Ferjanic Invasions Des Slaves

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Publications de l'École française de Rome Invasions et installations des Slaves dans les Balkans Božidar Ferjančić Résumé En dépit de certaines suppositions, il est aujourd'hui certain que les premières incursions slaves en territoire impérial ont eu lieu à l'époque de Justin Ier (518-527). Tous les efforts de Justinienler (527-565) pour arrêter les Slaves n'ont abouti à aucun résultat positif. Dès la fin de la première moitié du VIe siècle, les Slaves pénètrent profondément dans les Balkans, en direction de l'Egée et de Constantinople, d'une part, de l'Albanie et de la Bosnie, de l'autre. Avec l'arrivée des Avars en Pannonie (567), le théâtre de guerre s'élargit, car les attaques ne sont plus confinées aux Slaves de la Valachie, mais comprennent également les Avars et les Slaves de Pannonie. Les incursions seront particulièrement importantes dans les années 80 du VIe siècle, quand l'armée de l'empereur Maurice (582-602) mène une guerre acharnée contre les Perses. Avec l'avènement de Phocas, la situation sur le limes danubien subit des changements profonds. Le système de défense se décompose et les masses slaves commencent à s'installer définitivement au sud de la Save et du Danube. Citer ce document / Cite this document : Ferjančić Božidar. Invasions et installations des Slaves dans les Balkans. In: Villes et peuplement dans l'Illyricum protobyzantin. Actes du colloque de Rome (12-14 mai 1982) Rome : École Française de Rome, 1984. pp. 85-109. (Publications de l'École française de Rome, 77) http://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1984_act_77_1_2510 Document généré le 17/09/2015

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Slavic invasions

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Publications de l'École françaisede Rome

Invasions et installations des Slaves dans les BalkansBožidar Ferjančić

RésuméEn dépit de certaines suppositions, il est aujourd'hui certain que les premières incursions slaves en territoire impérial ont eu lieuà l'époque de Justin Ier (518-527). Tous les efforts de Justinienler (527-565) pour arrêter les Slaves n'ont abouti à aucunrésultat positif. Dès la fin de la première moitié du VIe siècle, les Slaves pénètrent profondément dans les Balkans, en directionde l'Egée et de Constantinople, d'une part, de l'Albanie et de la Bosnie, de l'autre. Avec l'arrivée des Avars en Pannonie (567),le théâtre de guerre s'élargit, car les attaques ne sont plus confinées aux Slaves de la Valachie, mais comprennent égalementles Avars et les Slaves de Pannonie. Les incursions seront particulièrement importantes dans les années 80 du VIe siècle,quand l'armée de l'empereur Maurice (582-602) mène une guerre acharnée contre les Perses. Avec l'avènement de Phocas, lasituation sur le limes danubien subit des changements profonds. Le système de défense se décompose et les masses slavescommencent à s'installer définitivement au sud de la Save et du Danube.

Citer ce document / Cite this document :

Ferjančić Božidar. Invasions et installations des Slaves dans les Balkans. In: Villes et peuplement dans l'Illyricum

protobyzantin. Actes du colloque de Rome (12-14 mai 1982) Rome : École Française de Rome, 1984. pp. 85-109.

(Publications de l'École française de Rome, 77)

http://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1984_act_77_1_2510

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BOZIDAR FERJANCIC

INVASIONS ET INSTALLATION DES SLAVES DANS LES BALKANS*

Du IVe au VIIe siècle, les provinces balkaniques subirent sur leurs frontières nord les attaques de nombreux peuples barbares. Si les assauts des Goths et des Huns furent sans conséquences durables pour l'histoire de ces régions, la lutte contre le pénétration slave eut un caractère bien différent, car l'Empire n'avait pas seulement à défendre la frontière septentrionale de ses provinces balkaniques, mais aussi l'ar- rière-pays. La défense byzantine s'écroula définitivement au début du VIIe siècle, et les Slaves se répandirent alors dans toute la péninsule balkanique, dont ils marqueront profondément l'histoire jusqu'à nos jours1.

* Abréviations :

Fontes : Fontes byzantini historiam populorum Jugoslaviae spectantes, I-II, Belgrade, 1955 et 1959.

B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950 : B. Grafenauer, Nekaj vprasanj iz dobe nasel- javanja juznih Slovanov, dans Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 23-126.

P. Lemerle, RH, 211, 1954 : P. Lemerle, Invasions et migrations dans les Balkans depuis la fin de l'époque romaine jusqu'au VIIIe siècle, dans Revue historique, 211, 1954, p. 265- 308.

P. Lemerle, Miracula, I et II : P. Lemerle, Les plus anciens recueils des Miracles de saint Démétrius. I. Le texte, Paris, 1979; //. Commentaire, Paris, 1981.

Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980 : Lj. Maksimovic, Severni Ilirik u VI veku, dans Zbornik radova vizantoloskog instituta, 19, 1980, p. 17-57.

V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975 : V. Popovic, Les témoins archéologiques des invasions ava- ro-slaves dans l'Illyricum byzantin, dans MEFRA, 87, 1, 1975, p. 445-504.

Simpozijum, Sarajevo, 1969 : Simpozijum : predslavenski etnicki elementi Balkanu u etno- genezi Juznih Slovena (Mostar, 24-26 oktobra 1968), Centar za balkanoloska istrazivan- ja, knjiga 4, Sarajevo, 1969.

L. Waldmüller, Slawen : L. Waldmüller, Die ersten Begegnungen der Slawem mit dem Christentum und christlichen Völkern vom 6. bis 8. Jh., Die Slawen zwischen Byzanz und Abendland, Amsterdam, 1976. 1 Cf. B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 25 sq.; Lj. Maksimovic, ZRVI, 19,

1980, p. 19, 22, 24.

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Les historiens romains ne mentionnent pas le peuple slave, dont les établissements étaient encore situés loin des frontières de l'Empire. Le déplacement des Slaves vers les frontières byzantines s'effectua au cours du Ve siècle, et selon deux directions : un groupe occidental traversa la Pannonie, un groupe oriental la Dacie2. Ces deux groupes atteignirent séparément la frontière byzantine à l'ouest et à l'est des Portes de Fer et effectuèrent probablement des percées indépendantes vers l'Adriatique et vers la Mer Egée. La démarcation entre les deux groupes suivait à peu près la ligne Timok-Osogov-Sara, qui marque encore la séparation des parlers slaves du sud3.

La bibliographie sur les Slaves, leurs invasions puis leur installation permanente au sud de la Save et du Danube est trop abondante pour qu'il soit question de la résumer. Elle comprend d'ailleurs, à côté d'études fondamentales, plus d'un jugement hâtif et superficiel4. Nous ne présenterons dans la présente communication que les apports les plus neufs à notre sujet, en combinant les donnés déjà connues des sources narratives avec les résultats des disciplines auxiliaires, surtout de l'archéologie. Nous aurons atteint notre but si nous contribuons à une meilleure connaissance de ces événements importants, et d'abord de leur chronologie.

Avant d'étudier les principales données historiques relatives à notre sujet, voyons quelles routes empruntaient les Slaves dans leur mouvement vers le sud. En effet, l'intérieur de la péninsule balkanique était sillonné d'un réseau de grandes routes romaines, et bien que certaines, comme la via Egnatia, aient déjà perdu au VIe siècle de leur importance, il est certain que les Slaves ont utilisé les voies existantes, dont le tracé avait été déterminé par un relief assez fractionné. Les deux principales de ces routes sont celle qui empruntait la vallée de la Morava et du Vardar vers Thessalonique, et celle qui suivait le Danube puis, par Serdica et la vallée de la Struma, rejoignait à Amphipolis le littoral de

2 Istorija srpskog naroda, I, Belgrade, 1981, p. 137. 3 V. Tapkova-Zaimova, Nasestvia i etniceski promeni na Balkanite, Sofia, 1966, p. 82. 4 Pour la bibliographie plus ancienne, cf. P. Lemerle, RH, 211, 1954, p. 281-308. Le

même auteur (p. 265) a brillamment passé en revue les sources et la bibliographie sur ce sujet: les sources écrites sont rares, la documentation archéologique «disparate, fragmentaire», et la bibliographie est écrite «dans toutes les langues d'Europe centrale et orientale ». Enfin, il faut noter les préjugés nationalistes fréquents des historiens des pays balkaniques.

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la Mer Egée5. D'autres voies secondaires reliaient la frontière danubienne à la côte dalmate à travers la Bosnie actuelle.

