» du Moi empirique, c'est l'abolition

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~ mythique du sujet empirique est caractéristique du lyrisme en général, qui dépasse l'etre individue! et singulier de chaque poete grace a unet-i ~ « forme» «stylisée », se!on une typification qui, elle aussi, ressortit a la rhétorique. L'intemporalisation et 1'universalisation tendent en effet a l'allégorie, aterré '"l!ttS"elgne'que-Y¿-l:ravestrssement lyrique peut etre

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c'est-a-díre du rapport au monde comme «intentionnalité» de la conscience, vers leque! convergent l'approche rhétorique et l'ap­proche phénoménologique. Dans Sqi.-!'!~"!!.Jf!'!!.!!!!....!!n a1ílQ1, Ricceur donne lui-meme l'exemple d'une telle méthode, en élargissant gra­duellement la théorie du sujet - du sujet linguistique au sujet narra­tif, puis au sujet éthique et au sujet juridique.

Le s~et !Jrique comme « réduction phénoménologique)) du s~et empirique

Du point de vue phénoménologique, «~º'M de la (éféren,,, des­criptive »2 a l'ceuvre dans la métaphore conditionne l'acces ala référen­clame;" si bien qu'on peut parler légitimement d'une «vérité métapho­rique ». D'ou par analogie, l'hypothese que le sujet «lyrique» comme sujet « rhétorique », par sa signification figurale allégorique, « suspen­drait» en que!que sorte la référentialité du sujet autobiographique pour mieux la retrouver, comme dans la réduction eidétique conduite par Husserl dans les Recherches logiques et, plus tard, dans les Méditations cartésiennes, pour dégager un sujet transcendantal du psychologisme du «monde vécu» (Lebenswelt). La systématisation proposée par Marga­rete Susman et ses héritiers du sujet lyrique n'est, en effet, pas sans affinité profonde, avec cet « Ego pur» obtenu par la réduction phéno­ménologique, par l'époche de la Lebenswelt, a partir du sujet empirique individuel. En effet, le sujet lyrique «déshumanisé », «dépersonna­lisé» (Friedrich), « déréalisé» se trouve totalement abstrait de la cir­constance, du cadre spatio-tempore! dans leque! s'inscrit le sujet empi­rique individue! de l'écrivain, chargé de son histoire personnelle, de son état social et de sa psychologie: sujet « impersonne! », « collectif» (allgemein) et non plus «individue!» (individuell), «intempore!» (ewig) et non plus «tempore!» (Zeitlich), il s'apparente a une pure «forme» (Form), comme le sujet transcendantal de la Critique de la raison pure a laquelle M. Susman se réfere, comme Husserl, lorsqu'elle l'oppose au sujet« empirique» (empirisch).

L Seuil, 1990. 2. P. Rica:ur, op. ci/., p. 301.

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Page 28: Figures Du Sujet Lyrique

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60 Figures du s1!iet fyrique

L'expérience vécue et I'universel

L'allégorisation de soi eomme «réduetion» du sujet biographique, eertes, affranehit le sujet de la eireonstanee spatio-temporelle et de l'état de ehoses. Mais, a la différenee du sujet transeendantal kantien, le Moi lyrique n'est pas pour autant une pure unité abstraite des aper­eeptions. Qu'il soit dégagé de la sphere de la psyehologie individuelle n'implique pas qu'il ignore le sentiment, entendu eomme affeetion, eomme «ethos» ou eomme « pathos », bien au eontraire. Le sujet lyrique est un sujet sensible - simplement, le sentiment y prend une

eur universelle. La mélaneolie qui affeete le sujet élégiaque, par exemple, n'est pas le sentiment éprouvé par Lamartine, Musset ou Baudelaire en tant qu'individus mais un «état pathéma~S?e»1

, apriori . rtagé avee le leeteur. C'est ici qu'il eonVlent de reverur a la distine­~

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tion entre le fait aneedotique de la biographie personnelle, inserit dans le singulier, et la quintessenee de J'expérienee véeue ouverte sur l'uni­versel. A ce niveau, la distinetion d'un sujet Iyrique ne' semble null~­ment incompatible avee l'idée que la poésie a malgré tout affaire avee la vie, qu'elle puise dans le fonds autobiographique. C'est paree que la pOéSie~est l'ex ression de l'expérienee véeue - Erlebnis-, alf'raiiehie des contmgenees e aneedOt:e, dans Iaqu""elle le singulier reneontre l'universel, qu'elle peut, avee Goethe, etre tenue pour une « eonfession ». Les ~ et les joies ~ !'arrtOC1r, l'angoisse de la mort, J

. la"'l'l'íe'l'áñC'e, etc., eomme expérienees fondamentales de l'erre humain ,: eonstituent les états dc;,.eg¡¡,~QI<~<: gy sujet lyrique, et par la meme la ~.'..matiere::....pfüs··qúe fubjet, qui suppose une thématisation, e'est-a-dire ~'

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une distanee précisément objeetivante - du poeme. Peu importe, \done, que le «Je» des Amours soit effeetivement eelui de Ronsard, ., I

puisque la gamme des sentiments qui s'y déploient appartient a l'expé­rienee véeu~me possible de l'humain. De meme que pour Aris­ ¡",

tote2, la poésie est supérieure a l'histoire au plan philosophique, paree

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u'elle traite du possible et non pas seulement du réel, la poésie lyrique dépasse le témoignage autobiographique grace a la fietivité allégorique. l:· - 'j,"

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ammarion, 1976. ~ .'"

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La référence dédoublée

Tel est préeisément le sens de la these défendue par Kate Ham­burger, si souvent mal eomprise. Kate Hamburger, en qualifiant le poeme lyrique d' «énonciation» ne milite pas en faveur d'une eoneeption naivement biographiste, qui ferait du poeme l'expression immédiate du Moi de l'artiste. Si elle évoque le « Ixrisme du véeu» (Erlebnis!Jrik), e'est pour s'éearter de la eoneeption psyehologisáilte et biographique de Dilthey et prendre le mot d'Erlebnis dans son aeeeption phénoménologique: « :r¿exp~ri~ºq;~. désigne (ehez Husserl) l'intentionnalité de la eonseienee. »1 Lorsqu'elle affirme que le sujet lyriqiíe'es't 'l~-';~íet' ({'une «énonciation» réelle, e'est seulement pour opposer l'Erlebnis a la fietion eomme pure invention de l'imagina­tion. Comme l'observe K. Hamburger, meme si l'expérienee est fie:--l tive, le sujet, lui, est bien «réel ». A juste titre, elle remarque qU~. eette situation ne prévaut pas seulement dans le genre lyrique, et qu'elle est la marque de toute littérature.

Le sentiment !Jrique

Dans eette « expérienee lyrique» effeetive, seul eompte le reten­tissement affeetif des événements et des faits de la biographie, qui eonstitue la matiere meme du poeme, bien plus que leur simple évo­eation, sur le mode deseriptif et narratif. Le « sentiment» ainsi débarrassé du substrat autobiographique personnel, individuel a été analysé, dans une perspeetive phénoménologique inspirée par la pen- n sée du « premier» Heidegger dans Sein und Zeit, par le philologue y:> ...

suisse Emil Staiger dans ses GrundbegriJft der Poti€, s~us le terme lae 3t0mung4eprenant la tripartition des genres épique, dramatlque 'erIynque, taiaer déerit la « tonalité affe~e» du lyrisme, et sa « disposition '"';ffeeti~e» (Der !Jrische Gestimmte), sous le signe de l'abandon au flux du présent et la « détente ». Bien que Staiger n'aborde pas le probleme de la « vérité» lyrique - qu'il pose eomme évidente, faisant du «Je» l'expression irnmédiate du poete -, eette phénoménologie transsubjeetive permet de déerire l'Erlebnis par-dela les eontingenees aneedotiques de la biographie. La re-deseription

Page 29: Figures Du Sujet Lyrique

62 63 Figures du sujet (yrique

- lyrique dégage le « sentiment» de la s.pher.e. ps.ychol....ogi..q.ue indi.'vi­duelle, de la biographie, ~ur l'élev~~.~ ~3?K5le c:~:~é~9.rj.~§..ª..1lt:iori

[ de la sensibilité. --L'unité du sujet (yrique et I'ipséité

L'approche rhétorique comme l'approche phénoménologique sou­levent le probleme de l'unité du sujet lyrique. La question, en effet, est bien de savoir comment «Je est un autre», comment le sujet qui s'énonce dans Les Chimeres et dans Les Fleurs du mal peut référer a

Qerval ou a Baudelaire comme individus et, simultanément, s'ouvrir a l'universel par le détour de la j¡ction - et pas seulement paree que Nerval et Baudelaire participent, en tant qu'hommes, de l'universel. Au plan rhétorique, la métaphore comme vision « stéréoscopique» de la réalité et surtout l'allégorie engagent précisément ce qu'on pourrait appeler une « double référence» - ou encore une « référence dédou­blée ». Dans l'allégorie, en effet, et plus généralement dans toute figure de l'eloeutio) la signification littérale ne disparait jamais derriere la signification figurée, mais coexiste avec elle: dans l'allégorie médié­vale, les différents niveaux de sens - anagogique, moral, spiri­tuel, etc. - autorisent des lectures multiples. Si bien que la conscience -de 1'2udjteu'~.du... k."sas:l!r dU<2~~e.~ - va sans cesse de l'une a l'autre danL1Ul..JIlo.Uvement,...d.c-.Ya.-.c:t::ylciU. Au plan phénoménolo­gique, cette double référence parait correspondre a une double inten­tionnalité de la part du sujet, a la fois tou!Dé.xers hÚ-oft'reme et vers le mo~nde, tendu a la:. fQisye.ts".k".:ü.ngWj~!:_~.LyersJJmiversel. De sorte que"fé rapport' e'litre la référentialité autobiographique et la fiction passe par cette double intentionnalité. On pourrait etre tenté de penser cette dualité - selon un terme qui revient souvent dans la critique alle­mande: die Zweiheit des (yrisehen Ieh - du sujet lyrique en termes dialec­tiques, le suj<:~}y'riq!Je ~nquelqº~ sorte « dépassant» le sujet empi­rique enl'intemporalisant et en l'universalisa?t. Mais dans la O'ñiiiíUñICatl'oñ Iynque, il s'agií: bien plutot d'une tension jamais

\résolue, qui ne produit aucune synthese supérieure - une «double ostulation simultanée», pour employer une expression baudelai­~..enne. En termes phénoménologiques, le jeu du biographique et du

flctif, du singulier et de i'universel, est une double visée intention-

La référenee dédoublée

\ nelle, de sorte que le domaine du sujet lyrique est celui de 1'« entre~'-7 deux »1 du Zwisehenreieh dont parle K. Stierle. \ ..) "

- ~'e!lt pwbat5t'emeñíéñTáisóñ'oes'oifcaraffere'lensionheI;'et 'non pas dialectique, que le sujet lyrique, ainsi que l'affirme la critique, semble hautement problématique, pour ne pas dire hypothétique, et insaisissable. Car il n'y a pas, a la lettre, d'identité du sujet lyrique. Le sujet lyrique ne saurait etre catégorisé de maniere stable puisqu'il consiste précisément dans un incessant d()Uble mouvement de l'emp!.­riqUé-vérs"Te-iranscendaiú:iT.Alltant dire que le sujet lyrique, emporté ....."..,..,

par le dynamisme de la fictionnalisation, n'est jamais achevé, et meme qu'il ti'es! pas:'Le sujet lyrique, loin de s'exprimer comme un sujet déja constitué que le poeme représenterait ou exprimerait, est en per­pétuelle constitution dans une enese constamment renouvelée par le poeme, et ors uquel il n'existe pas. e súfet lynque se crée dans et \ pár k poeme, qui a valeur performative. • y '.C>" f'(v"" .~ . • Cet~ontinue empeche, certes, de définir une identité du

sujet lyrigue, qui reposerait sur un rapport du meme au meme. Paul Rít"reii'r'montre du reste que cette conception d'une « identité-idem» du sujet en général est artificielle et réductrice car elle ne peut penser le rapport a l'altérité, dans l'espace comme dans le temps, et illui pré­ \ fere l'idéed'une ipséité fondée sur la présence a soi-meme, qui ne pos­ ,..1

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tule pasi'identité. De la m~me maniere; sans doute vaudrait-il mieux parler d'une ipséité du sujet lyrique, qui lui assure malgré tout, sous ses mu!.ti.Pl~ masques, une certaine unité comme Iehpol (Husserl). Mais céiie unité du Moi dans la multiplidi:e"oes"ade"sTn1erltioñnels, essen­tielletl1<::nt~dyn-ªtIl!.que, ,est en perpétuel devenir: le « sujet lyrique» n'existe pas, il se crée.' . s)V'

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1. Cf. D. Sibony, Entre-deNX ON I'origine en partage, Seuil, 1991. (o"" ¡ IM~

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Page 30: Figures Du Sujet Lyrique

r DOMINIQUE RABATÉ

ÉNONCIATION POÉTIQUE,

ÉNONCIATION LYRIQUE

(( In "!J end is my beginning)) (( En ma fin mon eommeneement» ) : ee vers paradoxal dót le poeme de T. S. Eliot, « East Coker », éeho inversé de son début. Si je le cite en amoree ames réflexions, e'est ala fois paree que je voudrais m'interroger sur eette partieularité poétique singuliere, qui est que les vers se gravent d'une fa~on spécifique dans notre mémoire, qu'ils se citent, se « récitent» selon une modalité qui releve de ce qui eonstitue l'énoneiation poétique; mais aussi, toute proportion gardée, paree que e'est dans les dernieres pages de mon livre Vers une /ittérature de l'épuisement que j'esquissais trop M.tivement le projet d'une définition de trois modes d'énoneiation littéraire (roman-poésie-récit), et que j'indiquais qu'un tel projet « devrait reprendre de plus loin le probleme de l'identité du "je" lyrique comme príncipe de l'expérience poétique >;1.

LE SUJET EN QUESTION

Mon hypothese de départ sera done la suivante: e'est du eote d'une modalité spécifique d'inseription qu'il faut se tourner pour ten­ter de définir lyrique et poétique. Ce déplacement d'aceent initial fait qu'il me para!t préférable d'envisager le « sujet lyrique» plutót que le lyrisme eomme genre eonstitué. La question générique sera ici subor­donnée a une question de mode, pour reprendre les distinctions de

1. Voir Dominique Rabaté, Vers une littératu,. de I'épuisement, Paris, Corti, 1991, p. 190.

Page 31: Figures Du Sujet Lyrique

67 66 Figures du s~jet fyrique

Genettet, ce qui revient a affirmer le primat de ce « je », a dire qu'il n'y a pas de lyrisme sans énonciation subjective, a postuler la possibilité d'une caractérisation modale. Si le « probleme» (car c'en est bien un 1) se pose ainsi, c'est parce que historiquement il n'est plus possible depuis au moins un siecle de trouver la définition de la poésie dans la forme versifiée strieto sensu. Et la question «en quoi est-ce écrit?» avoue trop aisément ses limites, meme si les définitions du vers ont pu s'adapter et se raffiner pour rendre compte des a:uvres produites. Délaissant donc provisoirement la définition du « poétique », peut-on sur d'autres criteres assurer celle d'une «énonciation lyrique» ?

On sait que c'est sur cette caractérisation que Kiite Hamburger a fondé sa «logique des genres littéraires », puisque pour elle la poésie lyrique se définit comme référée a un «Je-Origine rée1». Le lyrique est essentiellement différent de I'épique quand bien meme ils appartien­draient tous les deux a l'espace de la poésie (mais définie par d'autres attributs historiquement remis en cause). Ces theses, dont on yerra plus loin certaines faiblesses, ont le mérite apparent de la clarté; elles soulevent néanmoins d'emblée un premier doute fondamental. Si le «je» de I'énonciation est bien la source de l'énoncé, ce a quoi l'énoncé réfere comme sa source, il ne faut pas se laisser leurrer par cette méta­phore originaire. Le «je» de I'énonciation est, tout autant, produit par l'énoncé qui en porte trace. Par un paradoxe qui est consubsta(ltiel a ce qui nous intéresse dans la littérature: c'est-a-dire le statut problé­matique d'une énonciation textuelle, le « je» de l'énonciation est dans un rapport mouvant avec le «je» de I'énoncé, a la fois but et source, effet et cause. Cette temion, qui ne se résout pas en une dialectique, fait ainsi porter I'accent sur l'instabilité de ce sujet: le sujet lyrique en ques­tion, c'est-a-dire ce sujet comme question, comme inquiétude, comme force de déplacement.

Le sujet Iyrique n'est donc pas a entendre comme un donné qui s'exprime selon un certain langage, la langue changée en chant, mais comme un proces, une quete d'identité2

• Il est tout a fait insuffisant de voir dans le Iyrisme l'effusion subjective, de le définir comme le fait encore Jakobson par la fonction émotive ou expressive, puisque c'est précisément cette possibilité expressive qui est au ca:ur de la crise

1. Voir Gérard Genette, lntroduetion aI'arehitexte, Paris, Seuil Poétique, 1979. 2. Je renvoie aux éclairantes analyses de K. Stierte dans Identité du discours et transgression

Iyrique, Poétique, n° 32, Seuil, Paris, novembre 1977, p. 422-441.

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Énonciation poétique, énonciation fyrique 1 ,\

lyrique. Il n'est pas plus convaincant de relier l'épanchement supposé­ment immédiat du sujet lyrique avec un étatpñiiü6tóuTangage que représenterait le cri. On sait la fortune de cette liaison; mais l'exclama­tion n'est pas plus spontanée que toute autre modalité discursive écritel

• Le cri ou la posture exclamative, s'ils sont bien partie prenante des modalités de l'énonciation Iyrique, le sont au titre de certaines de ses stratégies privilégiées.

D'une fas:on plus générale et plus radicalement critique, c'est l'idée meme d'une unité-unicité du sujet (Iyrique ou autre!) qu'il faut com­battre et dénoncer. Le «sujet Iyrique» n'est pas le centre-source d'une parole qui I'exprime, mais plutot le point de tangence, I'horizon désiré d'énoncés subjectifs ou non qu'il s'attache a relier. Il faut donc en finir avec la présentation trop simple du Iyrisme romantique comme effu­sion immédiate. Pierre Albouy, pour Hugo, et Jean-Marie Gleize, pour Lamartine2

, ont montré de fas:on décisive ce que cette vue sché­matique et idéologique empechait de lire dans les textes Iyriques de ces deux auteurs. Cette construction du sujet Iyrique par son discours, ou plus exactement par le croisement de plusieurs voix qui lui donnent son volume propre, a une conséquence capitale: il n'y pas de Iyrisme romantique sans interrogation sur la possibilité meme de parler singu­lierement, a titre individue!. Chez Lamartine, c'est l'émergence de ce sujet, «sensitif» plutot que vraiment sentimental comme le note Gleize (p. 30), qui résout I'impossibilité principielle de la poésie. Chez Hugo, comme le souligne Albouy, il n'y a pas de poésie sans que la voix,ne s'assUl;C; 9~.son droit de parler, assumant par la le scandale qui I~- fonde et dont les grands recueils de l'exil prennent toute la mesure. Pas de Iyrisme sans politique.de-la parole!

Cette singularité de l'aventure Iyrique est le risque que revendique le Romantisme; c'est avec lui que la littérature, rompant les vieux contrats rhétoriques, entre dans ce que Laurent Jenny a excellemment décrit comme age de la Terreue. Le sujet Iyrique ira vers toujours plus de diction privée, individuelle; le poete a confisqué a la Muse, selon la célebre formule de Lamartine, sa «lyre a sept cordes de

1. Voir sur la question de l'exclamation le schéma théorique proposé par Oswald Ducrot dans Les MotI du dileourI, Paris, Minuit, 1980, notamment le chapitre 5, p. 161-191.

2. Voir Pierre Albouy, Hugo, ou le JE éclaté, in MythographitI, Paris, Corti, 1976, p. 66-81 ; et de Jean-Marie Gleize, PoéIie etfiguration, Paris, Seuil, 1983, l'ensemble des analyses sur Lamar­cine, p. 19 a46.

3. Laurent Jenny, La TeTTllur et ftI IigntI, Paris, GalIimard, « Les Essais.», 1982, voir p. 11-28.

Page 32: Figures Du Sujet Lyrique

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68 Figures du sujet !Jrique ~;' Énonciation poétique, énonciation !Jrique 69 '~/ \;~

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convention» pour lui forger un langage nouveau. Mais précisément, cette nouveauté individuelle est celle « des fibres memes du creur de l'homme» (préface de 1849, Gleize, p. 29r~ti'oñcoñn:iifTá"'~lebre phrase-de la préface des Contemplations: «.1~J!,io.sen.sL.qui,"'c!o~",que je

[--De suis pas toi.» Le sujet singulier, dans la plus grande singularité de sa 'parole, rejoint l'autre, est l'autre. C'est la le premier geste roman­tique pour conjurer sans doute l'inquiétude de sa quete d'identité. Le deuxieme, et qui date le Romantisme comme époque close, contre

'~laquelle la poésie du milieu du XIXe siecle s'écrira, consiste a héroIser la figure du Poete avec majuscule, dans une certaine consistance idéo­logique. Il faudrait préciser la fonction, forcément diverse selon les reuvres, que remplit cette statue du poete, et dont 'les résurgences paradoxales ou oraculaires dans le surréalisme aussi bien que chez Saint-John Perse participent d'une histoire qui ne saurait etre simple­ment linéaire. Il me parait pourtant intéressant de penser, a la suite de Walter Benjamin, que l'ironisation de cette posture, déja sensible chez Musset, se consomme avec Baudelaire qui fait du « poete» un role parmi d'autres. Disons trop rapidement qu'apres le Romantisme la poésie devient le théatre d'une polémique encore vive aujourd'hui entre les poetes qui veulent la majuscule et ceux qui la refusent.

Cette médiation par la figure du poete est cruciale pour le débat sur l'identité du sujet lyrique. Sujet biographique d'une critique tradi­tionnelle, sujet réel pour Hamburger qui ne tranche pas sur la réfé­rence biographique ou « personnage» poétique pour Wright parlant des poemes de T. S. Eliot? Dominique Combe a raison de rappeler que «chaque fois qu'il dit "J E" le poete assume cette tradition, en

, ¡;orte que, s'élevant a une certaine universalité, il désigne, outre sa per­'sonne propre, celle du Poete archétypique, devenu le personnage d'une fiction allégorique de la création poétique»1. J'ajoute seulement,

¡i dans le mde la remarque précédente, que ce meme personnage peut l' etre ironisé ou contesté, sans que ce mouvement de déni n'invalide le 'j passage par la médiation. . Qu'en est-il du sujet lyrique dont l'identité problématique se cons­

titue par les traces de l'énonciation? Si son statut reste encore incer­tain, c'est parce qu'il est sujet d'une expérience qui ne l'est pas moins. La these que je voudrais avancer est que l'énonciation lyrique comme totalisation de postures énonciatives mouvantes est la «place », le lieu

1. Dominique Combe, Poés;e el ricil, Paris, Corti, 1989, p. 162. ("

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fois renvoyer a une voix singuliere, a un sujet précis et en meme temps il a une transparence, une pO{9sité particuliere. Entre indivi­duel et universel? Cette accentuationparticuliere de l"€mmciati'lJn lyñque--tteñt au traitement qu'elle impose a ce que Benvéniste a appelé « le cadre ª~~tif de l'énonciation »2, a ce que je nommerai pour ma part son rappo;:¡¿¡la-cfrcomi'ance. Ce qui semble prendre sens par le contexte du discours, et riótamment tous les indicateurs déicti­ques fonctionnent en texte lyrique selon une modalité nouvelle. Et pas seulement comme je le rappelais au début parce que nous sommes dans des cas d'énonciation textuelle. La différence avec une énonciation romanesque (différence d'effet de lecture qui reste bien l'un des aimants les plus surs a leur partage théorique et dont Valéry comme Hamburger ont souligné l'écart) passe par le fait que dans un roman, le personnage est situé; son énonciation fictive nous donne le cadre figuratif, fUt-il fictionne1. Le roman, comme le récit d'ailleurs, propose d~~~__~e re'p~r.~ge plu~,.~?~ _~<:>i~L.fi:ces; meme si je tiens a préciser que cette corii:extilálisation romanesque va de pair avec l'impossibilité de maitriser par le contexte la parole: roman et récit, selon des modalités différentes, nous font faire l'ex­

1. Je suis obligé de renvoyer, pour un quesrionnement de fond, aux réflexions de Walter Benja­min et aux proJongements que Jeur donne Giorgio Agamben, notamment dans E"ja,,(e el h;s­lo;,., Paris, Payot, 1989.

2. Voir Prob/;",es de I;"gNistiqNe gé"érale 2, Paris, Gallimard, « Te! », 1974, p. 85.

Page 33: Figures Du Sujet Lyrique

69 68 Figures du sujel !Jrique

convention» pour lui forger un langage nouveau. Mais précisément, cette nouveauté individuelle est celle « des fibres memes du creur de l'homme» (préface de 1849, Gleize, p. 29r~t¡;oiicoñmüt ra.-~lebre phrase de la préface des Conlemplations: « ·'~ldnsensé .qu.L.<:!o~.,!lue je

¡--oe suis pas toi.» Le sujet singulier, dans la plus grande singularité de ,sa pirole, rejoint l'autre, est l'autre. C'est la le premier geste roman­tique pour conjurer sans doute l'inquiétude de sa quete d'identité. Le1. deuxieme, et qui date le Romantisme comme époque close, contre

L-laquelle la poésie du milieu du XIX· siecle s'écrira, consiste a hérolser la figure du Poete avec majuscule, dans une certaine consistance idéo­logique. Il faudrait préciser la fonction, forcément diverse selon les reuvres, que remplit cette statue du poete, et dont les résurgences paradoxales ou oraculaires dans le surréalisme aussi bien que chez Saint-John Perse participent d'une histoire qui ne saurait etre siJ;nple­ment linéaire. Il me parait pourtant intéressant de penser, a la suite de Walter Benjamin, que l'ironisation de cette posture, déja sensible chez Musset, se consomme avec Baudelaire qui fait du « poete» un role parmi d'autres. Disons trop rapidement qu'apres le Romantisme la poésie devient le théitre d'une polémique encore vive aujourd'hui entre les poetes qui veulent la majuscule et ceux qui la refusent.

Cette médiation par la figure du poete est cruciale pour le débat sur l'identité du sujet lyrique. Sujet biographique d'une critique tradi­tionnelle, sujet réel pour Hamburger qui ne tranche pas sur la réfé­rence biographique ou « personnage» poétique pour Wright parlant des poemes de T. S. Eliot? Dominique Combe a raison de rappeler que « chaque fois qu'il di t "J E" le poete assume cette tradition, en

. ¡¡orte que, s'élevant a une certaine universalité, il désigne, outre sa per­sonne propre, celle du Poete archétypique, devenu le personnage

.. d'une fiction allégorique de la création poétique»l. J'ajoute seulement, r.' dans le ftl de la remarque précédente, que ce meme personnage peut · erre ironisé ou contesté, sans que ce mouvement de déni n'invalide le • passage par la médiation. I· Qu'en est-il du sujet lyrique dont l'identité problématique se cons­

titue par les traces de l'énonciation? Si son statut reste encore incer­tain, c'est parce qu'il est sujet d'une expérience qui ne l'est pas moins. La these que je voudrais avancer est que l'énonciation lyrique comme totalisation de postures énonciatives mouvaiites est la « place », le lieu

Énonciation poétique, énoncialion !Jrique

d'inscription d'un type d'expériences qui trouvent a se configurer alors qu'elles débordent tout sujet, d'expériences qui arrivent bien encore a une subjectivité qui n'est plus un sujet au sens OU le poete exercerait sur elles sa maitrise. La poésie moderne témoigne donc, comme d'autres genres littéraires mais avec un écho peut-etre plus net, de la crise générale de l'idée d'expérience, cette crise que Benjamin décele avec lucidité dans la poésie baudelairienne, et qui engage une redéfinition du lyrisme1

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1. Je suis obligé de renvoyer, pour un questionnement de fond, aux réflexions de Walter Benja­min et aux prolongements que leur donne Giorgio Agamben, notamment dans Elljallft tI his­loirt, Paris, Payot, 1989.

2. Voir ProbJe1llts dt lillgllistiqllt gilliralt 2, París, Gallimard, « Te!)l, 1974, p. 85. 1. DOnUruq~:be:;~: :~' c~ 1\r~::2.. ~bo )Jr .. f"" 1>\0 W """'.0 11...... eL.~; ~~ .u \1 $ JI L.s.

Page 34: Figures Du Sujet Lyrique

71 70 Figures du sujet !Jrique

périence du débordement de tout contexte, dissémination dont j'ai .montré ailleurs le fonctionnement dans Dubliners1

iI Des que l'on aborde le texte lyrique, ce recours a la contextualisa­' tion semble tres limité. Michel Collot a fourni une précieuse anaIyse des déictiques chez Rimbaud, a laquelle je renvoie2. Dans la meme perspective, Dominique Combe a justement montré ce processus de « décontextualisation» a l'reuvre chez Bonnefoy, entre « L'Ordalie »,

Jrécit abandonné, et son devenir poétique dans Douv;. Les articles défi­nis perdent leur valeur référentielle, on assiste aune « Qé-pe¡;~QQg?JiJa-tion des...eronoms ». Laurent Jenny résume tres bien, a partir cette fois d\in'vers·'deMalherbe (( Le baume est dans sa bouche, et les roses dehors» ), l'essentiel de ce processus: «L'article présente comme défini

¡ hn indéfini, selon un trope déterminatif qui donne la clé d'une grande ¡;partie de l'énonciation poétique, les "objets" poétiques se trouvant a 'mi-chemin de l'existence individuelle et générique, les "circonstances" poétiques étant d'emblée tran~~endées par leur essentialisation. »4 Ce trope déterminatif me para1~c'apT~l car il releve en généraI de l'énon­ciation poétique, mais c'est s·t:rf.-eé point que nous pouvons tenter de mieux cerner ce qui caractérise une modalité « poétique» d'une moda­lité « lyrique ». Une certaine résistance a ce mode de figuralité me semble justement définir ce que j'appellerais plus spécifiquement une énonciation lyrique. L'écart passe ainsi par le statut de la circonstance, car il n'y a de texte lyrique que de la circonstance, dans le maintitn d'une visée vers cette circonstance, qui ne saurait jamais se transfor­mer en contexte.

La these que je viens d'énoncer appelle plusieurs remarques. Elle institue une différence entre lyrique et poétique qui reste floue; selon un geste que je crois inévitable dans le discours contemporain de et sur la poésie, les deux adjectifs valent l'un pour l'autre. Je dirai meme que, selon les stratégies de chaque écrivain, l'un recouvre et annule l'autre, le « poétique» gardant sans doute une extension plus forte. Michel Deguy écrit ainsi: « Continuons d'appeler (poétique) / une certaine invention de la circonstance, une maniere d'emporter le

I

1. Voir mon article: Réalisme et ironie: les voies de la parole dans Dub/iners, in Littératurt, nO 94, Paris, Larousse, mai 1994.

2. Voir le chapiti'e « La dimension du déictique », in La Poésie modeme et /a strueture d'horizon, Paris, PUF, « Ecriture »,1989, p. 178·208.

3. Dominique Combe, op. cit., p. 134-135. 4. Laurent Jenny, La Paro/e singu/iire, Paris, Belin, 1990. La citation se trouve p. 50.

Énonciation poétique, énonciation !Jrique

morceau. »1 Je choisis de lier lyrique et circonstanciel. Pour moi, il ­n'y a d'énonciation lyrique que de circonstance, une énonciation articulée sur un présent transparent et pourtant liée a l'instant comme au lieu qui l'occasionnent. De la circonstance, le poeme lyrique garde 1'aspect de conjoncture, de moment ou de situation plus ou moins voilée. C'est bien l'impression qu'on éprouve, lors­qu'on lit dans telle édition des poemes de Verlaine ou de Rimbaud les notes savantes qui « identifient» tel détail a telle personne réelle ou a tel lieu vraiment visité... et qui apportent si peu au sens du poeme! Ce travail, d'ordre quasi historique, n'est certes pas sans intéret mais ses limites sont trop visibles des lors que la circonstance est, dans le meme geste, marquée et excédée par le poeine Tynque." Un seul exemple le confirmera: «Le Lac» de Lamartine, d'abord appelé lac de B* est et n'est pas le lac du Bourget.

Mais cet exemple nous montre aussi autre chose. Si ce lac est autre que le lac réel, le lac biographique de la rencontre amoureuse, c'est aussi qu'il participe du sens du poeme, de la volonté.de..dép:¡¡i"~ .le temps, du désir d'éternité qui anime le texte. "Des lors, on peut dire: avec'"Ettnr(wujorifsdans' Four Quartets) « tout poeme une épitaphe ». L'énonciation lyrique cherche dans le présent de son inscription a jouer contre la mort, en soustrayant l'instant a sa fugacité, en. le redy­namisant dans un dire qui l'arrache au passé perdu. Mais la tension se redoüble sans doute de ce que le meme désir serait de dire ce moment comme pur instant, passé indiscutable. Le circonstanciel joue donc en deux directions opposées: il est a la fois ce qu'il faut dépasser mais concurremment cette singularité absolue que la langue ne devrait pas trahir. On voit de quelle falfon les analyses de Bonnefoy sur la « pré­sence» comme tache du poétique pourraient ici s'inscrire. .~

-. Un poeme de Pierre Reverdy dans La Lucarne ovale, « Pour le moment »2 joue de la meme ambigUité des son titre. Le dernier vers, détaché, en est « C'est aujourd'h~_que je vous aime», et l'ensemble du texte s'offre comme un~~lóuang§)l.u présent le plus instantané, dans un accord joyeux et presqiféJou avec le «moment», OU coi"nci­dc::nt ~emps de l'écritureet tem.~s duo s~ntim,ent; mais si l'intégralité des verbes se conjuguent au prq,ent <;le 1'indicatif, si le poete chante

\ ( \~>(1.

