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FIGURES DANS L'OR DES MIROIRS par Jean Perrot Guidé par la formule de René Char évoquant les « deux continents de la poésie : la vue, la voix », Jean Perrot s'interroge sur la nature de l'effet poétique et souligne l'originalité de l'approche moderne dans certains livres diffusés par l'édition pour la jeunesse, ceux en particulier que l'on qualifie parfois de poétiques, même et surtout s'ils échappent à toute classification réductrice. A partir de l'analyse de quelques ouvrages récents, il s'attache à l'étude de l'image et des figures de rhétorique centrées sur le miroir et montre leur fécondité poétique en tant qu'elles constituent le lieu d'une convergence exemplaire entre le regard et le Verbe, propre à construire une vision autre du monde et du sujet. « Écoute, enfant des dunes, écoute voir... » L a couverture de l'album récent diffusé par Albin Michel Jeunesse en 1994, Le Livre épuisé de Frédéric Clément est révélatrice de l'illusion créée par la conjonc- tion de la voix et de la vue, procédé familier des poètes : elle représente, en effet, l'image d'un lecteur aperçu en train de lire dans un miroir au cadre doré vaguement terni. Le texte de l'album lui-même n'est qu'une suite de somptueux poèmes chuchotes ou murmurés par un livre tombé dans le désert (telle est la fiction) et par l'enfant auquel il s'adresse. Dialogue, non pas de sourds, mais d'illuminés par la voyance poétique : « Viens, je t'emmène dans la forêt feuillue de mes images. Viens... » Et, plus loin : « Tends l'oreille, enfant, écoute dans les branches ce que chantent les rouges-gorges à gorge déployée » « Ecoute, enfant des dunes, écoute voir...». La poésie commence certainement avec la convention du signe qui porte en premier lieu sur la mise en page et qui oblige parfois la ligne à s'interrompre arbitrairement et à recommencer à ce qui paraît dès lors comme 64 /LA REVUE DESLIVRES POUR ENFANTS

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FIGURES DANS L'ORDES MIROIRS

par Jean Perrot

Guidé par la formule de René Char évoquant les « deux continentsde la poésie : la vue, la voix », Jean Perrot s'interroge sur la nature

de l'effet poétique et souligne l'originalité de l'approche modernedans certains livres diffusés par l'édition pour la jeunesse,ceux en particulier que l'on qualifie parfois de poétiques,

même et surtout s'ils échappent à toute classification réductrice.A partir de l'analyse de quelques ouvrages récents, il s'attache à

l'étude de l'image et des figures de rhétorique centrées sur le miroiret montre leur fécondité poétique en tant qu'elles constituent le lieu

d'une convergence exemplaire entre le regard et le Verbe,propre à construire une vision autre du monde et du sujet.

« Écoute, enfant des dunes,écoute voir... »

L a couverture de l'album récent diffusépar Albin Michel Jeunesse en 1994,

Le Livre épuisé de Frédéric Clément estrévélatrice de l'illusion créée par la conjonc-tion de la voix et de la vue, procédé familierdes poètes : elle représente, en effet, l'imaged'un lecteur aperçu en train de lire dans unmiroir au cadre doré vaguement terni.Le texte de l'album lui-même n'est qu'unesuite de somptueux poèmes chuchotes oumurmurés par un livre tombé dans le désert(telle est la fiction) et par l'enfant auquel ils'adresse. Dialogue, non pas de sourds, maisd'illuminés par la voyance poétique :

« Viens, je t'emmène dans la forêt feuilluede mes images. Viens... »

Et, plus loin :

« Tends l'oreille, enfant, écoute dans lesbranchesce que chantent les rouges-gorges à gorgedéployée »

« Ecoute, enfant des dunes, écoute voir...».La poésie commence certainement avec laconvention du signe qui porte en premierlieu sur la mise en page et qui oblige parfoisla ligne à s'interrompre arbitrairement et àrecommencer à ce qui paraît dès lors comme