C'est au début du VIe siècle que les Slaves et les Antes commencèrent à menacer les frontières byzantines : les premiers étaient alors basés le long de la rive septentrionale du bas Danube, les seconds au nord du littoral pontique6. Auparavant, vers la fin du Ve siècle et dans les premières années du VIe, les régions au nord du Danube et de la Save étaient occupées par un conglomérat de tribus barbares (Huns, Gètes, etc.) qui faisaient de fréquentes incursions en territoire byzantin7. Des études récentes ont repris la vieille hypothèse selon laquelle des Slaves ont pris part à ces invasions, bien que les sources ne les mentionnent pas expressément8. Cette supposition est liée à une idée maintes fois avancée : les Slaves, divisés en tribus indépendantes et peu enclins à se donner une organisation unitaire, n'auraient représenté un danger militaire pour l'Empire byzantin que lorsqu'ils étaient encadrés par d'autres barbares mieux organisés, comme les Bulgares, dans la première moitié du VIe siècle, et les Avars, dans la seconde9. Il est certain que les Slaves différaient par leur mode de vie et leur organisation politique des autres tribus établies le long des frontières septentrionales de l'Empire : Procope et, pour une période plus récente, le Stratégicon du Pseudo-Maurice nous fournissent quelques précieux renseignements sur leur organisation tribale 10 et prouvent que leurs occupations étaient surtout agricoles, ce qui les rendaient certainement moins mobiles que les cavaliers nomades bulgares ou avars. Il paraît pourtant hasardeux

5 P. Lemerle, RH, 211, 1954, p. 276. L'éminent byzantiniste français montre que les routes est-ouest étaient surtout des vecteurs d'influences pacifiques, alors que les routes nord-sud étaient suivies par les barbares lors de leurs invasions.

6 Sur le problème des Antes et de leur origine, cf. les éléments essentiels dans Fontes, I, p. 23, n. 20.

7 Une liste détaillée de ces attaques est donnée par Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980, p. 22-24.

8 Cf. par ex. B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 28-32; P. Lemerle, RH, 211, 1954, p. 284, 286 sq.; Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980, p. 22-24; L. Waldmüller, Slawen, p. 32-34, 55.

9 P. Lemerle (RH, 211, 1954, p. 284) précise que les masses slaves ne sont devenues dangereuses pour Byzance qu'à l'époque de l'empereur Justinien, lorsqu'elles furent «disciplinées, organisées, commandées par les Bulgares». Idée analogue chez L. Waldmüller, Slawen, p. 104-106.

10 Procope, BG, III, p. 357-359; Mauricii Stratégicon, éd. H. Mihäescu, Bucarest, 1970, p. 276-290 (= Fontes, I, p. 25-30 et 130-141).

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de conclure de leur mode de vie et de leur désunion politique à la faiblesse du danger militaire qu'ils représentaient.

Il est depuis longtemps établi que la première attaque des Slaves, ou plutôt des Antes, contre les provinces byzantines qui soit clairement signalée dans les sources eut lieu sous le règne de l'empereur Justin Ier (518-527) les barbares traversèrent le Danube et firent irruption en Thrace, où ils furent vaincus par le magister militum per Thracias Germain, neveu de l'empereur11. Cette première invasion attestée dans les sources fut certainement entreprise par les Antes, qui s'étaient avancés jusqu'au cours inférieur du Danube. Le successeur de Justin, Justinien (527-565), réussit, dans les premières années de son règne, à assurer la paix sur la frontière danubienne grâce à l'activité efficace d'un officier, Chilboudios, qui était probablement lui-même un Ante. C'est à cette époque qu'eut lieu, d'après Procope, un conflit entre les Slaves et les Antes, où ces derniers furent vaincus12. Cette guerre fut sans aucun doute provoquée en sous-main par la diplomatie byzantine qui connaissait depuis longtemps l'art d'utiliser ses ennemis les uns contre les autres. Procope raconte en effet que Justinien avait négocié avec les Antes et leur avait proposé de s'établir près de la ville de Turris, sur la rive gauche du bas Danube, en échange de la défense des provinces byzantines contre les attaques des Bulgares13. P. Lemerle souligne d'ailleurs à juste titre que la frontière danubienne n'était pas seulement une zone d'hostilités mais aussi le lieu d'échanges de toute sorte : c'est par là que passaient les vieilles routes commerciales venant d'Orient14, et nous savons que des Slaves et des Antes faisaient partie des armées byzantines combattant les Ostrogoths en Italie et les Perses en Orient, ce qui prouve que les rapports entre l'Empire et les barbares installés au nord du bas Danube n'étaient pas uniquement antagonistes15.

11 Procope, BG, III, p. 475 sq. (= Fontes, I, p. 45 sq.). Sur cette première incursion slave, ou plutôt ante, mentionnée dans les sources, cf. B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 33; P. Lemerle, RH, 211, 1954, p. 284; Fontes, I, p. 45 sq., η. 89 et 91; M. Braicevski, Κ istorii rasselenia Slavjan na vizantij skih zemljah, dans Viz. Vrem., 19, 1961, p. 127; L. Waldmüller, Slawen, p. 34 sq. ; Istorija, I, p. 109 sq.

12 Procope, BG, III, p. 355 (= Fontes, I, p. 24). 13 Procope, BG, III, p. 359 (= Fontes, I, p. 30 sq.). 14 P. Lemerle, RH, 211, 1954, p. 273. 15 Des Slaves et des Antes se trouvent en 537 dans les rangs de l'armée de Bélisaire en

Italie (Procope, BG, I, p. 130), et participent en 540 à l'attaque de la forteresse d'Auxi- num, au sud d'Ancóne (ibid., II, p. 268). Un détachement ante (300 hommes sous les ordres d'un certain Jean) se signale en 547 dans les combats contre les bandes de Totila

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Bien que la diplomatie habile de Justinien lui ait procuré quelques années de répit, Byzance n'était pas définitivement libérée de tout souci sur sa frontière nord : en 540, un nombreux groupe de Bulgares Koutri- gours traversa le Danube, pénétra profondément en territoire byzantin et atteignit le Long Mur protégeant l'accès de la capitale, les côtes de la mer Egée et même Corinthe 16. Peu après, la fin du conflit entre les Slaves et les Antes leur permit d'entreprendre une nouvelle vague d'incursions dans les provinces impériales. À l'automne 545, les mercenaires hérules battirent en Thrace une troupe de Slaves qui avaient traversé le Danube et se livraient au pillage17. On discerne pourtant dans les années suivantes un changement important des directions prises par les envahisseurs slaves : en 548 ils causent de sérieux dégâts dans tout l'Illyricum et parviennent jusqu'à Dyrrachium 18. Une nouvelle voie de pénétration slave a donc été ouverte à travers l'Illyricum vers le sud- ouest, à travers l'Albanie actuelle. Lj. Maksimovic estime, sans doute avec raison, qu'une partie des envahisseurs de 548 ne traversa pas la Danube dans son cours inférieur, mais dans la région des Portes de Fer19. Au printemps de 550, une armée de 3000 Slaves passa de nouveau le fleuve, remporta en Thrace plusieurs victoires sur les troupes impériales, attaqua les forteresses thraces et illyriennes, et fit le siège de la ville de Toperus, près de l'embouchure de la Mesta20. Dès la

près de Lucania (ibid., II, p. 394 sq.). Contre les Perses se distinque en 555-556 l'ante Dabragez, qui commande aussi une escadre fluviale près de Phasis en Colchide (Agathiae Myrinaei historiarum libri quinque, éd. R. Keydell, Berlin, 1967, p. 111 sq.). Les sources sur la présence des Slaves et des Antes dans l'armée byzantine ont été traduites dans Fontes, I, p. 34, 37, 75 sq. Cf. aussi B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 34; L. Waldmüller, Slawen, p. 59-65; Lj. Maksimovic, ZR VI, 19, 1980, p. 33, n. 70.

16Procope, BG, II, p. 164 sq.; P. Lemerle, RH, 211, 1954, p. 285; L. Waldmüller, Slawen, p. 38 sq.; Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980, p. 33 sq.

17 Procope, BG, III, p. 353 (= Fontes, I, p. 36 sq.). Β. Grafenauer (Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 36) enregistre cette attaque comme première incursion indépendante des Slaves en territoire byzantin. Cf. L. Waldmüller, Slawen, p. 39.

18 Procope, BG, III, p. 423 (= Fontes, I, p. 38) ; B, Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 36; P. Lemerle, RH, 211, 1954, p. 286.

19 Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980, p. 33 sq. 20 Procope, BG, III, p. 467-471 (= Fontes, 1, p. 41-44); B. Grafenauer (Zgodovinski

casopis, 4, 1950, p. 36 sq.) date cette expédition de 549; P. Lemerle (RH, 211, 1954, p. 286) et L. Waldmüller (Slawen, p. 40-42) considèrent que l'attaque de Toperus marque un changement de la stratégie des Slaves Aìs ne se livrent plus uniquement au pillage, mais attaquent aussi les villes, ce qui prouve qu'ils ont adopté la technique de guerre byzantine.

