Faucon Theorie Du Montage-Introduction

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Introduction Les possibles d’une « nouvelle » théorie du montage 1 I l est difficile de résumer où l’on en est de la réflexion sur « le » mon- tage, de faire un état des lieux, une synthèse de la littérature qu’il a suscitée. On trouve des grammaires, des ouvrages plus ou moins techniques, des analyses, des essais ou des tentatives théoriques plus ou moins aboutis pour faire du montage un concept. Qui les écrit ? des théoriciens, des sémiologues, des critiques, des philosophes, des historiens, des monteurs, des cinéastes… Cela fait du montage un objet un peu encombrant puisque déjà soumis à de nombreuses inter- prétations et un « objet » banalisé puisque, en outre, on trouve du montage « partout », dès qu’il est question d’assemblages, de collages, d’enchaînements, de liaisons. Si l’on ne garde que les théorisations, qu’elles soient seulement esquissées, disséminées dans les écrits de cinéastes, philosophes, esthé- ticiens ou qu’elles tendent à l’exhaustivité d’une grammaire, qu’est-ce qui apparaît ? Des outils de description identifiant les éléments sur lesquels s’articule une liaison, précisant une fonction à remplir (par rapport à un récit ou un discours), avec parfois la conviction de pou- voir normaliser. Pourtant, à entrer dans l’analyse du montage, des petites et des grandes articulations, on prend vite conscience de l’im- possibilité d’une norme. Les modes d’enchaînement, d’association, de raccordement sont multiples et se définissent par rapport à un récit, 1. Cet ouvrage est tiré d’une partie de ma thèse de Doctorat soutenue en 2002 à l’Université Sorbonne nouvelle-Paris 3 sous le titre : Théorie énergétique du montage. Térésa Faucon - Théorie du montage - Armand Colin 2013

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  • Introduction

    Les possibles dune nouvelle thorie du montage 1

    I l est difficile de rsumer o lon en est de la rflexion sur le mon-tage, de faire un tat des lieux, une synthse de la littrature quil a suscite. On trouve des grammaires, des ouvrages plus ou moins techniques, des analyses, des essais ou des tentatives thoriques plus ou moins aboutis pour faire du montage un concept. Qui les crit ? des thoriciens, des smiologues, des critiques, des philosophes, des historiens, des monteurs, des cinastes Cela fait du montage un objet un peu encombrant puisque dj soumis de nombreuses inter-prtations et un objet banalis puisque, en outre, on trouve du montage partout , ds quil est question dassemblages, de collages, denchanements, de liaisons.

    Si lon ne garde que les thorisations, quelles soient seulement esquisses, dissmines dans les crits de cinastes, philosophes, esth-ticiens ou quelles tendent lexhaustivit dune grammaire, quest-ce qui apparat ? Des outils de description identifiant les lments sur lesquels sarticule une liaison, prcisant une fonction remplir (par rapport un rcit ou un discours), avec parfois la conviction de pou-voir normaliser. Pourtant, entrer dans lanalyse du montage, des petites et des grandes articulations, on prend vite conscience de lim-possibilit dune norme. Les modes denchanement, dassociation, de raccordement sont multiples et se dfinissent par rapport un rcit,

    1. Cet ouvrage est tir dune partie de ma thse de Doctorat soutenue en 2002 lUniversit Sorbonne nouvelle-Paris 3 sous le titre : Thorie nergtique du montage.

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    un style, une poque, un pays, un auteur Dans un large ambitus, le terme montage renvoie aussi bien aux rgles simples et convention-nelles pour organiser lespace-temps filmique (par exemple celles des 180 ou des 30) qu un processus complexe dtoilement dimages et de son, du split-screen aux dispositifs de polyvision en passant par les images composites.

    On lit encore des propositions de dmonstration de son efficacit, de sa force cratrice ou de sa puissance smantique, rythmique, figu-rale Derrire ces nombreuses manifestations et lanalyse des effets du montage, un principe gnrateur peut-il tre dgag ? Peut-on saisir lessence du montage au-del de fonctions syntaxiques, narra-tives, discursives, rythmiques ou plastiques ? au-del des contingences historiques, gographiques, des critres de genre et des politiques dauteurs ? Une nouvelle thorie du montage devrait avoir pour horizon la comprhension de ce qui se joue essentiellement entre les images quelles que soient les formes du montage, des plus communes aux plus singulires, des toutes premires aux plus contemporaines. Il est aussi permis desprer quelle considre lacte de cration du montage sans pour autant chercher une justification aux analyses du ct des intentions du monteur. Avant mme de couper, monter cest tre lcoute des images, dcouvrir leur fonctionnement, en saisir la respiration, la pulsation, le rythme la part physiologique et intuitive du montage saffirmera avec la dfinition des outils thoriques et les analyses filmiques.

    Lhypothse est donc celle-ci : les images seraient porteuses dune nergie dont les manifestations sont varies que le montage devrait prendre en charge, actualiser, activer, polariser . Ceci implique lanalyse du jeu des forces en action dans les plans et des transforma-tions et mtamorphoses qui en dcoulent. Quelle est la perspective de cette hypothse de dpart savoir son horizon et son trajet ? Peut-elle tre vrifie dans le champ cinmatographique ? A-t-elle une vertu explicative qui permettrait de proposer une nouvelle thorie du montage ?

    Une thorie nergtique du montage

    Partant de lintuition dune nergie qui circule, le concept sera dfini pour identifier les lments porteurs ou gnrateurs de lnergie

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    luvre dans les images et analyser leur comportement, donc le traitement de lnergie dans le film. Car la premire difficult sera phnomnologique comme le rappelle Patrick de Hass : Lnergie nest pas reprsentable, elle reste sans figure (Bachelard) 1 . Lentre en matire dun ouvrage de vulgarisation au titre programmatique, Lnergie, ses transformations, ses applications dHenri Arnould le rap-pelle : Lnergie comme la matire se prsente sous de nombreux aspects, mais elle nest pas visible ni tangible comme la matire, nan-moins on peut la mesurer, la compter 2 en apprhender les effets sur la matire.

    Quest-ce que lnergie ?

    Une notion aujourdhui trs rpandue, galvaude. lorigine, une force de travail . nergie est un emprunt (vers 1500) au bas latin energia force, nergie , lui-mme du grec energeia force en action , driv de ergon travail . Au cur du montage donc une force en action, une production de travail.

    Lhistoire de la mcanique na cess de redfinir ce concept : de la balistique , bnficiant des premires applications de la mcanique, aux mcaniques des solides, des fluides, des ondes , sans oublier les deux principes de la thermodynamique la fin du xixe sicle et les crises relativiste et quantique au xxe sicle ; de la notion de force la redfinition de son rapport avec la matire . (Aujourdhui, nous disons que lnergie ne se traduit plus par un dplacement de matire, quelle se confond avec la matire.) Energia a eu des emplois en sciences depuis le dbut du xviie sicle. Si elle est assez gnralement utilise en physique au dbut du xixesicle, le concept moderne dnergie ne se dgage que vers 1850. Il est fond sur la notion de chaleur ainsi dfinie par Laplace et Lavoisier lAcadmie en 1780 :

    Les physiciens sont partags sur la nature de la chaleur . Plusieurs dentre eux la regardent comme un fluide rpandu dans toute la nature, et dont les corps sont plus ou moins pntrs, raison de leur tem-prature et de leur disposition particulire le retenir () Dautres physiciens pensent que la chaleur nest que le rsultat des mouvements

    1. P.de Haas, Cinma intgral. De la peinture au cinma dans les annes vingt, Transdition, 1985, p.78.

    2. Ouvrage publi chez Quillet au dbut du XX sicle (non dat), p.1. (Je souligne.)

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    insensibles des molcules de la matire () cest ce mouvement intestin qui, suivant les physiciens dont nous parlons, constitue la chaleur 1.

    Lexistence dquivalents mcanique, lectrique et chimique de la chaleur amne Julius Robert von Mayer (physicien allemand) pos-tuler lexistence dans lUnivers dune unit fondamentale se manifes-tant sous des formes diverses travail , chaleur, liaisons chimiques, etc. et laquelle, sous linfluence de Leibniz, il donne le nom de force , peu de temps aprs appele nergie 2. Action extrieure (le calorique ) ou mouvement propre, Lonard Sadi Carnot tranche en 1831 en reconnaissant que la chaleur nest autre que la puissance motrice ou plutt le mouvement qui a chang de forme, cest un mouvement 3 . Il avance alors cette thse qui deviendra le principe de conservation de lnergie : la puissance motrice est en quantit invariable dans la nature, elle nest jamais proprement parler ni produite ni dtruite. la vrit, elle change de forme 4. Cest cette articulation fondamentale entre les forces et les formes qui sera la base de notre thorie nergtique du montage. On la retrouve dans dautres thories, en particulier celles des cinastes, Eisenstein , Eps-tein , Tarkovski . Ainsi, pour ne citer quun exemple ce stade, Eps-tein dfinit lessence de limage cinmatographique en reconnaissant la relation entre mouvement et forme, relation qui pourrait bien tre dunit, didentit 5 . Elle fonde le monde fluide de lcran . Les mouvements des images sapprhendent sous le rgne des forces en action, du transport, de la transformation, de la conversion de lnergie dune forme en une autre. Comme les travaux de Carnot ne furent pas publis avant 1878 (cest--dire environ cinquante ans aprs son annonce), le principe de conservation de lnergie, pre-mier principe de la thermodynamique , science des transformations de la matire et de lnergie, est plus frquemment associ Joule, Mayer et Helmholtz dans les annes 1840. Le second principe (trai-tant des cas de transformations irrversibles), celui de lentropie , est aussi fondamental dans la dfinition de lnergie. Clausius propose

    1. Cit par Jean-Claude Boudenot, Histoire de la physique et des physiciens, Ellipses, 2001, p.163.

    2. Voir Yoav Ben-Dov, Invitation la physique, coll. Points Sciences , Seuil, 1995, p.74-75.3. Cit par J.-L. Boudenot, op.cit., p.167.4. Ibid.5. J. Epstein, Forme et mouvement , in le Cinma du diable (1947), crits sur le cinma,

    tome 2, Seghers, 1985, p.347-348.

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    en 1865 dappeler quantit S lentropie du corps daprs le mot grec , transformation. Cest dessein [quil a] form le mot entropie, de manire quil se rapproche autant que possible du mot nergie : car ces deux quantits ont une telle analogie dans leur signi-fication physique quune certaine analogie de dtermination [lui] a paru utile 1.