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le « vers » suivant. La disposition est déjàdéclaration d'intention. Elle est en soi« intention poétique », comme l'indique lepoète antillais Edouard Glissant dans unrecueil de ce titre.Mais cette disposition spatiale ou mentale nesaurait suffire, car la poésie est, dans uneperspective linguistique, une insistance surla forme du message qui permet de produiredes effets de « surprise » sur le lecteur,comme le marque Roman Jakobson. Qu'ellesoit écrite en vers ou plus librement, elleatteint son but quand elle met l'accent surl'inédit (le jamais dit) ou l'imprévu (lejamais vu) dans un indicible (ce qui dépassela parole) qui ouvre les espaces de fantaisiedu possible et de l'impossible : elle noueainsi ses structures en « figures de rhéto-rique » où son et sens sont indissociablementporteurs de signification. La « figure », sil'on garde en mémoire la définition d'OswaldDucrot et Tsvétan Todorov, dans leur Dic-tionnaire encyclopédique des sciences dulangage, n'est rien d'autre que « le langageperçu en tant que tel », en tant qu'il opposeune résistance à la communication directe dumessage et accentue le côté « opaque » dusigne (pp. 351-352). « Écoute voir », tel est ledéfi d'un nouveau geste de lecteur qui défi-nit l'héroïsme et les plaisirs de la poésie dansla culture moderne de l'image.

Enfantasques : Montages defiguresLes figures de rhétorique centrées sur lemiroir me paraissent être ainsi le lieu d'uneconvergence exemplaire entre les voixmagiques embusquées dans les pages du livreet les visions qu'elles sont censées illuminerde leur langage intérieur. Le miroir, en effet,est le piège idéal pour les alouettes éblouiesde lecture, un domaine de perdition etd'extase dans lequel des figures énigma-tiques trament cette conjuration des pou-

Le Petit chat blanc » in Enfantasquesde Claude Roy, Gallimard

voir s du regard et du Verbe. La rhétoriquede l'image qui en résulte, appelle une magiede subversion, par laquelle le donné culturel,remis en cause, est revu et corrigé à la lumièrede nouvelles définitions du Sujet poétique, del'auteur, comme de son lecteur. C'est dansl'invraisemblance (dans l'inespéré) de sesliaisons que la poésie détruit l'ordre stabledes évidences et, par la réintroduction duhasard et de l'emportement fiévreux, entraînel'apparition des mondes autres, qui sont ceuxde la liberté absolue, dans la plénitude provi-soire, glorieuse et périssable de l'instant.Le miroir, domaine des fantasmes, est le ter-rain d'aventures de la poésie par excellence :on peut l'ouvrir comme s'anime la boule decristal du magicien où l'Autre se révèle avecses différences et dans la fascination del'identification et des symétries. Cette créati-vité est rendue d'emblée sensible dans l'illus-tration que Claude Roy a associée au poème« Le Petit chat blanc » de ses Enfantasquespublié par Gallimard en 1974 : l'image, dansce cas, laisse apercevoir l'enfant quicontemple son image, mais la malice dupoète consiste bien à dévoyer ce regard qui« louche », qui se perd dans les traits deNarcisse en ajoutant un chat dans son mon-

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tage poétique surréaliste. Le chat perché surl'épaule du bébé dans le miroir est évidem-ment un clin d'oeil adressé à John Tenniel,premier illustrateur de Lewis Carroll, et auchat du Cheshire des Aventures d'Alice aupays des merveilles : il y a métonymie (unélément en désigne un autre : le chat renvoieà un univers connu des seuls initiés) etcondensation des deux univers en un seul.La distorsion qui en résulte est caractéris-tique de l'effet poétique, comme du fonction-nement de l'inconscient défini par Freuddans son analyse de la Science des Rêves.Audace du procédé dénonçant l'apparentemorale naïve d'un poème qui mettait enavant le principe de réalité et dont l'autorité,en fait, est ruinée par la dérision des figurescernées entre les volutes baroques d'uncadre doré (p. 30).

Le parti pris des choses : la glaceou le galet« J'étais alors une poupée », écrit Koza Bel-leli, dans l'ouverture de son très délicat LaFée et la poupée, un court récit en verslibres toujours publié chez Ipomée-AlbinMichel en 1995. Donnant vie à l'image mon-trée sur la couverture - un visage indécisd'enfant ou de poupée au col de dentelles quisemble apparaître dans un miroir au taintroublé par la mémoire - la voix poursuitavec ces mots disposés dans une sorted'encadré :

« Les caprices d'un enfant m'avaientreléguée sur le marbre de la cheminée.Adossée au miroir, ma vie s'écoulaitdans le silence de la pendule.La pièce était jolie, toute étenduede pêche et de coussins moelleux,avec en son milieu, une table d'ivoire » (p. 3)

Monologue, cette fois, qui lance vague 0Uivague de sensations, repoussant dans les

sur

marges de la page l'image tronquée de lapoupée et de la pendule reflétées dans lemiroir. Pièces fragmentaires du sujet quis'affirme dans les nuances (« je me rappelleencore ce nuage de lait posé par-dessus le théde Chine...» ). Enigme du laconisme et sym-bolisme des gestes dans le mystère d'undrame intimiste :