1. Cité par Jean-Pierre Moussaron dans son livre sur Micl\él Deguy, La Poés" eomme avenir, Qué· bec, Le Griffon d'argile, 1992, dans la note 12 de la page 43 qui est consacrée a la question de la circonstance.

2. In La Luea",e ova/e, p. 108·109 de P/upar! du temps, Paris, Gallimard, « Poésie)l, 1969.

Page 35: Figures Du Sujet Lyrique

72 73 Figllres dll stdet !Jriqlle

l'accord avec le monde et ce qu'il donne sans réserve, la préposition « pour» hésite entre deux significations superposées et concurrentes: un texte pour ce moment, qui est lui dédié, mais dans la fragilité de , ce qui ne dure peut-etre aussi qu'un momento La parole lyrique, j adressée a l'etre aimé, se déploie dans cet espace temporel menacé et I euphorique. '

Un autre indice de cette ambivalence de la circonstance se trouve­rait, mais je ne peux l'indiquer que programmatiquement, dans le rap­port a la date. Chaque recueil exigerait une analyse spécifique, atten­tive a toutes les formes de signature, dont la date, hic et nllnc éphémere, est un repere essentiel. Une telle étude s'impose notamment pour Les Contemplations. Pour m'en tenir a un seul développement, je prendrai de Paul Éluard Le Temps déborde. On sait qu'au milieu de ce recueil, coupant en deux les deux groupes de sept poemes, se trouve ce seul vers, un alexandrin: «Vingt-huit nove~bre mil neuf cent quarante­six », qui est le jour de la mort de Nusch. L'inscription de cette date, de cette épitaphe dit a la fois la ponctualité irréversible du temps mais, dans la diction meme de cette date, la perte de tout présent. Le poeme suivant en prend la mesure:

Naus ne vieillirans pas ensemble Vaici le jaur

En trap: le temps débarde'.

L'EXPÉRIENCE LYRIQUE

Me voici revenu au difficile concept d'expérience lyrique! Expé­rience d'un présent qui «déborde» le présent; d'une énonciation absolument signée et dans le meme geste impersonnalisée; d'une diction qui brise la possibilité de dire et trouve pourtant, encore, la ressource du vers noble de la poésie classique. Ce que j'appelle",_ énonciation lyrique serait ainsi cette possibilité d'articuler a la parole ""\ subjective, a son aventure singuliere quelque chose qui est pré-sub- I jectif, une dimension a-subjective de la subjectivité (ce qui fonde \ réellement la parole), et qui serait aussi bien en de<;a et au-dela du ,---l

1. P. 108 des (ENVres completes, JI, de Paul Éluard, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade '), 1968.

Énonciation poétiqlle, énonciation !Jriqlle

sujeto Double dimension qui peut aussi se thématiser ou se figurer comme naissance du sujet (représentation de cet événement dont aucun sujet ne peut avoir conscience), ou a l'inverse comme sa mort (dont personne ne saurait, est-illa peine de le redire, avoir en propre l'expérience). Est-ce un hasard si ces deux «expériences» (les guille­mets sont de rigueur) trouvent dans la poésie la chance ou l'aven­ture possible d'une figuration, de ce que Laurent Jenny appelle un «événement figural» dont la force nous ramene toujours a cette naíssance et-au' risque de la parole singuliere? Naissance de la voix dans le texte si l'on admet avec Giorgio Agamben que cette «expé­rience» a laquelle la littérature nous reconduit est aussi celle de <d'enfance», de l'in-fans, c'est-a-dire cette non-parole premiere qui fait de l'homme non un animalloqllens comme la philosophie l'a trop souvent dit mais un animal qui a appris a parler, qui n'en finit jamais d'apprendre a parlero

Rapport du sujet avec son avenement, mais tout aussi bien rap­port a sa disparition, a sa mort. Cest en tout sérieux qu'il faut entendre l'avertissement de Victor Hugo dans la préface des Contem... Plations:~e livre doit etre lu comme on lirait le livre d'un mort». Je ne rey ns pas sur les analyses de Pierre Albouy sur cette affirma-"'-­tion, ni sur la dialectique du JE et du ON qu'il dégage magistrale­mento L'é.m.ergence d'une. voix.lyrique se. cQnf<:>nd ave.c ce.! .efface-, ment du sujeto La thématique de la mort est ainsi plus qu'un des regÍstres du lyrisme; il m'en parait un trait constitutif et c'est peut- ! etre a ce titre que l'on crédite généralement Villon d'etre le premier! poete lyrique moderne. Cest sans doute chez Mallarmé que la cons- r cience de cette disparition (la fameuse «di~paritiotl élocutoir~») se' fait le plus profondément, devient nécessité du deuil dc::)ªparole lyrique pour accéder a la poésie. Mais encore f~~t~lrnot~r que c'est dans un'rappÓft perso'ririera l'impersonnel. Le poete est celui qui fait l'expérience du sacrifice de son moi personnel P9u.rJ.~.i.ss.Ul~!~~e

a la. ~<;>~que. On voit ici que, pour revenir aux deux termes de morí titre~nonciation lyrique peut aussi se concevoir comme point de passage, ou de fuite vers une énonciation qu'il faudra alors nom­mer poétique. Cest ce que note Paul de Man dans son article fonda­mental: «~c and Modernity», a propos du poeme «Tombeau (de Verlaine)>>: «tomme tout vrai poete, Verlaine est un poete de la mort, mais la mort signifie précisément pour Mallarmé la disconti­nuité entre le moi personnel et la voix qui parle dans la poésie

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Page 36: Figures Du Sujet Lyrique

74 Figures du sJijet !Jrique

depuis l'autre rive du fleuve, depuis la mort. »1 Il ajoute, une page plus loin, que Mallarmé reste « poete du moi, tout impersonnel, \ désincarné et ironique que ce moi puisse devenir dans une figure '¡

comme le Maitre d' Un eoup de dés». Il faudrait, changeant d'époque '1

et d'auteur, avoir ainsi le temps de lire dans cette double probléma- I tique de naissance et de mort d'extraordinaires poemes de Michaux, ¡ je pense en particulier a « Entre centre et absence;~ dans Plume. Ou . reprendre, a ce stade, les coñdüslons ducommé;i.taire que j'ai pro­posé sur Les Mégires de la mer de Louis-René des Forets2 comme dic­tion poétique et cathartique que seul un poeme peut dire, de l'avene- . \ ment et de la mort du sujet qui l'énonce, d'un sujet qui est nécessairement sujet de son propre deuil.

On voit, par la, qu'on ne saurait s'en tenir aux theses d'Hugo Friedrich sur le développement du lyrisme moderne comme un \ double mouvement concomitant de perte du sentiment du moi et de perte de la réalité. Comme le rappelle tres vigoureusement Paul de . Man, les choses ne sont pas si simples. Et le meme reproche doit, a mon sens, s'adresser a la théorie de Kate Hamburger qui voit dans l'énonciation lyrique une dissipation de la référence objective, du monde objectal. Ce qui lui fait classer les textes de Francis Ponge dans « le domaine de l'énoncé communicationnel », ce qui, compte tenu certes du parti pris anti-lyrique de Ponge, parait quand meme aller un peu loin... Il me semble plus pertinent de lire les textes de Ponge dans la perspective du dépassement du circonstanciel que j'ai essayé de tracer, avec ce que ce dépassement a de problématique, mobilisant des suites de textes datées, des tentatives, des énoncia­tions subjectives relayées par des poemes impersonnels, par exemple dans Le Mimosa. Des effets similaires, mais d'un registre tres diffé­rent, peuvent encore etre soulignés dans une trop rapide lecture du premier poeme de Apres tant d'années de Philippe Jaccottet, intitulé « Vue sur le lac». L'énonciation y passe, par approximations succes­sives, de l'impersonnalité de la premiere description a un investisse­ment plus marqué du « je », humoristiquement caché d'abord dans une parenthese sur la peinture de Magritte, pour aller vers un éva­nouissement, une élévation euphorique de la vision qui monte et

1. P. 181 de BJindnesJ and lnnghi, New York, Oxford University Press, 1971. C'est moi qui tra- ~ duis ce passage.

2. Voir mon livre Louis-René des Foriis, la voix ei le volume, París, Corti, 1991, p. 45-96.

Énonciation poétique, énonciation !Jrique 75

disparait avec le « nreud de fumée grise dans le brouillard, nreud quf dénoue - trouée, éornme on vouaralCen-mulnpuer- süi toi.i"n'lí011­zon les ajours ».

La complexité des dépJacements. é.QQltciatifs est donc au creur du lyrisme; la poésie moderne. a, fait de la fragmentation de. '''5S0ix le champ n;¡.eme de son travail. Que cela passe par la brieveté comme mouvement de concentration et de mobilité du sujet écrivant dans les Petits poimes en prose, ou par le jeu et la vitesse des « déplacements, dégagements» pour emprunter deux mots chers a Michaux. Il me semble que l'abandon de la forme versifiée va précisément dans le sens de ces effets d'accélérations et de multiplication des situations d'énon- . ciation, le blanc jouant ici un role fondamental. « Le tout sans nou­veauté qu'un espacement de la lecture », précise génialement Mallarmé dans la préface a Un eoup de dés.

LE TOURNIQUET LYRIQUE: ÉCART OU FUSION

Le poeme propose ainsi l'espace d'un déploiement inédit de la parole, de ses éclats. Il peut alterner aune vitesse vertigineuse tous les temps, meme les plus contradictoires du point de vue d'une énoncia­tion située ou fixe. « Les Fenetres », le célebre poeme-conversation de Guillaume Apollinaire, en fournirait une merveilleuse illustration par la virtuosité de ses déplacements temporels et chromatiques. Le texte peut encore se transformer en « table », en page tabulaire pour un entrecroisement d'énoncés grammaticaux inconciliables s'ils relevaient de la seule logique du discours. J e pense au recueil d'Emmanuel Hoc­quard, Théorie des tah/es, OU l'on peut lire page 44 cette phrase: « Une robe es rouge.» Le travail parodique d'Olivier Cadiot dans L'Artpoé­tic sur les exemples de grammaire s'inscrirait dans la meme probléma­tique. C'est des lors l'appropriation meme de l'énonciation qui fait probleme, comme si elle se trouvait déléguée au poeme comme lieu de son surgissement. Cette incertitude de l'a.e.e.!.().E..riation de ce qui serait I

« ma voix» a plusieurs conséqueñcesque je voudrais maintenant exa­miner en trois points.

Le premier concerne évidemment l'identité de l'allocutaire lyrique. Le «tu» du poeme lyrique n'est pas plus assuré que le « je»

Page 37: Figures Du Sujet Lyrique

76 77 Figures du sujet !Jrique

qui lui parle. Les effets de nom propre ne sont que des effets, qui valent en tant que tels. On sait, anecdote significative, qu'Apolli­naire a pu ainsi envoyer les memes poemes d'amour a Lou et Made­

• leine! Cette relative transparence de 1'identité du destinataire s'analy­sera donc dans la logique de la circonstance que j'ai dégagée. Le texte lyrique désire toujours une pure singularité, se reve comme un poeme-lettre a unCe) seul(e) destinataire. Destination absolument sin­guliere, a l'autre. Ou a soi-meme... La tentation du monologue pur (ou le «je» ne parlerait qu'a lui-meme, cette utopie du systeme « bouchoreille» dont la poésie de Paul Valéry ne cesse de faire son deuil) est l'autre visage de cette ambition impossible de créer une langue absolument privée, contradiction dans les termes mais qui ali­mente certainement le désir d'écrire!

Ce « tu» est donc aussi un « personnage », mais le terme doit s'en­tendre tres différemment de ce qu'est un personnage romanesque. Cette individualité toujours débordée par l'impersonnalité de la deuxieme personne fonde, en pratique, l'effet du texte lyrique: celui qui le lit peut en meme temps et paradoxalement prendre la place aussi bien du « je» que du « tu ». Cette souplesse de l'identification (mais le terme reste lrriprop"iej-rne parait indispensable pour expliquer cette spécificité du vers dont je parlais en commen<;ant: sa capacité a etre cité, sa capacité native, me semble-t-il, a se re-citer lui-meme des son premier surgissement. Il y a la, a tous les sens du mot, un jeu qui per­

~ met au vers de s'adapter a toute circonstance nouvelle, de se rendre perméable et malléable a une nouvelle énonciation. A son niveau le plus simple, c'est bien ainsi que fonctionne la chanson, ~ue chaque auditeur reprend a son compte en la fr~nt. -- (,.,•.N\·Ht-("\

- La PO_~9.sjlt.4«..S~1:.t<;jde¡¡tificationdes places énonciatives dans le texte lyñque peut aussi conduire certains écrivains a forger des quasi

¡ «pefS'"'ónña~es1r~}f€€;;ICe geste leur permet de dire l'écart énonciatif '- toútenterúant, a l'intérieur de cette voix fictive, de le réduire dans le

chant unifiant d'une parole qui s'essaie a combler la béance originaire qui l'a produite. On aura reconnu, dans cette ébauche d'analyse, ce qu'il faudrait aller voir du coté de La ¡eune Parque de Valéry. Cette trop rapide mention me permettra de souligner un deuxieme point: le lyrisme moderne, ce qui explique en partie son impérialisme depuis un siecle, prend a sa charge une dimension initialement tragique de la parole; il se fait catharsis problématique du sujeto Si la crise, cette «exquise crise de vers» dont Mallarmé a si bien fait le diagnostic, du

o , · . r f t' to~ ~~ \\r t( O ><O~ t.I

Énonciation poétiqueJ énonciation !Jrique

sujet se manifeste dans son rapport malaisé avec ses voix, le poeme devient, pour le dire avec Henri Michaux, «exorcisme ». Cet horizon cathartique est ce qui donne sa force au «monodrame ryñqüe»de Valéry; c'est aussi, je l'ai monteé dans mon livre sur aes For~ts, dans cet espace qu'il convient de lire Les Mégeres de la mero Ou, pour le dire avec Michel Leiris: «Nul soulagement a tenir un journal, a rédiger une confession. Pour que la catharsis s'opere, il ne suffit pas de formu­ler, il faut que la formulation devienne chant. Chant = point de tan­ge?~,~~_:.~~<:?L~t..2:,l'obj(:<:~f. »"f" --.,___o

. nn un troisieme temps, je voudrais tracer une ultime ligne de par­tage, distinguer deux tendances, selon que la poétique d'un écrivain va dans le sens d'une fusion de 1'écart énonciatif, vers ce qu'il faudra appeler une «voix» poétique, qui transcende ses manifestations ou les unifie dans le rythme d'un chant; ou qu'a 1'inverse 1'effort poétique tende vers le maintien de cet écart. Cette distinction peut encore se dire en d'autres termes qui nous rapprocheront de polémiques enga­gées dans la poésie fran<;aise d'aujourd'hui, polémiques qui ne sont pas étrangeres a la nécessité d'un débat théorique sur le sujet lyrique: on aurait ainsi les littéralistes (Hocquard et Gleize notamment) contre les tenants du «poétique» (Bonnefoy) ou meme ceux que 1'on a pu appeler les «néo-lyriques ». L'enjeu d'un tel débat, forcément ouvert, recouperait, a mon sens, un dernier point de théorie. Si je reprends mon propos initial, concernant la possibilité de caractériser différen­tiellement des modalités énonciatives romanesques et poétiques, il est patent que 1'inspiration bakhtinienne d'une telle démarche ne peut se satisfaire de l'opposition que fait Bakhtine entre monologie poétique et dialogie romanesque2

• ~-

"repense" avoír'siiffisamment montré en quoi 1'énonciation lyrique est travaillée de fragments de v.:OÍA.._de !eur croisement. Un poeme de Rimbaud, d'Apollinaire oud'Ezra Pouad\est impossible a lire si on le réduit a une voix autoritaire et centralisée... Si l'on doit maintenir 1'ir­réductible spécificité des deux modes, ce sera donc en termes de but visé. Le roman a besoin des personnages, de leurs voix individuali­

1. Joelle de Sermet cite dans sa these cet extrait de la page 299 du JOllrnal de Michel Leiris, qu'elle commente (voir p. 513, in Michel Leiris pOCte sllrréalisle, Université de Paris VII, jan­vier 1994),

2, Je fais référence aux theses polémiques que Bakhtine présente dans « Du discours roma­nesque», essentiellement aux pages 99-121 ou il c3;ractérise négativement le « discours poé­tique» (in Eslhétiqlle el Ihéorie dll roman, Paris, CraIlínlatlt>~·.. ·_···_," -.-._-_. ... _¿-....... ","'" ~,..."..,,,,,,

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78 79

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VOt~.t g,tM""Figures du sujet !Jrique. ,''VVMq' "A €M ~ 'd

sées, de la temporalité de ces voix fictives ; la poésie, elle, dépassant en aval ou en amont le personnage, ne renonce pas aune totalisation uni­ficatnee des voix prises dans le merne~gwYle ry¡hm,i.que. L'unité de la pcresie"'fi~esf pas,-cornme le crüÍt lhkhtine, dans la monophonie de sa parole mais dans l'effet d'égalisation de ton ou d'accent que confere la forme ostensiblement mise en scene dans le poeme: découpage parti­culier de la langue, sur la page ou bien dans la performance orale pour la poésie sonore. Du coté du poete versificateur, le patron métrique ne tend-il pas a harmoniser des voix pourtant différenciées? Et quand bien meme la tradition d'organisation versifiée a majoritairement dis­paru de la poésie contemporaine, ceux que Laurent Jenny nomme avec bonheur les « poetes du dispositif»1 ne soumettent-ils pas a un principe fixé de l'extérieur leurs énonciations mouvantes? L'opposi­tion bakhtinienne, quoi qu'on en ait, reste peut-etre pertinente et les analyses de Dominique Combe sur les dialogues qui trament le poeme

.Du mouvement et de I'immobilité de Douve montrent justement que ces voix duelles sont indiscernables, échangent dans la meme diction leurs qualités~-J.'ren va-t:-iT'pasae meme pour les voix qui se répondent dans les poemes de Saint-John Perse? Le nom qui conviendrait ainsi

-.,>:1 ses pseu~o=personnagt:s(:Ie la poésie serait plutot ce1ui de récitant. A llinverse, d'autres tentattves'i>oettques-"(aútt-:ryríqlleSde maniere

revendiquée) laisseront ouvert l'écart. Elles rouvrent constamment l'espace de leur origine; elles rompent, notamment par de larges blancs, le chant qui les porte, fracturent le texte en morceaux brisés. Se10n des configurations tres différentes, il faudrait évoquer les theses et les poemes de Mallarmé, ou bien plus pres de nous, relire le be1 éloge qu'Emmanue1 Hocquard fait de Testimony du poete américain

. Reznikoff dans La Bibliotheque de Trieste, et qui a valeur de manifeste personne1 ; il se conclut ainsi: « Cette distance, cet écart est le (théatre du) travail poétique... Tant qu'est tenue cette distance, tant qu'est maintenu cet écart, tout le répertoire peut etre représenté. »3

... "'-" Un dernier mOfen guise)le conclusion nécessairement provisoire.

J e crois avoir momre;--m:ilgré la difficulté du partage entre « poé­tique» et « lyrique », l'utilité théonque d'un principe de diction poé­

1. Laurent Jenny, Lo Parol, si"glilitr" op. dt" p. 138. 2. Dominique Combe, op. dt., voir les pages 181-184. 3. La citation se trouve p. 34 de Lo Bibliotheqlie de Trieste, Royaumont, 1988.

Énonciation poétique, énonciation !Jrique

tique, adéfinir par rapport au roman et au récit. Le point de différen­ciation le plus difficile résiderait en fait dans une temporalisation de nature spécifique a ces trois modes. Le cntere ne pourra donc pas en etre strictement linguistique, mais a trouver dans~~~oétique des genres littéraires qui reste en chantier. ~E~fonde une possibilité d'interruption du discours qui lui donne sa marque propre, et cela que l'on soit dans un systeme versifié ou non. De la falSon la plus générale, la poésie contemporaine se définit comme mode de cou­

.pure, d'accentuation autre. C'est dire aussi que le textep6Etfque est toujóufs"prrs-'áansTa CIynamique de sa relance, que du blanc il procede dans tous les sens. Et que cette accentuation, si elle fait bien entendre la langue pour elle-meme se10n l'analyse de la fonction poétique de Jakobson, n'est pas en contradiction avec la transitivité du dire. 12.!~r­ruption, relance qui sont inscrites au cceur du poeme, a redéployer en cnacune de ses performances individuelles. Et si le début est la fin, c'ésipour dire dans le meme souffle, unpeu décalé, « en ma fin mon commencement », citation d'un vers qui appelle forcément a la mémoire l'entiere récitation des Four Quartets de T. S. Eliot.

e, S. 'ti ro.. t .áe. t{ () t( ( (.t bj;)

Page 39: Figures Du Sujet Lyrique

1

jOELLE DE SERMET

L'ADRESSE LYRIQUE

I

' I I

Parler de la poésie lyrique - celle OU le locute~r s'exprime Ua.E!e­miere personne, pour s'en tenir initialement a la définition la plus ~dímentalre - revient a se placer au centre d'un débat dont l'enjeu essentiel consiste a savoir si le sujet lyrique peut etre crédité d'un sta­tut autobiographique ou si, a l'opposé, il doit etre considéré comme '­fictif. L'alternative, si elle est stimulante théoriquement, échoue cependant a élucider l'expérience du lecteur de poésie, expérience troublante OU s'entremelent distance et proximité, indiscrétion et par­ticipation, extranéité et complicité.

11 faut done se demander s'il existe une énonciation spécifiquement lyrique qui distinguerait ala fois de la fiction et de l'autobiographie ce que l'on a volontiers appelé la« poésie personnelle», et dont procéde­raient les effets de lecture ambigus qui aimantent l'écriture poétique. Autrement dit, comprendre d'abord aqui l'on parle permettra peut-etre de mieux saisir qui parle. En ce sens, la relecture des cruvres d'Apolli­naire sous l'angle des problemes d'adresse qu'elles suscitent balisera une traversée nécessairement tres schématique du lyrisme au xxe siecle.

Et c'est au poete Emmanuel Hocquard que, parmi les voix contemporaines, je laisse le soin, entre élan et ironie, d'indiquer la des­tination de cette traversée:

On n'insistera jamais assez sur le destinataire. Tout est la. En ma.fin esl mon eom­meneemenl, cher Thomas Stearns. Chere Demoiselle Lynx. Et L'aut' cinglé qui lisait Kierkegaard a ses pou1es. Loup qu;fa;1 sa eourpour de la nourrilure, cher Ezra. Mon intention est mon destinataire. Personne d'autre'.

1. Ernrnanuel Hocquard, Ma vie privée, dans La Mécaniqlle Iyriqlle, Revlle de littératllrt générale, n° 1, POL, 1995, p. 225.

Page 40: Figures Du Sujet Lyrique

82 Figures du stljet (yrique L'adresse (yrique 83

Par la vertu de l'anamnese, le sujet ne se réapproprie Eas les ftls de son FORMES DU POETE aventure indi~d!!Elle, mais le passéd"u Iynsme quT,'ce taisan't;Se"robs­

titUe"""a sa propre histoire. La mémoire poétique est a la fois interper­1 Kiite Hamburger, dans Logique desgenres Iittéraires1

, postule une iden­ sonnelle etpersc>nnelle dans la mesure ou,intertextuelle, elle est aussi et nécess~ré;n~nt,'intráte~tuelle·~ElIe·-est'-i~~mémoite...de l'jpuAlion:1\ tité logique entre le sujet d'énonciation lyrique et le poete, tout en affir­ -,~.~,... ,< ....

c'est ce que proclame un recueil contemporain aussi hybride que Autobiographie chapitre.x; de Jacques Roubaud, ou la texture des sou­

1 mant que le contenu de l'énoncé ne correspond pas forcément a une réa­

' lité.}ouvenirs, reyeS, fantasmes ou m"e",n,s, o,n,g,es,' les,ex,p"érience prises en venirs se tresse dans l'écheveau de citations empruntées a divers

riences n'en reste pas moins réel, ~O!qu~ vat:iªbk. ct il1qéterminé: c'est ; charge par le locuteur lyrique peuvent etre fictives, le sujet de ces expé­

poemes écrits entre 1914 et 1932, soit les dix-huit années précédant la \ la que passerait la limite - phénoménologique cette fois - entre genre naissance de l'auteur.

lyrique et genre fictionne!. Cette argumentation, qui assimile de fa<;on En ce sens, la poésie accomplit la liquidation de la sphere de réfé­discutable le sujet réel de l'expérience et le sujet lyrique, aboutit ainsi rence a laquelle s'alimente l'autobiographie. Il suffirait ici de rappeler que l'a démontré tres justement Dominique Combe2 a une inclusion du comment Rimbaud « débiographise» le vécu enfantin en réfléchissant lyrisme dans le genre autobiographique. sur lui la figure du poete manipulateur de codes (( Enfance », « Les

Or, si l'on adopte, dans un premier temps au moins, la perspective poetes de sept ans» ). Dans le lyrisme, aux antipodes de l'unité suppo­phénoménologique revendiquée par Kiite Hamburger, il est un point sée par le pacte autobiographique entre auteur, narrateur et person­sur lequel se dissocient irrémédiablement autobiographie et lyrisme. nage, le parcours rétrospectif est subverti par la dissociation entre le C'est leur expérience respective du temps et leur rapport a la mémoire. 10,.Suteur.2~en:e_~t. ~",m?L.?~o~~p~que. Tuant une deuxieme fois L'autobiographie investit sur le mode du récit rétrospectif la mémoire ce qui est déja mort pour réédHíer une identité lyrique en adéquation d'un narrateur-auteur afin de conférer a la vie remémorée un sens plein a avec la relation d'intimité qui unit le poete a la langue, ce parcours partir d'un point de vue qui serait celui d'une mort anticipée. Le lyrisme, conduit a la rencontre d'une « ombre qui recule », comme dans le pré­a l'inverse, construit une mémoire du sujet au point précis ou conver­ lude au Roman inachevé d'Aragon : gent, a l'intérieur du présent, les linéaments d'une mémoire formeIle: Sur le Pont Neuf j'ai rencontré mémoire sédimentée en tradition et dont les composantes coIlectives Semblance d'avant que je naisse ont été intériorisées pour donner naissance a la figure singuliere du Cet enfant toujours effaré ,

poete, par référence a la norme antérieure du Poete-archétype. Le fantóme de ma jeunesse ) [oo.]Ce processus temporel fournit le theme du poeme d'Apollinaire

intitulé « Cortege» dans Alcoo/s. A l'inquiétude d'un locuteur en Sur le Pont Neuf j'ai rencontré attente de son identité (( Un jour je m'attendais moi-meme ¡Je me \ \ , Ce spectre de moi qui commence disais Guillaume il est temps que tu viennes») répond la genese d'un [oo.] etre nouveau issu du rassemblement des ressources langagieres d'une

Sur le Pont Neuf j'ai rencontré communauté littéraire: Mon double ignorant et crédule

Et d'un pas lyrique s'avanc;aient ceux que j'aime Et je suis longtemps demeuré [...] Dans ma propre ombre qui recule. Tous ceux qui survenaient et n'étaient pas moi-meme Amenaient un aun les morceaux de moi-meme.

Ce qui se dit la, c'est la désertion du passé, amplifiée par une voix coupée de toute antériorité assignable. L.~§s.oyyet1Írss.ont: a tous e.t de tous les

1. KJite Hamburger, Logique de! genm /ittéraires (1977), trad. franc¡., Paris, Éd. du Seuil, eoll. temps; l'anecdote n'appartient plus a personne en propre. Tout poete« Poétique ", 1986. 2. Dominique Combe, PoéIie et récit. Une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989, p. 151-184, estO d'abord un dépossédé: la formule est son seullieu. Car, a la diffé­

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Page 41: Figures Du Sujet Lyrique

84 Figures du stdet (yrique

rence du récit autobiographique, le poeme retrace l'émergence non pas d'une subjectivitémais de l!,su~c::~Jiyité, phénomene auque1 concourt la fonction d' «indétermination» des déterminants1 Ainsi dans la cin­•

quieme stiopfie~de~;La':Bé"aiite-düd1~ble');:'se~~ndtexte du Roman ina­chevé, ou la netteté du contenu de la réminiscence contraste vivement avec une imprécision référentielle encore accrue par le glissement du passé au présent et l'emploi de la deuxieme personne du plurie1:- .

Enfance Un beau soir vous avez poussé la porte du jardin Du seuil voici que vous suivez le paraphe noir des arondes Vous sentez dans vos bras tout acoup la dimension du monde Et votre force et que tout est possible soudain.

Le poeme lyrique progresse ainsi a contre-courant de l'autobiogra­phie. La OU cette derniere ~g!:q~.1iI.!.~g)1Jjer"v.e.tS.Üu:tiy~rse1(on se !,ouvient des mots placés au seuil pes Co.n.ftssions par Rousseau: « Moi seu!. Je sens mon cceur et je connais les hommes »), le lyrisme

... exprime, quant a lui, la gé!J-éralité du souvenir dans ce qu'il a néan­moins de plus violemment singularisant.

C'est ce rapport ambigu au temps qui implique, pour le lyrisme, des options énonciatives tout a fait hétérogenes a celles qui régissent l'autobiographie. Aussi importe-t-il moins de déterminer si l'identité labile d'un sujet qui simultanément se dissout et se construit est de nature autobiographique ou fictive que de comprendre comment elle parvient a s'articuler a l'intérieur d'une situation discursive.

VOIX DU CHCEUR

Symétriquement a la distention identitaire du sujet, se produit une pluralisation de l'adresse qui se trouve elle aussi atteinte d'incertitude. La question qui se pose alors est de savoir a qui se destine au juste le poeme lyrique. Ce dernier est-il de l'ordre du pur monologue? Ou bien est-il adressé de fas;on univoque a une instance dont l'identité est soit attestée par le titre ou la dédicace, soit thématisée a l'intérieur du texte? Ou encore constitue-t-il une maniere d'appe1 au lecteur, pris

1. Fonction d'abord observée par Michel Collot chez Rimbaud (La Poésie modeme el la sl,."elr"", d'horizon, París, PUF, 1989, p. 194-2(0).

L'adresse (yrique 85

comme allocutaire et invité a s'intégrer dans une configuration énon­ciative ouverte?

Les analyses génériques que propose Northrop Frye dans Anatomie de la critique fournissent un point de départ utile. Se10n lui, en effet, la spécificité des genres est re1ative a leur « f~_q"p,tés.eotation », c'est-a­dire au type de rapport au public qu'ils ipstaurent. Le terme anglais d' « audience» (auditoire) utilisé pour désigner le public renvoie aux formes originelles de présentation puisque, on le sait, les poemes lyri­ques étaient d'abord, chez les Grecs, des poemes chantés. L'évolution du chant vers la littérature écrite ne suffit pas, pour cet auteur, a modi­fier la définition du genre. Que1que réserve que l'on puisse émettre a l'encontre de cette derniere affirmation, il n'en reste pas moins que la c1assification opérée a le mérite, pour cerner le lyrisme, de déporter l'ac­cent du sujet vers un systeme complexe de destination :

Une éventualité ou le poete ignore son auditoire, nous est présentée dans le poeme Iyrique. [...] Dans ce cas le role du public ressemble a celui du «chceur» de théatre, abstraction faite de la présence réel1e et du contexte dramatiqus:/ L'ceuvre Iyrique [oo.] c'est avant tout la parale que I'on entend comme ií l.:ins.u'de l

celui qui parle. Le poete Iyrique eSJ.,censé sepaderá lui-me!l1e, ou áLUl.~ \ sRé.cialement choisi: un esprit de la nature, la Muse, un ami, une personne aimée, 1 une divinhl:;une personnification quelconque, un objet de la nature'. ¡

Le lecteur - avatar moderne de l'auditeur - ne serait donc que le témoin d'une parole adressée a un autre, qu'il s'agisse de la structure duelle d'une adresse explicite ou de la structure a la fois unitaire et dédou­blée d'une auto-adresse. L'allusion au chceur de la tragédie antique indique pourtant que ce témoin, assistant en tiers exc1u a la profération d'une parole qui ne lui est pas destinée, a malgré tout un role plus décisif qu'il n'y parait a jouer dans la situation d'énonciation lyrique. Bakhtine a montré de fas;on suggestive les implications d'une telle situation. Dans Esthétique de la création verbale, il analyse la fonction du chceur lyrique comme un soutien de l'autorité de l'auteur. C'est sa présence qui, se10n lui, rend possible « l'objectivation lyrique» de soi-meme: « Le lyrisme ¡ procure une vision et une audition de soi-meme, du dedans de soi-meme, a travers le regard émotionne1 et la voix émotionnelle de l'autre; je m'en­tends en l'autre, avec les autres et pour les autres. »2

Le chceur fait écho a la subjectivité et la dilate pour lui conférer une

1. Northrop Frye, Analomie de la critique (1957), trad. franc;., París, Gallimard, 1969, p. 303. 2. Mikhail Bakhtine, Eslhétique de la mation verbale, trad. franc;., París, Gallimard, 1984, p. 175.