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seconde moitié de 550 ou le début de 551 de nouveaux envahisseurs slaves, plus nombreux encore, se dirigèrent vers Thessalonique et les villes avoisinantes21. Mais redoutant le général Germain, que ses victoires sur les Antes avaient rendu célèbre, ils renoncèrent à attaquer Thessalonique. Certains franchirent les montagnes illyriennes en direction de la Dalmatie, élargissant ainsi le champ de leurs opérations. Selon Proco- pe, ces Slaves passèrent l'hiver 550-551 en territoire byzantin, aussi tranquillement que s'ils avaient été dans leur propre pays. Un autre groupe, qui s'était dirigé à travers la Thrace vers Constantinople, arriva jusqu'au Long Mur, après avoir vaincu l'armée impériale près d'Andri- nople, puis se retira avec un abondant butin au-delà du Danube22. Il est naturel que cette première mention d'une irruption slave en province de Dalmatie ait attiré particulièrement l'attention des chercheurs. Nous ne nous attarderons pas à l'interprétation sans fondement de M. Brai- cevski, qui y voit la preuve que les Slaves étaient parvenus jusqu'aux côtes de l'Adriatique : de toute évidence, cet auteur ignore l'étendue de la province romaine de Dalmatie23. Pour sa part, F. Barisic estime avec raison que lors de cette invasion les Slaves ont dévasté l'actuelle Bosnie orientale, mais croit lui aussi qu'ils sont restés un certains temps en territoire byzantin24. Quant à Lj. Maksimovic, il souligne que cette percée dut être entreprise par des Slaves du bas Danube ayant traversé le fleuve à gué aux environs des Portes de Fer, mais il ne croit pas que les assaillants se soient attardés en territoire byzantin25. Le fait que les Slaves aient hiverné en Dalmatie a été lui-même diversement commenté. M. Braicevski en conclut hardiment que la colonisation par les Slaves du nord de la péninsule balkanique commença dès le milieu du VIe siè-

21 V. Tapkova-Zaimova (Napadenia «varvarov» na okrestnost Soluna ν pervoi polovine VI v., dans Viz. Vrem., 16, 1958, p. 5-7) soutient de façon peu convaincante que les Slaves menacèrent Thessalonique dès la première moitié du VIe siècle. Elle est suivie par M. Brajcevski (K istorii, p. 128). Contra, cf. Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980, p. 24, n. 28.

22 Procope, BG, III, p. 474-478, 481-485 (= Fontes, I, p. 45-48). B. Grafenauer (Zgodo- vinski casopis, 4, 1950, p. 36 sq.) croit que les Bulgares prirent part aussi à cette campagne, car on mentionne la présence de cavaliers.

23 M. Brajcevski, Κ istorii, p. 131 sq. Il est étonnant que le même auteur (ibid., p. 136) considère que les Slaves formaient dès la seconde moitié du VIe siècle la majorité de la population en Thrace, Illyricum et Dalmatie.

24 F. Barisic, Procès slovenske kolonizacije Istocnog Balkana, dans Simpozijum, Sarajevo, 1969, p. 16.

25 Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980, p. 35.

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eie26. Dans l'Histoire du Peuple serbe publiée récemment, le séjour des Slaves en Dalmatie en 550-551 est mis en rapport avec les premiers établissements slaves connus en Bosnie orientale (Musici près de Visegrad, nécropole de Dvorovi près de Bjeljina) qui dateraient de ces annes-là27. Cependant, V. Popovic a émis des doutes justifiés sur le lien supposé entre ces découvertes archéologiques difficiles à dater avec précision et l'invasion slave de 55028. Au total, la vérité est sans doute du côté de ceux qui nient que le texte de Procope permette de dater le début de l'installation permanente des Slaves au sud de la Save et du Danube29.

À l'automne de 551, une masse de Slaves ravagea de nouveau l'Illy- ricum. Ils restèrent assez longtemps, sans que les Byzantins osassent leur faire face. Lorsqu'ils se décidèrent à rentrer chez eux, ils furent transportés de l'autre côté du Danube par les Gépides, qui leur firent payer une pièce d'or par tête30.

Aucune invasion n'est ensuite connue jusqu'au printemps 559, date à laquelle le continuateur de Procope, Agathias, note que les Koutri- gours commandés par Zabergan traversèrent le Danube gelé et lancèrent des opérations de pillage. Un de leurs détachements se dirigea sur la Grèce et atteignit les Thermopyles, un second arriva jusqu'en Cher- sonnèse de Thrace, tandis que le troisième, avec Zabergan à sa tête,

26 M. Brajcevski, Κ istorii, p. 135 sq.; V. Tapkova-Zaimova (Nasestvia, p. 60, 68) croit aussi que les Slaves commencèrent à s'installer dans la péninsule balkanique dès le règne de Justinien.Elle en donne deux preuves : a) Procope {De aedificiis, IV, II, p. 145) dit que les villes de Philippopolis, Beroea, Adrianopolis et Plotinopolis se trouvent au voisinage de tribus barbares; b) en 535 les barbares errent aux environs de Thessalonique.

27 Istorija, I, p. 112 sq. Sur ces découvertes, cf. I. Cremosnik, Die ältesten Ansiedlungen und Kultur des Slawen in Bosnien und der Herzegowina im Lichte der Untersuchungen in Musici und Batkovici, dans Balcano-slavica, 1, 1972, p. 59-64.

28 V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 449. 29 1. Nestor (La pénétration des Slaves dans la péninsule balkanique et la Grèce

continentale, dans Revue des études sud-est européennes, I, 1-2, 1963, p. 47 sq.) considère que les Slaves, avant l'arrivée des Avars, étaient incapables de s'assurer le contrôle des villes sans lequel il ne pouvait y avoir d'occupation durable du sol. Mêmes vues chez L. Waldmüller (Slawen, p. 35 sq.) qui rappelle qu'en 551 ce sont les Gépides qui transportèrent les Slaves en bateau au-delà du Danube. Cf. B. Grafenauer, Slovanski naselitvèni valovi na Balkanski polotok, dans Zgodovinski casopis, 18, 1964, p. 219; P. Petrov, Obrazuvane na balkarskata darzava, Sofia, 1981, p. 48 sq.: P. Lemerle (Miracula, II, p. 50, 52) souligne que les Slaves «furent longtemps contenus et incapables de s'installer durablement nulle part». Il présume pourtant que certains de leurs groupes restaient en Thrace et dans l'Illyricum.

30 Procope, BG, III, p. 623-625 (= Fontes, I, p. 48-50).

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parvint jusqu'aux portes de la capitale. Malgré la profondeur de leur incursion, les Koutrigours repassèrent le Danube à l'automne de 559. On notera que dans la description de cette attaque, les sources divergent sensiblement : alors qu'Agathias ne mentionne que les Koutrigours, Jean Malalas précise que des Slaves avaient aussi pris part à l'attaque31. Les historiens modernes ont interprété différemment cette contradiction, mais, de toute façon, rien ne s'oppose à ce que des Slaves établis au nord de Danube aient participé à cette campagne de 55932.

Les attaques slaves marquèrent une pause vers la fin du règne de Justinien, mais les événements des années précédentes avaient certainement laissé des traces profondes dans les provinces balkaniques. L. Waldmüller explique cette accalmie d'une part par les travaux de renforcement du limes effectués par Justinien, d'autre part par les conflits opposant entre elles les tribus barbares33. On peut ajouter que les vagues d'invasions slaves se succédant selon un rythme annuel coïncidaient chronologiquement avec les dernières étapes de la longue guerre ostrogothique menée par Justinien en Italie. Il est fort probable que les Slaves étaient informés du transfert des forces impériales en Occident et attaquaient d'autant plus souvent les provinces balkaniques qu'ils les savaient mal défendues. Dans son récit de l'attaque de 550-551, Procope se demande même si les Slaves ne sont pas intervenus à la demande du chef goth Totila34. Dans son Histoire secrète, le même auteur ajoute que de 527 à 551, les Slaves, Antes et autres barbares attaquaient presque chaque année l'Illyricum et la Thrace, poussant jusqu'à la mer Ionienne et aux faubourgs de Constantinople, et emmenant à chaque fois un grand nombre de prisonniers35. Ce texte, malgré son caractère assez général, laisse deviner quelles traces profondes les attaques barbares devaient laisser dans ces régions et confirme que l'armée impériale avait trop à faire en Italie pour assurer leur défense36. De plus, le

31 Agathiae historiarum, éd. R. Keydell, p. 177 sq.; /. Malalae chronographia, éd. L. Dindorf, Bonn, 1831, p. 490 (= Fontes, I, p. 77, 80, 84).

32 P. Lemerle (RH, 211, 1954, p, 286) et Istorija (I, p. 11, ne parlent que des Koutrigours. B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 38) et L. Waldmüller (Slawen, p. 48-52) croient que les Slaves prirent part à l'expédition.

33 L. Waldmüller, Slawen, p. 48. 34 Procope, BG, III, p. 481 (= Fontes, I, p. 47). 35 Procope, Historia arcana, p. 14 sq. (= Fontes, I, p. 51 sq.). 36 F. Barisic (Procès kolonizacije, p. 12 sq.) insiste sur l'importance des informations

de Procope.

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désordre dû aux incursions barbares est la cause probable de l'absence de tout évêque de Mésie au Ve concile œcuménique de Constantinople en 553 37.

Au début de la seconde moitié du VIe siècle, le nord de la péninsule balkanique fut le théâtre d'un événement aux conséquences considérables : l'arrivée des Avars provenant de l'Asie Centrale, réserve continuelle de tribus nomades. Après une guerre contre les Gépides et le départ des Lombards pour l'Italie (568), ils s'installèrent de façon permanente en Pannonie, entre le Danube et la Tisa. Nous ne pouvons pas étudier ici le problème de la structure de l'état avar, qui se maintint en Pannonie plus de deux siècles38, ni celui des relations entre Avars et Slaves dans la communauté qu'ils formaient. Ce qui nous importe, c'est que l'arrivée des Avars en Pannonie et la formation de leur état ont modifié les rapports entre l'Empire et les Slaves : désormais, la menace pesant sur les provinces balkaniques ne provenait plus seulement des Slaves établis au nord du bas Danube, mais aussi de leurs frères de Pannonie, qui traversaient le cours moyen du fleuve et menaient avec les Avars des attaques en territoire byzantin39. Cet élargissement du front de sa défense a certainement causé des difficultés à l'Empire car, comme le remarque B. Grafenauer, c'est alors que commence la seconde vague d'invasions slaves40 : V. Tapkova-Zaimova a probablement raison de considérer que certaines attaques attribuées aux Avars par les sources contemporaines étaient en fait entreprises par les Slaves de Pannonie qui se trouvaient dans lé cadre du khaganat avar41.