« Adossée au miroir,si seule,je suis tombée sur le marbre glacé » (p. 22)

Paroles vaines dans l'absurde froid d'unhuis clos qui rappelle l'étouffement blancverlainien :

« Peut-être vint l'hiver.Ma mémoire est si blancheet la pièce si videqu'ilfallut une fée... » (p. 25)

L'engluement du miroir, la lutte pour lamémoire et pour le retour à l'existence fon-dent la blessure de l'oubli « comme une cica-trice » (p. 8). Le dédoublement de la voixhésite entre le jouet de l'hallucination et lefantasme du reflet qui est « donné à voir »,pour reprendre ici un mot de Paul Eluard.La poésie condense le tragique des jours ende brefs éclairs de présence des choses.« Reflets » est, d'ailleurs, le titre de la col-lection d'Ipomée dans laquelle l'œuvre estpubliée et on découvrira sur la couvertured'un autre titre, Le Chemin des dunes deNicole Maymat, publié de même en 1995,l'image d'un visage de femme comme gravée,mais à demi effacée sur un galet échoué dansle sable : répondant au principe du montagedu Livre épuisé, l'image morcelée du sujetpoétique perdu dans le miroir résume ladérive sensorielle fondatrice qui est repré-sentée. Dans cette histoire de Nicole May-mat, en effet, une fillette revit le naufrageoù, transformée virtuellement en galet et

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Le Chemin des dunes, ill. F. Clément,Ipomée-Albrn Michel

emportée par les vagues, elle a failli dispa-raître :

« Et cette masse qui, à nouveau, à grandfracas, la presse, la serre, la broie, la poussepuis, enfin, se sépare d'elle, et s'enfuit parson nez, par sa bouche, ses oreilles. Ettoutes ses cellules qui, dans un violenttumulte, explosent, tourbillonnent, éclatent,reviennent, traversent, investissent unedeuxième fois cette peau, ce corps, parcellede vie que la mer finalement rejette -dépose ? - exsangue sur le sable. Avec lebruit, le froid. Glacial. Et le retour de lamémoire. Insoutenable. Terrifiante comme cecri qui la chasse. L'enfant dort. Dans un flotde couettes blanches l'enfant doucementdérive. Elle est la mer. Elle est la nuit et le crides mouettes dans le soir finissant » (p. 11)Le travail de la figure rhétorique réside ici

dans la réduction et le déplacement métony-mique, mais surtout dans la violence durythme et du style qui cherchent à forger unéquivalent de la violence élémentaire par lecôté heurté de la phrase et par les sonoritésparticulièrement brutales des mots. Pou-voirs de suggestion du Verbe ébranlé par lareprésentation d'une simple chose. Commel'écrit Francis Ponge dans Le Parti pris deschoses :

« Car le galet se souvient qu'il naquit parl'effort de ce monstre informe sur le monstreégalement informe de la pierre. Et commesa personne encore ne peut être achevéequ'à plusieurs reprises par l'application duliquide, elle lui reste à jamais par définitiondocile » (p. 78)

On s 'attardera sur le discours muet desgalets qui parfois s'agglutinent sur la plagedu Chemin des dunes en une mouvance devisages (p. 18), comme pour recoller symbo-liquement les fragments d'un être déchiqueté,dans l'attente du retour de l'onde. Celle-cieffectuera sans doute la transmutation poé-tique relevée encore par Francis Ponge :

« Alors pour un moment, l'extérieur dugalet ressemble à son intérieur : il a sur toutle corps l'œil de la jeunesse » (p. 79)

L'unité du poèmeArrêtons un instant le discours critique. Lepoème, lui seul maintenant, a la parole, sansécran intermédiaire. Se maintient, néan-moins, le pouvoir de la liaison et du choix,de l'assemblage des mots ou poèmes enchaî-nés, qui, de ce fait, prennent un autre sens.La poésie est redistribution aléatoire etregroupement d'ensembles flous ; elle supposeaussi un rythme, un souffle, une dynamiqueinterne. Ici une sorte de valse lente :

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Tarots

Etranges figures au miroirqui traversent le tempsredisant l'aventurede lame en lamedans le tournoi des nombres