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86 87 Figures du sujet (yrique

résonance collective. Illui renvoie, de l'extérieur, sa voix et son reflet répercutés par l'altérité. Le sujet lyrique se détermine ainsi non dans un rapport autocentrique a lui-meme mais dans la re1ation qu'entretient sa propre voix avec celle d'une communauté humaine symbolisée par le chceur. Le « nous », omniprésent dans la poésie lyrique comme corrélatif nécessaire a l'émergence de la premiere personne, est peut-etre le site é.n9n<:Ü!J:iJ~u a ce qui était a l'origine le chceur lyrique: c'est par son entremise que l'aventure personnelle et le donné existentie1 immédiat deviennent solidaires des valeurs d'autrui. La voix du « je », toujours susceptible de se diffracter en une multiplicité de voix potentielles contenues dans le « nous », se dépersonnalise sans se dissocier totale­ment de sa source des l'instant OU elle s'éleve et porte le chant.

On pourrait ainsi étudier comment Apollinaire manie la premiere personne du plurie1 et comment ces occurrences et variations d'emploi délimitent les deux stratégies lyriques a la fois opposées et complé­mentaires d'Alcools et Calligrammes.

A travers chacune des deux « Voie lactée» de la « Chanson du Mal­Aimé », distribuées de part et d'autre des « Sept épées », la diction de l'amour malheureux passe par un trajet du « nous », exprimant l'huma­nité la plus générale ( « Les démons du hasard selon /Le chant du firma­ment nous menent / A sons perdus leurs violons /Font danser notre race humaine /Sur la descente a reculons» ), au « je» mélancolique puis au « tu », le référent de ce dernier pronom étant du reste distinct d'un texte a l'autre. Dans la premiere « Voie lactée», c'est une figure abstraite, appartenant au répertoire des mythes poétiques indéfiniment présents et disponibles pour un réinvestissernent hic et nunc:

Ténébreuse épouse que j'aime Tu es amoi en n'étant cien Ó mon ombre en deuil de moi-meme.

Tandis que dans la seconde « Voie lactée », le « tu» gagne enfin une épaisseur historico-biographique, entérinée par la mise au passé du verbe:

Les cafés gonflés de fumée Crient tout l'amour de leurs tziganes

\ ". ~j,

[oo.] Vers toi toi que j'ai tant aimée.

Se dessine de la sorte une réciprocité lyrique qui rachete en quelque sorte l'échec amoureux éprouvé par le sujet empirique: la totalité cos­mique de l'extériorité est passée au filtre du souvenir personne1 qu'en

L'adresse (yrique

retour elle transcende et fait résonner dans une intensité hors temps, celle de tout destin inscrit dans la finitude. Le « je» ne se cons:oit que comme émissaire ou porte-voix du mon~~s!.C!:1!!1«!10us tOUS» en lui, ainsi qu'en témoigne le'oroúllfoñ'lso1{ d'une premiÚe version de la fin de «La Chanson du Mal-Aimé»:

Monde souffrant de mon orgueil Vous n'avez un·e vie qu'en moi. Je pleure la chute des feuilles Et comme moi, de mois en mois Vous pleurez l'amour qui m'endeuille1

C'est uniquement a ce prix que la premiere personne peut accéder - et avec elle le « tu » de la destinataire perdue - a une incarnation progres­sive dont la symbolique médiévale et chrétienne des « Sept épées» fournit une dé de lecture analogique.

Le recueil Calligrammes offre un cheminement inverse du « je» au « nous », dans le sens d'une. désindividualis.ation. Ses poemes mettent le plus souvent en scene un « je» déja constitué dans sa stature poé­tique, conscient de son pouvoir de parole et comme dégagé de son contexte strictement biographique:

Sache que je parle aujourd'hui Pour annoncer au monde entier Qu'enfin est né l'art de prédire (<<Les Collines»)

J'ai enfm le droit de sa1uer des etres que je ne connais pas [oo .] Je chante toutes les possibilités de moi-meme hors de ce monde et des asttes (<< Le Musicien de Saint-Merry»).

Celui-ci travaille maintenant a une expansion de ses contours jus­qu'aux djmensions de la légende et de l'Histoire «( Le Musicien de Saint-Merry », « Chant de l'honneur », «De la Batterie de tir» ), d'une communauté langagiere «( La Victoire») ou d'un messianisme moderniste «( Les Collines»). Orchestration ou fajsceau de voix mul­tiples, il tend a s'abolir dans le « nous» d'une collectivité humaine pIa­cée face a la double responsabilité de sa mémoire et de son avenir:

Entre nous et pour nous mes amis Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention

De I'Ordre et de l'Aventure (( La jolie rousse»).

1. Cité par Michel Décaudin dans Le Dossier d' (( AJeools J>, Genéve, Paris, Librairies Droz et Minard, 1971, p. 106.

Page 43: Figures Du Sujet Lyrique

89 88 ,t· O ~ " ,\ ~ "

Figures du s~jel !Jrique NoI'.'~b~ ~!)

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CE QUI FUT TU

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Mais que se passe-t-il lorsque dans le poeme le «nous» n'est pas mentionné et a plus forte raison lorsque le poete mime le soliloque? Car la premiere solution évoquée par Frye (<< ~po¡'te 4rtiqu~. se parle a lui-meme») ne saurait etre écartée, a condition toutefois qu'elle ne débouche pas sur une théorie exclusive du poeme lyrique comme monologue. Théorie que déve1oppe, par exemple, Dorrit Cohn pour qui la ligne de démarcation entre poésie lyrique et monologue inté­rieur romanesque ne passe que par l'opposition entre vers et prose: «Lorsque, dans le poeme en prose, l'expression Iyrique se libere des contraintes de la versification, le locuteur du poeme se met a parler comme ce1ui du monologue intérieur.»1 Le monologue dramatique (poeme dont le locuteur est un personnage bien distinct du poete, comme La jeune Parque de Valéry) ne serait autre qu'un monologue fictif en vers, tandis que le poeme en prose serait un tI!()nologue auto­biographique, marqué par son «expressivité», c'est-a-dire son apti­tude a'manife!tter la « texture intime de la conscience». Ce rapproche­ment entre poeme lyrique et monologue n'est guere viable. Il ne se fonde en effet que sur un critere forme1 et un critere re1atif a un contenu psychologique, insuffisants a eux seuls pour définir un genre2•

Niant a priori la possibilité d'un mode d'énonciation spécifiquement lyrique, il conduit aemprunter alternativement leurs configurations a la fiction et a l'autobiographie.

Il existe pourtant des poemes lyriques Oll le locuteur s'adresse a l ..

, lui-meme en se disant « tu», l'un des exemples les plus flagrants étant «Zone» (<< A la fin tu es las de ce monde ancien... »), intégralement construit sur l'alternance du «je» et du « tu». Cet entre1acement per­met de faire défiler des bribes de souvenirs non pas intérieurement habités mais comme ressaisis de l'extérieur par une voix off, le « je» se tenant a distance de ce qu'il fut comme d'un autre que lui-meme (<<Voila la jeune rue et tu n'es encore qu'un enfant»; «Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague»; «Te voici aMarseille

1. Dorrit Cohn, La Tra,,¡parrl'!ce i"térielirr1. Modes de reprise"tatio" de la vie psychique dam le roma" (1978), trad. &an~., Paris, Ed. du Seuil, eoll. « Poétique »,1981, p. 295.

2. Je renvoie pour une analyse dé~aillée des eriteres g. défiRitiO¡l générique ir. Gérard Genette, ~ l"troductio" aI'architexte, Paris, Ed. du Seuil, eoll.""Poétique »,1979.

L'adresse !Jrique

au milieu des pasteques »...). Dans la mesure Oll la plupart de ces ins­tantanés mémorie1s sont donnés au présent de l'indicatif, on pourrait penser que l'écart énonciatif entre les deux premieres personnes reprend en que1que sorte a son compte l'opposition temporelle entre le passé vécu et le présent de la remémoration. Ce n'est pas aussi simple. Il sembierait' en effet que la distance entre «je» et «tU» soit bien davantage celle qui s'immisce entre le discours lyrique et ce qui, de la circonstance biographique, demeure réfractaire a un calibrage par la forme pour rester hors champ ou hors cadre. Distance identique a cene qui, au dernier vers de «Le Soir», poeme publié par Reverdy en 1918 dans Les Ardoises du loil, est signifiée par la substitution de la troisieme a la deuxieme personne:

Jour ir. jour ta vie est un immeuble qui s'éleve Des fenetres fermées des fenetres ouvenes [...) Tu es assis devant la porte

Tete inclinée Dans l'ombre qui s'étend

Le calme qui descend Une priere monte On ne voit pas les genoux de celui qui prie.

Cette dissociation s'inscrit dans le texte d'Apollinaire a partir de l'initiation a l'épouvante, a l'instant Oll le «tu» rencontre, projetée hors de lui, sa propre image :

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste ir. mourir le jour Oll tu t'y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour.

C'est de mort et de résurrection, bien sur, qu'il s'agit. Mais lorsque le moi se nie pour se créer, se perd pour se retrouver, redisposé dans une représentation - agates de Saint-Vit ou tombeau vide du monument littéraire -, ce qui ne trouve a se loger dans le creux rythmique d'au­cune diction, ce qui se perd dans la démiurgie du moi dont l'autopor­trait poétique assemble les restes, c'est la substance de l'épouvante. La répétition du terme y insiste, au moment meme Oll, dans les limites du vers, le « tu» et le « je» se rejoignent:

Tu n'oses plus regarder tes mains et ir. tout moment je voudrais sangloter Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'as épollvantél.

-'·l·'--.·' .......

((' ~. -'1. C'est moi qui souligne.

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91 90 Figures du slijet (yrique

Le nivellement de la premiere et de la deuxieme personne se pro­duit précisément au point de jonction de deux impossibilités: impos­sible présent du passé et impossible passé du présent. Pris dans un devenir-forme, happé dans l'espace-temps lyrique de la commémora­tion\ le « tU» a toujours déja été un « je» en puissance, sans que pour­tant le « je» puisse se reconnaitre en lui, ainsi qu'en témoigne le condi­tionnel (( a tout moment je voudrais sangloter»). Et dans le meme temps, le « tu» est le signe de l'indescriptible, l'inracontable expé­rience de la plus grande banalité et de la suffocation qui s'y lie a jamais. « Éternel humilié dont le désir ulule», dit Leiris dans l'un de ses plus beaux textes de retour veril un lyrisme a la Apollinaire au début des années trente: le « tU» est l'indice énonciatif qui prend en charge, par procuration, c~t!~. 0rn..~~e_"ét.e:r:n~~LdésiJ:ante, inau­dible et crucifiée dans son désír. C'est le don en pure perte qui n'a trouvé, en fin de compte, aucun destinataire.

Entre mémoire et éclipse, mais ne s'appariant ni a l'un a l'autre, le poem~eürque" gárder la trace d'un oubli. Tout se passe alors comme s'il puisait sa source d'énonciation dans une instance placée a égale distance du « je» et du « tU» et dont les marques - c'est bien la tout le probleme - n'apparaissent qu'en surimpression, indissociables de celles de la premiere personne comme le met en évidence la qua­trieme section de Récitatif (1970), de Jacques Réda:

quelqu'un doueement en ehemin vers le plus-personne dit je.

Instance qui, pour etre adéquatement théorisée, nécessiterait quelque chose comme une quatrieme personne du singulier. Ni premiere per­sonne désignant la figure mythique, ou fictive, d'un Poete a la parole souveraine, ni deuxieme personne du moi biographique, mais moyen terme réfugié sur une mince ligne de crete, cette instance serait l'opé­rateur du passage de l'une a l'autre et pourrait se concevoir comme un inchoatif affectant les marques de la personne.

A la lumiere de ces quelques remarques, je voudrais ajouter a l' « archi-énonciateur» que Jean-Marie Gleize décele chez Hugo2 et qui\) ....

~,' . 1. «Je erois n'avoit point imité, cat chacun de mes poemes est la commémotarion d'un événe­ment de ma vie et le plus souvent il s'agit de ttistesse, mais j'ai des joies aussi que je chante» (Apollinaite, leme a Henti Martineau publiée dans Le Divall en 1938 et citée par Michel Décaudin dans Le Do!!ier d'Aleools, op. cit., R. 46).

2. Jean-Mane Gleize, Poésie etfiguratioll, Pans, Ed. du Seuil, 1983, p. 51.

L'adresse (yrique

fait tenir ensemble, en surplomb, le moi et 1e}}~~:m2LQ)li I~ tra1J~­

cende, un « infra-énonciateur» faisant tenir ensemble le « je» et le « tu», le moi qui a trouvé ou conquis droit a la parole et cette par~

obscure, lointaine, qui le maintient perpétuellement en dessous de lui- ) meme. Part a demi-effacée, humiliée et laconique, qui ne peut prendre' voix et sur laquelle il faut se résoudre a ne pas pouvoir pleurer, dont il demeure impossible de faire son deuil, parce qu'elle est évacuée tout autant que présente.

On peut mesurer le devenir de cet « infra-énohciateur» dans la poésie contemporaine en s'attardant sur des a:uvres OU le lyrisme assimile les découvertes sur le fonctionnement de l'inconscient. Ainsi chez Leiris, a l'intérieur des poemes les plus tardifs du recueil Fail/es (1924-1934) tels que « Bestial», OU la hantise d'une scene originaire d'autant plus hallucinante qu'elle est revécue comme depuis l'inté­rieur de l'appareil génital maternel impose le truchement d'un « tu» signalant l'incapacité du locuteur a assumer directement le scandale du scénario fantasmatique. C'est aussi sur fond d'une scene origi­naire dérobée et réinventée, dont la nature psychanalytique est ouvertement établie par l'ensemble de la deuxieme section de Chéne et chien de Queneau (1937), que se noue en une sorte de dialogue polyphonique le poeme « Il y a tant de reves ... » :

[...] La poésie est morte, le mystere est raIant, dis-je. Il faut revenir en arriere, 011 que tu ailles tu te heurtes le nez. Tu viens de passer le sevrage et tu erais voir la nuit l'autre réalité: ce ne sont que parents au temps de ton jeune age.

Le « je» s'y désolidarise de lui-meme pour remonter, a travers les méandres déPíriconscient et leurs strates successives de songes enfan­tins, jusqu'au terme premier d'une nuit OU retentissent, indistinete­ment entremelées, la voix de la mere, la voix impersonnelle du reve, la voix de ranalyste-~tceHe,fantomatique et oblative, de ce « tu» enfoui qui vient faire don d'une enfance OU la réalité était vécue comme un reve: enfance manquante et qui, a son tour, ne peut qu\~tre dite sur le mode d'un récit de reve lacunaire par la voix poétique.

Il semblerait, a travers ces exemples, que « je» parle moins a« tu» qu'il ne parle de « tU» qui, lui, ne parle pas, ne peut parlero L'énallage de personne, figure consistant a utiliser les pronoms personnels avec

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93 92 Figures du sujet (yrique

une valeur déviante! (dire « tu» OU «il» pour «je »), dépasse sa fonc­tion de simple trope pour démarquer l'énonciation textuelle lyrique des phénomenes observés par Benveniste dans la communication effective orale (<<J e n'emploie je qu'en m'adressant a quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. [...] Ils sont complémentaires mais selon une opposition "intérieur/extérieur", et en meme temps, ils sont reversibles» )2. J'ajouterai que si «je» parle de « tu» comme d'un «il », se référant a «un objet placé hors de l'allocution », pour reprendre les termes de Benveniste, ce ne peut erre qu'a un partenaire absent ou non mentionné: le lecteur-allocutaire qui, d'exclu, devient partie prenante de la situation d'énonciation, sa place étant réservée en creux ou en négatif dans le poeme.

LE TIERS INCLUS

Le deuxieme cas évoqué par Frye (le poete parle a un «auditeur spécialement choisi ») se rencontre plus fréquemment, en particulier dans la poésie amoureuse. Dans ce cas, le lecteur parait bien etre, de fait, en position de tiers exclu. Il est apparemment un «auditeur» indiscret relativement a la scene d'une parole qui ne le vise pas direc­tement. Mais ne serait-il pas plutót, la encore, a la fois témoin de l'adresse et destinataire au second degré? L'examen du systeme de destination auquel obéit «Dans l'abri caverne », poeme des Cal/i­grammes d'abord envoyé a Madeleine Pages en octobre 1915, permet­tra de proposer une réponse. Le premier vers, ou était explicitement désignée la destinataire a été supprimé lors de la publication, en com­pagnie des deux autres mentions du prénom qui figuraient originelle­ment dans le corps du texte. La «contradiction» posée inaugurale­ment (<<Je me jette vers toi et il me semble aussi que tu te jettes vers moi 1[...] Et puis il y a aussi une contradiction qui fait que nous ne pouvons nous apercevoir») n'est pas seulement attachée aux circons­tances de rédaction, et a l'isolement d'un amoureux sur le front. Les

1. Sur ce point, voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, L'É1I01lciafi01l. De la !Nije(fivité da1l! le 1a1lgage, ~aris, Armand Colin, 1980, p. 63-66.

2. Emile Benveniste, Probl¿me! de /i1lgNiJfiqNe gé1lérale, Paris, GaIlimard, 1966, t. 1, p. 260. ~

~

L'adresse (yrique

derniers vers révelent qu'elle est inhérente au processus de l'adresse lyrique, voué par essence a manquer son but, parce que au lieu d'an­crer le désir, il en excite la dérive:

Existes-tu mon amour Ou n'es-tu qu'une entité que j'ai créée sans le vouloir Pour peupler la solitude.

L'adresse lyrique n'est, tout au plus, qu'une captation et une annexion de la figure de l'autre: pure projection métaphorique de l'espace sub­jectif qui se scinde en sujet et objeto La poésie amoureuse apparait comme une tentative désespérée pour s'arracher au piege du solip­sisme tout en se délivrant dans un «tu» qui n'est pas un alter ego vers lequel on s'élance mais une hypostase du «je». Une fois de plus, la deuxieme personne du singulier est utilisée de falfon transgressive par rapport a son emploi usuel dans l'interlocution et renvoie implicite­ment a la catégorie linguistique de la non-personne, dont Benveniste a fait .l~-ªpan~ge de la forme «il» en tant que cette derniere «tire sa valeur de ce qu'elle fait nécessairement partie d'un discours énoncé parje»!. Le «tu» se définit par sa position ancillaire. Produit du dis­cours du «je», le «tu» n'est jamais que ce que, dans le poeme, «je» nomme «tu» (ou « vous »), ainsi que le rappelle le locuteur de Récita­tif, ,de Réda:

11 est possible [...] qu'ici vous, ce que je nommais vous en grand tremblement de tout l'étre, soyez ce rien vaporeux a neuf mille metres d'altitude qui est le ciel inexprimé de tout désir.

Le « tu» de l'adresse lyrique, affecté d'un trouble identique a celui qui s'emparait du double autobiographique dans «Zone» n'est qu'une image, un fragile édifice signifiant. Néanmoins, il est bel et bien réel en tant qu'objet inaccessible de la quete d'un allocutaire, et sans doute a proportion meme de cette inaccessibilité. La destination ttouve sa vérité lorsqu'on ne peut plus rien dire aet de la destinataire, si ce n'est le souplfon porté sur une structure d'adresse qui réifie l'autre en signe poétique a l'instant ou ill'élit comme interlocuteur privilégié et l'in­tronise dans sa transcendance. Ce qui, a mon sens, serait absolument autobiographique dans le lyrisme, c'est la mise en évidence de la fic­

1. Émile Benveniste, op. cit., p. 265.

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Le nivellement de la premi{:re et de la deuxieme personne se pro­duit précisément au point de jonction de deux impossibilités: impos­sible présent du passé et impossible passé du présent. Pris dans un devenir-forme, happé dans l'espace-temps lyrique de la commémora­tion\ le « tU» a toujours déja été un « je» en puissance, sans que pour­tant le « je» puisse se reconnaitre en lui, ainsi qu'en témoigne le condi­tionnel «( a tout moment je voudrais sangloter»). Et dans le meme temps, le « tU» est le signe de l'indescriptible, l'inracontable expé­rience de la plus grande banalité et de la suffocation qui s'y lie a jamais. «Éternel humilié dont le désir ulule », dit Leiris dans l'un de ses plus beaux textes de retour veril un lyrisme a la Apollinaire au début des années trente: le «tu» est l'indice énonciatif qui prend en charge, par procuration, cette ombre étet::n<;;U~nt,dtsitante, inau­dible et crucifiée dans son~dlsír.C;~~·t' l~ don en pure perte qui n'a trouvé, en fin de compte, aucun destinataire.

Entre mémoire et éclipse, mais ne s'appariant ni a l'un a l'autre, le poeme-fre"péurquegarder la trace d'un oubli. Tout se passe alors comme s'il puisait sa source d'énonciation dans une instance placée a égale distance du « je» et du «tU» et dont les marques - c'est bien la tout le probleme - n'apparaissent qu'en surimpression, indissociables de celles de la premiere personne comme le met en évidence la qua­trieme section de Récilalif (1970), de Jacques Réda:

quelqu'un doueement en ehemin vers le plus-personne dit je.

Instance qui, pour etre adéquatement théorisée, nécessiterait quelque chose comme une quatrieme personne du singulier. Ni premiere per­sonne désignant la figure mythique, ou fictive, d'un Poete a la parole souveraine, ni deuxieme personne du moi biographique, mais moyen terme réfugié sur une mince ligne de crc~te, cette instance serait l'opé­rateur du passage de l'une a l'autre et pourrait se concevoir comme un inchoatif affectant les marques de la personne.

,- A la lumiere de ces quelques remarques, je voudrais ajouter a ~ V .--t « archi-énonciateur» que Jean-Marie Gleize décele chez Hugo2 et qui

. V'" ,­ ", ......" ,~. 1. «Je crois n'avoir paint imité, car chacun de mes poémes est la commémoration d'un événe­

ment de ma vie et le plus souvent il s'agit de tristesse, mais j'ai des joies aussi que je chante)} (Apollinaire, lettre á Henri Martineau publiée dans Le Divan en 1938 et citée par Michel Décaudin daos Le Dossier d'Akools, op. ál., R. 46).

2. Jean-Marie Gleize, Poésie el figuralion, Paris, Ed. du Seuil, 1983, p. 51.

L'adresse !Jrique

fait tenir ensemble, en surplomb, le moi et le: ..ll?~~m9Ls¡llj le ttallli­cende, un « infra-énonciateur» faisant tenir ensemble le « je» et le « tu », le moi qui a trouvé ou conquis droit a la parole et cette par~

obscure, lointaine, qui le maintient perpétuellement en dessous de lui- ) meme. Part a demi-effacée, humiliée et laconique, qui ne peut prendre .' voix et sur laquelle il faut se résoudre a ne pas pouvoir pleurer, dont il demeure impossible de faire son deuil, parce qu'elle est évacuée tout autant que présente.

Gn peut mesurer le devenir de cet « infra-énonciateur» dans la poésie contemporaine en s'attardant sur des a:uvres OU le lyrisme assimile les découvertes sur le fonctionnement de l'inconscient. Ainsi chez Leiris, a l'intérieur des poemes les plus tardifs du recueil Fail/es (1924-1934) tels que «Bestial», OU la hantise d'une scene originaire d'autant plus hallucinante qu'elle est revécue comme depuis l'inté­rieur de l'appareil génital maternel impose le truchement d'un « tu» signalant l'incapacité du locuteur a assumer directement le scandale du scénario fantasmatique. C'est aussi sur fond d'une scene origi­naire dérobée et réinventée, dont la nature psychanalytique est ouvertement établie par l'ensemble de la deuxieme section de Chéne el chien de Queneau (1937), que se noue en une sorte de dialogue polyphonique le poeme « Il y a tant de reves... » :

[...] La poésie est morte, le mystére est ralant, dis-je. Il faut revenir en arriére, 011 que tu ailles tu te heurtes le nez. Tu viens de passer le sevrage et tu erais voir la nuit l'autre réalité: ce ne sont que parents au temps de ton jeune age.

Le « je» s'y désolidarise de lui-meme pour remonter, a travers les méandres dePíiiconscient et leurs strates successives de songes enfan­tins, jusqu'au terme premier d'une nuit OU retentissent, indistinete­ment entremelées, la voix de la mere, la voix impersohnelle du reve, la voix de rariaryste'~t cdie;funtomatique et oblative, de ce « tu» enfoui qui vient faire don d'une enfance OU la réalité était vécue comme un reve: enfance manquante et qui, a son tour, ne peut qu'etre dite sur le mode d'un récit de reve lacunaire par la voix poétique.

Il semblerait, a travers ces exemples, que « je» parle moins a« tu» qu'il ne parle de « tu» qui, lui, ne parle pas, ne peut parlero L'énallage de personne, figure consistant a utiliser les pronoms personnels avec

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,

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tion que représente le systeme linguistique d'une énonciation fondée sur l'utopie d'une co-présence. Le poeme lyrique adressé nous parle de l'erreur d'adresse fondamentale sur laquel1e il repose.

Dans ce cas, le lecteur-al1ocutaire est témoin non plus d'une adresse précisément orientée mais d'un flottement structurel de l'adresse, dont il peut remplir les blancs avec les éléments circonstan­ciels tirés de sa propre expérience. La OU le dialogue se dénoue avec le ou la destinataire explicite, i1 se renoue obliquement avec une instance polyvalente anonyme, un « tiers, inclus ».

On comprendra ce que j'entends par cette derniere formule en q;upinant rapidement une troisieme catégorie laissée de coté par Frye,cel1e des poemes lyriques OU le «je», omniprésent, semble ne s'adresser a personne en particulier. Je me contenterai de convoquer «Un fantome de nuées », poeme également tiré des Calligrammes d'Apollinaire et qui me parait représentatif de l'ensemble de cette troisieme catégorie. Le locuteur entreprend l'évocation, au passé, d'un spectacle de saltimbanques auquel il aurait assisté. L'ancrage temporel et géographique de l'événement donne lieu a un luxe de détails: jour, heure, noms de rues parisiennes. Mais a la sixieme strophe intervient un «tu» (<< Vois-tu le personnage maigre et sau­vage») dont l'identité, non stipulée, fait brusquement signe au lec­teur. Il s'agit de «voir» par les yeux du «je », en meme temps que lui, une scene invisible que le présent de l'énonciation réactualise. Le contexte de référence est bien la scene lyrique el1e-meme, OU un al1o­cutaire virtuel est appelé a partager ou a reprendre a son compte la posture énonciative du locuteur et a moduler le contenu de l'énoncé pour lui-meme mais aussi en fonction du ou des destinataires qu'il peut viser a son tour. Phénomene que le texte souligne sous la forme d'une parabole, dont les modalités de lecture sont rétroactive­ment suggérées par la clausule:

Le petit saltimbanque fit la roue Avec tant d'harmonie Que l'orgue cessa de jouer [...] Musique angélique des arbres Disparition de l'enfant Les saltimbanques souleverent les gros halteres a bout de bras lIs jonglc':rent avec les poids

Mais chaque spectateur cherchait en soi l'enfant rniraculeux Siecle ó siecle des nuages.

L'adresse !Jrique

Le lecteur, a l'instar des spectateurs étonnés, se surprend a chercher cet enfant miraculeux en lui, que le poeme lui a fait entrevoir. On peut des lors parler d'une véritable «regle du jeu discursif», le destin du sujet se rejouant achaque partie, en un échange des roles.

Ce simulacre, qui fonde l'intersubjectivité du lyrisme et en garantit les effets d'homophonie, a pour particularité essentiel1e d'ouvrir le champ d'une chaine de ré-énonciations. Je renvoie sur ce point aux excel­lentes analyses de Karlheinz Stierle concernant la position problé­matique du destinataire lyrique!. Ce dernier n'a pas de statut prescrit et identifiable de fa~on définitive. C'est pourquoi il ne peut qu'endosser le role du sujet lyrique afin d'expérimenter, sous une forme virtuel1e, les fluctuations de son identité. Il s'agit moins, me semble-t-il, de s'appro­prier un contenu de conscience que de reprendre a son compte le dis­cours de l'autre et les inflexions qui lui permettent de moduler ou de construire son expérience: usurpation d'une empreinte vocale ou voix en «pret-a-porter ». Le discours lyrique parvient ainsi a déjouer la contradiction entre singularité et reproductibilité, mot qui me parait pré­férable a celui d'universalité. Tout en présentant un sentiment ou un sou­venir comme unique et inaliénable dans son contenu, il offre, sur le plan énonciatif, les regles paradoxales de sa réitérabilité. Sa loi est double, faisant tenir ensemble «je» et l'autre, narcissisme et pulsion commu­nauiaire, appropriation singularisante du code et partage de la parole.

Ces observations engagent a revenir, comme le fait Henri Mes­chonnic, sur l'opposition ménagée par Bakhtine entre le monologisme du po_~.!?e et le dialogisme du romano Le poem'e;'ence-qu'i11mpIique mutuel1ement le sujet d'énonciation et le sujet de la lecture, organise «\!!!..9!~l<:Jg1!!:--.:)a dénudation du dialogue »2. Il faudrait ajouter que cette «déniJ.dation» est renclue possíble par le découpage rythmique de l'expérience en une série d'instants ou se condense, achaque fois, l'infinie potentialité des pivotements de la situation discursive. Le lec­teur est toujours, selon des degrés variables d'implication, destinataire ultime, mais aussi co-destinateur et sujet de l'énoncé en meme temps que le sujet de l'énonciation. De la, probablement, ce que Shoshana Felman appel1e «l'erreur de lecture »3 du lyrisme: dans la mesure ou le

1. Karlheinz Scierle, Idencité du discours et transgression Iyrique, Poétique, n° 32, novembre 1977. p, 422-441.

2. Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Éd. Verdier, 1982, p. 156. .

3. Shoshana Felman, La Folie et la chose littéraire, Paris, Ed. du Seuil, 1978, p. 95. ( ~_ ... ~_ ... ",~.(j

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texte lyrique convie le lecteur aépouser, acontrefaire la voix du locu­teur, il semble lui tendre le leurre d'une identification facile. C'est la raison pour laquelle le lyrisme, a un moment ou a un autre, se retourne inévitablement en ironie ou en dérision. Le chant qui «déchante» fait état de la nécessité critique de rompre l'illusion spécu­laire trop aisément engendrée par le dialogisme lyrique.

Ce qui fait l'essence du lyrisme est aussi sa faiblesse relative, dont le formalisme contemporain, d'une maniere plus radicale et irréver­sible que l'ironie, constituerait le dépassement. Pourtant, la déperson­nalisation «élocutoire» peut s'analyser comme une épreuve que la subjectivité moderne doit subir afin de continuer a s'affirmer en tant que subjectivité, pour paraphraser le mot de John E. Jackson sur le spleen baudelairien1. Des lors, neutralité, voix « blanche» et initiative laissée aux mots ne sont-elles pas, plutót que de cinglants démentis infligés au genre, les indices d'un réaménagement interne au dispositif énonciatif qui le caractérise?

Le discours lyrique a pour particularité de mettre en question non seulement le statut du sujet mais, plus décisivement encore, la situa­tion d'interlocution comme rapport explicite d'un « je» a un « tu ». Il se loge en effet dans un systeme d'énonciation original qui se définit moins par rapport au « je» de l'énonciation que relativement au « tu» de 1'allocutaire, ce qui revient a nuancer, voire a inverser le schéma avancé par Benveniste pour analyser le dialogue oral. Ce systeme repose sur une série de substitutions des marques de la personne, ménageant une instabilité généralisée des références déictiques. Le poeme a la premiere personne convie en fait son lecteur a prendre place dans une véritable ronde de pronoms personnels dont l'anerage est perpétuellement décalé.

Pour rendre compte des effets d'un tel discours, la notion d' «adresse» reste insuffisante. Elle demande aetre complétée par celle d' «homophonie» le destinataire étant en dernier ressort un leeteur­allocutaire virtuel, un «tiers inclus» qui n'est ni construit de toutes pieces, ainsi que peut l'hre le narrataire de la fiction, ni érigé en pou­voir de sanetion externe, eomme le leeteur avec qui se noue le pacte autobiographique, mais appelé a l'intériellr de la configuration énon­ciative afin d'y prendre en charge la double position ~e destinateur et destinataire.

1. ]ohn E. ]ackson, Mi",o;re ef mlltion poétiqtie, Paris, Mercure de France, 1992, p. 177.

L'adresse !Jrique

L'énonciation lyrique joue ainsi de l'ubiquité et des eOllrts-eircuits temporels: elle rend possible lá permutattórisiíill:llfañe'é"dela fófá1ifé des roles discursifs. Celui qui parle et celui a qui ron parle, « je» et « tu », ne'sont jamais exactement ceux que 1'0n serait tenté d'identifier d'emblée, paree qu'ils sont les figures - tremblées, tremblantes - du

s......----------"'"~ mouvement qui les pousse l'un vers 1autre.