    La deuxime moiti du xixe sicle est donc dcisive pour la dfi-nition de lnergie qui est ainsi contemporaine de la naissance du cinma. Ce paralllisme na pas chapp certains thoriciens (cinastes et philosophes essentiellement) sans pourtant tre dve-lopp autrement que par des notes relevant dun mtaphorique intuitif. La tentative de modlisation propose ici est une premire tape dans cette entreprise pistmologique. Sans nous attarder sur les interactions entre sciences et cinma (au niveau exprimental comme thorique) dans une perspective archologique, rappelons un exemple fondateur : les expriences dtienne-Jules Marey avec la chronophotographie, instrument particulirement prdispos observer les phnomnes nergtiquesde la motricit, de la marche la dynamique des fluides. Son uvre est anime par la passion encyclopdique d enregistrer tous les mouvements des tres et des choses, quils soient microscopiques ou macroscopiques, rapides ou lents 2 , visibles (les corps en mouvement) ou invisibles (mouve-ments de lair). Devant lentreprise mareysienne, on pourrait pos-tuler une certaine isomorphie entre le phnomne et linstrument de capture, entre le mouvement de lnergie et le mouvement des images. Ceci nest pas sans rappeler une autre ide contemporaine de cette fin du xixe sicle posant lidentit morphologique de lil et de la lumire. Par exemple, le Trait desthtique visuelle transcendan-tale de Lon Arnoult (1897) commente en dtail le mimtisme de la convexit de la corne et la forme gomtrique hmisphrique de la diffusion de la lumire, dduisant ainsi lidentit du phnomne physique et de linstrument optique humain. A ct dun il solaire, une chronophotographie nergtique .

    Les multiples tats et qualits de lnergie (on parle ainsi dnergie totale, actuelle, potentielle et on spcifie lnergie cintique, rayon-

    1. Cit par J.-C. Boudenot, op.cit., p.172.2. Cf. Laurent Mannoni, tienne-Jules Marey : la mmoire de lil, Cinmathque franaise/

    Mazzotta, 1999, p.306.

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    nante, magntique, nuclaire) et ses proprits de conservation et transformation la dotent dun riche potentiel pour la rflexion tho-rique qui sattachera dfinir plus prcisment ce concept en fonc-tion des problmes dimages rencontrs.

    Question dintuition

    Aussi varie soit-elle, nous avons de la notion dnergie une connaissance intuitive, cest--dire immdiate, sans intermdiaire ni interposition de raisonnement () entre sujet et objet 1 (point non ngligeable dans notre rflexion). Elle peut donc tre commune au monteur, au spectateur et lanalyste.

    Lorsque lhomme cherche se rendre compte de ce qui se passe autour de lui, ses sens lui rvlent immdiatement lexistence de la matire et il voit cette matire se mouvoir, se transformer plus ou moins vite mais constamment. Dans ces mouvements et ces transformations, la Science voit les rsultats de quelque chose quelle appelle lnergie . Lnergie comme la matire se prsente sous de nombreux aspects, mais elle nest pas visible ni tangible comme la matire, nanmoins on peut la mesurer, la compter 2

    Avant mme lobservation des phnomnes (telle que la dcrit Arnould), la connaissance intuitive de lnergie nous vient des grandes lois de la mcanique comme le rappelle Ren Thom : Notre organisme est construit dune manire telle que chaque fois que nous agissons spatialement avec nos muscles et notre squelette, nous satis-faisons en effet automatiquement les lois de la mcanique dont nous avons, par consquent, une connaissance implicite 3. Cest parce que nous avons implicitement le schma de la pompe ralise dans le cur que nous avons pu ultrieurement construire des pompes technologiques 4. Reste passer de cette connaissance implicite une connaissance explicite. Ici, il sagira de passer des qualits nerg-tiques pressenties dans le montage une dfinition de ce concept qui,

    1. Jean Largeaud, Intuition et intuitionnisme, Librairie philosophique J. Vrin, coll. Mathesis, 1993, p.20.

    2. Henri Arnould, op.cit., p.1. (Je souligne.)3. Voir Ren Thom, Paraboles et catastrophes, (Il Saggiatore, 1980), coll. Champs , Flam-

    marion, 1983, p.129.4. Cf. Prdire nest pas expliquer, entretien avec mile Nol, Eshel, 1991, p.124.

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    appliqu au cinma, permettra la description du phnomne dans les configurations dimages et ouvrira peut-tre sur son explication.

    Pour dfinir le concept dnergie , outre la thermodynamique , les modles scientifiques telles la mcanique classique des solides , la mcanique des fluides et des ondes se sont imposs pour leur efficace et pertinence par rapport au montage. Plusieurs cinastes et thori-ciens en ont dailleurs souvent fait un usage mtaphorique. Mais cette dmarche ncessite quelques rserves et mises en garde. Quest-ce qui justifie le choix de ces modles ? Comment les utiliser ? quelle fin ?

    Question de modlisation

    La thorie doit permettre lexplication, la comprhension, tre productive et devenir un patrimoine commun. Notons quil ny a pas plus en sciences dures que pour les sciences humaines de rgles dinduction, grce auxquelles on pourrait driver mcaniquement ou infrer des hypothses ou des thories partir de donnes empiriques. Pour passer des donnes la thorie, de la solution au problme, il faut un travail crateur de limagination 1. Les hypothses et les tho-ries scientifiques ne sont pas drives des faits observs mais inventes pour en rendre raison. Si elles peuvent tre proposes librement en science, elles ne peuvent tre admises dans le corps de la connaissance scientifique que si elles subissent avec succs un examen critique, qui comprend notamment la mise lpreuve de leurs implications vri-fiables par une observation ou une exprimentation rigoureuse 2 . Ce qui rend une thorie scientifique lgitime cest la vrification empi-rique. Il ne peut quen tre autrement ici puisque lon sattachera plutt la pertinence de la thorie et la force de linterprtation.

    Inventer les problmes, passer des vnements dimages llabo-ration dune thorie esthtique implique aussi, selon la perspective de cette rflexion sur le montage, dinventer sa propre mthode dinves-tigation. Les modles mcaniques annoncs comme rfrences rec-lent une force mthodologique mme si leur utilisation nest pas sans poser problme. Premire interrogation : dans quelle mesure le mon-tage cinmatographique peut-il avoir un modle mcanique ? Sans

    1. Voir R. Thom in Paraboles et catastrophes, op.cit., p.77.2. Carl G. Hempel, lments dpistmologie (Philosophy of Natural Science, 1966), trad. Ber-

    trand Saint-Sermin, Armand Colin, 1972, p.22-24.

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    doute faut-il dfinir ce quest un modle scientifique et dans quelles conditions il peut tre employ pour rflchir un problme esth-tique. Selon Ren Thom ,

    Il nest pas difficile dexpliquer ce quest un modle en science : nous nous trouvons face une situation prsentant un caractre surprenant pour lobservateur, du fait quelle volue dune manire imprvisible, il y a quelque chose dalatoire ou dapparemment indtermin ou des facteurs agissants dune manire non locale actions distance, par exemple. On essaye donc de dominer ces situations laide de la modlisation, cest--dire en construisant un systme matriel ou mental qui simule la situation naturelle de dpart, travers une cer-taine analogie. ce point, on formule une question sur la situation naturelle et, travers lanalogie, on la transfre sur le modle que lon fait voluer de manire en obtenir une rponse 1.

    La tentation a souvent t forte de normaliser les formes de coupe. Le modle mcanique pourrait tre utilis dans ce sens dautant que la mcanique classique des solides offre un inventaire des liaisons qui inviterait le confronter un rpertoire des modes de raccor-dement. Ce serait tirer bien peu de chose de lanalogie si ce nest la possibilit de mtaphores plus ou moins potiques 2. Cependant, si lon peut aussi parler propos du montage de surprise, dimprvi-sibilit, dindtermination cest que lon nen finit pas de rflchir aux passages dun plan lautre, en dehors de grosses conventions trop tt tablies : Quest-ce qui autorise dire que deux plans raccor-dent 3 ? Quest-ce qui raccorde ? La reconnaissance, par le langage gnralement adopt, dun montage altern , des raccords de geste, de position, de mouvement, dobjet suffit-elle rendre compte de la complexit des enchanements ? dit-elle seulement quelque chose des effets, des virtualits du montage ou se contente-t-elle didentifier des modalits ?

    Comment cela raccorde ? Le second plan complte-t-il le pre-mier, lui donne-t-il suite, se laisse-t-il investir par le mouvement, la

    1. Paraboles et catastrophes, op.cit., p.125-126. (Je souligne.)2. Rappelons ici que de nombreuses analyses de squence lues dans des ouvrages thoriques

    ont pu utiliser des termes mtaphoriques relevant dune mcanique nergtique (circula-tion , contamination , nergie , piston , articulation, enchanement, flux ).

    3. Jacques Aumont in Le Montage dans tous ses tats, Confrences du Collge dhistoire de lart cinmatographique, n5, Cinmathque franaise, 1993, introduction non pagine.

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    dynamique du premier ou vient-il au contraire riposter, contredire, sopposer (selon des critres narratif, rythmique, plastique) ? Pour quelle raction dans le/les plan(s) suivant(s) ? Selon quelles interac-tions, interattractions, interrepoussages des images (Vertov 1) ? Alors, quest-ce que couper un plan ? et quest-ce qui autorise le faire ? (Aumont ) O et pourquoi commencer un plan et o et pourquoi le finir (Godard ) ? la fin de quel geste, quel point dune expres-sion mimique, et en gnral, quand quel rsultat a t obtenu dans le plan ? Ou bien : quelle distance de tel geste coupera-t-on ? quel temps concdera-t-on tel vnement, norme ou presque impercep-tible ? Laissera-t-on au dbut, la fin du plan, un peu, beaucoup de vide ? 2 Donnera-t-on plus de libert une image [afin davoir] plus despace pour crer des rapports complexes entre images 3 ? Van der Keuken se souvient ici de la nouvelle dpendance de Bresson . ces questionnements, il faut ajouter les problmes de dure : un plan a-t-il une dure par rapport une fonction remplir ? informer sur un lieu, une situation, un destin, un sentiment, une intention, un tat desprit ou de corps Comment dcider quun plan a dit ce quil avait dire ? Le monteur charge-t-il toujours le plan dune fonction remplir ? Narrive-t-il pas que lon ait du mal parler de rsultat ou reconnatre une motivation ? Cette dure est-elle choisie pour permettre lachvement dun geste, dune action, dune parole ? Est-elle synchronise la mise en scne ou pense sur le mode de linterruption, de la syncope, de linachvement ? ou sur celui de lin-dpendance (le plan se prolongeant aprs la parole ou laction) ?

    Ce nest donc pas tant la rponse donne par un modle qui nous intresse que la force heuristique de lanalogie. Encore faut-il prciser comment se servir de cette mthode analogique (dautant quelle sduit trop facilement les sciences humaines 4) dont lhorizon

    1. Du cin-il au radio-il (extrait de lABC des Kinoks) , Articles, journaux, projets, UGE-Cahiers du cinma, 1972, p.31.

    2. J. Aumont, op.cit.3. J.Van der Keuken, Aventures dun regard, Cahiers du cinma, 1998, p.15.4. Les chercheurs en ce que lon appelle les sciences humaines ont parfaitement conscience

    du fait quils nont pas dauthentiques thories. [Sauf les linguistes] qui pensent avoir atteint le stade suprme de la scientificit. () Mais les conomistes, les sociologues, les psychologues sont conscients des difficults quils rencontrent pour construire des modlisations thoriquement satisfaisantes. Ils sont aussi trs disponibles pour prendre en considration tout ce que les mathmaticiens peuvent leur fournir ! (Ren Thom, Paraboles et catastrophes, op.cit., p.47.)