Cependant, la situation sur le bas Danube n'avait pas changé : les Slaves y étaient toujours prêts à profiter des occasions de pillage. Le passage des Avars par ces régions dans leur migration vers l'Ouest a certainement inquiété les Slaves de Valachie et peut-être interrompu quelque temps leurs incursions en territoire byzantin. Mais ces Slaves valaques sont restés, même après la formation de l'état des Avars, hors d'atteinte de leur autorité : Ménandre le Protecteur raconte que le kha- gan avar organisa une expédition pour soumettre les Slaves de Valachie (578-579); l'armée avare traversa le Danube, s'avança sur la rive

37 L. Waldmüller, Slawen, p. 194. 38 Sur l'État avar, cf. surtout J. Kovaceviu, Avarski kaganat, Belgrade, 1977. 39 B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 91-103. 40 B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 18, 1964, p. 220-223. 41 V. Tapkova-Zaimova, Nasestvia, p. 59.

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droite jusqu'au cours inférieur du fleuve, mais ne réussit pas à faire reconnaître par les Slaves valaques l'autorité suprême du khagan42. Jamais par la suite les Avars ne réussirent à soumettre ces Slaves qui restèrent libres et continuèrent de faire des razzias au sud du Danube en toute indépendance43.

La paix entre l'Empire et les Slaves de Valachie fut de courte durée. Ménandre le Protecteur nous apprend que dans la quatrième année de règne du César Tibère (578) 44, 100.000 Slaves pillèrent la Thrace et de nombreuses autres provinces45. Dans les mêmes années, nous voyons un groupe slave s'emparer en Illyricum d'un émissaire avar revenant de Constantinople à la cour du khagan46. Ces expéditions slaves sont certainement en rapport avec la campagne déjà mentionnée de Baïan contre les Slaves de Valachie (début du printemps 579), à la suite de laquelle les Slaves semblent s'être retirés des provinces impériales47.

On a bien souvent commenté le passage classique de l'Histoire ecclésiastique où Jean d'Éphèse dit que trois ans après la mort de l'empereur Justin II, pendant le règne de Tibère II, les Slaves ont envahi les provinces d'Hellade, de Thessalie et de Thrace, qu'ils ont dévasté pendant quatre ans un grand nombre de villes et de propriétés, et que même aujourd'hui (583-584), ils vivent en pays byzantin48. Les anciens commentateurs, mettant en rapport les informations de Ménandre le Protecteur et celles de Jean d'Éphèse, croient qu'ils s'agit d'une seule

42 Excerpta de legationibus, I, éd. C. de Boor, Berlin, 1903, p. 209 sq. (= Fontes, I, p. 90-92).

43 V. Tapkova-Zaimova (Nasestvia, p. 59) admet la possibilité que ces Slaves aient attaqué parfois à l'instigation des Avars. Sur leur indépendance, cf. J. Kovacevic, Kaganat, p. 70 ; P. Petrov, Obrazuvane, p. 40 sq.

44 Pour la chronologie, cf. Lj. Maksimovic, Ο hronologiji slovenskih upada na vizantijs- ku teritoriju krajem sedamdesetih i pocetkom osamdesetih godina VI veka, dans ZRVI, 8, 2, 1964, p. 263-268.

45 Excerpta de legationibus, II, p. 486 sq. (= Fontes, I, p. 96, où cette attaque est datée de 581). Du chiffre de 100.000 Slaves, F. Barisic {Procès kolonizacije, p. 19 sq.) conclut que les envahisseurs s'étaient mis en route avec leurs familles, sans doute dans l'intention de s'installer.

"Excerpta de legationibus, II, p. 474 sq. (= Fontes, I, p. 94); Lj. Maksimovic, ZRVI, 19, 1980, p. 45.

47 Lj Maksimovic, ZRVI, 8, 2, 1964, p. 263-268; L. Waldmüller, Slawen, p. 110 sq. 48 Pour la traduction du passage de Jean d'Éphèse, cf. B. Grafenauer, Zgodovinski

casopis, 4, 1950, p. 51 sq. (= Fontes, I, p. 96, n. 36).

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grande attaque slave, qui aurait duré plusieurs années. Au contraire, Lj. Maksimovic envisage sans doute avec raison deux irruptions séparées des Slaves de Valachie : après la première, en 579, les assaillants retournèrent au-delà du Danube; lors de la seconde, en 581, ils restèrent plusieurs années sur le territoire byzantin49. Qu'il s'agisse d'une seule invasion slave ou de deux attaques distinctes, il reste que les provinces de l'Empire se trouvèrent très menacées dans les années 579- 584. D'autre part, le fait que les Slaves soient restés quatre longues années en territoire byzantin a été interprété comme un indice de leur intention de s'installer au sud du Danube, mais on ne saurait conclure de ce seul renseignement qu'un véritable processus de colonisation était commencé dès cette époque50.

La menace représentée par les groupes avaro-slaves du moyen Danube n'était pas moindre. En 568, peu après la consolidation de leur installation en Pannonie, les Avars envoyèrent un détachement de 10.000 Koutrigours piller la Dalmatie (c'est-à-dire certainement la Bosnie actuelle), mais il ne semble pas que les assaillants aient pénétré profondément à l'intérieur du pays51. Il ne s'agissait là de la part des Avars que d'une première opération de harcèlement : le khagan savait bien qu'il lui fallait avant toute chose s'emparer de Sirmium et des autres forteresses du limes. La prise de Sirmium fut en effet le premier grand succès de Baïan; elle intervint en 582, après un long siège au cours duquel l'armée impériale ne put porter secours à la ville menacée52. L'organisation ecclésiastique de la métropole chrétienne se trouva- démantelée : en 584, nous trouvons l'évêque de Sirmium Sébastien à Cos- tantinople, où il resta jusqu'à la fin du VIe siècle, avant de devenir évê- que d'Urbino, en Italie53.

49 Lj Maksimovic, ZR VI, 8, 2, 1964, p. 263-269, et récemment V. Popovic, Aux origines de la slavisation des Balkans : la constitution des premières Sklavinies macédoniennes vers la fin du VIe siècle, dans CRAI, 1980, p. 231-233.

50 1. Nestor, Pénétration, p. 51-53; F. Barisic, Procès kolonizacije, p. 19 sq.; Lj Maksimovic, ZRVI, 8, 2, 1964, p. 269 sq.

51 Excerpta de legationibus, II, p. 458 (= Fontes, I, p. 88) J. Kovacevic, Kaganat, p. 46; Istorija, I, p. 116.

52 Les combats autour de Sirmium ont été décrits par Ménandre le Protecteur (Excerpta de legationibus, II, p. 471-474 et I, p. 220 = Fontes, I, p. 92-98), et la conquête de la ville par Théophylacte Simokatta (Historia, éd. C. de Boor, Leipzig, 1887, p. 44 sq. = Fontes, I, p. 105 sq.).

53 V. Popovic, Le dernier évêque de Sirmium, dans Revue des études augustiniennes, 87, 1973, p. 91-97.

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La prise de Sirmium et le traité par lequel l'empereur s'engageait à verser un tribut annuel de 80.000 solidi semblent avoir apaisé quelque temps les Avars. Mais dès 584, ils reprirent leurs attaques et s'emparèrent des places fortes frontalières de Singidunum, Viminacium et Au- gustae54. L'occupation de ces forteresses ne fut que provisoire, mais elle affaiblit considérablement la défense de ce secteur du limes et ouvrit la voie à de nouvelles invasions barbares. En 585, poussés par le khagan, les Slaves pénétrèrent en Thrace et les troupes impériales ne parvinrent à les battre que devant le Long Mur, tout près de la capitale55. Il s'agit certainement d'une des rares attaques que les Slaves de Valachie aient entreprise à l'instigation des Avars, dont ils étaient en principe indépendants. Cette conclusion est confirmée par la réponse que Priscus fit aux Avars lors de sa première expédition contre les Slaves au nord du bas Danube : aux envoyés avars venus protester, il répliqua que le traité de paix avec le khagan ne signifiait pas que la guerre menée par les Byzantins contre les Slaves était terminée56. L'année suivante (586) fut marquée par de nouvelles offensive barbares, conduites cette fois par les Avars et les Slaves de Pannonie qui occupèrent les forteresses de Ratiaria, Bononia, Aquis, Dorostolon, Zaldapa, Panassa, Marcianopolis et Tropaeum. L'empereur Maurice confia alors le commandement de l'armée à Comentiolus, avec mission d'assurer le pouvoir byzantin dans les régions situées entre l'Hémus (la chaîne des Balkans) et le cours inférieur du Danube57.

