Famille, enfant et développement en Afrique; 1988

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Famille, enfant et développement en Afrique

François Itoua, D . A . Tettekpoe, Aminata Traoré, Manga Békombo, Thérèse Keita, Malick M'Baye, Essome Kotto, Mouvement international ATD-Quart Monde, A . K . B . Tay, G . de Coulomme-Labarthe

Unesco

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Les opinions exprimées dans cet ouvrage engagent la seule responsabilité de leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de PUnesco.

Publié en 1988 par l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 7S700 Paris

Composition ; Coupé, 44880 Sautron Impression : Imprimerie de la Manutention, 53100 Mayenne

ISBN 92-3-202523-X

© Unesco 1988

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Préface

Cet ouvrage est le résultat des études réalisées par les participants des réunions régionales d'experts africains, tenues en 1985 à Bujumbura (Burundi) et à Dakar (Sénégal).

Ces réunions, organisées par l'Unesco dans le cadre de son Grand Program­m e VIII : « Principes, méthodes et stratégies de l'action pour le développement », ont été consacrées au rôle de la famille dans le processus de développement en Afrique et aux problèmes qui déterminent le développement de l'enfant dans le milieu familial africain, compte tenu des différents contextes sociaux, économiques et cultu­rels.

Trois sujets d'importance majeure — la famille, l'enfant et le développement — sont traités dans cet ouvrage dont les objectifs sont : D e montrer en quoi la famille africaine est, de par ses ressources (biologiques,

humaines, spirituelles, culturelles) et ses fonctions spécifiques, u n agent privilégié de développement ;

D'identifier les réactions des familles africaines face à la modernité, à l'industrialisa­tion et à l'urbanisation, et d'évaluer les nouveaux modes de vie et leurs incidences sur la famille et ses m e m b r e s , en particulier l'enfant ;

D e rechercher les moyens et les politiques les plus appropriés afin de renforcer le rôle de la famille dans les projets de développement et de la protéger en tant que cellule de base de toute société.

Les auteurs mettent en lumière les différents espaces de la vie communautaire en Afrique afin de dégager l'importance toujours actuelle des valeurs socioculturelles. L e rôle fondamental de l'identité culturelle africaine y est présenté de manière integrative et prospective. D e s valeurs traditionnelles peuvent-elles se maintenir dans le contexte économique, social et culturel actuel ? Est-il possible de les conserver, de les stabiliser et de les rénover en vue de les mettre au service du développement.

L a réponse positive à ces deux questions en soulève une troisième : celle de

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Préface

l'impact des différents modèles de développement sur les sociétés africaines en général et sur la famille africaine en particulier.

Les changements intervenus dans les différentes sphères de la vie économique, sociale et culturelle concernent en pratique toutes les familles sans exception. Leurs conséquences sont multiples. Elles ne se mesurent pas seulement au niveau de la scolarité et de quelques aspects sociaux importants, mais aussi à l'accroissement du chômage, d'une semi-urbanisation effrénée dont les effets désastreux rejaillissent surtout sur les femmes et les enfants. À cela, il faut ajouter également le développement de la prostitution, de la délinquance, et un accroissement d u nombre de divorces, donc potentiellement du n o m b r e d'enfants qui seront élevés dans des conditions matérielles et psycho-affectives souvent difficiles. Tout cela se trouve en pleine contradiction avec la tradition africaine faite de solidarité et d'affectivité familiales et communautaires. C'est dans de telles conditions que la tradition avec ses valeurs socioculturelles se présente c o m m e u n héritage qu'il faut assumer et préserver.

Par l'analyse des fonctions de la famille, les auteurs de ce livre présentent la spécificité et la dynamique de la culture africaine à travers la famille et l'enfant, dont l'essence, les composantes et les caractéristiques sont encore peu connues.

Les données statistiques sur la pauvreté et la misère, sur l'analphabétisme de masse, sur les résultats parfois négatifs des expériences de développement, sur l'exode rural et la vie difficile dans les zones urbaines et semi-urbaines cachent les richesses immenses maintes fois mentionnées dans les textes c o m m e étant des valeurs socioculturelles. Il s'agit d'une phénoménologie des relations sociales, à travers les principes d'honneur, de solidarité, d'affectivité, et de l'attachement des h o m m e s et des f emmes à ces valeurs.

N'oublions pas que cette dimension élevée de la culture, toujours présente dans la richesse de la tradition orale, reste liée au passé, au présent et à l'avenir des h o m m e s et des peuples.

Il est impossible d'apprécier de façon adéquate la culture africaine sans connaissance et sans référence à cet espace endogène de la vie africaine qui sacralise la parole, dégage les dimensions éthiques de l'être humain : l'importance donnée à la parole dite, prononcée pour ceux qui l'entendent.

L'enfant africain puise sa dimension et son éthique dans les valeurs de Poralité traditionnelle qui lui transmettent la relation vivante de l ' h o m m e avec son univers, les richesses inestimables de l'amitié et de la solidarité.

Les vraies cultures ne se confrontent pas, elles se complètent. Elles s'organisent en u n ensemble d'humanisme et de création continus au service de la paix et du bien-être de l ' h o m m e .

L a pluralité des points de vue des auteurs sur le thème de la famille et de l'enfant dans différents contextes africains permet de dégager l'histoire non livresque mais concrète de la vie familiale, communautaire, éclairée par une tradition millénaire.

Il s'agit dans ce livre de présenter la vie telle qu'elle est : les bouleversements provoqués par les changements en cours y sont décrits sans complaisance.

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Préface

L a présente publication contient une série de chapitres groupés en deux parties. D a n s la première partie intitulée « Famille africaine, tradition et modernité »,

quatre auteurs analysent la famille africaine dans une perspective dynamique des évolutions intervenues.

Dans la seconde partie consacrée à l'enfant dans la société africaine, sept auteurs étudient l'interaction entre l'enfant et son milieu en fonction des contextes éducatifs, sociaux, économiques et culturels.

Il existe peu d'ouvrages consacrés à cette problématique ; cette présente publica­tion, par la pluralité des points de vue exprimés par des spécialistes de différentes disciplines, permettra de mieux saisir l'évolution de la famille et de l'enfant africains.

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE : FAMILLE AFRICAINE, TRADITION ET M O D E R N I T É

1. La famille africaine et sa contribution au développement François Itoua 13

2. La famille traditionnelle togolaise face à un développement endogène et centré sur l 'homme africain Dosseh A . Tettekpoe 22

3. Aspects de l'évolution de la famille en Côte d'Ivoire. Normes et comportements Aminata Traoré 39

4. La famille et le développement en Afrique : analyse et prospective Manga Békombo 44

D E U X I È M E PARTIE : L ' E N F A N T D A N S LA SOCIÉTÉ AFRICAINE

5. Développement de l'enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, économiques et culturels Dosseh A . Tettekpoe 63

6. Phénoménologie traditionnelle de l'enfance en Afrique Thérèse Keita 99

7. Éducation integrative en milieu familial et communautaire. Le cas du Sénégal Malick M'Baye 140

8. Conditions de la santé mentale des enfants en Afrique EssomeKotto 151

9. Le développement de l'enfant dans les familles les plus pauvres en Afrique Mouvement international ATD - Quart Monde 160

10. Socialisation de l'enfant dans le milieu familial et hors de la famille Amewusika Kwadzo Boevi Tay 179

11. Développement de l'enfant dans un monde en mutation : L'exemple de l'Afrique Ghislaine de Coulomme-Labarthe 199

Notices biographiques 209

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Première partie

Famille africaine, tradition et modernité

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1. L a famille africaine et sa contribution au développement François Itoua

Depuis longtemps, dans nos communautés traditionnelles, les villageois s'entraident. Leurs entreprises visent à réaliser des objectifs sociaux ou individuels pour permettre à un m e m b r e du groupe de faire face à une situation qui nécessite la collaboration de tous. D peut s'agir des points d'eau, des battues pour l'approvisionnement des familles en viande, des plantations c o m m u n e s ou individuelles, etc. Les unions populaires, qui se créent un peu partout, découlent de ce besoin de solidarité.

L'esprit d'équipe ou de groupe qui les caractérise ne s'acquiert pas au hasard ; il est, au contraire, le fruit d'une action éducative consciente, entreprise avant tout par et dans la famille. E n effet, une famille doit être solidaire pour pouvoir s'ouvrir à la collectivité sans aliénation. L a soudante familiale est si forte que l'on ne peut abandonner un des siens dans la souffrance, à quelque génération qu'on puisse situer le degré de parenté. L a solidarité sociale n'est, ainsi, qu'une projection de la solidarité familiale

L a famille africaine : ses fonctions

LA FAMILLE UNIVERSELLE

L a famille est la cellule de base de toute société humaine. Cette réalité s'impose partout dans le m o n d e , quel que soit le système social en vigueur et malgré l'ampleur des problèmes qu'elle affronte aujourd'hui. L a manière de fonder une famille et la signification que recouvre ce concept de famille varient selon les sociétés, leurs coutumes et leurs lois. Ces différentes attitudes expriment, toutefois, l'amour ou la volonté d'un couple de s'impliquer socialement, de vivre et de se comporter selon les modèles (sociaux) produits par cette société.

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L a famille représente donc une structure sociale objective indépendamment du degré d'entente ou d'amour qui peut exister entre ses m e m b r e s et qui, évidemment, est d'une extrême importance pour sa vie socioéconomique et affective.

FONCTIONS DE LA FAMILLE AFRICAINE

Ces fonctions rejoignent, grosso modo, celles qui découlent naturellement de l'existence de toute famille dans la société humaine. C e sont, principalement, les fonctions de formation, d'éducation et de promotion sociale.

1. L a fonction de formation s'applique à tout enseignement portant sur la morale, le caractère de l'enfant, les vertus telles qu'elles sont véhiculées par la sagesse ancestrale et que la coutume propose c o m m e u n idéal de conduite. Elles se transmettent à travers les fables et devinettes, les contes et proverbes et d'autres genres propres à la littérature orale. Voici, à titre d'exemple, u n conte intitulé : « Les adieux d'un père à ses enfants »* qui est un m o y e n de sensibiliser l'enfant à la notion de solidarité familiale.

« Essaka, dit le vieux Elong à l'aîné de ses enfants réunis à son chevet, je sens m e s dernières forces m'abandonner petit à petit. Je vous ai appelés pour vous dire adieu. V a couper dix bâtons et fais-en un paquet.

L e fils s'étant exécuté rapidement, le vieux reprit : — Brise-le. — Je n'y arrive pas, père ! Chaque frère, à son tour essaya, en vain, de briser le paquet. L e vieux d e m a n d a

alors au benjamin de le défaire et de briser les bâtons un à un. — Voilà, père, c'est facile, dit l'enfant. — M e s enfants, dit le vieux, je m ' e n vais. N e vivez pas en forces séparées. Restez

unis en un seul paquet. Car alors, vos ennemis ne pourront jamais se jouer de vous. L a force du grain de courge lui vient de ses frères et la solidarité des cinq doigts de la main. »

2. L a fonction éducative, quant à elle, fait davantage appel à l'endurance physique, à la discipline ; elle se propose d'inculquer à l'enfant les règles qui servent de guide dans la vie quotidienne : politesse, serviabilité, respect des parents, des personnes âgées et des aînés, etc. Les parents à leur tour sont tenus de pourvoir aux besoins matériels de l'enfant tout c o m m e l'époux doit veiller à ce que son épouse ne m a n q u e de rien. Il y a donc tout un réseau d'obligations auxquelles chacun ne doit échapper grâce à un esprit de discipline librement consenti ou par crainte de la sanction de la coutume en cas d'égarement.

Il y a aussi les enseignements tirés de l'expérience de la vie qui dictent certains devoirs. O n dit, par exemple, qu'un enfant « est une assurance vieillesse » pour emprunter u n langage moderne. Cela signifie que les parents qui élèvent leurs enfants

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par devoir, savent aussi que ces derniers peuvent les aider, un jour, quand ils ne seront plus en âge de travailler. L e devoir familial comporte donc nécessairement u n intérêt social.

L'éducation englobe aussi les aspects pratiques de la vie au village. À travers les jeux, les cérémonies d'initiation, les manifestations populaires, l'enfant prend part à cette vie et s'enracine physiquement et culturellement dans son terroir.

L'une des preuves de cet enracinement se traduira par le n o m de l'enfant. Généralement, il est celui d'un des grands-parents d'une tante ou d'un oncle vivant ou disparu pour les rendre toujours « présents dans la famille ». E n outre, chacun se définit socialement par rapport à sa famille. O n est le fils ou la fille d'untel ; le père, la mère ou la sœur d'untel. D e m ê m e , les principaux biens appartiennent globalement à la famille. D ' o ù l'emploi fréquent de la première personne du pluriel dans le vocabulaire usuel : « notre c h a m p », « notre case », « notre troupeau », etc., pour désigner le capital ou toute possession familiale.

Cet esprit de famille est aussi celui de justice. Tous les m e m b r e s de la famille ont droit aux m ê m e s égards les uns envers les autres. Si le chef de famille est respecté par­dessus tout, c'est du fait de ses responsabilités particulières, de sa sagesse et de son expérience et non de sa condition sociale qui demeure identique à celle des siens.

Toutefois, ce souci d'égalité sociale n'exclut pas une certaine différence dans la répartition des tâches dans chaque famille, qui varie suivant les régions. Les h o m m e s , d'une manière générale, se réservent les travaux faisant appel à la force physique, laissant aux femmes la responsabilité des charges qui nécessitent l'endurance. Certaines fonctions sociales (communication, justice, etc.) sont réservées aux h o m m e s tandis que les artisans sont des gens de castes, particulièrement en milieu sahélien.

3. L a promotion sociale est l'aboutissement de la formation et l'éducation qui préparent l'insertion de l'enfant dans la production. Avant d'aborder cette phase vitale faisant de lui u n producteur, l'enfant doit être solide physiquement et moralement. Seule, cette éducation vécue peut l'aider à soutenir l'intérêt au travail, car le salaire n'existe pas dans la société traditionnelle. Tout c o m m e elle fera de lui un chef de famille responsable et digne de ce n o m . C o m m e on peut le constater, toutes les armes (physiques et morales) que l'individu se forge durant l'adolescence, ont pour but, d'une part, de l'enraciner dans son milieu socioculturel et, d'autre part, de réussir son intégration sociale.

Cette fonction sociale exige donc que la famille s'ouvre aux autres au lieu de vivre en vase clos. Cette ouverture est encore aujourd'hui u n besoin fortement ressenti et vécu. Voilà pourquoi la solidarité familiale déborde aujourd'hui le cadre traditionnel des seuls m e m b r e s de la famille pour épouser les dimensions plus cosmopolites des structures villageoises. D ' o ù la constitution d'unions populaires (mutuelles, tontines, foyers et associations des originaires de tel ou tel village). C'est là une des premières manifestations de l'évolution de la fonction sociale de la famille africaine traditionnelle.

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Ces tentatives de regroupement, pour réussir, doivent mettre en pratique certaines vertus qui font la force de la famille africaine. Cela implique avant tout la notion de connaissance pour que les gens puissent se faire confiance.

Elles impliquent aussi qu'ils aient des intérêts c o m m u n s à défendre pour qu'il leur soit possible d'associer leurs efforts et d'envisager des solutions à leurs problèmes. Par exemple, la politique de crédit des caisses populaires de Yaounde correspond à la volonté des épargnants (qui sont en majorité paysans) de financer des opérations de bien-être social (habitat, santé, éducation), de production et de commercialisation des produits agricoles ainsi que le développement communautaire (équipements collec­tifs, services sociaux, etc.). C'est ainsi que toute personne n'ayant pas de résidence principale ni d'attaches au village (famille, plantations, etc.) ne peut adhérer à une section locale. L e bon sens fait dire au paysan qu'un h o m m e ayant ses racines ailleurs ne peut travailler valablement pour la promotion du village...

Valeurs traditionnelles et développement endogène

LES FACTEURS DE L'ÉQUILIBRE INTERNE

L e pouvoir économique de la famille africaine est pratiquement inexistant dans la société d'aujourd'hui. C e sont plutôt les structures actuelles qui pèsent de tout leur poids sur elle. Cette inversion des rôles est u n phénomène moderne.

Les grandes familles étaient autrefois prospères. Cette richesse se traduisait par leur taille — plus la famille est nombreuse, mieux cela vaut —, les propriétés et d'autres biens matériels. Elle se mesurait aussi par la capacité et la diversité des entreprises familiales. Certaines professions étaient, en effet, affaire de famille. C'est le cas pour la forge, la médecine, le tissage, le travail du métal et de la poterie. Ces professions héréditaires pouvaient constituer de véritables monopoles de fait corres­pondant aux familles qui les exerçaient.

Ces métiers répondaient pleinement aux besoins familiaux et des villages. E n outre, leur régularité était assurée car rien de ce qui pouvait garantir la fabrication des objets ou l'exercice du savoir-faire ne provenait de l'extérieur : main-d'œuvre, matières premières, etc. E n dépit du système d'organisation d u travail qui peut être, à certains égards, critiquable, telle l'interdiction de communiquer cette technologie aux autres, ces métiers ont permis à ces familles de jouer pleinement leur rôle de premier noyau socioéconomique de base.

Ces familles ont constitué, d'un autre côté, de solides appuis pour l'autorité en place, contribuant au soutien de l'édifice social en fournissant aux chefs traditionnels les m o y e n s dont ils avaient besoin pour faire face aux dépenses extraordinaires : réjouissances populaires, accueil et hébergement des étrangers, etc.

Mais aujourd'hui, s'il est une évidence qui s'impose, c'est bien celle de

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l'affaiblissement du pouvoir de la famille traditionnelle. Cette crise est due à l'émergence de nouvelles valeurs auxquelles « prépare » le système éducatif actuel.

LES CAUSES ET LES CONSÉQUENCES DE L ' E X T R A V E R S I O N

C e système éducatif ne vise nullement l'intégration de l'individu dans son milieu d'origine. Il contribue au contraire à faire naître chez lui des attitudes qui rendent difficile une réadaptation sociale. L e mythe du diplôme et l'élitisme accentuent, en effet, l'individualisme et éloignent les intellectuels d'aujourd'hui des préceptes familiaux. Il semble que l'on veuille réussir pour soi d'abord, sans savoir si cette « réussite » s'inscrit dans un dessein d'ensemble ; l'acquisition d'un nouveau savoir qui doit être mis au service de tous devient ainsi u n moyen de dominer les autres.

C'est surtout l'orientation du développement qui est à la base du bouleversement de la famille traditionnelle. E n effet, la famille africaine qui parvenait à l'autosuf-fisance alimentaire et à couvrir la plus grande partie de ses besoins a été amarrée à u n système où elle ne compte pratiquement pour rien et où l'argent joue le rôle moteur.

C e système présente d'énormes inconvénients. O n peut l'affirmer avec certitude aujourd'hui, après un quart de siècle d'indépendance, pour les raisons suivantes : a) il a été conçu et mis en place par le colonisateur suivant un principe qui a contribué à la richesse d'un pays ayant importé la main-d'œuvre esclavagiste, l'exploitation d'une main-d'œuvre bon marché; b) il a misé sur la spécialisation des paysans dans la culture des produits industriels pour accroître leur bien-être. O n a misé en fait sur le pouvoir que confère la monnaie dans une économie de marché. O n s'est finalement rendu compte que l'échange des produits contre l'argent s'est fait au détriment des paysans.

C e système a suscité chez les gens le besoin d'avoir beaucoup d'argent en les incitant à produire et à vendre davantage et continuellement les matières premières. O r les recettes du paysan se sont révélées nettement insuffisantes au fil des années et n'ont pu accroître substantiellement son pouvoir d'achat. Dans la plupart des cas, il a m ê m e sensiblement décru.

L'explication proposée fut, encore une fois, l'insuffisance de la production. D ' o ù la nécessité de produire davantage souvent avec les m ê m e s moyens. O n comprend donc que les paysans puissent ainsi produire jusqu'à l'épuisement. Mais cet épuisement profite au développement des pays déjà avancés dans la mesure où l'exploitation de cette main-d'œuvre bon marché permet d'accumuler les richesses nécessaires à la modernisation de leurs industries.

Fait plus grave, la poursuite de cet objectif de « développement » a entraîné chez les paysans une réduction, voire l'abandon, de la production vivrière. O n ne cultive plus ce qui est nécessaire pour l'alimentation mais pour vendre. L e paysan se trouve, par conséquent, confronté à la fois au m a n q u e d'argent et de nourriture, m ê m e dans les régions où ne se posait aucun problème alimentaire.

Sur le plan psychologique, deux valeurs essentielles ont été atteintes. D'abord, la

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notion de « bien-être ». Bien que l'amélioration du pouvoir d'achat des paysans n'ait pu intervenir, la « valeur-argent » proposée c o m m e une panacée reste solidement ancrée dans les esprits. Elle a fait naître chez beaucoup de gens cette conception que le bien-être c'est d'abord le pouvoir d'achat. C e n'est plus une certaine qualité de la vie, mais la possession de billets de banque. Il n'est guère étonnant que d'autres valeurs ancestrales soient à leur tour fondamentalement atteintes.

L a dot, qui était autrefois le symbole d u consentement mutuel des époux, devient aujourd'hui, par sa nature et sa valeur, une condition inaccessible à la plupart des jeunes qui veulent fonder un foyer. Certains parents trouvent normal que ce soit là un m o y e n d'avoir les s o m m e s d'argent qu'ils n'ont pu gagner ailleurs.

Enfin, ce développement ne s'est pas appuyé sur les vertus d u dialogue et de la concertation, qui déterminent dans ce cas le succès d'une entreprise ; non seulement il est tourné vers l'extérieur, mais il leur a été imposé sans qu'ils aient eu la possibilité de l'analyser et de le comprendre réellement, et éventuellement de l'orienter.

C'est dans ce contexte de crise que s'explique l'exode rural, conséquence de la dégradation des conditions sociales malgré une intensification d u travail agricole, et du besoin aussi d'une plus grande liberté. E n effet, en période de crise, certaines règles de conduite sont difficiles à supporter. Les valeurs se relâchent plus vite. N o m b r e de familles ont été ainsi démembrées , des villages entiers vidés de leur population valide et les exploitations familiales livrées à l'abandon.

L a séparation d'avec la famille peut, dans certains cas, être provisoire si l'émigration est considérée c o m m e la seule alternative. Certaines catégories de jeunes paysans sahéliens appelés « navétanes » passent par cet état temporaire. Ils se déplacent en ville ou ailleurs, pendant toute la durée de l'hivernage ou saison des pluies, avec l'espoir d'y trouver u n petit travail. Leur but est de constituer une dot pour retourner se marier dans leur village et se fixer définitivement. Mais avec l'accentuation du phénomène « sécheresse », cette alternance se fait de plus en plus au détriment de la campagne.

Certaines théories tendent à justifier cette aggravation de la pauvreté par l'option nataliste de la famille africaine. E n d'autres termes, la prolifération de familles nombreuses serait à l'origine de l'épuisement des ressources ; d'où la nécessité de limiter ou d'espacer les naissances par l'intermédiaire d'une multitude de contraceptifs.

E n fait, malgré sa pauvreté, la famille africaine traditionnelle n'a pas modifié son modèle de procréation. Il semble que les conditions de pauvreté actuelles soient largement imputables, c o m m e nous l'avons dit, au système économique. Quant à l'espacement des naissances, la famille africaine traditionnelle le pratique depuis toujours par l'abstention volontaire du couple. Dans certaines régions d'Afrique centrale, la f e m m e qui vient d'accoucher rejoint sa famille pendant au moins un an avant de regagner son foyer. L e problème qui se pose est celui de l'efficacité de cette méthode !

Néanmoins , certaines valeurs traditionnelles survivent toujours. Il est encore

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temps de les recenser et de les valoriser afin qu'elles puissent continuer de jouer leur rôle dans un contexte différent.

Quelle politique familiale pour contribuer au développement?

Notre système de développement se trouve confronté à des obstacles d'ordre intérieur et technique. Les premiers résultent d'une imitation de l'Occident. O n a pensé, en effet, qu'une industrialisation suffisait pour créer le bien-être des populations. L'expérience des premières décennies d u développement a prouvé le contraire, car si certains États ont enregistré un taux de croissance relativement satisfaisant, le pouvoir d'achat des producteurs des biens de consommation est, en revanche, demeuré sensiblement le m ê m e . Il a m ê m e régressé, dans la plupart des cas, surtout en brousse avec le jeu de la détérioration des termes de l'échange. Aujourd'hui encore, les m ê m e s théories extraverties reviennent à la m o d e sous le couvert d'expressions nouvelles.

L ' h o m m e , c o m m e on le dit si souvent, doit demeurer au centre des efforts de développement. Cela signifie qu'il doit en être le sujet et non l'objet. Cela signifie que le soutien des pouvoirs publics aux initiatives des communautés de base est aussi indispensable ; en effet non seulement elles s'inscrivent dans leur vie quotidienne, mais aussi dans u n dessein d'ensemble puisqu'elles visent, d'une part, à améliorer le niveau de vie générale et, d'autre part, à réduire les inégalités entre la ville et la brousse. Cet appui peut intervenir sous forme d'assistance à des unités de production villageoises. L'amélioration des techniques de production et de la distribution des biens dans les collectivités villageoises n'est pas moins importante que l'achat d'une usine clés en main.

Cela signifie enfin qu'une place de choix doit être faite aux technologies traditionnelles. Pourquoi ne pas essayer de les améliorer par des apports scientifiques mettant en valeur les immenses ressources humaines et matérielles du m o n d e rural ?

L'adoption d'un nouveau savoir pratique n'est défendable que s'il s'appuie autant que possible sur le patrimoine technologique traditionnel. Les pays industrialisés eux-m ê m e s n'ont réussi à créer et à consolider leur base matérielle qu'en restant ouverts aux emprunts, en les assimilant, les réajustant avant de les adopter pour en faire finalement des éléments de leur propre génie national. C e faisant, ils ont réussi à associer durablement les valeurs traditionnelles essentielles et les indispensables apports extérieurs.

N o u s avons beaucoup insisté sur la campagne et la vie au village. C'est que le développement doit cesser d'être ce qu'il est : une spécialisation des populations urbaines dans la production de ce qu'elles ne consomment pas pour des raisons d'ordre commercial ou culturel. Il doit aussi cesser d'être un phénomène urbain qui vide les campagnes de ses enfants et d'une main-d'œuvre dont elles ont besoin pour

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vivre. Car l'appauvrissement des campagnes, l'exode rural ont des effets négatifs directs sur la vie urbaine et familiale.

L e développement endogène implique, par conséquent, une prise de conscience lucide des besoins et aspirations des populations villageoises, laquelle suppose une révision du concept m ê m e de développement tel qu'il est compris encore par bon nombre de décideurs. L e développement, ce n'est pas nécessairement, c o m m e l'ont justement perçu les créateurs de la revue Famille & développement, rattraper le niveau et le m o d e de vie occidentaux. Cela signifie, avant tout, une certaine qualité de vie, et notamment la possibilité pour l'individu d'exercer un certain contrôle sur les décisions qui orientent son existence.

Il est important de ne pas séparer le modèle de développement du climat spirituel qui prévaut dans un pays. L a crise que traverse actuellement la famille africaine résulte du divorce qui existe entre deux types d'éducation, lesquels peuvent se résumer en deux projets de société, différents. Il est par conséquent vain d'attendre du système éducatif actuel de promouvoir les valeurs traditionnelles. C'est donc au prix d'une profonde réforme qu'il peut constituer une action véritablement complé­mentaire de celle de la famille dans ce domaine. C'est alors seulement qu'on parviendra à une cohérence dans l'action entreprise simultanément à l'école et dans la famille.

Par ailleurs, il faut reconnaître que la cellule familiale qui a été capable, depuis des siècles, de percevoir les problèmes, de les analyser et de s'organiser pour les résoudre en conséquence, se trouve aujourd'hui de plus en plus désarmée. Son désarroi s'explique par l'analphabétisme et le poids de certaines croyances.

Concernant l'analphabétisme, on a pensé qu'une alphabétisation (le fait de savon-lire et écrire) suffisait, sans se soucier de connaître les problèmes soulevés par la langue d'alphabétisation ni de l'impact de ce nouveau savoir sur la vie de l'alphabétisé. Il y a donc lieu de réfléchir sur une nouvelle pédagogie d'assistance, qui ne soit plus synonyme d'agression de la civilisation étrangère proposant ses solutions « universelles ».

L e problème se pose différemment devant les obstacles faisant appel à la maîtrise de faits aussi complexes que l'accroissement démographique, l'environnement, ou la santé de l'enfant et de la mère.

C'est ainsi que l'enseignement des connaissances dans le domaine de la nutrition est indispensable pour amener la jeune m a m a n à renoncer à certains tabous qui privent, paradoxalement, l'enfant de certains aliments nécessaires à sa croissance. L à encore, il faudrait que le formateur évite de se poser en savant omniscient, mais fasse l'effort d'amener avec tact les parents à la découverte d'un savoir nouveau et non à répandre, c o m m e c'est trop souvent le cas, son savoir.

Il existe pourtant en milieu traditionnel, et contrairement à ce qu'on croit généralement, des chances réelles d'évolution.

E n Casamance, par exemple, des jeunes sont en train de reconstituer des groupements selon le m o d e traditionnel tout en leur assignant des objectifs plus

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modernes2 . Ils ont créé une association Ufulal (mot diola qui signifie « Sortons », et qui désigne également u n ancien prêtre-féticheur ayant résisté à la pénétration coloniale). Traditionnellement, ce genre d'associations s'occupent, entre autres, de l'organisation de réjouissances populaires, des groupes de prières à l'adresse du fétiche local, etc. Aujourd'hui, ces jeunes qui travaillent ensemble à Oussouye ont ouvert une garderie d'enfants dans ce grand village de 2 500 habitants. Pendant cinq semaines, plus de 130 enfants ont été surveillés et entretenus pendant que leurs mères travaillaient en toute quiétude dans les rizières. L'expérience s'est renouvelée l'année suivante. Cette fois, ce furent les f e m m e s du village regroupées dans une association du n o m d'Aïdjidjo (nom d'une prêtresse et sœur du roi Ahmussel qui régna avant la première guerre mondiale) qui s'occupèrent du fonctionnement de la garderie. Elles se relaient pour faire la cuisine, car chacune apporte sa participation en espèces (cotisation) ou en nature (haricots, huile de palme, patates douces, miel, arachides, etc.). Sous l'impulsion des jeunes, les chefs de famille se sont organisés et tout h o m m e verse 100 francs C F A . L'argent ainsi recueilli est gardé par les anciens. Les fonds servent aujourd'hui à réaliser des actions de développement au profit de la c o m m u n a u t é .

Cet exemple parmi tant d'autres montre bien la capacité d'évolution de certaines structures traditionnelles. Il faut donc les connaître, les recenser pour analyser celles d'entre elles qui peuvent être mises au service du bien-être familial.

Mais ces expériences ne peuvent, toutefois, survivre qu'en se débarrassant petit à petit de la spontanéité et de l'enthousiasme grâce auxquels elles ont vu le jour pour se plier aux règles d'une gestion plus ou moins rigoureuse, mais conduite par les populations elles-mêmes. Les pouvoirs publics devraient, dans ce cas, se limiter à leur rôle d'assistance et non d'encadrement, pour éviter de stériliser les initiatives de ce genre. U n e solution de synthèse des différents apports de la tradition et de la modernité est possible.

Il est donc urgent de créer les conditions d'un véritable renouveau en matière de politique familiale ; les pouvoirs publics devraient s'ouvrir davantage aux préoccupa­tions de la famille en tenant compte de ses besoins sociaux certes (habitation, conditions de scolarisation des enfants, sécurité sociale, allocations familiales), mais aussi en prévoyant une législation garantissant pleinement ses droits, sa protection et sa relative autonomie.

Notes

1. Voir Famille & développement, n° 31/32, p. 2. 2. Voir article de D . Diedhiou, op. cit., n° 27, p. 21.

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2. L a famille traditionnelle togolaise face à un développement endogène et centré sur l ' h o m m e africain Dosseh A . Tettekpoe

L a famille est un groupe de personnes reliées par le sang, le mariage ou l'adoption et résidant normalement ensemble. Elle est l'instrument privilégié du conditionnement socioculturel. C'est elle qui transmet aux enfants les traditions culturelles propres à une société donnée ; c'est elle surtout qui donne la première éducation.

L a famille traditionnelle

L'originalité de l'Afrique pourrait s'expliquer, dans une large mesure, par l'originalité de ses systèmes familiaux. O r ceux-ci se trouvent en pleine mutation. L a famille africaine est en train de s'atomiser avec toutes les conséquences que cela comporte pour ses membres . Pour en comprendre et orienter son évolution vers un meilleur développement ou en prendre conscience, il faut examiner, d'abord, les réalités de la famille traditionnelle. E n effet, dans la société traditionnelle africaine en général, et togolaise en particulier, la famille constitue une communauté formée d'une unité domestique où la propriété du terrain et de la résidence, la direction économique et l'autorité sont détenues par l'ascendant le plus vénérable. Cette unité a de multiples fonctions qui mettent en évidence son importance. Fonctions biologique et parentale, éducative et sociale, économique, religieuse, morale et spirituelle.

FONCTION BIOLOGIQUE ET PARENTALE

L a famille traditionnelle togolaise est une famille étendue, ouverte, généralement patriarcale, dans laquelle le chef de famille, descendant réel ou mythique d'un ancêtre c o m m u n , exerce une autorité quasi totale sur le groupe comprenant sa ou ses femmes , ses enfants mais aussi les oncles et les tantes, les cousins et les cousines, les alliés, et souvent des personnes adoptées.

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La famille traditionnelle togolaise face à un développement endogène 23 et centré sur l'homme africain

L e chef de famille remplit les fonctions principales suivantes : Il est le prêtre du culte domestique, l'intermédiaire entre les ancêtres et les

descendants entre les vivants et certains dieux ; Il est le mandataire de la communauté domestique dans les relations politiques, auprès

du conseil du village ou de la tribu auquel il siège ; Il a juridiction à l'intérieur de la famille : donne des ordres, prononce des sanctions,

résout les litiges, dirige le travail collectif et décide des mariages. Il est l'administrateur d u patrimoine de la communauté dont il doit assurer la

conservation et l'accroissement. Il est normalement non un tyran mais u n mandataire chargé d'agir pour le bien c o m m u n ; aussi la coutume prévoit-elle l'éviction des candidats indignes.

L a parenté est une réalité très large qui dépasse les simples aspects biologiques pour revêtir des caractéristiques sociales. Entre les membres de la communauté s'établit une double hiérarchie : entre les femmes et les h o m m e s , d'une part, entre les plus jeunes et les plus âgés, d'autre part. L'individu appartient exclusivement au groupe depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et toutes les décisions le concernant sont prises en c o m m u n .

D e ce fait, le mariage n'a pas pour but d'unir une f e m m e et un h o m m e mais deux familles, deux lignages. Les deux partenaires restent toujours attachés à leur famille d'origine et la f e m m e , étant donné qu'il s'agit d'une filiation patrilinéaire, continue d'entretenir des relations suivies avec sa famille d'origine. Elle a toujours sa case dans la maison paternelle qu'elle réintègre, périodiquement, pour les rituels cérémoniaux des siens, ou définitivement après la séparation, le divorce ou la mort de son conjoint.

L e but du mariage est la procréation et plus la f e m m e procrée plus elle est adulée par la communauté tout entière. L a stérilité définitive, de ce fait, est considérée c o m m e une malédiction des mânes et de nombreuses actions sont rapidement mises en œuvre (consultation des oracles, rituels cérémoniaux, soins médicamenteux) pour enrayer le mal. Le célibat est presque inexistant et constituerait une déviance très grave aux yeux de la famille.

L e souci d'élargir la lignée pourrait être l'une des causes de la polygamie : avoir plusieurs femmes multiplie la chance pour un h o m m e d'avoir plusieurs enfants, mais l'une des raisons principales est d'approfondir la solidarité et la sécurité dans le système de parenté. E n effet, le couple n'a qu'une fonction dominante de reproduction de la vie pour la pérennité du clan. Laisser trop d'intimité prédominer en son sein pourraît être u n péril pour l'unité de la communauté tout entière. L a solidarité étant la valeur primordiale, il faut éviter l'éclatement de l'esprit communautaire.

O n pourrait noter les types de relations suivants : L e respect, constaté dans le comportement des enfants en présence de leurs père et

mère : ils ne doivent pas se laisser aller à la légèreté, ni parler de questions sexuelles, etc.

L a familiarité apparaît vis-à-vis des grands-parents : le petit-fils peut taquiner son

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grand-père et plaisanter à ses dépens ; le principe structural surtout chez les gens d u sud du Togo (Tougban) est qu'une génération est remplacée non seulement dans le temps, mais surtout d u point de vue de l'attribution des n o m s , par celle des petits-fils : ces deux générations semblent avoir des relations d'égalité sociale.

L'affection va souvent de pair avec la familiarité entre le neveu et l'oncle maternel qui lui apporte son aide en cas de besoin. L e groupe étant patrilinéaire, le garçon entretient ce type de relation avec tout le lignage de sa mère, qui n'exerce en effet sur lui aucune autorité contraignante. Si le père (représentant de l'autorité) est supérieur à son fils, l'oncle maternel est plutôt considéré c o m m e son égal ou son ami.

Des relations interdites ou tabous, en revanche, existent souvent vis-à-vis des beaux-parents : interdiction de toute agressivité verbale, à plus forte raison physique, envers eux. Cette pratique consiste à pousser le respect à son degré absolu.

FONCTION ÉDUCATIVE ET SOCIALE

L'enfant qui naît représente une menace pour l'équilibre de la communauté dans laquelle il introduit u n corps étranger. Il faudra l'intégrer à la c o m m u n a u t é , lui en communiquer les règles. Il fait partie d'un tout cohérent qui va lui dicter ses comportements. Les relations de l'enfant avec sa mère ne restent pas séparées mais s'étendent à ses marâtres, ses demi-frères et sœurs, jusqu'aux liens impersonnels avec tous les m e m b r e s de la communauté . Si la mère remplit u n rôle privilégié, il n'est pas exclusif; en effet, l'enfant est manipulé encore par les tantes, les sœurs, les voisins : son corps « se fond » en quelque sorte dans une collectivité dynamique toujours présente et disponible. Il y a ici u n conditionnement qu'on pourrait appeler biologico-sanitaire, qui se fait par l'acquisition de certaines habitudes inculquées par la communauté .

L'éducation prend de ce fait u n caractère populaire et unitaire, restant intimement attachée à la vie de la communauté . Tous les adultes apprennent à inculquer à l'enfant le sens et le sentiment de l'honneur, la sociabilité, la probité, l'honnêteté, le courage, la solidarité qui sont les principales qualités morales. L'apprentissage en milieu enfantin sous forme de jeux d'initiation, l'initiation plus ou moins codifiée de l'adolescent, la mise au courant des secrets de la vie et des recettes pratiques constituent les temps forts de cette éducation.

L'initiation, rite « de passage » dont la fonction est d'intégrer solennellement les jeunes gens à la société à la suite d'instructions et d'épreuves diverses (physiques, mentales, spirituelles), couronne l'éducation sociale. Par exemple, chez les Kabyè d u T o g o il y a plusieurs cérémonies d'initiation. L a génération et l'âge sont les instruments d'évaluation et d'assignation des tâches collectives, des charges familia­les, des corvées et des responsabilités administratives, militaires et politiques. Et à chaque génération initiée correspond l'enseignement de certaines connaissances indispensables à la cohérence et à la stabilité sociale, à la grandeur, au respect et à la

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La famille traditionnelle togolaise face à un développement endogène 2 5 et centré sur Vhomme africain

sécurité de la communauté , le tout à travers des rituels et des apprentissages sévères. C e qui est intéressant dans la cérémonie d'initiation unique de la jeune fille

(Akpéenn, pluriel  k p é m a ) c'est la moralité qui s'en dégage. Après avoir reçu les scarifications raciales, la jeune Akpéenn est conduite dans des

lieux saints où elle doit s'asseoir sur une pierre sacrée, mais à une condition : il faut qu'elle soit vierge. Toute fille qui connaît déjà des rapports sexuels avant ses initiations ne peut s'asseoir sur la pierre Ekolomiè, sous peine de mourir ou d'exposer la communauté à de graves dangers provenant de la colère des dieux. Et c'est, ce jour-là, devant tout le village réuni, devant ces centaines d'observateurs prêts à applaudir ou à huer la jeune fille initiée, que les parents sauront leur sort. Toutes les jeunes filles jusqu'à l'initiation sont nues pour la raison suivante : les vieux expérimentés reconnaissent la jeune fille vierge par la quasi-rondeur harmonieuse de ses fesses, sur lesquelles saillissent des nerfs tendus, ceux de l'innocence sexuelle. Toute fille qui a eu des rapports sexuels est aussitôt repérée : muscles des cuisses et des fesses, seins m o u s et aplatis. Si une telle fille, pour échapper à la honte publique, s'obstine à s'asseoir sur la pierre sacrée, les vieux déclencheront un malheur et iront ensuite consulter. C e qui vaudra aux parents chèvres, poules, pintades, coqs et m ê m e parfois bœufs pour calmer la colère des dieux, faute de quoi la mort peut frapper.