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LAURENT JENNY

FlCTIONS DU MOl

ET FlGURATIONS DU MOl

Dans un article déja ancien!, Karlheinz Stierle suggérait que la \ poésie lyrique est «une maniere spécifique de transgresser un scheme générique, c'est-a-dire dis~w:sif». Ainsi, la poésie lyrique serait un genre mettant en reuvre la défaite de tous les genres, ou encore un genre purement problématique, le genre du non-genre. Dans cette perspective, je voudrais explorer un type de textes qui nous proposent des formes d'énonciation ambigues, oscillant entre fictions du moi et M',

figuration!,?:ii,h!é>i.' 11 meserli15te'qtre'-de-rets'enotrt"'es; 'ptiís encore qu'ils ne «transgressent» des limites de genre par volonté subversive, cherchent a restaurer un espace «originaire» de la subjectivité poé­tique ou celle-ci vacille entre le devenir fiction de ses propres figures et le redevenir figure de ses fictions: Il~~a,&t,.AgD.C comme dans les jeux« transitionne1s» de Winnicott,\d'un 'jeu sur la ~ou l'on réu­nit sym:trottqU"t~M·~"rlfl:eooñtói1'vient déré~o~na.ftreTirreparablesépa­ration. En poésie, le terrain et tout a la fois l'instrument du jeu, c'est la parole et plus précisément l'énonciation. Sans cesse en effet dans l'énonciation le sujet parlant se dépose en ses représentants linguisti­ques se10n un processus OU il s'éprouve a la fois prolongé et aliéné a lui-meme par l'impropriété des figurants du moi qu'il épouse. Je par­tirai en effet du postulat d'une figuralité généralisée de l'énonciation: parler c'est toujours adopter un efhos spécifique, entrer dans une pos­ture d'énonciation qui compose avec une circonstance. Toute parole implique donc la double renonciation a tout dire du rée1 et a le dire de foufes les manieres. La parole est ainsi le cadre d'un déport originaire qui

1. Identité du diseours et transgression Iyrique, Poétiqlle, nO 32, novembre 1977, p. 431.

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100 Figures du sujet !Jrique

la voue a l'impropriété et a la profusion des figures d'énonciation. L'intéret de l'énonciation lyrique est précisément de déployer le dis­cours depuis un tel espace de figuration, sans chercher a arrimer le sujet parlant a une littéralité illusoire. Cette figuralité assumée confere ainsi au sujet d'énonciation lyrique une vérité paradoxale, tres éloi­gnée, me semble-t-il, de la « forme atténuée de fictivité» que lui attribue Gérard Genette dans Fiction et dictionl

• On est en revanche bien fondé a situer son énonciation parmi les énonciations de réalité, ainsi que le fait Kate Hamburger dans Logique des genres littérairel.

Lorsque par exemple Baudelaire intitule l'un de ses poemes en prose « Le Confiteorde l'artiste », il explicite assez clairement, me semble-t-il, le statut d'une énonciation lyrique. C'est bien Baudelaire qui va endosser la responsabilité de la parole du poeme (et non pas un double fictif comme Samuel Cramer dans La Fanfarlo). Cependant Baudelaire parle en adoptant une figure spécifique d'énonciation, un éthos particulier, ici désignés sous le nom de « confiteor de l'artiste ». Par la, il entend signifier le caractere partiel de son expression: on n'y entend pas d'autres moi baudelairiens (érotiques, sataniques, critiques, etc.) dont seule la somme pourrait prétendre a une expression littérale de la subjectivité baudelai­rienne. L'énonciation lyrique admet qu'elle est partielle et que la voix qu'elle adopte est une figure (cataloguée ou catalogable). Elle y gagne une forme de transsubjectivité. L'objectivation du subjectif impliquée dans l'expression « le Confiteof'» traduit bien le caractere généralisable de l'énonciation lyrique: elle est offerte en partage a autrui, et pourrait etre reprise et assumée par un autre qui a son tour en adopterait la figure. Il faut cependant reconnaitre que « Le Confiteor de l'artiste» nous ache­mine aux confins d'une fictionnalisation du Je. Tant que l'énonciation demeure temporellement indéfinie (« Que les fins de journée sont péné­trantes! Ah! pénétrantes jusqu'a la douleur! (oo.) Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer!» ), elle appa­rait aussi extensible a tout autre, comme en témoignent d'ailleurs des possessifs impersonnels (( son regard» ). Mais que la mise en situation du Je tende a se temporaliser (( Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses, deviennent bientat trop intenses. (oo.) Et maintenant la profondeur du ciel me consterne... » ) et alors nous voyons prendre forme un moi fictif dont l'expérience n'est plus offerte a un par­

1. Paris, Seuil, 1991, p. 22. 2. Paris, Seuil, 1986.

1.._-

Fictions du moi et figurations du moi 101

oage actuel, mais rapportée, et posée comme ontologiquement indépen­dante a la fois du sujet parlant et du destinataire. Le statut indécis des 1 déictiques « bientot» et « maintenant », qui hésitent entre valeur actuelle 1 et valeur générique, maintient l'énonciation dans l'ambigl.Üté. C'est ce type d'espace !?~!!!lédiaire_9ue..k..v.2~qr.ai.~_ttudier, quittant a présent Ba~epourHenri Michaux qui en a élaboré d'extremement com­plexes, en en faisant presque son site littéraire.

Dans sa Postface a Plume, Michaux écrit:

MOl se fait de lout. Une f1exion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente d'apparaitre l ?

Sur un roode problématique, Michaux suggere donc qu'entre des figu­rants énonciatifs et des instances fictives il n'y a souvent que la dis­tance d'une inflexion de voix. De fait Michaux n'a cessé d'explorer cet espace a la fois «vide et Protée », OU le J e creuse sa propre indétermi­nation en se détachant sans cesse des symbolisations qu'il produit pour se ressaisir, mais, contradictoirement, recoud la limite du moi et du non-moi en restituant ses fictions a des mañlÚes d'etres du moi. Cependant cet espace ne saurait véritablement apparaitre que construit ­par un systeme d'ambigui'tés et de tensions qui active I'oscil/afion entre figura­tion et fiction. Si un tel dispositif est concevable, c'est parce que le sta­tut fictif d'un texte est susceptible d'une certaine instabilité en ce qu'il résulte d'un ensemble de déterminations tres hétérogenes2 Les unes •

sont d'ordre logico-sémantiques et tiennent a la nature des individus qui peuplent son monde sémantique et aux propriétés qui sont les leurs (nature et propriétés assignables ou non a notre monde de réfé­rence actuel). D'autres sont d'ordre pragmatique: elles tiennent a des modes de réception, éventuellement déclenchés par certains aspects du texte sans pour autant avoir été prévus par son producteur. Songeons par exemple au constat attristé fait par Freud, dans son étude du cas « Dora », que l'on tend a lire les cas psychanalytiques comme des romans (a raison meme de leur extreme narrativité). Enfin, le statut fictif d'un texte découle de l'usage de formes énonciatives spécifiques qui, sans etre des preuves absolues de fictivité, en constituent des indices forts3

1. Paris, Gallimard, 1963, p. 216. 2. De ce point de vue, il donne raison aux théoriciens de la fietion qui admettent une porosité

de frontiéres entre liction et non fiction, eomme Thomas Pavel dans Univers de la ftction, Paris, Seuil, 1988.

3. Kate Hamburger les a analysées dans LogiqMe des genres lilliraires.

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Des lors, c'est l'ensemble des interactions entre ces criteres qui permet de faire varier la fictivité d'un texte.

Le Portrait des Meidosemsl de Michaux présente de ce point de vue un jeu d'interactions particulierement intéressant. Sur un plan séman­tique, force est de constater que la fictivité de ce texte se voit entamée (mais non annulée) par l'inconsistance de l'univers sémantique qu'il déploie. On le saisit mieux a confronter Porlrait des Meidosems a des univers imaginaires plus ou moins proches dans l'~uvre meme de Michaux. Effectivement, lorsque parait ce texte, en 1949, il s'inscrit dans une série évolutive de textes voués a l'exploration des visages de l'autre. Ecuador (1929) et Un Barbare en Asie (1933) ont pour objet des pays réellement existants sur la carteo Ils réferent a des déplacements qu'Henri Michaux a réellement effectués, meme si, dans la postface au Barbare, il affirme qu'il n'a fait que voyager entre deux imaginaires Oe sien propre et celui des cultures traversées). En 1935, Le V~age en grande Garabagne tire la logique de cette dimension imaginaire du voyage. Et il nous propose une sorte d'ethnologie fantastique a pro­pos de peuplades imaginaires (Emanglons, Hivinizikis et autres Omo­buls). L'auteur (fictif) de la préface nous adresse alors une mise en garde inverse de celle d'Henri Michaux dans le Barbare :

Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s'en échapper. Qui pourrait échap­per ? Le vase est clos2

Ainsi les cartes sont d'emblée brouillées: le voyage réel est renvoyé a l'imaginaire, l'imaginaire au «vase dos» du rée1. Effectivement, ima­giner, ce n'est pas sortir de l'humain. Quoi qu'il en soit, Portrait des Meidosems ne propose pas une suite au V~age en grande Garabagne.

; Avec ce nouveau texte on est passé d'une ethnologie fantastique aune . ontologie fantastique. Il ne s'agit plus en effet de la description de m~urs et de coutumes étranges, mais de modes d'etre inconnus.

Remarquons d'abord que ce monde est dépourvu de toute réfé­rence spatio-temporelle. La forme fragmentaire du texte permet de faire l'économie de toute structuration du temps, et de le saisir dans un perpétuel aujourd'hui, nuancé parfois d'accompli ou d'imminence, mais dépourvu de successivité historique. Rien ne s'y enchaine vrai­ment, rien n'y est irréversible. Quant a l'espace, lorsqu'en fin de

1. In La Vle dans les plis, Paris, GalIimard, 1972. b 2. In Ail/eu,s, Paris, GalIimard, 1948, p. 7.

Fichons du moi et figurations du moi

recueil, le narrateur se décide a le décrire en évoquant «quelques-uns des lieux OU vivent les Meidosems », ces lieux apparaissent étonnam­ment incohérents. «Ils vivent surtout dans des camps de concentra­tion» nous est-il d'abord dit (p. 157). Mais comment concilier cet habitus avec leur gout des échelles (<< Quel paysage meidosem est sans échelle? », p. 163) des promontoires et des terrasses (<< Ils ne peuvent rester aterre », p. 167), ou leur fréquentation de tres grands arbres OU ils devisent avec les vautours et les aigles (p. 164). . ,.

Les Meidosems eux-memes, comment s'en composer une repré­sentation stable? Certes les éléments descriptifs"et meme pittoresques ne font pas défaut. Mais !eur accumulation a plutót pour effet de défaire une physionomie d'ensemble qae de la constituer. Tantót leur visage est décrit comme «un !!.~!~lde ftls parcouru de tremblements électriques» (p. 110), tantót ils ont la te~~. ell' de ventouses» (p. 127), a moins qu'elle ne soit «habitéeld'arbo~rl~~.s~>(p. 128) ou encore «calcinée» (p. 129). ChaquesaTsle de fipparence meidosemme nous en donne version nouvelle. Infiniment représentable, le meido­sem est aussi totalement irreprésentable (meme s'il est vrai que Michaux en a donné d'abord des figurations picturales l

). Ceci nous met sur le chemin d'une ontologie meidosemme. L'essence du Meido­sem, c'est une absence radicale d'etre ou de propriété. Le Meidosem n'a pas de corps propre et encore moins de forme propre. L'impro­priété des~s formes d'apparition est manifeste. Toutes ses incarna­tians sont autant d'impasses anatomiques. Au mieux sa forme est incommode comme lorsqu'une lance lui pousse hors du nez le contrai­gnant a marcher en cortege. Au pire elle est douloureuse: le Meido­sem n'est plus parfois qu'un cordon nerveux dans la glace, parcouru d'élancements. Le plus souvent ses incarnations sont sur le chemin d'une perte.

Tu es en pleine perte de substance (p. 119).

Tel est l'avertissement que profere le narrateur al'adresse du Meidosem. Disons généralement que le Meidosem est en souffrance de forme, occupé par l'attente tensionnelle d'un mieux de forme. Si donc le monde meidosem n'a d'autre consistance g,1J.<;.S.Q(1 in~onsistance, s'il résiste a toute object1vatioóstame;ñoiis~sommes passés d'une ethnologie fantas­

1. Une premiere version du texte intitulée Meidosems parait en 1948 avec 12 lithographies de !'auteur.

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tique aune ontologie fantastique. Mais il faut alors se demander si une ontologie fantastique (en l'occurrence, elle est la négation de toute cons­tance, de toute essence et de toute propriété) est apte a constituer un uni­vers fictif alternatif du nótre. Certes, nous pourrions penser ala these de David Lewis selon qui, d'un monde sémantique inconsistant, on peut tirer une multiplicité de mondes consistants, quoique fragmentaires 1• Le Portrait nous fournirait, sur un mode leibnizien, une monadologie de mondes meidosems. Cependant le titre n'incline guere a une telle lec­ture: son singulier (Portrait.. .) suggere au contraire une intégration sémantique aussi unifiante que possible des fragments de mondes mei­dosems. Ce titre, dans le contexte de l'cruvre de Michaux, induit par ail­leurs pragmatiquement des effets de lecture contraires aune appréhen­sion fictive.

En 1949, le terme « portrait» est déja apparu deux fois dans la bibliographie de Michaux. En 1930, « Le portrait de A. », paru dans la section Diffieultés de Plume, sert adésigner l'un des textes les plus per­sonnels de Michaux. Michaux y évoque, a travers la figure de A., les expériences quasi autistes de l'enfance, la relation difficile du fils au pere, le départ pour l'Amérique du Sud. Le 15 avril 1936, Michaux publie dans la revue Mesures, un texte intitulé « Portrait d'homme», OU il évoque sa difficulté physiologique aetre. Dans les deux cas, un por­trait a la 3< personne est donc a lire comme un autoportrait. Certes, le Portrait des Meidosems est le seul titre a référer a un plurie!. Mais pour celui qui écrit:

Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. MOl n'est qu'une position d'équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours preres.) Une moyenne de «moi», un mouvement de foule2... ,

n'est-il pas naturel de0~¡~~~~t!"ªV~~-:;~~Q1LditreJLe second élément du titre, le nom « Meidosem», conforte une lecture autofigurative du Portrait... Ce nom, en effet, appelle une autre entente que celle que nous appliquions aux dénominations des tribus de Grande Garabagne «( Rocodis», « Nijidus», « Vibres» ou « Masta­dars »...). Ces noms jouaient a la fois de la parodie de noms exotiques et des évocations propres aux mots forgés. Ríen de tel avec les « Mei­dosems», nom plus abstrait, plus chiffré aussi. Impossible de ne pas y reconnaitre apres d'autres la présence d'un « eidos» auquel il faut gar­

1. Philosophical papers, Oxford University Press, 1983, p. 277. 2. Postface aPlume, p. 217.

Fietions du moi et figurations du moi

der son ambiguIté étymologique. Entre « idée» et « image», l' « eidos» est l'objet d'une vision de l'esprit, il a une existence a la fois théorique (au sens grec du terme) et imaginaire. Et cet « eidos », ou plus exacte­ment ces « eide », sont littéralement et phonétiquement inclus entre deux M qui nous évoquent a la fois la réflexivité du « moi-meme» et l'initiale redoublée du nom de Michaux. Ainsi le Portrait des Meidosems pourrait s'entendre comme paysage mental du sujet Michaux, portrait de sa réalité psychique - cet X de réalité fait de volitions, angoisses, reveries, qui occupent le moi sans que ce dernier sache jamais les dire en propre. Les verbaliser, c'est d'emblée les figurer en leur donnant une consistance peut-etre excessive. Ainsi les malheurs de l'incarna­tion meidosemme refleteraient non seulement une situation générale dans l'etre mais aussi une situation générale du dire. Si tel était le cas, nous n'y verrions plus de fictivité mais une expression parfaitement référentielle quoique non littérale. Une telle expression releverait seu­lement du lyrique, au sens OU l'expression lyrique nous propose la figuration analogique d'une expérience privée (c'est-a-dire qu'elle pré­sente sur le mode du eomme un contenu d'expérience qui se dérobe a l'expression littérale).

On le voit, aucun des indices sémantiques et pragmatiques n'est absolument déterminant. Leur conjonction crée une aire d'incertitude logique que vient encore aggraver le dispositif énonciatif du Portrait des Meidosems. L'analyse de trois fragments du Portrait suffira a l'éta­blir. Soit d'abord ce premier extrait:

Quel paysage meidosem est sans échelles? De toutes parts, jusqu'au bout de l'horizon, échelles, échelles... et de toutes parts tetes de Meidosems qui y sont montés.

Satisfaites, vexées, ardentes, inquietes, avides, braves, graves, mécontentes. Les Meidosems d'en bas qui circulent entre les échelles travaillent, entretien­

nent famille, paient, paient ades encaisseurs de toute tenue qui arrivent constam­mento On dit d'eux qu'ils ne subissent pas l'appel de l'échelle (p. 163).

L'énonciateur dans Portrait des Meidosems n'a jamais d'existence intra­diégétique. Ni présenté, ni nommé, il ne fait pas usage du « je». Il n'en est pas moins souvent, comme c'est le cas ici, implicitement constitué en instance fictive. Réfléchissons par exemple au statut du présent dans une phrase comme « Quel paysage meidosem est sans échelles?» Qu'il s'agisse d'un présent général (exprimant une loi du monde mei­dosem), d'un présent rétrospectif (mimant un constat passé de l'énon­ciateur) ou d'un présent immédiat (une notation sur le vif face au

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107

¡IIIIII

l._

106 Figures du sujet (yn'que

monde meidosem), dans tous les cas le Contenu de l'énoncé implique la participation actuelle ou passée de l'énonciateur a l'univers irréel des meidosems et c'est cette irréalité qui le fictionnalise en retour. Dans les termes de Kate Hamburger, nous aurions affaire a ce type d'énonciation fictive baptisée « feintise», qui ne se distingue pas /in­guistiquement d'énonciations réelles mais seulement par le contenu de l'énoncé, 11 y aurait donc ici « feintise» d'un témoignage sur le monde Meidosem. Les étonnements rhétoriques de l'énonciateur, ses inter­ruptions «( échelles, échelles... »), ses énumérations progressives (« satisfaites, vexées, ardentes, inquietes, avides, braves, graves, mécontentes» ) nous le dépeignent comme le type meme du voyageur curieux et sensible, du dilettante ethnographe soucieux de rapponer de fas:on vivante les fas:ons des contrées visitées.

Cependant, ce caractere fictif de l'énonciation est fragile puisqu'il ne tient, on vient de le voir qu'a la fictivité de l'énoncé. Or cette ficti­vité, on l'a VU, ne repose elle-meme que sur la consistance sémantique du monde meidosem, c'est-a-dire sa capacité a constituer un monde a/ternatif du natre. Tant que les meidosems demeurent inscrits dans une géographie, dotés d'institution sociale et d'expressions idiomati­ques, nous demeurons dans la convention du témoignage fictif. Mais si ce monde perd sa consistance, des lors c'est le monde de l'énoncia­tion et le présent de l'énonciation qui apparaissent seuls comme réels, hors de tout espace alternatif. L'énonciation se transmue alors en énonciation (yrique au sens de Kate Hamburger. ~-'''''''"''"-~-

. Un second extrait du Portrait illustre bien, me semble-t-il, le statut IOgique intermédiaire de certains des textes du recueil.

Grand, grand· Meidosern, rnais pas si grand sornrne toute, a voir sa tete, Meido­sern a la face calcinée,

Et qu'est-ce qui t'a bríllé ainsi, noiraud? Est-ce hier? Non, c'est aujourd'hui. Chaque aujourd'hui. Et elle en veut a tous. Calcinée cornrne elle est, n'est-ce pas naturel? (p. 129).

Le dispositif représentatif peut apparaitre tres semblable a celui du texte précédent. 11 y a cependant entre eux une différence fondamen­tale: dans le premier extrait les notations sur le vif y étaient encadrées de propos plutat synthétiques a valeur rétrospective. Mais ici, l'énon­ciation est entierement coprésente au monde meidosem. L'énonciateur y fait meme brusquement irruption:

Et qu'est-ce qui t'a bnllé ainsi, noiraud ?

Fietions du moi et figurations du moi

En un soudain revirement, le Meidosem est institué en 3< personne, destinataire d'une apostrophe goguenarde. Voici beaucoup de contrats rompus d'un coup. 11 y a d'abord rupture d'ethos, l'énoncia­teur abandonnant brusquement sa distance « ethnographique ». Mais il y a surtout rupture d'une frontiere par définition infranchissable dans le cadre d'un récit extradiégétique: celle qui sépare le narrateur de la diégese. Voici donc que l'énonciateur et le Meidosem peuvent conver­ser dans le meme monde. Cela ne peut guere avoir que deux significa­tions. Ou bien l'énonciateur se révele comme un personnage du monde meidosem, ce qui suppose encore une foís la consistance du monde meidosem. Ou bien le Meidosem n'a d'existence que dans le monde de l'énonciateur, c'est-a-dire qu'il n'est pas un personnage du tout, non plus que l'énonciateur, d'ailleurs. Cela reviendrait a considé­rer sa question comme une question purement rhétorique dans le cadre d'une énonciation de réalité. Quant a la réponse «( Non, c'est aujourd'hui... »), elle serait dialogiquement formulée par l'énonciateur lui-meme. 11 n'y aurait donc d'autre voix que la sienne, ce que tendrait a confirmer l'absence de guillemets. Nous aurions affaire a un jeu de «voix intérieures ». Et il n'y aurait plus a s'étonner que l'énonciateur puisse passer de l'une a l'autre, tantat goguenard et tantat en sympa­thie avec le ressentiment meidosem «( n'est-ce pas naturel?»).

Avons-nous les moyens de trancher cette question? Un indice pourrait nous etre donné par le statut littéral ou métaphorique des énoncés proférés. Or, dans l'extrait qui nous occupe, les rares données objectives concernant l'univers meidosem proposées par le texte sont susceptibles d'une interprétation métaphoríque. Ainsi, a défaut de pouvoir évaluer la taille du Meidosem «( Grand, grand Meidosem, mais pas si grand... »), nous pensions tout d'abord tenir un détail objectif, la « face calcinée ». Mais la question: « Et qu'est-ce qui t'a brillé ainsi, noiraud? Est-ce hier? », nous place devant une nouvelle alternative. Nous pouvons appréhender l'univers meidosem selon un vraisemblable de type merveilleux. Dans le monde meidosem, le temps consumerait alors /ittéra/ement les Meidosems et la question n'aurait rien de métaphorique. Mais cette interprétation du monde meidosem comme merveilleux est douteuse. Jamais auparavant n'a été évoquée une telle loi de combustion dans le monde meidosem et il n'en sera plus question ultérieurement. En revanche, il est facile d'y voir une équivalence métaphorique relativement usuelle - ici particu­larisée - entre processus de dépense ou d'exténuation «( Tu es en

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109 108 Figures du sujet !Jrique

pleine perte de substance... ») et combustion. La langue fournit un tel « concept métaphorique», pour parler comme Lakoff et Johnson\ a travers des expressions comme « brúler sa vie ». La localisation de la bnUure sur la face apporterait seulement cet excédent imaginaire propre aux métaphores pittoresques. Elle pourrait aussi suggérer que le Meidosem est avant tout un etre psychique.

Mais si nous nous engagions dans une telle lecture, nous serions amenés a une réinterprétation globale de la réalité meidosemme. Des lors, ce ne serait plus seulement la brulure qui serait métaphorique, mais le Meidosem tout entier et tous les aspects de son universo Ses incohérences deviendraient justifiables puisqu'il ne serait qu'une figu­ration de notre monde. La figuralité de l'énoncé deviendrait en outre un indice de la figuralité de l'énonciateur. L'énonciateur ne serait pas fictif mais bien rée1. Il évoquerait sa propre réalité menta1e. Les Mei­dosems seraient la figuration d'instances psychiques ou d'objets internes. Tous les contenus énoncés renverraient a l'expérience privée de l'énonciateur. L'énonciation pourrait alors etre définie comme « lyrique» au sens oi! elle consisterait en la figuration analogique d'une expérience privée. Mais tout l'art de Michaux, et peut-etre son projet, est de ne jamais nous permettre de trancher absolument, de toujours faire varier l'inflexion de voix sans la rompre.

Un troisieme extrait manifeste l'extreme tension de certain textes d u Portrait vers une énonciation «lyrique» pure au sens de Kate Hamburger.

Il étend la surface de son corps pour se retrouver. Il renie la présence de lui-meme pour se retrouver. Il vet d'une chemise quelques vides pour, avant I'autre Vide, un petit sem­

blant de plein (p. 165).

Cette fois-ci, plus encore qu'auparavant, nous sommes captifs de la sphere mentale de l'énonciateur. On ignore si les trois énoncés sont a comprendre comme la description d'actions successives ou s'il s'agit de reformulations analogiques. Aucune voix ficcive (c'est-a-dire au sens de Kate Hamburger attribuable a un personnage fictif) n'appa­ratt. Et l'indéfinition du « il» ajoute a son inconsistance. Certes nous pouvons choisir d'y entendre une valeur fortement déictique: le Mei­dosem serait désigné in vivo par un narrateur témoin, nous serions

1. Les Métaphortls dans Ja vie quotidienne, Paris, Minuit, 1985 (pour la traduction fransaise).

Fictions du moi et jigurations du moi

aIors daos le cas d'une énonciacion feinte. Mais bien des indices incli­nent a le comprendre Cümme une objectivation du moi réel du sujet parlant. Henri Michaux a précisément pratiqué une telle désignation de soi a la 3< personne dans Portrait de A. oi! 1'0n pouvait lire par

exemple des fragments du type: Il se meut pourtant continuellement. De sa boule sort un muscle. Le voici heu­reux. Il va pouvoir marcher comme les autres, mais un muscle a luí seul ne peut

créer la marche (p. 117).

La 3< personne n'est ici que la distance minimale de refiguracion par laquelle un je s'efforce de ressaisir sa propre étrangeté. Pourquoi n'en serait-il pas de meme dans le Portrait des Meidosems? Et d'autant qu'ici l'univers représentatif perd toute consistance matérieile, réduit a n'etre plus qu'une «veture» de vides (l'attraction phonétique entre «vet» et «vides» les assimile encore dangereusement). La thématique de l'im­propriété et du manque dépasse alors le monde meidosem pour se lais­.s~r lire sur ul}.!P~tQ!mexif:ne d 'crit-elle pas tres précisément les

~ paradoxes de la fig~lfalité énonciative cette étrange activité qui allie uñeéxteñSIon symboliquecteSürtace propre et une renonciation a l'immanence a soi, qui vise le ressaisissement de soi par le moyen d'un reniement de présence? Ainsi ce troisieme texte nous orienterait plus franchement vers une figuration du sujet lyrique lui-meme en tant que

lieu d'une imprOj;riété subjective. Ali'rotal, le POrlrait dé; Meidosems no~~.gXf~~.~E':' ,gam~! .!~.5.~.Y~..riée

de tensions énonciatives, différemment accentuées, entre fiction et fi~~r:L;discontinuité du texte favorise cette désidentifi­cation du sujet d'énonciation, renouvelée de fragment en fragmento On pourrait décrire ce mouvement discursif comme la vacillation entre sens subjectif et sens objectif de la préposition du dans des expressions comme « figuration du moi» et « fieti..Qn...d.tLmoi » : les figu­rations eomme les fictioñserñañeñ~t-JU"mor c~me d'une instance pro­ductrice et le resymbolisent comme un objeto C'est aussi cette double vacillation qui permet le passage de l'une a l'autre: d'une figuration du moi (au sens objectif) a une fiction du moi (au sens subjectif) il Ya la communauté d'une extension imaginaire, tandis qu'au contraire figuration du moi (au sens subjectif) et fiction du moi (au sens objee­tif) s'opposent eomme les poles irréductibles de l'instanee produetrice et de l'objet forgé. La eonstitution d'une telle aire transitionnelle énonciative autori~e ainsi des franehissements et refranchissements de

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111

-110 Figures du stljet {yrique

limites entre prolongements du moi réel et détaehement de moi fietifs. Mais quel est le sens de ee jeu et sa néeessité? Admettons tout d'abord qu'il ouvre sur une instanee poétique originaire antérieure au partage des voix « fietives» et des voix « lyriques» (au sens de Kate Hambur­ger). Cette instanee poétique est elle-meme multiplement interpré­tableo Assurément elle manifeste que nos fietions doivent d'abord se produire eomme des figurations de manieres d'etre avant de gagner une autonomie ontologique et de s'émanciper de nous. Qui plus est l'instanee poétique met en aete ee proeessus et nous en montre ainsi le cheminement énigmatique (impensable meme - comme le franehisse­ment de toute limite). Mais elle montre aussi quelque ehose de plus difficile et qui eoneerne spéeifiquement le suje!.!x!2.9ue (pris eette fois dans un sens plus large que eelui, logieo-1Tnguistique, ol!. l'entend Kate Hamburger). Ce «sujet» apparait non eomme une forme ou une substance, mais eomme une ~aetiv~té,d:e:¡¡;tériorisati9J:l et gs.!~jet. Le sujet lyrique, poúr etre, doit demeurer une pure liberté}.Qdéterminée de figuration, ce qui implique qu'il se délivre des liCt1'Onsqui }e'~n­tent:""sr fetest bien le eas, ce sujet lyrique ne doit pas etre cons:u seu­lement positivement, eomme une énergie de refiguration, toujours solli­eitée a ne.uf par l'exigenee de mise en forme du réel, mais aussi soustractivement eomme une puissanee de rejet des fietions qu'il produit dans son premier mouvement.

. \ Le sujet lyrique, ainsi eons:u serait assez proehe du reveur vigile " '10nt Miehaux expose la pratique dans Fafons d'endormi) fafons

d.),4'éveil/él. Le re~e 4i¿J~ne yest défini comme un esp~ee ~s~lle­'V)~ent dynami9.q~. Libertt",-ñonehafa:rice-;jeú; teJ;'~so"ñITe-;-tr~tsqui le

~aractéasent.'· La reverie diurne prend pour Miehaux de multiples formes, elle donne lieu a toute une gestuelle imaginaire (attaquer, 'repousser, projeter) mais sa fonetion essentielle est de soustraire le :moi a ses images: ,

Ma langueur, dans ma poitrine, ce sont des animaux remuants en moi, et sans doute il faut qu'ils sortent afin qu'ensuite je me retrouve moi-meme avec quelque sang-froid et seu! (p. 209).

C'est préeisément ee dont se charge le reve éveillé, déversant sur le parquet « les animaux qui l'emplissent a cette heure».

Nous retrouvons done i~i~.~~~i~té ~:~:.~eti~,:~~~ue- ambi­

1. París, GaIlimard, 1969 ..

Fictions du moi et figurations du moi

guIté earaetéristiquede tout mouvement « transitionnel». Réunion et séparatio Y-apparaissent éom1'l'íé'les'Geüx 'aspec'fS-d'UnJ~este indé~ni­n ment réversible. Le sujet lyrique manifeste linguistiquement des mou­vements psyehiques contradictoires: extensions d'etre Ol!. s'originent ses figurations lyriques, clivages présidant ala naissance des moi fietifs de la mimesis - tel est l'interminable débat par lequel le sujet lyrique

lutte pour son indétermination.

....­

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ro

MICHEL COLLOT

LE SUJET LYRIQUE HORS DE SOl

En pIas:ant le sujet Iyrique hors de soi, je m'écarte de toute une tra­dition, dont une des origines et des expressions majeures est sans doute la théorie hégélienne du lyrisme, cons:u, par opposition a la poé­sie épique, comme «expression de la subjectivité comme telle [...] et \ non d'un objet extérieur»l. Le poete Iyrique, selon Hegel, constitue \ « un monde subjectif clos et circonscrit»2, «enfermé en lui-meme »3. «Les circonstances extérieures» ne lui sont « qu'un prétexte» «pour s'exprimer lui-meme avec son état d'ame». Hegel admet cependant qu'une telle médiation puisse etre utile, voire indispensable: «L'élé­ment subjectif de la poésie lyrique ressort d'une fas:on plus explicite lorsqu'un événement réel, une situation réelle s'offrent au poete [...] comme si cette circonstance ou cet événement déclenchaient en lui des sentiments encore latents. »4 Il est des états d'ame si profondément enfouis dans l'intimité du sujet, qu'ils ne peuvent paradoxalement se révéler qu'en se projetant au-dehors: ainsi chez « les peuples du Nord », « l'intériorité, concentrée, ramassée sur elle-meme, se sert sou­vent d'objets tout a fait extérieurs pour faire comprendre que l'ime eomprimée est hors d'état de s'exprimer »5. Et un lyrisme sublime comme celui des psalmistes « suppose un erre hors de·s~). Mon hypothese est qu'une telle sortie oe SOl n'est pas une simple exception, mais, pour la moderruté du moins, la regle.

1. Esthétiqlle, trad. S. Jankélévitch, Flammarion, call. « Champs », 1979, 4' vol., p. 178. 2. ¡bid., p. 184. 3. ¡bid., p. 197. 4. ¡bid., p. 182. 5. ¡bid., p. 210. 6. ¡bid., p. 206.