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    est de dcrire les formes de coupe et en esprer une fonction expli-cative. Devant les images animes, une sorte de vision mcanique (donc nergtique ) du montage sest impose, un peu comme Thom raconte avoir eu une sorte de vision mathmatique lorigine des modles proposs lembryologie par exemple 1 (bien que pour lui il sagisse dune vision gomtrique). Les modles scientifiques ont ici une premire fonction de dvoilement de la complexit dun phnomne : la manifestation de lnergie dans le montage. Ainsi, certaines notions mcaniques (comme les degrs de libert ) donnent des outils pour comprendre le sens et le fonctionnement des raccords dans les chanes dimages. Dans ce cadre, ils offrent une rponse par la description qui dpasse bien sr la mtaphoricit qui trahirait la strilit de lanalogie.

    Devant la force de ces modles, on ne stonne pas de les retrouver dans les crits de quelques thoriciens-monteurs, avec plus ou moins de prgnance il est vrai. La terminologie mcanique (des solides , des fluides ou des ondes ) surgit essentiellement chez Eisenstein , Epstein , Tarkovski , Bresson , Pelechian . Ici, simple mtaphore, il nest pas exclu quelle sous-tende occasionnellement un penchant pour le modle. Mais ces essais analogiques ne semblent pas avoir t exploits, tendus, confronts la varit des manifestations du montage. Ces propositions seront nanmoins articules avec notre rflexion selon quelles compltent ou confirment les hypothses ou encore posent de nouveaux problmes. Ceci justifie que ces rfrences soient par-fois frquentes, notamment les crits dEpstein qui tmoignent dune connaissance prcise des faits scientifiques comme les principes de la thermodynamique (dj nots) et les bouleversements de la pre-mire partie du xxesicle (thorie de la relativit et de la rvolution quantique).

    Pour apprcier la force dune vision mcanique du montage, rap-pelons ds maintenant un cas exemplaire : le modle de lexplosion chez S. M.Eisenstein , celui quil utilise le plus souvent parce quil facilite les bonds qualitatifs et dont la fertilit lui donne une forte inclination lappliquer tout 2. Phnomne peut-tre le plus

    1. Voir Paraboles et catastrophes , op.cit., p.45.2. Le bond qualitatif tant un des principes moteurs de lexplosion , Eisenstein en voit

    () partout : dans la construction du Cuirass Potemkine, dans les dessins de Piranese Cf. J.Aumont , Montage Eisenstein, coll. a cinma , Albatros, 1979, p.88.

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    connu et le plus galvaud de la mcanique, cest que sa complexit a t un peu nglige. Eisenstein en fait une description parfois extr-mement prcise et technique par rapport aux configurations dimages (qui tmoigne dun savoir scientifique ou dun encyclopdisme dar-tiste-ingnieur la Lonard 1 dont il est fier et non dune tentation mtaphorique facile laquelle il peut cependant cder 2). Voici deux extraits o il recourt ce modle structurel de manire trs pratique.

    Ce qui dtermine la structure fondamentale de la composition de la scne de la centrifugeuse [dans La Ligne gnrale ] est lexplosion qui, aprs lirrsistible monte de la tension , clate en un systme dexplo-sions successives semblant jaillir lune de lautre, exactement comme dans une fuse, ou comme la raction en chane de luranium dans laction dune bombe atomique 3. Fragments explosifs Une explosion , en art, particulirement une explosion pathtique des sentiments, se construit exactement selon la formule mme dune explosion dans le domaine des substances explosives. Jai appris cela autrefois, lcole des enseignes-ingnieurs militaires, dans la classe de mines. Ici comme l, on commence par augmenter fortement la pres-sion . (Bien sr les moyens eux-mmes sont diffrents, et le schma nest pas du tout gnral !) Puis on fait exploser le cadre qui contient la chose. Et le choc fait jaillir des myriades dclats.[Mode demploi du modle :] Ce qui est intressant, cest que leffet ne russit pas si on ninsre pas entre la compression et limage mme un fragment indispensable, destin accentuer, et qui sparpille de tous cts en traant lclatement avec prcision.Dans une explosion relle, ce rle est jou par une capsule le dtona-teur, tout aussi indispensable dans la partie arrire dune cartouche de fusil que dans la liasse de ptards de pyroxyle pose prs des fermes dun pont de chemin de fer 4.

    1. Cf. J.Aumont, op.cit., p.19. Voir aussi sur la lgitimit et la prcision scientifique : Les mystres des mathmatiques , p.19-20.

    2. Voir encore J. Aumont sur le ftichisme de la mtaphorisation in Comme , op. cit., p.23-24. En outre, le principe mme de la mtaphore, en instituant un pont entre les choses, porte avec elle lide de totalit organique qui nest pas pour dplaire Eisenstein. Si des choses diffrentes peuvent tre rapproches, cest quil y a en elles une essence com-mune qui les fait se ressembler. Par la mtaphore, on explique la diffrence partir de la ressemblance qui est pose comme premire. La mtaphore renvoie un fond originaire, une unit perdue quelle permet de restaurer.

    3. In La Non-indiffrente Nature, trad. Luda et Jean Schnitzer, col. 10/18 , UGE, 1976, p.112-113.

    4. Voir Mmoires 1, uvres 3, trad. J. Aumont, coll. 10/18 , ditions Sociales-UGE, 1978, p.283. (Je souligne.)

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    Que propose Eisenstein avec ces modles ? La mtaphore assure-t-elle seulement une description des rapports dimages ou, par sa force interprtative, donne-t-elle une cl pour comprendre ce qui se joue entre les images, donc nous permet-elle dentrevoir une explication du processus du montage ? La question du modle invite rflchir sur la force explicative de la thorie et lgitime sa part dinvention.

    Pour nourrir la rflexion sur une possible application dun modle physique lesthtique, il faut sinterroger sur la nature de ce modle, sa fonction, sa force . Si lon se rfre certaines classifications et typologies des modles cites par Isabelle Stengers , nous reconnais-sons dans nos modles mcaniques des modles iconiques (selon R. Harr 1), cest--dire des modles thoriquement fconds qui prsentent des analogies, ou des processus semblables sous quelque rapport ce quil sagit dexpliquer 2 . On admet que tous les modles ont une fonction heuristique, y compris les modles formels (cest--dire les modles propositionnels et les modles mathmatiques 3), mais il est clair que les modles conceptuels (iconiques, analogiques ou thoriques) sont plus directement lis la conceptualisation inventive. () Parce que lanalogie est la mise en uvre dun sch-matisme verbal, elle peut ouvrir et interprter un espace de pense, et avoir un effet heuristique fcond 4. La russite du modle analogique nest pas une reprsentation, mais un discours possible. Sa fonction, moins cognitive quheuristique, est de donner voir et de donner dire, dtendre et denrichir lespace traitable 5. Ainsi, la mcanique est un emprunt au sens fort, cest--dire quelle a une fonction de pense. Les lments transfrs structurent et prcisent notre propo-sition thorique. On retient donc de la mtaphore sa force motrice. En ce sens, nous ne faisons que prendre le mot dans son sens tymo-logique : transport. Ces modles se comprennent comme des faits de langage, des constellations notionnelles qui organisent la descrip-tion et linterprtation dun ensemble du sens 6. Ils proposent des

    1. Voir The Principle of Scientific Thinking, Mac Millan, 1970 ; The Constructive. Use of Models , in L. Collins (d.), The Use of Models in the Social Sciences, Tavistock Publica-tions, 1976.

    2. Voir I. Stengers, Les Concepts scientifiques, Invention et pouvoir, (La Dcouverte-Conseil de lEurope, 1988), coll. Folio-essais , Gallimard, 1991, p.84.

    3. Selon M. Black, Models and Metaphors, Cornell University Press, 1962.4. I. Stengers, op.cit., p.84-86.5. I. Stengers, op.cit., p.86.6. I. Stengers , op.cit., p.87.

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    schmas dintelligibilit (Thom ). Alors, lactivit mtaphorique se prsente comme la face verbale de la conceptualisation inventive 1 . La rfrence mcanique est fconde lorsquelle assure une schmati-sation (en loccurrence, cest la force des deux principaux modles, la mcanique des solides et celle des fluides) et se laisse dplacer. En outre, elle peut paratre clairante mme partielle ou dforme. Selon la mise en garde de Thom , lanalogie est strile si elle permet un embotement ou plutt une superposition exacte, si lisomorphie est trop forte 2. Il faut quil y ait du jeu , donc un risque derreur , entre les modles mcaniques et le montage. Dans ces dcalages, ces passerelles moins videntes, plus hasardeuses et surprenantes, nes de lanalyse, se concentre alors la force heuristique de lanalogie pour la comprhension des proprits du montage. Celle-ci commence lorsque les outils mcaniques permettent de qualifier la liaison de faon image et se poursuit lorsque le modle nous invite inventer, imaginer, dcouvrir ce qui se joue entre les images, ce qui les active, les polarise.

    Question danalogie

    Selon Ren Thom , on peut appliquer la pense analogique des situations trs diffrentes, sans se proccuper davoir faire de la physique, de la chimie, de la biologie, de la sociologie.

    Lindtermination relative des lments porteurs dune structure permet souvent de transporter les proprits quon lui a reconnues dun domaine un autre, o ces lments diffrent () Un circuit lectrique et un circuit hydraulique de mme structure prsentent des proprits analogues, au sens prcis o une traduction peut tre faite de ces pro-prits du langage lectrique au langage hydraulique, traduction qui fait correspondre en particulier un un les lments de chaque struc-ture. Il arrive quune telle analogie suggre pour lun des deux domaines des proprits encore insouponnes 3.

    1. Ibidem.2. R.Thom, Paraboles et catastrophes , op.cit., p.142.3. Cf. Jean Ullmo, Les concepts physiques [Formalisme et structure] , in Logique et

    Connaissance scientifique, Encyclopdie de la Pliade, Jean Piaget (dir.), Gallimard, (1967) 1996, p.664. Il donne lexemple de la structure du noyau-goutte imagins par Bohr, analogue la goutte deau (les lments de la structure noyau tant les nuclons, ceux de la structure goutte les molcules), [qui] traduisait les lois connues de lvaporation en celles de la dsintgration radio-active .