De tout cela, il ressort que les années 580-590 furent particulièrement critiques pour les provinces balkaniques. Tout se passe comme si les Avars et les Slaves n'ignoraient pas que les armées de Maurice étaient engagées à fond dans la guerre contre les Perses, et voulaient profiter de cette occasion pour dévaster sans rencontrer d'opposition les provinces byzantines. Dès ces années-là certains indices dénotent

54 Simokatta, p. 46 sq. (= Fontes, I, p. 106 sq.). 55 Simokatta, p. 52 sq. (= Fontes, I, p. 107 sq.); Β. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4,

1950, p. 56 sq.; L. Waldmüller, Slawen, p. 130-136; V. Popovic, CRAI, 1980, p. 240; P. Lemerle, Miracula, II, p. 54.

56. Simokatta, p. 232 sq. (= Fontes, I, p. 112 sq.). On trouvera cette interprétation de la situation des Slaves valaques dans Fontes, I, p. 107, n. 1; p. 113, n. 41 et dans L. Waldmüller, Slawen, p. 143 sq.

"Simokatta, p. 54 (= Fontes, I, p. 108 sq.); Β. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 56 sq.; L. Waldmüller, Slawen, p. 130-136; V. Popovic, CRAI, 1980, p. 240; P. Lemerle, Miracula, II, p. 54.

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une pénétration plus profonde des Avars et des Slaves en territoire byzantin. Ainsi, le premier recueil des Miracula s. Demetrii fournit une description détaillée des attaques contre Thessalonique. La première prend place sans doute en 584 : le jour de la fête de saint Démétrius (26 octobre) apparut sous les remparts un groupe de 5000 Slaves qui, après avoir menacé la ville, se retira58. Si la date de cette attaque reste discutée, celle de la seconde offensive avaro-slave contre Thessalonique a été récemment établie avec certitude : en septembre 586, une multitude de Slaves et d'Avars arriva devant la ville avec de nombreuses machines de guerre, et en fit le siège pendant sept jours59.

En conclusion, les historiens byzantins Ménandre le Protecteur, Jean d'Éphèse et Théophylacte Simokatta comme les Miracula s. Demetrii indiquent clairement que les années 580-590 ont été marquées par une grande offensive des barbares établis aux frontières septentrionales des Balkans. Il est important de noter que les récentes découvertes archéologiques, surtout numismatiques, confirment ces données et illustrent bien les conditions de vie agitées de ces années-là. Les premiers pas dans l'utilisation de ce matériel ont été faits par J. Kovace- vic : il attira l'attention sur le trésor de monnaies (9 pièces du village de Borec près de Philippopolis (Plovdiv) contenant des pièces de Justinien (527-565) et de Justin II (565-578), et il mit en rapport l'enfouissement de ce trésor avec la grande invasion slave de 578-57960. V. Popovic est allé beaucoup plus loin dans l'exploitation des données de la numismatique. Par l'étude des trouvailles monétaires dans un cadre géographique plus large, il a montré que la grande poussée slave des années 581- 584 se reflète clairement dans les découvertes numismatiques. Ainsi, le trésor de Stobi, découvert en 1952, tout comme celui de Kratovo (2400

58 P. Lemerle, Miracula, I, p. 126 sq. (= Fontes, I, p. 175 sq.). Nous avons adopté ici la chronologie de F. Barisic (Cuda Dimitrija Solunskog kao istorijski izvori, Belgrade, 1953, p. 33-70). Certains auteurs placent plus tard cette première attaque slave contre Thessalonique : en 604 ou même en 610. Cf. P. Lemerle, Miracula, II, p. 69-73.

59 P. Lemerle, Miracula, I, p. 133-138 (= Fontes, I, p. 176-184). Puisque cette attaque a eu lieu sous Maurice et un dimanche 22 septembre, elle ne peut se placer qu'en 586 ou en 597. F. Barisic (Cuda, p. 33-37) avait depuis longtemps proposé de la dater de 586, ce que de nombreux auteurs mettaient en doute. Récemment, P. Lemerle (Miracula, II, p. 48 sq.) est revenu à la date de 586. De même L. Waldmüller (Slawen, p. 172-178 et V. Popovic (MEFRA, 87, 1, 1975, p. 450 sq.).

60 J. Kovacevic, Arheoloski prilog preciziranju hronologije slovenskog naseljavanja Bal- kana, dans Simpozijum, Sarajevo, 1969, p. 69 sq.

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pièces) se terminent par des monnaies de Justin IL Le trésor de Bargala (283 pièces) renferme des exemplaires de l'empereur Maurice (582- 602) 61. Les invasions avares de ces années-là ont laissé aussi des traces dans rillyricum de l'Est : à Sadovets, par exemple, ont été trouvés des trésors de monnaies remontant aux premières années du règne de Maurice (582-584) 62. En analysant la provenance de ces trouvailles monétaires, V. Popovic a observé qu'au cours du règne de Maurice (582-602) la circulation des monnaies issues de l'atelier de Thessalonique avait tendance à diminuer, tandis que celle des monnaies de l'atelier de Constantinople augmentait. La même constatation peut se faire en Grèce centrale, à Corinthe et à Athènes. V. Popovic explique ce phénomène par le fait qu'entre 581 et 584 les Slaves séjournaient en Macédoine et s'attaquaient même en 586 à Thessalonique63. En Illyricum du Nord, à proximité du limes, la prise de Sirmium par les Avars occasionna l'enfouissement d'une autre série de trésors sur le territoire de la Serbie actuelle : Boljetin (577-578), Tekija (579), Veliko Orasje (579) et Veliko Gradiste (580-581). À Sadovets, la dernière monnaie de bronze provient de l'atelier de Constantinople (582-583) 64. Deux trésors découverts à Margum (Veliko Orasje) et Pincum (Veliko Gradiste) contiennent des monnaies s'échelonnant jusqu'à l'époque de Tibère II (578-582); ils ont certainement été enfouis lors des attaques avares qui suivirent la prise de Sirmium65. Les données des sources narratives comme les résultats des recherches numismatiques montrent donc que les provinces byzantines des Balkans étaient exposées, dans les années 580-590, à de violentes et fréquentes incursions. Les régions orientales étaient particulièrement frappées, car les envahisseurs empruntaient surtout les routes romaines conduisant vers la mer Egée, Thessalonique et Constantinople. Cette décennie est sans doute le moment où l'Empire se trouvait dans la situation la plus critique, car il devait combattre sur plusieurs fronts : au nord des Balkans les Avars et les Slaves, en Orient les Perses. Informés de la guerre que l'armée impériale menait contre les Perses,

61 V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 459 sq. 62 Ibid., p. 470-472. 63 Ibid., p. 462-464. 64 V. Popovic, CRAI, 1980, p. 242-244. 65 V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 467 sq. Dans Istorija, I, p. 116 sq., on ajoute qu'à

Narone, sur la côte dalmate, a été trouvé un trésor de monnaies de Tibère II, qui aurait été enfoui après la conquête de Sirmium.

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Slaves et Avars profitaient de ce que les régions balkaniques étaient dégarnies pour intensifier sans cesse leur pression.

Dans le cadre chronologique des années 580-590, il convient de placer le passage classique de la Chronique de Monemvasie concernant l'invasion des Avaro-Slaves et leur établissement dans le Péloponnèse. En résumé, cette source tardive précise que les «Avars» (entendre : «les Slaves») dévastèrent la Scythie et la Mésie, puis, lors d'une seconde attaque, s'emparèrent de toute la Thessalie et de l'Hellade, de l'Ancienne Épire, de l'Attique et de l'Eubée, pour passer enfin dans le Péloponnèse, qu'ils conquirent en lr'an 6096 (soit 587-588) et occupèrent jusqu'à la troisième année du règne de l'empereur Nicéphore (802-811). Seule la ville de Monemvasie, à l'extrême sud de la péninsule, demeura sous l'autorité des Grecs66. Donc, d'après cette source importante, les Slaves (appelés Avars) avaient pénétré jusqu'à l'extrême sud des Balkans et conquis aussi le Péloponnèse, qu'ils tinrent en leur pouvoir pendant 218 ans. Ce texte a été étudié et commenté à de nombreuses reprises, et des tentatives ont été faites encore récemment pour apporter plus de lumière aux problèmes qu'il pose. Tout en considérant comme dignes de foi la plupart des données de la Chronique de Monemvasie, P. Le- merle a néanmoins mis en doute l'installation en masse des Slaves dans le Péloponnèse dès 587-588. À son avis, l'auteur de la chronique savait que pendant la guerre de l'empereur Maurice contre les Perses (582- 591) les Slaves et les Avars avaient parcouru la péninsule balkanique et à cette occasion dévasté l'Hellade, par quoi l'on pouvait entendre aussi le Péloponnèse il savait également que les barbares atteignaient les Thermopyles et Corinthe avant même le règne de Maurice; il aurait donc, sur la base de ces informations, construit son récit et recomposé une chronologie. Tout en doutant donc de la date de 587-588, P. Le- merle concevait la pénétration slave dans le Péloponnèse comme une expansion graduelle et progressive dans une région où les Slaves ne prirent le dessus qu'à la fin du VIIe siècle67. De son côté, I. Nestor, sans refuser toute valeur historique à la Chronique de Monemvasie, n'admettait pas que l'installation massive des Slaves dans le Péloponnèse puisse

66 Cronaca di Monemvasia, introduzione, testo critico, traduzione e note a cura di I. Dujcev, Palerme, 1976, p. 8-16 (= Fontes, I, p. 286-288). Les mêmes informations se retrouvent dans la scholie d'Aréthas de Patras (= Fontes, I, p. 293 sq.).