Bateleur ou poètenul ne sait leur histoire

Le Pendu a les cheveux bleusL'Ermite allume sa lanternePasse toujours le CavalierLa Tour de feu refleurirala Reine aura pour nom Divamais sous la lune somnambulele Mat marche sans réponse

Dans leurs châteaux d'imagesseul le vent passeavec le rêve

Ce poème extrait de Entre lune et loup deJacqueline Saint-Jean, recueil de poèmespublié par les éditions Hachette en 1995 etqui a obtenu le Grand Prix de Poésie pour laJeunesse en 1994, exprime bien l'unité quisoude les éléments apportés par l'explora-tion d'un système : les thèmes récurrents dela lune et du rêve sont là pour organiser ledéploiement de l'imaginaire en une interro-gation qui est en même temps réflexion surl'essence de la poésie. L'unité signifianted'une totalité rythmique rassemble ici lesfigures fluides du miroir dans un déni detout sens trop évident. En se murant d'her-métisme, la poésie limite ses effets et reportel 'attention sur le fonctionnement de sesfigures ; elle rafraîchit les « Fleurs deTarbes », pour reprendre la formule de JeanPaulhan, c'est-à-dire qu'elle confère uneénergie nouvelle aux images usées, à tout cequi vit sous forme de cliché dans la langue etla conscience de la vie quotidienne.

Et, de nouveau, Le Livre épuisé prend laparole et s'exclame en tournant la deuxièmepage avec le vent :

« Vrai, dit l'enfant, c'est vrai ta ville estbelle.Belle la lune dans le miroir des tours... »

La poésie est ce qui réfléchit toujours autrechose. Ici une totalité cosmique.

Prose ou poésie dans le miroir :naître ou mourir au monde

Le repérage de la poésie n'est pourtant paschose aisée et nombreux sont les textes inter-médiaires dans lesquels l'intention littérairehésite entre la prose et la poésie : on dira que,dans le premier cas, l'utilisation des figures etdu rythme répond à une perspective « utilita-riste » et soumet l'effet recherché à des butsautres que celui de la simple appréciation desbeautés du signe. C'est pourquoi Le Peintreet les cygnes sauvages de Claude Clémentillustré par Frédéric Clément (Duculot, 1986)est exemplaire d'une narration qui se conclutsur la révélation de la beauté poétique : lepeintre qui a tout abandonné pour suivre« un vol de grands oiseaux blancs », sedédouble dans le miroir de la glace aumoment où il est capable de « répondre enécho en un chant incomparable ». Chantfinal, chant de mort. Fascination, puissancedu cygne qui élève le regard dans l'imaginairearchétypal auquel sacrifie aussi Mallarmé.Abstraction et pureté glacée de l'inspirationpoétique ? Aussi revenons sur terre et exa-minons la rencontre de ce désir du ciel et del'amour enraciné dans l'humanité quoti-dienne. Voyons les métamorphoses du signedans le carnaval de l'existence. On se rappellepeut-être l'histoire La Fleur grise de Chris-tophe Glocowsky publié par Nicole Maymat en1987 et dans laquelle un autre peintre enquête d'une couleur extraordinaire, ayant

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décidé de peindre son propre portrait, aper-çoit, au lieu de son reflet, non pas un cygne,mais un paon dans le miroir. En « se pinçanttrès fort pour voir s'il ne rêvait pas »,l'homme se fait « très mal » et se souvientsoudain d'une comptine de son enfance :

« Joli paon, dans un miroirTu te regardes matin et soir.Je t'en prie, mon paon gracieux,Fais la roue, montre-moi tes yeux »

Le retour du souvenir et de la comptines'accompagne d'une résurgence des rimesfaciles et conventionnelles et des rythmesentraînants de l'enfance, mais le double sensdu mot « yeux » rend ce plaisir plus com-plexe en déclenchant le jeu sur la langue etla vision. Le plaisir du rythme pur n'est passans charmes, car il est vrai aussi que,comme le rappelait Paul Eluard dans Lessentiers et les routes de la poésie : « Par unecomptine, Venfant saute à pieds joints par-dessus le monde sur mesure dont on luienseigne les rudiments. Il jongle délicieuse-ment avec les mots et s'émerveille de sonpouvoir d'invention » (p. 565). La voixl'emporte ainsi pour un temps sur la vision.Mais l'énigme donnée peu après par le paonqui est représenté dans le cadre doré d'unmiroir surmonté d'un soleil, rétablit un tra-vail plus subtil de l'imaginaire :