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    Th orie du montage

    Des ressemblances de structure et de fonctions autorisent prendre les modles mcaniques choisis comme modles analogiques du processus du montage avec pour dnominateur commun la notion dnergie . Pour sen convaincre, nous ajouterons au rang privilgi que tient la mcanique dans le rpertoire mtaphorique (par exemple pour des problmes darticulations ou de circuit hydraulique), la lgitimit tymologique. Montage et mcanique ont des proccu-pations communes et une terminologie dj changeable : articuler, raccorder, enchaner, transmettre, poursuivre, complter, transformer (un mouvement par exemple), asservir, conserver Pour les ana-lyses, ces termes usuels seront complts par des termes spcifiques. Comme le rappelle Isabelle Stengers , la raret (les langages spcialiss, les terminologies rudites, les vocabulaires techniques), sa faon, a le mme effet que son contraire : elle facilite aussi la diction du nou-veau 1. Pour apprhender avec prcision le processus du montage, nous largirons donc son champ smantique avec celui de la mcanique. Certaines notions techniques empruntes seront peut-tre complexes, peu connues ou oublies, mais ncessaires nos propositions.

    Ainsi, les thories, aujourdhui primes parce que les mthodes dinvestigation de la science progressent, gardent parfois une force dintelligibilit par rapport aux phnomnes observs dans les images. Si lon veut, elles satisfont un principe dconomie et de simplicit que la science apprcie aussi (comme le rappelle Trinh Xuan Thuan avec le rasoir dOccam ). Slectives, dcantes, riches dans lespace culturel, les uvres cognitives primes jouent parfois un rle para-digmatique fcond pour les entreprises nouvelles de la pense 2. On peut avancer que les prceptes aristotliciens nous initient aux prin-cipes nergtiques par rapport la notion de causalit qui se complexi-fieront par la suite mme si les ides de gnration et de corruption disparaissent totalement dans la perspective galilenne (comme du reste chez Descartes). Ainsi, la problmatique relative la naissance et la destruction des formes a t mise de ct de faon draconienne 3 tout comme le contenu de la dynamique comme le rappellent Giulio Giorello et Simona Morini citant Feyerabend 4 :

    1. Voir I. Stengers, op.cit., p.96.2. I. Stengers, op.cit., p.100.3. R.Thom, Paraboles et catastrophes , op.cit., p.125.4. P.K. Feyerabend, Against Method outline of an anarchistic theory of knowledge, Humanities

    Press, NewYork, 1975.

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    La dynamique aristotlicienne tait une thorie gnrale de laltra-tion (alloiosis) comprenant le mouvement local, le changement qua-litatif, le changement quantitatif, et le changement dans la substance (gnration et corruption). [ces notions et le principe daltration seront par exemple repris pour clairer le saut qualitatif dfini par Eisenstein .] La dynamique de Galile et de ses successeurs soccupe uniquement de la locomotion. 1

    Que nous renvoyions des notions plus ou moins connues, anciennes comme rcentes, des dfinitions seront donnes 2, elles res-teront nanmoins intelligibles par les non-scientifiques, gage de la comprhension, de la pertinence de cette thorie et de son utilit pour dmler un phnomne complexe, gage enfin de sa possible utilisation.

    Question de mthodologie : thorie explicative ou descriptive

    Cette thorie nergtique du montage nest pas loigne dune thorie scientifique qui connatrait peu d applications mais serait plutt une mthodologie qui permet de comprendre, dans beaucoup de cas, et de modliser dans un certain nombre de cas, des situations qui, autrement, seraient trs difficiles atteindre, des systmes dont on ne pourrait pas obtenir une description parce quils sont compli-qus, quils possdent trop dlments 3 Lanalyste rencontre en effet bien des difficults, qui doit prendre en compte les nombreuses don-nes du plan (smantiques, narratives, discursives) et ses vnements (visuels et sonores, lumineux, plastiques, rythmiques, figuraux). On pourrait sen remettre la sagesse aristotlicienne qui souligne que les phnomnes naturels sont trop irrguliers pour rpondre aux exigences de la modlisation. Cependant, telle la thorie des catas-trophes dfinie par Thom , les modles mcaniques ont une vocation explicative pour le montage. Ainsi, ils constituent une mthodologie pour dcrire autrement le montage (que lon sattache particulire-ment la liaison, au raccord ou que lon pressente une dynamique gnrale, une volution dpassant la fragmentation en plans donc

    1. R.Thom, op.cit., p.125.2. Brivement dans le corps du texte ou en note pour plus de clart lors de leur premire

    utilisation. Lindex permettra de retrouver cette dfinition.3. R.Thom, Prdire nest pas expliquer, op.cit., p.29-30 (je souligne).

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    Th orie du montage

    lopposition entre discontinu et continu). Il ne sagit pas de substituer une terminologie nouvelle celles que nous connaissons et utilisons pour lanalyse, mme si elle parat plus complte puisque les modles permettent de saisir une grande varit denchanements dimages. Cette proposition thorique prtend expliquer, sans tablir de typo-logie restrictive, ce qui se joue entre les plans, autant les liaisons que les disruptions, autant la dpendance que lindpendance, puisque si le montage est familier de ce que la mcanique sait faire, de ce pour quoi elle est prvue (selon une libert relative), [il] sillustre aussi dans tout ce quelle ne prvoit pas, ses rats, ses accidents, ses checs 1 . Autre point essentiel : les modles invitent rflchir la dfinition mme de plan fond par la pratique du montage. Si les coupes consti-tuent souvent des seuils critiques pour les variations nergtiques, elles nen donnent pas moins quune vision tout fait locale et instan-tane donc partielle. Une analyse du montage doit sans cesse consi-drer les fragments et la composition dun mouvement densemble, ce que les outils les plus utiliss nimpliquent pas. La deuxime partie de cette introduction sattachera dfinir et articuler lnergie du plan et lnergie du montage.

    La proposition de faire de cette thorie une mthodologie pour expliquer et dcrire les phnomnes nergtiques luvre dans et entre les images, invite sattarder sur ces fonctions dont le sens est loin dtre arrt notamment dans les disciplines scientifiques. O finit la description et o commence lexplication ? Quen est-il pour une thorie esthtique ? Rappelons que les thories du cinma sont rarement dordre explicatif. Seules visent ltre celles qui sont fon-des sur des sciences plus ou moins exprimentales, par exemple la psychologie cognitive ou, par certains aspects, la linguistique gnra-tive. Il sagit donc [gnralement] de thories descriptives 2.

    Le geste descriptif a tymologiquement plusieurs sens. Describere, dessiner, tracer, dlimiter, dterminer : ce que nous faisons lorsque nous identifions, reconnaissons les manifestations de lnergie dans les plans et entre les plans et sommes capables den suivre, den dsi-gner le parcours et les effets. La description privilgie alors, dans lob-servation des images, autant le mouvement vident des mobiles en

    1. M.Conil Lacoste, Tinguely. Lnergtique de linsolence, La Diffrence, 1989, p.21.2. J. Aumont et M. Marie, Dictionnaire thorique et critique du cinma, Nathan, 2001,

    p.208.

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    tout genre (vhicules, corps humain, animal, machinique ; lumires, phnomnes mtorologiques) que linvu et le dynamique : ce qui ne saute pas particulirement aux yeux, ce qui nest pas simple-ment fonctionnel en vertu dun caractre narratif ou dramatique, ce qui ne va pas de soi, et aussi ce qui glisse furtivement, est en transformation 1 . Cette description des manifestations de lnergie stimulera linterprtation quelle soit, par exemple, narrative, for-melle, socio-culturelle De ce premier sens, on dduit describere ou copier, transcrire , ce qui, dune certaine faon, correspond au tra-vail du modle mtaphorique, de lanalogie. Enfin, cest raconter, dpeindre , retracer, donner une vision et surtout exposer 2 . Prol-gomnes une comprhension : exposer, montrer, faire voir, autant de termes dont la fonction est rvlatrice. Larticulation entre descrip-tion et explicationest aussi essentielle dans la pratique de lanalyse filmique qui sera le moyen privilgi pour fonder la thorie, pour former le regard cette vision nergtique du montage et pour mieux en dfinir le processus. Exposer cest donc prsenter en expliquant, en dployant, en dpliant un phnomne complexe. Il sagit de rendre intelligible le montage au-del de la multiplicit de ses pratiques et de ses interprtations et les entrelacs de propositions thoriques ; de le rapporter un principe gnrique simple qui tmoigne cependant de cette complexit.

    Par ailleurs, dans la rflexion sur les possibles dune explication, le modle mcanique a un statut particulier puisque lon prte a priori la mcanique une force explicative. La conviction des classiques est que la vraie philosophie est celle o on conoit la cause de tous les effets naturels par des raisons de mcanique (Huygens), cest--dire o lon rend compte de ces effets par des modifications de la figure et du mouvement dun systme matriel. Telle est encore lopinion de Lord Kelvin (1894) : Si je puis faire un modle mcanique, je comprends ; tant que je ne puis pas faire un modle mcanique, je ne comprends pas. Il ne sagira pas ici de faire un modle mcanique . On saccordera toutefois sur la capacit de lanalogie produire une vision mcanique des phnomnes nergtiques au cur du mon-tage, rvler et rendre intelligible son principe essentiel.

    1. J.Aumont, quoi pensent les films, op.cit., p.243.2. Voir Dictionnaire historique de la langue franaise, Dictionnaire Le Robert, (1992) 1998

    (abrg DHLF par la suite).

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    Th orie du montage

    Les modles mcaniques, en guidant la reconnaissance des ph-nomnes nergtiques, rduisent larbitraire de la description. Cest le rsultat dune explication 1 ou plutt dune comprhension. Cet effort de synthse est rsum par la clbre phrase du physicien fran-ais J.-B.Perrin : la thorie substitue au visible compliqu de linvi-sible simple sans pour autant tomber dans une modlisation abusive. Lenjeu tant de briser la circularit smiotique selon Thom , le modle gomtrique est alors sduisant par cette manire de pro-cder hermneutique par excellence 2 . Certaines notions mcaniques proposent en effet des schmatisations comme les degrs de libert (tirs de la reprsentation graphique des liaisons dans un repre ordonn) ou la composition atomique des fluides.

    Pour conclure, la thorie est essentiellement productive 3 . Si elle nat de la volont dexplication, en coordonnant et hirarchisant les rgles et les pratiques, elle est aussi et surtout un moyen dexplora-tion. Selon le mot de Valry : Depuis que la science est devenue conqurante, lexploration prime lexplication.