Devant un tel dilemme, la jeune fille s'acharne à rester pure jusqu'à son initiation, après laquelle elle est libre de se marier c o m m e elle voudra, quand elle voudra et d'entrer dans un m o n d e nouveau, nantie de responsabilités nouvelles : celles d'épouse et de mère.

Quant aux h o m m e s ils subissent cinq initiations : Efalu, Sankayu, Essakpa, Konnto, Ekulu.

Efalu (vers 15 ans). C'est l'âge où l'adolescent devient un h o m m e . Cette initiation, dont nous passons sous silence la conduite, se fait au m o m e n t de la puberté et nous savons toutes les explosions sexuelles que porte en elle cette période. O r le jeune h o m m e n'est pas encore suffisamment formé pour se suffire à lui-même ou pour devenir père de famille. Et il est constaté qu'au m o m e n t de la poussée des poils le jeune h o m m e est plus facilement excitable. Il mange de la chair de chien c o m m e interdit concernant tout contact avec le milieu féminin. Puis il est tenu de marcher n u pour qu'il soit, d'une part, soulagé d u coefficient d'excitation que suscite la chaleur des vêtements ou du cache-sexe et, d'autre part, obligé à détourner complètement son esprit de toute idée de f e m m e . Ainsi, on remarque le jeune h o m m e déficient par son érection : c'est le signe d'un malheur prochain et surtout d'une mauvaise éducation.

Sankayu. C'est trois ans et demi après son initiation que l'Efalu prendra soin de laisser en se coiffant, une bande de cheveux en travers de la tête. L e mil m û r , il commence à pêcher crabes et margouillats devant servir aux cérémonies, cela entre novembre et décembre. À partir de janvier, le jeune h o m m e n'approchera plus une f e m m e . U n e petite fille innocente s'occupera de lui. À la date convenue, la cérémonie prend la forme d'une agressivité de l'oncle maternel et de sa suite à l'égard des parents de l'initié pour manifester que le destin de l'initié est entre les mains de son oncle

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maternel qui, seul, a sur lui toute autorité et droit de vie ou de mort. Elle se termine par un acte de réconciliation. Cette réconciliation marque la fin de l'initiation et le jeune h o m m e est frais pour le mariage, frais pour participer aux conférences des adultes sur l'avenir de la communauté .

Il est à remarquer, ici, que cette cérémonie renferme le refus du divorce parce qu'elle rend impossible toute coupure radicale entre la famille du mari et celle de la f e m m e , surtout quand il y a des enfants.

Essakpa. Six mois après son initiation Sankayu devient Essakpa. C'est l'âge des impulsions physiques. C'est en effet à cet âge que les jeunes forment des sections d'assaut, les armées d'avant-garde. Car leur virilité est arrivée à u n niveau excitant et ils poussent tous les efforts jusqu'à l'extrême. L a nuit, les initiés rassemblés selon un rituel sont conduits à un endroit précis où ils sont initiés à la danse de leur âge jusqu'à l'aube. L e lendemain ils iront danser dans tous les points stratégiques de la tribu, cela pour leur donner l'habitude des efforts soutenus, de l'endurance et des veilles.

À partir de ce m o m e n t , tous les initiés forment une association agricole et doivent, à tour de rôle, cultiver les champs de leurs oncles, deux fois par an, et durant cinq années d'affilée, époque de leur entrée dans la classe des Kontona.

Konnto (pluriel Kontona). C'est l'initiation qui regroupe tous ceux qui ont été Essakpa depuis cinq ans.

Les Kontona élèvent une butte d'environ cinq mètres de haut. Cette butte est le symbole de la force arrivée à son apogée. L e Konnto se placera à une vingtaine de mètres de la butte au sommet de laquelle il doit arriver à la course. S'il n'y parvient pas deux causes s'imposent : a) ou bien il s'est exagérément donné aux femmes et s'est ainsi affaibli — à cet effet il est déconseillé à un jeune h o m m e d'épouser ou m ê m e d'approcher une veuve, une f e m m e mariée à un supérieur ou qui a fait ses preuves sur le marché de la prostitution : il risquerait d'échanger son sang dynamique contre un sang affaibli et de ne pas être à la hauteur de sa mission ; b) ou bien les fétiches et les dieux de son vestibule lui reprochent quelque faillite. L'initiation véritable se trouve dans le défi aux buttes-pyramides et dans les danses rituelles, enfin dans les labours.

D ' u n e façon générale, d'Efalu à Konnto, le citoyen ne m a n g e pas à l'extérieur de sa case. D pourrait être en mission dans un autre quartier, un autre village, une autre région pendant des semaines, il ne vivra que d'eau et de boisson. C'est quatre ans après le W a u (initiation Konnto) , quand il enlève son collier, qu'il devient un grand et peut manger n'importe où.

D e tout son temps de Konnto , il ne parlera jamais, il ne saluera que par le geste : en s'accroupissant. Il ne mangera que dans sa case pour lui donner la dimension principale du soldat au front : ne pas manger en terre ennemie pour ne pas être empoisonné. Il ne parlera pas, pour être habitué au silence.

Cette initiation capitale est une école de sagesse. Car partout où l 'homme ne peut rien contre l'ordre naturel établi, il s'y conforme d'instinct plus que de nécessité. Mais partout où la nature se manifeste c o m m e une volonté de puissance ou de sécurité,

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d'amitié ou de crainte, de satisfaction ou d'insatisfaction, l ' h o m m e s'y conforme par sagesse. Cette sagesse c'est la lutte contre l'improvisation, la vulgarité, l'insouciance.

Ekulu. Cette initiation a lieu u n an avant le prochain W a u et se caractérise par la confrontation publique des Kontona des diverses tribus du canton.

Les tribus se rencontrent sur une place publique et chacune d'elles choisit un orateur, le plus compétent. Les lauréats forment un cercle, et chacun des orateurs s'efforce d'étaler au grand jour toutes les fautes commises depuis cinq ans par la tribu adverse et leurs conséquences. Ainsi sont dénoncées sans pitié et sans complexe toutes les immoralités de l'adversaire — adultère, inceste, sorcellerie, vol, crimes de tous genres, pusillanimité, malhonnêtetés, trahisons, complots — bref, tout ce qui pourrait souiller la valeur morale et la grandeur du peuple, m ê m e de façon imperceptible.

L'intérêt de cette initiation, c'est qu'elle oblige chaque citoyen à contrôler son comportement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à rester dans les limites de manière à ne pas voir son n o m étalé sur les porte-affiches des immoralités des initiés, le jour de la confession publique.

C'est après cette cérémonie que les Kontona commencent à manger hors de leurs cases et de chez eux, jusqu'au jour où ils se rasent la tête pour entrer dans la vraie catégorie des hors-classes des Akoulè (pluriel de Ekulu).

L a portée de l'initiation est donc non seulement pratique, politique et religieuse, c'est-à-dire une édification de l ' h o m m e , mais une école de formation philosophique et théorique. L'initiation donne u n enseignement fondamental, u n savoir progressif. Efalu c'est d'abord la connaissance de soi qui amène l ' h o m m e en face de l'autre c o m m e agression et réconciliation (Sankayu). D e là naît la prise de conscience du social et la conscience des devoirs envers les autres, envers la communauté mais aussi un approfondissement de soi (Essakpa). Élargissant son c h a m p , la connaissance aborde Dieu dans Sa toute immuabilité (Konnto) pour aboutir à la maîtrise de soi (Ekulu).

FONCTION ÉCONOMIQUE

D a n s la famille traditionnelle togolaise, et en général africaine, la terre qui constitue la base de l'organisation économique appartient collectivement au groupe parental et a un caractère inaliénable et intransmissible. L e système juridique traditionnel n'accorde pas aux individus une appropriation privée de la terre. Elle est un bien collectif et les individus ne disposent que d'un droit d'usage ; l'autorité qui dirige les structures foncières est la m ê m e que celle qui régit celles de la famille.

L'activité économique est communautaire : c'est le groupe qui est le sujet et le but de la production. Ainsi, l'économie est familiale, clanique, tribale. Son principe régulateur est non pas : « À chacun selon ses œuvres », mais : « À chacun selon ses besoins ». Tout m e m b r e du groupe, m ê m e s'il ne produit plus ou ne produit pas encore (vieillard, enfant), reçoit sa part de nourriture ; les liens d u sang sont plus

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fortement vécus que les rapports économiques froids et impersonnels. Dans une telle perspective, les notions de population active, de productivité sont pratique­ment inconnues ; en revanche, il existe une forme de sécurité sociale à l'intérieur d u groupe.

L e travail est réparti selon les sexes : les h o m m e s se réservent ce qu'ils considèrent c o m m e les gros travaux : ils coupent les arbres, débroussaillent, construisent la case, pèchent, chassent. A u x femmes d'allumer les feux de brousse, de semer, de sarcler, de récolter.

FONCTION RELIGIEUSE

L a famille traditionnelle doit être considérée c o m m e la première institution religieuse. L e sentiment de paix, de fraternité et d'union qui prévaut en son sein n'est pas basé uniquement sur la consanguinité mais surtout sur le fait que , derrière ce facteur objectif, les m e m b r e s de la famille se sentent liés à une force lumineuse eu égard au sentiment qu'accuse l'univers. Dans cet esprit, le chef de famille est en m ê m e temps le prêtre qui préside au culte rendu à une force ou à un être suprême ( M a w u ) , en passant par la médiation du m o n d e des ancêtres garants de l'intégrité et de la vie de la communauté , en s'appuyant sur certains principes : a) l'unité, la communauté et la hiérarchie des ordres et des êtres de l'univers; b) la liaison solidaire entre les ancêtres et leurs descendants ; c) la réincarnation des ancêtres méritants ; d) le lien indissoluble entre le visible et l'invisible, et plus spécifiquement entre les morts, les esprits et les vivants ; e) l'importance primordiale de l'acte de « vivre ».

L a famille traditionnelle réalise cette fin en s'aidant de la force ou puissance que tout être recèle en lui et qu'il est possible de capter grâce à l'enseignement irremplaçable de l'initiation approfondie. Cette force doit être entretenue par des rites, des offrandes et des sacrifices. C'est à ce prix qu'est le « bien-être » du groupe et de l'individu.

L a conception du m o n d e des esprits, des ancêtres et des divinités a doté l ' h o m m e d'un système intellectuel fonctionnant c o m m e une théorie complète, car il y a ici exigence de l'éducation et de la formation des générations successives. L'explication et la compréhension des phénomènes du cosmos et de la société se

réfèrent aux signifiants mis en place par la religion. C'est là un cadre pertinent permettant la situation de chaque être à la place qui lui est assignée et l'appréciation du rapport réciproque des êtres par rapport à l ' h o m m e et à l'Être suprême.

Autre valeur considérée dans cette perspective : l'assistance mutuelle des esprits, des divinités, des ancêtres et des h o m m e s . L'idée qui prévaut dans le culte vodou au Togo ( c o m m e au Bénin) est que sans les sacrifices offerts par l ' h o m m e , les yodou perdent progressivement leur puissance au point de disparaître si leurs sanctuaires ne sont pas entretenus. Réciproquement, l ' h o m m e n'est rien sans la force qui lui vient du m o n d e vodou. L ' h o m m e a donc intérêt à remplir ses devoirs à l'égard d u

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m o n d e des esprits, tout c o m m e les ancêtres, esprits et divinités ont intérêt à veiller sur lui.

C'est ainsi, à cause de ce m o n d e des divinités, esprits et ancêtres, que l ' h o m m e est porté au respect, à l'assistance aux anciens de la famille et de la communauté qui sont censés être plus proches du m o n d e invisible. L e respect leur est dû pour une autre raison : c'est à eux, les anciens, qu'est légué tout le « savoir » de la communauté .

L a promotion des valeurs que rend possible l'instauration du m o n d e des divinités, des esprits et des ancêtres se manifeste aussi dans les rapports individuels. L ' h o m m e doit courtoisie, aide et hospitalité à toute autre personne en tant que réincarnation possible d'un ancêtre. N e sachant jamais quand les vodou se présentent à vous sous une forme humaine ou vous délèguent quelqu'un d'autre, vous êtes appelé, à tout instant à bien accueillir autrui.

Enfin par égard pour les êtres peuplant le m o n d e invisible, l'individu doit se plier à la décision issue de l'épreuve de l'ordalie lors du règlement des différends.

Dans cet ordre d'idées, grâce à la représentation que chacun se fait de la vigilance des ancêtres, l'ordre familial et m ê m e politique règne sans aucune autre intervention. Ici prévalent l'autopunition, l'autopolice et l'autocritique. L'individu est conduit à s'interroger lui-même sur les motifs et mobiles de ses actes. E n bref, au-delà de la médiation du devin ou des ancêtres, tout se passe c o m m e si l'individu était réduit à un tête-à-tête avec lui-même ou son inconscient. Sa responsabilité n'en paraît que plus lourde et sa liberté plus effective.

FONCTION M O R A L E ET SPIRITUELLE

L a famille traditionnelle est bien une école de moralité puisqu'elle se pose c o m m e une communauté affective, spirituelle : intégrale. Cette fonction, elle la réalise surtout dans le cadre religieux qu'elle a instauré.

L'expérience familiale, ici, comporte surtout les valeurs suivantes : l'honneur, le courage, le dévouement, le don de soi, l'esprit de sacrifice, l'amour de la vie. Et ces valeurs sont instaurées de telle façon qu'il n'est pas permis à l'individu de les contourner. C'est le vrai sens de l'interdit. Tout geste, toute attitude préjudiciable à la vie saine de la communauté passent sous le coup de l'interdit. Tout ce qui peut être l'objet d'un désir, d'une convoitise m ê m e inavoués et inconscients mais dont la satisfaction menace la bonne renommée et l'honneur de la communauté devient tabou. C e sceau d u sacré dont sont frappés certains actes, est un m o y e n efficace et c o m m o d e de fonder l'éthos qui constitue pour le groupe un rempart plus sûr que les impératifs individuels de l'éthique.

Sur le plan spirituel, les distinctions et nuances opérées sur le psychisme humain traduisent une pénétration très fine dans la connaissance de tout ce qui tient à l ' h o m m e . Contentons-nous de l'exemple en ce qui concerne la conception de l'esprit : il y a distinction d'une â m e personnelle, d'un principe ontologique, se; d'une â m e qui

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se réincarne et devient l'esprit gardien du nouveau-né, djoto ; de l'ombre de l'individu, épousant la forme d u corps et disparaissant avec lui, klan.

C o m m e nous le voyons sur ces quelques exemples, la famille traditionnelle offrait un cadre pour le développement de la personne, une promotion de l ' h o m m e total puisqu'elle lui permet de mieux humaniser les rapports des h o m m e s entre eux, les rapports de l'univers à l ' h o m m e , les rapports de l ' h o m m e à sa fin, c'est-à-dire de parvenir à un développement intégral.

Eclatement des structures familiales traditionnelles

Les structures familiales qui possédaient une stabilité indéniable ont été déséquili­brées par l'irruption de la civilisation étrangère.

Celle-ci a introduit de nouveaux systèmes de valeurs économiques et morales. Jadis, M a h a t m a Ghandi, le prophète de la non-violence, exhortait l'Inde à fermer ses portes à tous les produits manufacturés occidentaux ; il considérait leur pénétration c o m m e une invasion d'idées, de jugements, de sentiments nouveaux; c'était voir juste, encore que la poussée de la technique soit irrésistible. E n effet, ce sont les étrangers qui, par leurs biens, leur argent, leurs usages, leur comportement, leurs idées, nous ont appris à dévaloriser, voire à mépriser les nôtres, à avoir honte de notre outillage rudimentaire, de notre nourriture, de nos habitations, de nos coutumes, de nos langues, de nous-mêmes .

FACTEURS ÉCONOMIQUES

Désormais l'économie est centrée sur l'argent et la puissance et non sur l ' h o m m e . L'économie est extravertie, c'est-à-dire construite sur le capital étranger ou sur le capital de quelques privilégiés dont les dividendes s'enfuient à l'étranger ; elle est pensée en fonction des besoins étrangers en matières premières (ce qui fait que les cultures d'exportation suppléent les cultures vivrières) et en bénéfices, et non pas en fonction du revenu familial ou national autochtone ou de la consommation intérieure. L e résultat est que la production est insuffisamment diversifiée.

Il faut insister sur le fait qu'au niveau traditionnel, la production et la consommation s'inscrivent dans les structures sociales basées sur la solidarité plus qu'elles ne les déterminent, car les produits n'ont pas de valeur économique en eux-m ê m e s , mais en tant qu'ils sont porteurs de sécurité, de prestige, facteurs d'autorité ou instruments d'alliance. Des biens sont produits et consommés ; mais ils ont valeur d'usage et non valeur commerciale d'échange. Ils sont des moyens pour la fin que constitue l ' h o m m e .

Il est donc capital de prendre en considération cette prévalence des rapports sociaux sur les rapports économiques dans les systèmes traditionnels, lorsqu'on

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envisage leur développement. L a mise en place d'une économie moderne suppose alors, non pas une transformation de la production existante, mais la création de nouveaux modes d'échanges dégagés des systèmes traditionnels.

FACTEUR POLITIQUE

L a colonisation est, sans aucun doute, le phénomène qui a causé et m ê m e provoqué le plus de bouleversements dans nos structures familiales traditionnelles, en modifiant l'ordre social dans le sens des principes en honneur dans la métropole.

U n e administration de type occidental vient concurrencer le système politico-administratif traditionnel. L e système traditionnel d'autorité « sacralisé » où les relations ont un caractère personnel dans le cadre des familles et des lignages entre alors en opposition avec un système moderne d'autorité bureaucratique où l'aspect personnel des relations tend à s'estomper. C e qui est loyalisme dans le premier système devient népotisme (abus d'un h o m m e en place qui procure des emplois à ses parents) et corruption dans le deuxième. Les individus se réfèrent à l'un ou à l'autre des systèmes selon l'avantage du m o m e n t . Les responsables traditionnels au niveau de la famille c o m m e de la communauté sont pratiquement dépossédés de leur autorité puisque chacun peut faire appel à l'administration coloniale contre eux.

Les conditions nouvelles limitent et m ê m e suppriment les tributs traditionnels en nature, en services et en argent qui impliquaient pour le chef devoir de générosité et d'assistance (« Quand le chef a beaucoup de nourriture, c'est le peuple qui le mange », dit le proverbe). D u coup, le vieil équilibre est r o m p u , l'individualisme et l'inégalité s'instaurent et s'accentuent.

FACTEURS ÉDUCATIONNELS ET CULTURELS

Contrairement à l'éducation communautaire traditionnelle, l'école telle que conçue et introduite par la colonisation, véhicule des valeurs et des savoirs qui ignorent le contexte socioculturel et économique de la région, les besoins du développement et les aspirations de nos sociétés. L'école ainsi implantée, ignore l'approche globale et intégrée de l'éducation traditionnelle et, au heu d'être une institution émanant de la société et remplissant une fonction de continuité sociale, constitue une entité à part, étrangère au milieu. Elle isole au sein de notre société une minorité dite moderne, essentiellement tournée vers une civilisation étrangère mais gardant encore la mentalité traditionnelle et exerçant une fonction de discontinuité sociale. M o n grand-père m e disait à ce propos : « Vous êtes, avec votre école, devenus des chauves-souris. O n ne sait pas si vous êtes des mammifères ou des oiseaux. » C'est dire que nous s o m m e s dépersonnalisés, déracinés et sans identité réelle. E n effet, l'éducation vise à former un h o m m e enraciné dans son milieu, pénétré de toutes les valeurs de sa communauté , et apte à les perpétuer pour le maintien et l'équilibre de sa société.

Les puissants moyens de formation, hors de l'école, pour les jeunes surtout,

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restent les médias. E n la matière qui nous intéresse, aujourd'hui, ceux-ci sont généralement des substituts de l'école au lieu d'en être des appoints. Mis à part peut-être les systèmes radiophoniques, les organes de presse quotidienne et certaines revues sportives et culturelles, la plupart des médias (cinéma, presse du cœur, romans policiers et sentimentaux) se caractérisent par 1'« extranéité ». Faute d'études approfondies sur ces divers éléments, retenons le cinéma, m o y e n d'influence déterminante. D a n s pratiquement toutes les villes du Togo , c o m m e dans beaucoup de nations francophones d'Afrique de l'Ouest que nous connaissons, son « extranéité » est d'abord socioculturelle.

E n effet, les salles de projection sont la propriété de sociétés étrangères, surtout occidentales. Sur le plan culturel, les films, « images vivantes de toute une vision d u m o n d e », constituent le prolongement de la civilisation occidentale et diffusent une certaine idéologie morale antagonique de notre vision de la vie. C o m m e l'a fait judicieusement remarquer Harris M e m e l Fosé, « Trois thèmes dominent cette idéologie : l'individualisme (auquel se rattachent un certain héroïsme, l'amour-passion, l'hédonisme, la recherche des paradis artificiels), l'argent (auquel se rattache la recherche du profit et du luxe moyennant la ruse, le vol, le mensonge, le crime), la violence (qui implique la domination, la destruction et la mort par les armes et la guerre) ». Ces films sapent ainsi les principes de la morale communautaire et modifient le raisonnement et les comportements des jeunes, d'où les conflits de génération.

FACTEUR RELIGIEUX

L a religion chrétienne (nous ne parlerons surtout que d'elle dans la mesure où l'Islam n'a pratiquement pas d'influence dans le sud du Togo) nous a amenés à remplacer beaucoup de nos conceptions religieuses et morales par celles qu'elle apportait. L e culte religieux, collectiviste, mystique et méditatif s'effrite, qui donna l'éclosion à une véritable spiritualité polythéiste dans la région du golfe du Bénin (Togo, Bénin, Nigeria occidental), lieu de haute civilisation où s'est développé le culte des ancêtres, des grands dieux secondaires nantis d'un clergé et de couvents. Les couvents disparaissent un à u n : le village de Zalivé dans la préfecture des Lacs, au Togo , qui était un haut lieu de la religion traditionnelle dans le sud du T o g o a pratiquement fermé ses deux couvents. L e culte devient individualiste : chacun peut choisir ses dévotions, ses dieux, ses confréries.

Mais il faut dire qu'il existe une difficulté d'être chrétien. E n effet, les croyances à la magie, à la sorcellerie, la pratique parallèle du culte traditionnel, le concubinage (ce qu'on appelle ici le deuxième bureau) sont courants. C'est que la conversion, qui interdit la polygamie, le culte des ancêtres, les sacrifices, voire en certains cas la dot, l'initiation, les danses et jeux coutumiers, bouleversent la vie intime et la vie sociale de l'individu.

L e désarroi des communautés devant l'impact de la christianisation donne naissance aux syncrétismes, compromis entre les religions traditionnelles et les valeurs

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La famille traditionnelle togolaise face à un développement endogène 3 3 et centré sur l'homme africain

nouvellement importées. Ces syncrétismes représentent en général u n effort de la rédemption de la culture native mais en récusant certains de ses éléments — par exemple les vodou — et d'autres éléments nouveaux plus ou moins assimilés, c o m m e la Bible, sont juxtaposés aux éléments anciens. Telles sont ces multiples églises (Âladoura, Église de Pentecôte, Jean-Baptiste, Christian Celeste, Praising the Lord, etc.) où les costumes, les sermons bruyants, les chants rythmés et les danses créent une grande force émotionnelle, propice aux confessions publiques, aux guérisons miraculeuses et à la glossolalie (les fidèles inspirés par l'esprit poussent des cris incompréhensibles). Ces sectes ont tellement proliféré que le gouvernement togolais a pris des mesures d'interdiction d'un certain nombre d'entre elles. L a raison profonde de cette mesure nous paraît être plutôt le fait que les Témoins de Jéhovah, annonçant l'avènement prochain du R o y a u m e de Dieu, prêchent le refus de payer l'impôt et d'obéir aux autorités. Toutes ces sectes ont en c o m m u n l'importance exclusive attribuée aux phénomènes mystiques. Elles risquent de faire de leurs adeptes des anarchistes désorientés.

FACTEUR D'URBANISATION

L'urbanisation ou concentration de la population dans les grandes villes, à la suite de l'exode rural pour des raisons multiples, provoque une évolution de la famille traditionnelle. Les villes en plein essor (surtout L o m é ) , centres de puissance économique et administrative, attirent les masses rurales et forment un milieu nouveau où s'élaborent, notamment sur le plan familial, de nouveaux modes de comportement et une culture particulière.

L a f e m m e tend à bénéficier d'une situation qui lui permet de refuser les comportements coutumiers. L a prostitution se développe; la f e m m e profite d'une « émancipation » rapide, favorisée par la disparition des travaux coutumiers (abandon de l'économie de subsistance traditionnelle). Les aspects sociaux du mariage font place aux aspects plus personnels ; dans la mesure où la famille restreinte se sépare de la famille étendue, le contrôle social s'efface, le mariage se montre précaire. L a crise se manifeste par l'importance du concubinage, des unions à court terme et par le grand nombre des célibataires.

Les groupes familiaux sont distendus et dispersés. Des relations importantes (oncle-neveu et aîné-cadet) survivent aux bouleversements mais ce sont des débris des groupes traditionnels. L e phénomène le plus important est le fractionnement en familles restreintes. Cependant, la famille conjugale n'est pas préparée à exister de manière indépendante. Les citadins hésitent à fonder des familles. O n rencontre beaucoup de célibataires adultes. D e u x phénomènes apparaissent : la réduction considérable de la polygamie directe, remplacée par la polygamie successive que permettent le concubinage et les divorces, et la place grandissante des unions provisoires. L e nombre des divorces est plus grand peu de temps après l'arrivée à la ville, la f e m m e découvrant brutalement les possibilités qu'elle a d'échapper aux

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contraintes traditionnelles. Les causes de conflits matrimoniaux se multiplient. L e brassage des coutumes et des ethnies diverses, le décalage entre les raisons sentimentales et les raisons sociales traditionnelles d u mariage, la tendance de la famille restreinte à devenir l'élément fondamental de la société en ville entraînent pour le m o m e n t un sentiment d'insécurité.

Les individus venus du village à la ville pour trouver du travail et qui n'ont pas la chance d'en trouver vivent longtemps aux dépens de « parents » et se livrent alors à toutes sortes d'expédients devenant ainsi la proie facile pour le prosélytisme des voleurs, des trafiquants de chanvre indien et des souteneurs. Ils sont soumis à l'alternative de la délinquance ou du déséquilibre mental. L'alcoolisme, la prostitu­tion, le cannabisme et la délinquance juvénile sont des tares dont L o m é détient les records au Togo.

Les enfants et les jeunes sont plus vulnérables. Il existe actuellement à L o m é une génération gâchée dont la population augmente. Il s'agit d'une population de jeunes et d'enfants abandonnés, dormant sur les places de marchés, n'ayant pas d'éducation et n'ayant sûrement pas la chance d'en avoir, vivant une vie dont l'inutilité et m ê m e la négativité pour la société sont certaines. Il se constitue très vite chez eux une mentalité de bohème avec les mauvaises fréquentations, les débits de boissons, les tripots et les films de cow-boy. Ils finissent par se créer un milieu à p a n avec ses lois. Il se crée aussi chez eux un complexe de frustration et parfois de révolte. Pour ne pas céder au désespoir, ils cherchent une raison de vivre et se placent en marge d'une société dont les règles semblent les ignorer puisque les parents ne s'occupent pas d'eux ou se sentent complètement perdus dans le nouvel environnement.

E n conclusion, nous pouvons dire que l'irruption de la colonisation dans notre société a eu des conséquences importantes : déstructuration de la famille, érosion des valeurs traditionnelles, exode rural, prostitution, maladies d'origine sociale avec l'augmentation des délinquants, des malades mentaux, des drogués et des alcooliques, multiplication des divorces, en s o m m e beaucoup de réalités qui sont loin de contribuer au développement de la personne. Il se révèle cependant que, malgré cette déstructuration provoquée par le fait de la colonisation, les techniques, les attitudes et les valeurs propres à notre culture ont continué à prévaloir dans la majorité des communautés. « L e chat, dit le proverbe mina, a beau séjourner en Europe, il ne pourra s'empêcher de miauler. » C'est dire que dans l'optique d'une famille et d'une société modernes à promouvoir, le recours au patrimoine du passé qui fonde notre authenticité et auquel les populations restent attachées, apparaît aujourd'hui c o m m e seul capable de mobiliser toutes les ressources humaines.

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La famille traditionnelle togolaise face à un développement endogène 35 et centré sur l'homme africain

Les conditions d'évolution de la famille et de la société traditionnelles

VALEURS À PROMOUVOIR

Si nous nous hasardons, sous toutes réserves, et en sachant que cette entreprise est peut-être encore prématurée, à dire ce qu'il faudrait retenir de nos traditions, nous pourrons commencer par les valeurs sociales et communautaires. Par exemple : L'esprit d'accueil, l'hospitalité, l'ouverture à l'étranger de passage avec qui l'on

partage ce qu'on a ; on peut voir là la racine d'une réceptivité générale qui serait u n facteur de progrès.

L'esprit de famille : la famille élargie ou « grande famille », cadre dans lequel l'enfant, l ' h o m m e ne sont jamais privés de relations familiales ; le respect des parents et des vieillards doit s'intensifier affectivement dans la mesure m ê m e où la vie moderne les dépossède d'une partie importante de leurs prérogatives; on doit leur témoigner d'autant d'attentions ; l'extension du sentiment de fraternité est l'une des bases du patriotisme et de l'amour de l'humanité.

L a frugalité et la modération des désirs, la reconnaissance de la dignité de la f e m m e en tant que source et gardienne de la vie. Dire que l'Africain méprise et exploite la f e m m e , c'est émettre u n jugement sommaire ; en réalité, notre société ( c o m m e les autres d'ailleurs) a, envers la f e m m e , une attitude ambivalente : elle la considère c o m m e un instrument de production et de plaisir, mais elle lui témoi­gne une grande vénération parce que c'est en elle que s'accomplit le mystère de la vie.

L e prix de la vie qui entraîne le respect de la vie d'autrui et de la personne. L a tradition donne le sens de l'ordre et de l'autorité, par où l'individu reconnaît la

nécessité d'une discipline sociale. Dans le cadre social aménagé, une autre part du patrimoine à recueillir sans réserve est celle des valeurs culturelles : chants, musique, danses, fêtes, rites traditionnels. Pour les conserver dans leur authenticité vivante, il faut en m ê m e temps les promouvoir, les encourager officiellement. L e Togo fait u n effort dans ce sens, mais il faudra prendre soin que ces manifestations ne soient pas simplement folkloriques. L'adaptation de ces valeurs permettrait de moderniser la vie sans la rendre banale ni vulgaire et de faire en sorte que notre culture continue d'être populaire, c'est-à-dire à laquelle tous participent. Cette culture devrait trouver sa place dans les écoles et l'éducation, à tous les niveaux. Les langues vernaculaires qui en expriment l'âme, savoureuses, riches de sagesse auraient aussi droit à u n statut intellectuel sans remettre en cause l'emploi des grandes langues internationales, ce qui constituerait souvent une prise de conscience de portée philosophique.

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C O M M E N T REVALORISER L'HÉRITAGE ?

Aujourd'hui, la famille a d û , dans une grande mesure, renoncer, pour des raisons multiples, aux responsabilités qu'elle assumait jadis en matière d'éducation et de formation de ses m e m b r e s . L e gros d u travail est laissé aux institutions scolaires et au hasard. Malheureusement, les systèmes d'éducation sont ce que nous savons et leur approche est plus idéale et théorique. Il est donc nécessaire pour rapprocher et m ê m e intégrer l'école à la communauté d'y introduire à tous les niveaux l'éducation à la vie familiale. U n e telle éducation pour nos sociétés peut être perçue c o m m e u n m o y e n de parvenir au développement intégral de l ' h o m m e africain en se fixant les buts principaux suivants : Aider les jeunes à comprendre les valeurs traditionnelles de leur culture et ainsi à

répondre positivement aux exigences de la vie moderne. Combler le vide d'éducation créé par la disparition de la culture traditionnelle du

système scolaire, en collaboration avec les parents et la communauté . Aider les jeunes à faire face aux changements physiques et émotionnels auxquels ils

sont confrontés au cours de leur croissance, et à déterminer leurs propres valeurs afin qu'ils puissent devenir des m e m b r e s de la famille et des citoyens responsables et complets.

Développer des attitudes responsables et créer des relations humaines satisfaisantes au niveau de la famille et de la société.

U n e telle formation, à notre avis, se rapproche de l'approche globale de l'éducation familiale traditionnelle puisqu'elle doit englober si elle est bien conçue, plusieurs dimensions : Relative à la santé : y compris la santé maternelle et infantile, la nutrition, l'hygiène,

la prévention et le traitement des maladies. Psychologique et émotionnelle : y compris les rôles et les rapports au sein de la famille

entre les personnes associées, les amis et les différentes générations ; tout cela basé sur l'esprit des valeurs communautaires.

Sociale : y compris les décisions ayant trait à la fin de la scolarité, au choix d'un emploi, au choix d'un conjoint, à savoir qui épouser et quand, à la planification familiale et aux implications sociales résultant de ces décisions ; la condition des femmes et l'égalité des chances ; le rôle de la famille et la contribution qu'une vie familiale fondée sur une base solide peut apporter à l'amélioration d u bien-être de l'ensemble de la société.

Concernant le développement : le rôle de la famille dans la préparation de tous ses m e m b r e s à la plus grande contribution possible au développement.

Morale : les responsabilités des parents vis-à-vis de leurs enfants; les droits des m e m b r e s de la famille et leurs responsabilités envers autrui dans la cellule familiale et la famille élargie, et la préparation des jeunes à une attitude m û r e et responsable à l'égard des relations sexuelles.

Économique et de bien-être : y compris les besoins fondamentaux de la famille;

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La famille traditionnelle togolaise face à un développement endogène 3 7 et centré sur l'homme africain

la gestion et l'économie familiales et les rapports entre la famille et le travail. Juridique : y compris les lois relatives à la succession, à l'âge du mariage et aux droits

des membres de la famille. Culturelle : y compris les normes et pratiques traditionnelles religieuses. Civique : y compris la contribution de la famille à la vie communautaire et la

préparation des jeunes à leurs responsabilités civiques. L a nouveauté ici tiendra à une double rupture : rupture avec certains aspects dépassés de l'éducation traditionnelle, rupture avec les modèles importés dont l'application constitue une aliénation et un frein au développement. Quant à son caractère moderne, les nouveaux systèmes le devront à l'information scientifique générale et spécialement à l'information biologique, démographique, économique, juridique, psychologique, psychosociologique et anthropologique relative à la communauté intéressée, à la nation et à l'Afrique. E n particulier, ils souligneront, en termes scientifiques, à la suite des intuitions africaines, les facteurs socioculturels de la santé individuelle et collective et l'importance d'une culture de l'environnement pour la vie des populations. C e qui leur permettra d'être efficaces pour l'épanouissement intégral de l'individu dans la mesure où l'éducation ainsi donnée deviendra ce qu'elle fut dans le passé : un facteur de production et de santé humaine.

Il faut ajouter ici que nous s o m m e s devant des options idéologiques et la mise en œuvre de moyens financiers. Il faudrait donc que les gouvernements de nos pays donnent à leurs économies et à leurs cultures l'orientation adéquate et les moyens nécessaires pour l'application des projets qui demandent des activités de recherche, d'information, de formation pour leur mise en œuvre.

« C'est au bout de l'ancienne corde qu'il faut tisser la nouvelle », dit le proverbe mina. C'est dans le prolongement de l'expression d u génie d'un peuple qu'il faut chercher son enrichissement et non en faisant table rase de l'acquis précieux de ce peuple. Rien de grand ne s'accomplit en faisant table rase de l'essentiel de ce qui existait.

L a famille togolaise, africaine, garant privilégié des valeurs traditionnelles apparaît essentiellement c o m m e épanouissement total de la personne humaine : l'éducation traditionnelle conduit l ' h o m m e à la plénitude de sa double dimension (masculine et féminine) et en fait u n être responsable de lui-même et de sa communauté ; dans la vie économique, la famille assure à l ' h o m m e la satisfaction de ses besoins selon les nécessités de chacun et non selon ses œuvres ; dans la vie culturelle et religieuse elle lui insuffle des valeurs dont la spiritualité est indéniable ; elle est le dépositaire des traditions culturelles : danse, musique, jeux, tradition orale, et m ê m e art. Unité, vitalité, harmonie sont ses principes fondamentaux.

Certes, des transformations sont indispensables : aujourd'hui l'hospitalité s'est transformée en un parasitisme qui est la déformation de la générosité traditionnelle, parce que l'on tend à vouloir vivre l'hospitalité traditionnelle dans des structures nouvelles qui diffèrent des structures d'autrefois. Mais cela ne constitue pas la raison

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d'une table rase au profit des modèles étrangers, ce qui a pour résultat de donner des h o m m e s marginaux, à la double personnalité.

L'Afrique n'est pas faite ; elle n'est pas dans le passé, mais devant nous ; elle reste à faire, à la fois à partir d'elle-même et de son dialogue avec les autres cultures. Elle a à devenir ce qu'elle est. Et puisque la famille traditionnelle recèle des valeurs certaines dans les domaines les plus variés c o m m e l'économie, l'éducation, la vie morale, religieuse et spirituelle, il serait souhaitable que les gouvernements décident de : a) favoriser les recherches sur la famille ; b) réformer le contenu et les méthodes de l'enseignement dispensé de façon à faire connaître l'héritage culturel aux jeunes à tous les niveaux de l'école ; créer au niveau des universités africaines des départements de sociologie et d'anthropologie où une place importante sera donné au patrimoine culturel, et en particulier à la famille traditionnelle en tant que garant de ce patrimoine : c) constituer dans chaque État une commission formée de sociologues, de psychologues, d'anthropologues, de linguistes, de prêtres, de pasteurs, de chefs responsables de couvents et de pédagogues pour encourager et contrôler la connaissance du patrimoine et aider à sa revalorisation.

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3. Aspects de révolution de la famille en Côte d'Ivoire. Normes et comportements Aminata Traoré

L a mise au m o n d e des enfants, leur développement physique, psycho-affectif et intellectuel se déroulent en principe au sein de la famille. Chaque société structure cene institution et tente de lui donner un contenu conforme à ses idéaux ou favorable à la réalisation d'objectifs qu'elle s'assigne. Si nous nous plaçons dans le contexte des années 60, ces objectifs sont, pour les pays africains, la création d'États politiquement indépendants et économiquement forts ; d'où toutes les législations sur la famille qui traduisent la volonté des nouvelles autorités politiques de redéfinir cette cellule de base.

L'État colonial, qui était engagé dans u n autre projet de société, s'était déjà saisi des fonctions de la famille en intervenant dans la production (transformation de l'agriculture et création d'un secteur moderne), la reproduction (développement de centres de santé, institution d'allocations diverses), l'éducation (l'école) et la consommation (introduction de nouvelles habitudes alimentaires et vestimentaires). Les États indépendants, en quête de modernité, n'ont pas restitué ces fonctions à la famille, ils lui ont seulement défini de nouveaux objectifs.

Mais à côté de ces politiques étatiques, coloniales et postcoloniales, qui sont toutes volontaristes, la famille recèle elle-même u n dynamisme propre parce que composée de femmes et d ' h o m m e s qui ont des aspirations et une mémoire. Il naît souvent de cette double pression sur l'institution familiale des attitudes et des comportements qui s'écartent des normes officielles établies et qui méritent d'être saisis. C e processus qu'on peut observer dans toutes les sociétés prend une ampleur souvent forte dans les pays en développement où la distance est souvent grande entre l'héritage culturel et le modèle projeté par l'État.

L'écart entre les normes et les comportements familiaux en Côte d'Ivoire s'observe au niveau des lois, de l'habitat, de la production, des relations interpersonnelles, etc.

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40 Aminata Tramé

Les lois

La famille a un fondement juridique ; le statut et le rôle de ses membres sont codifiés ainsi que les rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres.

Les lois qui la régissent dans le contexte traditionnel ne sont pas écrites, mais elles ont, dans chaque culture, marqué les h o m m e s de leur empreinte.

Il convient de faire remarquer que dans les sociétés agraires que furent et que sont les nôtres, femmes et enfants constituent l'expression la plus manifeste de la nécessité économique et sociale. Les stratégies matrimoniales sont des stratégies de captation ; elles placent femmes et enfants dans une position de dépendance qui présente des inconvénients (répudiation, non-participation aux prises de décision, etc.), mais aussi des avantages : pour avoir et garder son épouse, l 'homme est tenu de s'acquitter de certaines prestations (services agricoles à la belle-famille, avant et après le mariage) et d'observer certaines conduites ; souvent il dépend lui-même d'une autorité supérieure (chef du clan, chef religieux) qui veille sur le respect des engagements pris lors du mariage.