« Qui est-ce qui à l'aubeBeau calice portant,Frappe chaque matinA une porte en verre?Quand on l'ouvrira,Pierre précieuse trouverasRéfléchis à l'énigmeEt ma roue verras » (non paginé)

L'ellipse est facteur d'opacité de la langue etdonc de poésie : elle implique la découvertede la « clé » de l'énigme qui conduit ici au

mot « rosée » et à la surprise contenue dansla révélation du sens latent.Il est évident que la poésie a peu sa place dansles textes explicatifs et dans les récits quiexploitent autre chose que les fulgurations del'énergie du monde ou les formes rares del'unique, comme le galet de Francis Ponge. Dn'en reste pas moins que la recherche d'effetsspéciaux ou de dénouements surprenantsappelle dans le récit, tout particulièrement,une veine poétique dont Le Miroir à deuxfaces de Michel Tournier publié en 1994 parles éditions du Seuil, avec des illustrationsd'Alain Gauthier, nous livre les secrets. Dansl'histoire racontée, un calife, déçu de releverles marques du temps sur le visage de safemme, est témoin un jour d'un « miracle » :

« II passa derrière la reine, laquelle tapotaitsa chevelure devant un petit miroir. Il jetaau passage un regard dans ce miroir ets'arrêta, frappé d'étonnement. Le visagequ'il venait d'apercevoir resplendissait debeauté radieuse » (p. 6).

On connaît la morale du conte qui, refusantl'affrontement et le jugement du regardscrutateur, valorise la complicité et l'aveu-glement de la vision partagée :

« Elle ne s'épanouit que quand vos deuxtêtes sont unies dans le même cadre, vosregards tournés vers le même paysage, versle même avenir... » (p. 18).

Or c'est bien dans le face à face du miroirque le sujet se construit à travers le trèscélèbre « stade du miroir » cher à JacquesLacan, et l'on comprend qu'Alain Gauthier,illustrant Amandine et les deux jardins dansle même volume, ait choisi de placer l'imaged'un miroir ovale dans la première partie dutexte, et de montrer Amandine contemplantson reflet peint sous la forme d'un chat audébut. Ce croisement paradoxal qui repose

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sur la figure de l'oxymore et de la rencontredes contraires (l'animal et l'humain) estremplacé à la fin par la contemplationd'Amandine qui voit l'image d'une véritablepetite fille dans un miroir carré, décoré de lavolute d'un col de cygne (ultime état d'unvilain petit canard ?) et d'une fleur épanouiearborant de superbes étamines. Toute lapoésie de l'androgyne et des « jeunes filles enfleurs » émerge de cette contemplationproustienne surajoutée par le peintre à laphrase plutôt dépouillée de l'écrivain :« J'incline ma tête frisée. Je souris d'un airmystérieux. Je trouve que je ressemble augarçon de pierre » (p. 80). Le montage desfigures garantit ici le respect d'une certainediscrétion que les images trop appuyéesauraient mise à mal dans le texte.En revanche, la scène qui montre l'héroïnedu roman Les Pierres du silence de JacquesVénuleth publié en Livre de poche Jeunessepar les éditions Hachette en 1995, en trainde contempler son visage dans la glace de lasalle de bains, ne manque pas d'audace, carce face à face est présenté comme un accou-chement. Celui-ci s'impose volontairementsur le mode grotesque comme un condensédu stade du miroir, traité ici par une déri-sion qui paraît seule capable de suggérer laviolence physique mobilisée pour un retour àla santé psychologique vécu comme unerésurrection :

«Au bout d'un temps que je ne peux pasmesurer, j'ai expulsé bien distinctement unmot : « Toi !... ». Je me montrais du doigten même temps. J'étais toute rouge, pour-tant, avec mon teint, il en faut, les yeuxexorbités, folle, vraiment folle, mais je m'enfichais... J'ai repris mon souffle. J'étaisvraiment comme une femme en couches...Un drôle de bébé que je faisais là... » (p. 62)

Le travail de la métaphore dans ce qui est unmorceau de bravoure, ne s'efforce pas de