    Question de vrification et de pertinence

    Si le monteur a, comme le spectateur, une connaissance implicite de lnergie et que, au-del de bien des exigences narratives, discursives, plastiques selon le film monter, on reconnat quil est intuitivement sensible cette circulation , modulation, variation de lnergie, cette pression du temps. Lintuition, pour le monteur comme pour le spec-tateur et lanalyste devant les images en mouvement, relve de la per-ception et il sagit pour nous de larticuler avec le travail de lanalyse 4. Elle implique aussi, pour apprhender les liaisons, de se soustraire la logique discursive qui a bien longtemps servi dcrire et expliquer les articulations et renvoie pour Epstein une continuit paralogique visuelle ou visuelle-sonore 5 . Ce contre-rail est aussi essentiel

    1. R.Thom, op.cit., p.91.2. Cf. R.Thom, op.cit., p.152.3. F.Casetti rappelle que cest la productivit dun savoir qui en garantit le statut tho-

    rique (Les Thories du cinma depuis 1945, Gruppo Editoriale Fabbri, Bompiani, 1993), trad. Sophie Saffi, srie Cinma-image , Nathan 1999, p.7.

    4. Sur larticulation entre intuition et analyse, je renvoie Lintuition analytique de Barbara Le Matre in Lanalyse de film en question, J.Nacache (dir.), LHarmattan, 2006, p.39-50.

    5. Cf. Tissu visuel , in Esprit de cinma repris dans crits sur le cinma, t.2, Seghers, 1985, p.96.

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    lmotion, cest par lui que laccordage entre le corps du spectateur et le corps du film est le plus sensible 1. Le travail de lanalyse consistera donc passer de cette exprience physique, motionnelle du film sa connaissance raisonne.

    Il ne sagit donc pas de procder une quelconque vrification de la thorie. Les exemples choisis nont pas de fonction dmons-trative, exprimentale. Ltymologie du terme analyse, rappele par Jacques Aumont , permet de procder autrement.

    Analyse : primitivement, ana-lyse, de ana+luein : rsoudre, en remon-tant lenvers. Ce nest rien dautre que la mthode, connue des math-maticiens, qui consiste supposer le problme rsolu : une mthode heuristique, permettant de trouver des dmonstrations. La diffrence est que, analysant une image, un tableau, un film, je nai pas sup-poser, mais constater que le problme est rsolu : cest ce que jai dabord sous les yeux qui constitue la solution. Lanalyse consiste bien alors remonter, mais non sous la forme dune dmonstration (au sens o celle-ci est la vrification de certains enchanements de cons-quences logiques) ; il sagit plutt, partant de la solution que me donne limage, de constituer le problme. () Quel problme puis-je poser partir de () ces images ? Quel problme posent-elles dont elles sont la solution 2 ?

    Les images doivent plutt tre vues en relation avec une certaine problmatique, comme des rponses un certain type de questions quici les modles mtaphoriques nous permettent de poser avec prcisions.

    Au vu donc de ce qui a t dit sur les possibilits dune thorie esthtique et surtout de ce que lon ne peut en attendre par rapport aux thories scientifiques, nous

    substituer[ons] la question aportique de la vrificabilit celle, plus modeste mais plus concrte de la pertinence. ()La pertinence dfinit un domaine de relevance, donc dsigne dans luvre que lon cherche comprendre un certain nombre de traits formels, de phnomnes ou de lignes de contenu, qui deviennent de ce fait ceux que lanalyse doit

    1. Ce que Daney a dcrit plusieurs reprises (voir par exemple : LExercice a t profitable, Monsieur, P.O.L., 1993, p.96 et Devant la recrudescence de vols de sacs main, Alas, 1991, p.134).

    2. J.Aumont, quoi pensent les films, op.cit., p.26.

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    Th orie du montage

    travailler et, si on le dsire, interprter. Linterprtation dans ce cadre institutionnel na pas se dfendre de sa propre capacit dinvention, de son pouvoir heuristique, na pas se mfier de son imaginativit, puisque laxe de pertinence constituera automatiquement un cadre, une garantie, une limite, et, en un sens, un pouvoir de vri-fication, de faire-vrai 1.

    Les phnomnes nergtiques actualiss par le montage dfinissent le domaine de relevance de la thorie que lon peut encore circons-crire en ajoutant que les analyses seront travailles, le plus souvent, partir de modles thermodynamiques et mcaniques pour appr-hender ces manifestations.

    En effet, la notion dnergie a t ce point galvaude que si lon prtendait envisager les rflexions quelle a suscites dans de nom-breux domaines, le domaine de relevance de cette thorie perdrait sans doute toute valeur. Des rfrences extra- ou mta-mcaniques ne seront cependant pas exclues comme la sculpture en mouve-ment (Jean Tinguely ) qui renvoie souvent une mcanique dbride et une dissipation de lnergie ou encore la musique. Rappelons, avec Patrick deHass, la lgitimit du modle musical pour penser le cinma, depuis les annes 1920 en particulier et le dsir dun cinma pur . Cette rfrence () est comprendre dans le cadre de la problmatique de lnergie. On soppose une conception de la matire comme solide pour lui substituer une vision dun monde en perptuel mouvement comme les liquides et les gaz, puis on sat-tache une reprsentation de lnergie psychique, de la dure pure, et le meilleur modle qui soit semble tre dans ce cas la musique 2. Ces thories complmentaires seront choisies parce quelles consti-tuent des moyens dexploration pertinents et permettront de gagner en prcision. Ainsi, la place centrale quoccupe le principe nerg-tique dans la philosophie orientale, notamment avec la notion de Vide (que lon voquera autant avec la posie, la peinture, la calligra-phie que les arts martiaux) permettra de saisir certains changements dtat nergtique . Ces outils thoriques, nourrissant la rflexion et les analyses, pointeront, comme les interrogations de la Science, lim-portance, la quasi-obsession du Temps dans la dfinition de lnergie. Notons que cest souvent en abordant cette question que les crits de

    1. J. Aumont, op.cit., p.85-86.2. P.de Haas, op.cit., p.124.

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    quelques cinastes, qui simposent comme des guides (Epstein , Tar-kovski , Eisenstein , Pelechian ), ont dcrit et comment le montage en termes nergtiques.

    Outre ces liberts, la restriction du domaine de relevance cer-tains modles mcaniques doit tre discute puisque le champ a t limit aux mcaniques des solides, des fluides et des ondes et plus gnralement aux deux principes de la thermodynamique . Les ana-lyses mettront en vidence le degr dintelligibilit et la vision mca-nique du processus nergtique du montage. Tant que nous aurons affaire des phnomnes dans un espace relativement stable, orient ou en tout cas pour lequel des repres seront donns et une certaine continuit sera recherche, ces principaux modles conviendront. Par contre, ds que lon basculera dans limpermanence et linstabilit du monde fluide , les modes dinvestigation diffreront. Nous serons confronts une certaine relativit et une indcision temporelle. Il apparatra, en prcisant les vnements entre plans et internes aux plans et en approfondissant cette recherche, que la vision mca-nique des phnomnes nergtiques peut requrir plus ou moins d outils conceptuels pour natre. Ainsi, certains cinastes, philo-sophes et critiques ont dj interprt les images selon les principes de latomisme. Rappelons, entre autres, cette lecture des images ver-toviennes par Deleuze :

    Machines, paysages, difices ou hommes, peu importait (), chacun se prsentait comme des systmes matriels en perptuelle interac-tion. Ctaient des catalyseurs, des convertisseurs, des transformateurs, qui recevaient et redonnaient des mouvements, dont ils changeaient la vitesse, la direction, lordre, faisant voluer la matire vers des tats moins probables, ralisant des changements sans commune mesure avec leurs propres dimensions. () Ce que Vertov dcouvrait dans lac-tualit, ctait lenfant molculaire, la femme molculaire 1

    Vertov affirmait radicalement la dialectique de la matire en elle-mme 2 . Deleuze ajoute que lon reconnatra linfluence de Vertov dans le cinma exprimental amricain par exemple. Pour tout un aspect de ce cinma, il sagit bien datteindre une perception pure, telle quelle est dans les choses ou dans la matire, aussi loin que

    1. G. Deleuze, LImage mouvement, Cinma 1, coll. Critique , Minuit, 1983, p.59-60.2. G. Deleuze, op.cit., p.59.

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    stendent les interactions molculaires 1. Toujours en cherchant comprendre et prciser les phnomnes nergtiques du montage, on peut envisager de se rfrer dautres modles scientifiques, plus complexes, comme la mcanique quantique, en revendiquant le pou-voir dinvention de linterprtation.

    Interprter un film ce serait lui faire violence en le conformant un nonc thorique qui lexcde, ou lui faire un crdit excessif en le dcr-tant capable de signifier au-del de ce quil dit rellement. () [Lin-terprtation] est plus justifie, plus juste, plus productive lorsquelle accepte le risque de sa propre inventivit 2.

    On rejoint ici la prise de risque induite par la mthode analogique 3.

    Question de corpus

    Dans cette thorie heuristique du montage, le choix du corpus dtermine la qualit des problmes. Selon la mthodologie induite par lanalyse filmique, les exemples choisis sont des points de dpart et non des justifications a posteriori de problmes poss thoriquement. Les modles mcaniques ne faisant pas lobjet dune application, ils napparaissent pas plus importants que les rsultats dus leur appli-cation ; le cinma ne se rduit pas une rserve dexemples exhiber, [un champ de possibles, mais] plutt un territoire interroger 4 .

    Derrire ce souci de qualit, le choix pourrait sorienter vers une slection de cas exemplaires pour donner plus de force aux propo-sitions. Or, la perspective de la thorie dpend aussi dun critre de reprsentativit. Les exemples sont pris dans toute lhistoire du cinma, des expriences de Marey et des films Lumire aux plus contemporains. Le nombre dexemples assure de pouvoir formuler et prciser un peu mieux pour chaque cas les questions ou les problmes, et de mettre profit la moindre bauche de rponse (Casetti 5). Loin de simposer comme des dmonstrations, ces exemples sont la matire do peut natre une thorie heuristique. Lobservation dun phnomne nergtique dans une configuration dimages induit la

    1. G. Deleuze, op.cit., p.122. Voir aussi Jean Epstein , Intelligence dune machine (1935).2. J. Aumont , op.cit., p.88.3. Cf. R.Thom , Paraboles et catastrophes , op.cit., p.142.4. F. Casetti, op.cit., p.16.5. Ibidem.

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    recherche dune formulation mcanique proposant une vision sim-plifie. Ce que lon remarquera localement pour un type de liaison pourra ventuellement tre complt par une hypothse de globa-lit relative puisquelle ne mnera pas la prdiction, des valeurs quantitatives (donc la modlisation). reprsentativit gale, on peut sadresser une uvre forte, inventive, qui retravaille les pro-blmes, ou une autre qui en est le reflet paresseux 1. Ce critre dexemplarit (mettant en avant la qualit de la solution un pro-blme gnral ) permet de choisir des raccords, des squences parfois des films entiers en ce quils exhibent certaines qualits du montage de la meilleure faon possible. Si les objets de lanalyse peuvent par-fois donner limpression dtre ad hoc, cest justement en rpondant aux exigences de lexemplarit et de la reprsentativit.