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115 114 Figures du sujet (yrique

--...., Mais je n'entends pas non plus meC;-allier ~rement et simplement

ala modernité lorsque, ayant délogé le ~ique de cette intériorité pure il était comme assigné arésidence, elle semble le vouer al'errance voire a la disparition. Je voudrais me demander si sa vérité meme ne réside pas précisément dans une telle sortie, qui peut etre ek-stase autant qu'exil. En quoi sa récente déchéance lui redonnerait une nou­velle chanceo

Étre hors de soi, c'est avoir perdu le contróle de ses mouvements inté­rieurs, et de ce fait meme, etre projeté vers l'extérieur. Ces deux sens de l'expression me semblent constitutifs de l'émotion lyrique, ce transport et ce déport qui porte le sujet a la rencontre de ce qui le déborde du dedan~~m_me au-de!!Q.r..s... Le sujet lyrique, on le sait au mOlmaepuis Pláron, ne se possede plus, dans la mesure 011 il est possédé par une ins­tance qui est ala fois logée au plus intime de lui-meme et radicalement étrangere. Cette possession et cette dépossession sont traditionnelle­ment référées a t'empnse a'un Autre, qu'il s'agtsse d'un dieu ou de l'etre aimé, dans le lyrisme érotique ou mystique, a l'action du Temps, dans le lyrism~ éléziaque, ou a l'appel du monde, qutfa:vit.leo~ue. Etcette emprise ne se sépare pas de celle'qu¡e~érce le chant lui-meme, qui s'empare du poete bien plus qu'il n'émane de lui.

Si le sujet lyrique cesse de s'appartenir, c'est qu'il fait l'épreuve de son appartenance a l'autre, au temps, au monde, au langage. Loin d'etre le sujet souverain de la parole, il est sJljet aelle et a tout ce qui l'inspire. Il y a une passivité fondamentale dans la position lyrique, qui peut etre assimilée a un assujettissement.

Des lors qu'il ne peut plus se soutenir d'un fondement transcen­dant et transcendantal, cet élan vers l'autre n'est-il pas une pure et simple aliénation ? Ne pouvant plus chanter Dieu ou l'Etre idéal a tra­vers les mots et les merveilles de la création, ou de la créature, le sujet qui se jette hors de soi se retrouve jeté dans un monde et un langage désenchantés. La transcendance n'était que le masque d'une contin­gence, JIDe'ilh,Ision lyrique. Céder au chant et a l'extase, n'est-ce pas se laisser '~ne~ par la langue, se faire avoir par le monde et par les autres? Ríeñ de tres reluisant. Il n'y a pas de quoi aller proclamer sur les toits son asservissement.

C'est peut-etre pourtant dans cette aliénation meme que le sujet lyrique peut s'accomplir en tant précisément qu'il se distingue d'un moi qui se voudrait toujours identique a lui-meme et maitre de soi comme de l'univers: car n'est-ce pas dans cette prétention de sa

Le sJljet (yrique hors de soi

majesté le Moi a l'autonomie que réside la pire illusion? Et la vérité du sujet ne se constitue-t-elle pas dans une relation intime a l'altérité ? L'ek-stase lyrique, si elle a perdu sa caution transcendante, rencontre sur bien des points la redéfinition du sujet par la pensée contempo­raine. Et le lyrisme, ainsi réinterprété, peut apparaitre comme un des modes d'expression possibles et légitimes du sujet moderne.

Une des voies les plus fécondes offertes aune telle réinterprétation de la subjectivité lyrique est ames yeux celle qu'a ouverte la phénomé­nologie, qui envisage le sujet non plus en termes de substance, d'inté­riorité et d'identité, mais dans sa relation constitutive a un dehors qui l'altere, notamment dans sa version existentielle, qui met l'accent sur son ek-sistence, son etre au monde et pour autrui. Je privilégierai plug--..o

particulierement la pensée de Merleau-Ponty, qui prend au sérieux, comme la poésie moderne, l'incarnation du sujeto La notion de eba;r permet de penser ensemble ses appartenances au monde, a l'autre, au langage, non sur le mode de l'extériorité, mais comme un ralmort d'inclusion réciproque. ~.;.. 111t. A.o..\"~~

C'est par le corps que le sujet communique avec la c~air du monde, qu'il embrasse du regard et dont il est embrassé. l1llli omrn;. un horizon qui 1'~U!._g.~U~_eJSJ~}Jnk~Ala fO~~Q~~t~~y!~jble, suje!_~~_':Í~n$!~s.yi~~.4'aut~..: Corps propre et pourtant impropre, qui participe d'une intercorporéité complexe, fondement de l'intersubjectivité qui se déploie dans la parole. Or celle-ci est elle­meme pour Merleau-Ponty un geste du corps. Le sujet ne peut s'expri­mer qu'a travers cette chair subtile gu'est le langage, qui donne corps asa pensée:fñais qui. d.~lIJ.~tl!~~E~T_.~.!E~.,:ger. .------

Du fait de cetté triple appartenance a une chair qui ne lui appar­tient pas en propre, le sujet incarné ne saurait completement s'appar­tenir. La tache aveugle du corps et de l'horizon l'empeche d'accéder a une pleine et entiere conscience de lui-meme. Son ouverture ID¡

monde et a l'autre fait de lui un étrange « en dedans-en dehors »1. Sa vérité la plus intime, il ne peut donc la reS"SiiiSit-par kS voies' de la réflexion et de l'introspection. C'est hors de soi qu'il peut la trouver. L'é-motion lyrique ne fait peut-etre que prolonger ou rejouer ce mou- ­vement qui constamment porte et déporte le sujet vers son dehors, et a travers lequel seul il peut ek-sister et s'ex-primer. C'est seulement en­

1. On reconnait la formule célebre d'Henri Michaux, qui I'emploie avec un aune s=s dans

L'Espore oMX o",bres.

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117 116 Figures du sHjet /yrique

sortant de soi, qu'il coIncide avec lui-méme, non sur le mode de l'identité, mais sur celui de l'ipséité, qui n'exclut pas mais au contraire inclut l'altérité, comme l'a bien montré Ricceur1

• Non pour se contem­pler dans le narcissisme du moi, mais pour s'accomplir soi-meme comme un autre.

I Le poeme lyrique serait cet objet verbal grace auquel le sujet par­I vient a donner consistance a son émotion. René Char le dit admirable­L." ment dans un aphorisme de Moulin premier:

Audace d'etre un instant soi-meme la forme accomplie du poeme. Bien-etre d'avoir entrevu scintiller la matiere-émotion instantanément reiné.

Le sujet lyrique ne devient «soi-méme» qu'a travers «la forme accomplie du poeme », qu'en incarnant son émotion dans une matiere qui est a la fois celle du monde et celle des mots: «Le sentiment, comme tu sais », écrit ailleurs René Char, «eSU:t1f~N º.~ la matiere; il est son regard admirablement nuancé »3. -"-"'~

r----. Une pensée de la chair comme celle de Merleau-Ponty, une poétique \ de la matiere-émotion, comme celle de René Char, nous orientent vers ~._..une conception et une pratique nouvelle du lyrisme, qui me parait sus­

ceptible de répondre a certaines des objections que lui adressent ses modernes détracteurs. I1s lui reprochent notamment son subjectivisme et son idéalisme, et lui opposent souvent le mot d'ordre d'un nouveau réalisme, associé parfois, de fac;on problématique, a un matérialisme lin­guistique, qui fait de la littéralité la seule voie d'acces possible a la réalité4

Cette position antilyrique, dans ses versions les plus polémiques, risque fort de reconduire les clivages les plus traditionnels: entre le d~~~.! l.c;:.Jl'K.<!~l1!! ..J:L!1!l!ti,~!.<;; .. ~.t.r.id¿e ...rémotion ~t la J::<:>!!nais.sance. En inversant la hiérarchie et la priorité entre les termes de ces couples conceptuels, elle en assure la pérennité. Dresser l'objet contre le sujet, le corps contre l'esprit, la lettre contre la signification, c'est manquer l'essentie1, et le plus difficile a penser, qui est leur implication réci­proque. La poésie moderne nous impose de dépass~!.!.o~~~ho0 tomies, pour tenter de comprendre comInent le sujet lyrique ne peut s~stituer que dans son rapport a l'objet, qui passe notamment par

1. Voir Soi·",;'"e co",,,,e N" aNfre, Seuil, eoll. « L'Ordre philosophique », 1990. 2. Le MarteaN fa"f ",allre, suivi de MONJifl pre"'ier, Corri, 1970, p. 124. 3. Le rempart de brindilles dans Lef MatiflaNx, suivi de La parole efl archipel, eoll. « Poésie/Galli­

mard ", p. 117. 4. C'est par exemple, en substanee, la position défendue par Jean-Marie Gleize dans A floir, poé·

Jie el Jittéralilé, Seuil, eoll. « Fietion & Cie », 1992.

Le sHjet /yrique hors de soi

le corps et par les sens, mais qui fait sens et nous émeut a travers la

mMi~~.9~..EJ:<?_l1_<!Set des m.2.ts . La notion toute poétique de matiere-émotion nous invite a conce­

voir la possibilité d'un «lyrisme de pure immanence », voire d'un «ly,tisme matérjaJipe », que Jean-Marie Gleize lui-méme laisse entre­

1voir, sans prendre la peine de l'analyser ni de ladévelopper • Je voudrais l'illustrer par deux exemples: ceux de Rimbaud et de Francis Ponge.

Ces deux poetes ont en partage un violent refus du lyrisme entendu comme expression du moi, de la subjectivité personnelle, et la tentative de promouvoir une « poésie objective », qui valorise la maté­rialité des mots et des choses. Or ce privilege accordé a l'objet de sen­sation et de langage n'implique pas pour eux la disparition pure et simple du sujet au profit d'une improbable objectivité, mais plutót sa transformation. A travers les objets qu'il convoque et qu'il construit le sujet n'exprime plus un lor intérieur et antérieur: il s'invente au­dehors et au futur dans le mouvement d'une émotion qui le fait sortir de soi pour se rejoindre et rejoindre les autres a l'horizon du poeme.

En ce qui concerne Rimbaud, je me bornerai a rappeler que cette redéfinition du sujet lyrique est déja inscrite dans ces textes a tous égards .~ urs pour la modernité poétique que sont les Lettres dites du

: Voyant. n soulignant au passage ce que ces lettres doivent au Roman­. e, l'hommage que Rimbaud y adresse, avec des réserves, aLamar­

tine, aHugo et a Baudelaire. On a trop tendance, sur la foi de Hegel notarnment, a interpréter le lyrisme romantique comme l'expression d'un impérialisme du Moi. Or tout en exaltant le sujet, il a travaillé ale destituer de son autonomie, de sa souveraineté et de sQoideotlt{'PourLamarrrile;léAsUjetryrrq;e"'~'e~<Oq-:;"~(;n~~'¿m;~~~~sonorede sensa­tions, de sentiments et d'idées »2 provoqú¿eseó. 1m par «lá commotion plus OU-iB()íñS1Ohe'qü"J ref<)it des choses extérieures ou intérieures ». Il se constitue au point de rencontre de l'intérieur et de l'extérieur, du monde et du lan~~:·Etc'ésn:ñ~mr'que<BáüaéTa1res'itueaussi ­«l'art moderne », capable de créer« une magie suggestive contenant a la fois l'objet et le sujet, le monde extérieur a l'artiste et l'artiste lui­méme »3. Cette ouverture remet en cause et peut mettre en crise l'identité du sujet romantique; Nerval écrivait: «Je suis l'autre», et dans

1. A floir, op. cil., p. 121. ..:l 2. Préfaee aux Médilatioflf poétiqNes (1849). ..­3. L'Art philosophique, CNrioIiléI ulhétiqNU, Classiques Garnier, 1962, p. 503.

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119 118

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Figures du sujet !Jrique

L'Homme quí rit, Rimbaud avait pu lire: «C'était bien alui-meme qu'on parlait, mais lui-meme était autre.»1

f Le projet d'une « poésie objective» qui se formule dans la lettre a i Izambard s'oppose sans doute ala« poésie subjective», qui ne retient du

« moi» que «la signification fausse», mais réserve une place au sujeto défini non plus par son identité mais par son altérité. Cette altération du sujet lyrique est liée al'exercice d~ndJ¡,CQq»', C'est dans l'acte de l'énonciation que«Je estun autre», réduit aun pronom qui le désigne sans le signifier, déporté'd~T;-premiere ala troisieme personne du singu­lier; et c'est par «le ~é.r..~glemeot de tous lt:s sens» qu'il «arrive al'in­connu». Mais en perclant ainsi le controle de sa langue et de son corps, il se trouve. C'est en s'objectivant dans les mots et dans« les choses inotÜes et innommables» qu'il s'invente sujeto C'est en se projetant sur la scene lyrique, atravers les mots et les images du poeme, qu'il parvient asaisir du dehors sa pensée la plus intime, inaccessible al'introspection :

Cela m'est évident: j'assiste a l'éclosion de ma pensée: je la regarde, je l'écoute: je lance un coup d'archet: la symphonie fait son remuement dans les profon­deurs, 011 vient d'un bond sur la scene.

Or pour donner la parole acet autre en lui qui procede du déregle­ment de tous les sens, le poete doit recharger de sensorialité le lan­gage, « trouver une langue» « résumant tout, parfum, sons, couleurs ». C'est en mobilisant toute une physique de la parole qu'il parviendra a donner corps a la pensée.

Lorsque Rimbaud «invente la couleur des voyelles», ce n'est pas pour le simple plaisir de traiter l'alphabet comme un abécédaire, ni pour explorer d'improbables synesthésies. En isolant et en exhibant ces composantes non signifiantes de la langue, illes donne aentendre et a voir dans leur matérialité; et en associant a chacune d'entre elles une couleur élémentaire, et une série d'images OU elle est présente, il leur fait rejoindre non seulement la matiere du monde, mais les mou vements de l'ame et du corps:

1, pourpres, sang craché, rire des levres belles Dans la colere ou les ivresses pénitentes.

Achaque voyelle correspond aussi une tonalité ou une coloration affective dominante, en contraste avec la précédente et avec la sui­vante : les « candeurs» succedent aux puanteurs cruelles, la « paix» des

1. Victor Hugo, L'Ho",,,,e qui ril, coll. « GafiÚer-Flammarion ", t. 11, p. 142.

Le sujet !Jrique hors de soí

patis et des fronts studieux, a la colere et aux ivresses pénitentes. A partir de la matiere phonique et graphique des mots, et des qualités sensibles du monde, l'alchimie du verbe a créé une rpatiere-émotion ou l'affectivité du sujet lyrique s'exprime avec d'autant plus d'intensité qu'il est absent de l'énoncé, a l'exception du vers 2. Dans les phrases nominales qui suivent, leje semble avoir cédé la place aux éléments de la langue et du monde. Et pourtant a travers eux, c'est peut-etre sa vie la plus intime qU1 estén jeu, partagée comme le poeme entre den~9les contra.cIj~t~iE~.L,~~_n.ais,~g~~. et. la mort, !~,,5?~_r.t!P,.!i2[1_,..!:.tJª-..'p..m;s:.té, l'ivresse des sens et l'amoue 'dlvíñ:-celeu apparemment gratuit, ce poeme d'allureimpersonnelle est peut-etre l'un des plus révélateurs des enjeux affectifs de la poésie rimbaldienne.

Je m'attarderai plus longuement sur l'exemple de Ponge, parce qu'il est moins connu et encore plus paradoxal. Francis Ponge, apparem­ment, participe de l'antilyrisme moderne, auquel il a donné quelques­unes de ses formulations les plus décapantes et les plus agressives ; illui est arrivé par exemple de dénoncer la« vulgarité lyrique »1. Mais dans le meme ouvrage, il affirme que ses «moments critiques» sont aussi ses «moments lyriques »2. Et lorsqu'il rassemble en 19611'essentiel de son ceuvre dans les trois tomes du Grand recueíl, il intitule le premier Lyres. Est-ce par antiphrase ? Rien n'est moins sur, aen croire la tonalité indis­cutablement lyrique du poeme que Ponge a choisi de placer en tete de son ceuvre, et qui évoque la mort de son pere

3•

Or c'est a1'0ccasion de ce deuil que Ponge a éprouvé ce qu'il appelle aplusieurs reprises <de drame de l'expression»4: l'impossibilité d'expri­mer ses sentiments les plus intimes dans le langage de tout le monde ou dans les conventions du lyrisme traditionnel: «Lorsque je cherche a m'exprimer, je n'y parviens paso Les paroles sont toutes faites et s'expri­mento Elles ne m'expriment paso »5 Et c'est, dit-il, parce qu'il «n'a pas réussi aparler (lui)-meme» qu'il a cherché a«faire parler les choses »6. Le partí pris des choses procede donc bien d'une crise du lyrisme person­nel, mais dans la mesure ou précisément il cherche ay parer, il implique une prise de position subjective, comme l'indique le terme meme de

1. Pour un Ma/herbe, Gallimard, 1965, p. 81. 2. [bid., p. 198. 3. 11 s'agit de « La famille du sage», Le grand reeuei/, t. 1: Lyres, Gallimard, 1961, p. 7-8. 4. Drame de l'expression, dans Proémes, Tome premier, Gallimard, p. 143. 5. Rhétorique, dans Proémes, Tome prem;er, op eil., p. 177. 6. Introduction au parti pris des choses, Pratiques d'éerilllre 011 /'inaehtvemenl perpéllle/, Hermann,

1984, p. 79.

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121 120 Figures du sujet !Jrique

partí pris. Prendre le parti des choses, c'est encore, d'une certaine maniere,« prendre son propre parti»1. A travers les objets qu'il décrit, le sujet qui n'a pu s'exprimer cherche a s'écrire, « renon~ant a (s)e connaitre Qui)-meme, sinon en s'appliquant aux choses »2.

En sortant de ~gi, Ponge espere échapper au « manege» dans leque! tourne la penséf, réifié} par un discours social stéréotypé. Les sentiments « qu'éprouvent kttre'Dement les hommes les plus sensibles» se réduisent aun « petit catalogue », limité par la pauvreté du lexique aleur disposi­tion: ils se contentent d'etre« fiers» ou « humbIes », « sinceres ou hypo­crites», « gais» ou « tristes», « avec toutes les combinaisons possibles de ces pitoyables qualités »3. Illeur reste pourtant « aconnaitre des millions de sentiments» différents ; or, ils ne pourront le faire au contact de leurs semblables, prisonniers des memes expressions et représentations figées, mais au contact des choses, dont la diversité infinie n'a jamais été vrai­ment prise en charge par le langage. Car les hommes n'ont fait que proje­ter sur elles leurs misérables états d'ame; de la pierre, par exemple, ils n'ont rien trouvé de mieux afaire, et adire, que de lui preter un cceur, dont elle se serait bien passée, puisqu'il s'agit d'un« cceur de pierre »4.

Il faut donc opérer une sorte de révolution copernicienne, par laquelle le sujet, au lieu d'imposer au monde ses valeurs et des significa­tions préétablies, accepte de se « 1:(aosfétetJ!~_~hQ.~~~.~» pour découvrir en elles « un m,illiOñ de_9..u..a.liÚ~§..ÍJJ,éd.i.tes-».5, qu'il pourra s'approprier, s'il parvient ales formUler. Le sujet ne se perd en elles que pour se recréer :

L'esprit, dont on peut dire qu'i! s'abime d'abord aux choses (qui ne sont que riens) dans leur contemplation, renalt, par la nomination de leurs qualités, telles que lorsqu'au lieu de lui ce sont elles qui les proposent".

Le « v0E..!?~_da~~..X~n.~~!.~urA~~cl:!~l;M".que Ponge nous propose coIncide avec «!'ouverture d«tiappes ihtérieures)/; il permet au sujet de s'affranchir des limites de sa"pe"rsonnalité, pour se renouveler en profondeur, et «accroitre la quantité de ses qualités»:

Hors de ma fausse personne c'est aux objets, aux choses du temps que je rapporte mon bonheur lorsque l'attention que je leur porte les forme dans mon esprit comme des compos de qualités, de fac;ons de se comporter propres a chacun

1. Braque le réconciliateur, L 'Atelier cOl/temporail/, Gallimard, 1977, p. 6. 2. Introduction au partí pris des choses, Pratiq"es d'écrit",.., op. cit., p. 79. 3. Introduction au Galet, Proemes, Tome premitr, op. cit., p. 197.4. Ibid., p. 201. 5. Ibid., p. 198.

6. Ressources nalves, Proémes, Tome p"'mier, op. cit., p. 187. 7. Introduction au Galet, Proemes, Tome premier, op. cit., p. 199.

Le slljet !Jrique bors de soi

d'eux, fort inattendus, sans aucun rapport avec nos propres fac;ons de nous com­porter jusqu'a eux. Alors, ó vertus, ó modeles possibles tout a coup, que je vais découvrir, oil l'esprit tout nouvellement s'exerce et s'adore'.

En s'identifiant aux choses, le sujet ne cherche pas a consolider son identité autour de quelque fétiche ou totem; il s'ouvre a son intime altérité, a ses virtualités contradictoires:

Je tiens a dire quant a moi que je suis bien autre chose, et par exemple qu'en dehors de toutes les qualités que je possede en commun avec le rat, le lion, et le ftIet, je prétends a celles du diamant, et je me solidarise d'ai!leurs entierement aussi bien avec la mer qu'avec la falaise qu'elle attaque et avec le gaIet qui s'en ttouve par la suite créé'.

Ponge écrit aiÍleurs: « La variété de~oses e~'~4_réalité_~~._s..ule~__ .. const0.:!!.t.»3 En s'effa~ant derriere la description des choses, le je se remet en jeu. La poésie «objective» a pour principal objectif la régé­nération du sujet et le renouvellement du lyrisme. C'est ce qui apparait nettement dans un projet d' « Introduction au partiPris des cboses)) que Ponge n'a publié que tardivement:

Les qualités que l'on découvre aux choses deviennent rapidement des arguments pour les sentiments de l'homme. Or nombreux sont les sentiments qui n'existent pas (socialement) faute d'arguments.

D'ou je raisonne que I'on pourrait faire une révolution dans les sentiments de I'homme rien qu'en s'appliquant aux choses, qui diraient aussit6t beaucoup plus que ce que les hommes ont accoutumé de leur faire signifier.

Ce serait la la source d'un grand nombre de sentiments inconnus encore. Lesquels vouloir dégager de I'intérieur de I'homme me parait impossible4

Il y a donc chez Ponge un certain lyrisme, qui ne consiste pas a exprimer des mouvements intérieurs, mais cette émotion qui-n;llt au contact des choses extérieures, et qui peut devenir la source de « seiillMerttS'-ifi.Cóññüs';)~- 'C'est' un lyrisme au futur, eomme son humanisme:

Ce gaIet me fait éprouver un sentiment particulier, ou peut-ette un complexe de sentiments particuliers. II s'agit id d'abord de m'en rendre compte. Ici I'on hausse les épaules et I'on dénie tout intéret a ces exercices, car me dit-on, il n'y a rien la de l'homme. Et qu'y aurait-il donc. Mais c'est de I'homme inconnu jus­qu'a présent de l'homme. (...) II s'agit ici de !'homme de l'avenir5

1. Ressources nalves, Proémes, Tome premier, op. cit., p. 187. 2. Introduction au Galet, Proémes, Tome premier, op. cit., p. 197. 3. Méthodes, My creative method, Méthodes, Gallimard, 1961, p. 12. 4. Pratiq"es d'écrit"re, op. cit., p. 81. S, My creative method, dans Méthodes, Gallimard, 1961, p. 25-26.

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123 122

Figures du sujet brique

La pratique et l'ambition singulieres de Ponge me semblent recou­per sur bien des points la redéfinition du sujet par la pensée moderne,

,et en particulier par la phénoménologie, que j'évoquais en préambule. ¡La subjectivité humaine, a ses yeux, n'est pas une intériorité pure, celle de l' « esprit» ou du « cceUf», mais « queIque chose apres tout de plus opaque, de plus complexe, de plus dense, de mieux lié au monde»l. Elle est a la fois matérielle et re1ationnelle: le sub-jectif, c'est

"« ce qui me pousse du fond, du dessous de moi: de mon corps »2, pour -me projeter au-dehors. Le corps est pour Ponge comme pour Mar­leau-Ponty, le support de cette intentionnalité qui constitue le sujet dans un rapport nécessaíre a l'objet:

meL 'hom est un dróle de corps, qui n'a pas son centre de gravité én lui-meme.

Notre ame est transitive. Illui faut un objet, qui l'affecte, cornme son corn­plément dlrect;aussitóe.

L'affectivité du sujet est inséparable des objets qui affectent son corps. Elle est « le résultat d'une lente et profonde imprégnation (...) par laquelle il se fait que le monde extérieur et le monde intérieur sont devenus indistincts»4. De chaque objet nous possédons tous « une idée profonde» formée par la « sédiment~~on incessante)} des « impressions» que nous en avons « re~ues» « d~;¡'-reñra~ La poésie, pnOrPonge, « c'est cela»: « sortir» cette«idée-profO'nde »6. Et ce faisant, le poete exprime a la fois la chose et ce qui de lui­meme s'y trouve impliqué: «on ne peut etre explicatif sans erre m'explicatif, ou s'explicatif OU plutót seifsplicatiF»; il « ne s'agit que s'expliquer authentiquement les choses a soi-meme >/. Cest en se détournant de soi que le sujet se découvre: « Son chant le plus parti­culier, il a des chances de le produire au moment Oll il s'occupe beaucoup moins de lui-meme que d'autre chose, Oll il s'occupe beau­coup plus du monde que de lui-meme.»8 Ponge exprime sa singula­rité a travers les objets les plus communs; il s'agit d'un lyrisme a la « troisieme personne du singulier »9.

1. Le murmure ou la condirion de I'artiste, Métbodes, op. cit., p. 192. 2. La Fabriq'Ie dli pré, Skira, col!. « Les sentiers de la création », 1971, p. 29. 3. L'objet, c'est la poétique, L'Atelier c01ltemporaj1l, op. cit., p. 221. 4. Braque le réconciliareur, L'Ateljer c01ltemporaj1l, op. cit., p. 63.5. [bid. 6. Tenrarive orale, Métbodes, op. cjt., p. 255. 7. A propos de l'art explicarif, Prafiqlies d'écritlire, op. cit., p. 46. 8. Braque le réconciliateur, L'Atelier c01ltemporaj1l, op. cit., p. 62. 9. Tentative oraJe, Métbodes, op. cit., p. 255.

Le slf}ef brique hors de soi

Mais pour dire « le plus particulier» de la chose et du sujet, la langue commune, avec son cortege d'idées zén~es et d'expressions toutes faites, peut paraitre un obstacle, et Ponge a longtemps mani­festé a son égard la plus grande méfiance, et exercé la plus critique vigilance. Le poete doit « parler contre les paroles» parlées, éEurer son langa~.st~...tQ.US..le.s..~typesl.Or cette entreprise passe principale­ment par l'exploration des ressources inscrites dans la matiere meme des mots. Plutót que leurs significations, le plus souvent figées par le code et par l'usage, bien qu'on puisse les réactiver en remontant le cours de leur histoire et de leur étymologie2, Ponge exploite leur sigui­fiance. Dans un de ses premiers textes, il célébrait lyriquement les « caractereS» et les « voyelles colorées», s'attachant a la « substance» des signes linguistiques plutót qu'a leur « signification» ; leur matéria­lité les rapproche des choses, qu'occulte le langage conceptue1, et offre au poete des « réserves immobiles d'élans sentimentaux »3.

Ponge le redira a mainte reprise, « ce qu'on obtient en traitant le moyen d'expression, autrement dit le signifiant, pour ce qu'il est, c'est-a-dire une matiere, matiere asensations », «est en mesure de nous satisfaire supérieurement a ce que 1'0n prétend obtenir» «en partano> « d'un siguifié antérieur»4.

A l'exemple de ses amis peintres, Ponge a accordé dans sa création de plus en plus d'initiative au matériau verbal. Cette émancipation des signifiants vis-a-vis de toute intention de sens préalable, semblerait conduire aun traitement ludique ou purement esthétique du langage :

A partir du moment ou I'on considere les mots (.. .) cornme une matiere, il est tresl agréable de s'en occuper. Tout autant qu'il peut I'etre pour un peintre de s'occu- I per des couleurs et des formes. .._. '

Tres plaisant d'en jouers.

Mais ce jeu possede un enjeu, car « c'est seulement apartir des pro­priétés particulieres a la matiere verbale que peuvent etre exprimées» « les choses»; et « s'agissant de rendre le rapport de I'homme au monde, c'est seulement de cette fa~on qu'on peut réussir a sortir du

1. Des raisons d'écrire, dans Proémes, Tome premier, op. cit., p. 186. 2. Je laisse id de coté cette stratégie, qui recoupe d'aiIleurs souvent la voie de la signifiance, les

étyrnologies de Ponge étanr souvent fantaisistes. Voir ace propos rnon FrfJ1Icis P01lge entre 11Iots et cboses, Champ VaIlon, 1991, p. 1SS et s.

3. La promenade dans nos serres, dans Proémes, Tome p"",itr, op. cit., p. 145. 4. Braque ou un méditatif al'reuvre, L'Ateljer c01ltemporfJi1l, p. 312. S. PrfJfiqlies d'écri/lll~, op. cit., p. 89.

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125 124 Figures du sujet fyrique

manege»l. Le libre jeu des signifiants permet d'écarter les significa­tions établies pour en créer de nouvelles. Il s'agit pour Ponge de rendre cette matiere « expressive »2, de faire des mots ces « objets émouvants », dont les « sons significatifs» « nous servent a la fois a l nommer les objets de la nature et a exprimer nos sentiments »3. L~ notion pongienne d'objet fait du poeme un « objet transitionnel », au sens de Winnicott, qui réalise, grace au jeu de mots, une transaction entre leje du poete et «l'objetde (son) émotion»4.

Cela suppose au moins dans un premier temps l'abandon d'une certaine méfiance que Ponge a longtemps gardée a l'encontre du lan­gage. Le poete, comme le peintre, doit accepter de perdre un moment le controle de son geste et de sa matiere, pour s'ouvrir a ses sugges­tions et ases révélations. Le matériau verbal, pas plus que le matériau pictural, n'est un simple moyen d'expression. Conquérant son autono­mie. il provoque lui-meme des réactions imprévues, éveille chez l'ar­tiste ou le poete « des sentiments inotÜs, des formes suggestives et complexes de sentiments encore inédits », qui lui permettent de « modifie(r), renouvel(er) son monde sensoriel », « lance(r) (son) ima­gination dans des directions nouvelles, inexplorées». C'est en se jetant a corps perdu dans cette matiere-émotion que le sujet met en acte et en ceuvre le jet qui le constitue:

Nous exprimons notre complexe intérieur déja dans la projection, le jet, le lancer'.

C'est en abdiquant toute signification et représentation préalables, en acceptant d'etre hors de soi dans l'abstraction lyrique du geste d'écrire, en se projetant dans la matiere des mots et des choses, que le poete se révele alui-meme et aux autres.

Un tel lyrisme n'est bien entendu la propriété de personne, et surtout pas celui de « ma fausse personne ». On aura noté la présence du nous dans ce texte, comme dans nombreux textes de Ponge. Dans la mesure OU il déborde l'individu, pour prendre appui sur les mots et sur les choses du commun, ce lyrisme a la troisieme personne du singulier peut devenir un lyrisme a la premiere personne du pluriel: « le plus subjectif n'est-il pas» « en quelque fac;on commun »6? La

1. ¡bid. 2. Le condition de l'artiste, Méthodes, op. cit., p. 193. 3. A la reveuse matiére, xtrait NOllveall mllei/, daos Lyres, coll. « Poésie/Gallimard », p. 167. 4. Le so pace e une, Pieces, Gallimard, 1961, p. 156. 5. Pochade en prose, L'Atelier c01ltemporai1l, p. 150. 6. POllr 1111 Malherbe, p. 166.

Le sujet fyrique hors de soi

matiere-émotion est a la disposition de quiconque veut et peut la

travailler : Tout le monde est capable de jeter une poignée de matiére-a-expressions (une poignée de plhre, de cou1eur, d'encre, u~ poignée de sons, de par'~es - que sais-je? _ une poignée de mots) contre le mur (la page) (oo.) Puis d'attendre, de constater ce que <;a fait... Cela fera toujours quelque chose.oo quelque chose de

« bien», d'accrocheur pour la sensibilité et l'imaginationl.

Parce que le sujet s'y place hors de soi, un tellyrisme est transper­sonnel. On peut d'ailleurs se demander si ce qu'il est convenu d'appe­ler « le lyrisme personnel» n'est pas plutot l'exception que la regle, s'il n'est pas meme foncierement antilyrique. Lorsque a la fin du Moyen Age émerge une poésie personnelle, voire autobiographique, c'est le plus souvent au prix de la perte du chant qui accompagnait la lyrique antérieure, transpersonnelle2

• Et il est rare, en tout état de cause, que le sujet chante sa seule personne, en dehors de l'exaltation que lui confcre sa rencontre avec Dieu, avec l'autre, avec le monde ou avec la langue. Il existe, il est vrai, un lyrisme élégiaque ou ironique de l'indi­vidualité souffrante ou rebelle, qui exprime non la rencontre mais la séparation. C'est meme pour Adorno la caractéristique du lyrisme moderne, expression d'une crise ou, face aune société et aun langage réifiés, l'individu affirme douloureusement, agressivement, ou humo­ristiquement, sa différence3. Mais ce faisant, il risque de s'y enfermero Ríen de plus narcissique acertains égards que l'antilyrisme contempo­rain, dont le sujet se complait parfois dans la délectation morose, n'en finit plus de contempler sa propre défection au miroir d'une écriture qui ne cesse de revenir sur elle-meme. J'ai voulu suggérer qu'il existait une autre voie, plus positive et plus transitive, par laquelle, sortant de soi, le sujet moderne peut s'ac,S9~Efu.,.QanLcett~.dép.o.ssession,en s'ouvrant a l'altérité du monde, des mots et des etres.