Les lois adoptées en 1964 présentent, quant à elles, de nombreuses caractéristi­ques qui font de la famille une entité autonome et indépendante. L a suppression de la dot et le Ubre consentement des époux sont deux dispositions qui intègrent systématiquement dans le mariage la relation amoureuse, qui n'était d'ailleurs pas toujours exclue du mariage traditionnel ; elle élimine surtout la responsabilité de la communauté dans l'engagement que prennent les époux. Cette pratique est quelquefois lourde de culpabilité pour l ' h o m m e c o m m e pour la f e m m e qui restent, dans la pratique, dépendants des familles élargies dont ils sont issus. D'autres dispositions de cette législation militent en faveur de la création d'une famille monogamique : la suppression de la polygamie et l'institution de la communauté de biens. Ceux-ci sont gérés par le mari, chef de famille, alors que dans la plupart des coutumes, chaque conjoint gère ses biens personnels tout en consentant à venir à l'aide à l'autre quand il le faut, ou quand il ou elle, le souhaite.

Vingt ans après l'adoption de ces nouvelles lois sur le mariage et la famille, on relève deux faits intéressants : la résistance des coutumes ou changement et la difficulté pour l'État de gérer effectivement une institution qui est d'abord une affaire privée. O n peut évoquer à l'appui de cette affirmation plusieurs phénomènes qui sont autant de comportements de refus et de rejet : a) le faible pourcentage de couples qui se marient devant l'officier de l'État civil ; b) l'échec du régime matrimonial des biens c o m m u n s qui a dû être revu et corrigé; c) le nombre relativement important de divorces ; d) la pratique devenue fréquente d'une polygamie non institutionnalisée (ménages parallèles) ou d'un deuxième mariage contracté coutumièrement.

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Aspects de révolution de la famille en Côte d'Ivoire. 4 1 Normes et comportements

Le cadre physique

Pour abriter cene famille nucléaire que projette la nouvelle législation, l'État a développé un nouveau type d'habitat qui coexiste avec l'habitat traditionnel. L'analyse de la vie des familles dans ces deux types d'habitat révèle de nombreuses inadaptations.

L a vie communautaire de la famille élargie se déroule dans des concessions traditionnelles qui existent encore dans les zones rurales, semi-urbaines et les quartiers populaires des villes. Sous sa forme ancienne, l'habitat traditionnel est monofamilial et fait de maisons basses construites en matériaux locaux adaptés aux conditions climatiques et favorables aux échanges interpersonnels. Sa précarité et le goût du modernisme ont amené les populations, sous la poussée des autorités, à adopter le parpaing et la tôle : il en a découlé des maisons chaudes et inconfortables où l'on ne peut bien dormir que sous l'air d'un ventilateur ou -d'un climatiseur.

L'habitat traditionnel s'est dégradé d'un autre point de vue dans les grands centres urbains : la poussée démographique et l'exode rural entraînent dans une m ê m e concession des familles aux origines et aux habitudes différentes ; les conflits entre voisins sont fréquents dans ces concessions aux conditions hygiéniques précaires parce que personne ne se sent concerné par l'entretien de la cour c o m m u n e , des toilettes et du point d'eau. C'est dans ces milieux qu'on enregistre des taux de mortalité élevés, dus à des maladies liées à l'eau et à l'alimentation. Souvent on ne fait pas suffisamment attention à la dimension psychologique de cette situation : le m a n q u e de confort et les nombreux conflits sont en eux-mêmes pathogènes, mais ces maladies ont elles-mêmes des conséquences graves sur la vie psychique des individus.

Dans l'habitat moderne où les conditions de vie sont meilleures, on enregistre au niveau des couches moyennes une prise en charge des m e m b r e s de la famille élargie. E n fait le réseau de la solidarité traditionnelle se prolonge souvent dans l'habitat moderne où la famille élargie tend à se reconstituer. Il en découle une densité élevée dans ces logements modernes conçus pour des familles nucléaires : les installations se détériorent vite, et le couple moderne voit les m e m b r e s de la párentele intervenir dans chacune de leurs décisions. L a manière dont la vie familiale se déroule dans un tel cadre physique et humain dépend largement de l'histoire d u couple, de son niveau d'acculturation et de la nature des rapports de l ' h o m m e et de la f e m m e avec leur milieu d'origine.

Le système de production

L a famille est aussi une unité de production et de consommation, tout au moins dans les sociétés agraires où la production repose essentiellement sur l'effort physique.

Dans l'économie traditionnelle, les tâches étaient réparties en fonction du sexe et de l'âge, et la production était essentiellement destinée à l'autoconsommation.

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42 Aminata Tramé

L'introduction des cultures commerciales (café et cacao) bouleverse l'organisation traditionnelle d u travail et les relations interpersonnelles : les femmes , les enfants et la terre sont investis d'une valeur économique qui se mesure en termes de numéraire ; ils contribuent à accroître les revenus que le chef du ménage peut tirer de l'agriculture; c o m m e les besoins de celui-ci en numéraire n'ont pas de limites en raison de l'affluence des biens de consommation, le travail qu'il attend de ses dépendants n'aura de limites que celles de son exploitation. Les conditions de vie et de travail de la f e m m e en milieu rural se détériorent ; elle doit prendre en charge la production vivrière que lui laisse l ' h o m m e , absorbé par les cultures commerciales. Mais elle est, elle aussi, tentée de réaliser des revenus propres et puisque son travail agricole ne le lui permet pas, elle redouble d'efforts dans d'autres activités pour réaliser des surplus qu'elle commercialisera : bois, charbon, bière locale, condiments, poisson fumé. Elle élève en m ê m e temps ses enfants.

L'industrialisation et l'urbanisation renforcent ces divergences d'intérêts nées avec la société de consommation. L a famille éclate dans la journée, chacun de ses m e m b r e s étant absorbé par ses propres activités ; le lieu de travail de l ' h o m m e et de la f e m m e diffère contrairement à la campagne où ils travaillent en général dans la m ê m e exploitation ; le travail est lui-même différent : l 'homme est souvent au bureau ou à l'usine, la f e m m e au marché ou à la cuisine, et les enfants à l'école. C e désajustement entre le projet de famille et les réalités familiales qui s'observe dans d'autres domaines engendre de nouveaux déséquilibres. O n note, par exemple, que dans cet espace qui n'est ni la famille traditionnelle ni la famille monogamique, la f e m m e , surtout celle des milieux défavorisés, joue un rôle de plus en plus important sur les plans économique, social et culturel.

L a crise et ses effets sur la famille

Prise entre deux courants culturels, la famille africaine se frayait u n chemin lorsque survint une nouvelle rupture d'équilibre appelée « crise » qui affecta aussi bien l'État dont les ressources ont considérablement diminué que les ménages qui la vivent quotidiennement sous toutes ses formes.

Dès lors, l'amenuisement des ressources de l'État oblige celui-ci à faire partager aux familles les charges qu'il ne se sent plus en mesure d'assumer. Elles sont de plus en plus invitées à participer, et m ê m e à prendre totalement en charge, les frais d'éducation des enfants, les soins de santé et, parfois m ê m e , la production de biens, dans u n contexte socio-économique auquel elles n'étaient pas préparées. E n effet, le passage d'une économie d'autosubsistance à une économie de marché a entraîné au niveau de la famille une perte des connaissances relatives à tous ces aspects de la vie : éducation, production, santé. L'État-providence ayant appauvri la famille en la « déresponsabilisant ».

Seules les femmes , précisément parce qu'elles ont été marginalisées, ont conservé

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Aspects de l'évolution de la famille en Côte d'Ivoire. 43 Normes et comportements

dans cette situation des valeurs et des savoir-faire qui leur permettent aujourd'hui de développer des stratégies de survie. Les petites activités qu'elles exercent permettent de compenser les pertes de revenus d'un mari chômeur ou victime d'une compression. O r le poids de ces responsabilités peut être lourd de conséquences pour la f e m m e ainsi que pour les enfants, car il peut, dans certains cas, déboucher sur la dissolution de la famille et le développement de situations de solitude qu'on enregistre déjà avec les femmes seules (célibataires, veuves, séparées), et des groupes d'enfants plus ou moins autonomes.

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4. L a famille et le développement en Afrique : analyse et prospective Manga Békombo

Les deux nouons d'enfance et de développement évoquent, l'une et l'autre, l'idée d'un processus, c'est-à-dire d'un m ê m e mouvement « en actes » dont la dynamique se réfère néanmoins à des objets distincts, différents et nécessairement complémentaires.

Durant des décennies, l'effort de développement a presque exclusivement porté sur l'environnement matériel plutôt que sur les communautés elles-mêmes. D a n s cette perspective sectorielle il s'agissait d'améliorer les équipements, d'accroître la production d'un certain type de denrées dont la circulation, à l'échelle mondiale, assurait la bonne insertion des pays africains dans le jeu de la compétition internationale. Encore actuellement, l'indice de valeur des nations est estimé davantage en termes de prospérité économique qu'en termes de « qualité des h o m m e s » — démarche qui relève d'une rationalité typique à une aire de civilisation et dont nous examinerons ultérieurement les effets sur les sociétés africaines d'aujourd'hui.

Dans son sens fondamental, le développement comporte des exigences dont la plus importante est que ceux qui le réalisent en soient en m ê m e temps les sujets. L a visée, ici, est plus profonde, plus radicale que celle qu'inspire la notion de développement endogène, laquelle se limite à désigner l'acteur du développement en tant qu'il est porteur d'une identité collective, sans impliquer nécessairement qu'il soit, en m ê m e temps, sujet et raison de ce développement. L a situation africaine permet d'illustrer aisément l'insuffisance de cette notion. Pour des raisons évidentes d'ignorance généralisée du passé des sociétés ici concernées, et la sous-estimation souvent volontaire des données ethnologiques, le recours au projet culturel africain se révèle malaisé, voire impossible, la plupart du temps. Dans ces conditions, le développe­ment, bien que p r o m u par les Africains eux-mêmes , continue à obéir aux normes et aux objectifs exogènes qui donnent la primauté au rapport production/consommation. L a lacune repérée ci-dessus est apparemment irréductible dans le sens où l'on estime

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La famille et le développement en Afrique : analyse et prospective 4 5

que les spécialistes du développement, déjà très attentifs aux problèmes de l'économie et de la politique, ne peuvent dans le m ê m e temps s'enquérir de connaissances suffisantes en matière d'histoire et de culture locales. Pourtant, l'ethno-développement apparaît c o m m e la démarche la plus souhaitable ; non seulement cette notion impliquerait le caractère endogène d u développement, mais elle conférerait à ce dernier processus la légitimité et le fondement nécessaires, du fait m ê m e qu'elle suppose ou favorise la maîtrise du changement tant des h o m m e s eux-mêmes que de leur société.

L a présente étude se propose d'examiner la façon dont les sociétés africaines perçoivent ces objectifs et les procédés mis en œuvre pour les réaliser. Cet examen, qui prend en considération le contexte traditionnel c o m m e cadre de référence, accordera une place importante aux conditions actuelles d'exercice de ces sociétés, en tenant compte plus particulièrement du phénomène de développement envisagé c o m m e changement social et culturel.

Dans la première partie, nous nous efforcerons de donner un contenu africain à la notion générale de la famille, celle-ci prise, en tant que réalité sociale, c o m m e le premier environnement de l'enfant ; nous montrerons également comment la famille africaine se donne c o m m e lieu de rencontre de deux civilisations conflictuelles à certains égards. L a seconde partie évoquera principalement un certain nombre de questions que l'analyse suscite, relatives aux projets éducationnels concevables actuellement en milieu africain et visant la prise en charge future, par les enfants, des sociétés qu'aujourd'hui les adultes façonnent pour eux.

Conception et organisation de la famille en Afrique

Bien qu'elle se conçoive c o m m e unité particulière dont les éléments constitutifs sont identifiables sur différents plans, la famille ne jouit cependant pas d'une autonomie suffisante par rapport à la société globale : l'une et l'autre de ces deux entités comportent certes des aspects typiques et des problématiques particulières, mais elles interfèrent de telle sorte que leur originalité respective disparaît à un certain niveau d'analyse. Cela est d'autant plus évident qu'en dernier ressort, la « famille » n'est nullement autre chose que l'expression concrète d'une série de règles présidant la différenciation d'individus par degré d'affinité parentale et d'association contractuelle de ceux reconnus non parents. Ces règles varient à la fois selon les civilisations et selon les périodes historiques à l'intérieur d'une m ê m e aire culturelle.

Il est un fait d'observation que toute communauté manifeste, au niveau de chacun de ses m e m b r e s ou d'un groupe de m e m b r e s , une classification des individus considérés, d'une part, c o m m e parents et, d'autre part, c o m m e non-parents. Cette distinction observable sur le plan universel ne se construit pourtant pas partout avec

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les m ê m e s critères ; c'est dire qu'elle n'a pas de fondement général et qu'elle relève d'un arbitraire institué par chaque société. D e ce point de vue, on peut dire que la relation de parenté relève, elle-même, d'un tel arbitraire, dans la mesure où le c h a m p qu'elle recouvre déborde souvent très largement du lien biologique unissant les individus concernés. D'ailleurs, il convient de souligner que cette notion de parenté, qui est l'un des termes de la différenciation par opposition, ne peut se concevoir que par inclusion implicite du terme contraire. E n effet, la parenté se construit sur u n réseau de relations unissant au moins trois personnes réparties sur deux niveaux généalogiques : cependant, deux de ces personnes sont en principe sans lien de parenté. Il s'agit bien là d'une contradiction interne irréductible, et l'agencement des individus impliqué par la notion de parenté présente ainsi une structure qui est identique à celle donnée par la « famille minimale » constituée par le couple de conjoints et leurs enfants. À cet égard, l'identification des deux réalités (parenté et famille) est telle, en Afrique centrale, que plusieurs langues qui y sont parlées ne comportent pas de termes distincts pour les désigner : on recourt alors aux auxi­liaires être et avoir pour exprimer le lien de parenté ou l'appartenance à un groupe familial.

L a famille se présente alors c o m m e le lieu de rencontre de deux types de relations : d'une part, on y trouve la relation sociale à base contractuelle, l'alliance matrimoniale engageant u n h o m m e et une f e m m e , d'autre part, la relation de consanguinité unissant les enfants entre eux et chacun d'eux à chacun des parents.

Face à cette double réalité, les peuples adoptent des attitudes variables, et l'un des traits distinctifs des civilisations réside dans le choix qui est fait de surévaluer l'un ou l'autre des deux principes contradictoires dont la conjonction sur le plan social et humain donne lieu à la famille.

CONCEPTION AFRICAINE DE LA FAMILLE

Qu'elles se présentent ou non sous la forme d'un État, la plupart des sociétés africaines manifestent une organisation lignagère ou clanique. Ces deux entités sont de m ê m e nature, mais d'un ordre de grandeur différent, lequel permet de rendre compte du degré d'affinité entre les personnes et les groupes qui les constituent. Leur définition précise reste malaisée à fournir : données concrètes ou fictions collectives, le clan et le lignage sont représentés c o m m e des ensembles de générations dont les m e m b r e s se perçoivent liés entre eux, dans une relation filiative, à partir d'une ascendance lointaine c o m m u n e , mâle ou femelle. Ces entités se décomposent en segments d'importance variable, selon le niveau généalogique auquel se situe le fondateur. L e segment le plus restreint, en raison de sa faible profondeur historique, recouvre ce que nous appellerons ici 1'« unité domestique » (u.d.), ensemble de plusieurs générations (en moyenne quatre), puisées soit en ligne paternelle, soit en ligne maternelle (fig. 1). O r cette unité porte u n n o m fourni par la langue locale qui est invariablement et abusivement rendu en français par le terme « famille ».

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La famille et le développement en Afrique : analyse et prospective 4 7

Quant à la famille dite nucléaire (fig. 2), celle-ci n'a pas de pertinence sociologique dans la tradition africaine ; en général, elle n'est pas n o m m é e ; elle est niée, en ce sens qu'elle se fonde sur une conception radicalement opposée à celle qui prévaut en Afrique, à savoir la prééminence à accorder à l'un ou l'autre des liens sociaux ou biologiques constitutifs du fait familial. O r la tendance structurale de la famille nucléaire incite à faire coïncider, par réduction excessive, le vaste c h a m p de la parenté et une classe d'individus choisis en raison de leur étroite affinité ; en quelque sorte, le groupe de parenté se confond avec le groupe familial. U n tel processus a donc pour incidence logique la surévaluation d'un lien sociologique unissant les partenaires, puisque ce lien finit par représenter la force de cohésion en tant que référence c o m m u n e incontestable. L a logique d'un tel système impliquerait que la relation contractuelle liant les époux, se transforme en une relation de consanguinité fictive : d'où une extrême affinité voulue entre conjoints pouvant aller jusqu'au désir de fusion de leurs individualités.

Par opposition à cette conception, la tradition africaine a plutôt tendance à renforcer et à privilégier le hen social pris c o m m e élément constituant de la famille. L e principe très répandu d'unifiliation atteste ce choix culturel, dans la mesure où il a pour effet de distinguer et de séparer les individualités de l ' h o m m e et de la f e m m e appartenant chacun, et de manière définitive, à des lignages différents. N i le mariage

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F I G . 2. Succession d'unités familiales. Modèle occidental.

ni le régime virilocal ne peuvent rompre l'attache d'origine de la f e m m e . Par ailleurs, la pratique autrefois généralisée de la polygamie avec ses implications sociologiques conduisait à une extension considérable du groupe familial qui, embrassant les quatre générations nécessaires, avait tendance non pas à couvrir le c h a m p de la parenté, mais à le différencier. E n effet, l'unité domestique avait pour vocation de se transformer en lignage : d'où sa constitution lente et le souci permanent d'en assurer le développement du point de vue de l'importance numérique de ses m e m b r e s . E n raison de la distribution des enfants selon le système d'unifiliation, la famille à laquelle ils appartenaient incluait l'un des parents, excluant nécessairement l'autre, sans que les liens de parenté entre eux soient pour autant méconnus.

ORGANISATION FAMILIALE AFRICAINE

Les données qui vont suivre concernent principalement les sociétés d'Afrique centrale de civilisation bantoue. Il s'agit de sociétés patrilinéaires, à résidence patri-ou virilocale, sans organisation politique centralisée ; de ce point de vue, on a affaire à un système de « maisons » dirigées par leur fondateur.

C o m m e il est signalé plus haut, ces sociétés pratiquent la polygamie et présentent souvent une organisation de l'unité domestique de type polygynique. L ' h o m m e se trouve ainsi entouré de plusieurs épouses qui jouissent de statuts matrimoniaux très variables : en premier lieu, celle qu'on appelle « épouse principale », acquise plus directement par la lignée patrilatérale de l'époux ; la deuxième épouse, acquise par amour , c'est-à-dire en fonction du choix personnel de l'intéressé, se présente la plupart du temps c o m m e la principale rivale de la première ; enfin, il y a des épouses dites secondaires, acquises selon diverses modalités et qui, généralement, s'intègrent

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La famäie et le développement en Afrique : analyse et prospective 4 9

dans les matricellules fondées par les deux précédentes catégories d'épouses et vont souvent jusqu'à attribuer à ces dernières la maternité de leurs propres enfants. L a figure 3 donne une représentation de l'unité domestique familiale traditionnelle : la profondeur généalogique qui lui confère une existence sociale et une pertinence sociologique est, généralement, de quatre générations et son volume démographique m o y e n est de vingt personnes.

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Épouses principales, fondatrices et détentrices des sous-unités 11 et 12 Épouses ayant acquis leur autonomie, fondatrices et détentrices des sous-unités 13 et 14 Épouses secondaires, restées intégrées dans les unités 11 et 12 Sœur atnée de M Mari c o m m u n à toutes les épouses Frère cadet de Ep2 Fils des femmes détentrices des sous-unités, habilitées à prendre, en succession de M , la gestion de l'unité domestique

F I G . 3. U n e unité domestique familiale traditionnelle.

Sans nous attarder sur l'analyse détaillée de cette unité sociale, il nous faut noter qu'elle se compose d'une communauté faite d ' h o m m e s (pères et fils) appartenant tous au m ê m e lignage, fondé par N ; outre les rapports hiérarchiques père/fils, aîné/cadet qu'ils entretiennent entre eux, ils se sentent en m ê m e temps liés les uns aux autres par des relations de fraternité et d'égalité en tant qu'ils sont tous des « fils de lignage ». À côté de ce sous-groupe se présente la communauté féminine faite des épouses étrangères au lignage de N , et des filles de ce lignage ; ce second sous-groupe est marqué, lui aussi, par la hiérarchie fondée sur l'âge des individus, mais aussi (pour ce qui est des épouses) par le statut matrimonial.

L e lignage de N se trouve ainsi allié à six autres unités de m ê m e type et de m ê m e ampleur par les mariages successifs de M ; tandis que ces différentes épouses entretiennent des relations toutes particulières avec sa sœur S, lui-même se trouve

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dans un rapport fort ambigu avec le frère type O m de chacune de ses épouses autonomes, E p et Es . Dans les sociétés ici envisagées, le mariage entre u n h o m m e et une f e m m e devient effectif (c'est-à-dire socialement reconnu) lorsque l'alliance est conclue entre leurs lignages respectifs et lorsque le groupe d'appartenance de l ' h o m m e , pour acquérir la jeune f e m m e , s'est acquitté d'un certain nombre de prestations, notamment de la dot à verser au groupe partenaire. L e versement de cette dot a, entre autres fonctions, celle de conférer la paternité des enfants à venir aux preneurs de f e m m e . Par ce fait m ê m e , nous s o m m e s conduits à mesurer l'importance sociale de l'enfant dans le contexte traditionnel africain : il y représente une valeur collective parce qu'il est l'un des principaux enjeux de l'alliance matrimoniale. U n examen plus détaillé des faits observables au niveau de l'unité domestique aurait permis d'indiquer que c'est aussi l'enfant qui favorise la mobilité sociale ascendante de son propre père, lui permettant ainsi d'atteindre la majorité civile à laquelle il aspire naturellement ; de m ê m e , c'est lui qui maintient l'équilibre des rapports entre les familles alliées de ses deux parents, notamment entre son père et son oncle maternel, sa mère et sa tante paternelle. Enfin, la valeur sociale de l'enfant se confirme dans le fait qu'il représente le double projet de pérennisation de son groupe familial par l'apport de nouvelles épouses, et d'extension de ce groupe grâce aux nouvelles alliances réalisables en contrepartie de ses filles. L'enfant apparaît ainsi c o m m e le lieu d'un intérêt collectif sociologiquement mesurable, c'est-à-dire manifeste au niveau des faits de la vie quotidienne, et cela explique l'attention générale qu'il suscite, aussi bien chez ses paternels que chez ses maternels.

C'est dans un tel cadre, dans une telle attente qu'apparaît l'enfant en milieu traditionnel africain : il est l'enfant de tous, « l'enfant du lignage », c o m m e l'observe J. Rabain à propos des Wolofs du Sénégal. A u sein de l'unité domestique familiale, il a des pères de différentes catégories : son géniteur et les frères de celui-ci, mais aussi tous les frères de la classe d'âge du père répartis au niveau du clan ; bien souvent il n'y a pas de termes permettant de distinguer entre tous les h o m m e s évoqués ici. Il en va de m ê m e avec les femmes jouissant des rôles de mère auprès de l'enfant : ici les relations sont à la fois plus complexes et plus riches puisque l'enfant trouve des « mères » dans trois catégories de femmes : auprès de sa propre génitrice, E p , d'abord, de ses sœurs réelles ou classificatoires, C , auprès des coépouses de sa mère , naturellement issues de lignages différents; enfin, auprès des sœurs, D , réelles et classificatoires de son père. Bien souvent, les grands-parents maternels, A ] Bi, et paternels, A 2 B 2 , sont confondus dans la terminologie, mais leurs rôles à l'égard des enfants sont en grande partie différents : tandis que les premiers sont perçus c o m m e la véritable origine des enfants (par leur mère), les seconds en sont la destination sociale ; les maternels veillent ainsi sur l'équilibre des éléments de sa personne ; les paternels ont pour principal souci de lui assurer le destin social escompté. Des liens particuliers unissent grands-parents et petits-enfants : ce sont généralement les premiers qui donnent leur n o m aux seconds, se perpétuant ainsi à travers eux et leur transmettant, à l'occasion, le savoir-être qui conduit jusqu'à la vieillesse.

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LE CADRE SOCIAL DE L'ÉDUCATION

Les sociétés traditionnelles africaines à économie d'autosubsistance ne produisaient pratiquement pas de biens capitalisables et pouvant se transmettre par voie d'héritage : dans ces conditions, elles ont plutôt investi leur génie dans l'œuvre de socialisation de leurs membres dont elles devaient faire des h o m m e s capables de s'adapter à tout autre contexte socioculturel. L'important était alors de parfaire le plus tôt possible la formation de la personnalité globale de l'individu, non point en lui transmettant chaque fois, à une étape donnée, des connaissances particulières, mais simplement en le rendant globalement apte à connaître. Cette éducation était l'œuvre collective des membres de l'unité familiale, à laquelle participait également l'ensemble de la communauté clanique.

Les deux catégories sexuelles et la plupart des groupes d'âge participent à l'éducation de chaque m e m b r e de l'unité. L e tout-petit passe sa vie parmi les femmes qui l'entretiennent, le nourrissent et communiquent de maintes manières avec lui. Ces échanges s'effectuent au sein de l'unité matricentrique où se trouvent insérées la génitrice et la grand-mère de l'enfant. C e dernier bénéficie ainsi de toute l'expérience des femmes , des sentiments et des gestes qui leur sont propres, reçoit d'elles tout ce qui peut être transmis par le corps-à-corps constant, générateur du sentiment de sécurité. C'est dans ces circonstances que la petite fille apprend déjà à être la « petite mère », que le petit garçon rêve d'être le « petit mari », en tant que « double » du grand-père traité c o m m e tel par la pseudo-épouse qu'est sa grand-mère. C e premier cadre de vie de l'enfant ne se conçoit pas seulement c o m m e un « cadre nourricier » : c'est également le lieu où l'enfant fait l'apprentissage d'une partie importante de son réseau de relations, notamment des relations parentales. Il y séjourne environ jusqu'à sa seconde année, le temps de tenir ferme sur ses jambes, de comprendre les questions et de pouvoir y répondre, de distinguer dans son entourage immédiat la portée et le sens des paroles et des attitudes qui s'adressent à lui; le temps aussi de savoir manifester ses sentiments, de savoir fixer des images captées ici et là, amené sur le dos d'une quelconque « mère » se rendant au c h a m p , au marché, à la fête ou aux funérailles...

Livré à lui-même, parce que capable de courir et de s'exprimer, rassuré quant à la sollicitude dont il est l'objet, l'enfant entre au sein du groupe de ses pairs des deux sexes et participe avec eux à de multiples activités de type ludique. C'est le temps de l'auto-éducation. À ce stade, deux faits principaux sont à noter : l'apprentissage du maniement du corps, principalement de la main qui sert à construire les jouets et l'exploration de la nature, ces jouets étant fabriqués la plupart du temps à partir de matériaux naturels (l'herbe, le bois, la terre). C'est l'âge aussi où le grand-parent est proche de l'enfant en en faisant souvent le témoin de certains actes spécifiques.

L'intégration au sein du groupe des pairs est une première expérience de la vie collective fondée sur la volonté individuelle; c'est le prélude à la cure initiatique

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qu'effectuera l'enfant avec ceux de sa classe d'âge; c'est la première occasion d'affrontement de la singularité de chacun et de la loi du groupe.

Progressivement, le jeune enfant va s'opposer à la génération adjacente, celle de ses parents ; il va connaître la réalité des rapports sociaux d'inégalité et des dures lois de l'échange, de la nécessité de donner pour recevoir, de s'appliquer à l'effort pour atteindre des objectifs. Cette éducation de la loi sociale est précisément donnée par des partenaires potentiellement rivaux : de la mère à la fille, du père au garçon. C'est à ce stade que se fixent les valeurs morales en vigueur dans la société, en m ê m e temps que prennent sens les normes de comportement requis de chaque m e m b r e . E n bref, c'est à ce niveau que se constitue tout un savoir conduisant à l'affirmation de l'identité. Stade nécessaire, puisqu'il précède la sortie des jeunes de leur village et leur rencontre avec les homologues d'autres villages.

E n fait, les différents niveaux de formation dégagés ci-dessus sont danvatage d'ordre logique et relèvent plutôt de l'abstrait que de la pratique. E n effet, on a affaire à ce qu'on appelle l'éducation informelle qui, bien que convenable c o m m e système, n'a pas donné lieu à des énoncés et à des exégèses raisonnées destinées à fonder une pratique pédagogique systématique ou une méthode de socialisation définie c o m m e telle : les dispositifs socioculturels de l'éducation se confondent avec ceux assurant la régulation de la vie quotidienne et il n'existe pas de discours spécifique à l'interaction éducative. À cet égard, on observe que les partenaires de l'éducation (agents et sujets) restent dans tous les cas les membres d u lignage et de la famille ; l'espace social ne comporte nullement de compartiments fermés à l'enfant : dès son plus jeune âge, ce dernier assiste et participe à tout ; m ê m e son activité de jeu revêt le caractère « utile » qui incite bien souvent à l'intégrer dans l'activité productive propre au m o n d e adulte. Ce fait implique surtout une sorte de concertation spontanée entre les différents/

agents éducateurs mentionnés plus haut et un contrôle suivi, les uns des autres. C'est de cette manière que le savoir c o m m u n , constitutif de la tradition se donne c o m m e un savoir unitaire et cohérent inspirant à chaque détenteur le sentiment de sa propre unité et de son harmonie avec l'environnement social. Les principes fondamentaux qui semblent gérer cet ensemble d'idées et de pratiques sont la continuité et la globalité : ainsi, par exemple, l'éducation qui implique une différence de statut des partenaires ne requiert pas de scène particulière, mais s'effectue, sous forme d'actes ordinaires, sur l'espace social ouvert à tous et la singularité individuelle si valorisée par ailleurs semble pourtant intégrée dans l'identité collective lignagère. L a famille africaine, à travers son action éducative, tend à transformer l'enfant en une personne parfaitement intégrée et inéluctablement impliquée dans le processus de pérennisation du groupe.

N o m b r e des sociétés visées dans cette étude pratiquent ce qu'il est convenu d'appeler 1' « initiation tribale ». Bien que comportant d'autres dimensions qui lui sont spécifiques, il s'agit aussi d'un rite de « passage à l'âge adulte » qui concerne tantôt les garçons, tantôt les filles, tantôt les deux sexes conjoints. Ces rites s'exécutent généralement à l'extérieur d u village, sur une durée qui varie de quelques semaines

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à quelques années. Il serait fastidieux d'exposer ici, en termes descriptifs, les faits liés à l'initiation ; de m ê m e , il nous semble inopportun de rappeler et de discuter les interprétations diverses relatives aux actes initiatiques eux-mêmes . Retenons cepen­dant le fait que les cures pratiquées par les enfants à partir de l'âge m o y e n de douze ans s'inscrivent en quelque sorte dans u n « temps suspendu », borné de part et d'autre par la mort et la renaissance symboliques des initiants auxquels la société accorde désormais le statut d'adulte. O n parle alors d'un « renouvellement de la société » réalisé par ce processus de réaménagement périodique des groupes d'âge, des statuts et des rôles sociaux.

Envisagé sous cet angle, le rite d'initiation ne serait rien d'autre qu 'un rite de passage ; or il est davantage que cela, pour peu qu'on s'attache de manière attentive aux phénomènes divers qui donnent contenu aux différentes séquences constitutives du processus initiatique.

O n est en effet frappé par la multiplicité de ces phénomènes dont l'analyse fait appel à plusieurs disciplines anthropologiques : le symbolisme des lieux, des matériels utilisés, des actes exécutés et de leur inscription dans une période déterminée du jour ou de la nuit y tient une place importante ; les épreuves de tout genre imposées aux candidats appellent une réflexion particulière relevant de la psychologie cognitive ; enfin, les distinctions introduites lors du rite entre catégories, genres et classes (autochtone/étranger, h o m m e / f e m m e , adulte/enfant...) constituent u n objet spécifi­que d'étude sociologique.

N o u s nous bornerons ici à l'évocation d'un aspect qui nous semble le plus caractéristique et le plus significatif d u rite d'initiation : il s'agit précisément des faits et des actes intervenant dans la formation de l'intelligence. Situation unique dans le processus d'éducation traditionnel où tout savoir semble s'acquérir uniquement à travers la participation, l'initiation et la répétition, la phase initiatique met en œuvre des procédés particuliers assurant, non pas l'acquisition d'un savoir défini, mais, en quelque sorte, le conditionnement de l'esprit en faveur de cette acquisition. L'interdiction soudaine de l'usage de la langue maternelle c o m m u n e et la mise en place d'un code nouveau dont l'apprentissage est prévu dans les délais les plus brefs, constituent l'exemple type de la technique pédagogique en vigueur, fondée principale­ment sur l'inversion du sens de toute l'activité cognitive et, essentiellement, des opérations logiques. U n exercice qui emprunte au ludique, aussi bien dans la forme que sur le fond, puisque, outre la dimension théâtrale du rite lui-même, l'objet de l'apprentissage à proprement parler se révèle inutilisable à l'issue de l'initiation : la langue dite secrète est en fait interdite au village, et les jeunes initiés sont ainsi appelés à reprendre les pratiques qu'ils avaient dû abandonner, c'est-à-dire à « remettre à l'endroit » les rapports précédemment inversés, à réinstaurer l'adéquation entre les mots et leur sens c o m m u n , à réinventer la tradition.

Qu'il s'agisse de la formation de la personnalité globale de l'enfant ou de la formation plus spécifique de son esprit, on s'aperçoit ainsi que l'œuvre éducative accomplie est toujours collective, et que la finalité de cette éducation est l'insertion

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harmonieuse de l'enfant dans son milieu. Il s'agit aussi de le rendre capable de sauvegarder, à chaque génération, les valeurs sociales et humaines instaurées par les anciens et déjà éprouvées par le temps, malgré les multiples transformations d'ordre matériel et technologique qui peuvent intervenir au sein de la société.

O r , la maîtrise de l'équilibre entre les valeurs fondamentales d'une c o m m u n a u t é et les changements socio-ethnologiques n'est réellement possible que dans la mesure où ces changements vont dans le sens de la satisfaction des besoins et de l'idéologie dominants des intéressés ; ce qui revient à dire que les transformations en question devraient se situer dans la ligne de l'évolution historique des sociétés considérées : reste alors posée la question de savoir si le processus de développement actuellement en cours en Afrique se situe bien dans la perspective ainsi définie, et c o m m e n t adapter encore mieux les techniques de socialisation et d'éducation de l'enfant en prévision du devenir des sociétés africaines.

L'enfant et le développement

Les futurologues ne se sont point encore suffisamment attachés aux pays dits en développement et, plus particulièrement, aux pays d'Afrique noire. Si les prévisions en matière de fluctuations quantitatives de la production économique peuvent être disponsibles — bien qu'à des degrés variables — il en va tout autrement en ce qui concerne l'évolution des mentalités et des comportements collectifs observables dans ces sociétés où les pesanteurs socioculturelles traditionnelles conservent encore une rigueur déterminante : autant l'observateur peut être frappé par les distorsions existant entre l'importance et la modernisation de certains secteurs de la société et les comportements, autant reste-t-il également étonné de la façon dont se réalise u n certain équilibre des individus et des groupes (notamment des groupes familiaux), compte tenu de la distance culturelle existant entre les valeurs et les institutions sociales portées par le développement et les principes qui régissent le système de valeurs traditionnel. C e dilemme sera examiné plus particulièrement au sein des familles implantées dans les zones urbaines et suburbaines.

Cependant parle-t-on du développement — souvent confondu avec la modernisa­tion — c o m m e d'un facteur suffisamment massif et efficient, destiné à promouvoir la reconversion culturelle du m o n d e africain ? Les dispositifs mis en place visent, en effet, trois ordres de faits ou de domaines : a) l'insertion définitive des sociétés africaines dans l'ordre culturel international par la consommation c o m m u n e de m ê m e s produits dont la gestion commerciale est détenue par les grandes puissances économiques et politiques ; b) l'effort d'accroissement de la production de produits d'origine principalement agricole, dont l'introduction dans le marché mondial a pour effet de maintenir les pays africains dans une perpétuelle relation contractuelle débitrice à l'égard des sociétés hautement industrialisées; c) la mise en place progressive d'outils destinés, d'une part, à renforcer l'efficacité du système dont les

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rouages politiques et socio-économiques sont définis en a et b et, d'autre part, à instaurer une stratification de la société fondée uniquement sur les valeurs sous-jacentes à ce système. Dans ces conditions, le développement n'est plus seulement des séries comparées de chiffres, mais toute une civilisation, c'est-à-dire une culture matérielle et une culture spirituelle associées l'une à l'autre en un ensemble unitaire. Et c'est dans cette perspective que peut s'établir, de manière fructueuse, un rapport entre l'enfant et le développement, le premier participant du second et devant assurer à celui-ci tout son essor.

Mais l'œuvre de civilisation n'est jamais le fait d'une individualité, mais d'une collectivité : c'est la société qui se transforme et manifeste ainsi la dynamique d u développement à travers ses crises, ses sursauts, sa prospérité et le sentiment de sécurité et de bien-être qu'elle inspire à la c o m m u n a u t é et à chacun de ses m e m b r e s ; c'est aussi à travers elle que le processus de changement se perçoit c o m m e facteur négatif, déstructurant et aliénant, générateur de l'anomie; c'est enfin à travers la société globale ou la communauté familiale que le développement enrichit l'imaginaire chez l'enfant et fait de ce dernier soit un porteur du progrès, soit u n délinquant.

U N E SOCIÉTÉ BICORPORELLE

Les sociétés africaines actuelles semblent traversées par une ligne de partage interne qui sépare tout un ensemble de réalités issues de la tradition d'autres réalités liées à la modernisation, lesquelles occupent la face immédiatement visible qui offre à l'observateur les marques de ce qu'il prend pour le développement. Cette dichotomie apparaît notamment sur le plan des institutions, de la structure sociale et au niveau des relations interpersonnelles ou intergénérationnelles et des rapports sociaux. À cet égard, le passage d'une société pluriethnique à organisation politique non centralisée à une société étatique de type moderne n'est pas un fait négligeable : il s'agit par exemple de changer une gestion de la chose publique et de la collectivité fondée sur la coutume — c'est-à-dire sur u n consensus, établi antérieurement à ceux qui le respectent et le pérennisent — en une gestion par la loi instaurée chaque fois par les contemporains eux-mêmes . Bien des traits différencient ces deux m o d e s de gestion, le plus pertinent ici consistant dans le fait que la coutume, de par sa définition m ê m e , s'adresse chaque fois à un sujet collectif, contrairement à la loi qui, engendrée dans un esprit distributif, concerne individuellement chaque m e m b r e de la société. L'incidence lointaine de ce changement de principe de gestion sociale est alors l'individualisation des sujets, là où ces derniers ne pouvaient être saisis que sous la forme d'un groupe appréhendé c o m m e unité domestique. L'individu se donne désormais c o m m e la figure dominante, inscrite dans le présent et niant son arrière-plan socioculturel par son détachement physique du groupe familial.

D e par sa nature, son fonctionnement et sa finalité du point de vue de la vie sociale, l'institution scolaire aboutit, elle aussi, à ce m ê m e phénomène d'individualisa­tion des sujets qu'elle pose, en outre, dans u n rapport de compétitivité et de rivalité ;

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car ici, l'enjeu ne consiste pas uniquement à transmettre un savoir constitué à une catégorie sociale, les enfants ; il s'agit aussi de leur proposer des degrés divers de ce m ê m e savoir, par rapport auxquels chaque élément de la catégorie va pouvoir se situer en fonction des réussites ou des échecs.

O n pourrait ainsi multiplier les exemples qui laissent percevoir la déstructuration de la société traditionnelle et la structuration, à l'aide de critères nouveaux, d'une configuration sociale fort différente, dont le support est le droit. Et cela donne lieu à un autre trait distinctif des deux types de société en coexistence en Afrique : désormais, ce qui détermine les décisions (notamment au niveau individuel) et oriente les comportements, c'est le droit, davantage que l'antériorité générationnelle, l'aînesse, ou tout autre statut établi.

L e type de société moderne dont il est question ici demeure cependant un modèle dont tout le m o n d e a connaissance, mais dont l'accès n'est pas encore ouvert à tout le m o n d e compte tenu de son étroitesse et de son coût en temps, en énergie et en pouvoir. E n outre, le fait m ê m e que la souplesse ou la raideur de cette triple exigence, ainsi que l'importance de son contenu soient déterminées ailleurs, à l'extérieur de la société elle-même, dénote l'incapacité de la classe la plus pourvue à maîtriser les rouages de cette société nouvelle, qui est maintenue dans une sorte de dépendance continuelle à l'égard des lieux et des acteurs de la décision. Si bien que, à des degrés divers mais de manière générale, la tradition reste un recours tout en devenant aussi le terme opposé à la modernité. D e u x ordres se trouvent ainsi institués, deux cadres de référence (dont l'un exprime la réussite sociale) entre lesquels se répartissent, à l'occasion ou de manière plus suivie, les individus ou les groupes familiaux.