    Le champ dinvestigation sen trouve largi toutes les priodes et toutes les cinmatographies puisque le principe gnrique du mon-tage peut tre expos sans contextualisation, le modle mcanique ayant une force paradigmatique. Ce sont donc les modles qui struc-tureront les propositions de cette thorie nergtique du montage selon deux axes principaux : lun insistant sur lanalyse des forces en prsence dans et entre les plans, lautre invitant reconsidrer la potique des formes et la dialectique continu/discontinu.Dune part, la mcanique des solides permettra daborder les problmes de liaison et darticulation avec entre autres la notion de degr de libert qui considre autant le fonctionnement que le dysfonctionnement des systmes mcaniques. La description des phnomnes fluides et ondulatoires sattachera aux transmutations. Leur cintisme, auquel le cinma a toujours t attentif, sensibilisera par exemple notre regard des figures hydrauliques ou des manifestations plus complexes dinduction. On identifiera alors de nombreux lments susceptibles dassurer lcoulement de lnergie et lon apprciera leur forte capa-cit se transformer.

    Ces deux principaux moyens de comprhension des processus du montage ne dessinent pas une volution de ses pratiques et concep-tions comme le passage de limage-mouvement limage-temps tait marqu par une fracture. Ils ne servent pas reconnatre voire opposer cinmas classique et moderne. La mthodologie des modles

    1. J. Aumont , op.cit., p.115.

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    Th orie du montage

    mcaniques ne prescrit pas leur exclusivit. Mcaniques des solides et des fluides peuvent tre articules par lanalyse et ainsi permettre de dcrire et saisir ce qui se joue entre les images dun mme film. Elles offrent des prcisions devant la multiplicit des agencements dimages. Le choix des outils de description sera guid par la perti-nence de lun ou lautre modle, certains pouvant se rejoindre comme la multiplication des degrs de libert et les phnomnes dits turbu-lents. La complexit des agents porteurs de lnergie , que lanalyse sattachera rvler, recommande, dans un premier temps, dintro-duire et dinitier le regard lnergie du plan puis lnergie mca-nique du montage par lanalyse de quelques cas exemplaires.

    Introduction lnergie du plan

    Sintresser au plan avant tout puisque la problmatique dune nergie dans le montage

    dborde largement celle des units de la chane filmique, avec ce que ces dernires peuvent impliquer dun peu inerte ou de platement com-binatoire. Car le plan dans ce quil a de vif est la fois, ce qui, par len-chanement du montage, donne consistance au film, et ce qui, dans le mme mouvement, le met en pril en lui faisant courir tout moment le risque de la dislocation. Par sa faon de serrer le rel ou par la seule pression interne de sa temporalit, un plan, sil est vraiment un plan, menace toujours de dchirer la continuit trop sage et trop lisse de cette chane filmique hypothtique 1.

    Ce programme tabli par Patrice Rollet se gardant dopposer, la prcision est utile, un cinma du plan un cinma du montage comme on la souvent fait, invite couter les images, apprhender la nature essentiellement vibratoire du plan (Daney ) comme pour en pntrer le mystre, en dcouvrir le fonctionnement interne.

    Revenir aux films Lumire est sans doute un choix un peu facile et attendu. Lvidence dune circulation dnergie relativement complexe mrite cependant dtre rappele. Lnergie sy manifeste dans plusieurs tats, soulevant des questions essentielles relatives sa conservation et sa fonction si lon reconnat une nergie ltat de travail (dite pro-

    1. Cf. Contretemps , in Passages vide. Ellipses, clipses, exils du cinma, P.O.L., 2002, p.15-16.

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    ductive) et une nergie ltat de chaleur (agitation thermique dsor-donne). Aussi faudra-t-il tenir compte autant de la force de travail du montage que de sa force entropique, turbulente. Celles-ci sapprcient grce la manifestation dune force daction du mouvement en recon-naissant son attaque, son dveloppement, son effet et sa fin dans le plan et dun plan lautre, en sinterrogeant sur les modifications inities par les coupes (tensions et transformations) dans ce processus.

    Montage en puissance dans le plan

    La vue Lumire donne lessentiel : une composition de mouve-ments et de vitesses (ceux de la camra, ceux des objets et sujets lintrieur du champ) ; une variation de rythme, avec acclration, rupture, pause, arrt, reprise ; et plus essentiellement, une circula-tion , une modulation dnergie , quelle soit contrle, rgule ou libre, dsordonne Cette nergie en action dans le plan se mani-feste plusieurs niveaux. Cest avant tout une vibration, un flux , et ses lments daccompagnement : mouvements visuels (et plus tard sonores) lintrieur du champ et mouvements de la camra. Cest aussi le regard du spectateur qui, grce sa motilit, peroit et active la fois cette nergie.

    Trs tt, les oprateurs Lumire ont appris cadrer en fonction du mouvement et du temps. Pourtant, combien de fois cette com-position a-t-elle t dborde par des mouvements incontrlables ? Combien de fois le champ a-t-il t envahi, satur malgr la distance impose au dpart par une camra solidement campe labri de lagitation et des ractions imprvues ?

    Deux films exemplaires :1896, deux ranges de spectateurs, de part et dautre dun chemin,

    attendent le dpart dUne course en sac (n 109, oprateur Louis Lumire ). La camra est place l o elle peut saisir lvnement dans sa totalit. Les figurants aligns sur les bords du champ encadrent lespace de la course encore vide. Cependant, cette construction clate et les participants nempruntent plus la trajectoire prescrite par le cadrage. Turbulence : tous sapprochent, de plus en plus prs. Notre regard, dabord mis en attente et concentr sur un point central, se perd dans le dsordre des dplacements, le dferlement incontrl et fugitif des visages vers lappareil. Finalement, le regard dune femme

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    Th orie du montage

    prend possession du champ et recentre lattention en tablissant un face--face avec le spectateur. Dans cette minute de mouvement, comme dans une exprience physique suivant les lois de la thermody-namique , nous assistons la transformation dune nergie ltat de travail (sous forme ordonne, celle du cadre prvu pour laction de la course) ltat de chaleur (nergie cintique dagitation dsordonne des particules, ici des participants et spectateurs).

    1900, au Village de Namo (Panorama pris dune chaise porteur, n1296), loprateur Gabriel Veyre sest arrt pour changer de por-teur. Les habitants regardent sloigner lhomme filmant son dpart. Un enfant le suit, un autre, nu, laccompagne. Un troisime surgit derrire eux en courant et traverse le champ vers la droite. Le cam-raman le recadre sur la gauche lorsquun autre marchant juste devant lui, prend le relais selon la mme trajectoire. Une jeune fille lattrape, il sarrte. Aussitt derrire eux, un autre enfant part en courant lop-pos. La camra reprend de la distance. Les enfants dsertent quelques images, puis un des premiers, lenfant nu, retraverse en courant, dispa-rat droite, et revient. Dautres le suivent. Sa course sessouffle, puis reprend. Il rejoint le tout premier enfant. Cte cte, ralentissant, ils font quelques pas. Deux ou trois autres les doublent : pntrations fulgurantes du champ. Les deux mmes reprennent le rythme de la course. Lun sort du champ puis repasse devant, suivi dun troisime. Au second plan, le tout premier enfant, toujours, continue sa course en zigzag, jette un il un canard qui le croise en senfuyant lar-rire-plan ; sgare enfin, hors champ. puisement de la bobine.

    Marches et courses en relais, arrts et reprises du mouvement, inte-ractions de vitesses et de trajectoires, compositions de rythmes, essen-tiellement biologiques ici ceux des enfants, ceux du cameraman et du porteur rvlent un collage de morceaux, grands ou petits, qui portent chacun en eux-mmes un temps particulier qui dfinit le degr dintensit du temps qui scoule dans le plan 1 . Ainsi, le montage aura articuler des plans dj remplis par le temps, pour assembler le film en un organisme vivant et unifi dont les artres contiennent ce temps aux rythmes divers qui lui donne la vie 2 . La

    1. Cf. Tarkovski , Le Temps scell, Cahiers du cinma, 1989, p.111 et 113.2. Op.cit., p.109. A.Pelechian reprendra cette image en dfinissant le film comme un

    organisme vivant possdant un systme de relations et dinteractions internes complexes dans Le montage contrepoint ou la thorie de la distance , Trafic, n2, P.O.L., prin-temps 1992, p.99.

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    mcanique des fluides prcisera ce type dcoulement laminaire. Le montage endogne dit aussi, par linteraction des rythmes organique (des corps films et du corps filmant) et mcanique (de lappareil), que le montage est ontologiquement une question de motricit, de dynamique 1. Les liens ont dj t tablis entre la marche et la mcanique et particulirement celle du cinma 2.

    Cest le principe de lancrage intermittent sur un support et la dyna-mique relative du sujet et du support qui lient fondamentalement le modle de la marche de lhomme, certains mcanismes dchappement, les engrenages de transformation circulaire-linaire et le mcanisme darrt de la pellicule dans le chonophotographe de Marey qui devient la base de marche du cinma 3.

    Cette analogie est bien sr fortement lie la ntre. Que le mon-tage rejoue le principe de lintermittence (par les effets de dispari-tion/apparition) ou celui de la rptition (en laborant une forme) ou dautres mcanismes, lanalogie entre montage et mcanique insiste sur la dfinition du montage comme force en action, energeia .

    Malgr cette absence de montage empirique, se manifestent dans le plan les forces daction, de raction, dinteraction (retrouves dans les thories dEisenstein , Vertov et Pelechian entre autres), de pression du temps (Tarkovski ), et les diffrents tats de lnergie circulant dun plan lautre quelle soit contrle ou dpense, rgule ou libre, renouvele ou interrompue, quelle tmoigne dune agitation dsor-donne ou productrice.

    Le plan et la coupe

    La modulation de lnergie du plan est aussi penser par rap-port aux variations introduites par les coupes, mme pour les frres

    1. Cf F. Albera, Pour une pistmographie du montage : pralables , in Limite(s) du mon-tage, Cinmas, vol. 13 n 1 et 2, automne 2002, p.14.

    2. Voir par exemple Michel Frizot, Comment a marche. Lalgorithme cinmatogra-phique , Cinmathque n 15, Cinmathque franaise/Yellow Now, printemps 1999, p. 15-27. La marche de lhomme est ici le modle paradigmatique de la progression dynamique dun lment par rptition du schma dplacement/arrt/dplacement/arrt modle prsent aussi bien dans la biologie que dans la mcanique, et tout par-ticulirement linterface de ces deux domaines, l o se situent les travaux de Marey. (p.21)

    3. M.Frizot, op.cit., p.24.

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    Lumire puisque lon sait aujourdhui que 99vues prsentaient des hiatus ou accidents de natures diverses 1. Pour les plans squences ga-lement puisque la coupe finale est dautant plus sensible quelle met le plus souvent un terme une conomie rythmique singulire. Rap-pelons rapidement, deux exemples parmi les plus connus : La surprise de la fin du plan squence inaugural de La Soif du mal (Welles , 1957) est mise en scne, comme provoque/justifie par lexplosion de la voiture ; celle du Sacrifice (Tarkovski , 1986) est syncope et laisse sur une impression dinachev, rompant le flow chorgraphique (au sens labanien) cr par la fluidit des entres et sorties de champ et lam-plitude des mouvements de camra ragissant ceux des personnages liant et dliant les corps 2. A la fin de ce plan, deux mouvements sont juxtaposs avec un effet de complmentarit (sans que lon puisse parler de raccord) malgr lchelle du plan et des corps si bien que lintervalle est ressenti comme une disruption : Victor (Sven Wollter) prend Adelade (Susan Fleetwood) dans ses bras pour la relever tandis que la maison scroule/ le petit garon relve son seau pour aller arroser larbre mort plant avec Aleksander (Erland Josephson) au dbut du film.