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1. Pochade en prose, L'Atelier c01ltemporai1l, p. 147. 2. Voir Michel Zink, La sllbjec/Ívité littéraire, PUF, coll. « Écrivains », 1985. 3. Voir notamment Discours sur la poésie Iyrique et la société, Notes s/lr la littératllre, Flamma­

rion, 1984, p. 45-63.

Page 63: Figures Du Sujet Lyrique

MICHEL JARRETY

SUJET ÉTHIQUE, SUJET LYRIQUE

Par le double proces qu'il opere d'un enlevement du sujet, du meme coup dissocié de celui qui écrit, et d'un dépassement de la réa­lité dans le poeme qui s'en fait la célébration, le lyrisme afEronte le péril d'ouvrir a une parole autonome qui, dans l'éloignement du monde, se constitue en univers absttait OU l'énoncé s'arrache a cette présence singuliere qui a marqué son commencement. Ce risque peut alors s'entendre comme le possible échec d'une poésie séparée qui, par exces de l'imagination, invente une fiction dénouée du réel que le lyrisme lui assigne de maintenir; il peut se définir comme le manque­ment du poete al'authenticité de sa propre tache, et, dans le mésusage du langage, comme la dégradation de sa parole en une écriture men­songere; il peut s'envisager enfin comme l'infidélité du Je lyrique a l'expérience fondatrice du poete qui assure sa naissance. La contrainte par laquelle un tel risque doit etre conjuré peut assurément demeurer tacite. Elle peut aussi bien s'affirmer comme partie intégrante d'une poétique, et c'est l'étroitesse de ce lien, mais la rigueur aussi de sa contrainte qui justifieront que l'analyse, dans les pages qui suivent, s'attache aBonnefoy et aChar qui l'un et l'autre, seIon des modalités différentes, surdéterminent ce souci d'authenticité par l'association de la vérité ala poésie.

Si le sujet lyrique se trouve ainsi mis en question, cette question pré­judiciellement se resserre autour d'une origine qu'il doit maintenir comme cette garantie ou il s'assure. Une morale de l'écriture se laisse ainsi percevoir, mais qui ne fait acception d'aucun impératif qui ne soit défini par l'écrivain lui-meme. Parler d'éthique, par conséquent, plutót que d'une morale nécessairement preserite au nom d'une valeur

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129 128 Figures du sJdet Iyrique \ \,':

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transcendante et qui soit partagée, ce sera d'abord me~ire en relief une maniere d'etre au monde - l'éthos, précisément, d'un sujet qui s'im­pose a soi-meme, selon ce qui lui parait préférable o!.j nuisihIe, l'exer­cice de lois singulieres; ce sera souligner du meme coup la préémi­nence, chez Bonnefoy, du fe et, chez René Char, du poete; ce sera marquer, enfin, le refus de toute transcendance séparée et le priviU:ge a l'inverse accordé aux valeurs qui ne se détachent pas de l'expérience existentielle dont le sujet lyrique préserve la trace éthique. Au poete seul revient ainsi la responsabilité de rechercher ce qu'il désigne comme bien et d'en faire sa loi, mais s'il est vrai que la poésie peut a l'inverse ouvrir au mal, a lui seul revient également la responsabilité d'encourir ce péril. De la sans doute la certitude que la poésie n'est pas innocente, qu'elle ne cesse de porter en elle la possibilité de son échec aussi bien que la chance d'en déjouer le risque, et qu'elle ne s'assure que dans l'inconfort: ce que Bonnefoy laisse affleurer comme son inquiétude, ce que René Char éprouve comme safragilité. Qu'il s'agisse alors véritablement d'une responsabilité morale, nous en verrons la preuve dans la conviction partagée par l'un et par l'autre que si la mauvaise poésie peut ne pas nuire a celui qui écrit, le mal qu'elle accompagne se retourne sur autrui - et c'est la sans doute une part, la plus lourde peut-etre, du devoir reconnu a celui qui écrit.

S'il fallait assigner une sollicitation fondatrice a la poésie d'Yves Bonnefoy, ce serait sans doute certaine conscience de l'origine perdue - espace d'unité, lieu partagé d'une humanité maintenant travaillée, et depuis si longtemps, par la fragmentation et par la dispersion. Mais ce serait aussi l'inapaisé de cette pensée, si l'usage apparu de la langue, a ses yeux, a séparé de la nature les etres en désignant plus aisément la généralité abstraite que le rée! sensible, si bien que les mots menacent la poésie dans l'instant meme Oll ils l'appellent. On pourrait etre ainsi tenté d'accorder une mesure historique a un parcours dont le mouve­ment nous conduirait de la communauté originelle a l'actuelle disper­sion, de l'unité premiere a la disruption d'une commune présence. Aucune surprise, par conséquent, si la mission qu'il assigne ala poésie de retrouver la présence de l'etre et l'entiere ouverture a autrui, illui arrive de l'affirmer sur le mode de la réparation - celle d'une faute _, qui n'oublie pas la nostalgie. 11 demeure cependant que c'est l'élan d'abord d'une volonté qui vient la définir, dans l'espoir préservé que ce lieu nous demeure accessible, non pas dérruit mais anos yeux voilé,

Sujet éthique, sujet Iyrique

et qu'il s'agit pour nous de simplement y revenir par la rupture de l'apparence, ou mieux encore, selon un mot qui fait retour dans L'Im­probable, de le rétablir dans ce qui demeure notre droit: « Car s'il est sur qu'ici, dans I'horizon quotidien, le seul bien désirable se dissipe, s'il est donc sur que nous sommes en désordre et divisés d'avec nous, pourquoi ne pas vouloir d'un autre lieu de ce monde qu'il nous réta­blisse dans notre loi ?» (1. 130)1.

L'autre lieu de ce monde appartient ace monde, et dans l'unité juste­ment rétablie de ce qui demeure notre bien, dans ce qu'il nomme si fré­quemment Présence, et qui est notre loi, la poésie de Bonnefoy trouve sbn aimantation - et son Iyrisme ainsi se constitue de la constante célébra­tian de ce qui est, de la constante élévation dufe au-dela de l'étroitesse trop intime de son moi. Nulle transcendance abstraite n'est arechercher dans ce lieu convoité, et la poésie de Bannefoy, lain d'etre a elle-meme la fin qui serait sa satisfaction et par conséquent son repli, se laisse au contraire approcher comme ce moyen - et sans doute le seul - que le sujet peut avoir de sauver sa vie des cette vie meme en l'orientant vers la véritable présence de l'etre. 11 n'est donc pas indifférent que Bonnefoy lieexpÜc1tement p;ésie et salut, mais salut si 1'0n veut immanent, dans la lucide acceptation de la finitude qui fait que le sujet précisément n'échappe pas au monde, mais tout au contraire s'y retrouve pleine­mento Cette ambition n'est pas gagnée, et L'Improbable nous en assure, Oll Bonnefoy souligne que l'on peut douter du salut dans l'instant meme Oll I'on peut eroire. Mais c'est pour ajouter que « nous avons re<;u mal­gré tout le bien d'une certitude, nous savons quelle est l'origine, au-dela d'une révision des fins humaines, qu'il nous restera pour fonder»; et c'est pour affirmer aussi radicalement: \\ Désormais naus avans une rai­son d'etre, qui est cet acte soudain. Et un devoir et une morale, au moins parprovision, qui sera de le retrouver» (l. 125).

Devoir, morale: ces mots, certainement, peuvent surprendre si la poésie n'est pas I'accomplissement, prescrit au nom d'une valeur transcendante, d'un devoir d'exister, mais plutat l'ambition d'un authentique djsjr d'{tre q.u'.un s~let. jus.temeqtcnvisage comme sa raison d'étre. Parler de sujet, c'esi-aJ.ors rappeler d'abord l'engagement que-'--­visiblement sa présence signifie en meme temps qu'il vient la gager, et

1. Je désignerai par leurs initiales les ouvrages cités d'Yves Bonnefoy : L'Arriére·pays, Skira, ¡972, rééd. ¡ 992, Enlrfitiens sur la poésie, Mercure de France, 1990, L'lmprobable el autres essais, Gallimard, « Folio·Essais ",1992, Le Nuage rouge, Mercure de France, 1977, Poémes (préface de Jean Starobinski), « Poésie/Gallimard», 1982.

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131 130 Figures du stdet !Jrique

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le fe est bien seul a pouvoir construire sur sa propre expérience ce qui n'adviendrait pas s'il s'effac;ait: une maniere d'etre gouverne une maniere d'écrire. Cette éthique du sujet dont la réflexion d'Yves Bon­nefoy sur la poésie si souvent vise a cerner la vraie mesure, la légiti­mité qu'il peut y avoir a la nouer ici au lyrisme, il me semble qu'on

/ peut la trouver formulée par lui-meme lorsqu'analysant dans sa Lefon inaugurale au College de France le trouble présent du discours poé­tique, il en venait a se demander sans détours: « Que faire, autrement dit, pour qu'il y ait quelque sens encore a dire fe?» (E. 186) - et il s'agissait la, bien sur, de délier d'abord le dedans de la signification reconnue au poeme, et le dehors du sens attaché a la poésie. Cette interrogation n'est pas seulement la preuve d'une conscience, cons­tante chez Bonnefoy, de l'histoire poétique Oll il vient prendre place, et dont témoigne l'incertitude - l'inquiétude - qu'il y ait quelque sens

rEcore; elle marque aussi la certitude, cette fois, qu'avec le fe, et par lui J seul, quelque chose s'inaugure - ici, maintenant. Le sujet lyrique en 1 question, ce n'est rien d'autre, d'abord, que cette question principielle.

Que Bonnefoy la pose assez tardivement, en 1981, apres déja tant __d'ceuvres écrites, cela ne signifie pas que des réponses, et par ces

ceuvres memes, n'aient pas été d'une certaine maniere apportées - et il faudrait bien sur ici rendre compte patiemment, au cceur de chaque recueil et dans le développement de son architecture, puis dans la suc­cession meme des recueils, du parcours qui, précisément, donne son sens au sujet lyrique1

Or lui donner un sens, c'est d'abord préserver son enracinement. Le sujet n'existerait pas s'il ne prenait appui sur une expérience du réel qu'il est en charge de dépasser, et d'une certaine maniere d'effacer dans son apparence prerniere, quand son devoir pourtant demeure d'y maintenir ancrage. C'est d'ailleurs ce que donne a comprendre Bonnefoy lorsqu'il affirme éprouver le besoin de laisser au poeme d'énigmatiques allusions a des réalités de son existence, comme s'il fallait qué ia marque singu­liere, mais par un vceu qui n'a de sens que pour soi-meme puisque son effet est indéchiffrable au lecteur, vínt contresigner l'authenticité - non l'autorité - d'une parole qui s'interdit de faire du poeme un objet d'écri­ture séparé de sa naissance : « Cela me paraít un acte de vérité. Au moins n'ai-je pas "aboli" le hasard. J'ai reconnu la primauté du fait d'étre sur

1. 11 faut id songet aux tematquables analyses de John E. Jackson dans La Question du moi, un aspeet de la modernité poétique européenne, Neuchatel, La Baconniete, 1978.

Sujet éthique, sujet !Jrique

l'écrit, 'du dehors sur ma langue toujours trop close» (E. 56). Car si la visée du poeme est l'ouverture a une forme de totalité rétablie, on ne peut espérer d'y accéder que par l'élargissem:~~_ªuparticulier, non par l'universel immédiatement donné, "tfW n'esfque l'absence indéfectible­mentattachée a cette généralité qu'il se plaít anommer concept, et n'existe qu'en rupture avec le sujeto Et c'est en quoi la poésie tout entiere d'Yves Bonnefoy me paraít illustrer au plus pres, et comme justifier a bien des égards, la bipartition proposée ~aguere par Kate Hamburger1 entre le lyrisme garanti par un Je-Origine qui'autorise des énoncés de réalité, et la fiction, tout a l'inverse, qui s'en détache - et nous verrons que c'est ici tout le péril de la réverie, ou de la perfection formelle, d'un monde­image précisément dénoué. . , , .. ,t

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Plus étroitement encore que par Bonnefoy, l'éthique est nouée par René Char a une poétique qui théorise un soulevement Oll le lyrique sans doute a part, mais se trouve aussi bien dépassé dans le souci plus large d'une poésie offensante, dans l'exigence plus haute d'un poete sou­verain. Parce que l'ascension du poeme a pour táche d'assurer le pas­sage de la réalité vécue au « Grand Réel» inextinguible, parce que « les présences transcendantes» réunies par le texte en un « point diamanté actuel» (164) permettent a la poésie de manifester l'Étre2 et de décou­vrir en méme temps le réel, ce soulevement prend une mesure que l'on dirait métaphysique s'il ne maintenait en méme temps sa présence au monde. Et puisque pareil soulevement suppose le concomitant dépas­sement du poete, la fonction du sujet en est certainement infléchie: elle ne se laisse pas simplement définir par l'enlevement de l'individu vers le sujet lyrique, mais par le passage", également, d'une expérience singuliere a une présence universelle. Que la seconde se trouve gagée par la premiere, telle est alors la charge éthique d'une épreuve Oll s'as­sure la double authenticité du poeme, mais aussi du poete qui s'y confond a l'instant de la création.

L'identification fameuse de la Poésie a la Vérité (159) exhausse alors sans doute la táche de celui qui s'y livre, mais elle met en ques­tion du meme coup l'aptitude de l'ceuvre a rencontrer ce que son écri­

1. Kate Hamburget, Logique des genres littéraires, trad. fran~. P. Cadiot, ptéface de G. Genette, Patis, Seuil, 1986.

2. Cest l'idée que développe Jean Roudaut dans son introduction, Les Territoires de René Char, aux (Euvres completes de la Bibl. de la Pléiade, Patis, Gallimatd, 1983 : c'est 11 cette édition que tenvoient les téfétences.

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133 132 Figures du sujet !Jrique

ture s'efforce d'atteinclre (la Poésie n'étant pas le poeme), et affirme l'écart qui ne peut manquer d'exister entre une parole vraie et la réalité du texte, donc la possibilité de son imposture qui peut naitre, selon un protocole voisin de celui que développe Bonnefoy, du poete ou de son langage, mais aussi bien de tout ce qui - une imagination trompeuse, par exemple - sépare la poésie de la réalité et ouvre a un poeme qui, inventant, devient fiction, et non pas a celui qui, découvrant, se fait juste­ment vérité. Ambition qui suppose l'éloignement - explicite, impli­cite - de ceux qui viennent a y manquer ou simplement la contrefont, et laisse ouverte, comme une part d'échec ou de supercherie, l'écriture contraire du mensonge. C'est donc a plus d'un titre que René Char, donnant a la littérature sa pleine yaleur existentielle, engage l'individu dans la poésie meme en écartant d'un geste altier toute socialité légere des belles-lettres, des lors qu' « avec Rimbaud la poésie a cessé d'etre un genre littéraire» (731).

Si une part de transcendance s'impose a l'écriture, c'est d'abord par la souveraineté du suje't qui fait souvent retour dans les poemes de Charo Elle semble s'opposer a l'appartenance du POete au monde, mais elle seule lui permet pourtant de le dépasser - elle seule en réalité

f/"Yéquilibre surtout de maniere précieuse et fragile, comme s'il était pré­sent a la réalité dans cet instant meme OU il s'en libere pour en dire a

, la fois l'etre-la et l'au-dela: c'est le poignet saisi de l'équinoxe dont t parle « Calendrier» dans Seuls demeurent (133). La vérité maintient alors \ la part de l'impersonnel souverain dans la subjectivité meme de celui

qui écrit, et le risque toujours couru est celui d'une domination de l'un par l'autre, plutót que d'une exacte coi:ncidence, le péril d'une dic­tée qui traverserait celui qui écrit, ou a l'inverse celui d'une écriture qui ne se déferait pas suffisamment de son individualité passagere: car « la vérité, il ne faut pas craindre de se répéter, est personnelle, stupé­fiante et personnelle» (662). Sa découverte alors - ou son atteinte qui précisément stupéfie, donc immobilise et interdit toute continuation _ si elle revet ainsi une mesure singuliere, c'est bien de figurer d'une certaine maniere l'enjeu d'une vie, qui justifia le ~é rapidement donné a l'expérience collective du surréalisme. Mais cette singularité

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n'est qu'un premier moment qui vaut également chmme principe, et elle doit etre dépassée dans la mesure OU seul un au-dela peut s'ouvrir a l'accueil de la vérité, dans un mouvement qui rev-iendra ensuite au poétique, car c'est le passage de la Poésie al'accomplissement du poeme qui constitue l'unique espace OU cet accueil, par l'écriture, autorise

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Sujet éthique, sujet !Jrique

plus tard la rencontre avec un lecteur. L'approche de vérité se joue par conséquent dans la concomitante affirmation du caractere personnel - par quoi la poésie reste toujours la relation individuelle entretenue avec le monde, une maniere d'interdire la distance comme le jeu séparé des mots - et impersonnel de toute parole poétique, la OU pré­cisément l'impersonnalité rencontre et définit la souveraineté.

Deux formules doivent alors etre mises en regard: d'une part, « le dessein de la poésie [est] de nous rendre souverain en nous imperson­nalisant» (359) - OU le singulier de l'adjectif confirme la valeur tout individuelle du nous qui signifie l'union passagere du poeme et de celui qui y travaille; mais d'autre part, « la souveraineté obtenue par l'ab­sence dans chacun de nous d'un drame personnel, voila le leurre» (752). On con<;oit aussitót que la contradiction qu'un regard .h!t:i! maintiendrait entre les deux phrases se trouve levée sitót qu'on y déchiffre l'aJlrontement consubstantiel a la naissance meme du poeme (nous le retrouverons tout a l'heure), qui autorise la souveraineté authentique. La parole ne devient impersonnelle qu'au moment OU la poésie se fait vérité, dans le dépassement du sujet qui l'exprime. Mais pour que celui-ci l'énonce et qu'elle devienne poeme, pour que l'expé­rience intérieure puisse trouver son accomplissement extérieur, le poete doit précairement s'installer a sa propre limite dans le difficile maintien du dedans, tout ensemble, et d'un dehors possible: « 11 faut s'établir a l'extérieur de soi, au bord des larmes et dans l'orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se pro­duise, qui n'était que pour nous» (409). La finitude du poeme que sa nature renvoie au monde est qu'il échappe a cette poésie qu'il s'attache cependant a maintenir - etJ.;.. poe~e.!_9:I,Lm~f!l~~,~.Qll.P1..g.~-P.s;lU:.s:_xi~ter que dans l'entrouvert, entre une plénitude intime qui, parce qu'illa tai­ráit, serait uneaDsence d'ceuvre, et a l'inverse une ceuvre qui, n'ayant pas trouvé sa source hors du commun, serait une autre forme de silence: l'imposture d'une parole usurpée1

Ce qu'affirme ainsi René Char, c'est la jonction de la subjectivité et de l'absolu - OU le lyrique maintient l'éthique -, et plus exactement la présence de l'absolu dans le subjectif qui est une satisfaisante défini­tion d'une rencontre mystique OU Vérité, Beauté viennent tenir lieu

1. Et ron comprend ainsi cette « affection cansanguine)} que Char déclarait éprouver pour ceux qui « ont payé)} : Vigny, Baudelaire, Nerval, Nietzsche, Rimbaud, Van Gogh, Rilke, Artaud, Crevel, etc. (cité par Jean Pénard, Rencontres avec René Char, Paris, Corti, 1991, p. 250).

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134 Figures du sujet !Jrique

d'une présence divine; et 1'on comprend qu'il ait pu accorder une puissance emblématique aux ceuvres de La Tour, et surtout qu'il ait inversé l'interprétation re<.;ue de ce peintre d'obscurité, pour privilé­gier une lumiere qui a ses yeux troue les ténebres. Il n'est donc pas indifférent que la perspicacité de Paul Veyne ait rencontré l'acquiesce­ment - heureux, dit-il - de René Char lorsqu'il formula 1'hypothese, chez cet athée farouche, d'une expérience de l'extase qui certes demeu­rait extérieure au travail de l'ceuvre, mais vient édairer plus directe­ment maintes affirmations du poete, et cette part de spiritualité qu'elle ne cesse de préserver comme sa propre lumiere, mais en meme temps comme sa souffrance de voir toutes choses réelles y échapper cepen­dant ici-bast. Et sans doute est-ce cette affirmation simultanée du sub­jectif et de l'absolu qui, pour une large part, a permis a Maurice Blan­

. chot d'affirmer, par une analyse désormais dassique, que « l'une des grandeurs de René Char, ce11e par laque11e il n'a pas d'égal en ce temps, c'est que sa poésie est révélation de la poésie et, comme le dit a peu pres Heidegger de Hólderlin, poeme de l'essence du pOeme»2. Que sa poésie, si l'on fait jouer les synonymes, est révélation de la vérité re<.;ue comme Poésie.

Char, ainsi, n'intitule pas sans raison «J'habite une douleuo> un des plus beaux poemes de Fureur et mystere; il ne le dót pas sans rai­son, non plus, sur l'assurance d'une limite: « 11 n'y a pas de siege pur» (254). S'il arrive ainsi que le drame personnel dont il parle - et dont la conséquence éthique éloigne toute facilité pathétique - se laisse déchiffrer dans l'écriture meme du poeme, c'est que le proces de son accomplissement ne cesse de maintenir en effet comme drame la fata­lité de l'écart, constamment ressenti jusqu'au possible échec de l'ceuvre qui s'annonce, de la Beauté a la réalité du monde, de la fini­tude du poeme qui ressortit au subjectif a la souveraineté de la Poésie qui releve de l'absolu, de la vérité au langage dont la tache est de l'ex­primer. Extérieurement, cet écart est alors comparable, ou si l'on veut homothétique, a celui dont, intérieurement, celui qui s'attache a écrire éprouve douloureusement la déchirure qu'évoque le début de Partage formel et qui définit - c'est encore une limite - la finitude du poete: « Ce dont le poete souffre le plus dans ses rapports avec le monde, c'est du manque de justice interne. La vitre-doaque de Caliban derriere

1. Paul Veyne, Rene Char en feS poemes, Patis, GaIlimard, 1990, chap. IX. 2. La Part du ¡eu, Paris, Gallimard, 1972, p. 105.

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a~ I~ laque11e les yeux tout-puissants et sensibles d'Ariel s'irritent» (155). Et c'est la meme dualité qui fait aussi de l'écriture un drame, en meme temps qu'e11e préserve l'auteur d'un constant privilege qui l'installerait dans la confortable sécurité d'une trop durable demeure.

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Si au-dedans aussi certaine confrontation dédouble le poete, c'est d'abord par mesure d'authenticité : « Au centre de la poésie, un contra­dicteur t'attend. C'est ton souverain. Lutte loyalement contre lui» (754). Cette loyauté du combat OU l'on affronte plus fort que soi, c'est par elle qu'on évite le leurre d'une souveraineté usurpée qu'aucun drame ne garantirait - et l'on comprend qu'ainsi se définit, tacite, la possibilité d'une maniere d'imposture poétique, inévitable a défaut d'une certaine pureté. C'est pourquoi, s'il y a sans doute, dans la traversée poétique, 1'affirmation d'une souveraineté hauturiere - pour reprendre a Char une belle épithete -, pareille souveraineté, que contresigne la solitude, n'est que l'autre nom d'une fragilité, celle de la cendre, inséparable, comme fureur et mystere, de la violence dont témoigne nécessairement 1'écri­ture: « ~~!Si~p. dc:..l~!~s~S1!.rité, le poete n'a que des satisfactions adop­tives. ~~nclr<;: toujoursjnacllevée» (156). Parce que le poete n'ajoute pas au monde une ceuvre qui, toutes réserves faites sur sa qualité, s'accorde­

l ,. rait une forme de certitude, mais affirme avec la réalité une conjonction

éphémere - elle-meme inachevée dans l'achevement du poeme. Ainsi, tout se passe souvent, a lire Char, comme si l'acces a la

vérité - mais aussi a ces autres modalités de la transcendance qui se nomment Souveraineté ou Beauté, et qu'accompagne la lumiere ­était alors moins lié a la qualité de 1'écriture qu'a la loyauté de celui qui s'y livre au moment méme OU il s'y livre, ou plutót comme si cette loyauté était condition de la qualité, insuffisante, assurément, mais nécessaire, et que l'accueil de toute transcendance ne fUt possible que par la rigueur maintenue de l'authenticité envers soi-méme, celle qui réta­blit momentanément la justice interne, 1'accord un moment retrouvé

. entre Caliban et Ariel : exigence qui fonde pour une part la qualité de l'ceuvre qui ne fait jamais acception d'une facilité qui érigerait, et moins encore dicterait ses principes, mais postule, pour celui qui écrit, la pureté et la hauteur inséparables, non seulement de sa condition pas­sagere (car elles ressortissent a un privilege relevé, justement, d'une éthique), mais de l'ambition qu'il s'assigne et qui s.!!1~~~t"t.9ute approche ludique du langage. L'épreuve duarame-personnel vient d'une 'certatilé"mametoe gager la loyauté commune a celui qui écrit et a

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-,136 Figures du sujet !Jrique '\'

l'écriture, authentique, qui la traduira - et c'est naturellement ce qui assure, dans l'ceuvre, une place centrale a Feuillets d'J-rypnos, écrit pen­dant les combats de la Résistance, gagé sur cet engagement meme, mais publié seulement apres qu'ils eurent pris fin. Aussi la présence d'un J e, explicite, ifnplicite, marque-t-elle la superposition d'un Sujet lyrique qui ne renvoie pas a la personne ordinaire de l'auteur, et d'un Sujet éthique qui, lui aussi, s'exhausse au-dela de l'individuelle fai­blesse. Cette présence, du meme coup, détermine une position: la double affirmation d'un engagement de soi et d'une posture, d'une

. présence qui garantit et d'une puissance qui souleve et commence. Et tout se passe comme si le drame fondateur de toute authenticité poé­ I tique était le c;Ollt qui seul ramene a la vraie vie en dépouillant de tous miasmes passés. A l'instant du poeme, celui qui l'écrit devient pur, et i

. recommence a neuf par le congé donné aux errements du passé: «J e parle, homme sans faute originelle sur une terre présente» (743).

Ce qui fonde ainsi l'ceuvre de René Char, c'est le rapport de plus I grande justesse, tout ensemble, et justice, maintenu au-dedans de soi­meme comme avec le dehors des choses. Si le pouvoir de vérité que la poésie parvient a détenir est étroitement lié a l'autorité de celui qui, pour y accéder, travaille a dépouiller toute supercherie, c'est que l'obscurité de ses poemes prend a rebours toute dissimulation. C'est i

un autre affrontement. Qu'il releve de l'éthique n'est certes pas dou­teux, car ainsi s'écarte d'abord la facilité d'une parole qui surviendrait dans l'abandon d'une passivité premiere OU l'absence d'énergie semble ¡induire, fatalement, une impossible vérité: «6 mots trop apathiques, ou si lachement liés! Osselets qui accourez dans la main du tricheur bienséant, je vous dénonce» (766). Láchement ne superpose pas ici sans raison l'absence de tension, tout ensemble, et de courage OU se dénonce la tricherie. Car cette ceuvre se trouve parcourue, et parfois jusqu'a l'invective, d'une constante dénonciation des impostures, non de la Poésie - qui au contraire se fait alors plus rare! -, mais de tels poemes liés a l'emploi frauduleux du langage ou a un rapport de trom­peuse inadéquation avec un monde dont ils disqualifient l'approche. Les mots peuvent ainsi mentir, c'est-a-dire faire croire a une réalité ,:qu'ils ne produisent que comme une apparence et qui n'entame rien,

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1. Cese l'épigraphe de Moulin premier, dirigée contre les surréalistes, et que Char emprunte il D'Alembert: « Jamais la poésie n'a éeé si rare il force d'étre si commune, il prendre ce dernier Imot dans eous les sens qu'il peut avoir. » La formule est citée par Jean-Claude Mathieu, La Poésie de René Char, Paris, Corti, 1984, t. 1, p. 286.

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51ljet éthique, sujet !Jrique

renon<;ant a vouloir le poeme «offensant» dans le double refus, a nou­veau, de la /ácheté et du re/áchement. Songeons au reve surréaliste et a l'excessif souci de merveilleux dénoncés dans Partage forme! par la vigueur de l'injonction lancée a ces «hommes bien doués mais incapa­bIes de toiser l'universalité du drame» : «Compagnons pathétiques qui murmurez a peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux» (160).

Si la poésie touche ainsi a la vérité, c'est d'abord qu'a la différence du langage ordinaire, ce qu'elle affirme ne peut ni s'exprimer par d'au­tres mots, ni etre contredit, mais seulement complété, c'est-a-dire conforté dans la reprise d'un autre texte. De meme que Mou/in premier voyait déja dans l'indicib/e réalité du poeme l'ultérieure possibilité qu'il gardait de se confirmer, et done de maintenir a l'identique l'authenticité de sa présence, un court fragment d'A une sérénité crispée semble définir assez bien cette distance entre le discours qui peut aisément infinner ce que l'autre affirme, et celui de la poésie qui, parce qu'il ne doit pas mentir, ne peut se démentir: «Toute association de mots encourage son démenti, court le soup<;on d'imposture. La tache de la poésie, a travers son ceil et sur la langue de son palais, est de faire disparaitre cette aliénation en la prouvant dérisoire» (753). L'éthique du poeme, qui assure l'exception de sa parole par la présence en elle de la Poésie qui l'éclaire, est ainsi seule a fonder ce pouvoir de dénoncer partout ailleurs l'usurpateur - et les interdits que Partage forme/ multiplie sont a cet égard éloquents. Que dans Feuillets d'J-rypnos s'inscrive alors le refus charien du «poeme d'acquiescement », cela excede les circons­tances historiques du recueil, et rappelle plus largement que la charge révolutionnaire de l'ceuvre est avant tout dans la dénonciation, que seul permet son sou/cvemen!, de toutes les impostures.

Le mensonge du poeme, aussi bien ici que chez Bonnefoy, se res­serre alors tout entier dans le péril d'un texte séparé dont l'imagina­tion ferait sa pure propriété, sans que le réelle garantisse. En récusant l'imagination «toute ronde », Char nous donne a comprendre que sa fonction n'est pas d'inventer ce qui se jouerait par l'agencement léger des mots coupés du monde, qu'elle n'est pas d'ajouter a une création premiere sa seconde création. Mais paree que la mission de l'ceuvre est" de découvrir et toucher a la vérité dans le mouvement d'un dévoile­ment, ou d'une révélation, c'est justement la tache de l'imagination que de faire accéder le réel a pareilleplénitude de l'Etre. L'ouverture de Partage forme! affinne cette fécondé vóforiie-<fexputsion de «plu-

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138 Figures du sujet (yrique

sieurs personnes incompletes» qui assure «leur retour sous la forme d'une présence entierement satisfaisante. Cest alors l'inextinguible réelincréé» (155). Dans cette différence ontologique, c'est toujours le réel qui assure la continuité du passage, reste le meme et cependant fait accéder la création a l'incréé: ce que le monde éteint, il le méta­morphose en une lumiere inextinguible. L'imagination préserve ce qu'elle supprime, et qui fera retour dans son accession a l'au-dela, mais le préserve sur un autre mode, qui maintient l'émotion sensible.