Cette bipartition de la société en deux secteurs — traditionnel et moderne — est naturellement plus visible en milieu urbain qu'en milieu rural ; partout cependant, elle exprime une certaine hiérarchie, le projet partagé par tous, ici et là, étant celui consistant à « réserver » l'univers traditionnel pour tenter d'accéder à la modernité. C e projet est plus particulièrement porté par les jeunes qui constituent le plus gros contingent des migrations vers la ville. Il conviendrait d'évoquer encore le milieu suburbain, cette zone intermédiaire entre le village et la cité, qui se constitue généralement autour des métropoles politiques et économiques que sont les capitales. Cette zone est encore très peu touchée par la sociologie alors qu'elle représente, sans nul doute, u n véritable laboratoire où se réalise (de quelle façon?) la synthèse nécessaire entre modernité et tradition : c'est en effet, au sein de la Medina (de Dakar , Sénégal) ou de New-Pell (Douala, Cameroun) , de Poto-Poto (Brazzaville, Congo) ou de Treichville (Abidjan, Côte d'Ivoire) que les codes urbains sont captés, traduits et interprétés, pour donner heu à quelque chose d'original qui ne soit pas de l'emprunt pur et simple du m o n d e occidental, sans être davantage tout à fait du coutumier africain. C'est en ces lieux que les migrants transitent avant de prendre place dans la cité, grâce à u n emploi, ou résident définitivement lorsque le retour au village devient impossible et que les portes de la ville leur sont fermées. L à vit toujours un parent d'un citadin, en attente d'un appel ; il côtoie quotidiennement la ville et, périodique-

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IM familk et U développement m Afrique : analyse et prospective 57

ment , transmet des informations au village où il dépose également, mais de manière fort discrète, de nouveaux modèles (de comportement et d'action) à l'usage de jeunes qui s'apprêtent à les suivre dans cette zone laboratoire ; prise c o m m e telle, c'est aussi à partir de ce secteur que des modèles issus de la tradition sont proposés au m o n d e extérieur et s'intègrent dans la pratique quotidienne des citadins : en d'autres termes, c'est là que s'élaborent et se mettent en œuvre les stratégies de résistance à l'acculturation. À première vue, ces stratégies apparaissent c o m m e autant de palliatifs de la misère économique, mais les techniques mises en jeu finissent par prendre valeur de modèles, d'autant plus que, sans doute par nécessité, on en arrive à transposer en cette zone proche de l'espace urbain les faits et gestes dont le cadre naturel est le milieu rural encore totalement aménagé pour en être la scène.

C o m m e n t s'y expriment les relations familiales? C o m m e n t s'y établissent les rapports h o m m e / f e m m e à travers des rôles qui leur sont désormais dévolus ? Quelle place y occupe l'enfant et c o m m e n t y évolue-t-il ? Autant de questions auxquelles une enquête minutieuse devrait pouvoir répondre.

LES ANTAGONISMES SOCIOCULTURELS LIÉS AU DÉVELOPPEMENT

L e développement, entendu c o m m e l'élaboration d'une civilisation nouvelle, change donc la société : non seulement du point de vue des infrastructures destinées à améliorer le confort (cela étant déjà un projet culturel donné), mais aussi du point de vue des valeurs. Il comporte ses propres exigences et conduit à la distinction, voire à la séparation, de ceux qui peuvent et de ceux qui ne peuvent pas les satisfaire. L a capacité dont il est question ici est multiforme : elle est d'ordre économique, mais aussi d'ordre intellectuel, psychologique et social ; si bien que les deux fractions de la population ainsi estimées représentent des catégories sociales réelles constituées, d'une part, de ceux qui ont u n niveau d'instruction satisfaisant, de ceux qui ont su s'enrichir et, partant du niveau d'éducation ou de pouvoir économique, de ceux qui jouissent d'un pouvoir de décision en matière de gestion politique : la détention partielle ou globale de ces éléments permet de faire partie de l'élite locale, bien que le facteur le plus déterminant soit (actuellement du moins) le pouvoir économique. Et, d'autre part, il y a ceux qui ne relèvent pas des critères précédents et sont rejetés de cet ordre sous le prétexte de traditionalisme alors dévalorisé et implicitement associé à une pauvreté notoire. Si cette catégorie s'oppose ainsi à la première, en position défavorable, elle se rapporte néanmoins à un système dont l'efficacité, m ê m e symbolique, demeure : l'élite est une réalisation conjoncturelle dont chacune des parties constitutives ressent le besoin d'une assise et la tradition se donne alors c o m m e l'ordre initial, la référence d'origine, le clan ou le lignage où s'acquiert le statut personnel antérieurement à toute autre qualité. Dans ces conditions, le m e m b r e de l'élite ne peut abandonner complètement la référence au m o n d e traditionnel qu'il retrouve, à travers certaines pratiques et à des occasions précises. Et de ce point de

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vue, les deux univers donnés en opposition se présentent dans une complémentarité réalisée au niveau des individus.

L'industrialisation et surtout l'urbanisation sont considérées c o m m e les facteurs les plus opérants de la déstructuration de la famille africaine : la généralisation d u salariat, d'une part, et, de l'autre, l'aménagement de l'habitat d'un certain type peuvent, en effet, conduire à un rétrécissement du groupe familial par suite de la réduction considérable du réseau de circulation des revenus et de l'espace habité. L'observation montre cependant que cette logique mécaniste n'est pas toujours vérifiée dans le contexte africain : en effet, la reconnaissance d'un lien de parenté ne requiert pas nécessairement la corésidence des partenaires, et les droits et obligations qu'ils se partagent, les uns à l'égard des autres, ne disparaissent pas sous le prétexte de l'éloignement géographique ; cela explique précisément le fait que le revenu perçu sous forme d'un salaire et concentré entre les mains des seuls « travailleurs » se répartit à travers un réseau qui déborde la famille nucléaire pour couvrir, au-delà de l'unité domestique proprement dite, l'ensemble du groupe de parenté. L'épargne, conçue c o m m e un des moyens de promouvoir le développement, est difficilement réalisable dans les sociétés africaines compte tenu de l'obligation morale et sociale de procéder à des échanges interpersonnels d'argent et de produits ou services par lesquels le m e m b r e de l'élite — c o m m e tout autre m e m b r e de la communauté — assure son propre maintien au sein du groupe. L'industrialisation et l'urbanisation deviennent ainsi des facteurs secondaires non déterminants, capables de favoriser le développe­ment d'une tendance, mais ne la provoquant pas : malgré l'habitat de type urbain, conçu généralement pour abriter des familles de taille réduite, on a pu constater que la différence portant sur le n o m b r e de personnes réunies dans une m ê m e habitation en zone urbaine et en zone rurale n'est pas significative ; on constate seulement une plus grande mobilité des personnes habitant la ville et une plus grande hétérogénéité des liens de parenté unissant les cohabitants.

Il n'en reste pas moins que des modifications interviennent au niveau de la focalisation des intérêts, des droits et des obligations : ce n'est ni l'industrialisation, ni l'urbanisation, ni la généralisation de l'échange marchand, mais l'instauration d u droit de la famille et des personnes qui apportera progressivement des changements sur le plan de la structure familiale. E n effet, de nombreuses dispositions juridiques obligent de plus en plus les parents à répondre directement de leurs propres enfants, ce qui tend à privilégier leurs relations au détriment, par exemple, des relations oncle/neveux. Ailleurs, la mise en place des règles régissant la transmission par héritage renforce cette tendance à la nuclearisation, supprimant le principe de la succession aux titres (lesquels sont aujourd'hui caducs) et la prééminence de l'aîné.

Ici encore, on se trouve pris entre deux tendances qui s'excluent l'une l'autre mais coexistent : les obligations liées à la reconnaissance des liens de parenté estimés fort éloignés, d'une part, et, de l'autre, la restriction de ces liens sur le plan de l'exercice de l'autorité et de la responsabilité.

D'autres disjonctions se manifestent, notamment au niveau intergénérationnel,

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non pas en tant que groupes d'âge c o m m e tels, mais davantage en tant qu'ils sont porteurs d'idéaux et de projets fort différents. Bien souvent, les parents se révèlent en mesure de transmettre des connaissances et des valeurs qu'ils détiennent, lesquelles pourtant sont rejetées par les enfants en raison de leur inadéquation aux aspirations qui sont les leurs. D ' u n e certaine manière, la génération des pères et mères semble éloignée des lieux de gestation de la civilisation moderne et ne contrôle nullement la circulation des produits qu'on en tire : de ce point de vue, ils cessent d'être des « guides » pour leurs enfants ; parfois m ê m e , ce sont ces derniers qui deviennent les instructeurs des premiers dans les domaines techniques qui prévalent aujourd'hui (alphabétisation, hygiène et médecine, code administratif et juridique, etc.). O r , si la pratique de l'éducation ascendante peut être comprise c o m m e une forme de solidarité sociale, elle ne marque pas moins une inversion des rôles entre parents et enfants, car elle nie, en m ê m e temps que les attributs qui lui sont associés, la succession verticale naturelle des générations. Les sociétés africaines sont d'ailleurs confrontées à u n paradoxe plus général : fondant la hiérarchie entre individus ou classes d'individus sur le critère de l'âge, le rythme accéléré de la production scientifique et technique dont les éléments leur parviennent annule en quelque sorte les écarts d'âge et fait des aînés et des cadets des témoins directs des m ê m e s événements marquant leur histoire : des « histoires d u passé » n'existent plus ; seuls, et de plus en plus, des mythes survivent et se racontent, relevant d'une antériorité indéterminée...

Notons enfin que l'élite locale et actuelle n'a joui d'aucun héritage : constituée dans le cadre de la civilisation moderne, elle n'a de modèles utilisables, de savants, de capitalistes ou d ' h o m m e s d'État que ceux produits ailleurs. Cette élite est ainsi appelée à poursuivre un double objectif : d'un côté, ses m e m b r e s doivent fournir l'effort de s'y maintenir, chacun à titre individuel et collectivement ; d'un autre côté, chacun d'eux souhaite assurer sa propre succession par ses propres enfants : se pose alors le problème de partage de temps, d'énergie et d'argent consacrés à l'activité, qui atteste l'appartenance à la minorité privilégiée et à l'action devant assurer aux enfants les qualités requises afin de s'intégrer au groupe à leur tour. Devant un tel dilemme, le choix se porte plutôt sur la satisfaction des besoins actuels, c'est-à-dire les impératifs auxquels les adultes doivent faire face. Et cela explique, partiellement du moins, que le groupe familial n'apparaisse pas c o m m e le support moral et intellectuel de l'enfant engagé dans des études, et la forte déperdition scolaire constatée en Afrique est due en grande partie à l'abandon de fait de l'enfant qui évolue désormais dans un milieu où les notions de réussite ou d'échec social acquièrent une pertinence et une réelle signification pour chaque individu.

U N E ENFANCE M É C O N N U E ?

N o u s avons vu que, dans le cadre traditionnel, l'enfant apparaît et évolue dans u n m o n d e déjà constitué, pourrait-on dire ; les itinéraires sociaux qu'il devait parcourir le conduisaient vers des statuts dont, avant lui, avait joui son parent de m ê m e sexe ;

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il lui suffisait de vivre suffisamment pour porter à son tour les m ê m e s charges et les m ê m e s titres. Si sommaires que puissent être ces propos, ils n'indiquent pas moins, compte tenu de la stabilité caractéristique des sociétés traditionnelles et du caractère enraciné de la coutume qui les gère, que l'enfant s'y développe en harmonie suffisante avec son environnement. Les problèmes personnels dits psychologiques, c'est-à-dire les troubles de la personnalité, lui étaient pratiquement inconnus, et son intelligence était orientée vers des domaines dont la situation humaine et sociale ont primauté sur le reste : ainsi devait-il s'attacher à capitaliser les relations avec le plus grand n o m b r e plutôt qu'à accumuler des biens matériels. Son développement, en tant que sujet, tenait davantage à l'équilibre de sa personne qu'au degré de confort dont il pouvait jouir.

Les sociétés africaines actuellement soumises au processus de développement sont en quelque sorte des sociétés en formation, marquées tout à la fois par l'instabilité des valeurs de référence, l'éclatement des ordres qui fondent les différenciations jusque-là en vigueur entre individus, entre catégories de pensée, entre normes de comporte­ment , la disjonction des lieux producteurs de l'identité collective et le statut des personnes, la mise en question, sinon des relations familiales proprement dites, des actes d'échange qu'elles impliquent dans l'esprit de la tradition. Parce que le développement d'ordre économique et politique s'accompagne nécessairement d'une mutation socioculturelle, ces sociétés traversent une phase de désenracinement, de détachement par rapport à leur propre histoire et leur civilisation. Placées aujourd'hui dans la perspective d'un nouvel ordre culturel, c'est toute une œuvre de conversion mentale qu'il convient de réaliser avec, en arrière-plan ou en symbiose avec la modernité, ce qui reste de la tradition dans une mémoire collective.

O r ces sociétés en formation à travers des institutions qui n'ont pas encore pris leur forme définitive seront assumées, non pas par leurs artisans actuels, mais par leurs enfants : au risque de ne pouvoir inscrire une nouvelle ligne d'évolution historique, il est important, voire nécessaire, qu'une attention particulière soit accordée à cette jeune génération. L'idée, si galvaudée déjà, devient banale : elle relève du simple bon sens. Mais les choses ne sont plus si évidentes dès lors qu'on suit leur application en différents pays. E n effet, l'Afrique est l'un des continents qui délèguent une part importante des budgets nationaux à l'éducation : en m ê m e temps, on note qu'une proportion énorme des crédits alloués est consacrée à l'équipement des établissements scolaires plutôt qu'à l'œuvre éducative elle-même. E n outre, l'intérêt porté à l'éducation ne concerne que les grands enfants en âge scolaire dont les effectifs permettent d'atteindre un pourcentage élevé du taux de scolarisation : en deçà et au-delà de l'âge d'entrée à l'école, la volonté des pouvoirs publics se manifeste beaucoup moins.

O n oublie alors que la formation de l'enfant débute dès la prime enfance et que, parallèlement à l'aménagement des écoles, il s'avère aussi important de concevoir une politique familiale garantissant le bien-être de l'enfant. Il ne s'agit point d'en faire u n « roi », tel qu'il peut apparaître dans la société occidentale actuelle aussi bien à travers

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La famille et le développement en Afrique : analyse et prospective 6 1

les préoccupations d'ordre scientifique qu'à travers la vie quotidienne. Il ne peut plus être uniquement aujourd'hui cet enfant d u lignage pris en charge par la communauté à l'égard de laquelle il représentait un bien collectif : par nécessité (et ce devrait être par option), il devrait se situer entre ces deux univers, puisant dans l'un et dans l'autre, pour devenir capable d'orienter le développement en lui donnant également quelque marque d'africanité.

L a détermination de l'axe transculturel où devrait aujourd'hui se situer l'enfant africain est chose malaisée, qui appelle de multiples considérations, requiert d'importantes recherches et remet en question certaines des orientations actuelles que manifestent les politiques de développement. E n effet, et de manière générale, les traits de civilisation africains doivent être reconnus c o m m e tels et valorisés en tant qu'ils participent à l'élaboration du développement local. Cette reconnaissance et cette valorisation ne peuvent relever d'un acte de foi, mais doivent se fonder sur une connaissance suffisante des faits culturels à laquelle la recherche anthropologique aura permis de parvenir. Cette connaissance sera destinée aussi bien aux partenaires extérieurs qu'aux Africains e u x - m ê m e s , lesquels pratiquent naturellement leur culture sans que celle-ci, m ê m e au niveau de l'élite, soit jamais donnée c o m m e système de pensée et c o m m e rationalité qui organisent autant les actes divers de la vie quotidienne que le faisceau d'institutions au sein desquelles se répartissent ces actes. L'Afrique doit inspirer confiance aux Africains, notamment aux adultes dont le savoir, poussé à ce degré de systématisation, peut redevenir une valeur bonne à transmettre aux enfants. À cet égard, l'ethnologie, de par les domaines qu'elle couvre et la pluridisciplinarité qui la caractérise, se révèle une branche particulièrement importante des sciences humaines et sociales.

Chaque communauté sociale met spontanément en pratique des techniques de socialisation et d'éducation visant à la foi à la bonne croissance de l'enfant, à son intégration harmonieuse dans le groupe et à l'essor de son intelligence : si le développement est une élaboration qui tend à accroître l'efficacité des techniques utilisées et la transformation parallèle de l'environnement matériel, il se pose un problème d'orientation de ce processus. Jusqu'à présent, en effet, les politiques de développement se déploient de la périphérie vers le centre : on estime que l'aménagement et l'équipement de l'espace en objets techniques ainsi que la production de plus en plus accrue de ces objets aboutissent à l'amélioration des conditions de vie de l ' h o m m e . Dans cette perspective, les biens de consommation peuvent parvenir de n'importe où : il suffit qu'ils existent et qu'ils soient de nature à nourrir l ' h o m m e . La question reste posée de savoir si le sens d u développement ne peut être inversé, le développement étant initialement centré sur l ' h o m m e , et gagnant progressivement en extension vers son environnement : une telle démarche implique­rait davantage les communautés concernées, tant au niveau individuel qu'au niveau des groupes familiaux.

Les problèmes liés à l'enfance et à l'éducation ne sont qu'une expression de ceux auxquels la société globale, soumise au développement, se trouve confrontée : leur

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diversité et leur complexité reflètent la perplexité dans laquelle se trouvent les bâtisseurs de la civilisation moderne : d'où l'effort particulier qui doit être consenti à l'égard de ceux (les enfants) qui devront donner à l'Afrique le visage de leur époque.

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Deuxième partie

L'enfant dans la société africaine

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5. Développement de l'enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, économiques et culturels Dosseh A . Tettekpoe

L a question qui se pose en premier lieu dans la famille traditionnelle africaine est la suivante : « Qu'est-ce qu'un enfant ? », ou plutôt « Qui est cet enfant ? ». Quels sont les objectifs qui pourraient résumer l'idéologie traditionnelle dans ce domaine? C o m m e n t procède-t-on pour atteindre ces objectifs? C o m m e n t conduire l'enfant jusqu'au résultat final, c'est-à-dire à son intégration harmonieuse dans la société? Les structures familiales se transformant et l'école prenant la place de la famille pour de multiples raisons, quels défis se présentent à l'enfant ? Q u e faire ?

L'enfant dans les civilisations africaines

R E M A R Q U E S PRÉLIMINAIRES

L a conception africaine de l'enfant, malgré les influences extérieures, persiste encore dans toutes les couches sociales, m ê m e dans les « classes » dites les plus « évoluées ». U n proverbe bambara ne dit-il pas : « U n morceau de bois a beau rester dix ans dans l'eau, il ne deviendra pas un crocodile. » L'Afrique noire étant d'une diversité extraordinaire, on peut observer ce qu'il y a de c o m m u n entre l'enfant voltaïque, l'enfant kenyan, l'enfant tchadien, l'enfant rwandais et l'enfant togolais. O r il apparaît qu'on peut trouver et souligner des axes directs et similaires qui caractérisent ces enfants africains.

C o m m e l'a si judicieusement écrit P . Eray1 , « L'étude de l'enfant noir doit le situer à l'intérieur de la culture de son univers particulier où prédomine telle forme de pensée, tel climat affectif, tel niveau technique, tel m o d e d'affirmation de soi, tel type de langage. U n ensemble de facteurs, à commencer par la langue, peut par exemple rendre difficultueux l'usage d'un haut degré d'abstraction, mais poussera à

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66 Dosseh A . Tettekpoe

l'extrême l'observation détaillée, ou l'esprit de classification, ou la pensée intuitive, ou la saisie immédiate des rapports analogiques et symboliques. Il serait de mauvaise méthode de voir le développement de l'enfant autrement qu'en référence à ce c h a m p de force culturel qui lui impose ses structures et ses coordonnées mentales. » C'est dire qu'il faut tenir compte des espaces sociaux c o m m e cadres d'observation, parce que comportant des spécificités. Par exemple, le secteur rural, le secteur urbain et le secteur suburbain correspondent, c o m m e l'a fait remarquer la réunion de Bujumbura, à des formes dominantes que revêt la famille, actuellement, en Afrique. Il s'agit d'une forme traditionnelle, d'une forme transitoire et d'une forme encore atypique mal connue qui semblent se manifester dans les agglomérations implantées à la périphérie des grands centres urbains.

L ' E N F A N T AFRICAIN

Dans les civilisations africaines, l'enfant est c o m m e dans les autres civilisations u n corps biophysiologique ; il est un « petit de l ' h o m m e », aux m e m b r e s encore réduits, aux organes encore peu efficients. Perçu c o m m e une unité, une totalité qui se développe au fil du temps, il progresse dans ses proportions et dans les fonctions de ses organes au fur et à mesure qu'il avance en âge. À ce titre, l'enfant est observa­ble dans les manifestations de sa croissance, de sa maturation, de son psychisme, etc.

L a tradition africaine repose également sur une observation d'une acuité remarquable : à travers le phénomène, les apparences, il faut saisir le noumène , les significations de cet être, tissu de relations et de symboles. Quel est donc son être profond ?

Pour répondre à cette question, et par souci de ne pas rester dans l'abstraction, prenons l'exemple de la Côte du Bénin, et plus précisément des Gens.

Ici, l'enfant présente une unité ontologique bien qu'il soit fait de plusieurs « êtres ». N o u s disons être car parler d'aspects, de modes traduit quelque chose d'accidentel or, l'enfant est d'abord son se le souffle vital. Pouvons-nous dire que c'est son essence ? N o n , car il n'est pas que cela.

L e se est être mais il n'est pas le seul « être » dont l'enfant résulte. C e dernier est aussi son djoto c'est-à-dire l'ancêtre qui s'est réincarné en lui. N o u s savons que, partout en Afrique, les morts ne sont pas morts. Ils sont seulement désincarnés et ils se réincarnent souvent. Ici ils peuvent m ê m e se réincarner simultanément dans plusieurs individus. Pour continuer, l'enfant est aussi son kpoli son « être » dans le fa, personnification de la science infaillible de la divination. L'enfant est mis en rapport avec la divinité. Souvent celle-ci revêt les traits d'un petit être pour se présenter chez les h o m m e s .

L'exemple le plus concret est celui de l'enfant né avec une monstruosité corporelle ou atteint d'une débilité mentale. Il est considéré c o m m e l'incarnation de la divinité Tohossou négligée par une famille ou une collectivité. U n tel enfant est l'objet de

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Développement de Penfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 6 7 économiques et culturels

respect, de soins et d'attentions les plus assidus et il se trouve intégré dans la société des gens normaux. Si l'enfant apparaît c o m m e un être neuf sur le plan biophysiologi­que, il a déjà au fond de lui une personnalité qui le rattache à cet autre m o n d e fait d'êtres bien individualisés ayant intelligence, volonté et puissance.

Q u ' e n plus, l'enfant soit un jumeau, alors la complexité s'accroît. Il est aussi un singe bien que ce soit deux mots différents qui les désignent : venant pour le jumeau et efio pour le singe. O n connaît cette idée fréquente en Afrique qu'un h o m m e peut se transformer en animal, une panthère, un éléphant ou un hippopotame pour tuer son ennemi ou dévaster sa plantation. Il ne s'agit pas simplement de transformation : le jumeau pour cette pensée entretient une relation beaucoup plus profonde que celle qu'il y a entre Sosie et Mercure.

Les relations qui existent entre les différents « êtres » ne sont pas vécues c o m m e analytiques mais essentiellement synthétiques. C e ne sont pas des relations d'identité ou d'inhérence, bien qu'on n'ignore pas ici la non-contradiction. L a seule relation valable entre les composantes de la personne enfantine est une relation de participation. C'est dire que par les conditions de sa genèse, la personne de l'enfant est un mixte. C e mixte est le produit dynamique en puissance de l'intervention de diverses forces (car tout est force dans la nature) d'ordre spirituel, et chacune d'elles, à u n titre au moins, en est aussi responsable que les autres.

L'enfant est, tant qu'il ne se trouve pas complètement intégré au m o n d e des adultes, dont jusqu'à la puberté, u n message de l'au-delà, un intermédiaire, un médiateur. Il fait le pont d'un m o n d e à l'autre.

L'enfant c'est l'espoir de la famille, c'est le retour de l'ancêtre, la continuité de la chaîne de la lignée qui ne doit pas s'éteindre. C'est autour et avec les enfants que se fait la cohésion de la famille. L e professeur T u n d e Ipaye2 écrit : « L a famille africaine est une entité orientée en priorité vers l'enfant. Enlevez l'enfant et vous n'aurez plus de famille de laquelle vous pouvez parler. » C'est pourquoi dans ces sociétés l'idéologie exalte c o m m e valeurs premières la capacité de procréation (la fécondité), les fonctions sociales qui correspondent à cette dernière (mariage, maternité, paternité) et les agents qui les manifestent (mère, père) tout en disqualifiant leurs antithèses (la stérilité et le célibat).

Cette conception de l'enfant, de l ' h o m m e en général (dont nous n'avons donné là qu'un aperçu bien sommaire), influencera d'une manière inextricable l'éducation de l'enfant africain. C e serait une véritable utopie que de vouloir séparer la dimension terrestre de la dimension divine. Les deux vont toujours ensemble.

Ainsi, il nous apparaît que le m o n d e où vit l'enfant est double. L e n y m d e visible c'est lui-même, le village. Mais le village c'est aussi le sorcier,

cet être qui est u n monstre psychique conscient ou non de son pouvoir dont le double peut quitter le corps et provoquer la mort des autres : le mal suprême. L e village, c'est aussi le Bokono, l ' h o m m e qui, par ses connaissances techniques secrètes, très souvent par l'alliance qu'il a nouée avec un être surnaturel détient certains pouvoirs extraordinaires. Souvent il est expert en matière de plantes médicinales. Il agit dans

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l'intérêt de son client. Il est aussi le devin qui pénètre le m o n d e des esprits, des génies et révèle leur destinée à ses clients.

L e m o n d e invisible c'est le Dieu créateur suprême ( M a w u , littéralement l'Indépassable), les dieux secondaires et le double de l ' h o m m e .

Cette dimension de l'univers africain sous-tend toute la réflexion traditionnelle et l'ignorer c'est rétrécir considérablement le c h a m p des forces dans lequel se situe l'enfant noir ; c h a m p dans lequel il faut l'amener à se mettre en harmonie avec lui-m ê m e , parce qu'en harmonie avec les autres et la nature, c'est-à-dire l'éduquer. Cette éducation, c'est la famille dans son expression la plus riche et la plus étendue qui en est garante pour la communauté qui n'oublie pas que c'est aussi par son action que peut se faire l'intégration de l'enfant en son sein.

Les axes de l'éducation traditionnelle

L e concept d'éducation appliqué à la tradition africaine désigne non pas un objet historique que seule une archéologie culturelle peut déterminer, mais une réalité encore vivante dans le secteur rural et le secteur suburbain des villes africaines et auquel l'anthropologie historique et comparative et nombreuses autres disciplines (psychologie, sociologie, psychosociologie, etc.) restituent toutes ses dimensions et sa signification. Il désigne une méthode d'approche, un système d'objectifs qui définit son idéologie et une formation qu'imposent les autorités familiales et publiques.

UNE M É T H O D E D'APPROCHE

L e premier postulat est une approche globale de la question. L'enfant suppose dans la pensée traditionnelle des dimensions d'ordre cosmologique, biologique, économi­que, psychosociologique, politique. Cela signifie, sur le plan de l'idéologie, que la question relève à la fois d'une cosmogonie (existence et devenir de l'enfant liés à l'univers en tant que m e m b r e d'une population), d'une philosophie de l'histoire (finalité et signification du devenir de l'ensemble dans le temps), d'une philosophie sociale (concernant la communauté , non seulement l'individu), d'une conception de la personne, une ontologie (la personne c o m m e être). Cela signifie, sur le plan pratique, que l'enfant doit être envisagé c o m m e une force procréatrice (ordre biologique), une force productrice (ordre- de l'économie), une force défensive et glorificatrice (ordre du politique). O n sait que la gloire, le n o m ou renom est un objectif politique dans la tradition.

L e second postulat est une pédagogie intégrée. Cette intégration s'entend dans le sens où la connaissance est inséparable de la pratique, l'une et l'autre sont communiquées ensemble.

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Développement de Fen/ant dans son milieu selon les contextes sociaux, 6 9 économiques et culturels

LES OBJECTIFS

Cinq objectifs pourraient résumer l'idéologie de l'éducation : sur le plan de la constitution de la communauté , une procréation raisonnable; sur le plan de la reconstitution, la subsistance et la protection ; sur le plan de l'amélioration, la santé et la beauté.

La procréation

L a famille traditionnelle « s'agence autour de la procréation ; il n'y a rigoureusement de famille qu'autour et qu'avec des enfants : de préférence, en grand nombre et "grouillants" de vitalité », écrit I. S o w 3 . Témoin cette prière soudanienne de fécondité.

Toi Jouk (Dieu) qui es notre père et qui nous as créés, T u sais que cette f e m m e est à nous Et nous désirons qu'elle ait des enfants Donne-lui des enfants ! Si nous mourons demain, nous n'aurons pas d'enfants auprès de nous Donne-lui des enfants ! Si elle a un fils, son n o m sera celui de son grand-père Si elle a une fille son n o m sera celui de sa grand-mère Donne-lui des enfants ! Es-tu contrarié si nous avons de nombreux enfants qui nous entourent ? Esprit du père, esprit du grand-père, vous êtes maintenant du ciel Êtes-vous contrariés si nous demandons des enfants ? Donne-lui des enfants ! Si nous mourons sans enfants, qui gardera la famille ? Votre n o m et le nôtre seront oubliés sur la terre, Faites que cette nuit nous fassions un bon rêve Et que, quand nous mourons nous laissions beaucoup d'enfants.

U n e raison dominante de cet objectif : le nombre assure et détermine la force des communautés au sens économique et politique. Les moyens de réaliser cet objectif sont mis en œuvre dans tous les domaines : d'abord l'idéologie, c o m m e mentionné plus haut, exalte c o m m e valeurs premières tout ce qui a trait à la fécondité. L a médecine cherche à guérir la stérilité et à intensifier la fécondité. Il faut ajouter à cela le mariage polygynique.

La subsistance

À cette communauté que l'on veut toujours plus nombreuse il faut des ressources alimentaires suffisantes en quantité et en qualité et ce, de façon perpétuelle. Telle est

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la première condition de la reproduction. L e premier m o y e n de cene reproduction est économique et politique. U n principe de droit à la vie assure à tous la possession d'une parcelle de terre nécessaire à la subsistance. Pour l'économie de subsistance il y avait assez de terre pour les Africains. Des cultures vivrières anciennes étaient développées (mil, igname, sorgho, riz) que des cultures d'importation ont enrichies (banane, maïs, manioc au xvie siècle). L e principe était à chacun selon ses besoins.

L e deuxième m o y e n est intellectuel et technologique. Pour mettre en valeur la parcelle de terre individuelle, familiale ou communautaire, il faut s'approprier les outils et les connaissances (agronomiques, botaniques, zoologiques, historiques) indispensables au chasseur-cueilleur, à l'agriculteur, au pasteur.

Pour renforcer et assurer le succès de leur application, un troisième m o y e n intervient : le rite qui est manipulé par les spécialistes de la divination : mo (Sara, Tchad) , Komyen (Akan, Côte d'Ivoire), Bokono (Fon, Bénin, G e n , Togo) , etc. Il consiste à consulter périodiquement et, par des sacrifices propitiatoires, à obtenir des ancêtres, des divinités et de Dieu, les conditions écologiques les plus favorables à la production et à la reproduction (soleil, pluie, fertilité).

La protection

D e nombreuses menaces pèsent sur la vie de la population : menaces internes d'ordre économique (famine), d'ordre psychologique (sorcellerie) et d'ordre social (injustices et crimes), menaces externes d'ordre politique (guerre, invasion, domination) ou d'ordre naturel (inondation, sécheresse). Des mesures de protection pourvoient à la sécurité psychologique, économique et politique.

Contre les méfaits réels ou imaginaires des sorciers, il existe d'abord des mesures de protection psychosociologique. D a n s ce domaine, les Africains ont inventé l'un des plus puissants mécanismes de défense : des institutions de détection (ordalies), des sociétés secrètes de vigilance qui président ces ordalies, qui attaquent les malfaiteurs. Les crimes graves pour lesquels les délinquants étaient vendus à l'époque de la traite étaient de nature soit économique (vols répétés de nourriture et de biens de prestige), soit sociale (adultères ou divorces répétés), soit religieuse (profanation des sanctuaires et de l'environnement par des rapports sexuels, par exemple), soit politique (homicide volontaire, sorcellerie, atteinte à l'autorité établie). Viennent ensuite les mesures de protection matérielle et sociale. Face aux menaces extérieures, les stratégies impliquent d'abord u n aménagement des agglomérations sous tous les rapports : matériaux et architecture des maisons (case en b a m b o u , case ronde en banco, case à impluvium), le site des villages (villages lacustres, villages montagnards des Dogons du Mali), la structure des agglomérations (village dispersé de type lobi, ou kabye, villages groupés avec fortifications en terre, en bois ou en fossé). Q u a n d vient la guerre, la défense s'articule en plusieurs actions fonction du type de société et de l'armement : partout, d'abord, mise à l'abri des femmes , des enfants et des vieillards.

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Développement de Venfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 71 économiques et culturels

La santé

A u sens large où l'entendent les Africains la santé en tant que force, c'est d'abord le bien-être des individus sous le rapport physique (fonctionnement interne des organes du corps), sous le rapport psychologique (fonctionnement de l'affectivité, de l'entendement, de l'imagination qui se représente les êtres lumineux), et sous le rapport social (rapports avec les m e m b r e s d u lignage, du groupe d'âge, et les autorités politiques) ; c'est ensuite le bien-être de la société dans ses rapports avec la nature, avec les autres sociétés contemporaines et avec ses propres doubles (le passé et le sacré). Fécondité des géniteurs, fertilité des sols, des eaux et du bétail, absence de calamités (épidémie, épizootie), longévité, paix, fête, voilà des manifestations de la santé, de la force.

À cette idée de santé est associée une autre idée, la pureté, car, effet du respect des interdits religieux, la santé apparaît c o m m e une récompense d'ordre sacral, une bénédiction, alors que la maladie, elle, est la sanction d'une faute, une malédiction.

D e cette conception de la santé découle une vision correspondante de la médecine qui incorpore l'économie politique et le rite. Médecine sociale par son projet, par sa méthode et la combinaison de ses techniques, elle est étiologique et préventive au premier chef, parce que, en dernière instance, elle interprète les causes en termes métaphysiques, elle prescrit une déontologie de types ritualistes. L a protection de la nature qu'elle prescrit s'énonce en termes de respect : respect de sanctuaires (forêts, montagnes, rivières désignées), respect des interdits protégeant l'environnement (vacation les jours sacrés, abstinence sexuelle hors du village, offrande avant certaines activités productives c o m m e la chasse collective, l'exploitation des mines, etc.). Vient une thérapie sociale de caractère préventif ou curatif qui consiste en consultation collective de devin antisorcier, en sacrifice et purification publics. Les fêtes de nouvel an qui restaurent le m o n d e (société et nature) synthétisent cette double approche : fête akan des ignames, Ekpesoso des Gens au T o g o , etc. L e peuple trouve dans ces fêtes un soulagement à ses m a u x et à ses tensions (thérapie), un apaisement à ses angoisses (psychothérapie), et des forces de vie.

La beauté

C e dernier objectif, essentiel lui aussi à l'épanouissement global de l'enfant, manifeste u n besoin d'unité et d'équilibre. Les concepts africains qui l'expriment désignent à la fois des qualités physiques (harmonie interne des divers m e m b r e s du corps et des m e m b r e s entre eux sous le rapport des lignes, des volumes, des couleurs et des mouvements) , des qualités morales (vertu de l'intelligence c o m m e la sagesse, vertu de l'affectivité c o m m e la fraternité, l'hospitalité, l'honneur, vertu sociale c o m m e la justice), des qualités propres aux individus et aux communautés sous le rapport écologique (corps, vêtement, habitat) et sous le rapport socioculturel (moralité et art). C'est que la beauté a d'abord une fonction vitale : elle attire le partenaire pour l'amour

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et la procréation. Elle a aussi une fonction sociopolitique : m o y e n de publicité et d'influence, elle fait de l'art u n important élément des stratégies de domination politique et économique.

Cela explique que, dès la naissance, un travail de modelage c o m m e n c e par conformer le petit corps de la fillette ou du garçonnet au paragon culturel de son sexe. Les jeux de diverses espèces, les disciplines de l'art (danse et musique), les travaux pratiques des initiations, achèvent ce perfectionnement d u corps en le dotant de vigueur, de résistance, d'agilité et de souplesse. Les différentes disciplines artistiques sont destinées à reproduire ces qualités, à animer les symbolismes vitaux, bref à défendre la vie. L e couronnement de ces stratégies, ce sont les institutions de beauté qui ont pour but d'exalter et de faire vivre l'idéal aux communautés . Elles comportent un canon de beauté, de personnage incarnant ce canon, une procédure d'élection et de consécration de ces personnages, un statut et un rôle, assignés à ceux-ci et une périodicité rituelle de manifestation. Tel est le Géréwol, concours de beauté qui oppose les h o m m e s les plus beaux de la race, chez les Peuls Bororo du Niger, c o m m e le dit J. Delange4 ; tel le culte du bagnon5, le bel h o m m e , qu'entretiennent les Bétés de Côte d'Ivoire. Dans cette dernière société, lignagère et égalitaire le bagnon c o m m e ambassadeur « représente et défend la communauté dans les compétitions esthétiques (le bagnon poseur) ou artistiques (le bagnon chanteur et danseur). Lorsqu'il doit se produire, il prend une retraite qui lui permet de préparer sa prestation, il ne peut travailler pendant ce temps et la communauté le prend en charge ». Ainsi au niveau de la cité les principales qualités de l ' h o m m e (bravoure, intelligence, richesse, beauté) se traduisent en fonctions (le guerrier, le jurisconsulte, le riche, le bagnon) et ces fonctions à leur tour s'incarnent en des personnalités eminentes.

Implications pédagogiques

LA FORMATION THÉORIQUE

Q u a n d on considère les implications pédagogiques de ce projet humain, où la formation est-elle reçue ? Qui en sont les agents et les destinataires ? Quels en sont les moyens et les modalités ? Quels en sont les grands thèmes ?

O n peut dire qu'il existe cinq réseaux d'éducation : la famille, la vie, la communauté , la loi et la complémentarité.

L a famille où les parents sont les instituteurs, les centres d'initiation, où les aînés assurent la transmission d u savoir, les assemblées politiques et les assemblées judiciaires où les verdicts requièrent les justifications de caractère idéologique ou historique, enfin les séances littéraires occasionnées par les loisirs, les funérailles, où les musiciens chantent, les timbaliers jouent et les conteurs disent avec philosophie le drame de la vie. Proverbes et contes, récits historiques et mythes constituent les

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véhicules de l'idéologie. C e savoir est dispensé pour la socialisation des jeunes mais peut durer toute la vie.

Les thèmes principaux de cette formation sont : la vie, la communauté , la loi et la complémentarité.

Catégorie de l'ontologie, la vie, c'est la force dont la première caractéristique est l'universalité. L'univers en est rempli et se confond avec elle. Sa seconde caractéristi­que est l'éternité. L'être est éternel et l'univers se renouvelle continuellement. Sur le plan axiologique la vie est la valeur par excellence, le souverain bien, et le mal suprême c'est l'atteinte à la vie. À la source de cette force, il y a Dieu, force vitale suprême, créatrice et précréatrice qui confère à la vie la fécondité et la sacralité. Mais cette conception est anthropocentrée. Bien que l'univers, les animaux et êtres mythiques précèdent l ' h o m m e , c'est lui qui est un centre de l'univers par l'esprit, par le verbe et par le travail créateur.

L a communauté , réalité historique et sociale, est un ensemble humain plus ou moins important (bande, clan, village, tribu, ethnie, nation, empire) dont les éléments, les personnes sont des forces vitales. Sa primauté par rapport aux individus est essentielle. Elle jouit d'une mémoire plus ou moins profonde et est convaincue de son immortalité, bien que localisée et datée. L ' h o m m e doit savoir, d'abord sur le plan historico-idélogique, sa généalogie apparente symbolisée par le chef, représentant du fondateur; il doit savoir, sur le plan économique, les biens dont l'appropriation c o m m u n e fonde l'unité de la communauté . Enfin, la communauté s'affirme c o m m e une réalité culturelle ; elle est un agir collectif autocentré, animé du projet perpétuel de vivre ensemble et d'épanouissement global.

L a loi : il faut en identifier les différents ordres. Dans l'ordre cosmique, elle est la nécessité qui relie les phénomènes, assure la conservation de la vie partout dans le m o n d e , exclut le hasard et fonde la rationalité. « L a conception d'un m o n d e arbitraire, obscur et irrationnel, semble méconnu en Afrique de l'Ouest », écrit L . V . T h o m a s 6 .