67 P. Lemerle, La chronique improprement dite de Monemvasie : le contexte historique et légendaire, dans REB, 21, 1963, p. 34 sq.

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remonter à cette époque68. J. Karayannopoulos a repris l'analyse de la Chronique de Monemvasie et des sources apparentées (scholie d'Aré- thas, lettre du patriarche Nicolas II à l'empereur Alexis Ier Comnène); considérant que les autres sources n'attestent pas d'invasions slaves dans le Péloponnèse, il conclut qu'il n'y a pas eu de slavisation de cette région à la fin du VIe siècle et que l'élément slave n'y a acquis la suprématie que peu de temps avant l'expédition victorieuse du logothète Sta- vrakios en Grèce (783) 69. P. Petrov est enclin lui aussi à rejeter les données de la Chronique de Monemvasie comme celles des autres sources d'après lesquelles les Slaves auraient commencé à coloniser les Balkans dans les deux dernières décennies du VIe siècle. Selon lui, de telles interprétations proviendraient du désir des historiens yougoslaves de montrer que les Slaves avaient atteint une organisation politique développée avant l'arrivée des Bulgares70. La pénétration des Avaro-Slaves dans le Péloponnèse est mise en rapport par Lj. Maksimovic avec leur attaque manquée contre Thessalonique : après leur échec, les envahisseurs auraient continué leur route vers le sud et séjourné assez longtemps dans le Péloponnèse71. Le problème de la véracité de la Chronique de Monemvasie a été, semble-t-il, résolu par F. Barisic. Refusant l'interprétation de P. Lemerle, qui revient à isoler les données chronologiques de l'ensemble de la chronique, F. Barisic fait remarquer que le passage relatif à l'invasion des Avars est confirmé par le récit, dans Théophylacte Simokatta et Théophane, de la guerre qui se termina par la victoire des troupes impériales près d'Andrinople en 587. C'est au cours de cette invasion que les Avars et les Slaves s'avancèrent vers le sud et assiégèrent Thessalonique en 586. Le récit que fait la Chronique de Monemvasie de la suite de leur expédition concorde avec un passage de l'Histoire ecclésiastique d'Évagrios, où il est précisé que les Avars étaient arrivés jusqu'au Long Mur et avaient pu prendre Singidunum, Anchialos et toute l'Hellade, ainsi que d'autres villes et forteresses, par-

68 1. Nestor, Pénétration, p. 61-63. Cependant, le même auteur (ibid., p. 58 sq.) constate que Jean d'Éphèse est le premier à rapporter que les Slaves pillèrent aussi l'Hellade, et que ce terme doit être pris au sens classique et non pas comme indiquant tout l'Illyri- cum.

69 J. Karayannopoulos, Zur Frage des Slawenansiedlungen auf dem Pepolonnes, dans Revue des études sud-est européennes, 9, 1971, p. 454-457.

70 P. Petrov, Obrazuvane, p. 50. 71 Lj Maksimovió, ZRVI, 19, 1980, p. 47.

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ce que l'armée byzantine se trouvait en Orient72. F. Barisic pense à juste titre qu'Évagrios désigne par Hellade toute la Grèce, Péloponnèse compris, ce qui est appuyé par d'autres sources. Évagrios confirme également les données chronologiques de la chronique, car il précise que tout cela se passait avant l'année 591, c'est-à-dire avant la conclusion de la guerre contre les Perses73. Il semble de plus que les informations de la Chronique de Monemvasie sur la profonde pénétration des Slaves en Grèce soient corroborées par les trouvailles numismatiques contemporaines. Les trésors de monnaies trouvés à Olympie et à l'agora d'Athènes se terminent par des exemplaires de Tibère II (578-582), tandis que des trésors de l'isthme de Corinthe et d'Athènes contiennent des monnaies s'échelonnant jusqu'au règne de Maurice (582-602) 74. Récemment, V. Popovic, adoptant les vues de P. Lemerle, rejetait les données de la Chronique de Monemvasie, mais croyait néanmoins que les Slaves avaient pénétré alors dans les régions sud-ouest de l'Illyricum (Nouvelle Épire et Prévalitaine). À l'appui de cette hypothèse peuvent être citées deux lettres de Grégoire le Grand, l'une du mois de mai 591, dans laquelle le pape conseille aux évêques de T'Illyricum d'accueillir leurs collègues réfugiés devant les invasions, l'autre de mars 592, dans laquelle il parle au préfet d'Illyricum des dévastations barbares75.

72 The Ecclesiastical History of Evagrius with the Scholia, éd. J. Bidez et L. Parmen- tier, Londres, 1898, p. 228 (= Fontes, I, p. 100 sq.).

73 F. Barisic (Monemvasijska hronika ο doseljavanju Avaro-Slovena na Peloponez, dans Godisnjak naucnog drustva BiH, Centar za balkanoloska istrazivanja, III, Sarajevo, 1965, p. 102-107) explique le silence de Théophylacte Simokatta au sujet de l'expédition des Avaro-Slaves dans le Péloponnèse par le fait que les historiens constantinopolitains ne rapportent guère que les événements intéressant directement la capitale, et omettent souvent ce qui se passe dans les provinces éloignées. Ainsi, Théophylacte Simokatta décrit les actions des Avars dans le sud-est des Balkans, mais néglige leur pénétration vers Thessa- lonique et le Péloponnèse. L. Waldmüller (Slawen, p. 167 sq.) constate qu'à cette époque la menace slave s'étendait à la Grèce, c'est-à-dire à l'Hellade. J. Kovacevic (Kaganat, p. 55 sq.) signale les informations de la Chronique de Monemvasie, mais comme si elles ne concernaient que les Avars.

74 V. Popovic, CRAI, 1980, p. 234. Le même auteur souligne (ibid., p. 233) qu'à l'Agora d'Athènes ont été notées des traces de destructions datées des environs de 580; vers cette date la population avait abandonné Corinthe pour se réfugier sur l'Acrocorinthe, où l'on a aussi découvert un trésor de monnaies, dont la dernière est un demi-follis de l'atelier de Thessalonique (583-584). Pourtant, V. Popovic considère que ces invasions n'ont pas donné lieu à une installation définitive des Slaves, car à l'intérieur du pays subsistaient des villes, qui allaient encore tenir environ trois décennies.

75 V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p, 451-454. Il rappelle qu'en juin 592 l'évêque de

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Quelle que soit, dans les années 580-590, la profondeur de la pénétration slave dans les Balkans, il est certain que la seconde partie du règne de Maurice est caractérisée par un changement total de la politique impériale. Maurice, ayant assuré la paix avec les Perses, put porter la guerre sur la frontière nord des Balkans76. Notre source essentielle pour cette période est le récit par Théophylacte Simokatta des campagnes de Priscus et de Pierre, frère de l'empereur, qui assuraient à tour de rôle le commandement des troupes byzantines. Nous n'entrerons pas ici dans le détail des opérations militaires, dont la chronologie, aussi bien chez Théophylacte que chez Théophane, prête à discussion77. Ce qui est important pour nous, c'est de voir Maurice entreprendre des expéditions contre les Slaves et les Avars au Nord du Danube, ce qui démontre que les Slaves n'avaient pas encore colonisé de façon permanente et massive les provinces balkaniques.

Tout en laissant de côté les campagnes byzantines au nord du Danube, qui ne concernent la péninsule balkanique qu'indirectement, il nous faut dire un mot des invasions barbares de la dernière décennie du VIe siècle. En 593, les Avars ordonnèrent aux Slaves de construire des canots pour les transporter sur la rive droite du fleuve. Ils attaquèrent d'abord Singidunum, suivirent le Danube jusqu'à Bononia, passèrent en Thrace, atteignirent Périnthe sur la mer de Marmara et même

Lissus (Alessio) se trouvait déjà en Italie. Cf. V. Popovic, CRAI, 1980, p. 244. L. Waldmüller {Slawen, p. 200) a également attiré l'attention sur les données contenues dans la correspondance de Grégoire le Grand.

76 M. Nystazopoulou-Pelekidou, Συμβολή εις την χρονολόγησιν των άβαρικών και σλαβικών επιδρομών έπί Μαυρικίου (582-602), dans Σύμμεικτα, 2, 1970, ρ. 174 sq. L'auteur reprend (p. 149) d'anciennes théories sur la différence entre les Avars et les Slaves : alors que les premiers étaient bien organisés, possédaient des institutions et entrenaient des relations diplomatiques avec les autres états, les Slaves auraient manqué d'unité et mené une vie nomade (ce qui est vrai aussi des Avars. Cf. aussi, P. Lemerle (RH, 211, 1954, p. 293) qui insiste sur le fait que la force principale des Slaves résidait dans leur nombre.

77 B. Grafenauer (Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 62-68) pensait que la première expédition de Priscus contre les Slaves au nord du bas Danube eut lieu en 594. Cette datation, qui conditionne la chronologie de tous les autres événements jusqu'à la fin du règne de Maurice (602), a été adoptée par Fontes, I, p. 113-126, L. Waldmüller, Slawen, p. 143 sq. Au contraire, M. Nystazopoulou-Pelekidou (op. cit., p. 160-170) pense que la première campagne de Priscus a été entreprise au printemps 593. Cette chronologie est adoptée par P. Lemerle, Miracula, II, p. 57.