Sans doute est-ce la ce qui permet que l'ceuvre dure, dans l'apparente contradiction de l'inextinguible et de 1'incréé, sans se maintenir au titre d'un témoignage qui la renverrait au passé du sujet lyrique, ni au béné­fice d'une vérité générale qui pourrait aussi bien congédier la forme du texte. Le poeme, du meme coup, n'est pas l'image du monde, son eidólon ni son double, mais il en est la plus pure part manifestée dans l'instant du fragmento Or cette brisure releve chez René Char de la nécessité meme du mouvement - et 1'exigence d'un ressourcement dans la sensation et l'épreuve qu'affirmeFeuillets d'I-fypnosdénoue sans doute son écriture de l'expérience propre a la guerre: «Le poete ne peut pas demeurer long­temps dans la stratosphere du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre» (180). La part de transcen­dance dévoilée, pour celui qui écrit, est un appel a un ultérieur dépasse­ment de soi-meme qui ne peut s'accomplir que dans l'interruption, parce que la fragilité du poeme, destitué de toute durée par son accom­plissement, procede aussi de la proximité périlleuse de sa propre fin, comme elle était issue de ce drame personnel qu'ici les larmes nous rappel­lento Cest pourquoi le lien a la mort non seulement affirme, rn,aisJoode essentiellement la discontinuité de l'expérience poétique marquée par la rupture et travaillée par la fragilité - el: de la vérité que rien ne saurait prolonger au-dela de ce qu'en accorde l'écriture. Né d'un conflit qui renvoie le poete a lui-meme, l'installe délibérément hors de soi quoique en soi, a l'écart de toute demeure constante, «l'au-dela nuptial» qu'a su atteindre le poeme réalisé est tout ensemble dedans et dehors, vie et mort soudainement rapprochées dans la fulgurance de leurs limites: « Dans cette vie, tres rattaché a elle, et cependant a proximité des urnes de la mort» (409). Parce que l'au-dela de l'Etre est le voisinage de la mort, l'écriture est proche d'une disparition qui affirme sa précarité en meme temps qu'elle assure sa hauteur. Et la commune disparition du

Sujet éthique, sujet (yrique 139

Dans son privilege simultané, cette union convoitée, mais fugiti­i vement obtenue, de l'auteur et de l'ceuvre contresigne la loyauté du

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texte. Ce dont nous assure la formule fameuse de Moulin premier: « Audace d'etre un instant soi-meme la forme accomplie du poeme. Bien-etre d'avoir entrevu scintiller la matiere-émotion instantanément

I reine» (62) - ce n'est pas simplement la hauteur de cette ambition ni la précarité de ce qui ne saura etre jamais qu'entrevu et vers quoi il fau­dra faire retour pour le voir a nouveau; c'est aussi le refus d'une parole poétique qui, dans l'instant éprouvé de 1'émotion, n'appartien­drait pas a celui qui l'écrit. L'approche de Char discrédite ainsi toute analyse qui ferait du poete le médium simplement parcouru des mots dont il se trouverait possédé - dans cet état d'aliénation dont il faisait tout a l'heure reproche a certain usage du langage - plutót qu'il ne les posséderait; elle discrédite aussi toute tentation de prophétie, et s'il est arrivé que la forme volontiers aphoristique de son ceuvre incite au commentaire d'une parole oraculaire (et 1'on sait ce que doit a pareille interprétation le rapprochement convenu avec Héraclite), ce ne put etre que par malentendu. Il n'est donc pas indifférent qu'au terme d'aphorisme, Char ait préféré celui deJ!!'?l~qui maintient l'enga~ gement de celui qui écrit, et mieux encore une responsabilité a l'égard de celui qui lit. Sa loyauté est aussi celle-la: «Je n'ai jamais rien pro­posé qui, une fois l'euphorie passée, risquat de faire tomber de hauo> (744). Cest d'avoir été éprouvée que toute parole vraie éloigne la tenta­tion d'un leurre ­ celui d'une parole vaine dont l'efficacité sur le lec­teur aurait a se payer bientót de la désillusion du démenti.

Parce que la vérité, ainsi, ne constitue pas ce que le poeme vou­drait dire, mais ce qu'il entend etre, le poete devient celui que, tout a la fois, il n'est pas encore, et aussitót apres ne sera plus; c'est l'exigence de l'ceuvre qui le réconcilie au vrai (et le préfixe surtout importe) dans 1'instant meme ou, pour le préserver, il est voué a s'en détacher. Car 1

ce retour porte en lui la séparation: «En poésie, devenir, c'est récon­cilier. L,E_2~e~t~_Qt::_ .dit Pfl~ la. vérité, il la vit; et la vivant, il devient mensonger. Paradoxe des Muses: )ustesse du poeme» (760). Et le poeme n'atteint a la justesse qu'en cet instant ou, confondu a lui, le poete accede a la justice interne dont nous évoquions tout a l'heure la

,lo!',1, fragilité. Ariel n'éloigne pas plus longtemps Caliban. Installer la durée

dans l'éclair, c'est encore nouer la finitude présente a un éclat qui l'ou­poete et de son poeme apres l'accomplissement est une maniere encore d'éprouver le pouvoir de leur éphémere conjonction. ~ 1. ]ean-Claude Ma~hieu, La poésie de René Char, Paris, Coro, 1984-1985, t. 2, p. 175 sq.

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140 141

~

Figures du sujet !Jrique

trepasse mais la maintient comme son origine; et si, selon la péné­trante remarque de Georges Blin, la temporalité charienne congédie un Chronos qui reproduit a l'infini sa scansion réguliere au profit d'un Aion qui accroit - mais dans un mouvement d'ascension qui fait durer l'instant fragile -, elle renvoie aussi bien a une conception de la beauté partielle comme de l'ceuvre breve qui dans l'instant contient la révéla­tion tout ensemble comblée et fugitive des choses, et n'est sans doute pas étrangere a l'expansion qu'entraine l'expérience de l'extase1

• C'est le meme mouvement qui porte l'éclair a concentrer l'éternité et le fragment a exprimer un instant le tout, - mais un tout dont les bords marquent la déchirure de l'arrachement, la discontinuité de la rupture qui est l'énergie contenue du poeme, et la justification de sa fin.

D'une maniere voisine, la fiction chez Bonnefoy, ce qui échappe a l'étre, ressortit a un mésusage du langage - mais plus explicitement théorisé qu'il ne l'était chez René Char - et s'identifie au défaut de la langue qui, a ses yeux, releve du général, quand la parole, liée au fe, dit l'expérience; la langue est ainsi dispersion, et la parole a11ocution. Depuis L'Improbable, en effet, si Bonnefoy ne cesse de reprendre - quitte a l'infléchir - l'opposition saussurienne entre langue et parole, c'est pour affirmer un écart essentiel: du coté de la langue, l'absence et ce qu'il nomme l'excarnation, la présence au contraire du coté de la parole, et l'incarnation (N.R. 344). Mais c'est aussi pour assigner a la poésie un pouvoir rédempteur, car cette virtualité de l'ab­sence qui menace toujours, il n'est certainement pas indifférent qu'elle ne cesse d'etre pour Bonnefoy, de la langue, la « faute native» (ibid.). Tout se passe des lors comme si la poésie n'avait pas seulement pour tache un bon usage de la parole, mais par lui le rachat de cette faute, et qu'elle seule permet - et qui serait, si l'on veut, l'autre nom du salut en meme temps que l'annonce de ce monde rédimé que la phrase de Sha­kespeare, exergue a Dans le leurre du seu¡l, oppose a un monde mor!. Ainsi, c'est la négativité de la langue qu'il s'agit de combattre, cette dispersion des mots qui dit l'éloignement des choses, et leur interdit toute emprise sur le réel meme que la poésie a pour charge de réuni­fier - et c'est la fonction du sujet: « Quelles que soient les dérives du signe, les évidences du rien, dire fe demeure pour eux ~es poetes] la réalité comme telle et une tache précise, celle qui recentre les mots,

1. Georges Blin, L'Instant multiple, in VAre, nO 22, R."é Cbar, été 1963, p. 16.

Srget éthique, sujet !Jrique

franchies les bornes du reve, sur la relation a autrui, qui est l'origine de l'etre» (E. 198).

Que cette approche critique de la langue ici importe au premier chef, nous le voyons d'abord en ce que Bonnefoy rabat son insuffi­sance du coté du langage ordinaire - faisant de la parole la différence du poétique; mais c'est aussi bien qu'il en fait, au sein de la poésie meme, la différence du bien au mal: la langue menace, dans la parole. Non qu'il s'agisse seulement d'un mauvais instrument, car la poésie a la charge d'en redresser le défaut et d'en combler le manque, mais parce que c'est encore au fe qu'il revient de fonder sur son propre engagement la possibilité d'inverser en présence l'absence qu'ordinai­rement notre langue manifeste. Le risque éthique de ce sujet lyrique est alors double: s'établir dans l'illusion que le Moi de l'auteur puisse etre l'origine des mots qui du coup se referment sur lui comme une maniere d'idiolecte qui ne dira jamais a autrui que l'exil du Moi; continuer d'autre part de parler dans la dispersion, celle des mots, sim­ples signes de fragmentation. Et ce sont deux modalités de la sépara­tion, deux entraves au rassemblement que la poésie doit rétablir.

Si donc la fonction du sujet est de se faire non pas le créateur des mots, mais bien plutót leur point central d'aimantation - cela ne sau­rait s'accomplir sans que s'exerce certaine tension. Il y va d'un effort sur soi-meme dont il m'importe de souligner qu'il s'identifie pour Bonnefoy a la contrainte meme exercée sur la langue pour qu'elle devienne parole: « 11 s'ensuit que lutter contre les leurres en nous de l'universelle écriture, les critiquer, les dénouer un a un, refuser en somme de dire "Moi" au moment meme 011 le "Je" s'affirme, c'est, tout négatif que cela paraisse, aller déja vers le lieu commun» (E. 198 sq.). S'il faut ainsi qu'un premier Moi tout empirique ait existé pour qu'advienne l'authentique sujet lyrique, il faut aussi bien qu'il s'efface comme tel pour qu'un autre lieu puisse s'ouvrir, et la respon­sabilité meme du poete nait précisément d'affronter ce qu'il sait etre son échec possible, sa faute et, dit Bonnefoy, son mensonge. Ce que ce dernier terme emporte donc avec lui, c'est l'évidence'd'une double charge éthique: en premier lieu, parce qu'une tromperie tout naturel­lement s'y fait jour en direction d'autrui, mais également parce qu'une faiblesse existentielle s'y découvre du coté de l'auteur, car « le men­songe [...] repose sur un besoin, aussi profond que le désir d'étre, qui est celui d'échapper a la peur de l'etre» (E. 270). Or si la vérité de la poésie n'est pas de faire alliance avec la mort, elle est de l'accueillir

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pourtant comme une part réelle de cette unité qu'elle convoite - et part mortelle que précisément congédient les mots trop distincts de la langue, en rabattant les choses sur l'immortelle essence.

Ainsi le lyrisme d'Yves Bonnefoy vient-il se constituer sur la volonté maintenue d'outrepasser les bornes du Moi privé tout en s'ap­puyant sur son expérience singuliere, de le relever, si l'on veut, de maniere hégélienne, de s'interdire toute forme de repli, et d'assurer ainsi la vérité du texte poétique, non certes sur la nalve conformité mimétique du poeme au monde puisque le réel convoité par l'un est toujours en exeeS sur l'apparence de l'autre; non certes, tout a l'inverse, sur on ne sait quelle idéalisation du monde qui le situerait hors du pré­sent vécu, de la finitude et de la mort menac;ante, mais sur le désir au contraire d'une réalité mortelle, et sur la possibilité dé son paitage. Ce que permetainsíledépa:ssetrrenn:lú Moi, c'est la volonté, pour le Je lyrique, d'ouvrir a une maniere d'etre - si l'on veut une éthique seconde - a l¡¡-[oís plus haute et plus proche de l'etre, et cette exigence du dépassement nous importe ici d'autant plus que la définition de la poésie comme moyen de salut pourrait renvoyer aisément le sujet a lui-meme, au seul souci de soi et de sa plus secrete intériorité. Or c'est l'inverse qui advient ici, et la volonté de donner un sens a la poésie revient bien a se délivrer de l'exigutté de la personne, et de ce que Bonnefoy, si fréquemment, désigne comme son « empiegement ».

Il n'est donc pas indifférent que le risque encouru du mensonge soit explicitement lié a une substitution, tout ensemble, et un refermement sur soi: « Ce mensonge, c'est l'acte par lequel, dans un poeme, l'auteur va donner pour une expérience de la présence, aux virtualités partagea­bIes, ce qui n'est en fait qu'un univers personnel, bati a son ~(;ulusage par un désir plus étroit, et court, que le siJ;nple et lUliyerse1 désir d'etre >,?-,

(E. 268). L'imposture n'est alors rien d'autre que l'identité mainténu.e entre Moi etJe, et ce qui se trouve ainsi en jeu, c'est le refus par consé­quent d'une poésie sui référentielle autant que d'une poésie référentielle. Par cette tension, Bonnefoy échappe a la tyrannie de la représentation : ce n'est ni lui-meme ni le monde que peut a ses yeux viser le poeme, mais leur au-dela commun, ancré dans une naissance commune et qui ne s'ou­blie paso La poésie reste bien l'expérience du dehors, et cette ouverture que seule la parole permet est alors d'évidence une libération, « car autant la langue est la faute, autant la parole est la délivrance» (N.R. 251): congé donné a la facilité de l'apparence et du moi - et le lyrisme n'est rien d'autre que cette commune élévation.

Sujet éthique, slfiet !Jrique

Ce mensonge est celui du repli. Un autre vient lui correspondre, symétrique si l'on veut, et tout entier contenu dans la menace d'un poeme a son tour séparé par l'exces meme de son autonomie - et c'est le regne de la reverie libérée du sujet, l'une des raisons, nous le savons, pour lesquelles Yves Bonnefoy, sans fracas, prit congé du surréalisme. Or si se maintient ici la tension de l'éthique au lyrique que déja j'évo­quais tout a l'heure, c'est que l'évitement d'une pareille reverie suppose, chez celui qui écrit, un interdit secretement gagné sur soi-meme parce que la retombée qui s'ensuivra, il en mesure le cout: « Il y a en nous [...] quelqu'un qui refuse ces reveries, comprenant qu'on en paie trop cher l'illusion plus ou moins durable» (E. 92). C'est que l'image, devenue a elle-meme sa propre fin, court le risque de se lover sur soi, dans la courbe repliée d'un monde dont le mal est précisément de constituer une totalité séparée, et dont la faute est d'etre tellement irréelle au moment ou elle semble le plus réelle. Il en va ainsi de l'image comme du mot, dans l'alternative d'un double possible: vecteur de vérité ou instrument de mensonge - et si un bien peut malgré tout en naitre, c'est par ce que peut-etre il convient de nommer - au plus pres de son sens -leur asslfiet­tissement a l'etre. Yves Bonnefoy l'assure sans détours: « La poésie, quand elle est, a vaincu l'image» (E. 107).

Il convient donc d'aller au-dela, et d'ouvrir l'analyse au plus large affrontement de l'ambition esthétique du poete et de la contrainte éthique du salut que la poésie peut lui gagner - conflit qui se laisse définir, justement, par les exigences du vrai et du beau. Bien que née d'abord d'un élan fécond, c'est dans la Beauté en effet qu'Yves Bon­nefoy en est venu a reconnaitre le danger de séparation absolue que nous donne a comprendre la peifeetion meme du poeme. Une page essentielle de L'Arriere-pays garde trace de cette inquiétude éprouvée, apres Douve, de voir l'accomplissement du texte échapper a cette fin dont il est le moyen: « En fait ce que j'accusais en moi, ce que je croyais pouvoir y reconnaitre, et juger, c'était le plaisir de créer artis­tiquement, la préférence accordée sur l'expérience vécue a la beauté propre d'une a:uvre» (A.P. 120). La tentation sans doute est grande d'opposer ce plaisir, visiblement coupable, au devoir au contraire qu'évoquait L'Improbable, et a la raison d'etre du poete: refonder l'etre sur la parole. Mais l'essentiel, sans doute, est de mettre ces lignes en regard d'une formule qui lui est presque exactement contempo­raine ou, dans un texte consacré a Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy

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remarque: «La part esthétique, dans le poeme, c'est l'occasion qUl deviendrait la faute si on lui sacrifiait la vérité. »1

La possibilité de la vérité se trouve ainsi clairement nouée au maintien de l'expérience vécue, comme a l'enracinement premier qui lui seu! garantit l'authentique tension vers une fin: un parcours éthique, si l'on veut, assuré par le fe lyrique. Il ne faut pas mésestimer, sans doute, cette distinction du vrai au beau qui parait réécrire une sorte d'Anti-Platon. Il ne faut pas cependant l'identifier aune rupture, car la différence dit une préséance: ils ne sont pas inconciliables, mais l'un doit conserver le pas sur l'autre, et se maintenir dans sa dépen­dance féconde. C'est que la complaisance au Beau, son risque est de permettre que la structure l'emporte sur l'élan, la fermeture sur l'en­avant, que la beauté soit le travestissement de l'origine, tout ensemble, et du sens, c'est-a-dire, pour une part, ce qui viendra apres le texte et ne cesse pas avec lui. Et c'est encore pourquoi, de ce commencement a cette fin, les images doivent rester l'indispensable médiation: «La poésie doit bien réussir a comprendre que ces images qui, absolutisées, auraient été son mensonge, ne sont plus, des qu'on les traverse, que les formes tout simplement naturelles de ce désir si originel, si insa­tiable qu'il est en nous l'humanité, comme telle» (E. 201).

Si l'autonomie de la forme vient rendre ainsi possible l'indépen­dance de l'énoncé, si d'autre part le repli du poeme sur le Moi nait d'une langue docilement recourbée sur elle-meme, on comprend que cette double cloture, et ce double mensonge, s'établissent bien a l'op­posé de ce que Bonnefoy, et depuis si longtemps, nomme la vérité de parole et qu'on ne saurait identifier hitivement au concept justement éloigné par Bonnefoy lorsqu'il précise que « la vérité de la poésie lui est propre» (E. 269). Différence essentielle qui assigne au poeme ce que lui seu! est en situation d'atteindre, cela meme qui en fait une forme de connaissance intuitive de l'etre, et fonde l'exception poétique parmi tous les modes de discours. Pareille vérité, en effet, est celle de la parole, portée par elle et inséparable de son mouvement: elle est cela meme dont l'espoir se fait jour avec elle, et sans elle s'interdit la chance d'advenir. Et c'est comprendre encore qu'elle est bien moins présente dans la teneur de l'énoncé qu'elle ne releve profondément du mouvement de l'énonciation, ou mieux encore sans doute du lien

1. RevNe des Belles-Lettm, 3-4, 1973, p. 109.

5sdet éthique, ssdet (yrique

constamment préservé entre l'un et l'autre, contre toute menace de séparation.

Or si «vérité de parole/ Et vérité de vent ont cessé leur combat» comme le dit l'ouverture d'Hier régnant désert, une seconde alliance doit etre préservée, et l'exigence d'une telle conjonction du réel a la voix est a elle-meme sa certitude, rencontre fugitive et partage momentané, doublement transitoires puisqu'ils affirment une transi­tion vers la possibilité d'un vrai lieu. L'improbable dont Yves Bonne­foy fait le réel meme échappe certainement a la preuve; la vérité de parole n'a pas, quant a elle, de contraire, ou plutot son contraire est simplement la rupture meme de leur alliance, dissociation de la vérité et de la parole qui, de s'éloigner l'une de l'autre, perdent leur sens, la vérité se trouvant rendue a l'abstrait, la parole retournée a la langue - double forme d'absence. Aussi Bonnefoy n'évoque-t-il pas l'erreur, mais le mensonge possible - et associé au mal: « Les mots qui font le mal quand ils induisent au masque, ou a valoriser une objectivité illu­soire, qu'ils soient parlés dans l'échange et c'est le lieu du Salut, lequel reuvre depuis qu'ils sont achaque heure de vérité» (N.R. 251).

Qu'ainsi la poésie ouvre a une maniere d'esthétique de l'échange, sans doute est-ce bien la l'ultime visage éthique qu'elle vient revetir pour nous - et tourné justement vers nous. Les deux périls du texte, en effet, que je viens brievement d'évoquer ne sont rien d'autre que le repli du poeme sur l'univers personnel du poete ou sur la beauté accomplie qui a l'inverse congédie l'expérience du sujet pour privilégier la perfec­tion formelle du texte. Je dis aI'inverse, mais c'est pour immédiatement effacer l'opposition premiere qui n'est qu'un effet de surface car, d'une affirmation fondamentale, Bonnefoy lui-meme, dans L'Arriere-pays, vient rabattre ce deuxieme risque sur le premier. Évoquant en effet la préférence donnée a la beauté sur l'expérience, il affirme sans détours :

í «Je voyais correctement qu'un tel choix, en vouant les mots a eux­memes, en faisant d'eux une langue, créait un univers qui assurait tout au poete; sauf qu'en se séparant de l'ouvert des jours, méconnaissant le temps et autrui, il ne tendait a rien, en fait, qu'a la solitude» CA.P. 120 sq.). Dans les deux cas, le défaut du poeme est de se refermer sur soi, et sur la satisfaction solitaire de celui qui écrit; dans les deux cas, l'reuvre superpose sa cloture a l'inversion de son sens, puisqu'orienté vers le seu! plaisir du poete, il se détourne des autres.

Que le sujet lyrique soit d'abord un sujet, nous en avons alors la derniere preuve, qui était aussi la premiere, dans cette adresse du

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146 Figures du sujet !Jrique

poeme qui n'existerait pas sans la voix qui le porte, et suppose la ten­sion toujours continuée du Je vers l'autre - et le désir de son accueil ; le passage de 1'expérience vécue au travail de l'a:uvre, ce n'est rien d'autre alors que le mouvement d'une conversion ou, par un renver­sement essentiel, l'a:uvre s'accroit de pouvoir donner, car un tel don n'est pas d'appauvrissement mais d'alliance, et la délivrance si souvent évoquée par Bonnefoy n'est que la recherche d'un autre lien: en se délivrant de son Moi trop étroit, le Je délivre aux autres le poeme qui les réunit. Cette esthétique de 1'échange, tout entiere soumise a une intention éthique, suppose donc moins l'abandon du poeme qu'elle n'appelle a la réciprocité différée, certes, mais espérée, entre lecture et écriture - réciprocité fondatrice d'une communauté possible. Elle réside tout entiere dans la certitude qu'a l'espoir placé dans le poeme puisse venir répondre, par le relais précisément du sens, la certitude, en nous, de retrouver ce qui s'accorde a lui.

JEAN-MICHEL MAULPOIX

LA QUATRIE ME PERSONNE DU SINGULIER

ESQUISSE DE PORTRAIT DU SUJET LYRIQUE MODERNE

Le lyrisme est la sellle jo,.",e de poésie, ear e'est la sellle qlli soit indéeomposable en éléments rationnels.

Michel Leiris.

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Le sujet lyrique n'existe pas. Objet fantasmatique de lecture ou d'amour, il n'est guere que celui a qui 1'on se contente de songer, comme a une ~ré.a!U:re~.v:irtuelle, dél'0urvue d'identité stable mais dotée de visages nombreux: cet ~per ou cet infra sujet que I'on appelle communément « le poete ». Chateaubriand peint par Girodet, Hugo debout sur son rocher face a la mer, Baudelaire photographié par Nadar, Rimbaud dessiné par Verlaine, Mallarmé portraituré par Manet, ou Malraux haletant 1'oraison funebre de Jean Moulin sur l'es­planade du Panthé~nbittüe par les vents, telles pourraient etre quel­ques-unes des représentations choisies du sujet lyrique. Il n'est apres tout qu'une image, ou plutót l'élaboration hasardeuse d'une figure mythique de la poésie « en chair et en os », une incarnation de la puis­sance du verbe, et cela, avant tout, au gré de ses propres pages, de ses accents et de ses «poses », exaltées ou mélancoliques.

Plus ostensiblement que ses prédécesseurs antiques ou renaissants, le sujet lyrique moderne se présente cornme une c~MJ}!.echimé~queet complexe aux ttártsaféátOire5,tfavaInee aep;:ií;ions ou"o'á'spfEitions contraires, dont il s'avere difficile de dater l'acte de naissance - ou de déces, puisqu'il porte le plus souvent comme une dépouille son ancien statut de «poete» inspiré des dieux ou des muses. Faut-il remonter a Baudelaire et a l'allégorisation dépersonnalisante de soi qu'il effectue dans le deuxieme Spleen? Ou au Desdichado de Nerval qui se définit tout entier par le manque et dont le discours halluciné revient a dire : «1e suis1)l ce qui n'es~'pas?» Ou faut-il s'en retourner plus loin encore, jusqu'aux aurores"du romantisme, afin de retrouver dans les écrits de Rousseau et

" "J,.

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148 149 Figures du sujet (yrique

de Chateaubriand les remieres généalogies flagrantes de la déposses­sion et d~r~iil!gt.érieu ? A ces questions oiseuses, un fantomatique Du Bellay pourrait répondre que le mouvement de l'Histoire ne livre pas a lui seulla clef des désastres individuels et qu'il entre sans doute dans la définition meme de toute expérience poétique d'apprendre a en rabattre dans ses espoirs ou ses prétentions... Toujours est-il que par glissements successifs, l'histoire de la modernité est celle d'un~ progressive aggrava­tion dupathos lyrique, poussée jusqu'a la quasi-paralysie d'un sujet bien­t6t menacé d'aphonie, a l'image de Rimbaud hoquetant le « dernier couac» dans «Le Creur du pitre», ou de Mallarmé asphyxié par un spasme de la glotte.

Héritier « sans testament», selon le mot de René Char, le sujet lyrique moderne est un homme cousu de plusieurs. Un de ces clowns ou de ces arlequins dont Jean Starobinski a étudié le travestissement dans Portrait de l'artiste en saltimbanque1 Maquillé, il recrée sans cesse sa •

propre apparence et il refait sa vie «en se prenant lui-meme pour objet »2. Ainsi que le souhaitait Baudelaire, il recolore artificiellement la face humaine que blanchit l'Ennui.

Si donc l'on se hasardait a représenter sa chimere, elle prendrait paradoxalement l'aspect d'une hyperbolique accumulation de frag­ments identitaires: elle aurait a la fois l'age d'Homere et de Rimbaud, l'odorat de Baudelaire, le crane de Verlaine, l'reil de Valéry, les épaules de René Char, le bras cassé de Michaux, le sexe de Victor, la glotte de Mallarmé et le tétin de Louise Labé... Le sujet lyrique moderne serait poete par accumulation de morceaux, poete en décousu, en différé, par défaut ou par contumace, malgré soi, malgré tout, avant tout, apres tout ou par-dessus tout...

Depuis Nerval et Baudelaire, il semble ainsi que le poete ne puisse plus se poser comme sujet qu'a son co'1s déftndant. Il engage lui-meme le proces de sa figure et de son arto Il retourne en puissance d'interro­gation son ancienne autorité de tete inspirée. Il maintient sa force d'af­firmation en dénonc¡:ant les leurres du lyrisme. C'est Valéry écrivant a Gide, apres que celui-ci l'eut sacré « grand poete» :

Je te prie de ne plus m'appeler poete, grand ou petit. (...) Je ne suis pas un Poete, mais le Monsieur qui s'ennuie3

1. Geneve, Éd. Skira, 1970. 2. N. Grimaldi, L'ar! 011 !a Jei"te passio", PUF, 1993, p. 7. 3. Lettre du 16 novembre 1891.

La quatrieme personne du singulier

C'est Michaux affirmant:

Je ne sais pas faire de poemes, ne me considere pas comme un poete, ne trouve pas particulierement de la poésie dans les poemes et ne suis pas le premier a le dire'.

C'est Jacques Réda réduisant l'état de poete a une sorte de grace fugitive:

Poete, on ne l'est guere que que!ques années dans une vie et, durant ces années, quelques mois ou semaines Ge dirais volontiers: minutes); qui plus est, sans pou­voir sur le retour de ce saisissement qui nous exclut'.

C'est Saint-John Perse meme, qui, bien avant de se poser comme le chantre de « l'adhésion totale a ce qui est », écrivait a Jacques Riviere, le 13 septembre 1909, quelques mois a peine apres avoir publié ses Images a Crnsoé: « Il n'y a rien a attendre de moi littérairement. »3 Poete de la célé­bration, mais poete sans croyance, Saint-John Perse se réfugie, de son propre aveu, dans « une révérence aveugle et comme vitale»4 de la poé­sie qui ne lui importe que par son lyrismé. Et cette révérence meme est a la mesure de la crise traversée, comme si l'état de poete lyrique ne pou­vait etre atteint ou choisi qu'au terme d'un proces engagé d'abord contre soi et d'un renoncement forcé aux postulations primitives d'une subjectivité cherchant dans le langage une échappatoire idéale a l'insatis­faction. A sa maniere, Paul Valéry ne suit pas une trajectoire tres diffé­rente quand il renoue en connaissance de cause avec l'articulation lyrique apres avoir soumis le geste meme d'écrire au crible de l'intellect. Seuls les surréalistes auront constitué, dans l'espace de notre modernité, un significatif mouvement d'ensemble caractérisé par une adhésion sans réserve au lyrisme. Désireux de porter la vie au meme état d'incandes­cence que l'écriture, le surréalisme pourrait résumer son puissant désir de lyrisme par cette formule d'André Breton :

... j'entends justifier et préconiser, toujours plus électivement, le comportement lyrique te! qu'il s'impose a tout etre, ne serait-ce qu'une heure durant dans l'amour et te! qu'a tenté de le systématiser, a toutes fins de divination possibles, le surréalisme6

1. Cité par René Bertelé, He,,;; Mi(hallX, Éd. Seghers, « ~oeres d'aujourd'hui », p. 63. 2. Jacques Réda, Celle qlli vie"t apas légers, Monrpellier, Ed. Fata Morgana, 1985, p. 9. 3. Saint-John Perse, (Ellores m"ptetes, Paris, Éd. Gallimard, « BibL de la Pléiade », 1972, p. 664. 4. Lettre aPau! Claudel du 1" aoút 1949, ibid., p. 1017. 5. « Qu'attendre encore en faveur du lyrisme qui m'intéresse seu!? », s'interroge Saint-John

Perse daos une lettre aClaudc;l du 3 jaovier 1948, ibid., p. 1014. 6. André Breton, L'Amollr fOil, Ed. GaJlimard, 1937, p. 61.

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151 150 Figures du sujet !Jrique

Encore ce mouvement a-t-il du puiser dans les ressources du reve et de l'idéologie révolutionnaire les énergies nécessaires a la revitalisa­tion d'une subjectivité qui ne pouvait erre rendue au poeme que débordée par l'irrationnel.

Tout comme l'reuvre d'Artaud, de Claudel, et de quelques autres «inspirés» véhéments, tels que Daumal, Dadelsen ou Pichette, l'uni­vers poétique du surréalisme constitue un ilot d'écriture enthousiaste dans le champ d'une modernité que dorninent plutat l'esprit de soup­<son et la volonté de rogner les ailes du lyrisme. Pour l'essentiel, il semble que l'étrange «éducation sentimentale» subie par le poete dit « moderne» redessine en raccourci l'itinéraire fatalement déceptif de Flaubert, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé et bien d'autres: désirer l'Idéal, s'emporter comme Icare vers des altitudes bleues, retomber sur le sol « avec un devoir a chercher», consentir a la finitude, et écrire «malgré tout» afin de maintenir in extremis le pacte incertain qui lie a l'idée d'absolu une créature profane a travers la seule poursuite résolue du tra~ail de sa langue. La ou Baudelaire s'effondre paralysé, la ou s'interrompent les multiples « trajets» du bohémien Rimbaud, la meme ou Mallarmé s'étrangle apres avoir jeté les dés, commence le travail de Valéry, Saint-John Perse, René Char, Bonnefoy ou Jaccot­tet. Il semble que pour chacun d'eux l'exercice du lyrisme (quelque forme qu'il prenne) fasse suite a un prodigieux «solde» des grandes espérances romantiques. L'Ardennais l'avait dit:

... viendront d'autres horribles travailleurs; ils cornrnenceront par les horizons ou l'autre s'est affaissé'.

Citoyen de l'horizon2 -t autant dire de nulle part, sinon de son propre'eñav;;nl-='(::--~riques'établit également comme milieu. Il est a la fois un etre en perpétuel projet et en résonance (<< écho sonore» eut dit Hugo) que travers-éfit' étso'TIíCiterit les émoti~és plus diverses, voire les identités les plus changeantes. Pareil a quelque salle des «pas perdus» ou gare de triage, si le sujet lyrique n'existe pas, c'est qu'il occupe l:invisipl<:: et mobile entre-deux du «~2),-~~!5!l;;l.

\ «moi» : il s'installe dans l'intervalle entre l'individu et le contenu de sa "'}

\

\viéáffective, entre ce que la créature veut et ce dont elle est faite. -/'

\l«J e» est le pronom qui commence, «moi» l'objet qui a commencé. I ;

1. Arthur Rimbaud, Lettte aPauJ Demeny du 15 mai 1871. 2. Voir Michd Collot, La poésie moderne el la s/nic!l,," d'borizon, PUF, 198~.~

'1:" ;,.;.." ~

, ¡¿'c " l

La quatrieme per~fllme du singulier

« Le je et le moi, et leurs co~s.~ont disjoints, mal articulés, ou, disons, articulés de telle sorte que ('rat~s nous le sommes tous", en tant que vivants.»1 Ainsi mal ajointéa soi, le sujet vient se loger, par effrac­tion, dans cette sorte de toile ou de coquille qu'on appelle un « texte». C'est d'ailleurs pourquoi il subsiste et continue de nous émouvoir longtemps apres qu'a disparu l'individu en chair et en os qui lui a preré sa voix.

Pour Roland Barthes, le texte moderne est un tissu ou se défait le sujet «comme une araignée qui se dissoudrait elle-meme dans les s~S:JétiollS-constitutives de sa toile »2. Le sujet est alors comme mangé par le texte meme qu'il produit. Il est avalé (ou «ravalé», pour employer la terminologie de Rimbaud dans «Le creur du pitre») par ses reuvres. Il donne a cet infinitif, a cet infini ou cet indéfini qu'est l'écriture des morceaux de soi a ronger, des fragments de finitude, de transitoire et de contingento Il n'est plus cette conscience ou ce désir qui se pose face a un objet, il est ce texte qu'il a écrit, a travers lequel il existe, diffracté et dispersé, dépourvu de «noyau central».