Dans l'ordre sociopolitique, la loi désigne la nécessité de hiérarchies, de statuts et de fonctions entre sexes, classes d'âge, classes sociales, gouvernants et gouvernés. L e fondement de ces hiérarchies est recherché tantôt dans les mythes cosmogoniques (inégalité des sexes et des classes), tantôt dans l'histoire idéologique des conquêtes (domination ethnique), parfois dans la structure économique. Enfin dans l'ordre ethnique, la loi est la norme, fondée sur les interdits religieux qui gouvernent la vie des personnes. Tels sont le respect de la vie, du bien et de la f e m m e d'autrui, l'hospitalité, la justice, le respect des aînés. Il y a également la hiérarchie interne des trois ordres de légalité. L'ordre cosmique est dominant, ordre dont les animateurs (morts, divinités et Dieu) relèvent généralement du sacré. Il y a également l'idée de l'interdépendance dialectique des trois ordres. Elle est telle que la violation d'un interdit moral — l'adultère hors d u village, par exemple — perturbe l'ordre politique (discrédit du lignage, du village et de leurs autorités) et l'ordre naturel en entraînant de graves conséquences : calamité c o m m e la sécheresse, la famine, épidémies, etc.

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L a complémentarité est l'idée suivante : la vie repose sur des différences et des contradictions entre les sexes, les âges, les métiers, les vivants et les morts, entre la culture et la nature. Cependant des éléments entretiennent entre eux un rapport de complémentarité structurelle. D'abord leur coexistence est nécessaire à la définition et à la réalisation du m o n d e . Ils ne sont pas moins nécessaires à la composition sociale (matrilignage, patrilignage, parents, enfants et grands-parents). L a structure de l'économie domestique suppose divers métiers : agriculture, tissage, métallurgie, commerce. Il n'y a pas de communautés de vivants visibles sans son double de vivants invisibles (les morts). Il n'y a pas d'univers pour l ' h o m m e sans la dualité cosmos-société. Enfin chaque type d'élément implique dans sa nature m ê m e l'élément opposé : androgynie des sexes, ambiguïté des enfants, des morts ; de Dieu m ê m e .

U n second rapport entre les éléments du m o n d e est de complémentarité fonctionnelle. L a conjonction du principe mâle et du principe femelle anime l'idée de Dieu (Mossi, Bambara, Â k a n , Fon) engendre et reproduit la pensée, le cosmos et tous les êtres c o m m e le montre M . Griaule7.

Les pères ont besoin de leur fils pour perpétuer leur n o m et les fils de leurs pères pour accéder aux statuts et aux rôles de procréateurs. D e m ê m e , par leurs enfants et leurs cultes, les vivants assurent l'existence aux morts qui, à leur tour, assurent aux vivants la fécondité, la prospérité et la longévité par leur intercession auprès de Dieu. Point n'est besoin d'insister sur l'échange réciproque entre les métiers. Enfin, la société prend appui sur le cosmos par les relations symboliques, les alliances totémiques et les références astrologiques tandis que le cosmos dans sa dualité Ciel-Terre présente la figure d'un « couple qui procrée ».

LA FORMATION DANS LE DOMAINE PRATIQUE

Cette formation s'effectue également dans la famille, les groupes d'âge, les centres initiatiques et surtout sur les lieux de travail (champs, pâturages, ateUers). L e jeu en est la première modalité et la première étape. Par eux-mêmes d'abord, les enfants apprennent sur le m o d e de l'imitation libre et joyeuse les pratiques sociales des adultes : maternité, mariage, soins aux malades, palabres et procès, rituels, cuisine, morts et funérailles, activités productives et fêtes. Vient ensuite la formation technique et sociale. Grâce à l'aide du groupe des aînées ou des femmes, les filles tâchent de maîtriser les rôles qui leur reviennent dans le ménage (hygiène, buanderie, cuisine). D e m ê m e avec le concours des aînés ou des h o m m e s , les garçons font l'apprentissage de l'espace, des gestes à faire et des interdits à observer dans tous les secteurs : agriculture, chasse, élevage, artisanat, commerce. Cette introduction à la vie pratique s'effectue également dans le domaine de l'éducation physique (exercices, lutte, acrobatie), des jeux de calcul, de l'art (danse et musique) et de l'éducation sexuelle. Cette formation élémentaire des garçons et des filles porte enfin sur le protocole des relations humaines : règles de parler, de manger, de saluer.

L'initiation à proprement parler développe et achève cette éducation primaire en

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intégrant le jeu et le travail. L'initiation apparaît c o m m e une formation à la procréation, à la production et à la défense de la communauté . Avec raison Dominique Zahan 8 y voit en effet, d'abord, la conquête du corps humain en relation avec celle de l'espace ethnique.

Pour transformer les néophytes en futurs producteurs, on leur remet les instruments de travail (arc, hache, houe, sagaie), ils travaillent dans les champs des anciens du village, construisent des cases et confectionnent des outils (tnanja d'Oubangui, senoufo de Côte d'Ivoire). Enfin par les preuves d'endurance, d'athlé­tisme, de combat, d'éloquence et d'histoire, les néophytes deviennent des citoyens soldats capables de défendre la patrie (Adioukrou de Côte d'Ivoire, Kabyè du Togo) .

D U C H E M I N E M E N T DE L'INTÉGRATION

Pendant la gestation

Dès la conception, les parents et l'entourage prennent toutes les précautions pour faciliter la venue de l'enfant au m o n d e . C o m m e nous l'indique Boubou H a m a 9 : « C'est ainsi que la f e m m e en état de grossesse est suivie avec attention par les parents et la collectivité. O n pense que sur le plan personnel elle est déséquilibrée, faible et, de ce fait, plus vulnérable aux influences négatives de la nature. Aussi, pour la protéger, mille précautions sont prises : interdits, tabous, absorption de produits médicamenteux, consultations, sacrifices aux ancêtres et aux dieux afin que leur protection de la mère et de l'enfant qu'elle porte en elle soit le plus efficace possible. L a f e m m e doit avoir une attitude mentale fixée sur le bien et le beau. Elle doit éviter toute pensée négative et la vue d'objets, d'animaux ou d'êtres difformes et effrayants, de peur qu'à la naissance son enfant n'en présente les caractères. » Il est interdit au mari d'énerver sa f e m m e , de la réveiller brusquement. « C'est aussi, écrit Thérèse Keita10, l'un des rares moments où il est demandé à l ' h o m m e attention, prévenance, patience, sollicitude et fidélité. D e m ê m e il lui sera interdit de tuer des animaux. » E n s o m m e une déontologie nouvelle régit la vie de la f e m m e et les rapports avec son époux afin de permettre au petit corps de se former dans les meilleures conditions biopsychologiques. Il est normal que l'on crée ces conditions dès la gestation car la vie, selon la conception africaine, est u n cycle puisque ce sont les ancêtres qui reviennent. « Chaque être vit et passe aux rythmes et cadences de ce cycle de vie. » C'est pourquoi il est conçu ce qu'on peut appeler une éducation prénatale, c'est-à-dire u n climat psychologique de détente qui met en condition l'enfant avant sa naissance. L a relation mère-enfant, une relation non seulement biologique, s'installe solidement avant que l'enfant ne paraisse.

De la naissance au sevrage

Les tout premiers jours affirment une intense intimité entre la mère et l'enfant. À ce propos, L . V . T h o m a s et R . Luneau écrivent11 : « Tout d'abord et nous y insistons,

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l'importance primordiale des contacts physiques qui favorisent le dialogue des corps par les stimulations réciproques extéro-et propriozeptives, contacts étroits diurnes et nocturnes sur une large surface de corps de la mère et de l'enfant jusqu'au sevrage, entre 18 mois et 3 ans ; puis jeux du corps avec les autres adultes et les enfants. Si la mère remplit un rôle privilégié (par suite entre la mère et l'enfant, il existe une sorte d'union, de communion sur le plan physique, affectif et psychique), il n'est pas exclusif; en effet l'enfant est manipulé encore par les tantes, les sœurs, les voisines : son corps "se fond" dans une collectivité dynamique toujours présente et disponible. »

L e contact physique s'établit à travers l'allaitement et le portage qui créent une proximité ininterrompue entre mère et enfant. J. Rabain écrit12 : « L'allaitement ne vise pas qu'à assouvir la faim. L e contact physique ne peut être réduit à une simple commodité de déplacement et de mouvement . L ' u n et l'autre remplissent des fonctions à la fois apaisantes, rassurantes et stimulatrices précieuses pour la structuration de la personnalité de l'enfant. »

C'est également à ce stade que l'enfant, avec le concours de la mère , fait ses premiers pas dans la vie : plaisirs et joies, douleurs et souffrances, apprentissage d u langage. C'est la mère la première institutrice, cette institutrice dont certains gestes, certaines attitudes manifestent à l'enfant qu'il est des moments où l'on paraît rude ou indifférent à son égard mais d'autres où l'on semble lui être totalement soumis.

À ce stade l'enfant appartient à sa mère, plutôt à « ses mères », c'est-à-dire à la communauté des femmes. Il bénéficie ainsi de toute l'expérience des femmes , des sentiments et des gestes qui leur sont propres, reçoit d'elles tout ce qui peut être transmis par le corps à corps constant, générateur du sentiment de sécurité. C'est dire que ce cadre ne se conçoit pas seulement c o m m e un cadre nourricier mais également c o m m e le lieu où l'enfant fait l'apprentissage d'une partie importante de son réseau de relations, notamment des relations parentales ; ce qui constitue déjà une ouverture vers la communauté .

L'apprentissage de la vie

Sitôt dépassé le stade du sevrage, l'enfant entre dans un m o n d e qui est de plain-pied avec celui des grands. Contrairement à certaines sociétés, il n'y a pas ici de séparation tranchée entre l'univers enfantin et adudlte. Tous , quel que soit leur âge, participent aux m ê m e s préoccupations et appartiennent à la m ê m e sphère sociale, mais chacun selon son degré de développement physique et mental. M . T . Knapen faisait remarquer à propos des Bakongo : « L e m o n d e des adultes et celui des enfants ne sont pas séparés ou distincts, avec leurs propres centres d'intérêt et leurs propres charges, mais ils forment tous deux u n ensemble communautaire où chacun contribue dans la mesure de ses possibilités et de son degré d'évolution psychologique au bien-être d u groupe. »

L'enfant est amené presque insensiblement à la maturité sociale; quand c o m m e n c e pour lui la vie d'adulte, tous les aspects de cette nouvelle existence lui sont

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connus car depuis toujours il partage les travaux, les soucis, les divertissements de ses aînés. Les garçons jouissent d'un m a x i m u m de liberté puisque leurs tâches les tiennent souvent éloignés de la maison mais ils sont tenus pour pleinement responsables de ce qui leur est confié selon leur âge et leurs capacités.

« L'enfant dogon, c o m m e beaucoup d'autres petits indigènes, est plongé directement dans la vie. Il jouit de cet inappréciable avantage sur les enfants européens de ne pas avoir devant lui l'écran monstrueux que notre système de dressage et d'instruction élève entre eux et la réalité. Il n'a pas pour le former, cette coalition d'adultes spécialisés qu'est l'école, et il est placé dans u n climat familial très différent. Il est à m ê m e la vie et, à l'égal des h o m m e s faits qui ont des institutions propres où eux seuls pénètrent, il a des refuges, les jeux, où les grands ne viennent pas et qu'ils ont oubliés. Par les jeux il se prépare à sa manière pour la lutte qui l'attend. Il procède lui-même à sa propre éducation et il ne néglige aucune des institutions, des sentiments, des pratiques devant lesquels il se trouvera plus tard13. »

Les stimulations diverses, telles que les récompenses et les punitions, ne jouent pas un rôle essentiel dans la socialisation de l'enfant africain. O n aboutit à une sorte d'intégration fonctionnelle par l'imitation et la participation à la vie des adultes et à la vie du groupe. O n ne lui demande pas de s'exercer en dehors ou en marge des situations réelles qu'offre la vie de tous les jours, mais de s'y plonger et d'y participer dans la mesure de ses possibilités.

C'est ainsi que l'on rencontre partout des enfants qui très tôt aident leur parent dans toutes les tâches et font ainsi leur apprentissage. Us prennent part à tous les grands travaux effectués en c o m m u n : semailles, moissons, chasse, pêche, etc. L a division sexuelle du travail s'affirme très tôt. L a petite fille aide surtout dans les travaux domestiques, accompagne sa mère ou sa sœur au puits avec une calebasse ou u n petit pot, danse dans les jambes des adultes à l'occasion, joue à moudre le grain, se voit chargée d u soin d'un petit enfant de la famille. Dès S ou 6 ans, on la voit porter sur son dos ou sur sa hanche u n bébé presque aussi grand qu'elle. C'est parce qu'elle l'avait appris en se faisant ses poupées en bois, avec des épis de maïs, des tomates, ou encore des bouteilles qu'elle attache avec u n bout de pagne dans son dos à l'imitation de m a m a n . Maintenant il n'est plus besoin de poupée : il y a toujours de vrais enfants à porter ou qu'il faut occuper et surveiller quand la mère travaille. Des sentiments maternels se développent très tôt. D'ailleurs, les allusions à la future condition d'épouse et de mère sont l'un des thèmes constants de cette formation. Déjà vers 5 ou 6 ans, les aliènes jouent au ménage, elles pilent le grain, allument le feu, portent des fagots. Mais en grandissant, ces occupations prennent un tour plus sérieux et plus utilitaire. Plus encore que la mère, c'est une amie plus âgée qui donnera l'enseignement pratique jusqu'à ce que, vers 12 ou 13 ans, la fille soit capable de préparer toutes les nourritures habituelles. Les raffinements culinaires, l'organisation du travail domestique, l'évaluation empirique des quantités, la connaissance des règles d'hospitalité et des droits des différents parents ou alliés, tout cela s'acquiert aux côtés des aînés.

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L e garçon se pourvoit très tôt d'un arc en miniature, d'une fronde ou d'un lance-pierres et part à la chasse aux sauterelles, aux oiseaux, aux lézards et aux rats, allume de petits feux pour griller ses proies, grimpe aux arbres, ramasse du bois, garde le petit bétail ou les troupeaux selon les régions, préserve les récoltes des oiseaux pillards et des singes, aide à tous les travaux des champs et dispose de ses propres outils. Souvent il possède pour lui-même quelques poules ou autres animaux domestiques, ou encore son père lui octroie un petit c h a m p de riz, de tomates ou de piments, dont il peut disposer à sa guise. Malgré son importance en tant que chef de famille, le père ne joue dans l'ensemble qu'un rôle secondaire jusqu'à ce que les enfants aient environ 7 ans. C'est alors qu'il c o m m e n c e à les soustraire à la tutelle maternelle, à les e m m e n e r avec lui aux champs et en forêt, à leur enseigner les rudiments d'agriculture et les n o m s des plantes et des bêtes.

E n milieu traditionnel, le problème de la profession est réduit au m i n i m u m . L'agriculture est le lot de la majorité et, très jeune déjà, l'enfant y participe aux côtés de ses parents. L'enfant est élevé en contact constant des réalités qui formeront la trame de sa vie d'adulte et il est très tôt intégré au travail du groupe économique dont il fait partie.

Les parents ont soin de veiller à ce que l'enfant ne dépasse pas ce que ses forces lui permettent de faire. O n voit le père retirer des mains de son petit garçon la houe avec laquelle il voudrait creuser le sol c o m m e ses aînés.

L a mère veille à ce que la charge que porte sa fille ne soit pas trop lourde. Chaque chose en son temps et dans tous les domaines on a le sens des étapes à parcourir.

L e père n'enseigne pas à son fils le culte et les sacrifices, mais il se fait aider par lui. Plus tard celui-ci fera c o m m e il a vu faire. Des enfants d'une douzaine d'années, chez les Mossi, sacrifient aussi sérieusement que les plus âgés, note le R . P . Mangin. D e m ê m e l'abbé Henry dit à propos des Bambara : « Il est vraiment cocasse, ce petiot, et c'est avec le sérieux d'un ancien qu'il verse le dégé (farine de mil délayée dans l'eau, matière des libations bambara), répand le sang des poules et crache avec bruit sur l'arbre sacré, demeure de son génie, le résidu d'un bout de noix de kola mâché . »

D e u x groupes sociaux en dehors du cadre familial vont fréquemment intervenir dans l'apprentissage de la vie : les classes d'âge et les sociétés initiatiques. Les associations ou fraternités d'enfants et d'adolescents, suppléant partiellement les adultes dans leur tâche éducative, développent le sens de la vie collective, de la responsabilité individuelle et stimulent le désir d'être utile au groupe; elles constituent en outre des centres d'apprentissage technologique, social, voire religieux, d'une incontestable efficacité. Organisées selon les classes d'âge au niveau des quartiers ou du village, elles groupent des individus de 6, 7 ans jusqu'à l'âge d u mariage. Leur finalité est à la fois ludique (sociétés de lutte, sociétés de spectacles, sociétés de danses et de chants) et utilitaire (société de travail ou assemblées permanentes de main-d'œuvre qui restent à la disposition du village pour les courses et les menus travaux domestiques, pour la culture, la récolte, la réfection des cases...

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selon les possibilités psychomotrices de chacun). Elles peuvent avoir u n rôle de bienfaisance et pratiquer l'entraide sociale. Ainsi chaque enfant appartient autant à ces classes d'âge qu'à sa famille et à lui-même ; c'est pour lui une sensation pénible que d'en être rejeté. Les classes d'âge constituent un groupement fraternel, hautement éducatif.

L'initiation a également une valeur éducatrice de premier ordre. A u niveau du groupe, l'initiation poursuit une finalité sociale de premier plan :

confirmer les valeurs du groupe, intensifier la vie collective. Il s'agit d'assurer la survivance du groupe par l'ordonnancement des générations. Par elle les adolescents deviennent à part entière des adultes, donc des h o m m e s (ou des femmes) socialement utiles : ils ont leur brevet de civisme; ils sont des procréateurs, ils participent à l'administration tribale, ils peuvent faire partie des conseils de village.

D a n s sa dimension personnelle, l'initiation prend en charge l'instruction et l'éducation (formation de la personnalité) des enfants ou des adolescents qui lui sont soumis afin de faciliter leur entrée dans l'âge adulte. L'enseignement prodigué par les initiateurs porte plus spécialement sur le corps de l ' h o m m e (ou la f e m m e ) , la structure du m o n d e , l'organisation du groupe (ses mythes et ses lois), sans oublier mille et une recettes pratiques indispensables pour et dans la vie courante. D e s brimades multiples et variées sont prévues durant le séjour dans le bois sacré. L a circoncision, par exemple, est une école de courage : crier pendant l'opération est un déshonneur qui poursuit l'initié jusqu'à la mort et lui vaut dans l'immédiat des horions supplémentai­res. Il importe de lutter contre ses nerfs : se lever en pleine nuit, se livrer à des travaux pénibles, exercer sa mémoire, son habileté ou son adresse, ne pas se laver, manger une nourriture grossière sont autant d'épreuves quotidiennes. Il faut encore apprendre la soumission la plus totale aux ordres des surveillants, ne pas se révolter contre les désirs et leurs décisions m ê m e injustes ou absurdes, ne pas protester contre les injures, les offenses ou les coups. À chaque instant, l'initié doit se convaincre de la nécessité de la vie collective et d u rôle social d u courage devant le danger et au travail. D e u x mots caractérisent sur ce point la circoncision : résistance et obéissance. Connaissance et formation de la personnalité se conjuguent pour accéder à une plus grande intériorité. Pressé par le besoin d'identification à l'adulte, soucieux d'être jugé digne de pouvoir accomplir certains rôles, le néophyte accepte l'avilissement de la brimade et la douleur de la blessure car c'est la double condition d'une seconde naissance, celle « qui révèle au nouvel adepte une vie inconnue en le dotant de puissances supérieures ». Malgré les m o m e n t s difficiles (lors des épreuves), les peurs et les angoisses inévitables en de telles circonstances, tout est mis en œuvre pour sécuriser l'initié. C e dernier ne vit-il pas en permanence avec ses compagnons d'âge qu'il connaît depuis sa plus tendre enfance et avec qui (du moins pour les h o m m e s ) il continuera de vivre dans le m ê m e village, défendant les m ê m e s valeurs, poursuivant les m ê m e s fins? N e se sentira-t-il pas plus à l'aise dans cette société dont maintenant il pénètre les secrets et à l'organisation de laquelle désormais il participera ?

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Conséquences

Les objectifs assignés à l'épanouissement de l'enfant (corps biophysique et surtout messager et révélation de l'autre m o n d e du ciel, de la divinité, manifestation du sacré) sont, c o m m e nous l'avons dit, la procréation, la subsistance, la protection, la santé et la beauté. Les voies pour y parvenir sont à la fois théoriques et pratiques. Les voies pratiques sont la mise en œuvre de thèmes c o m m e la vie, la communauté , la loi, la complémentarité : un épanouissement dans la vie et par la vie. L e cheminement de cette formation transforme l'enfant en une personne parfaitement intégrée, c'est-à-dire un procréateur, producteur, physiquement, mentalement, psychologiquement et moralement équilibré, inéluctablement impliqué dans le processus de pérennisation du groupe. Il semble, selon de multiples affirmations, que l'enfant arrive à s'épanouir en harmonie avec lui-même, avec les autres, avec la nature.

« L e m o n d e traditionnel se présente c o m m e un m o n d e extrêmement cohérent et sécurisant pour l'enfant. Élevé et éduqué dans un contexte psycho-affectif h o m o ­gène, il était assuré de trouver progressivement dans son rapport avec sa famille et l'ensemble de sa communauté , les clefs de toutes les questions, qu'il pouvait poser. Il était aussi assuré d'être dépositaire, aux différents stades de sa vie, de tout le savoir, de toute la connaissance dont il aurait besoin pour vivre parmi les siens14. »

Telle est l'adéquation du système éducatif avec la philosophie de la personne et avec les besoins de la société, telle est la cohérence interne du système que les déchets sociaux sont minces. A u total, peu de suicides et d'homicides, peu d'avortements, peu de malades mentaux, peu de déviances, peu de personnes marginales.

Situation contemporaine de l'enfant

Bien que l'idée de famille demeure, la famille se déstructure et perd ses fonctions c o m m e l'ont remarqué les experts à Bujumbura en janvier 1985. Elle est en pleine mutation, ce qui pose des problèmes nouveaux pour le développement de l'enfant africain dont la conception ne semble pas non plus avoir changé.

CAUSES HISTORIQUES DES MUTATIONS

Il faut remonter à la dépendance coloniale pour comprendre la situation actuelle. Subordination politique, la colonisation a été une incorporation violente de l'Afrique au système de production capitaliste avec ses conséquences économiques, sociales et culturelles.

D ' u n e économie d'autosuffisance fondée sur l'appropriation collective et solidaire des ressources naturelles et des moyens de production, nous s o m m e s entrés dans une économie privée où prédominent l'accumulation et la recherche du profit individuel ainsi que l'appropriation privée de la terre et des biens de production. Cette économie dont l'Afrique est un chaînon important, l'Afrique la subit et n'a aucune emprise, si

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Développement de l'enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 81 économiques et culturels

minime soit-elle, sur ses mécanismes. C e qui est également important c'est l'introduction de la monnaie dans son rapport fortement et essentiellement marchand.

D a n s les nouvelles villes de type administratif ou industriel, où l'exode rural pousse les jeunes, fascinés et à la recherche de travail, de nouvelles classes sociales ont fait leur apparition. L a famille traditionnelle se désintègre avec toutes les conséquen­ces que cela présente pour l'enfant.

D a n s le droit et les m œ u r s , le régime d u mariage monogynique et de la famille nucléaire que nécessite l'économie industrielle s'est imposé. L e christianisme justifie par l'argument théologique la nature et la structure de cette famille, le malthusianisme introduit l'argument économique pour en justifier le développement limité.

Q u e deviennent alors, sous le coup de boutoir de l'exode rural, de l'urbanisation, de l'industrialisation, de la législation et surtout de l'école, les objectifs traditionnels ?

LES CARACTÉRISTIQUES DE LA SITUATION

Objectif de procréation

L e malthusianisme a introduit l'argument économique pour justifier. Il s'est imposé, en tant que « planning familial » sous un aspect essentiellement négatif c o m m e une stratégie externe de réduction de la population. Conçue dans un esprit purement économique et technologique, cette méthode fait de l'enfant non plus le futur procréateur mais un futur consommateur. Il est à remarquer que, pour cette raison et aussi pour la monétarisation de la dot, les jeunes préfèrent demeurer célibataires. L ' h o m m e n'est plus le centre : c'est l'économie. L a vie perd ainsi son caractère éternel ; l'enfant n'est plus l'ancêtre ou / et la divinité qui se réincarnent, il ne requiert plus aucune profondeur. Il est encombrant quand il ose vouloir venir quand l'économie ne l'autorise pas. O n s'en débarrasse : avortements, enfants jetés dans les rivières ou les égouts, abandonnés dans les poubelles ou au seuil des maisons quand on veut lui accorder une chance de survie parce qu'on a un peu de cœur et d'imagination.

L e mariage m ê m e est en régression parce que ne constituant plus u n lien entre deux groupes mais deux individus. Il ne s'agit plus d'assurer la pérennité d u groupe mais de réaliser des sentiments individuels. L a contrepartie est l'accroissement des divorces, plus fréquents en temps de crise et liés aux facteurs suivants : tolérance légale et religieuse ; industrialisation croissante (qui diminue la coopération et réduit l'autorité d u père) ; urbanisation (disparition d u contrôle strict du milieu) ; limitation des naissances ; mobilité géographique et sociale plus grande. L e nombre des divorces est plus grand peu de temps après l'arrivée à la ville, la f e m m e découvrant brutalement les possibilités qu'elle a d'échapper aux contraintes traditionnelles. L e décalage entre les raisons sentimentales et les raisons sociales traditionnelles du mariage, le caractère précaire qui en découle sont causes de conflits matrimoniaux multiples et entraînent un sentiment d'insécurité.

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Objectif de subsistance

La situation actuelle de l'enfant en Afrique pose un dilemme : l'enfant est toujours désiré mais sa condition est caractérisée par la sous-alimentation, la malnutrition. Actuellement sur trente-trois pays les moins développés, vingt-deux se trouvent en Afrique; 33% des enfants de moins de 5 ans n'ont pas un régime alimentaire convenable aussi bien en quantité qu'en qualité. Parmi les enfants de moins de IS ans, 85 % vivent sans eau potable. Les enfants sont exposés à des risques, ils vivent dans des conditions pénibles et la qualité de leur vie est assez mauvaise. À cela s'ajoute le fait que, dans la plupart des pays les moins développés, le taux d'accroissement de la population varie entre 2,8 et 3,8 % par an, alors que celui de la croissance économique (situation internationale aidant) n'a cessé de diminuer. Selon l'Unicef, plus d'un enfant sur quatre ne dispose pas d'une alimentation suffisante. La difficile période de sevrage altère chez de nombreux enfants les chances de survie.

Pour les jeunes, la situation de l'emploi est sombre et les perspectives de trouver un travail satisfaisant sont bien lointaines.

L'impossibilité d'accéder à une bonne formation technique et de trouver u n emploi contraint les enfants et les jeunes gens, en particulier dans les campagnes, à accepter des travaux que des adultes n'envisageraient m ê m e pas. Beaucoup d'enfants, surtout dans les régions rurales, sont obligés d'accepter des travaux qui dépassent de beaucoup leur résistance physique et mentale. Bien pis, l'enfant se voit privé de la rémunération de son travail par celui qui l'exploite et, dans bien des cas, la différence entre la rémunération d'un enfant et celle d'un adulte peut aller jusqu'à 80% pour u n travail à quantité ou à qualité égale. Dans les villes, beaucoup plus que dans les campagnes, nous fabriquons une « génération gâchée », c'est-à-dire des enfants vivant dans des conditions telles qu'il est sûr qu'ils ne seront d'aucune utilité ni pour eux-m ê m e s ni surtout pour la société.

L e m a n q u e de possibilité d'emploi, la pauvreté régnante en corrélation avec le m a n q u e de loisirs créateurs et l'urbanisation sont les causes de la prostitution dans les régions urbaines. L a prostitution est un phénomène surtout urbain. Les règles morales et la morale sexuelle, généralement strictes dans la vie villageoise, et l'étroitesse des liens familiaux sont u n obstacle à l'immoralité dans les régions rurales.

D'autre part, l'impersonnalité de la vie et les caractéristiques d u comportement en milieu urbain encouragent la prostitution. E n outre la migration sélective des campagnes vers les villes, qui attirent plus d ' h o m m e s que de femmes dans les régions urbaines, accroît la demande de prostituées.

L e chevauchement de deux économies : l'économie de subsistance et l'économie de marché, contribue à accroître le déséquilibre. D e u x remarques peuvent être faites quant à notre économie. D'abord, elle est extravertie, c'est-à-dire construite sur le capital étranger ou sur le capital de quelques privilégiés dont les dividendes s'enfuient à l'étranger ; elle est pensée en fonction des besoins étrangers en matières premières (huile, bois, café, cacao, palmistes, etc.) et en bénéfices, et non pas en fonction d u

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Développement de l'enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 8 3 économiques et culturels

revenu national autochtone ou de la consommation intérieure. Ensuite, la production est insuffisamment diversifiée et comprend une trop faible proportion d'activités transformatrices. Elle reste pour une grande part une économie dépendante : les étrangers échangent contre les matières premières leurs produits manufacturés en imposant le prix des uns et des autres.

O n comprend que l'objectif de la subsistance ait des problèmes et soit souvent m ê m e compromis.

Objectif de protection

Au-delà du besoin premier de survivre apparaît le besoin de sécurité, désir de s'entourer de précautions, de se prémunir contre le danger. Il y a aujourd'hui une exploitation de ce besoin de sécurité (parallèle à l'exploitation sociale et commerciale du besoin sexuel) qui finit par le rendre démesuré. C o m m e on a déjà exigé le gaz et l'électricité après les avoir inventés, on réclame aujourd'hui la télévision, la radio, l'auto, le réfrigérateur, la machine à laver. L ' h o m m e , prétendu émancipé, se trouve esclave de beaucoup de choses, souffre au milieu de ses richesses et n'a pas la sécurité qu'il recherche.

Les premières expériences de l'enfant, l'attitude de la famille et du groupe et la plupart des rites ont pour fonction de fondre l'individu dans la collectivité. C e sentiment d'appartenance est essentiellement vécu. Mais à cette personnalité diffuse et globale s'oppose aujourd'hui la personnalité isolationniste et granulaire occidentale. Cette nouvelle existence marquée par la séparation et l'isolement propose aussi l'affrontement et la compétition. Elle propose l'affrontement au père, la rivalité œdipienne brutale, le dépassement du père et des autres, la différenciation, la singularisation dans une compétition féroce, qui c o m m e n c e déjà avant l'école maternelle. Elle est source d'insécurité, d'angoisse et de culpabilité. Pour le m o m e n t , l'acculturation ne modifie pas la forme des troubles mentaux, elle augmente seulement leur fréquence. Elle modifiera leur forme quand elle aura atteint l'organisation des structures individuelles en transformant profondément les premières années de la vie de l'enfant, les relations familiales, les représentations collectives.

Cependant il y a u n certain nombre de troubles nés de l'évolution et qu'on peut grouper sous le n o m de psychoses ou névroses d'acculturation. Les bouleversements psychologiques entraînés par le changement de milieu (notamment l'arrivée en milieu urbain) déclenchent des maladies mentales chez les individus les plus vulnérables, à commencer par la pure et simple anxiété. Les migrations, les changements de croyances et de coutumes, les mutations politiques, les fluctuations économiques (par exemple, la baisse d u cacao) sont aussi causes d'angoisse. U n cas particulier et fréquent est le nervous break down des étudiants, lié souvent au déracinement et à des difficultés d'ordre linguistique dans la poursuite de leurs études. Et d'une manière générale, on constate de l'inquiétude, de l'aigreur et d u mécontentement dans les

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masses touchées par la transition, beaucoup de « complexes », au lieu de la joie saine et des satisfactions simples des sociétés restées davantage à l'écart.

L a sécurité psychologique, économique et politique étant précaire nous s o m m e s plutôt face à un progrès du chômage, de la criminalité, de la délinquance, de l'alcoolisme, de la prostitution, de la toxicomanie, etc.

Objectif de la santé

Situation sur le plan sanitaire Les taux m o y e n de mortalité infantile (150 à 200 %o) et ceux élevés de morbidité rappellent un fait c o m m u n : l'extrême fragilité de l'enfance en Afrique. Les maladies de nature diarrhéique et les six grandes maladies endémiques (tuberculose, rougeole, poliomyélite, coqueluche, tétanos, typhoïde) continuent jusqu'à nos jours de décimer les rangs de la population enfantine. Les structures sanitaires qui existent dans la plupart des pays sont loin d'apporter une solution au problème. Elles sont insuffisantes pour faire face à la d e m a n d e de la population et, par défaut d'adaptation aux nécessités actuelles, sont loin de garantir les soins primaires préventifs dont les enfants ont besoin.

L a santé des nourrissons et des jeunes enfants ne peut être dissociée de la condition de la f e m m e et de son rôle en tant que mère et partenaire du développement social et économique. D a n s les collectivités urbaines et rurales misérables, où la situation sanitaire et socio-économique des femmes se dégrade, il se produit une détérioration correspondante de l'état de santé des nourrissons et des jeunes enfants. L e lourd fardeau des f emmes , les multiples tâches qu'elles doivent assumer (travaux des champs , corvées d'eau et de bois, etc.), les grossesses précoces et rapprochées, une alimentation déficiente nuisent à la santé des mères et, indirectement à celle des enfants.

D a n s les villes surtout, le corps à corps permanent entre la mère et l'enfant, de m ê m e que l'allaitement au sein dont on a reconnu les « fonctions à la fois apaisantes, rassurantes et stimulatrices précieuses pour la structuration de la personnalité de l'enfant » sont plutôt compromis parce que la mère travaille ou que modernisme exige. Les parents ne consacrent que peu de temps aux enfants. Thérèse Keita écrit à ce propos que l'enfant est confié à une nourrice ou à un parent au village, lesquels ne jouent pas le rôle d'éducateur.

Situation sur le plan éducationnel et culturel : l'école Bien que le taux de scolarisation varie d'un pays à l'autre, l'Afrique est encore loin d'assurer à tous ses enfants l'accès aux structures d'éducation formelle. Les chiffres globaux ne sauraient, en outre, masquer les graves distorsions entre zones rurales et urbaines. L'éducation préscolaire qui est un maillon essentiel dans le développement du jeune enfant reste confinée aux villes et concerne les couches particulièrement favorisées de la population.

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Développement de l'enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 8 5 économiques et culturels

Face à l'exode rural et à l'urbanisation accélérée, les structures d'accueil en milieu urbain se révèlent largement insuffisantes pour absorber la grande masse des défail­lants scolaires. Les relations enfants-adultes prennent une tournure entièrement diffé­rente et il n'est pas étonnant que les situations conflictuelles tendent à se multiplier.

E n réalité, ruptures méthodologiques, contradictions sociologiques, inadéquation pédagogique et ses conséquences, problème infrastructurel, voilà les caractéristiques de l'école.

Les ruptures méthodologiques L a tradition suggérait une approche globale d u problème de l'enfant et une éducation intégrée. L'Afrique vit actuellement encore, malgré des tentatives multiples ça et là (école liée à la production, ruralisation, introduction de la langue maternelle, etc.), sur des systèmes éducatifs inadaptés, hérités du système colonial où la théorie est coupée de la pratique, la formation coupée de la vie active et de l'emploi. L a déclaration de la Conférence des ministres africains de l'éducation, tenue à Lagos du 27 janvier au 4 février 1976, est un constat de cette carence méthodologique et un projet de remède. Celle d'Harare (28 juin-3 juillet 1982) affirme que vingt ans après la Conférence d'Addis-Abéba de 1961, rares sont les pays africains à avoir fondé une école nouvelle, réellement décolonisée, parce que fondée sur l'identité culturelle retrouvée et la prise en compte des valeurs de culture des sociétés africaines.

Inadéquation des pédagogies actuelles L'éducation moderne se caractérise d'abord par une certaine incohérence entre les deux structures : famille et école. E n effet, sauf les éléments de l'éducation traditionnelle, les familles s'en remettent à l'école et au livre pour la connaissance des grands domaines de la vie.

O r l'institution scolaire à laquelle la famille africaine confie cette fonction m a n q u e d'un programme intégré qui réellement assure à l'enfant, dans le préscolaire, un développement complet (développement physique, affectif, mental, social, moral et intellectuel), puis une éducation adaptée à la résolution des problèmes de la vie sexuelle, du mariage, de la procréation, de la production, de la vie familiale, de la vie politique et de la mort. À la connaissance littéraire (langue et langage), les écoles primaires n'associent généralement ni une bonne appropriation théorique et pratique de l'environnement, ni l'acquisition des capacités techniques qui assurent l'intégra­tion au milieu productif.

L'enseignement secondaire accentue les défauts de l'école primaire : dichotomie entre formation littéraire et formation économique, entre formation théorique et préparation à la vie, ignorance de la vision africaine de la vie, ignorance des lois et institutions relatives à la famille, ignorance des questions de physiologie sexuelle, de psychologie et d'anthropologie familiale, de la santé, etc. Il faut attendre les enseignements spécialisés (école d'infirmiers ou de sages-femmes, lycée technique) pour recevoir une partie ou l'autre de cette formation.

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Les plus puissants moyens de formation, hors de l'école, pour les jeunes surtout, restent les médias. Ceux-ci sont dans beaucoup de cas des substituts de l'école au lieu d'en être les appoints. Mis à part les systèmes radiophoniques et télévisuels (et encore !), mis à part les organes de presse quotidienne et certaines revues sportives et culturelles, la plupart des médias (cinéma, revues d u cœur, romans policiers et sentimentaux) se caractérisent par 1' « extranéité ». Prenons par exemple le cinéma, m é d i u m d'influence déterminante. Dans beaucoup de nations francophones d'Afrique occidentale, du moins, son « extranéité » est d'abord socioculturelle. Sur le plan culturel, les films constituent le prolongement de la civilisation industrielle et de la bourgeoisie avancée en cohérence avec le système économique que le centre d u capitalisme mondial développe dans les nations de la périphérie. Par leur contenu, la plupart de ces films diffusent une certaine idéologie morale antagonique de la vision africaine de la vie. Q u e les films viennent d'Europe, d'Amérique d u Nord ou d'Asie (Japon et Inde), trois thèmes dominent cette idéologie : l'individualisme (à quoi se rattachent un certain héroïsme, la perversion sexuelle, l'amour-passion, l'hédonisme, la recherche des paradis artificiels), l'argent (auquel se rattache la recherche du profit et du luxe moyennant la ruse, le vol, le mensonge, le crime), la violence (qui implique la domination, la destruction et la mort par les armes et la guerre). Ces films érodent la morale communautaire et nataliste et tentent d'en détourner la jeunesse.

Objectif de la beauté

Sur le plan de cet objectif traditionnel nous devons reconnaître que la beauté du corps a maintenant une valeur vénale, que les qualités morales c o m m e la sagesse, la fraternité, l'hospitalité, l'honneur, la justice n'ont plus souvent cours. C e ne sont pas ces vertus-là que les médias nous distillent mais plutôt l'individualisme, l'argent et la violence. N o u s s o m m e s bien loin de ce que le m o n d e traditionnel nous propose.

Conséquences sociales

D'importantes conséquences sociales découlent de cette inadéquation des faits éducationnels aux besoins d'épanouissement de l'enfant et d'un développement endogène autocentré. Il y a d'abord les diverses formes de dérapage social : les déperditions scolaires, l'exode rural, la prostitution, le sous-emploi de la population avec l'accroissement des sans-travail, les maladies d'origine sociale avec l'augmenta­tion des délinquants, des malades mentaux, des drogués et des alcooliques, la crise de la famille avec la multiplication des divorces, les homicides et les suicides dont le nombre a crû en Afrique.

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Q u e faire ?