    Outre ces exemples qui stimulent naturellement notre attention aux variations dnergie en de des units de la chane filmique, notre il doit apprhender avec plus de prcisions la pression du plan aussi fugace soit-elle. Lexemplarit dun vnement, la sortie de champ, permet de dcrire ce phnomne. Par commodit, nous pren-drons deux exemples dans un film par ailleurs essentiel cette thorie : Zabriskie Point dAntonioni . Le dpart de Daria, deux reprises, interroge la capacit du plan contenir et canaliser une nergie, une dynamique. La premire fois dans le dsert : aprs que Daria a mis de leau dans le radiateur de sa voiture et referm le capot (de dos en plan amricain, vue en contre-plonge), elle fait le tour et disparat presque en montant. La coupe lclipse totalement, le lger recadrage de la voiture opacifie les vitres (jump-cut ). La voiture, qui occupe

    1. Voir, entre autres, Andr Gaudreault (en collaboration avec Jean-Marc Lamotte), Frag-mentations et segments dans les vues animes : le corpus Lumire , in F. Albera, A.Gaudreault, M.Braun (dir.), Fragmentation du temps, arrt sur image. Aux sources de la culture visuelle moderne, Lausanne, Payot, 2002, p.225.

    2. Dans le documentaire Mise en scne : Andrei Tarkovski de Michal Leszczylowski (1988), on entend Tarkovski orchestrer les gestes, demander Sven de relever Susan et regretter devant la chute de la maison qu il na pas eu le temps .

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    Zabriskie Point, M. Antonioni

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    Th orie du montage

    alors la moiti du champ dans sa hauteur et la totalit dans sa largeur, dmarre et sort par la droite, librant le premier plan et dcouvrant au loin les montagnes dsertiques. La camra file vers la droite pour la rattraper. Au cours de ce mouvement, la couleur jaune dune citerne investit le champ. Le mouvement se poursuit sur le ciel bleu et sarrte lorsque la voiture entre nouveau dans le champ. Deux mouvements contraires donnent ensuite un effet dexpansion de lespace : tandis que la voiture sloigne dans la profondeur, la camra recule. La dso-lidarisation des dynamiques de la voiture et de la camra interroge la vectorisation du plan et met en question le principe de raction usuel du montage. En outre, deux pans de couleur (le jaune de la citerne puis le bleu du ciel) font plan comme le raccord fait plan, et lin-tervalle travaille dans plusieurs directions chez Godard 1. Ces deux vnements miment les effets de la coupe en affirmant la puissance de surgissement par la force du haptique. Raymond Bellour rappelle que ce type dacclration et labolition de la distance entre la camra et le monde tait parfois le symptme dune coupe dans les vues Lumire comme pour le n160 filmant dun train les inondations Mcon en 1896 2. Montage endogne (chez Antonioni ) et premiers accidents de montage (Lumire ) se confondent ici.

    Linteraction entre le mouvement de la camra et les mouvements internes au plan (ceux des mobiles par exemple) complexifie lnergie du plan (comme on la vu avec Namo). Les variations de lchelle du/des plan(s), en modifiant la perception du mouvement (effet daccl-ration du gros plan par exemple), doivent aussi mettre notre regard en vigilance. la fin de Zabriskie , juste avant lexplosion de la maison, Daria senfuit. Elle traverse le patio (en plonge) de gauche droite. Le plan suivant la rattrape en gros plan de face mais nencadre pas le corps. Il cadre sa fuite, cest--dire sa puissance disparatre. Les mouvements de la course de Daria et les ttonnements de la camra pour les suivre laissent voir tantt son front, ses yeux, ses cheveux, tantt sa bouche, son menton, son cou. Daria change dorientation et son visage de profil nest saisi que par fragments instables. Elle passe trop prs de la camra (on parlera nouveau de puissance pure du haptique ), obstruant le champ par sa chevelure floue. La camra

    1. Cit par J.-L. Leutrat, Des traces qui nous ressemblent, coll. Spello , CompAct, 1990, p.60.

    2. Voir Le dpli des motions , in Trafic n43, P.O.L., 2002, p.104-105.

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    la suit toujours et rcupre le point sur sa boucle doreille, lclat dun photogramme, avant quelle ne schappe nouveau jusqu la voiture. La camra la laisse alors reprendre de la distance et sloigner.

    De ces quelques exemples, on retient que lnergie luvre dans le montage ne peut tre pense que par rapport lnergie du plan.

    Introduction lnergie mcanique du montageRoue

    Principe lmentaire de transmission du mouvement, la roue est la base de la mcanique et du cinmatographe : systme dentra-nement, de roues, roues dentes, engrenages, symbolisant le monde dterministe du machinisme. Engrener a ds le xiiie sicle le sens figur de commencer une action puis de senchaner (DHLF). Ce principe de la dynamique qui sintresse ltat du mouvement des corps et aux causes qui les produisent induit une certaine conception du montage de cause effet.

    Les diffrentes ramifications de ltymon roue , ont chacune un pouvoir mtaphorique permettant de dcliner autant de formes et de fonctions du montage. Du latin rota, la roue dsigne aussi bien la roue du char, que la roue hydraulique. Son mouvement renvoie la force de lintervalle , au montage comme dplacement dun plan lautre. Elle se rapporte aussi la roue du potier qui modle la glaise, gnre des formes comme le monteur la matire -temps, selon une mtaphore fondamentale pour Epstein . Si lon considre le diminutif rouet employ propos dune machine filer, reviennent les mta-phores du tissage des plans ou, au contraire, de la robe sans couture de la ralit chre Bazin.

    Par ailleurs, linstrument de torture form dune roue horizontale sur laquelle on liait un supplici (do le supplice de la roue) indique la mise sous tension des plans par le montage. Cette tension nat du choix de la coupe qui interrompt brusquement, fait surgir un lment htrogne, activant le principe du conflit et le montage des attrac-tions thoriss par Eisenstein 1, ou joue avec les bords tranchants du cadre, pouvant mme exposer la collure par le split-screen . Leffet vise

    1. Voir entre autres Dramaturgie de la forme filmique , Cinmatisme, Presses du rel, 2009, p.27-30.

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    Th orie du montage

    limpact sur le spectateur. Ainsi, Eisenstein disait du montage des attractions quil constituait un moment agressif cest--dire tout lment () qui fait subir au spectateur une pression sensorielle ou psychologique tout lment qui peut tre mathmatiquement cal-cul et vrifi de faon produire telle ou telle motion choc 1. En outre, dautres acceptions, connues des historiens des techniques, comme celle dsignant, aux xvie et xviiesicle, une roulette dacier dente mue par un ressort , qui, frappant sur un silex, enflamme la poudre des armes feux (DHLF), renvoie le montage au principe gnrique de lexplosion dvelopp par Eisenstein . Depuis, lide dun embrasement des plans par le choc et les frottements aux points de coupe sest souvent manifeste. Elle est dans ces raccords boutefeu qui amplifient par exemple lallumage dun briquet par la dtonation conscutive de larme dun yakusa (Hana-Bi , T. Kitano , 1997. Voir p. 45) ou le geste de rvolte dun jeune Anu lanant une pierre dans la mer provoquant une explosion pyrotechnique (Le Sifflement de Kotan , Naruse ). Le montage rend sensible la force de propagation et de projection dune image vers lautre, au sens physique du terme comme imaginaire.

    Roulement

    Le roulement peut tre apprhend comme un motif qui interroge le mouvement du plan et ses limites donc la notion mme de plan. Rappelons avec Jean-Luc Nancy les premires images de Close-up de Kiarostami (1990).

    Comme la reprise dun thme cinmatique fondamental (au sens dune note fondamentale), () Le vent nous emportera (Kiarostami , 1999), rejoue une scne donne dans Close-up (et rcurrente chez le cinaste, depuis Le Pain et la Rue) : ici une bote mtallique cylindrique, l une pomme, roule terre, assez longtemps, et la camra suit sa course erratique et sans but dans le film, comme un mouvement qui sortirait du film lui-mme (de son scnario, de son propos) mais en concentrant sur lui la proprit cinmatique ou cintique ltat pur : un peu de mouvement ltat pur, mme pas pour figurer le cinma, plutt pour rouler ou drouler en lui un entranement interminable 2.

    1. Cf. Montage des attractions (1924) in Le Film : sa forme/son sens, Ch. Bourgois, 1976, p.16.

    2. J.-L. Nancy, Lvidence du film. Abbas Kiarostami, Gevaert, 2001, p.27.

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    Cet objet se dtachant dun personnage et dou dune mobilit propre est, dans luvre de Kiarostami , chaque fois loccasion dune nouvelle exprimentation, une variation sur la force du mouvement, son impulsion : du mouvement naturel au mouvement violent pour reprendre les catgories aristotliciennes.

    Ce mouvement de la bote mtallique cylindrique relev par J.-L.Nancy au dbut de Close-up se complexifie avec lintervention et la fonction du montage. Devant la maison de la famille trompe par limposteur se faisant passer pour le cinaste Makhmalbaf, un chauf-feur de taxi (PG 1) ramasse des fleurs sur un tas de dtritus en atten-dant le journaliste quil a accompagn. Premire impulsion : un geste involontaire dplace un arosol qui sarrte sur la route. Lhomme (PM) lui donne une seconde impulsion du pied. Larosol (GP) com-mence alors une lente descente, ragissant aux moindres asprits du revtement par de trs lgers rebonds, acclrations, ralentissements, dviations, et choue, beaucoup plus bas, aprs un zigzag (symptoma-tique du cinaste) contre le trottoir oppos. La coupe survient aprs larrt du mouvement.