Une atteinte du sujet au sein meme de la dépossession, telle serait donc l'écriture moderne, pour laquelle le qualificatif de «lyrique» fait plus ou moins figure d'anachronisme: il renvoie a un ancien partage des genres que récusent les notions de «texte» et d' «écriture». Il semble que la modernité ait mis au jour et isolé ce tl;0yau d'indétermi­nation (ce centre vide, lieu de l'appel, de la demande) que recouvraient encore au début du XIX" siecle la religion, l'idéologie ou la morale. Elle met ainsi a nu une sorte de folie qui est depuis toujours inhérente a l'écritu~'Si l'on considere la tradition, il est en effet frappant de 'conStater combien les différents discours qui ont été tenus depuis Platon dans la tradition occidentale a propos de la création poétique mettent l'accent sur cet essentiel paradoxe d'un sujet a la foisR2~~édé

et dépossédé. Un sujet qui parait détenirs'ün pouvoir d'une p'erte. Un sujét dé~assujetti de son identité sociale (on le chasse volontiers de la cité), maisquegoi.lvefhé ririvisible (le dieu, la muse, la fureur). Un sujet travaillé par des [orces¿tú:nges et qui devient comme le lieu de résonance de l'altérité. Curieusement, c'est ce sujet-la qui dit «je» avec tant d'insistance, qui s'expose, qui s'exprime, illors que son moi est la plus incertaine des choses, alors gu'il y a beaucoupplus que lui en lui.

• ~ ~<- _.~." - ",_• .,.,.--~,,,.,

1. Michel Deguy, A c~ qui n'en Jini/ pas, Éd. du Seuil, 1995 (non paginé). 2. Le plaisir du lexle, Ed. du Seuil, p. 100.

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Figures du sujet !Jrique

r""Comme si le «je» n'était plus ici que le porte-voix d'l!ne absence et. ' d'une pluralité, un effOrt de déterrilination dans l'indéterrniné, un souci d'appropriation au cceur meme de la dépossession.

Cette créature hybride et fantomatique répete en effet volontiers : «On «es[pas" sewOll:ffS"sapeau.;,,¡;-t'Avant tout, le sujet Iyrique est un potentiel de figures. Un «je» en pUissance: c'est-a-dire en énergies et en possibilités. Autant dire un « je» sans cesse remis en jeu, et volon­tiers joueur, qui bat les cartes, qui les brouille et qui les truque, chaque fois que l'occasion lui revient d'une nouvelle donne. «Petit valet», «Prince d'Aquitaine a la tour abolie», «Vierge folle» ou «Roi de parade», il est doté d'attributs métonymiques et il se change lui-meme en métaphore: il ne peut exister que sous des habits d'emprunt et des masques incroyables. Il est a la recherche, comme Nerval, d'un destin légendaire. Engagé a la poursuite d'une image idéale de soi, suscep­tible de rassembler les traits épars de son« caractere» et de sublimer sa « figure», il suspend sa propre existence au désir de l'amour d'autrui. Quelque sévere que soit le proces engagé par la modernité poétique, surtout depuis le milieu de ce siecle, contre l' «illusion lyrique», elle n'a pu venir a bout de cette fantasmatique entreprise de métaphorisa­tion de soi qui caractérise, en définitive, le travail du sujet lyrique pro­prement dit. Mais elle a tendu a se rompre les cordes sur lesquelles il déclamait naguere son chant. Exaspére ou neutralisé, le lyrisme n'est plus un état; il subsiste désormais comme postulation:

En un mot, le sujet de mon ceuvre est la Beauté, et le sujet apparent n'est qu'un prétexte pour aller vers Elle. Cest, je erais, le mot de la Poésie'.

Chacun découvre en soi, un jour ou l'autre, un champ libre qu'il voudrait occuper, ou le chant des possibles dont il pense etre fait et qu'il voudrait articuler pour donner toute sa mesure avant de disparaitre. C'est cela que rOnáppelle «le Iyrisme». A chacun sa partie de cartes, a chacun sa partition, a chacun sa maniere de se proportionner... Qu'est­ce en effet que le singulier, sinon, pour commencer, cette puissance dési­rante et imaginative que l'on est, qui déborde l'individualité et qui doit entamer d'interrninables procédures lyriques pour obtenir droit de cité ou de séjour, ne fut-ce qu'a l'intérieur de soi? Le singulier, en moi, c'est le désir, tel qu'il préside a la genese de ma personne et de mes travaux.

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1. Henri Miehaux, Plume. 2. Stéphane Mallanné, Lettre aVilliers de L'Isle-Adam du 31 déeembre 1865.

La quatrieme personne du singulier 153

C'est ce di:bordement d'énergies instables qui en appelle a la poésie pour tenter de cadrer la figure de l'impossible. Ainsi lancée asa propre pour­suite, cette créature potentielle qu'est le sujet lyrique s'actualise en pro­duisant des figures qui' sont aussi bien des postures ou des positions d'équilibre. Elle s'effectuedans le poeme; c'est dire que sonmoi y devient effectif, au gré d'événements apparemment quelconques:

Mor se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ee un autre moi qui tente d'apparattre? Si ,le our est míen, le NON est-il un deuxieme moi' ?

Le sujet lyrique s'effectue, mais il n'existe paso Si désireux soit-il, son p"!opre corps'lUi manque. Tandis que chaque individu est enclos dans une enveloppe sensible unie et périssable, le suj~! lY:r.!9.~~~e dif­fra<;te en paroles, lignes, taches, traits, sujets, verbes, comeléments, rimes, rythmes et métaphores. TI ne peut faire longtemps la différence entre te dedans et le dehors ; il tourne au paysage en récitant sa fable; . tl il oscille sans..f~~~~.et).tte intériorisation et extériorisation, vaporisation ,.... et-~~ªiiºp. D'ou la multiplication paradoxale des figurations ~\J topologiques de son moi dont la carte d'identité se métamorphose en \ atlas géographique. C'est la carte d'une utopie personrtelle ou se mul­ .' tiplient des «je suis» qui ne sont en vérité que des «je serais bien» :

«Je suis le saint, en priere sur la terrasse», <:Je suis le savant au fauteuil sombre», «Je suis le piéton de la grand'raute par les bois nains», «Je s~'bien l'enfant abandonné sur la jetée partie a la haute mer, le petit valet suivaQ.t l'allée dont le front touehe le ciel»'. :',

Je serais bien ce que je suis, mais au travers de mots qui le disent de maniere a me le faire oublier.

Le sujet lyrique n'existe pas, comme n'existe pas la:~atrieme per-, ! sonne du singulier imaginée par Ferlinghetti, qui parait sewe-á'm~rñé . d'en conjuguer toutes les figures. Cette quatrieme personne n'est ni le

• i « je» biographique de l'individu, ni le « tu» dramatique du dialogue, ni le «il» épique ou romanesque, mais une personne potentielle et

, contradictoire que travaillent de concert ces trois instances. Elle dit «je» afin d'exprimer, d'ordonner et de controler comme elle peut cette étrangeté qu'elle demeure a elle-meme. Elle dit « tu», car elle a besoin du détour d'autrui poui se saisir, ou pour localiser ces« autres» qu'elle porte en elle: «Le poeme met le 91' sur l'autre»3 -, c'est dire

1. Henri Miehaux, Plume. 2. Arthur Rimbaud, ¡lIumina/Íons. 3. Paul Celan, Strette.

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Figures du sujet !Jrique

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Cette créature hybride et fantomatique répete en effet volontiers: « On ñ~esfpas' sewdañs-sa'peaú:»I'Avant tout, le sujet lyrique est un potentid de figures. Un «je» en puissance: c'est-a-dire en énergies et en possibilités. Autant dire un « je» sans cesse remis en jeu, et volon­tiers joueur, qui bat les cartes, qui les brouille et qui les truque, chaque fois que l'occasion lui revient d'une nouvelle donne. ,« Petit valet», «Prince d'Aquitaine a la tour abolie», «Vierge folle» ou «Roi de parade», il est doté d'attributs métonymiques et il se change lui-meme en métaphore: il ne peut exister que sous des habits d'emprunt et des masques incroyables. Il est a la recherche, comme Nerval, d'un destin légendaire. Engagé a la poursuite d'une image idéale de soi, suscep­tible de rassembler les traits épars de son « caractere» et de sublimer sa « figure», il suspend sa propre existence au désir de l'amour d'autrui. Quelque sévere que soit le proces engagé par la modernité poétique, surtout depuis le milieu de ce siecle, contre l' «illusion lyrique », elle n'a pu venir a bout de cette fantasmatique entreprise de métaphorisa­tion de soi qui caractérise, en définitive, le travail du sujet lyrique pro­prement dit. Mais elle a tendu a se rompre les cordes sur lesquelles il déclamait naguere son chant. Exaspéré ou neutralisé, le lyrisme n'est plus un état; il subsiste désormais comme postulation:

En un mot, le sujet de mon ceuvre est la Beauté, et le sujet apparent n'est qu'un prétexte pour aller vers Elle. C'est, je crois, le mot de la Poésie'.

Chacun découvre en soi, un jour ou 1'autre, un champ libre qu'il voudrait occuper, ou le chant des possibles dont il pense etre fait et qu'il voudrait articuler pour donner toute sa mesure avant de disparaitre. C'est ceía que l'ori appelle «le lyrisme ». A chacun sa partie de cartes, a chacun sa partition, a chacun sa maniere de se proportionner... Qu'est­ce en effet que le singulier, sinon, pour commencer, cette puissance dési­rante et imaginative que l'on est, qui déborde l'individualité et qui doit entamer d'interminables procédures lyriques pour obtenir droit de cité ou de séjour, ne fUt-ce qu'a 1'intérieur de soi'? Le singulier, en moi, c'est le désir, tel qu'il préside a la genese de ma personne et de mes trávaux.

1. Henri Michaux, PINme. 2, Stéphane Mallarmé, Lettre aVilliers de L'Isle·Adam du 31 décembre 1865.

La q"alrieme personne d" sing"/ier

C'est ce débordement d'énergies instables qui en appelle a la poésie pour tenter de cadrer la figure de 1'impossible. Ainsi lancée a sa propre pour­suite, cette créature potentielle qu'est le sujet lyrique s'actualise en pro­duisant des figures qui sont aussi bien des postures ou des positions d'équilibre. Elle s'effectuedans le poeme; c'est dire que sonmoi y devient effectif, au gré d'événements apparemment quelconques:

MOl se fait de tout. Une flexion dans une phrase, estoce un autre moi qui tente d'apparattre? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxieme moil ?

Le sujet lyrique s'effectue, mais il n'existe paso Si désireux soit-il, son p~opre córps·lwmanque. Tandis que chaque individu est enclos dans une enveloppe sensible unie et périssable, le sujet lytjg"ue se dif­ftacte en paroles, lignes, taches, traits, sujets, verbe's',' comp'lérñents, rimes, rythmes et métaphores. TI ne peut faire longtemps la différence entre te dedans et le dehors; il tourne au paysage en récitant sa fable; . ~ il oscille sans cesseeptre intériorisation et extériorisation, vaporisation ,­et'oW:tralIiát{Q'{;. D'ou la multiplication paradoxale des figurations ~" topologiques de son moi dont la carte d'identité se métamorphose en \ atlas géographique. C'est la carte d'une utopie personrtelle ou se mul- ~t

tiplient des « je suis» qui ne sont en vérité que des «je serais bien»:

«Je suis le saint, en priere sur la terrasse», (;Je suis le savant au fauteuil sombre», «Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains», «Je s~'bien l'enfant abandonné sur la jetée partie a la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le cie! »'. .' "

Je serais bien ce que je suis, mais au travers de mots qui le disent de maniere a me le faire oublier.

Le sujet lyrique n'existe pas, comme n'existe pas la 'quatrieme pero' , sonne du singulier imaginée par Ferlinghetti, qui parait sewe-~l"mtme

d'en conjuguer toutes les figures. Cett:e quatrieme personne n'est ni le «je» biographique de 1'individu, ni le « tu» dramatique du dialogue, ni le «il» épique ou romanesque, mais une personne potentielle et

, contradictoire que travaillent de concert ces trois instances. Elle dit «je» afin d'exprimer, d'ordonner et de controler comme elle peut cette étrangeté qu'elle demeure a elle-meme. Elle dit «tu », car elle a besoin du détour d'autrui pour se saisir, ou pour localiser ces« autres» qu'elle porte en elle: «Le poeme met le ~~l? sur 1'autre »3 -, c'est dire

1. Henri Michaux, PINme. S~b""1a­2. Arthur Rimbaud, ¡JJNminations. 1........• ,

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154 155 Figures du sujet !Jrique

que le travail de la langue l'écarte toujours davantage de la subjectivité d'ou il provient. Cette quatrieme pe;rsonne ira jusqu'a parler de soi en disant «il» ou « elle », parce que l'expérience qu'elle fait de la langue porte en soi sa propre critique et met la subjectivité a distance, en l'objectivant. Enfin, elle dira «nous» parfois, en maudissant la débauche commune comme Baudelaire au seuil des Fleurs du ma4 ou en revant d'une collectivité humaine réunie et requalifiée qui lui ferait don d'une identité heureuse.

Je, tu, il, elle, nous, vous, ils, elles, telle est la quatrieme personne du singulier, a la fois totale et insaisissable. Inclassable et déclassé, le sujet lyrique a mauvais genre. Proche du « moi », sans doute, mais aussi bien dressé contre lui, en coU:re contre le regne grotesque de « Mon Roi » :

Dans le secret de ma petite chambre, je pete a la figure de mon Roi. Ensuite j'éclate de rire'.

«J e» en dec;a ou au-dela de soi, mais toujours en déséqm.libre, en porte' a {aux, en nón-cólncidence, le sujet lyrique est celui qui réclame, celui qui porte plainte. Se posant en dec;a du moi, il appelle vers lui et le tutoie afin de le faire advenir:

Alions mon pauvre cre'ur, alions mon vieux complice2•

Tu fumais des Carne! et conduisais toi-meme une Nash vert eau aux essuie­glaces rapides'.

Se posant au-dela de lui, il le traite en objet perdu, en souvenir d'enfance, et il en parle a la troisieme personne comme d'une voix tue.

.-'Ainsi les «tombeaux mallarm~ens» consacrent-ils la «disparition élo­cutoire» du sujet lyrique qu'ils évoquent en repliant poétiquement sa figure, en tassant dans la langue les traits d'un disparo jusqu'a le réduire a l'état de réminiscence. Écrire un «tombeau », comme com­poser tout poeme, consiste a édifier un petit monument de paroles ou se trouvent enfermées, plut6t que la dépo~lle d'une créature, les « divines impressions» qui se sont amassées en elle:

Verlaine? 11 est caché parmi l'herbe, Verlaine A ne surprendre que nai'vement d'accord La levre sans y boire ou tarir son haleine Un peu profond ruisseau calomnié la mort·.

1. Henri Michaux, La nliit remlie. 2. Charles Baudelaire, Les F/elirs dli ma/. 3; Ernrnanuel Hocquard, Un privé ti Tanger.f. Stéphane Mallarmé, Poésies. .... ;,. At(~' (Ji q...

t \J

La quatrieme personne du singulier

Le «Je» lyrique n'est en vérité rien d'autre que l'arbitre de ce jeu­instable entre tu et il, entre elle et moi, entre la présence immédiate de celui ou de celle a qui l'on s'adresse, et l'éloignement de cette figure imaginaire que l'on ne peut que rever de ressaisir dans la langue. Le « je» lyrique est un lieu articulatoire qui subsiste ou qui se reconstitue Ear~del~.J~ «disparition élocutoire du poete ». L'effort de la poésie consiste a vouloir prendre langue, avec le monde, avec autrui, avec soi-meme, voire plus précisément avec la quantité d'altérité que l'on Rorte en soi: . - ..". -_._-~ .

Écoutez-moi. N'ayez pas peur. Je dois vous parler a travers quelque chose qui n'a pas de nom dans la langue que

j'ai connue, sinon justement que/que chose, sans étendue, sans profondeur, et qui ne fait

jamais obstacle (mais tout s'est affaibli). Écoutez-moi. N'ayez pas peur. Essayez, si je crie, de comprendre: celui qui parle entend sa voix dans sa tete fermée; or comment je pourrais, moi qu'on vient de jeter dans l'ouverture et qui suis décousu? 11 reste, vous voyez, encore la possibilité d'un peu de comique, mais vrai­

ment peu: je voudrais que vous m'écoutiez - sans savoir si je parle. Aucune certitude. Aucun contr6le. 11 me semble que j'articule avec une

véhémence grotesque et sans doute inutile - et bient6t la fatigue, ou ce qu'il faut nommer ainsi pour que vous compreniezl

Cette adresse a la femme aimée est aussi bien adresse du poete au lecteur ou a quiconque, voire tentative de prendre langue avec soi, puisque le sujet « décousu» qui appelle ici ne parvient pas meme a entendre sa propre voix «dans sa tete fermée» et a donc besoin de l'oreille compréhensive d'autrui pour se reconnaitre et exister. Tout se passe comme si le sujet lyrique moderne se trouvait lancé au­d~h~r~_j~_~?L_~. !ªJc;<:p.C;;!!;b<: cle.~Ol:1.QrQ1?!~centre~_JI ne peut s'en tenir a la simple «diction d'un émoi central »2. Son émotion elle­meme parait se méconnaitre tout autant que celui qui l'éprouve' et qui interroge sa propre capacité a l'articuler. Sa place n'est assurée ni au langage ni au monde. C'est pourquoi il devient passant, piéton ou r6deurpa.!isj~!1 en un monde transitoire,....J:!~ transit dans

'passager et lieu de passag~. \. J.' , "-~---~,-;,.,,.....- - p'-. ~_"-_."'--- , """'"j/

1. Jacques Réda, Rédtah/, Gallimard, 1970, p. 55. 2. Roland Barthes, Ro/and Barlhes par /lii-mime, Le Seuil, 1975, p. 89.

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156 157 Figures du sNjet !yrique

Voué a une indéfinie mobilité, la quatrieme personne est un sujet nomade. Comme Plume, ou comm~fam"mm~'iI'Yatoujours

queIqu'un qui la chasse quand elle a fai~et .. s()if>e~.~ lui signifie qu'elle n'est pas a sa place. Ce sujet expatrié, ce bohérñien~ceruif errant de lagrammaire: c'est peut-etre le on, le clair on ou le vi.o.lon, c'est-a-dire un sujet « extime» et non plus intime, indifférencié, ano­,

\ nyme, frere de quiconque et de plus personne. Prosaique, ou prostitué dans la prose, il regarde en soi le chagrin comme si c'était ce1ui de n'importe qui :

Il pleure dans mon cceur comme il pleut sur la ville... ,

... sais-je Moi-meme que nous veut ce piege D'etre présents bien qu'exilés, Encore que loin en allés' ?

;;,.. « Etre présent bien qu'ePlé», te1 pourrait se définir le sujet lyrique moderne: Exilé de soi autant que de l'absolu, ne pouvant s'ouvrir que1que acces direct et fusionne1 au sens qu'il recherche indéfiniment, il va rétablir par la re/ation cette économie de présence qui lui fait défaut. Te1 est par exemple le sens profond d'ceuvres aussi différentes que celles d'Yves Bonnefoy et Miche1 Deguy, l'une renouant avec le monde dans l'expérience du «vrai lieu», l'autre a travers un processus de « figuralité» généralisée. Telle fut aussi la

", conception reverdyenne du lyrisme pour qui la création poétique est avant tout une affaire de rapports et de re1ations. La subjectivité forme et transforme l'émotion poétique. Le propre du sujet est d'établir un lien singulier avec l'objet:

L'objet, c'est la réalité précise. Le passage de l'objet au sujet a lieu dans l'éva­nouissement de toute réalité. C'est une éclosion de rapports. Or, la perception et le choix des rapports varient de sujet a sujet:'o

Le poétique tient a composition; il ne réside pas dans l'immédia­teté. Saos doute s'alimente-t-il d'un désir de fusion amoureuse avec l'objet. Mais il ne peut se formuler ou prendre forme qu'a travers une

;série de mesures et de prises en compte de la distance. Par cet appren­tissage forcé de la médiation, la poésie devient connaissance critique autant que création.

1. Paul Verlaine, Ro",afues sa"s paro/es. 2. Pierre Reverdy, Le poete secret et le monde extérieur (1938), Cette ¡",olio" 4fJpelie poisie, F1am­

marion, p. 139.

La quatrie'me personne du singulier

Ainsi l'expérience poétique moderne prend-elle ~:'l!e d'un véri­table itinéraire initiatique: elle se prévaut de sa propre négativité pour arfirmer sa pbsitivité; -Efh~"transforme' une défaiteen'"Céj~áñée.

Elle inscritdans l'exil son adhésion a ce qui esto Aussi précaire, démuni et aléatoire soit-il, le sujet lyrique moderne continue de parler di"ñs1'e:s·tíme': ..

Ó! j'ai lieu de louer! Mon front sous des mains jaunes, mon front te souvient-il des nocturnes sueurs ?», « Ó j'ai lieu! ó j'ai lieu de louer! Il Y avait a quai de hauts navires amusique»'.

Tout lyrisme (dont l'Ode fut longtemps le modele) tend vers une élection et une valorisation de l'objet. Qu'il s'agisse de l'objet choisi de la poétique classique, de l'objet d'amour de la poétique romantique ou des objets trouvés chers aux surréalistes, il semble que'l'on assiste dans tous les cas aune singularisation élective de l'objet qui se trouve extrait de la réalité par le désir et célébré par le poeme. L'éloge est ce singulier surcrolt de paroles que tire le poete de sa propre insuffisance, comme si seule une surabondance exclamatoire de noms et d'épithetes était sus­ceptible de répliquer ace vide qu'est alui-meme un «homme sans quali­tés ». L'éloge est un appe1, plus qu'une célébration. L'éloge manifeste le désir d'une en allée, d'une embellie. Ce bateau ivre qu'est le sujet lyrique navigue al'estime dans la langue, au gré des rimes et des risées, jeté tou­jours plus loin de soi par la musique qu'il porte en soi :

Tant d'égoi'stes se proclament auteurs; il en est bien d'autres qui s'attribuent leurs progres intellectuels (..,) Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n'aurions pas abalayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence bor­gnesse, en s'en clamant les auteurs2

Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poete, cet homme-Ia n'a jamais existé.

C'est encore l'Ardennais qui le dit, prisonnier qu'il est d'une cm­mere: incarner enfin le sujet lyrique pur, en se faisant l'ame mons­trueuse et en s'implantant des verrues sur le visage. Tenter de résorber dans le mot de « poete» l'altérité qu'il porte en soL. Il n'avait pas encore compris que to~ue-suF1e-f'-apier, et que la poésie est une écriture qui ne saurait produire autre chose qu'un effet de sujet, en articulant des voix dans la langue. On dit communément que le sujet

1. Saint-John Perse, É/oges. 2. Arthur Rimbaud, Lettre aPaul Demeny du 15 mai 1871.

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J

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158 Figures du slljet (ynque

lyrique s'exprime, mais on pourrait dire aussi bien qu'il déprime ou qu'il s'imprime. Écrire, c'est atteindre « ce ríen en, soi qui, est presque tqHj:», C'est tendre a rassembler tous les -ri1:oyeñi de lli'poétlque pour

( abolir fictivement la distance entre je et moi, je et l'autre. Suturer la j blessure et renouer les liens. C'est aussi bien avoir pour horizon soi­

{ meme que quiconque. C'est tendre a autrui des images de soi, ou se \ tendre a soi-meme des images d'autrui, et se reconnaitre dans ce geste

beaucoup mieux que dans ces images memes :

T'éerire a travers un poeme (en meme temps qu'a d'autre) e'est pour Raeonter sans doute rien de préeis; la grammaire qu'un eceur emploie pour

eoudre ensemble Des images et des sentiments mal clarifiés, Personne, tres certainement, ne saurait y lire un mouvement qui t'est parti­

culier, Lequel remue mon émoi avee le bruit des motsl,

Nous avons en partage la commune ignorance de ce que nous sommes. C'est dans cette communauté d'ignorance que vient s'établir le poeme. Un défaut s'y trouve convertí en une surabondance de liens. Une insuffisance y devient puissance. Une utopie y trace son cadastre. Une défiguration y réclame des visages. Une solitude y salue des pas­sants. N'est-il pas curieux d'~hsew&';~la suite des surréalistes, le role lyriquement opératoire .?$.li_,!!Jl~JZtre?tDans cette perspective, c'est autrui qui m'ouvre le monde-et -qui me livre instantanément les clefs de moi-meme. C'est donc celui ou celle dont j'ignore tout qui vient me faire don de mon espace et de ma figure. Autrui me rend visible et lisible a la fois. Jusque dans son absence, et sans doute a cause d'elle, il inaugure pour moi une idée de présence. De « je» a « moi », de « moi » a « nous », il y a « tu ». Le poeme constitue le cérémonial de ces curieuses noces blanches.

Je fais souvent ce reve étrange et pénétrant d'une femme inconnue.

Voila ce que répete le sujet lyrique. Puis il ajoute, un siecle plus tard:

Nous les poetes, les meilleurs d'entre nous tout au moins, nous sommes des femmes. Non tant parce que nous sommes un organisme de produetion, avec des bio-rythmes - a cycles brisables e n'est pas seulement non plus paree que les plus pénétrants sont l us pénétrés. on, e'est bien plus congénita! que cela, et

, t:OtItl! pteUge'a'f'"app' 'ceiti, -ássertion en appauvrirait la vérité. Rilke était une

, 1. ]~mes Sacré, Écrirt pONr t'aimtr; ti S. B., Éd. Ryóan-]i, 1984, p. 54.

La quatneme personne du singulier 159

femme. Baudelaire éta.i.t une femme. Emily Dickinson aussi était une femme. Erre une femme, est-ee pOur nous un état extreme? Non, je sais que c'est un état basique, formidable'.

Le sujet lyrique, e'est peut-etre la femme en nous. La voix d'une femme en nous; la voix qui voudrait du bonheur et qui parle d'amour. A moinS qu'il ne faille dire que le sujet lyrique est celui dont le sexe a trouvé refuge dans la voix. La poésie est une affaire de bouche; elle ne possede pas d'organe propre. Le poete est aussi ce Narcisse qui jouit et se désespere de sa propre voix dans le temps meme ou il s'efforce d'appréhender sur le papier son propre reflet:

Ce sera la inéluctabletnent le lieu d'un désastre, d'une débacle totale; ce qui ne s'exhibe pas, le honte1.l.x, le coupable, la eopulation répétée de soi avec soi.

Nareisse s'aime. Imagine-t-ol1 Méduse se earessant les seins, aimant son plaisir sans se easser

sur un sanglot'?

Ce sujet incoo.nu qu'est le sujet lyrique, dont Mallarmé s'est plu a multíplier les tOIl1beaux, est done un"sujet ambigu, voire un sujet impossible. ComIl1e celle de la fernme inconnue'revéepat-véd3.ine, son-existence deIl1eute suspendue a des effets de voix: « Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a jL'inflexion des voix cheres

sont comme les dépouilles de ses chimeres et de ses potentialités. Car le lyrisme est une affaire qui tourne mal. Ce sujet en puissance, mobile i et~~~pl~~é, devie,?~_v-ers _ap'~es vers, poeme apres--poeme, UñSüjet ~ crypte, un"sÚjeECérypté;' un reve de sujet, un reposoir du sujet:

(;Je ~:;:~ cimetie~~ abh~r;éd~'I; lun~~): ;;J~' ~'~i; un-;;:;~oudoir plein ¡;. " roses fanées»4, «Je suis eomme le roi d'un pays pluvieux»5, «Ne suis-je pas un SI faux aeeord /Dal1S la divine symphonie», «Je suis la plaie et le eouteau! », «J e suis le soufflet et la ¡oue», «Je suis de mon eceur le vampire»'.

qui ,se son,t tU,es. »3, Le, su,jet, ,lyr",i,que est"U,n SU,j,et PI,ein d,e ,v,,oix tues qui 1.

Sous couvert d'Ulle déclaration d'identité, c'est toujours l'altérité et l'altération qui se disent. L'allégorisation de soi tient du faire-part \ funebre. Le sujet lyrique est ainsi celui 9.YÍ.I?.os¡¡ed.eJa dé.po.s.sess.ion ) ~eme. Son erre est au-dehors de soi. Amour, Phébus, Biron ou Lusi­

1. Dominique Foureade, ONf>-ance NtteranCt, Éd. POL, 1990, p. 9. 2. Benolt Conort, AN-delti dtJ cercles, Éd. Gallimard, 1992, p. 58. 3, Paul Verlaine, Mon reve farnilier, PoemtS satNr7liens. 4. Charles Baudelaire. Les PI.Nrs dN mal. 5. ¡bid. 6. ¡bid.

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160 Figures du sujet !Jrique

gnan, son nom-citation ne sera jamais que le nom propre d'un autre. N'en déplaise aux informaticiens, c'est l'infra-sujet qui a inventé l'hypertexte.

Cemé de toutes parts mais solitaire, possessif mais dépossédé, le sujet lyrique est un palimpseste de visages aimés. Sa mémoire est exor­bitante; il s'exclame: «J'ai plus de·S'O~t~,qp~ si j'avais mille ans », car ce mémorial est celui detoJitesJ~~htres~) qui lui semblaient dues achaque etrd HyJ>ermnésique,¡'1t-s'e-s(5uv{ent de ce qui n'a en vérité jamais eu lieu~ 11 a tout'vU, toút vécu, tout connu, y compris et surtout ce qui n'eut pas lieu d'etre. Il existe a la fa<,;:on d'une jonchée de signes, «encombré de bilans, /De vers, de billets doux, de proces, de romances, / Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances»1.

La seule chose dont il se souvienne mal, parmi tout ce désordre, c'est lui-meme.

En définitive, il se réduit a une simple inflexion de voix. Ni tout a fait le meme, ni tout a fait un autre, il occupe la place laissée vide, laI place que chacun aspire a occuper, c'est-a-dire la place meme de la

I voix, telle qu'elle constitue un lien invisible avec l'autre, une issue de

\\ soi, telle qu'elle signe et signale le plus propre, mais demeure cepen- ,

dant insaisissable.'.. ' évan.. escente des lors. qu'elle n'est p~ inscrite. Lecy~\ sujet lyrique, c'est la voix de l'autre qui me parle, c'est la voix des ¡ ... autres qui parfe-nten moi, et c'est la voix meme flue j'adresse:aux . autres... Pour raconter son impossible biographie, il falláii donc . )

\ réveiller des voix tues, les réarticuler et les entre-lire. Il fallait emboiter ", /\ le pas a ces créatures tachées d'encre noire et cousues de ftl blanc que sont, apres tout, les poetes.

t,\)

1. ¡bid.

Index des auteurs

Adorno, T., 125. Agamben, G., 6, 73. Albouy, P., 24, 67-68, 73. Alferi, P., 7. Apollinaire, G., 75-77, 81-82, 86,90,92-94. Aragon, L., 19, 83-84. Archiloque, 43. Aristote, 6, 60. Artaud, A., 150.

Bakhtine, M., 6, 77-78, 85,95. Barthes, R., 151, 155. Baudelaire, c., 14-16, 22, 26, 29, 35-36, 42,

44-45,48,51,57,60,62,68,75, 100-101, 117,147-148,150,154,159-160.

Beauverd, J., 30. Bénichou, P., 29-30, 33, 36. Benjamin, W., 47, 68-69. Benn, G., 46. Benveniste, E., 69, 92-93, 96. Black, M., 56. Blanchot, M., 134. Blin, G., 140. Bonnefoy, Y., 10, 70-71, 77, 127-132, 137,

140-146, 150, 156. Breton, A., 149. Byron, G. Lord, 23.

Cadiot, O., 7, 75. Celan, P., 153. Char, R., 10, 116, 127-128, 131-140, 148,

150. Chateaubriand, R. de, 43, 147-148. Claudel, P., 150. Cohen, J., 60. ;í Cohn, D., 88. -Coleridge, S., 51. Collor, M., 70, 84, 150. Combe, D., 6, 16, 68, 70, 78, 82. Conon, B., 159.

Deguy, M., 70, 151, 156. Delacroix, E., 29. Descartes, R., 44. Dilthey, W., 46-47, 61. Du Bellay,]., 148. Ducrot, O., 67.

Eliot, T. S., 65, 68, 71, 79. Éluard, P., 51-52, 72.

Felman, S., 95. Fichte, J. G., 43. Flaubert, G., 150. Fontanier, P., 57. Forets, L.-R. des, 53, 74, 77. Fourcade, D., 158-159. Freud, S., 101. Friedrich, H., 22, 48, 59, 74. Frye, N., 85, 88, 92, 94.

Genette, G., 6, 40, 46,53,66,88, 100. George, S., 44-45, 47. Gide, A., 148. Gleize,].-M., 7,13,67-68,77,90,116-117. Goethe, W., 29, 41, 44, 47, 51, 54-55, 60. Goodrnan, N., 56. Grimaldi, N., 148. Guérin, M. de, 43.

Hamburger, K., 9, 36, 48-49, 54, 61, 66, 68­69,74,82,100-101, 106, 108, 110, 131.

Hegel, F., 40, 113, 117. Heidegger, M., 61, 134. Héraclite, 139. Hocquard, E., 75, 77-78, 81,154. Hofmannsthal, H. von, 45-47. Holderlin, F., 134. Homére, 148. Hugo, V., 7,13-17,19-24,26-28,35-36,43,

51,67-68,72-73,117-118,147, 150. Husserl, E., 48, 59, 63.