Il faut écarter tout de suite une stérile nostalgie du passé. N o u s devons reconnaître que si l'éducation moderne est marquée d'incohérence et d' « extranéité », l'éducation traditionnelle est plus que jamais marquée du sceau de l'étroitesse. E n premier lieu, l'autosubsistance qui fut la finalité économique de la société africaine traditionnelle n'est plus adaptée aux nécessités de la croissance dans le contexte de l'économie de marché. L'Afrique qui doit échanger les richesses de son sous-sol et les produits de son agriculture contre des devises, des machines et des biens de consommation sait qu'aucune nation ne peut assurer aujourd'hui par sa seule production la satisfaction de tous ses besoins économiques et socioculturels, surtout si elle reste une nation dépendante et sous-industrialisée. E n deuxième lieu l'eugénisme dont elle avait fait preuve contredit les principes de l'égalité et du droit à la vie qui animent les démocraties modernes. E n troisième heu les cadres sociaux qui ont assuré l'épanouis­sement et la transmission de cette éducation ont éclaté pour la plupart. Les ethnies ont perdu leur autonomie politique et culturelle ; aux classes d'âge se sont substituées ou ajoutées des associations à caractère économique (coopératives et mutuelles), à caractère professionnel (syndicats) ou à caractère culturel (clubs); le lignage s'est rétréci et s'est défonctionnalisé au profit des cellules d u parti (fonction politique), au profit de groupes confessionnels (fonction religieuse), au profit des écoles (fonction pédagogique) et au profit des ménages (fonction économique). Enfin en quatrième lieu cette éducation traditionnelle implique une vue magique de la technique et de l'outil qui, par leur faible développement, justifiaient une formation de caractère autoritaire lors de l'initiation des jeunes. O r le progrès et l'efficacité des techniques et des outils de la science expérimentale rendent possible une pédagogie de caractère critique et de plus en plus démocratique.

L'Afrique n'est pas faite ; elle n'est plus dans le passé mais devant nous ; elle reste à faire, à la fois à partir d'elle-même et de son dialogue avec les autres cultures. C o m m e n t peut se faire ce dialogue pour l'épanouissement intégral de l'enfant africain?

SUR LE PLAN SANITAIRE

Les options et les efforts entrepris au bénéfice du groupe Enfance - Jeunesse -F e m m e s sont indéniables, mais de nombreux problèmes restent sans solution. O n note en effet dans de nombreux pays d'Afrique l'absence ou la faiblesse notoire de politiques directes essentiellement liées à l'enfance en matière d'alimentation et de nutrition, de santé et d'hygiène du milieu, de protection et de promotion des femmes tant en milieu rural qu'en milieu suburbain. Il est en conséquence vital d'assurer u n m i n i m u m de prestation pour satisfaire les besoins essentiels du groupe Enfance -Jeunesse - F e m m e s dans les zones rurales et urbaines (accès à l'eau potable, aux médicaments essentiels, aux soins de santé primaires, à une alimentation suffisante et

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équilibrée, à un habitat décent, à un environnement salubre). Cela appelle : a) la création ou le renforcement des commissions nationales pour l'enfance ; b) la mise en œuvre d u système de soins de santé primaires dont les objectifs seraient les suivants : hygiène communautaire et eau potable ; soins prénatals ; accouchement au heu de résidence dans de bonnes conditions d'hygiène; protection et promotion de la pratique de l'allaitement au sein ; immunisation des enfants ; contrôle de la nutrition de l'enfant ; services curatifs de première urgence dans le cas des maladies les plus courantes et formation de la population pour l'amener à recourir aux services sanitaires si cela est nécessaire.

Il est généralement possible de prévenir la plupart des maladies qui tuent en Afrique. Il convient de diffuser le plus largement possible les informations sur les moyens de prévenir ces maladies et de promouvoir la santé. À cet effet, il est nécessaire de continuer à développer les matériaux d'éducation sanitaire en vue de leur inclusion dans les programmes des écoles de formation pédagogique : écoles primaires, secondaires et autres établissements d'enseignement, et de leur utilisation par tous les travailleurs des secteurs public et privé pour leur propre information et pour transmission à d'autres, notamment dans l'exercice de leurs fonctions.

L'amélioration du statut des femmes est ici également un impératif. L'état nutritionnel de la f e m m e (condition de l'état nutritionnel du nourrisson) ne peut être modifié favorablement que par une amélioration de leurs conditions générales de vie. Dans ce sens il doit être pris des mesures d'intensification des efforts, en vue d'une meilleure intégration des femmes par le renforcement ou la création de ministères ou de commissions de la condition féminine ayant pour mission d'assurer l'amélioration du statut des femmes.

Si le bien-être c o m m e n c e par le bien-naître, il est nécessaire d'instaurer des programmes d'espacement des naissances. L'espacement des naissances est un instrument sanitaire important permettant d'améliorer et de protéger l'état de santé général et l'état nutritionnel des mères et de leurs enfants. À cet égard, la plupart des pays africains ont souscrit à des plans d'action internationaux préconisant l'espace­ment des naissances. Cependant, les programmes permettant de mettre les données et les services disponibles à la portée de ceux qui en ont besoin laissent à désirer ou font défaut dans beaucoup de pays. Il faut permettre effectivement l'espacement des naissances (droit humain fondamental) pour assurer une bonne santé à la mère et à l'enfant, ainsi qu'un allaitement convenable au sein.

L e lait maternel est le meilleur aliment pour le nouveau-né. L a tendance, particulièrement marquée dans les villes africaines, à remplacer l'allaitement au sein par l'allaitement au biberon, est déplorable. Outre ses avantages bien connus (il n'a pas besoin d'être stérilisé, il contient des substances qui protègent l'enfant contre certaines infections, favorisent l'établissement d'un hen psychologique entre la mère et l'enfant), le lait maternel est une importante ressource alimentaire individuelle et nationale qu'on devrait évaluer. Les pays africains devraient prendre conscience des dangers de l'allaitement au biberon et du coût en devises que représente l'importation

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Développement de l'enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 8 9 économiques et culturels

de produits alimentaires pour enfants. D a n s ce sens les gouvernements et autorités compétentes de l'Afrique devraient prendre les dispositions nécessaires pour l'adoption de lois visant au contrôle de la commercialisation des substituts d u lait maternel et de la publicité qui leur est faite. D'autres mesures peuvent être prises. Éducation du public (y compris les enfants fréquentant l'école et les jeunes non

scolarisés) pour qu'il réalise l'importance de l'allaitement maternel en tant que ressource alimentaire nationale, aussi bien qu'en tant que 'mesure sanitaire importante pour le nouveau-né.

Éducation spécifique des mères et des f e m m e s enceintes pour bien assimiler la pratique de l'allaitement au sein.

Pour les femmes qui travaillent hors du domicile, nécessité d'un congé payé de maternité après l'accouchement, qui ne devrait pas être inférieur à quatre mois, compte tenu du fait que, pendant cette période, le nouveau-né doit être allaité au sein.

Établissement éventuel de crèches sur les lieux de travail pour permettre l'allaitement au sein.

Les gouvernements peuvent envisager des mesures fiscales ou autres avantages pour encourager les employeurs à instituer le congé de maternité et d'allaitement au sein pour leurs employées.

Encouragement par tous les moyens pour la consommation des produits locaux ainsi que la production nationale des aliments de substitution.

SUR LE PLAN ÉDUCATIONNEL ET CULTUREL

L'éducation préscolaire

L e Séminaire sur les besoins de l'enfant africain et l'adaptation de l'éducation préscolaire à son environnement culturel, économique et social, organisé à Dakar en novembre 1979 par l'Unesco et l'Unicef, dégage dans son rapport final un certain nombre de problèmes et d'obstacles qui en gênent la réalisation. « L'absence d'une politique du préscolaire aux échelons nationaux ; » L'absence ou le m a n q u e de fiabilité des statistiques en matière d'éducation

préscolaire ; » L'insuffisance quantitative des institutions existantes ; » L'insuffisance qualitative de ces m ê m e s institutions qui, lorsqu'elles existent,

tendent à renforcer les inégalités sociales entre les enfants, du fait de la privatisation, et à privilégier les centres urbains aux dépens des zones rurales ;

» Les difficultés par les pays dans l'élaboration claire des objectifs spécifiques à l'éducation préscolaire, en cohérence avec les finalités éducatives nationales et les exigences du développement ;

» Les difficultés que présente l'articulation entre le préscolaire et l'élémentaire tant au niveau du passage des enfants entre les deux institutions qu'à celui de la

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recherche opérationnelle c o m m u n e concernant la tranche d'âge que l'on peut étaler entre 3-4 ans et 6-7 ans, voire 8 ans ;

» L e problème soulevé par le sort des enfants handicapés ou en danger de le devenir : peu de place est faite à ces enfants dans les institutions préscolaires, le dépistage précoce est quasiment inexistant. »

N o u s avons là une idée des obstacles qui freinent le développement de l'éducation préscolaire en Afrique. Cependant il y a eu des efforts faits dans des pays c o m m e le Bénin, la Côte d'Ivoire, les Comores, le Congo , le Kenya , Maurice, le Nigeria, le Sénégal, le Togo , la Zambie , le Z i m b a b w e , etc., pour que l'État prenne en charge une telle éducation. A u Sénégal, par exemple, le succès toujours accru des garderies qui reçoivent les enfants de 6 mois à 5 ans et la demande qui en résulte témoignent assez de la nécessité de concevoir des structures appropriées pour recevoir les enfants dont le nombre est encore très important. Les efforts des familles pour s'organiser et multiplier ces garderies ont besoin d'être soutenus, renforcés et améliorés car le problème est préoccupant.

Si les garderies, de plus en plus répandues dans toute l'Afrique, visent avant tout à satisfaire les besoins physiques de l'enfant, les mères exigent de plus en plus de les voir se transformer en centres éducatifs et les garderies servent souvent d'embryon à des unités d'éducation préscolaire complètes. Mais héritées du système colonial, les écoles maternelles présentent les m ê m e s défauts que l'école élémentaire : essentielle­ment axées autour de la culture occidentale, elles sont inadaptées au milieu africain et aliènent l'enfant. Aussi est-on en droit de se demander dans quelle mesure ces institutions qui, sous certains rapports, facilitent l'adaptation de l'enfant à l'école élémentaire, assurent réellement l'épanouissement de sa personnalité : sa vie affective et émotionnelle, ses besoins de communication et d'expression, de créativité et d'indépendance, etc.

L'éducation préscolaire en effet ne vise pas seulement à préparer à l'école élémentaire c o m m e le voudraient certains parents africains, mais à assurer le développement complet de l'enfant : développement physique, affectif, mental, social, moral et intellectuel. Combien de familles africaines sont-elles à l'heure actuelle en mesure de faire face à ces exigences ?

Indépendamment d u contexte particulier des communautés africaines, désorgani­sées et instables, les travaux des psychologues ne laissent d'insister sur l'importance cruciale des six premières années dans le développement de l'individu. Ainsi l'essentiel du caractère, de l'affectivité et de l'intelligence serait déjà dessiné, et plus de la moitié des acquis fixés dès cene période. Dans ces conditions, malgré des recherches spécifiques à faire dans ce sens sur l'enfant africain, ne peut-on pas affirmer dès maintenant la nécessité que des éducateurs compétents viennent au secours de la famille qui, m ê m e dans les meilleurs des cas, ne peut plus satisfaire seule à tous les besoins éducatifs du jeune enfant ?

C o m m e les autres problèmes d'éducation auxquels se heurtent les pays africains, une éducation préscolaire adaptée aux ressources existantes implique d'abord qu'on

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Développement de F enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 91 économiques et culturels

cesse de privilégier le modèle occidental, pour repenser radicalement les systèmes d'éducation à partir des réalités africaines et des finalités assignées à l'éducation par les Africains. L a Conférence de Lagos a tracé u n profil général, mais les objectifs spécifiques à assigner à chaque niveau d'éducation et à chaque stade de développe­ment de l'enfant restent à définir par les différents gouvernements. L'une des premières tâches ne pourrait-elle pas consister à combler cette lacune importante et à préciser les objectifs de cette intervention, en cohérence avec les objectifs nationaux de développement de l'éducation? L a Conférence de Lagos insiste sur l'enracine­ment dans la culture et dans l'environnement africains : l'éducation à juste titre devra prendre en compte les valeurs, les aspirations et les attentes du milieu de l'enfant.

Compte tenu de la diversité des milieux traditionnels, atypiques (ni traditionnel, ni occidental), occidentalisés, pourquoi la mise sur pied d'une éducation préscolaire ne s'articulerait-elle pas avec une recherche de formules adaptées localement dans les différents environnements d'un pays donné ?

« Cette recherche-action, tout en mettant à la disposition des communautés u n cadre d'éducation préscolaire, offrirait l'occasion de développer en situation chez l'enfant, les qualités d'intégrité et de solidarité vis-à-vis de sa société, le sens de ses obligations envers sa famille et la conscience de ses responsabilités c o m m e m e m b r e de sa communauté . Elle permettrait » D'identifier et de caractériser les différents environnements au sein de chaque pays ; » D'analyser les caractéristiques éducatives de chacun de ses environnements ; » D e déterminer les démarches pédagogiques appropriées à chacun d'eux ; » D'étudier sur le vif les caractéristiques physiques, affectives, mentales, sociales et

intellectuelles de l'enfant africain dans son environnement en mutation. » D serait ainsi possible » D e dégager les types d'interactions qui existent entre le milieu et l'enfant ; » D e définir à partir de ces interactions le rôle des parents, des frères et sœurs, le cas

échéant, des autres m e m b r e s de la famille et de la communauté ; » D'examiner dans quelle mesure les pratiques et méthodes au sein d'un milieu donné

pourraient être valorisées ou revalorisées, ou au contraire abandonnées, s'il s'avère qu'elles sont nuisibles au développement de l'enfant ;

» D e proposer des modalités concrètes de coopération entre la famille et le centre d'éducation préscolaire ;

» D'identifier avec précision les ressources réellement disponibles ; » D e constituer avec les ressources humaines identifiées des équipes muMdisciplinai-

res susceptibles d'aider à satisfaire tous les besoins de l'enfant ; » D e découvrir de nouvelles interactions possibles entre ces personnes et l'enfant ; » D e procéder à u n inventaire précis des jeux et jouets d u milieu considéré et mettre

au point, à partir des jeux observés, des matériels de jeux éducatifs ; » D e recenser tous les éléments pouvant servir à élaborer un matériel didactique

approprié et mettre au point ce matériel ;

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» D'encourager la fabrication locale de matériel solide et peu coûteux pour la maison et pour l'institution préscolaire ;

» D e proposer des activités appropriées, susceptibles de promouvoir le développe­ment intégré de l'enfant : jeux, premiers apprentissages, confection et production de matériel, etc. ;

» D e suggérer des profils adéquats de formation des différents personnels concer­nés15. »

La participation de la communauté dans la détermination des objectifs, l'élaboration des programmes, la gestion des institutions et des activités éducatives et la mobilisation des moyens apparaît indispensable. Cela requiert que la famille et l'institution ne constituent pas, c o m m e à l'heure actuelle, deux mondes séparés et complètement différents. Il ne faut pas ignorer non plus le problème des langues. Si la plupart des Africains s'accordent aujourd'hui à reconnaître que l'utilisation des langues nationales africaines est la « garantie de la stabilité et de la cohésion de la personnalité de base de l'enfant », il n'en demeure pas moins que, pour leur introduction dans le système éducatif, u n certain nombre de problèmes restent à résoudre. L'expérience des garderies ou écoles maternelles qui déjà utilisent les langues nationales (Bénin, Côte d'Ivoire, Kenya , Sénégal, T o g o , etc.) indique des voies possibles à explorer.

L'éducation primaire et secondaire

À ce niveau il se pose des problèmes d'effectifs, d'équipements, de personnel enseignant pour lesquels, grâce à des efforts louables, des solutions plus ou moins heureuses ont été retenues. Mais des problèmes demeurent au niveau de la démocratisation des relations éducation et prise en compte de l'identité culturelle, de l'enseignement des langues africaines, de l'enseignement des sciences et de la technologie.

Les progrès très réels enregistrés dans la région en ce qui concerne l'accroissement des taux de scolarisation à tous les niveaux, ne doivent pas voiler le fait qu'il reste encore beaucoup de progrès à réaliser pour assurer pleinement l'exercice d u droit à l'éducation. E n ce qui concerne les possibilités d'accès à l'éducation, il existe encore de très grandes inégalités entre les h o m m e s et les femmes , entre les populations rurales et les populations urbaines ; en outre l'élitisme ne s'est pas encore dépouillé de toutes ses prérogatives. Il faudra résolument s'efforcer de surmonter ces obstacles majeurs qui s'opposent à une véritable et totale démocratisation de l'enseignement en Afrique.

U n e véritable adaptation de l'éducation au milieu africain implique à la fois une redéfinition des structures, l'établissement de nouveaux programmes, la réadaptation des méthodes d'enseignement, l'élaboration de moyens pédagogiques adaptés et une nouvelle conception de la formation des maîtres. Elle a partiellement pris cette forme dans les pays anglophones de la région où elle a abouti à la recherche d'une approche

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intégrée d'étude du milieu qui débouche sur la prise en compte dans les curricula des réalités africaines et la mise au point de méthodes plus actives.

Dans les pays francophones, elle s'est essentiellement traduite par des expériences dites de « ruralisation » de l'enseignement, parallèlement au système traditionnel (Burundi, Madagascar), ou dans son prolongement (Mali, Congo , Sénégal). Mais si dans ces pays, contrairement aux pays anglophones, l'addition de nouvelles matières (enseignement agricole ou artisanal, économie familiale, etc.) a pris le pas sur une réflexion sur les curricula, la m ê m e préoccupation méthodologique s'y est exprimée.

O n prend alors conscience de ce que les méthodes d'enseignement ont longtemps privilégié la mémorisation et renforcé la passivité de l'élève. Il faudrait l'amener à observer et à comprendre son environnement, et le préparer à résoudre les problèmes qui s'y posent. Cela suppose que les maîtres soient préparés à appliquer ces nouvelles consignes.

Dans la prise en compte de l'identité culturelle de l'Afrique, la langue, « vecteur essentiel de la culture d'un peuple », joue, il va sans dire, u n rôle capital. Aussi l'étude des langues africaines et leur introduction à l'école doivent-elles constituer des thèmes prioritaires de la réflexion pédagogique en Afrique. Sans la valorisation de la culture nationale — et en l'absence d'une identité culturelle nationale — il n'y a pas grand-chose à attendre de la cohésion nationale. O r sans cette cohésion et l'adhésion des structures culturelles collectives, il n'y a pas grand-chose à attendre de l'intégration de l'individu à la communauté en vue d'un développement endogène. L a langue est l'instrument vivant de la culture, d'où l'importance capitale de sa promotion. Mais elle est aussi l'instrument de communication le plus important et le seul qui soit complet. L'utilisation de la langue revêt donc une importance capitale dès lors qu'on se propose d'étudier une culture.

L'Unesco, on le sait, a lancé le projet Horizon 2000, conçu c o m m e le prolongement du Plan décennal pour l'étude systématique de la tradition orale et la promotion des langues africaines c o m m e véhicules de culture et instruments d'éducation permanente. C e projet se propose de procéder à un inventaire systémati­que des langues africaines, de réduire leurs difficultés orthographiques et de faire en sorte qu'elles s'intègrent dans l'enseignement et soient utilisées c o m m e véhicules du savoir scientifique. O n connaît bien le principe, souvent affirmé, que tout enseigne­ment a son effet maximal lorsqu'il est transmis dans la langue de celui qui le reçoit. Il importe donc que les nations africaines élaborent des stratégies et des politiques nationales unifiées visant à assurer la promotion de ces langues au rang d'outils de communication, d'enseignement et de diffusion des cultures. L a promotion des études scientifiques sur les langues et leur enseignement ne devient-elle pas ainsi une des tâches capitales pour les universités africaines ?

L e problème actuel de l'Afrique en matière d'enseignement des sciences et de la technologie est, dans une large mesure, un problème d'adéquation de cet enseigne­ment aux réalités nationales. L'enseignement scientifique et technologique, en

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donnant les connaissances de base nécessaires à la compréhension des phénomènes, à l'acquisition de connaissances d'un niveau plus élevé et à la formation intellectuelle, devrait s'orienter vers la recherche des solutions pratiques des problèmes de santé, de nutrition, d'habitat, d'habillement, etc. Il est évident qu'une telle ambition ne peut être satisfaite qu'avec la participation du secteur de la recherche scientifique. Il appartient au maître de faire l'effort nécessaire de s'informer continuellement des résultats pratiques obtenus par les chercheurs de niveau supérieur afin d'en tirer ce qui est assimilable par les élèves et qui correspond à la solution des problèmes de la vie quotidienne. « L a science ne consiste pas en une série de leçons de choses portant sur u n morceau de granit, u n ancien nid de guêpes [...] ni l'étude de tel ou tel objet pris au hasard. Elle ne se réduit pas à la connaissance des composantes du corps d'une sauterelle ou des parties d'une fleur, ni à la possibilité d'identifier vingt arbres, vingt insectes, vingt fleurs, etc. C'est l'étude des problèmes qui se posent partout où les enfants vivent. E n termes conventionnels, c'est l'étude du milieu physique. Il ne s'agit pas ici simplement de notion de chimie, de physique, de biologie, d'astronomie ou de géologie, bien que ces matières fassent partie intégrante de la science, mais bien de l'étude des questions qui viennent à l'esprit curieux des enfants à chaque étape de leur vie et de leur développement16. » U n tel enseignement rénové appelle un maître lui-m ê m e rénové. Il ne faut pas non plus ignorer qu'un certain nombre de matériels est nécessaire.

Toutes ces activités s'inscrivent dans le cadre de toute une série de recherches pédagogiques indispensables dans les différents domaines des sciences de l'éducation : psychopédagogie, sociologie de l'éducation, anthropologie, ainsi que sur les différents aspects du processus éducatif et notamment sur les contenus, les structures et les procédures d'évaluation d'un enseignement adapté aux besoins et aux caractéristiques d'apprentissage de l'enfant africain. Il convient d'accorder une attention particulière à deux aspects de la recherche pédagogique.

L e premier concerne l'outil de communication : alors que tous les pays se sont engagés à utiliser les langues africaines c o m m e langue véhiculaire de l'enseignement, très rares sont ceux, s'il y en a, qui ont entrepris les recherches en matière de planification linguistique qui permettraient de trouver les réponses aux questions suivantes : Combien de langues africaines et lesquelles introduire dans le système éducatif? À quelles fins et à quels niveaux les introduire? C o m m e n t pourvoir aux besoins de l'enseignement des langues non africaines étant donné leur rôle permanent dans la communication internationale ? C o m m e n t contrôler les compétences dans le domaine de l'apprentissage des langues africaines et étrangères en Afrique ?

L e second aspect de la recherche qui mérite une attention particulière est celui qui touche à la spécification du contenu. O n constate ici un désintérêt pour deux secteurs fondamentaux du programme, à savoir la dimension culturelle de l'éducation et l'éducation physique et sanitaire. L'identification correcte des contenus, dont découle l'élaboration du programme dans ces deux secteurs, exige une s o m m e considérable de recherches. L'enseignement des « matières culturelles » ou de l'éducation physique,

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Développement de Penfant dans son milieu selon les contextes sociaux, 9 5 économiques et culturels

ou encore des jeux tel qu'il est pratiqué actuellement dans certains pays d'Afrique est nettement insuffisant.

E n outre sur le plan de la méthodologie, c'est en étudiant les méthodes et les techniques de l'éducation africaine traditionnelle que l'Afrique peut apprendre à tirer partie de ses propres ressources. Il conviendrait à cet égard d'étudier les méthodes traditionnelles d'éducation des enfants, d'apprentissage par le jeu, de passage rituel à l'âge d ' h o m m e . Cette étude permettrait sans doute de retenir celles d'entre ces méthodes qui pourraient être intégrées dans la méthodologie pédagogique africaine soit telles quelles, soit légèrement adaptées. Il est intéressant de rappeler ici que les sociétés traditionnelles africaines ont toujours mis fortement l'accent sur les aspects pratiques de l'éducation, ce qui rejoint les exigences présentes tendant à lier l'éducation et le travail productif. O n peut signaler également le rôle que peuvent jouer dans le développement intellectuel les contes, les devinettes et les proverbes, c o m m e c'est la coutume au T o g o , sans oublier les jeux de ficelle des enfants de la Sierra Leone qui ne sont pas pratiqués couramment mais qui pourraient se montrer de la plus grande utilité en mathématiques, eq sciences ou dans l'enseignement des divers artisanats. U n e fois encore, le domaine des méthodes et des techniques pédagogiques traditionnelles est un domaine grand ouvert à la recherche.

Pour aider l'école à assumer la tâche d'épanouissement de l'enfant, tâche que la famille n'arrive plus à accomplir c o m m e on le sait, et pour rapprocher les deux structures, il serait peut-être souhaitable d'introduire dans les programmes scolaires l'éducation à la vie familiale.

L'éducation à la vie familiale n'est pas un concept nouveau. C'est l'éducation que chaque individu reçoit généralement d'une façon informelle, pour se préparer à une vie adulte aussi satisfaisante et aussi responsable que possible. Chaque société étant différente, ses m e m b r e s donneront en conséquence à l'éducation et à la vie familiale le contenu le plus approprié à leur culture. Il n'en reste pas moins qu'il est possible de déterminer quelques-uns des besoins c o m m u n s à nos jeunes et d'indiquer quelques objectifs à caractère général, leur portée d'ensemble, mis en relief par les programmes existants d'éducation à la vie familiale (cf. Centre d'études sur la famille africaine, Nairobi, Kenya).

Besoins. S'adapter aux changements physiques et émotionnels qui se produisent durant la croissance ;

Établir et maintenir des rapports satisfaisants avec les autres : la famille, les amis et l'ensemble de la société ;

Comprendre les changements de situation, c o m m e l'altération des structures traditionnelles et l'évolution du rôle de l ' h o m m e et de la f e m m e , y réagir de façon positive ;

Développer les valeurs et les aptitudes nécessaires pour avoir un mariage heureux, bien élever ses enfants et s'intégrer à la famille, à la communauté , à la société.

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Objectifs. Contribuer au développement complet de chaque individu de manière à promouvoir au m a x i m u m la croissance personnelle et le bonheur ;

Aider à préparer les jeunes aux droits et responsabilité de la vie adulte ; Aider les jeunes à clarifier ou à formuler leurs attitudes et valeurs pour qu'ils fassent

preuve d u sens des responsabilités, et cela non seulement à leur égard, mais aussi envers les autres ;

Aider au développement de moyens efficaces en matière de communication, d'évaluation et de prise de décision en ce qui concerne les questions ayant trait directement ou indirectement à la vie familiale, aux relations personnelles et à l'appartenance à la communauté .

Portée d'ensemble. Santé : y compris la santé maternelle et infantile, l'espacement des naissances, la nutrition, l'hygiène, la prévention et le traitement des maladies ;

Psychologique et émotionnel : y compris les rôles et les rapports au sein de la famille, entre les personnes associées, les amis et les différentes générations ;

Social : y compris les décisions ayant trait à la fin de la scolarité, au choix d'un emploi, au choix d'un conjoint, à savoir qui épouser et quand, à la planification familiale et aux implications sociales résultant de ces décisions ; la condition des femmes et l'égalité des chances ; le rôle de la famille et la contribution qu'une vie familiale fondée sur une base solide peut apporter à l'amélioration du bien-être de l'ensemble de la société.

Développement : le rôle de la famille dans la préparation de tous ses m e m b r e s à la plus grande contribution possible au développement national ;

Morale : les responsabilités des parents vis-à-vis de leurs enfants; les droits des m e m b r e s de la famille et leur responsabilité envers autrui dans la cellule familiale et la famille élargie, la préparation des jeunes à une attitude m û r e et responsable à l'égard des relations sexuelles ;

Économique et bien-être : les besoins fondamentaux de la famille; la gestion et l'économie familiales et les rapports entre la famille et le travail ;

Juridique : les lois relatives à la succession, à l'âge du mariage et aux droits des m e m b r e s de la famille ;

Culturel : y compris les nonnes et pratiques traditionnelles et religieuses ; Civique : la contribution de la famille à la vie communautaire et la préparation des

jeunes à leurs responsabilités civiques.

SUR LE PLAN LÉGISLATIF

II convient de rappeler que l'Assemblée générale des Nations Unies a approuvé la Déclaration des droits de l'enfant en 1959. Cette déclaration fait état d u droit de l'enfant à recevoir avant tout l'amour et l'affection, une nourriture adéquate et des soins appropriés et spéciaux s'il est handicapé, à avoir un n o m , une nationalité, à apprendre à devenir u n m e m b r e au service de la société, à développer ses aptitudes

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et surtout à bénéficier de tous ces droits sans distinction de race, de sexe, de religion, de couleur, de nationalité ou de classe sociale. Quelques exemples de dispositions à prendre entre autres : Législation visant à assurer une protection contre la grossesse précoce et en particulier

la fixation d'un âge minimal de mariage ; Adoption de lois visant au contrôle de la commercialisation des substituts du lait

maternel et de la publicité qui leur est faite ; Lois protégeant les enfants conformément à la recommandation internationale n° 146

(1973) sur l'âge minimal d'admission à l'emploi ; Lois protégeant les enfants par un contrôle des informations diffusées par les médias

et particulièrement le cinéma ; Création d'organismes judiciaires spécialisés dans la protection et la réhabilitation des

jeunes délinquants, ou leur renforcement s'ils existent déjà, etc. .

Toutes ces analyses de situation soulignent l'ampleur des problèmes auxquels les pays africains doivent faire face. Elles rappellent à quel point les enfants et les mères sont défavorisés et mettent en évidence la nécessité de prendre des mesures appropriées en faveur de ces groupes vulnérables. La spécificité de certaines mesures ne doit pas empêcher l'ensemble des actions de s'insérer très étroitement dans le cadre d'un programme bénéficiant à la famille au sens restreint c o m m e au sens large, ainsi qu'à la communauté .

Sur le plan national, les options et les efforts entrepris en faveur des enfants, des jeunes et des femmes sont indéniables mais il subsiste encore de nombreux problèmes. Il y a une absence ou une faiblesse notoire de politiques essentielles, directement liées à l'enfance dans de multiples domaines. Les préoccupations demeurent et l'on peut poser la question suivante : Quelle politique nationale adopter pour : a) protéger les enfants, notamment dans les zones défavorisées, contre la mort précoce, la morbidité, l'inadaptation; b) les former et les préparer à la vie; c) les aider à s'insérer culturellement et professionnellement dans la société des adultes, à s'y exprimer et à participer à ses mutations ?

L a réponse à ces questions trouve sa solution dans un contexte étendu : celui d u développement global du pays. Elle ne peut concerner les seuls services dits sociaux (santé, éducation, affaires sociales, etc.). L a protection des enfants, leur préparation à la vie et leur participation future au développement ne sont pleinement envisagea­bles que par une réorientation des politiques et des programmes de développement des pays.

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Notes

1. P . Erny, L'enfant dans la pensée traditionnelle de F Afrique noire, Paris, L e livre africain, 1968.

2. Tunde Ipaye, Stability and change in the Nigerian family, Communica ­tion au Colloque international sur le changement de la famille dans un m o n d e en évolution, tenu à Munich du 22 au 25 novembre 1982, Paris, Unesco, (doc. C h R 40.)

3. I. S o w , Famille et santé mentale en Afrique noire, Communication à la Réunion d'experts sur le rôle de la famille dans le processus du développement en Afrique, tenue à Bujumbura (Burundi), 21-25 janvier 1987.

4. J. Delange, Arts et peuples d'Afrique noire, Paris, Gallimard, 1967. 5. C h . Wondji, Communication au Colloque sur l'esthétique négro-

africaine, Université d'Abidjan (Côte d'Ivoire), 1974. 6. L . V . T h o m a s , « Ethnologie négro-africaine, ethnologie régionale », Les

sages dépossédés, Paris, Laffont, 1977. 7. M . Griaule, Dieu d'eau, entretiens avec Ogotommêli, Paris, Fayard, 1966. 8. Dominique Zahan, Religion, spiritualité et pensée africaines, Paris, Payot,

1970. 9. Boubou H a m a , Essai d'analyse de l'éducation africaine, Paris, Présence

africaine, 1968. 10. Thérèse Keita, Enfance et développement en Afrique, Paris, Unesco, 1985.

(Rapports/Études, C h R 73.) 11. L . V . T h o m a s et R . Luneau, La terre africaine et ses religions, Paris,

Harmattan, 1975. 12. Jacqueline Rabain, L'enfant du lignage, Paris, Payot, 1979. 13. M . Griaule, Jeux dogons, Paris, Institut d'ethnologie, 1938. 14. Thérèse Keita, op. cit., p. 52. 15. Aspects particuliers du développement de l'éducation en Afrique, Paris,

Unesco. 16. Nouveau manuel pour l'enseignement des sciences, Paris, Unesco, 1973.

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6. Phénoménologie traditionnelle de l'enfance en Afrique Thérèse Keita

Les anciens grecs s'étonnaient de voir chez les Égyptiens de leur temps, peuple fortement apparenté à l'Afrique noire, une telle tendresse pour l'enfant. Il était toujours accepté par la famille et non abandonné comme en Héllade pour des motifs futiles.

Pierre E r n y

D e la place de l'enfant dans les civilisations africaines

S'il existe un domaine où l'unité culturelle africaine ne fait aucun doute c'est bien celui de la phénoménologie traditionnelle de l'enfance.

L a place qu'il y occupe, les mythes, les rites, les croyances et les pratiques qui entourent sa venue et l'accompagnent jusqu'à l'âge adulte sont d'une immense richesse.

Partout, le mystère de la formation du petit de l ' h o m m e , sa naissance, les formes sous lesquelles il vient au m o n d e (jumeau, handicapé, normal, etc.) ont donné lieu à un déploiement de symbolisme riche et varié.

C e symbolisme plus ou moins émoussé par les influences religieuses extérieures (christianisme et Islam) reste néanmoins très vivace y compris dans les catégories sociales les plus « déculturées », car l'enfant y baigne toujours dans une atmosphère empreinte d'interdits, de rites et d'attitudes traditionnelles dont les femmes sont dépositaires.

Les proverbes, les prières et la gestuelle symbolique qui ont trait à l'enfance reflètent partout les m ê m e s désirs, les m ê m e s craintes, les m ê m e s frustrations quand il n'est pas là.

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100 Thérèse Keim

L'idée maîtresse est la m ê m e : l'enfant est la vie. Lui seul arrête la mort. Il en est l'unique et le plus efficace remède. Grâce à lui, la vie sur terre se perpétue. Il est le lien entre celle-ci et l'au-delà, entre ceux d'ici-bas et ceux d'en haut et de partout. D o n de dieu, il est aussi l'ancêtre, le parent disparu réincarné car :

« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis. Us sont dans le sein de la f e m m e . Ils sont dans l'enfant qui vagit1. »

Les E w é du Togo disent : Naneke me wu vi le anyigba sia ji o Rien ne surpasse l'enfant sur terre Akago me nyi evi voa ji o U n seul enfant n'est pas à mettre au m o n d e Ame wu ho L ' h o m m e vaut mieux que la richesse Evi nyo wu ega U n bon enfant vaut mieux que l'argent2.

Traduits dans les autres langues africaines, ces quatre proverbes seraient d'emblée adoptés et fort bien compris, leur sens partagé par tous.

Mais qui est l'enfant ? D ' o ù vient-il ? Les mythes de la création racontent que l ' h o m m e est né de la rencontre entre le

ciel (élément mâle) et la terre (élément femelle). Chez de nombreux peuples africains, l'enfant est la réincarnation plus ou moins

fidèle et complète d'un parent, d'un ancêtre défunt dont on lui donnera volontiers le n o m . Mais, sans l'intervention divine, l'âme d u défunt ne peut occuper le corps de l'enfant à naître. C'est Dieu qui donne le souffle de vie, l 'homme et la f e m m e sont les intermédiaires, les médiateurs par lesquels la volonté de Dieu et le désir des ancêtres de revenir sur terre parmi les leurs se réalisent.

L'enfant à la naissance, tout en étant m i - h o m m e mi-esprit, proche de l'au-delà dont il est un messager, est considéré c o m m e une entité ayant en elle toute son originalité, qu'il faudra aider à éclore.

D ' o ù la quête de cette identité : Qui est-il ? Quel n o m portera-t-il ? D ' o ù aussi l'importance des cérémonies d'imposition de n o m . Car le n o m renferme ou raconte une bonne partie de l'histoire de la personne qui le porte.

L'éducation consistera donc à faire progressivement passer le nouvel être, d'un état cosmique de m é d i u m à un état humain accompli, c'est-à-dire culturel et social.

La famille dans son expression la plus riche et la plus étendue est garante de cette éducation. Elle en est aussi le lieu et le premier espace culturel et social.

Dans la pensée africaine traditionnelle, le mariage, alliance de deux groupes ou de deux familles, est du reste conçu et organisé aux seules fins de la procréation et de la pérennité de la communauté.

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Phénoménologie traditionnelle de F enfance en Afrique 101

DES F O N D E M E N T S ET PRINCIPES DE L'ÉDUCATION

L'éducation traditionnelle visait l'intégration de l'enfant à la société des h o m m e s . Son but était d'en faire un être capable, à ses différents âges, d'assumer totalement ses responsabilités vis-à-vis des siens et de sa fonction dans la société.

Sur le plan pédagogique, elle se caractérise par une grande liberté laissée aux enfants pour participer, observer et imiter les modèles que représentent les aînés. Cette grande liberté contraste avec l'apprentissage extrêmement sévère et mortifiant que contiennent les rites initiatiques.

C'est là un principe que l'on retrouve tout au long de la formation de la personnalité de l ' h o m m e . Ainsi, l'enfant passera de l'atmosphère de protection et d'amour qu'est celle de la proximité avec la mère à un sevrage relativement brusque qui le projette sans transition dans le m o n d e de ses siblings. Il passera aussi d'un stade de grande permissivité du langage et des gestes à celui de la retenue et de la mesure devant les adultes ou devant l'étranger. Les étapes importantes qui marquent le passage de l'enfance à l'âge d ' h o m m e comportent presque toujours ce principe. Tout se passe c o m m e s'il fallait secouer, réveiller l'être profond ou encore caché dans sa torpeur. L'endurcir en l'effrayant s'il le faut. L a vie c o m m e l'initiation est une épreuve. Elle est une succession de bons et de mauvais m o m e n t s à travers lesquels il faut savoir passer.

LES ÉTAPES DE L'INTÉGRATION

De la naissance au sevrage

Jusqu'au jour de l'imposition du n o m , l'enfant est innommable. Il est le plus souvent reclus, en compagnie de sa mère. Lui donner u n ou plusieurs n o m s signifie qu'il a sa place parmi les autres, qu'il est un être socialisable, m ê m e si sur le plan biologique rien n'est encore acquis.

Jusqu'au sevrage, c'est-à-dire entre 2 et 3 ans, il sera en permanence dans le giron ou sur le dos de sa mère qui pour lui représentera le m o n d e entier. Fille ou garçon, il évoluera d'abord dans le m o n d e féminin et maternel. Toutefois il ne sera pas 1' « objet » exclusif de sa mère qui fera appel à d'autres femmes quand il le faut pour l'aider dans ses tâches. Avec le sevrage, l'enfant est pour la première fois, séparé d u sein et du corps sécurisant de la mère et se retrouve parmi ses aînés et cadets. C'est un pas de plus dans la socialisation, dans l'ouverture aux autres et la découverte de soi.

De 2 à 3 ans jusqu'à 5 à 6 ans

Cette période est celle de l'apprentissage de la vie sociale. Il n'est pas définitivement séparé de la mère qui peut encore lui prêter quelque attention et lui marquer de

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102 Thérèse Keim

l'affection, mais il ne sera plus au centre de ses préoccupations. D'autant que cela correspond souvent à l'attente d'un nouvel enfant. L'enfant est amené par le jeu, par les dialogues, par le travail, à découvrir et à établir des rapports avec l'ensemble des m e m b r e s de sa famille (père, tantes, oncles, cousins, etc.) mais aussi avec tous ceux qui, par le jeu des alliances proches ou lointaines feront partie de son univers socioculturel. L a différenciation sexuelle c o m m e n c e aussi à cet âge. Pour la petite fille c'est le début de l'initiation aux tâches domestiques. Généralement, elle aura moins de temps à dépenser en activités ludiques, parce que très tôt responsabilisée et formée pour son rôle de future épouse et mère.

Dès cet âge les enfants sont laissés à eux-mêmes . Ils organisent ainsi leur « m o n d e », ils sont autonomes. Les adultes y interviennent rarement. C'est la période où ils fabriquent leurs jouets — donnant libre cours à leur imagination créatrice — chantent et dansent jusqu'à ce que sommeil s'ensuive, parfois sur l'aire du jeu, parfois chez un parent. C e qui n'a rien d'inquiétant ni d'anormal.

De 6 à 7 ans jusqu'à 14 ans

C'est le m o m e n t de l'intégration à la classe d'âge. C'est l'âge des premières grandes initiations dans les sociétés où elles existent. C'est le m o m e n t de la circoncision et de l'excision, c'est-à-dire la fin de l'ambivalence et l'entrée dans u n rôle social par l'imposition d'un seul sexe. L e garçon fait partie de la société des h o m m e s à travers une classe d'âge et la fille aussi, quoique l'importance de la classe d'âge semble moindre. Tous deux se prépareront, à leur tour, à fonder une famille. Il n'y a aucune séparation entre l'apprentissage « technique » et l'éducation. Les deux se font de manière parfaitement intégrée.

Les valeurs morales et culturelles de l'éducation

L a première d'entre elles semble être le respect d û aux aînés. Et nous y ajouterons : le courage, le sens de la générosité et du partage, le sens

de la dignité et son corollaire inverse celui de la honte. L e sens du secret : « Savoir tenir sa langue car la parole est une arme redoutable. »

L e vol et le mensonge sont exécrés. L'éducation traditionnelle visait à faire de l ' h o m m e et de la f e m m e , des « personnes de bien ».