    Aprs une longue scne entre le journaliste et la famille, se sol-dant par larrestation du faux Makhmalbaf, le journaliste part la recherche dun enregistreur dans les maisons voisines. Lappareil obtenu, le corps catalyseur part en courant et donne, dans la pr-cipitation, un coup de pied dans larosol amen l plusieurs plans avant. Ce geste renvoie une des premires notions du mouvement selon Aristote : limpetus . Quil prcde immdiatement le mouve-ment dont il est le moteur (cas du mouvement violent) ou quil naisse dans le mouvement mme (cas du mouvement naturel), il spuise en agissant. Mouvement violent ici : larosol retombe et rebondit deux fois sur la route avant de reprendre son roulement initial. Parallle-ment, le journaliste est prcipit dans sa course vers le bas de la rue o, tournant brusquement sur sa gauche, il disparat derrire un mur. Larosol simmobilise, quelques tours plus bas, au point de cette dis-parition. Combinaison de deux trajectoires, de deux rythmes, visuels et sonores, irrguliers (celui des pas heurts) et violents (le choc, la projection de larosol et ses rebonds). la fin du plan, un des deux vecteurs dnergie (larosol) est semble-t-il arrt, son mouvement

    1. Abrviation adopte pour plan gnral. Voir la liste des abrviations pour les autres chelles de plan p.234.

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    Th orie du montage

    puis ; lautre a chapp au plan. Le cinaste a choisi de ne pas rac-corder directement sur llan. La circulation entre les plans semble comme dsactive. Pourtant, le plan suivant fait resurgir cette nergie sous sa forme mcanise avec la rotation dune presse imprimant un journal (GP). Le gnrique commence. Le mcanisme sarrte sur un titre : Arrestation du faux Makhmalbaf. Le mouvement mcanis et mtr a finalement pris le relais du roulement naturel au point de suture. Ces deux plans rejouent et rsument lhistoire du mouvement et de la mcanique : de la balistique marquant les premires appli-cations de la mcanique longtemps reste ltat thorique et des machines simples de la statique aux machines plus complexes de la dynamique comme celles de limprimerie par exemple.

    Ces images de Close-up tracent, elles aussi, lnergie du plan pour lil et pour loreille, son lan, son acclration, sa prcipitation, sa retenue, son arrt. Ce raccord dvoile le principe du plan, une circulation dnergie, et pose le problme, par le montage, de sa trans-formation et de sa conservation, suggrant le modle mcanique des transmissions de mouvement. Cest comme si Kiarostami ne cessait de former son spectateur au film [comme Vertov en dfinissant lin-tervalle par le mouvement dun plan vers lautre], cest--dire non pas de linstruire dune technique, mais de lui ouvrir les yeux sur le mouvement quest le regard 1. Il est alors sensible au phnomne nergtique dans le plan et entre les plans. Lenjeu de cette thorie nergtique du montage est aussi de rflchir ce rapport pneuma-tique entre la pulsation du plan, du film et celle des corps du specta-teur et du monteur (qui est le premier spectateur du film).

    Mouvements de plan et de regard

    Ce travail du regard, la camra analytique de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi, conue pour intervenir dans le corps du photo-gramme, lexprimente inlassablement sur chaque image soigneuse-ment choisie, recadre, recolore et mtamorphose en lassociant par sries avec dautres. Les images sont alors unies par contact, conti-gut, approximation, juxtaposition, adhrence, conjonction, prolon-gement, tension , extension, fracture linaire ou longitudinale 2 .

    1. J.-L. Nancy, op.cit., p.31.2. Y. Gianikian et A. Ricci Lucchi, Notre camra analytique , Trafic, n13, hiver 1995, p.32.

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    Il se passe entre les images dun mme plan, ce qui ailleurs se passe entre les plans 1. La camra analytique pntre au cur du photogramme et en fait un lieu dexprience sur le temps, le mou-vement, la vitesse et lespace. La variation de vitesse de dfilement des images, la composition (musicale) dimages la cadence le plus souvent ralenties puis libres (comme le courant dun fleuve dans une gorge retenu puis relch dans Hommes, Annes, Vies , 1983) ou inversement (la calche du tsar soudain ralentie dans le mme film), est une variation sur lnergie cintique du plan. En imprimant une rythmique trangre aux sujets et aux images, les cinastes sappro-prient le mouvement. Ce nest pas quun changement de tempo, un jeu rythmique, cest une autre vision qui souvre pour former le regard lnergie du plan dans ses micro-vnements. Ralentis, reca-drs, recomposs, mouvements et gestes cristallisent aussi une image-mmoire, forme de conservation et de transmission de lnergie, inconnue du monde physique 2 , trace ou engramme (R. Semon) conservant lnergie potentielle qui pourra tre ractive et dcharge. Lexprience de Gianikian et Ricci Lucchi serait idalement celle de tout spectateur qui, par son regard, active limage, y ragit, interagit avec celle-ci, en redfinit le parcours, linvestit, la recompose.

    Balistique du regard

    Impulsion et projection, llan du regard rpond aux principes de la balistique (de ballein, jeter, lancer), il trace des lignes de force dans lespace. Nombreux sont les exemples qui illustrent cette ide. Mlanie dans Les Oiseaux (Hitchcock , 1963) nous permet de lappr-hender. Une station service : un homme allume un cigare alors que de lessence se rpand sur le sol. La trajectoire du regard de Mlanie dessinant un mouvement latral (gauche-droite) est dcompose en trois plans scandant la propagation des flammes (en contre-champ), le mouvement de lnergie cintique qui souffle lincendie jusqu lexplosion de la pompe essence.

    Lalibi tlkinsique a souvent permis de jouer de ce pouvoir balis-tique du regard lancer hors de soi une force agissante. Les deux

    1. R.Bellour, Larrire-monde , in Cinmathque n8, automne 1995, p.6.2. In Mneme cit par E. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres, 1970,

    p. 242 cit par G. Agamben, Image et Mmoire, coll. Arts & esthtique , Hobeke, 1998, p.20.

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    Th orie du montage

    sorcires de DePalma dans Carrie (1976) et Fury (1978) en tmoi-gnent. Carrie, lors de la crucifixion de sa mre (pour sen tenir, ce stade, cet exemple du film), commande et dirige du regard les couteaux travers la cuisine jusqu sa cible. Cest bien le regard comme arme de jet qui touche sa victime. Ce pouvoir projectif est aussi donn, dans le mme film, par un bel exemple mcanique de compresseur . Quatre raccords dans laxe sur le regard de Carrie ser-vent comprimer lnergie , la retenir avant la libration dans lex-plosion de la voiture de Chris et Billy (Nancy Allen et John Travolta, voir p. 90). Procd qui sera repris deux ans plus tard par le cinaste avec Gillian (Fury) pour les implosions rptition du corps de John Cassavetes (huit fois sous des angles diffrents).

    Le regard jet sur le monde est un dtonateur. Regard qui convoque le destin et met en pril autant lobservateur que le sujet ou lobjet de la vision. Ltude de sa dynamique nous instruit sur les jeux de forces dans et entre les plans, initiant la rsonance du montage.

    Lanalyse de la balistique dun dernier exemple, crant une chambre dchos, permet de lobserver plus prcisment, grce la loupe du ralenti. La vengeance de The Shooting (Monte Hellman , 1966), chasse lhomme tendue vers lattente dun seul tir final, se fait dans la suspension du ralenti tir dune femme (Millie Perkins) sur le frre (Warren Oates) du guide (J. Nicholson) qui la accompa-gne dans cette traque pour viter, en vain, le rglement de compte. Laffrontement est imminent. Elle gravit le rocher en courant, sarrte pour viser droit devant elle. Au sommet, sa cible, Coin (contrechamp du point de vue de la femme) se retourne aprs le coup de feu et tire son tour. Course ralentie de la femme de profil, chappant une autre balle. Le guide qui poursuit la femme se relve (lui aussi au ralenti). La femme, genoux, vise et libre le cran darrt. Coin (lhomme traqu) lve aussi son arme lentement. Elle, nouveau, tire. La main du frre surgissant du hors-champ arrive trop tard pour len empcher. Image fige du visage de Coin que la camra recadre par un saut de focale. La dtonation du tir rsonne, tire, distordue. La chute du guide auprs de la femme dans le flou dun ralenti trs retenu se substitue celle de la victime. Coin est son tour dchu du plan par les saccades dun ralenti image par image. Nouvel change de corps : la fin de la chute de Coin achve celle de son frre. Son visage flou svanouit par le bas du cadre. Le frre terre se relve de cette mort transmise ou parallle, la cadence de vie de la pellicule,

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  • Introduction

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    Hana-bi, T. Kitano et The Shooting, M. Hellman

    et appelle une dernire fois : Coin ! Ce coup de feu final en cinq plans est compos comme un retard par le montage. Ce terme musical signifie en effet le prolongement dun ou plusieurs sons dun accord sur un autre jusqu la rsolution, le plus souvent par un degr conjoint 1. Ici, la

    1. Retard : prolongement dun ou plusieurs sons dun accord sur un autre accord. Quand le retard concerne deux, trois ou plusieurs sons simultans, on parle de retard double, triple, multiple, etc. Celui-ci se rsout en principe par degr [note] conjoint descendant (retard suprieur) ou, moins souvent, ascendant (retard infrieur). Il peut aussi se rsoudre par degr disjoint (retard irrgulier).

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    Th orie du montage

    propagation de londe sonore de la dtonation court aussi sur les plans, et conjoint, confond les chutes des deux frres, celle trop tardive du guide se jetant sur la femme pour dvier le tir, et dj, celle de la victime.

    Ces quelques plans suffisent rappeler que le montage relve plus de la superposition que de la substitution, de lenchanement. Selon Eisenstein : chaque lment successif nest pas dispos ct dun autre mais par-dessus. Car : le concept (sentiment) de mouvement nat dans le processus de superposition de limpression conserve de la premire position de lobjet et de la position devenant visible de lobjet 1. Il donne une analogie : la stroscopie, superposition de deux images donnant une autre dimension. Les effets de rsonance permettent de saisir la superposition de deux grandeurs de mme dimension do nat une nouvelle dimension qui leur est suprieure. La superposition est aussi une autre manire denvisager le raccord, en sattachant moins lenchanement et larticulation quau prin-cipe de transformation.

    Le roulement induisant lide de boucle donc de superposition mais signifiant aussi lalternance, la juxtaposition garde la trace dune ambigut du montage entre succession (lempilement des briques de Koulechov ) et superposition (le saut cher Eisenstein ) 2. Rappelons que lorsquil dsigne lalternance, le roulement est la base dune des premires figures de montage. Vraisemblablement apparu avec les premiers films courses-poursuites, le montage altern est dabord fond sur lide conjointe dune dynamisation du plan et dune vectorisation du montage. Il se complexifie rapidement, avec Griffith , en permettant de croiser plusieurs lignes narratives. Ce prin-cipe sera aussi la base des premiers effets de montage mtaphorique appels montage parallle (Intolrance , Griffith , 1916) et montage des attractions (La Grve , Eisenstein , 1924) retrouvant les principes de mise sous tension induits par les diffrents sens de la roue.

    Rptitions mcaniques

    Le principe de la rotation induit, par ailleurs, la rptition, la base de la mcanique du cinma et figure de montage. Au-del dune

    1. Dramaturg