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Tzouroulon devant le Long Mur, puis se retirèrent en Pannonie78. L'armée impériale reprit l'initiative immédiatement après öette invasion; cela n'empêcha pourtant pas la poursuite des incursions barbares au sud du Danube, notamment une attaque des Slaves contre les forteresses de Mésie inférieure, qui se termina par une défaite barbare, malgré l'attitude assez passive de l'armée impériale sous le commandement du frère de l'empereur, Pierre79.

Nous avons vu que jusqu'alors les attaques des Avars et des Slaves affectaient essentiellement les régions orientales de la préfecture d'Illy- ricum et la Thrace. Β. Grafenauer a certainement raison de souligner que la partie occidentale de la péninsule était restée à l'écart des invasions au moins jusqu'à la chute de Sirmium (582). Les meilleures preuves en sont les lettres de Grégoire le Grand, où l'on voit que la province de Dalmatie sert de refuge aux habitants des régions voisines, et le fameux sarcophage de l'abbesse Jeanne, originaire de Sirmium et morte à Salone en 61280. Selon Théophylacte Simokatta, le khagan entreprit une expédition en Dalmatie en 597 et parvint jusqu'à un lieu nommé Vonke, détruisant 40 forteresses81. Tout le monde paraît d'accord pour situer cette expédition avare en Bosnie actuelle et pour supposer que la forteresse de Vonke, inconnue par ailleurs se trouvait sur la route de Sirmium à Salone. F. Barisic présume qu'il s'agit de la forteresse de Buna (Bona), connue par les sources écrites et proche de Mostar, ce qui signifierait une profonde pénétration avare vers l'ouest82. Dans les dernières années du VIe siècle, la menace barbare commence donc à se

78 Simokatta, p. 225 sq. (= Fontes, I, p. 112 sq.); J. Kovacevic, Kaganat, p. 56 sq.; Isto- rija, I, p. 118.

79 Simokatta, p. 247 sq. (= Fontes, I, p. 117 sq.). M. Nystazopoulou-Pelekidou {op. cit., p. 160-168) date cette expédition slave de 594. Dans Istorija, I, p. 119 sq. est avancée l'hypothèse selon laquelle les détachements byzantins attaquèrent à cette occasion des installations slaves existant déjà en Thrace.

80 Β. Grafenauer, Procès naseljavanja Slovena na zapadni Balkan i u istocne Alpe, dans Simpozijum, Sarajevo, 1969, p. 48 sq.

81 Simokatta, p. 265 (= Fontes, I, p. 121). Dans la bibliographie récente, cette expédition est datée de 597. Cf. Fontes, I, p. 121; F. Barisic, Procès kolonizacije, p. 22 sq.; V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 484 sq.; J. Kovacevic, Kaganat, p. 98; L. Waldmüller, Slawen, p. 206; Istorija, I, p. 122. P. Lemerle (Miracula, II, p. 60) place la campagne de Dalmatie «en 596 ou plutôt 597». M. Nystazopoulou-Pelekidou (op. cit., p. 170 sq.) la situe en été-automne 595.

82 F. Barisic, Procès kolonizacije, p. 23.

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faire sentir aussi à l'extrême nord-ouest des Balkans. Nous en trouvons l'écho dans une lettre de Grégoire le Grand à l'évêque de Salone Maxime (600) qui traduit les conséquences de l'expédition avare en Dalma- tie83. Pourtant, la direction principale des attaques avaro-slaves continuait d'être orientée vers l'est et le sud-est et de viser Constantinople même, comme le prouve la grande expédition montée par le khagan à l'extrême fin du VIe siècle84. Les guerriers avars s'attaquèrent d'abord à Tomis (aujourd'hui Constanta) pour se diriger ensuite vers le sud, sur Constantinople. Dans un second assaut, le khagan vainquit l'armée impériale sur les bords du Danube, puis pénétra jusqu'en province d'Europe et prit la forteresse de Drizipera entre Andrinople et Constantinople. La population de la capitale fut prise de panique et le commandant byzantin, Comentiolus, accompagné de la garde et des milices urbaines, se porta au Long Mur pour défendre l'approche de la capitale. Déjà les Constantinopolitains affolés commençaient d'abandonner la ville, lorsque la peste éclata dans l'armée du khagan et le força à se retirer. À Drizipera fut alors conclue une paix aux termes de laquelle le Danube redevenait la frontière entre les Avars et les Grecs85.

La longue contre-offensive conduite par l'empereur Maurice (593- 602) fut interrompue par une brusque mutinerie des troupes qui refusèrent de prendre leurs quartiers d'hiver sur la rive gauche du bas Danube. Un officier, Phocas, fut acclamé empereur, se dirigea sur Constantinople à la tête des insurgés, tua Maurice et accéda au trône. On a établi depuis longtemps qu'avec l'arrivée au pouvoir de Phocas (602) commencent les années décisives pour le destin de la péninsule balkanique, car c'est alors que disparaît le système défensif organisé sur la Save et le Danube. On s'est beaucoup demandé ces derniers temps si la dislocation du limes et l'installation en masse des Slaves qui en est la conséquence ont commencé sous Phocas (602-610) ou un peu plus tard, sous Héraclius (610-614). Cette incertitude vient de ce que les données des sources écrites ne sont ni nombreuses ni claires. Avec la

83 F. Racki, Documenta historiae croaticae periodum antiquam illustrantia, Zagreb, 1877, p. 258; B. Grafenauer, Procès kolonizacije, p. 48 sq.

84 Certains auteurs datent cette expédition de 599-600 (cf. B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 65-72; Fontes, I, p. 122), tandis que M. Nystazopoulou-Pelekidou (op. cit., p. 175) croit qu'elle a eu lieu en 597.

85 Simokatta, p. 272 sq. (= Fontes, 1, p. 122); J. Kovacevic, Kaganat, p. 58 sq.; L. Waldmüller, Slawen, p. 154 sq.; M. Nystazopoulou-Pelekidou, op. cit., p. 174 sq.; Istorija, I, p. 222.

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fin de l'œuvre de Théophylacte Simokatta se brise la chaîne des historiens romains et byzantins, de sorte que nous ne disposons pour le début du VIIe siècle que d'informations assez maigres. Les commentateurs anciens étaient convaincus que l'anéantissement du limes s'était produit pendant le règne de Phocas, ouvrant la voie à une colonisation slave massive. Récemment, B. Grafenauer s'est employé à renouveler cette thèse. Ainsi, il rapproche l'information de Théophane concernant une dévastation de la Thrace par les Avars en 603 de sources occidentales selon lesquelles le khagan avait demandé au roi lombard Agilulf de lui envoyer des artisans pour construire des navires à utiliser contre Byzance86. À ces rares données, B. Grafenauer ajoute un passage de Jean de Nikiou qui rapporte que les Slaves détruisirent en 609 toutes les villes chrétiennes d'Europe, sauf Thessalonique, qui disposait de puissants remparts87, et un passage d'Isidore de Seville racontant que dans la cinquième année du règne d'Héraclius les Slaves prirent aux Byzantins la Grèce (c'est-à-dire la partie européenne de l'Empire) et les Perses la Syrie, l'Egypte et d'autres provinces88. B. Grafenauer est donc resté convaincu que le système de défense byzantin au nord des Balkans fut anéanti au cours du règne de Phocas (602-610).

F. Barisic fait des mêmes sources une analyse très différente. Il part du texte déjà cité de Paul Diacre, racontant que le khagan avait demandé aux Lombards des charpentiers pour construire des navires, et remarque que le même auteur ne parle nullement après cela d'une attaque avare dans les Balkans. Il revient ensuite au témoignage classique de Théophane disant que les Avars dévastèrent la Thrace et qu'Hé- raclius, arrivant au pouvoir, trouva les armées de l'est et de l'ouest pratiquement anéanties, et met en parallèle un autre passage du même auteur dont le contenu est le suivant: en 611-612 les Perses conquirent Cesaree de Cappadoce et Héraclius se rendit compte que le pays était en plein désordre, car les Avars avaient transformé l'Europe en désert et les Perses avaient dévasté toute l'Asie, asservi les villes et anéanti l'armée des Grecs; l'empereur apprit même que parmi ceux qui avaient

86 Théophane, éd. D. de Boor, Leipzig, 1883, p. 290; M. Kos, Gradivo za zgodovino Slovencev ν srednjem veku, I, Ljubljana, 1902, p. 138.

87 Traduction française dans K. Jirecek, Die Romanen in den Städten Dalmatiens während des Mittelalters, I, Vienne, 1901-1904, p. 26; Β. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 75.

*8MGH, AA, XI, p. 479; B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 76, n. 346; P. Lemerle, Miracula, II, p. 91; P. Petrov, Obrazuvane, p. 58 sq.