Les fondements et la pédagogie de l'éducation traditionnelle sont, en tout, différents de ceux introduits par l'école de type européen. D e nombreux chercheurs s'interrogent aujourd'hui sur la nécessité d'intégrer des aspects de cette éducation ancienne à celle d'aujourd'hui afin de l'enrichir, de la compléter et d'en réduire les effets de rupture déstabilisants de la personnalité des enfants.

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L a relation mère-enfant

La matrone prend un fragment du cordon ombilical et le place successivement sur le front et la poitrine de la mère puis sur le front et la poitrine du nouveau-né tout en psalmodiant :

« Enfant, si ta mère t'appelle, réponds. M a m a n , quand tu entendras ton enfant pleurer, hâte-toi d'aller le voir3. »

DE LA FILLETTE À LA M È R E

(rites et symbolique)

Il n'est pas exagéré de dire qu'en Afrique, la relation mère-enfant est antérieure à la naissance de ce dernier, voire à la grossesse elle-même.

L'éducation de la fille visera essentiellement u n seul but : la procréation et la perpétuation de la vie à travers l'enfant qui symbolise la continuation du groupe.

Dès sa plus tendre enfance, la petite Africaine, vivant pleinement parmi ses mères et aînées, acquiert à leurs côtés tous les gestes qui, demain, feront d'elle une f e m m e accomplie.

L'activité ludique spécifique de la fillette de 2 à 6 ans contient déjà les éléments fondamentaux du rôle qu'elle jouera dans les six à dix années qui suivront.

E n m ê m e temps qu'elle découvre et repère sa place dans la famille (relations verticales avec les aînés et les cadets, et relations horizontales avec ses semblables) la petite Africaine se constitue et s'affirme en tant qu'élément féminin, en opposition et complémentarité à l'élément masculin.

Contrairement au garçon du m ê m e âge, l'activité ludique de la fille sera très marquée par sa fonction future. Elle aura moins de temps à consacrer au jeu parce que, très tôt, elle est sollicitée pour apporter son aide à ses mères dans le travail domestique et aussi dans la garde des cadets lorsque la mère est trop occupée. Elle porte l'enfant sur son dos, le surveille, et tente de le distraire. Seule ou en groupe, la petite Africaine joue à la poupée. U n e poupée fabriquée de ses mains ou par une aînée, avec des matériaux rudimentaires ramassés dans la cour, dans le village ou sur les chemins du c h a m p ou du marigot.

Elle lui fait sa toilette, la tresse, l'habille, la porte sur son dos et lui parle. Parfois, elle va jusqu'à simuler un baptême où tous les garçons et filles du m ê m e âge seront présents et joueront les rôles que jouent les adultes lors de vrais baptêmes. E n fait, c'est un vrai baptême, organisé entre enfants. L à encore, il est difficile de dissocier la part du jeu de celle de l'éducation, L ' u n étant au service de l'autre.

Chants et danses de fillettes Baoulé (8-14 ans)

Assoman, assoman man dossidoman doklokodo (bis)

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viengou bêlé, assoman e bian klomé niesa manbo assoman e bian klomé

Refrain Klouklouzé zé klouklou nzwé pébalé...

Traduction approximative M o n fiancé, m o n fiancé ! Les filles de m o n âge ont leur fiancé Qui les aime, à m o n tour J'ai un fiancé qui ne m'a ime pas, Klou, Klou voici la pluie...

Chant mimé avec un bâton représentant le bébé mort*

n wahé n wahé yao niao ba mon wouli anuman bani asaki misanouo gno mi gnoko kladyan gnakoho kladyan ni M o n enfant, m o n enfant, yao regarde, L'enfant que j'ai enfanté hier ; Cet enfant est mort dans m e s mains. Présente-moi les condoléances Pour Kladyan, moi , sa mère

Entre 6 et 10 ans, la différenciation d'avec le garçon s'opérera souvent par l'initiation et les rites de passage. Ceux-ci peuvent prendre des formes diverses, allant des plus légères : tatouage des gencives et des lèvres, aux formes les plus violentes et les plus complexes. Elles visent alors à marquer de la manière la plus profonde et la plus intime, 1' « être » de la petite fille et à la fixer définitivement dans son rôle de f e m m e et de mère : la réclusion totale avec ou sans excision, sur des périodes pouvant varier entre quelques semaines et plusieurs années (jusqu'à sept ans en certains endroits !).

C'est le m o m e n t où la fille découvre et apprend à connaître son corps, sa fonction, sa puissance ainsi que ceux de l'autre sexe, c o m m e en témoigne si bien le chant des jeunes initiées Mandja (Afrique centrale).

Chant initiatique féminin chez les Mandja5

Pendant la danse, s'adressant aux jeunes ganzas (initiées), les vieilles chantent : T u ne croyais pas être vaincue un jour, T u mangeais seule, tu marchais vite, Maintenant tu es blessée. T u disais que jamais quelqu'un ne te tiendrait. D e u x femmes t'ont tenue aujourd'hui.

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T u te soignais to i -même, Maintenant c'est une autre qui te lave et te panse, T u faisais l'amour, nenni, il n'y faut plus songer, Avant tu pissais bien, chaque fois désormais des larmes perleront à tes yeux. T u allais vive, les jambes serrées, Maintenant tu marches les cuisses écartées, C o m m e le crapaud sédaré et la souris tapara.

Les ganzas reprennent en chœur : Aujourd'hui le couteau a tué le gardien d u village, Maintenant qu'il est mort , au village, il n'y a plus de gardien ; Avant le village était sale, mais c o m m e le gardien n'est plus Il est très propre aujourd'hui. T o u s les gens disaient qu'il y avait des ganzas, Aujourd'hui j'ai v u que c'était vrai.

S'adressant à celle qui les a opérées, elles poursuivent : Avant nous marchions sans peine, Pourquoi t'es-tu m o q u é e de nous ? Q u a n d Korlo nous fit, pour connaître l'amour, Il nous dota d 'un wizougoré*, T u nous l'as enlevé, aujourd'hui, c o m m e autrefois on te l'enleva. T u nous as fait une grande blessure, c o m m e on te la fit. T u crois, peut-être, que nous en m o u r r o n s , Mais pourquoi ? T u n'en es point morte toi, nous ne mourrons donc pas nous non plus, Car nous savons que tu nous a bien opérées, Pour que nous puissions bien faire l 'amour.

Elles continuent à chanter : Voici que nous ne s o m m e s que des f e m m e s Et l'on a appelé deux h o m m e s pour frapper le t a m - t a m . Ils ont des phallus c o m m e ceux des éléphants. Q u e sont-ils venus, parmi nous, ces h o m m e s ? Alors q u e nous s o m m e s blessées et inondées de sang.

U n e ganza s'écrie : E n voici u n , m e s sœurs, qui a des bourses c o m m e le phacochère.

Les initiées chantent et dansent : Avant d'être ganza o n nous racontait beaucoup de choses, O n nous disait que nous souffririons beaucoup Et que peut-être nous mourrions. N o u s ne ressentons plus notre mal et n'avons plus peur. Q u ' o n appelle la mort , nous lui dirons bonjour.

* Clitoris

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106 Thérèse Keim

Qu'elle soit grande ou petite, grosse ou maigrichonne, N o u s demandons à la voir, elle ne nous effraie plus. Avant, nos cœurs étaient très chauds. Maintenant ils sont froids, N o u s ne songeons plus qu'à l'amour. D e retour au village, quand nous rencontrerons un gros phallus, A h ! que nous ferons bien l'amour, Car notre sexe sera sec et propre.

Pendant six jours elles portent une robe de feuillage, puis revêtent un tutu fait d'écorce d'arbre tannée. Le septième jour, celle qui les garde e m m è n e la troupe d'excisées se baigner au marigot. Elle chante :

Avant tu étais Ubre de ton corps, Aujourd'hui tu m e dois obéissance, T u boiras de l'eau croupie, T u te laveras dans de l'eau boueuse Et tu l'exécuteras, car tu n'as plus de bouche pour te plaindre.

Les ganzas reprennent : T u parles juste, m a m a n , mais autrefois tu fus c o m m e nous. Si nous ne mourons pas, à notre tour, plus tard N o u s commanderons des ganzas c o m m e toi aujourd'hui.

Les grandes s'adressent aux petites : Vous n'avez pas, vous autres, souffert c o m m e nous, Votre wizougoré était bien trop petit.

Les petites répondent : Notre wizougoré était aussi gros que le vôtre Et si nous pouvions échanger notre mal Vous verriez que notre couleur est aussi forte Et nos souffrances égales aux vôtres.

Alors, Yaganza, celle qui les garde, chante : N e vous disputez pas ainsi, sinon je vous punirai. Je jetterai du sel dans l'eau et toutes alors Vous verriez grandir votre douleur. C'est moi qui c o m m a n d e . Pourquoi vous disputez-vous ?

Les ganzas s'excusent : N e nous gronde pas, m a mère, C'est toi qui commandes et nous t'écoutons, N o u s chantons seulement pour nous distraire.

Après le bain, elles psalmodient : N o u s sommes allées nombreuses pour nous baigner Et nous voici de retour. O n nous disait que quelque chose nous tuerait au marigot,

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N o u s n'avons trouvé que de l'eau pour nous baigner. N o u s avons quiné la case pour l'eau, Puis nous quittons l'eau pour la case, Mais Yaganza tu devrais nous compter, Peut-être est-il resté, au marigot, une petite ganza ?

Yaganza répond : Si l'une d'entre vous est restée là-bas, Je vous donnerai à chacune cinquante coups de fouet.

Les ganzas répondent : C'est toi qui nous commandes , Yaganza, Si l'une d'entre nous est demeurée là-bas, c'est toi qui as perdu une ganza

Yaganza leur dit : Si une ganza est restée là-bas, Donnez-moi son n o m .

Les ganzas répondent : Il n'est demeuré personne, c'est seulement Notre parole que nous avons perdue au marigot.

E n dansant, le matin suivant, elles chantent : Depuis hier au soir, nous n'avons rien mangé , N o u s sommes bien fatiguées, car nous avons trop dansé Et nous avons grand faim. Q u e sont donc devenus notre mère, notre père, tous nos frères ? Seraient-ils donc tous morts ?

Les parents arrivent, déposent les marmites, puis font mine de les reprendre pour les rapporter au village. Les ganzas chantent :

O h ! ne les emportez pas, nous s o m m e s trop fatiguées. Trois fois cette scène se répète, puis les ganzas se mettent à manger. Chant de sortie à la fin de l'initiation :

Q u a n d on nous a excisées, nous avons fort souffert, Toutes nous avons cru mourir. Aujourd'hui, nous sommes fortes, la douleur n'est plus. Dites à notre mère, à nos frères, à nos parents, A u x gens du village d'accourir tous pour nous voir danser. Ils verront c o m m e nous sommes belles et bien parées pour la danse Et aussi c o m m e nous sommes vives et vaillantes.

Ce chant où se mêlent douleur et joie, révolte et soumission, regret et fascination, sarcasme et espoir d'une revanche à prendre, est avant tout dédié à la fécondité. Car, durant cette réclusion, les fillettes auront acquis la connaissance utile à la future épouse et mère.

Connaissance des plantes, des gestes, des mots, des prières, des rites et de mille autres secrets féminins qui, le m o m e n t venu, les soulageront d'une maternité difficile.

Dans la pensée traditionnelle africaine, la puissance et la richesse se mesurent en

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108 Thérèse Keita

nombre de descendants; or, là où cette pensée est restée intacte elle confère à la f e m m e le pouvoir de créer cette richesse, d'où le proverbe Bakongo qui dit : « L a f e m m e est la première des richesses parce qu'elle enfante la richesse humaine [mbuta mbongo bantu]. »

Et lorsque, par malheur, l'enfant tant attendu tarde à se manifester, la f e m m e soit directement, soit en passant par un de ses proches parents ou l'officiant du culte de la fécondité, procède aux prières et aux sacrifices qui l'aideront à réaliser son rêver L a force de la foi et de la sincérité, les sacrifices que la f e m m e non féconde ou stérile est prête à consentir sont le meilleur témoin de la place qu'occupe l'enfant dans les sociétés africaines, ainsi que le montrent ces exemples en différents endroits de l'Afrique.

Prière diola pour avoir des enfants

« L a f e m m e qui avorte ou celle qui désire fortement mettre au m o n d e , exécute tout d'abord Yenes kabukor (chercher à avoir des enfants). Elle va trouver le prêtre du boekiin (génie) choisi et lui tient ces propos : M o i , m a mère m ' a enfantée. Je voudrais aussi avoir des enfants. Mais je ne puis en avoir. Il faut que tu fasses un sacrifice afin que je sache pourquoi je n'ai pas d'enfants. Si c'est quelqu'un qui m e les tue ou m ' e m p ê c h e de les concevoir, que le boekiin le contraigne à avouer publiquement son forfait et qu'il meure ensuite dans la honte. Si c'est moi qui tue m e s propres enfants et viens te supplier hypocritement, que le boekiin m e fasse avouer publiquement et que je meure6 . »

Sacrifice pour la fécondité d'une femme chez les Baoulé (Côte d'Ivoire)

« Salut du matin (ter), génie de la terre, je te demande de venir car je vais te donner à manger et te parler.

Akpiré m e charge de t'offrir ces œufs en son n o m afin que tu la rendes féconde. Car, toi eau, tu es la source de la prospérité. Elle t'offre ces deux œufs par m o n intermédiaire, qu'elle soit féconde, qu'elle enfante.

Lorsque tous verront qu'elle est enceinte elle viendra t'offrir un poulet. Lorsqu'elle aura mis un enfant au m o n d e , elle viendra t'offrir un mouton pour

te dire merci. Regarde et accepte cet œ u f de sa main, regarde et accepte cet autre œ u f de sa main. . .

Akpiré qui est venue jusqu'ici chercher un enfant, Dieu grand, Eau N'zi7, en particulier, donnez-lui un espoir. Q u e nos faces ne se couvrent pas de honte. Je sacrifie le poulet, sans hésiter. Il n'appartient qu'à toi de juger celui qui pense du mal de moi. Eau N'zi, regarde et accepte de manger ce poulet de bon cœur8 . »

Lorsque le v œ u est enfin exaucé, la mère, l'enfant à naître, parfois le père lui-même, sont pris dans une autre série de rituels, un nouvel ordre ontologique visant à protéger les deux vies.

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Phénoménologie traditionnelle de l'enfance en Afrique 109

Les tabous et interdits alimentaires seront plus nombreux, en particulier pour la mère.

DE LA GROSSESSE

Ici, nous serons à u n m o m e n t sensiblement différent. Les attitudes seront quasiment à l'opposé des précédentes car, autant la mère manifestera avec force et passion son désir de procréer, autant, une fois la grossesse installée, elle sera muette, effacée, distante, la banalisant ou cherchant tout simplement à la nier.

Si l'enfant est fortement désiré, auparavant, il sera tu pendant les premières semaines de sa vie. Il est guetté, repéré, et reconnu mais il n'est jamais dit, à moins que les rituels qui autorisent à en parler publiquement ne soient entièrement accomplis.

Il y a au moins deux raisons à cela. La première réside en la gêne qu'il y a à reconnaître cet état de fait.

L a seconde réside dans la peur qu'il y a de perdre l'enfant par la parole redoutable et parfois mauvaise, ou l'envie et les mauvaises pensées. C'est donc une attitude de protection de la mère et de l'être qui vit en son sein.

Lorsqu'on en parle, ce sera par allusion ou par métaphore. L'expression la plus courante consiste à dire d'une f e m m e enceinte qu'elle « a le

ventre ». Expression que l'on retrouve un peu partout en Afrique. Cependant, les activités de la f e m m e n'en seront pas pour autant modifiées. Sa charge de travail n'en sera pas réduite ou très peu. E n revanche, de nombreux interdits lui seront imposés. Interdits concernant les animaux, les attitudes et les pensées mais surtout les aliments. Ces aliments peuvent figurer dans la consommation courante, mais les observateurs ont pu remarquer que, très souvent, ils n'étaient pas consommés par la f e m m e ni par son entourage d'ailleurs. C'est ainsi qu'il est interdit à la f e m m e baoulé enceinte, de consommer du lézard, du silure, d u chien, du lièvre, du singe, mais aussi des œufs9.

L a f e m m e dogon s'abstiendra de manger des sauterelles, du sésame, des œufs et du lézard, c o m m e la baoulé, mais aussi du miel, des épices, etc.

E n pays Bambara, elle aura droit au foie et au cœur des fauves abattus car, « ce sont là des nœuds de vie dont l'absorption est susceptible de renforcer l'âme de l'enfant et d'en faire un être courageux10 ».

Dans le m ê m e temps, la f e m m e adoptera les interdits, totems et tabous de son époux, pour éviter que leur transgression n'empoisonne l'enfant à travers le sang ou le lait maternel. Elle devra aussi éviter toute pensée négative et la vue d'animaux, d'objets ou d'êtres difformes ou effrayants de peur qu'à la naissance son enfant n'en présente les caractères.

C'est aussi l'un des rares m o m e n t s où il est demandé à l ' h o m m e attention, prévenance, patience, sollicitude et fidélité. D e m ê m e qu'il lui sera interdit de tuer des animaux.

U n e déontologie nouvelle régira les rapports de la f e m m e et de son époux, ainsi

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110 Thérèse Keim

que l'enseigne le maître Chaga aux jeunes gens qu'il est chargé de former. « Q u a n d une jeune fille est devenue f e m m e , tu n'as plus le droit de la battre, car elle collabore directement avec Dieu. Il faut donc l'honorer plus que jamais... Q u a n d , durant sa grossesse, ta f e m m e te met en colère, va-t-en chez ton voisin et dissipe là ta colère afin qu'elle ne te pousse pas vers des actes qui pourraient te coûter cher. Si tu frappes ta f e m m e durant qu'elle est enceinte et que tu touches un endroit sensible, tu tues l'enfant11... »

Il n'est pas rare qu'interdits et tabous d'une région ou d'un groupe soient justement ceux admis et pratiqués ailleurs. C e que nous tentons de montrer ici, c'est que les raisons et le souci sont les m ê m e s , que les fondements et croyances sont identiques, m ê m e si les pratiques sont différentes, voire radicalement opposées.

Tout cela montre que la vie de l'enfant ne dépend pas de manière privée et individuelle de la mère , et encore moins du père. Elle dépend avant tout de Dieu et des forces cosmiques et ancestrales avec lesquelles il faut vivre en harmonie et respect.

Quant aux géniteurs, leur rôle, pour autant qu'il soit important, n'en reste pas moins circonscrit dans les limites d'un c h a m p social où d'autres acteurs et facteurs interviennent. D e nombreux rituels sont, du reste, accomplis par d'autres personnes : beau-frère, belle-sœur, tante ou oncle maternels ou paternels, grand-père ou grand-mère, etc.

Les responsabilités qui incombent à la f e m m e en tant que mère — qui, dans le moule de son corps, matérialiste, garde et nourrit l'enfant jusqu'à maturité — sont lourdes. Certes, elle en est la gardienne, sur les plans physiologique, moral et spirituel, mais en cela elle est entourée, aidée et soutenue par les autres. À la limite, elle n'a pas le choix de faire et de penser les choses selon son gré et ses désirs durant cette période. Elle ne s'appartient pas plus que l'enfant ne lui appartient.

Ce qui, à y bien réfléchir, ne fait que renforcer ses responsabilités vis-à-vis des .autres et surtout de l'enfant.

Si nous avons accordé une place qui paraîtra peut-être trop importante à cette partie de la relation mère-enfant dans le m o n d e traditionnel africain, c'est que, selon nous, seule cette démarche permet de rester fidèle à l'esprit et à la conception qu'ont les Africains eux-mêmes .

N o u s avons aussi voulu montrer combien il est délicat, voire artificiel, de prendre la question à un m o m e n t qu'il eût été arbitraire de choisir, car il excluait d'emblée de nombreux et précieux aspects de cette relation.

Dans la pensée et la structuration sociale africaine, il n'y a ni début, ni fin. Il y a un cycle de vie et de mort, l'un incluant et entraînant automatiquement

l'autre. Chaque être vit et passe aux rythmes et cadences de ce cycle de vie. L a mère n'est pas mère le jour où elle a un enfant. Elle l'est bien avant et parfois,

avant sa propre naissance, puisque des options matrimoniales peuvent prendre effet avant.

Ici, la fille est f e m m e . L a f e m m e est mère, grand-mère, ancêtre après sa

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Phénoménologie traditionnelle de l'enfance en Afrique 111

disparition physique et on l'attendra sous une autre forme à travers le prochain être qui viendra.

À ce titre, les nombreux observateurs qui se sont penchés sur la question ont toujours relevé la similitude entre rites de naissances et rites funéraires.

L a naissance est une mort et la mort, une naissance.

DE LA NAISSANCE AU SEVRAGE

Naître c'est voir. C'est ouvrir les yeux. C'est sortir du néant pour venir parmi les h o m m e s . Ce n'est point un hasard si les expressions qui désignent la naissance sont les m ê m e s qu'on emploie pour dire « ouvrir les yeux », ou « voir le jour ». Car ils symbolisent tous le passage du m o n d e des ténèbres à celui de la lumière.

Ainsi dira-t-on en zarma (Niger) : moo haï : ouvrir les yeux ; haï : naître, mettre au m o n d e .

Pour la mère qui met l'enfant au m o n d e , ainsi que pour ce dernier lui-même, les premiers jours correspondent très souvent à une période de réclusion dont la durée peut varier selon les régions de quelques jours, en général jusqu'au baptême, à quelques mois.

Les tout premiers jours sont une période d'intense intimité entre la mère et l'enfant. Peu de personnes sont admises à les voir, et tout est fait par la communauté féminine pour qu'ils puissent recouvrer rapidement forces, énergie et santé.

« Chez les Baoulés, la mère et l'enfant sont soumis à un régime de vie particulier pour une période de deux semaines après l'accouchement. La mère ne doit pas quitter sa cour, ni montrer ses seins. L'enfant ne doit pas voir le soleil. Les seuls travaux dont la mère est chargée sont les soins d u bébé et ceux de sa propre personne, à condition toutefois que quelqu'un d'autre accomplisse les tâches habituelles à sa place. Si ce n'est pas le cas, elle devra reprendre quelques jours plus tard toutes ses activités.

» D u point de vue alimentaire, la f e m m e bénéficie d'un régime amélioré, riche en protéines (viande, poisson) et fortement épicé. Les piments vont « brûler le trou dans son ventre » et les protéines vont l'aider à guérir et à retrouver l'énergie qu'elle a perdue pendant l'accouchement. O n l'encourage à ne pas boire trop de vin de palme durant cette période. Les tabous alimentaires qui existaient durant la grossesse sont maintenant levés. L a f emme ne conserve que ses totems habituels ainsi que ceux de son mari qu'elle respectera durant toute la période d'allaitement. E n revanche, elle subit deux nouveaux interdits : elle ne doit pas manger en m ê m e temps que son mari pendant trois mois si le nouveau-né est un garçon, et pendant quatre mois si c'est une fille; elle ne doit pas dormir avec son mari pendant les huit mois qui suivent l'accouchement...

» A u terme des quinze jours d'isolement suivant l'accouchement, le bébé est autorisé à sortir de la maison. O n procède à un rite particulier : le rasage de la tête du bébé12.

» Après le rasage, la mère lave le bébé dehors. U n peu plus tard, on peut voir trois

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112 Thérèse Keita

ou quatre femmes assises en rond ; l'une tient le bébé et lui met les pieds dans un bol contenant du vin de palme tout en prononçant quelques mots : « Q u e l'enfant grandisse, que l'enfant marche et que l'enfant ne meure pas », puis elle passe l'enfant à une autre f e m m e et fait boire aux parents un peu du vin de palme dans lequel ont trempé les pieds de l'enfant (pour que les parents conçoivent à nouveau). Ensuite on laisse l'enfant au soleil13. »

D e la naissance au sevrage, la vie de l'enfant et celle de la mère sont étroitement liées, sur le plan tant physiologique (le lait maternel étant exclusivement l'alimenta­tion du nouveau-né jusqu'à 6 mois) que psycho-affectif.

N o m b r e u x sont les psychologues, psychanalystes et éducateurs qui ont montré l'importance de ces premiers moments de vie sur la formation de la personnalité de l'enfant, donc de l 'homme adulte.

L e rôle des parents, de la famille et plus particulièrement celui de la mère dans le développement et la structuration de la personnalité de l'enfant ont été maintes fois mis en exergue.

E n Occident, les recherches entreprises depuis Freud en psychanalyse, et plus récemment Piaget en psychologie de l'enfant, ont permis d'identifier les différents stades, processus et formes de ce développement à tous les âges de la vie de l'enfant.

Les résultats de ces recherches leur ont révélé, ainsi qu'au reste de la communauté scientifique internationale, l'importance que revêtait un développement psycho-affectif équilibré durant les premières années de la vie d'un être humain.

Durant les années 60, les progrès de la recherche neurophysiologique ont montré que l'intelligence sous ses aspects multiples et complexes se constituait très tôt et que le cerveau atteignait, « avant l'âge de 6 ans, 80% de son poids définitif14 ».

C'est dire et mesurer combien l'attitude de l'entourage, la manière dont chaque société, chaque civilisation voudront orienter et marquer l'enfant, seront décisives pour l'adulte et, en retour, pour l'ensemble de la société et de sa civilisation.

D e nombreuses interrogations et lacunes subsistent encore quant à la parfaite connaissance de l'interaction et des effets des facteurs extérieurs sur le développement de l'enfant, qu'ils soient d'ordre psycho-affectif, biologique ou simplement culturel.

Toutefois, un certain consensus semble se dégager pour reconnaître la place prépondérante qu'occupe la relation mère-enfant dans ce processus, m ê m e si l'on n'en connaît pas encore tous les effets, ni toutes les modalités.

Si la prime enfance est déterminante dans la formation de la personnalité et, partant, dans la socialisation de l'être humain, on n'est point surpris de constater l'importance que lui accorde l'Afrique subsaharienne, où s'est développée une civilisation bâtie sur les principes de la solidarité, du partage, du consensus et de la primauté du groupe sur u n individualisme excessif, jugé nocif et dangereux pour la survie de la communauté .

L a relation mère-enfant y occupe une place privilégiée.

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Phénoménologie traditionnelle de Venfante en Afrique 113

DU M A T E R N A G E ET DE SES FONCTIONS DANS LE DÉVELOPPEMENT DE LA

PERSONNALITÉ DE L ' E N F A N T

D e la naissance au sevrage, la plus lourde responsabilité dans l'éducation et le développement incombe à la f e m m e .

Elle peut être scindée en deux grandes composantes : à) l'alimentation; b) le contact physique permanent.

L a première est fournie par la mère à travers l'allaitement au sein. Jusqu'au sixième mois, l'enfant ne connaîtra d'autre source de nutrition que sa mère .

Celle-ci se tient à la disposition du bébé qui peut prendre autant de tétées qu'il le désire. Il n'y a ni horaire, ni réglementation coercitive qui entraverait sa liberté de se nourrir à satiété.

Seuls les besoins de l'enfant régissent la fréquence et la durée de l'allaitement. Et pour cela, il ne se séparera que rarement de sa mère qu'il suit partout. Avec elle, il vit tous les gestes, les mouvements , les sons et les rythmes qui jalonnent une journée. Il découvre ainsi le m o n d e , depuis le dos de sa mère.

Il passe la nuit à ses côtés, et, c o m m e de jour, il peut se nourrir à volonté. L a période suivant l'accouchement étant celle d'une séparation parfois très longue d'avec l'époux, l'allaitement de l'enfant et les soins à lui prodiguer deviennent la préoccupation principale de la f e m m e . Il ne faut cependant pas croire que ce « devoir » cause un handicap à ses activités quotidiennes. E n fait, elle l'intègre parfaitement aux autres occupations grâce à cette grande mobilité de l'enfant en sa compagnie.

À partir de 6 à 7 mois, la mère c o m m e n c e à associer à son lait, des aliments plus solides : bouillie, pâte de céréales, viande ou poisson qu'elle prendra soin de mâcher au préalable.

Cet allaitement quasi exclusif, au sein, peut se prolonger sur deux, voire trois années, mais en fait, il est très tôt complété par une nourriture d'appoint, afin de préparer progressivement l'enfant à affronter l'épreuve du sevrage.

L e contact physique permanent s'établit à travers l'allaitement et le portage qui créent les conditions d'une proximité ininterrompue entre mère et enfant.

L e contact cutané permanent est sécurisant et réducteur des tensions de l'enfant. Tant qu'il se meut dans la sphère maternelle, le petit est très souvent porté, collant donc directement au corps maternel, presque en symbiose avec lui. C e long corps à corps sans intermédiaire est caractéristique d u m o n d e d'existence du nourrisson africain qui ne souffre pas de l'inconfort cutané qui est souvent le lot de son homologue d'Europe. A u contact d'un m o n d e doux, chaud, bien rythmé, le plus proche possible de la condition prénatale, l'enfant jouit d'une existence de marsupial.

Alors que le bébé d'Europe est obligé de remédier à l'absence d'intimité tactile en suçant son pouce, on ne fait que très rarement mention de cette activité compensatoire en Afrique noire... Bénéficiant d'une expérience et de stimulations tactiles particuliè­rement riches, cutanées et buccales, l'enfant élevé dans les conditions habituelles n'a pas besoin de recourir à des expédients15. Contrairement aussi à ses frères africains

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élevés dans les m ê m e s conditions que le petit Européen dont ils partagent les frustrations.

C'est durant cette période que la mère inculquera à l'enfant ses premières notions de propreté et de sociabilité. Elle fera naître en lui les premiers sentiments et les premières sensations.

E n certaines régions, par la pratique du massage {damp en Wolof) elle développera ses muscles, redressera des parties du corps qu'elle estime imparfaites et lui procurera ainsi un bien-être apaisant.

L'allaitement ne vise pas qu'à assouvir la faim. L e contact physique ne peut être réduit à une simple commodité de déplacement et de mouvement . L ' u n et l'autre remplissent des fonctions à la fois apaisantes, rassurantes et stimulatrices précieuses pour la structuration de la personnalité de l'enfant16.

L a découverte de la joie et du plaisir, mais aussi de la douleur, l'éducation par la toilette et l'hygiène, notamment, l'apprentissage des prémisses du langage relèvent d'abord de la mère dont certains gestes, certaines attitudes peuvent laisser croire au néophyte, à la rudesse, à une indifférence ou encore à une totale soumission au bébé. Cependant, analysés et mesurés, ils présentent très souvent un caractère positif dans la structuration de l'enfant et dans la cohésion de son moi.

Mais, plus que tout, la disponibilité de la mère et sa capacité à répondre aux besoins exprimés par l'enfant, à l'aimer et à le sécuriser semblent être les éléments les plus déterminants pour son équilibre.

C'est ce que dit Winnicott : « L a tendance interne vers le développement et la croissance affective très

complexe de chaque petit enfant requiert des conditions qu'il n'est pas possible de définir en termes de bons soins corporels. U n enfant a besoin d'être aimé et il y a à cela des raisons qu'on peut mettre noir sur blanc [...] Les soins aimants sont nécessaires aux processus innés de la croissance affective17. » [...] U n allaitement réussi est donc une partie essentielle de l'éducation. Plus loin il rajoute c o m m e pour résumer à merveille la conception africaine de la relation mère-enfant à cet âge précieux, mais combien fragile : <c L e but des soins maternels ne se limite pas à l'établissement de la santé, mais comprend la fourniture de conditions pour l'expérience la plus riche possible avec des conséquences à long terme en ce qui concerne la profondeur et l'accroissement de la valeur d u caractère et de la personnalité de l'individu18. »

LE SEVRAGE ET SA SIGNIFICATION

E n pays sérère le sevrage donne lieu à un rituel au cours duquel l'officiante crache sur le petit doigt de l'enfant et le lui met dans l'oreille, trois fois pour une fille et quatre fois pour un garçon. Après avoir partagé le gâteau de mil, elle dit :

« Aujourd'hui, c'est Moussa que l'on sèvre, aujourd'hui qu'il se sépare de sa mère , celui qui m a n g e le mil, qu'il le suive. Maintenant tu as grandi, va travailler...

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Phénoménologie traditionnelle de l'enfance en Afrique 115

Pour une fille Laisse le sein d'une personne Laisse et va avec le mil Laisse et va avec l'eau Laisse et va avec Fatou chercher du bois mort Laisse et va avec  w a puiser l'eau Pour un garçon Laisse et va cultiver Laisse et va garder les troupeaux19. »

À elles seules, ces paroles de l'officiante sérère suffisent à expliquer le sens réel et profond du sevrage en Afrique, en m ê m e temps qu'elles nous éclairent sur ses modalités m ê m e si ces dernières sont, ailleurs, fort contestées. Elle mettent en scène deux facteurs : L'enfant est appelé à s'éloigner de sa mère, à rompre avec elle pour se rapprocher et

s'intégrer à sa classe d'âge. E n ce sens, il est invité à développer ses relations sociales à l'intérieur et à l'extérieur de sa sphère familiale, verticalement avec ses aînés et cadets, horizontalement avec ses siblings.

L e second facteur réside dans l'invitation à faire c o m m e ses jeunes aînés. Ici, on l'invite à travailler c o m m e les filles ou c o m m e les garçons selon son sexe. Il a un rôle à jouer.

L'entourage le savait, mais à partir du sevrage, lui, l'enfant, le bébé d'hier doit le savoir aussi. C e sont donc les premiers pas dans la vie sociale, la première étape d'une éducation socioculturelle à laquelle l'enfant sera progressivement initié, chaque âge marquant de la vie portant le sceau psychoculturel d'une étape importante à franchir pour passer d'un stade inférieur à un stade supérieur de la socialisation. L e sevrage à l'Africaine, parce qu'il se fait sans grande transition psychologique, parce que sur le plan émotionnel et affectif l'enfant n'y semble pas préparé, a fait l'objet d'assertions et de commentaires nombreux.

D ' u n e manière générale, il intervient lorsque la mère attend un nouvel enfant. C e qui, eu égard à la pratique de réclusion post-partum, signifie qu'elle a repris ses relations normales avec son époux. Il est couramment admis, en Afrique, qu'un enfant ne peut boire le lait d'un autre sous peine de disparition de l'un ou de l'autre ou d'absorption des énergies et de la chance d u cadet par l'aîné.

Pratiqué de manière ferme et radicale, brutale diront certains, il occasionnerait chez l'enfant jusque-là sécurisé, chaleureusement materné et pleinement satisfait par cette relation, u n traumatisme sur le double plan mental et psychosomatique.

Les observateurs, médecins ou psychologues ont fait remarquer que l'enfant présentait à ce m o m e n t des troubles multiples : agressivité, morosité, indifférence, tristesse et anorexie.

L e sevrage non réussi entraînerait le kwashiorkor que certains Africains désignent sous l'expression : « L a maladie que fait l'enfant quand en naît un autre. » C'est dire que les conséquences en étaient connues.

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116 Thérèse Keita

Mais il est tout aussi connu que le sevrage est partout et toujours un m o m e n t difficile et délicat à passer autant pour l'enfant que pour la mère, en cas d'allaitement au sein. Il est aussi tellement important, que la manière dont il est conduit renferme tout le sens que chaque société désire donner à la vie, à l ' h o m m e .

E n Afrique, on pousse l'enfant vers les autres, vers la découverte de l'environnement humain et socioculturel, vers d'autres espaces jusque-là entrevus à travers la mère. O n le pousse à la découverte et à l'extériorisation de sa personnalité, par la manière dont il s'intégrera au groupe. E n ce sens, cette démarche n'est pas sans rappeler celle qui, plus tard, présidera aux rites initiatiques où tout se passe c o m m e si l'on tuait un « moi » en gestation afin que renaisse un autre, à la fois personnel, unique et socialisé.

E n ce sens, le sevrage est la première initiation après la naissance.

DU BIEN-FONDÉ D U M O D E DE M A T E R N A G E

N o u s devons considérer la relation mère-enfant c o m m e une valeur socioculturelle fondamentale pour toute société.

Elle est un signe différentiel des cultures et des civilisations. Si les débats actuels qui agitent le m o n d e de la recherche sur la relation mère-

enfant tendent à contester l'existence d'un amour maternel inné et primitif, du moins reconnaissent-ils qu'il est déterminant dans la structuration de la personnalité de l'enfant et que les soins apportés à u n enfant sont une réponse à ses angoisses, à ses besoins physiques tout autant que psycho-affectifs.

Pourtant l'entière et totale disponibilité de la mère africaine à l'égard de son enfant a suscité toutes sortes de réactions et de sentiments : surprise et admiration, envie et réprobation, malaise et incompréhension, mais toujours fascination.

À partir d'observations fort limitées et manifestement trop imprégnées d'ethno-centrisme, de nombreux auteurs se sont laissés aller à des conclusions pour le moins tendancieuses et abusives, parfois franchement dangereuses, négligeant l'impact du contexte socioculturel, économique et historique.

D e nombreuses comparaisons, très souvent superficielles, car ne remplissant pas de bonnes conditions d'observation, et utilisant un matériau, des tests et des concepts conçus pour le petit Européen, ont été effectuées entre ce dernier et le petit Africain, en oubliant toutefois que, se situant à la m ê m e époque, les deux mondes ne sont peut-être pas forcément aux m ê m e s âges économique et historique.

Ainsi on comparera volontiers le petit Africain du milieu rural qui reste encore le plus proche de nos traditions au petit Européen des villes et des campagnes de pays industrialisés avancés.

N o u s ne contestons pas le bien-fondé de la comparaison, y compris entre bébé européen et africain d'aujourd'hui, mais plutôt les paramètres utilisés ainsi que les conclusions étroites et chauvines. Car, s o m m e toute, elles ne nous font avancer dans la connaissance ni des deux groupes impliqués, ni de celle de l'être humain en général.

Ainsi, décrivant cette relation en pays Bakongo, M . T . Knapen dit : « L a relation

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Phénoménologie traditionnelle de l'enfance en Afrique 117

initiale mère-enfant se caractérise donc en premier lieu par son caractère exclusif et totalitaire [...] C e schéma est d'importance car il est le premier qui se présente à l'enfant et, si des expériences subséquentes ne viennent pas le modififer, on peut s'attendre à ce que la m ê m e structure s'étende par analogie aux relations que l'enfant développera avec les autres personnes de son entourage20. »

S'appuyant sur les thèses de Hartman, Kris et Lowenstein, selon lesquelles une privation relative serait indispensable pour que l'enfant puisse avoir la faculté de distinguer ce qui est « moi » et « non-moi », elle tire de son étude la conclusion suivante : « N o u s pensons qu'il est justifié de voir u n lien entre les premières expériences et ce sentiment de n'être en sécurité qu'à l'intérieur d'un rapport de dépendance vis-à-vis du clan, et corrélativement de cette incapacité à réaliser sa personnalité dans une attitude individualiste21. »

D e là à mettre toutes les difficultés actuelles du continent, le mal-développement, la famine, la sécheresse et les inégalités sur le compte de l'allaitement et donc des mères, il n'y a qu'un pas que d'autres ont, d'ailleurs, allègrement franchi.

Erny écrit sur les conséquences du sevrage : « A u sentiment de toute puissance (il s'agit de l'enfant non sevré) succède

l'expérience d'une faiblesse et d'une impuissance radicales. U n e sorte d'univers manichéen va ainsi se constituer où s'affrontent le bien absolu et le mal irrémédiable. Distinctes dans le temps, ces deux expériences n'arriveront pas à s'unifier. Il y aura toujours c o m m e deux strates, deux couches, deux registres différents et opposés dans la vie psychique de l'individu, que l'on retrouve dans l'ensemble de ses systèmes de projection : mythes, religion, magie et sorcellerie. Mais l'impression dernière qu'il en retirerait est qu'il n'y a pas de salut pour lui en dehors de la résignation, de la soumission et d'une dépendance inconditionnelle22. »

Ces jugements manquent manifestement de relativisme culturel. Et les faits et attitudes qui sont ici reprochés au m o d e de maternage sont ceux-là m ê m e s qui, dans d'autres travaux, expliquent le développement psychomoteur de l'enfant. Ils sont d'ailleurs recommandés par bon nombre de psychologues occidentaux. S'agissant du sevrage, tout en reconnaissant que c'est un cap difficile à passer, de nombreux travaux prouvent que les enfants le surmontent relativement bien au bout d'un temps variable en fonction de leur personnalité et des conditions offertes par leur milieu.