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déboucher sur une ampleur poétique, car ils'appuie sur un parallèle systématique etbrise l'envolée vers les domaines du rêve parl'inclusion dans la phrase des mots déri-soires de tous les jours. Dans un espritproche, en montrant que son héros Adolphedécouvre sa véritable identité dans le miroiret s'aperçoit que la mèche de cheveux quipourrait le faire ressembler à Hitler estorientée dans un autre sens, Pef dans Jem'appelle Adolphe (La Nacelle, 1995) dénoncel'illusion d'une fausse analogie. Sa proseconserve toute la vérité du dialogue réalisteà travers un montage absurde (le personnagespécule avec des « mots tordus » sur le « pos-ter » qu'il est devenu...) digne d'EugèneIonesco. Ce dernier est évoqué indirecte-ment à travers l'allusion au rhinocéros (dansLe Rhinocéros, l'écrivain caricature l'uni-formisation de ceux qui sont gagnés par lenazisme et transformés en rhinocéros) etavec cette mèche, signe distinctif, au mêmetitre que la corne du rhinocéros. Maisl'imbrication des images du héros deboutdevant le miroir est un poème graphique quijoue sur l'illisibilité du texte inclus dans ledessin (l'envers du journal où se trouve laphoto d'Hitler) et multiplie la relation desfigures entre elles...

Faire voler le miroir en éclats : unboulet contre un chat

L'avènement de l'être dans le miroir, tra-gique victoire sur le temps, est toujours pré-senté dans un triomphe de la vie dont l'ordres'impose comme gage de santé et de commu-nion futures. On comprend le pouvoir icono-claste du montage réalisé par Michel Tour-nier dans son dernier récit, La Couleuvrinepublié en Lecture junior en 1994 : dans cetexte construit sur l'antithèse rigoureuseopposant ordre et désordre, nécessité ethasard, le triomphe de l'aléa (de la chance)contraste avec la mécanique finalementennuyeuse dérivée des pratiques de la loi

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qu'illustre au mieux le jeu d'échecs dominéradicalement par la symétrie des miroirs(p. 67). Cette poésie du hasard est le résultatdu coup de feu tiré par le jeune adolescentréfractaire à la loi du Père et qui traversed'un boulet de couleuvrine le « miroir desorcière » et le verre tenu en mains par legénéral de l'armée adverse qui assiégeait laville.

Coup de théâtre, ou plutôt coup en aveugle,puisqu'il est donné dans l'obscurité, en pleinenuit et en plein brouillard. Coup d'éclat de lafigure poétique et de ses ellipses dans uneostentation qui conserve la recherche d'une« surprise » baroque, tout en s'opposantrigoureusement à cette autre dénonciationtranquille de la symétrie que représentait lechat de Claude Roy surgissant dans le miroirsur l'épaule de l'enfant.Ce bris ultime du miroir poétique dépend del'effet appuyé imposé par la logique de lanouvelle on du récit bref qui, en poésie, setraduirait peut-être par un autre usage de lafigure de rhétorique dont il semble l'échoaffaibli. Il ramène à la conscience, en effet, laphrase de René Char commentant dansRecherche de la base et du sommet l'œuvre

de Rimbaud et déclarant : « il troue de parten part comme une balle l'horizon de la poé-sie et de la sensibilité » (p. 123). Ou encorecette formule du même poète décrivant VictorHugo, « littéralement mis en pièces par l'obusbaudelairien » (p. 119). Ou enfin l'adresse àArthur Rimbaud dans le chapitre « Fureur etmystère » de La Fontaine narrative :

« Tu as bienfait de partir, Arthur Rimbaud.Cet élan absurde du corps et de l'âme, ceboulet de canon qui atteint sa cible en la fai-sant éclater, oui, c'est bien là la vie d'unhomme ! On ne peut pas, au sortir del'enfance, indéfiniment étrangler son pro-chain » (p. 220)

La poésie comme mythe fondateur d'un éter-nel et de la pureté de la jeunesse - le chat deClaude Roy ou le boulet de la couleuvrinedénonçant l'accablante symétrie de la loi - estce qui fait voler en éclats les miroirs, ce quirésiste à tout usage, autre que celui del'appréciation des formes. La poésie se réduità ces gestes de bravoure ou de bravade, à cesfioritures, par où s'exprime néanmoins toutela complexité de l'être et de son destin... I

Références

René Char : Recherche de la base et du sommet, Paris : Gallimard, 1971 (© 2965) (MF).

René Char : La Fontaine narrative, Paris : Gallimard, 1962 (©7947) (NRF).

Oswald Ducrot, Tzvétan Todorov : Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris : Seuil, 1972.

Paul Éluard : Œuvres complètes, tome II, Paris : Gallimard, 1968 (NRF).

Roman Jakobson : Essai de linguistique générale. Trad. par N. Ruwet, Paris : Éditions de Minuit, 1963.

Francis Ponge, un poète. Présentation de Bernadette Gromer, Paris : Gallimard, 1986 (Folio Junior).

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