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combattu sous les ordres de Phocas, deux seuls étaient encore en vie. Il est clair, d'après ces deux textes, que Théophane met à la première place les conquêtes perses en Asie Mineure (entre 611 et 615) et qu'il place à la même époque les opérations des Avars en Europe89. Quant aux informations de Jean de Nikiou, F. Barisic pense qu'elles se rapportent à des opérations ayant embrassé toute la péninsule balkanique, mais qu'il est impossible de les situer précisément en 609, car elles ne s'accordent avec aucune donnée concernant le règne de Phocas90. Il essaie enfin de renforcer ces observations par des considérations sur la politique générale de Phocas, qui fit tout pour maintenir la paix avec les Perses, et certainement aussi avec les Avars. Ces derniers connaissaient d'ailleurs aussi, dans les premières années du VIIe siècle, de graves difficultés : en l'an 600 le khagan avait été sévèrement battu par l'armée impériale sur la Tisa, et il avait intérêt à respecter du côté de Byzance une paix semblable à celle qu'il avait conclue avec les Lombards91. En résumé, F. Barisic considère le règne de Phocas (602-610) comme une période de paix dans les rapports entre Byzance d'un côté et les Avaro- Slaves de l'autres. La colonisation slave de la péninsule balkanique n'aurait donc eu lieu que dans les premières années du règne d'Héra- clius92.

Que son début soit à placer sous Phocas ou sous Héraclius, la troisième vague d'invasions, celle de l'installation en masse, se poursuivit certainement pendant les premières décennies du VIIe siècle. B. Grafe- nauer est sans doute proche de la vérité lorsque, dans un article récent, il considère que cette crise décisive commença vers la fin du règne de Phocas et continua pendant le règne d'Héraclius93. Nous pouvons apprécier les progrès accomplis pas les Slaves dans ces années-là grâce à un passage des Miracula s. Demetrii ; lors de la description du siège avaro-slave de Thessalonique (614-616), l'auteur anonyme énumère les régions dévastées par les Slaves : la Thessalie, les îles voisines, les îles de l'Hellade, les Cyclades, toute l'Achaïe, l'Épire, une grande partie de 1Ί1-

89 Théophane, éd. C. de Boor, p. 296, 299 sq.; F. Barisic, Car Foka (602-619) i podu- navski Avaro-Sloveni, dans ZRVI, 4, 1956, p. 75-79.

90 Ibid., p. 82 sq. 91 Ibid., p. 83-86. 92 M. Ljubinkovic, Ka problemu kontinuiteta Iliri-Sloveni dans Simpozïjum, Sarajevo,

1969, p. 200, n. 4 adopte cette conclusion et souligne qu'elle paraît confirmée par certaines données archéologiques, surtout les découvertes monétaires.

93 B. Grafenauer, Zgodovinyki casopis, 18, 1964, p. 223 sq.

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lyricum et une partie de l'Asie94. Les attaques avares et slaves continuèrent au cours des années suivantes : en 617 les Avares envahirent la Thrace. Héraclius chercha à traiter, mais l'entrevue qu'il devait avoir avec le khagan à Héraclées se révéla être un piège auquel il échappa de justesse, et après cet épisode les Avars reprirent leurs dévastations en Thrace95. Ces modestes informations tirées des sources narratives laissent deviner un effondrement de la défense byzantine à l'intérieur même de l'Illyricum dans les premières années du règne d'Héraclius. Cette hypothèse, renforcée par le texte des Miracula s. Demetrii qui atteste la présence à Thessalonique, vers 614-616, de réfugiés de Naïs- sus et de Serdica, a été en outre confirmée par la découverte, dans l'Illyricum central, de toute une série de trésors monétaires enfouis dans les années 610-61796.

Simultanément, la colonisation slave progressait aussi au nord- ouest de la péninsule. Nous avons vu que les villes de la côte dalmate connurent jusqu'à la fin du VIe siècle une tranquillité relative, et que la première invasion en Dalmatie eut lieu en 597. La lettre de Grégoire le Grand à l'évêque de Salone Maxime montre qu'en juillet 600 les Slaves menaçaient déjà la côte97. Nous ne disposons sur la chute des villes byzantines du littoral dalmate que d'une tradition locale, qui est préservée dans le De administrando imperio de Constantin Porphyrogénète et qui mentionne la prise de Salone et d'Épidaure98. On considère généralement que l'épitaphe de l'abbesse Jeanne de Sirmium, découverte il y a longtemps à Salone et daté de 612, fournit un terminus post quern pour la chute de Salone et des villes voisines, et l'on suppose donc que Byzance cessa pratiquement d'exercer son autorité sur la côte dalmate

94 P. Lemerle, Miracula, I, p. 175 (= Fontes, I, p. 188 sq.). P. Lemerle (Miracula, II, p. 88-90) est porté à croire que ces données se rapportent aux tribus slaves installées aux environs de Thessalonique. Cf. V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 493 sq.; P. Petrov, Obrazuvane, p. 58.

95 Théophane, éd. de Boor, p. 302 ; Nicephori archiepiscopi Constantinopolitani opus- cula historica, I, éd. C. de Boor, Leipzig, 1880, p. 12 sq., 15; Β. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 76 sq.

96 P. Lemerle, Miracula, I, p. 186. Sur les découvertes monétaires, cf. J. Kovacevic, Archeoloski prilozi, p. 60-67; V. Popovic, CRAI, 1980, p. 246-248; V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 494-496.

97 F. Racki, Documenta, p. 258; B. Grafenauer, Zgodovinski casopis, 4, 1950, p. 71; V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 486 sq.

98 Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, éd. G. Moravcsik et R. J. H. Jenkins, Washington, 1967, p. 122-124, 134, 138, 142 (= Fontes, II, p. 9-12, 20, 27-30).

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vers 614. Malheureusement, les résultats des fouilles archéologiques ne peuvent pas ici confirmer cette date, car les trouvailles monétaires sont très peu abondantes pour ces années-là en Dalmatie. On ne connaît qu'un follis frappé à Constantinople en 594-595, découvert près de Pro- zor, et deux pièces plus récentes trouvées à Nalone : l'une du règne de Phocas et l'autre d'Héraclius (613-614)".

Ce qui vient d'être dit permet de formuler quelques conclusions générales sur les invasions slaves dans la péninsule balkanique. L'analyse des sources écrites montre d'abord qu'au cours de la longue lutte du VIe siècle entre l'Empire et les barbares, les attaques de ces derniers étaient particulièrement fréquentes et violentes lorsque Byzance était occupée ailleurs, dans des guerres difficiles, contre les Ostrogoths en Italie (547-553) ou contre les Perses en Orient (582-591). Les barbares étaient évidemment informés de l'impossibilité où se trouvait alors l'Empire de défendre ses provinces balkaniques et intensifiaient leur pression sur la frontière danubienne. En second lieu, les sources, écrites et autres, indiquent que les Slaves s'attardaient parfois assez longtemps sur le territoire byzantin, par exemple de 581 à 584 mais on ne peut parler encore au VIe siècle de colonisation permanente. Le fait que la grande contre-offensive de Maurice (593-602) ait été dirigée vers les régions situées au nord du Danube et de la Save prouve que là était encore située la grande majorité des établissements avaro-slaves. Enfin, les directions des invasions révèlent les véritables intentions des barbares. Il est naturel que les Slaves indépendants de la rive gauche du bas Danube aient surtout attaqué les provinces orientales des Balkans, en suivant les routes qui menaient au littoral de la mer Egée et à Constantinople. Mais les Avars et les Slaves qui leur étaient soumis suivaient généralement, dans la seconde moitié du VIe siècle, les mêmes directions, en partant de la Pannonie et en traversant le cours moyen du Danube. Ce n'est que dans les premières décennies du VIIe siècle, lorsque le système défensif byzantin fut totalement disloqué, que les Slaves se répandirent dans toute la péninsule balkanique, et s'installèrent de facon permanente sur la plus grande partie de ces territoires.

Bozidar Ferjancic

"V. Popovic, MEFRA, 87, 1, 1975, p. 487 sq.; L. Waldmüller (Slawen, p. 209) note que les monnaies les plus récentes trouvées à Narone datent du règne de Tibère II (578- 582).

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INTERVENTIONS

François Baratte :

M. Lemerle ayant demandé quel pouvait être l'apport de l'archéologie aux problèmes traités par M. Ferjancic, M. Baratte souligne deux points particuliers : l'apport essentiel de la numismatique, tout d'abord, que viennent d'illustrer les enquêtes de M. Popovic : elle permet de fixer dans le temps un certain nombre d'événements violents; mais aussi l'imprécision qui demeure bien souvent dans la datation des vestiges slaves, qui peuvent difficilement intervenir dans une discussion chronologique.

Gilbert Dagron :

Parmi les sources qui nous renseignent sur les Slaves à la fin du VIe siècle, le Stratégikon de Maurice, que M. Ferjancic connaît bien, me pose un problème : vers 595/600 il décrit la lutte contre les Slaves sur le Danube comme si le limes tenait encore, et paradoxalement il évoque les nombreux prisonniers emmenés en captivité par les Slaves au cours de leurs razzias dans tout l'Illyri- cum et qui ont, déjà à cette date, un mode de vie mixte. On se défie déjà de ces refougoi comme bien plus tard dans les Miracles de saint Démétrius, lorsqu'ils reviennent en terre romaine. La situation paraît être celle que décrit M. Popovic dans un récent article : les premières implantations slaves se font après les raids de la deuxième moitié du VIe siècle, au sud et non pas dans la région danubienne. Lorsque la Grèce commence à être slavisée, le limes tient encore.