Il est tout aussi erroné de présenter la relation mère-enfant c o m m e exclusive et totalitaire. E n milieu traditionnel, l'enfant est celui de tout le groupe, de toute la famille élargie et, dès la naissance, il est pris, dorloté, taquiné par d'autres personnes. Il est d'ailleurs mal venu de rendre visite à u n bébé et de ne pas le prendre, ne fût-ce que pour quelques minutes. Et, dans ce contexte, toute attitude possessive de la mère ou du père est vite réprimée. Car l'enfant n'est pas que celui des parents, il n'est pas qu'enfant. Il est grand-père parce q u ' h o m o n y m e d'un grand-père ; il est frère, aîné ou cadet d'un autre h o m o n y m e ; il est cousin ou père ou tante d'un oncle, etc. Cela empêche toute relation de rapport de force abusive et tout face à face préjudiciable dans lequel les parents, de par leur statut, seraient dominants.

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118 Thérèse Keita

Décrivant la solitude et les frustrations d'un bébé occidental, Christiane Rochefort écrit :

« Q u a n d les autres se traînent par terre, le bébé occidental moyen est perché dans un lit à barreaux (cage ?) qui n'offre m ê m e pas l'espace suffisant à sa faible mobilité, entravée encore par draps et vêtements, il passe d'une motricité limitée à la passivité totale [...] Ses adultes sont affreusement mobiles, occupés, indisponibles et ils ne sont que deux, il n'est m ê m e pas mêlé au m o n d e grouillant, aux tableaux divers, à la nature variée, son champ visuel est morne, des m u r s , un plafond, u n jouet pendu. C'est son univers. O n le met à dormir plus que son saoul, pour son bien, et pour la paix des adultes. Q u a n d ailleurs il pourrait ramper vers un sein proche, ici, il ne peut pas descendre de son lit pour aller faire chauffer son biberon. Il doit attendre que ça vienne. A h , ce qu'il attend lui, elle, pour qui le temps est si long23 ! »

Devons-nous alors mettre sur le compte de ce m o d e spécifique de maternage décrit ici et uniquement sur la relation mère-enfant en Europe, certaines caractéristiques culturelles et en déduire, ainsi que l'ont fait la plupart des chercheurs qui se sont penchés sur l'Afrique, l'explication de tous les rapports qui caractérisent la société occidentale dans son fonctionnement interne et dans son rapport avec les autres : individualisme très développé, sens de la générosité et du partage plutôt rare, délinquance et déviance de toute sorte, criminalité, violence, viols, b o m b e atomique et apartheid, etc.

Si nous tenions ce genre de raisonnement, ceux qui l'exercent à l'endroit des Africains en seraient sûrement les premiers choqués !

C e type de démarche intellectuelle n'a rien de scientifique et, tout en reconnaissant le rôle déterminant de la relation mère-enfant et des différentes étapes qui mènent le bébé au stade de l'adulte, nous devons surtout la situer dans son contexte socioculturel, historique et économique. N o u s devons aussi l'étudier à la lumière de ce que chaque société s'est forgée c o m m e modèle, c'est-à-dire ce que devrait être l ' h o m m e par excellence car il y va de sa propre survie.

C e modèle peut être différent d'une civilisation à une autre. L a question ici est surtout de savoir si chacune a pu se doter des meilleurs atouts pour y parvenir.

Et, de ce point de vue, ne pourrions-nous pas dire que l'enfant africain a été mis dans des conditions optimales pour en faire un être profondément social ?

Si, c o m m e le pense Winnicott, la structuration de la personnalité enfantine dépend d'abord de la relation affective qui le lie à sa mère :

« Si le bébé de l ' h o m m e doit bien se développer, et d'une manière riche, le maternage personnel devrait commencer dès le début, donné si possible par la personne qui a conçu et porté le bébé, celle qui a des intérêts profondément enracinés lui permettant d'admettre le point de vue du bébé, celle qui aime se laisse aller à représenter pour lui la totalité du m o n d e [...] Si les soins physiques signifient un bon repas, à la bonne température, au bon m o m e n t (bon du point de vue du bébé, j'entends), alors, il s'agit de soins psychologiques [...]

» Les soins qu'un bébé peut apprécier satisfont des besoins psychologiques et

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Phénoménologie traditionnelle de V enfance en Afrique 119

affectifs, m ê m e s'ils paraissent se rapporter simplement à des besoins physiques. Dans cette manière de considérer les choses, la présence vivante de la mère et les soins physiques fournissent un milieu psychologique et affectif essentiel, essentiel pour la première croissance affective du bébé24. »

Et si, selon les théories de Ribble, la cohésion de la personnalité nécessite le développement de trois types d'expériences sensorielles — tactile : contact cutané, corps à corps ; kinesthésique : portage, massage, damp, position assise précoce, etc. ; auditive : vie au grand air, découverte et participation à tous les sons, danse, rythmes du pilon, depuis le dos de la mère, etc.

Alors l'enfant, qui, en fait, est élevé dans les conditions psycho-affectives ici décrites, devrait être doté d'une personnalité dont les fondations solides le mettent à l'abri des risques de déstructuration et de désorganisation psychiques.

DE LA PRÉCOCITÉ D U D É V E L O P P E M E N T P S Y C H O - M O T E U R

C'est un fait généralement admis que le bébé africain entre 6 et 18 mois présente une précocité psychomotrice supérieure à celle des Européens ou Américains.

C'est l'un des rares aspects de la personnalité de l'enfant africain qui ait fait l'objet d'études et d'observations cliniques. Elles ne sont pas nombreuses, elles restent à relativiser et à approfondir compte tenu des paramètres psychométriques employés (tests pour bébés occidentaux peu adaptés), difficulté de communication à cause de la langue, difficulté pour rassembler et procéder aux tests dans des conditions relativement bonnes, faible connaissance du milieu et de la culture étudiée. Cependant, ces études ont quand m ê m e l'avantage d'apporter un éclairage nouveau.

Observant les enfants ougandais à Kampala , Geber montre que : Le premier jour Tiré, assis, le nouveau-né ne laisse pas retomber sa tête en

arrière, maintenu assis, son dos reste droit. L'enfant fixe de façon intermittente le visage de l'examinateur et peut suivre un objet se déplaçant horizontalement au-dessus de ses yeux à faible distance (Chez le bébé européen, nouveau-né, le regard est flou et il laisse retomber sa tête en arrière si on le met assis)

À 1 mois L'enfant tient sa tête et sourit (en Europe, à 2 mois) À 3 mois Soutenu, il peut rester assis dix minutes et sourit à son image

dans le miroir (en Europe à 5 mois) À 4 mois II peut s'asseoir seul, sans soutien, se pencher en avant et se

redresser À 8 mois U se tient debout seul À 10 mois II marche À 11 mois II sait prendre avec exactitude un très petit matériel en pince

fine entre le pouce et l'index À 14 mois II sait courir Toutes ces attitudes sont dues à la relation mère-enfant en ce qu'elle a d'apprentissage

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120 Thérèse Keita

et d'éducation culturelle par les gestes, les attitudes, les mouvements, le corps à corps. Selon Werner 2 5 , l'enfant africain élevé à la manière traditionnelle ou à celle qui s'en approche le plus présente une avance nette sur les autres, de la naissance à l'âge .de 6 mois, y compris au niveau du système nerveux central. L'enfant des classes moyennes supérieures, élevé à la manière la plus proche de l'enfant occidental en présente les m ê m e s caractéristiques : développement moins avancé mais plus égal dans la deuxième année. L'avance psychomotrice se constate également chez les bébés afro-américains qui présentent à peu près aux m ê m e s âges, les m ê m e s degrés de rétrogradation.

Globalement, les résultats de cette vaste étude montrent que les enfants élevés dans les conditions traditionnelles (maternage intensif) et avec des mères diversifiées (allaitement au sein, grande liberté d'action et de circulation) présentent jusqu'à 6 mois une avance incontestée. Parmi eux, le bébé africain occupe une place privilégiée.

Dans son étude de l'impact de la malnutrition sur le développement de l'intelligence en milieu baoulé, Inhelder n'est pas arrivé à trouver un lien direct entre les deux et se demande si l'organisme, le milieu et le climat n'ont pas une action compensatoire. E n conclusion des travaux collectifs menés sur le développement sensorimoteur et la fonction symbolique chez l'enfant Baoulé, il constate que l'avance des petits Africains par rapport aux bébés européens est en soi un trait important, difficile à expliquer par des considérations purement génotypiques puisque le rythme de développement varie selon les problèmes posés. Si le développement cognitif ne dépendait que des créodes contrôlées par le génome, on ne comprendrait pas de telles variations. Il nous semble qu'on peut les attribuer à l'action du milieu. E n effet, et nous l'avons relevé, le bébé européen vit en général longtemps allongé passivement dans son berceau durant ses premiers mois et il est relativement peu incité à des initiatives pour obtenir sa nourriture, tandis que le petit Baoulé, durant la m ê m e période, vit attaché au dos de sa mère et, par conséquent, est associé à tous les mouvements et actions de celle-ci, et de ce contact constant avec le corps maternel résulte un plus grand nombre de stimulations et d'adaptations régulatrices.

Mais les problèmes les plus intéressants, quant aux rapports entre innéité et libre construction de l'individu, se posent à propos de la découverte de conduites nouvelles telles que : ouvrir une boîte d'allumettes à peine entrouverte, introduire dans un tube étroit une chaînette en la ramassant sous une forme qui facilite cette introduction, se servir d'un râteau pour amener à soi u n objet éloigné. L'imagination créatrice, m ê m e si elle comporte une part d'imitation s'observe dès les premières manifestations de la fonction symbolique, notamment en présence d'objets jusqu'alors inconnus du petit enfant baoulé, par exemple explorer son image dans un miroir, placer face à ce miroir une poupée qui s'y reflète ou encore faire correspondre ses propres organes à ceux d'une poupée, imiter symboliquement un enchaînement d'actions simulant celles de la mère lors de la préparation du foutou, etc.

O n voit alors immédiatement que ce qui pourrait être ici considéré c o m m e inné

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se réfère en réalité à des conduites préalables et générales, c o m m u n e s à toutes ces actions. Prenons en particulier la capacité de saisir des objets, fonction liée aux organes héréditaires que sont la main et le bras. M ê m e si la préhension est en bonne partie innée — encore qu'elle exige une sorte d'apprentissage aux environs de 4 à 5 mois, le fait d'introduire d'une main une petite chaîne dans un tube que l'on tient de l'autre, constitue une combinaison complexe de gestes qui sont des prolongements de cette préhension, mais dont il est difficile de croire qu'ils seraient réductibles à u n simple mécanisme inné. À plus forte raison, les imitations symboliques font intervenir des modèles extérieurs et impliquent des coordinations où tout est à construire par le sujet. Innées sous leur forme élémentaire initiale, les conduites imitatives précoces disparaissent après quelques mois, pour être reconstruites par la suite au m o y e n de processus d'accommodation à des modèles observés.

Dans l'ensemble, si les conditions préalables des conduites que nous avons observées aussi bien chez les enfants baoulés que chez les jeunes Européens paraissent innées, les multiples combinaisons nouvelles résultent vraisemblablement de constructions dues à l'initiative de chaque sujet en fonction de son propre développement cognitif.

L a genèse des fonctions cognitives semble pouvoir être rapprochée de l'ontogenèse puisque, c o m m e celle-ci, elle comporte u n ordre de succession nécessaire : chaque acquisition particulière dérive des précédentes et rend possibles les suivantes grâce à des mécanismes d'abstraction et de généralisation, donc des mécanismes inférentiels qui supposent des implications entre des actions qui sont elles-mêmes contrôlées par de continuelles régulations positives sous forme de renforcements, ou négatives sous forme de corrections.

Resterait à expliquer le caractère général des convergences constatées entre les jeunes sujets africains et européens. O r la biologie nous apprend que les convergences ne s'observent pas aux premiers stades de la morphogenèse mais sont l'aboutissement des voies très diverses par lesquelles celle-ci réalise son programme. E n u n m o t , la logique interne des actions intelligentes de nos jeunes sujets ne saurait être, nous semble-t-il, le résultat d'une préformation innée qui supposerait bien trop de différenciations et d'intégrations combinées pour pouvoir se transmettre héréditaire­ment c o m m e telles, mais est l'expression d'organisations ou d'équilibrations progressives26.

O n mesure tout le poids de ces résultats lorsqu'on sait que les objets auxquels les enfants observés ont réagi positivement leur étaient jusque-là totalement inconnus (voitures, miroirs, etc.).

D ' u n e façon générale, les approches et les paramètres différents utilisés par les chercheurs, les conclusions auxquelles ils aboutissent et qui ne concordent pas toujours montrent qu'il y a là pour la recherche en psychologie et psychanalyse interculturelles un terrain quasiment inexploré et d'une grande richesse sur lequel les Africains devraient s'aventurer beaucoup plus, car tout y est à faire et à découvrir.

L a connaissance d u milieu et de la langue, le fait d'être soi-même passé par cette

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éducation, sont des atouts irremplaçables qui, utilisés avec discernement et objectivité devraient apporter une pierre importante dans l'édification des sciences de l ' h o m m e .

Dans l'exposé bref et rapide que nous avons fait sur la relation mère-enfant, nous avons voulu en montrer les fondements philosophiques et religieux profonds.

À travers un regard embrassant l'environnement, dans son sens le plus large, il apparaît que la connaissance et l'expérience millénaires que les Africains ont de l ' h o m m e dans son milieu, loin d'être archaïque, la conception et la pratique de cette relation sont d'actualité et s'adaptent non seulement au m o n d e traditionnel qui les a élaborés mais aussi à l'Africain moderne et à l 'homme sous tous les deux , c o m m e le montre l'extraordinaire concordance des analyses de psychanalystes et de psycholo­gues modernes.

Cette conception n'est pas sans failles ni méfaits ; alors m ê m e que ces défaillances sont rapidement identifiées et rectifiées, en particulier sur le plan sanitaire et médical, elle reste en fait peu connue et insuffisamment valorisée. Par ailleurs, les travaux d'organismes spécialisés montrent que les carences alimentaires et physiques sont plus répandues et plus graves en milieu urbain défavorisé et déraciné qu'en milieu traditionnel rural. U n journaliste africain écrivait dans sa revue27 : « Si l'Afrique au temps où nous s o m m e s , compte u n grand nombre d'esprits faux, de consciences oblitérées, cela tient des mères. E n éloignant les femmes des sources de la science, elles se vengent (involontairement) en donnant des fils étriqués, mal venus, trop faibles pour l'œuvre de regénération et de progrès que nous voudrions accomplir. N o u s savons combien grande est l'influence des mères. L a mère est la première éducatrice de l'enfant. E h bien ! si la mère a été élevée étroitement, si sa raison est imbue de préjugés, si elle ne comprend rien aux larges aspirations qui agitent le m o n d e moderne, elle étouffera en l'enfant les germes féconds qu'une autre à sa place eût développés. »

N o u s ne pouvons contester la nécessité urgente de former les femmes et de les instruire. Elles sont plus de 50 % de la population du continent et détiennent près de 80 % du secteur agricole.

Mais la question est la suivante : Q u e faut-il pour faire d'un enfant u n h o m m e sain ? D e quoi un bébé a-t-il besoin ? D e l'instruction ? D e l'amour, ou du savoir-faire et de la disponibilité ? D e tout sans doute. Mais tout nous porte à croire que cette disponibilité est irremplaçable et déterminante.

C e qui signifie qu'il faut absolument conserver et développer l'esprit qui a fait des sociétés africaines, des sociétés de sociabilité et surtout très saines.

O r nombre d'Africains, par ignorance et par mimétisme culturel, se détournent de cet esprit pour sacrifier à des modèles dont les effets sont parfois désastreux. Faut-il ici rappeler la catastrophe causée par l'introduction, à coups de matraquage publicitaire et de « leçons de modernité », de l'allaitement au biberon ?

L'allaitement traditionnel au sein a été critiqué, décrié et combattu c o m m e archaïque et sauvage. E n fait, le but visé était la constitution d'un débouché important pour les multinationales concernées.

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Vingt ans après, l'allaitement au sein est à nouveau remis à l'ordre du jour. Il est recommandé partout et par ceux-là m ê m e s qui l'ont combattu ! Mais entre temps, combien de bébés furent enterrés ?

Faut-il aussi relever une tendance pour le moins énigmatique, qui critique des attitudes, des comportements ou des croyances chères aux Africains, mais ne tarit pas d'éloges devant les m ê m e s choses lorsqu'elles se situent dans d'autres continents, notamment en Asie ?

Tout cela prouve qu'il n'y a point de règle ni de vérité générale en ce domaine très délicat et complexe qu'est la connaissance de l ' h o m m e . Il nous faut donc, avant toute chose, nous connaître, faire confiance à nos propres traditions et adopter la m ê m e attitude critique à l'égard des influences extérieures.

Des problèmes de transition et de leur impact sur l'éducation de l'enfant

C'est quand la termitière est joyeuse qu'elle fait pousser des champignons.

Proverbe baoulé

Ce qui menace actuellement l'Afrique, parallèlement au progrès technique, c'est un bouleversement du mode fondamental d'existence sous la pression d'une agression culturelle massive.

H . Col lomb et S. Valantin

LE CADRE DE LA TRANSITION

E n Afrique, les phénomènes actuels de transition trouvent leur origine dans la rencontre brutale et violente avec l'Europe capitaliste.

Us ne procèdent pas d'une évolution du développement endogène de nos sociétés, mais plutôt d'un heurt qui nous a projetés, à une vitesse vertigineuse, dans un m o n d e très différent du nôtre, dans sa culture, sa civilisation, ses valeurs, son m o d e d'organisation sociale, son m o d e de structuration de l ' h o m m e et son m o d e de fonctionnement totalement opposés à nos structures sociales et mentales.

D ' u n e économie d'autosuffisance, fondée sur une appropriation collective et solidaire des ressources naturelles et des moyens de production, nous s o m m e s entrés dans une économie privée où prédominent l'accumulation et la recherche du profit individuel ainsi que l'appropriation privée de la terre et des biens de production.

Cette économie dont nous s o m m e s aujourd'hui u n chaînon important, nous en subissons tous les effets, sans pour autant avoir une emprise si minime fût-elle sur ses mécanismes.

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L'introduction de la monnaie de type capitaliste dans son rapport fortement et essentiellement marchand, demeure l'un des facteurs clefs de ce bouleversement. Elle fit apparaître des catégories sociales, des rapports sociaux et humains auparavant inconnus de nos sociétés.

Sur le plan politique, les peuples africains furent partagés en des États artificiels, sans aucun passé historique dans leur nouvelle forme. L a structure de ces États, leur m o d e de gestion et leur rapport aux citoyens nous ont été légués par l'administration coloniale. L a viabilité économique de ces États aux frontières tracées sur les bureaux de la Conférence de Berlin en 1885, est très précaire.

Par l'introduction de l'école, une nouvelle classe de dirigeants et de « gestionnai­res » a vu le jour, formés dans une autre langue et véhiculant une autre idéologie. L'école a ainsi créé, elle aussi, de nouveaux pôles de savoirs et de pouvoirs.

L a naissance d'espaces nouveaux accentue des contradictions existantes mais jusque-là canalisées et contrôlées par la société : contradictions aînés/cadets, h o m m e s / f e m m e s , riches/pauvres, nobles/non-nobles, etc.

Les nouveaux problèmes spécifiques afférant à l'éducation de l'enfant dans une situation de transition sont à mettre en corrélation avec les facteurs suivants : Les modifications et changements que l'entrée dans une économie capitaliste dominée

a entraînés sur : a) la structure familiale, sur les femmes en particulier, avec leur entrée dans le salariat et avec l'accroissement de leur charge de travail en milieu urbain c o m m e en milieu rural ; b) la difficulté de trouver l'adéquation entre les structures sociales, les m o d e s de pensée et la gestion sociale traditionnelle et ceux qui sont apparus avec le colonialisme et les nouveaux rapports sociaux.

L'urbanisation qui donne une occupation nouvelle de l'espace et change la structure de l'habitat sur le plan de l'architecture c o m m e sur le plan culturel.

L'école avec la scolarisation en langues non africaines qui, destinée à créer de nouvelles catégories sociales, s'est bâtie et développée sur la marginalisation, voire la destruction des valeurs traditionnelles qui véhiculaient nos langues. Elle créa ainsi des bouleversements importants dans la transmission et la continuation spirituelle et culturelle des communautés traditionnelles, et en particulier changea les place et rôle de la famille et de l'enfant.

PROBLÉMATIQUE DE L'ÉDUCATION DE L ' E N F A N T DANS UNE SITUATION DE TRANSITION

L e m o n d e traditionnel se présente c o m m e un m o n d e extrêmement cohérent et sécurisant pour l'enfant. Élevé et éduqué dans un contexte psycho-affectif homogène , il était assuré de trouver progressivement, dans son rapport avec sa famille et l'ensemble de sa c o m m u n a u t é , les clés de toutes les questions qu'il pouvait se poser, et d'être dépositaire, aux différents stades de sa vie, de tout le savoir, de toute la connaissance dont il aurait besoin pour vivre parmi les siens.

Ainsi se faisait l'éducation. Par l'observation des aînés, par l'initiation, par la

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progression dans les classes d'âge dans la famille étendue et la fratrie. Ainsi aussi, se perpétuait toute la communauté , dont l'enfant symbolisait l'immortalité.

D u point de vue économique, nombre de métiers étaient du ressort spécifique de catégories socioprofessionnelles distinctes. L'apprentissage et la maîtrise de ces activités se transmettaient de père en fils et de mère en fille.

Dans cette division sociale du travail, chacun était assuré de trouver une place et une source de revenus. Dans ce type d'organisation, les rivalités, la concurrence n'existaient qu'au sein des membres d'une m ê m e catégorie socioprofessionnelle.

Par l'esprit de groupe et de partage, les biens accumulés étaient redistribués aux uns et aux autres en fonction de leur statut dans la hiérarchie sociale. L e système social était encore plus égalitaire dans les sociétés africaines peu hiérarchisées et fortement soudées. Elles étaient d'autant plus solidaires que l'environnement était hostile à l ' h o m m e .

Avec la colonisation, sont apparus deux mondes , à la fois différents et semblables : le m o n d e urbain et le m o n d e rural. L e premier se nourrissant du second qui lui fournit la main-d'œuvre, par le phénomène de l'exode rural, et l'alimentation, en continuant à produire une bonne partie de ce que consomment les gens de la ville.

Q u e sont devenus la famille et l'enfant ? Avant d'y répondre, nous rappellerons que l'ensemble du m o n d e de vie africain

est structuré autour de la famille en tant qu'unité économique et sociologique. L a configuration et la structuration interne de cette unité répondent au m o d e de vie traditionnel.

Imaginons une famille traditionnelle. N o u s y voyons, une concession ou une série de cases formant une concession. Il y a un chef de concession avec la case ou les cases de sa ou de ses épouses. Chacune forme une sous-unité familiale et m ê m e économique. Chacune aura son lopin de terre à cultiver et les enfants mâles participent aux travaux avec leur père.

L e développement et l'éducation de l'enfant, la transmission des connaissances et l'apprentissage des rôles et rapports sociaux sont pris en charge par l'ensemble de la famille et, m ê m e au-delà d'elle, par tous ceux qui y ont un droit de regard. A u x yeux de ses cadets et en retour, cet enfant est redevable de quelque chose. Il devra assurer et assumer à leur égard tout intérêt que ses aînés lui ont porté. Cela est poussé à l'extrême lorsqu'on rencontre les cas, par ailleurs très répandus, d'enfants confiés.

L'enfant confié doit être traité exactement c o m m e le propre enfant de la personne à qui il a été remis. Il a les m ê m e s droits et les m ê m e s devoirs, jusqu'à ce qu'il soit récupéré, s'il doit l'être, par ses parents géniteurs.

C e tissu familial et social s'est développé dans u n contexte où les besoins essentiels de tous étaient assurés et où chaque m e m b r e avait la garantie d'accéder aux moyens de production nécessaires et de vivre décemment.

L e système économique actuel répond d'abord au m o d e de vie européen. C'est celui de la famille nucléaire, peu soucieuse du bien-être de la fratrie, d'ailleurs réduite à sa plus simple expression; y dominent l'individualisme et la promotion par la

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concurrence. L'apprentissage et l'éducation s'y déroulent avant tout à l'école, donc, hors d u c h a m p familial. Système profondément inégalitaire, la survie y est d'abord une affaire personnelle ainsi que les retombées de la réussite professionnelle, condition sine qua non de toutes reconnaissance et ascension sociales.

L a famille africaine s'est donc vue projetée dans un système qui privilégie tout ce qu'elle tend à étouffer ou à canaliser au profit de l'intérêt collectif. E n ce sens, l'école fut et demeure une arme redoutable, car elle sert de courroie de transmission de valeurs, de visions propres au modèle de société qui l'a introduite. L'enfant africain qui y entre est c o m m e l ' h o m m e qui regarde à travers des verres déformants. L'école crée donc une rupture dont nous ne pourrons pas exposer ici toutes les consé­quences.

Mais , par-delà tous ces problèmes, le handicap est à rechercher, selon nous, dans l'absence d'un modèle de société et dans l'incapacité des systèmes politico-économiques actuels de l'Afrique à satisfaire les besoins matériels élémentaires de chacun.

L a dégradation effective des conditions de vie de la majorité urbaine et rurale ne permet pas à la famille de jouer son rôle.

Les résultats sont aisés à observer : Délinquance juvénile croissante avec une forte propagation de la prostitution de

jeunes filles ; Toxicomanie, alcoolisme, violence et criminalité ; Nuclearisation des familles avec, c o m m e risque, l'échec de l'éducation des enfants ; Acculturation par la valorisation de modèles culturels dont nous n'avons pas les

moyens de réalisation, quand celle-ci n'est pas tout simplement ruineuse pour les caisses de l'État. Ainsi, les nouveaux problèmes spécifiques de l'enfance sont aussi ceux qui se posent à l'ensemble de nos sociétés.

Sur le plan socioculturel, la difficulté vient du fait qu'ils étaient inconnus et qu'ils s'inscrivent dans un m o d e de socialisation radicalement différent.

L'école nous paraît en être le meilleur exemple.

L'école comme exemple de difficulté de transition

Sur le plan culturel L'école procède en séparant l'enfant de la famille à qui elle dérobe l'essentiel de ses prérogatives. Par son idéalisation et sa valorisation culturelle et économique, par le fait qu'elle transmette un savoir sur lequel les familles n'ont aucune emprise, ces dernières ont tendance à la considérer c o m m e supérieure et toute-puissante. Les familles elles-mêmes s'écartent et cèdent volontiers leur place à l'institution et au maître.

D u point de vue du contenu, s'il est vrai que l'école apporte u n savoir supplémentaire, il faut dire qu'elle ne le fait qu'en dévalorisant la culture et les structures traditionnelles.

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Combien a-t-il fallu de temps pour que les manuels d'histoire apprennent aux enfants africains leur histoire, pour enfin commencer à rétablir la vérité !

Pourtant, beaucoup de choses restent à faire. U n e relecture des manuels scolaires d u primaire au secondaire montre qu'il n'y a pas de place pour les valeurs philosophiques, religieuses et morales traditionnelles. A u c u n ouvrage n'explique et n'illustre pour l'enfant les fondements et la structure de la famille africaine traditionnelle, les rôle et place des uns et des autres.

Par exemple, le modèle de famille présenté est celui de la famille nucléaire : le père, la mère , le fils et la fille. L e rôle de la mère et celui de la f e m m e y sont à peine différents de ce qu'ils sont dans les manuels scolaires européens. L e symbolisme, l'art africain n'y ont aucune place. Ainsi les principes de l'éducation traditionnelle ne sont ni intégrés ni enseignés à l'école. Il s'ensuit donc que l'enfant se détourne des valeurs de sa société.

Sur le plan pédagogique L'éducation traditionnelle était une éducation intégrante et participative. Selon son âge, l'enfant participait activement à toute la vie sociale. Il n'y avait pas un espace d'apprentissage et un espace de vie et de socialisation distincts et opposés c o m m e c'est le cas avec l'école actuelle. L'apprentissage était l'éducation et vice versa.

L'enfant bénéficiait d'une grande liberté dans ses activités ludiques et dans l'organisation de son temps. Cette liberté d'initiative et d'organisation explique l'imagination débordante et l'adresse dont il fait montre dans la fabrication de ses jouets. Avec des matériaux très simples, les enfants arrivent à créer des objets d'une précision et d'une technicité étonnantes. E n regardant ces objets, on se demande pourquoi le m ê m e enfant, devenu adulte ne pourra pas en fabriquer de vrais ?

Est-ce l'école qui étouffe ou qui n'offre pas les conditions d'éclosion de cette imagination? Dans les familles aisées, la situation est plus grave, car avec l'introduction de la vidéo, les enfants sont rivés devant le petit écran, à longueur de journée et consacrent de ce fait peu de temps à la créativité ludique.

Sur le plan psychologique L'école, en fonctionnant sur la compétition est une source de tensions et d'angoisse pour l'enfant et ses parents. Sa survalorisation crée chez les parents la hantise de l'échec de leur enfant.

« Si autrefois il était permis d'initier l'enfant à tel ou tel âge en fonction de sa maturité, actuellement on raisonne le temps en fonction de la scolarité : tel enfant à tel âge doit faire ceci, doit faire cela ! Des parents de plus en plus nombreux croient utile pour l'enfant de lui apprendre à lire et à écrire dès l'âge de 5-6 ans et le soumettent ainsi à un véritable forcing scolaire [...] ils éliminent de ce fait presque systématiquement de l'univers de l'enfant tout ce qui est jeux, distractions [...] O r l'enfant, dans la majorité des cas, n'est pas capable de se soumettre à u n apprentissage scolaire et dispose d'un bagage linguistique encore trop peu suffisant pour compren-

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dre ce qu'il lit et ce qu'il écrit. Des enfants ont été présentés au Centre pour dyslexie ou dysorthographie ou les deux, alors qu'il s'agissait en fait pour eux d'une situation normale et transitoire.

» L a compétition scolaire, incompatible avec le tempérament de certains enfants, peut constituer pour eux un facteur perturbant (inhibition ou excitation) et donc favoriser leur marginalisation. L'enfant qui ne suit pas en classe est mis à l'écart consciemment ou inconsciemment par le maître qui le prend pour paresseux. À la maison, il est mal toléré par ses parents ; ce qui ne fait qu'aggraver son trouble. À l'inverse, un enfant scolarisé et intelligent peut brutalement présenter une inhibition scolaire quand il perçoit dans son entourage une hostilité guidée par la jalousie des parents (le plus souvent d u père) qui ne tolèrent pas d'être dépassés par l'enfant28. »

Il y a donc pour les parents non avertis une réelle difficulté à saisir le rôle de l'école à établir, par son biais, des relations positives avec leur enfant, trop souvent victime de leurs espoirs et de leurs frustrations.

C e face à face conflictuel est né avec l'urbanisation qui, du fait de la faiblesse des revenus, entraîne la nuclearisation des familles, l'éloignement de la fratrie, laisse les parents dans les incertitudes et les enfants seuls et désarmés vis-à-vis de leurs géniteurs.

Ainsi, les conditions de développement harmonieux grâce au refuge et à la sécurisation qu'offrait la famille élargie tendent à disparaître.

Sur le plan linguistique N o u s avons déjà souligné les méfaits de l'enseignement en langues non africaines. D e nombreux spécialistes de cette question l'ont maintes fois relevée et critiquée, montrant que l'enfant accomplissait des progrès plus rapides en apprenant dans sa langue maternelle ou dans une autre langue présentant les m ê m e s structures syntaxiques. Cette expérience est particulièrement concluante pour l'enseignement des mathématiques.

N o u s avons autour de nous l'exemple de pays qui étaient, il y a une cinquantaine d'années ou un siècle, dans une situation semblable à la nôtre. N o u s constatons qu'aucun de ces pays n'a pu enclencher son décollage économique sans avoir au préalable enseigné et scolarisé les enfants dans leurs langues. L a langue crée le lien entre le m o n d e traditionnel et le m o n d e moderne dans lequel elle permet de pénétrer sans choc ni ruptures et, en retour, éléments et schémas modernes constituent le ferment de la transition et du développement.

D a n s la situation actuelle, il y a u n appauvrissement culturel que nous situons à deux niveaux : a) l'appauvrissement des langues africaines d u fait qu'elles ne sont pas ou sont insuffisamment écrites et enseignées à l'école; b) l'appauvrissement des capacités d'expression de la personnalité des enfants scolarisés par le fait qu'ils ont des états, des émotions, des sensations, des odeurs qu'ils exprimeront difficilement dans les langues de l'école, et dans leurs langues appauvries par l'urbanisation et l'éloignement des sources culturelles.

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U n e étude menée au Nigeria montre « que 50 % des enfants qui entrent à l'école primaire abandonnent avant la fin du cycle normal et attribue 40 à 60 % des échecs scolaires aux facteurs suivants : a) introduction prématurée de l'anglais; b) insuffisante formation des maîtres ; c) moyens éducatifs inadéquats. L'inadéquation venant principalement d u caractère étranger de ces moyens 2 9 ».

À un niveau plus clinique, le D r Beugre montre que « l'urbanisation, par le mélange culturel qu'elle entraîne, peut, au niveau de l'apprentissage linguistique être facteur de troubles psychiques chez l'enfant. Sollicité par plusieurs langues, la structuration et la cohésion de sa personnalité peuvent en souffrir. Il s'ensuit qu'il n'est plus en mesure alors d'intérioriser les principes et les concepts, en un mot , la loi inhérente à la culture qui est la sienne et qui, au niveau de l'inconscient régit toutes les pensées et les actions d'un sujet. Il ne peut ainsi accéder au symbolisme [...] L'expression verbale, l'écriture, la structuration de l'espace, l'autorité, la hiérarchie, les émotions... etc, relèvent du symbolisme et se transmettent en m ê m e temps que se fait l'apprentissage linguistique.

» U n mauvais apprentissage linguistique peut être à l'origine de nombreuses perturbations avec, au premier plan les troubles du langage (parlé et écrit), des troubles psycho-moteurs (problèmes de l'organisation spatiale et de la latéralité), des troubles d'ordre caractériel (désobéissance, opposition et m ê m e certains troubles structurés de la personnalité où prédominent les anomalies de la communication et de l'affectivité30 ».

Opter pour l'enseignement d'une langue, c'est opter pour un modèle d ' h o m m e et de société.

Des difficultés de l'éducation en milieu urbain E n milieu urbain, nous retiendrons sans toutefois exclure les autres, deux cas de figure : a) celui où le père et la mère travaillent hors de la maison ; b) celui où seul le père travaille.

L e premier concerne surtout les parents scolarisés avec un niveau d'instruction plus ou moins élevé. D a n s ces familles qui sont généralement les plus nucléarisées, le trait marquant de leur rapport avec l'enfant est l'absence. L a mère et le père sont pris par leur travail. Ils ne consacrent que peu de temps aux enfants. E n bas âge, ceux-ci souffriront surtout de l'absence de la mère dont le m o d e de maternage se rapprochera de celui de la mère européenne. L'allaitement au sein, le corps à corps, la disponibilité, le temps consacré à l'éducation sphinctérielle, l'apprentissage des premières articulations linguistiques, la structuration de la personnalité par le témoignage et le développement de l'affect ne seront plus dispensés par la mère. L'enfant sera confié à une nourrice qui ne présentera pas les m ê m e s dispositions que la mère et qui souvent ne perçoit pas son rôle c o m m e éducatrice mais plutôt c o m m e gardienne.

Il arrive aussi que pour des raisons de commodité, l'enfant soit confié temporaire­ment à une parenté résidant au village. A u m o m e n t de sa récupération, il présentera

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des troubles psychotiques dus au changement relationnel et linguistique. L'enfant passant sans transition de la vie rurale au sein de la famille élargie à l'espace relationnel et physique réduit de ses parents de la ville.

Par ces mécanismes se substituera à la personnalité forgée par la société traditionnelle, extrêmement intégrée et structurée, une personnalité « moderne » fragile et sans repères sûrs, sans remparts psycho-affectifs et culturels homogènes.

Quant au père, il est encore plus souvent absent que la mère. Opérant souvent inconsciemment une translation et une confusion entre son rôle traditionnel et le rôle que lui confère la compréhension qu'il a de son statut moderne, son attitude se caractérise par un autoritarisme souvent mal venu. Dans la famille traditionnelle, les pères étaient nombreux et la complicité de l'un équilibrait la crainte ou la sévérité de l'autre. Il y avait équilibre entre les sentiments et les prérogatives. L e face à face père-enfant étant rare. Ici, nous s o m m e s dans la situation tout à fait inverse. L'enfant n'a c o m m e interlocucteur que le père et lorsque celui-ci se méprend sur son propre rôle, il risque d'en être la victime (violences, coups, punitions arbitraires et abusives). L e père ne jouera donc pas le rôle de recours extrême et impartial mais celui du « bourreau ». D e ce fait, son rôle sera plus néfaste que constructif.

Lorsque dans la famille, le père seul travaille, la mère peut consacrer plus de temps à l'enfant. Cependant, compte tenu des conditions de vie des familles défavorisées en milieu urbain, mais surtout des modèles culturels, de l'éloignement de la famille élargie qui, sans cesse, aide et veille à son attitude à l'égard de l'enfant, il n'est pas évident qu'elle s'y prenne de la m ê m e manière qu'au village ou qu'en milieu traditionnel. L'enfant se retrouve dans une situation souvent conflictuelle et dans u n rapport d'exclusivité avec ses géniteurs, aggravé par le fait que ces derniers n'ont pas le « bagage » culturel de leur nouvelle responsabilité.

Les conséquences se mesurent alors au nombre et à l'apparition d'une pathologie mentale nouvelle.

« L a fréquence et la forme des troubles changent. L'individu s'évade de-son statut traditionnel. Qui dépasse le frère ou le père, est menacé de l'intérieur et de l'extérieur. L a culpabilité apparaît, les persécutions augmentent. Les inhibitions intellectuelles, sexuelles ou physiques, les conduites d'échec expriment cette difficulté à dépasser le père, à se singulariser, à devenir autre. Ces manifestations sont très fréquentes chez les enfants scolarisés, les adolescents, les fonctionnaires [...]31. »

L a structure des états dépressifs évolue. Dans les cultures traditionnelles la mélancolie est exceptionnelle; cette rareté renvoie aux mères multiples toujours disponibles et bonnes, à l'absence de conflits pendant la période orale. Avec les nouvelles relations intrafamiliales, les sentiments de culpabilité, d'indignation, de dévalorisation organisent la dépression. C e n'est plus l'esprit qui est mauvais parce que la loi du groupe a été transgressée, ce n'est plus l'autre sur lequel on projette sa propre agressivité, c'est le « Je suis mauvais ». L a culpabilité remplace la honte.

Ces transformations profondes sont d'autant plus graves que la société n'est pas parée pour les pallier.

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Phénoménologie traditionnelle de F enfance en Afrique 131

Des changements affectant la vie de l'enfant en milieu rural

Moins perceptibles sur le plan psychologique et culturel ils demeurent quasiment inconnus.

E n l'absence d'observations suivies, nous les situerons à deux niveaux : a) ceux qui sont dus à l'augmentation de la charge de travail des f e m m e s ; b) ceux qui touchent à la survie de l'enfant, c'est-à-dire les questions de santé et d'autosuffisance alimentaire.

L'augmentation de la charge de travail des femmes Toutes les études consacrées à l'évolution de la situation des femmes rurales montrent une nette augmentation de leur charge de travail. A u Niger, nos enquêtes et nos évaluations de projet nous ont permis de le vérifier.

Cette situation tient à de nombreux facteurs parmi lesquels nous en retiendrons quelques-uns.

L'accroissement des cultures d'appoint dont la commercialisation accroît les revenus du ménage et permet aux femmes de faire face à leurs responsabilités sociales et familiales (baptêmes, mariages, décès, cadeaux divers lors de visites de parents et d'amis). U n e partie non négligeable de cet argent va, en cas de déficit alimentaire, à l'achat de céréales pour toute la famille (jusqu'à 60% des revenus à Bongoukoiré au Niger) et aussi à l'achat de biens, vêtements et fournitures scolaires pour les enfants.

L'augmentation des cultures commerciales s'accompagne d'un accroissement d u temps de travail dû à l'éloignement des terres qui leur sont consacrées à l'allongement des distances pour chercher le bois de chauffage (jusqu'à 10 à 20 kilomètres du village) et parfois certaines matières premières dont les sites d'extraction ou de cueillette se trouvent eux aussi éloignés par leur raréfaction, ou parce que des projets d'aménage­ment ont occupé les espaces.

Exemple : l'argile à poterie à Daïkena au Niger. Il arrive aussi que ces terres — puisque ce ne sont jamais les meilleures qui sont laissées aux femmes — soient à la fois loin et disséminées sur l'ensemble du terroir. À toutes ces entraves, il faut ajouter que les femmes participent presque toujours aux cultures réservées aux h o m m e s auxquelles elles apportent leur précieux concours.

Faut-il aussi rappeler que les travaux et responsabilités domestiques leur incombent toujours. Alors, que peuvent-elles consacrer en temps et en soins à leurs enfants ? C'est là un domaine rarement étudié et qui gagnerait à sortir de l'ombre ou de l'indifférence, et des certitudes non vérifiées.

U n e grande expérience, un système de maternage qui permet de déplacer l'enfant porté par sa mère, une répartition des tâches entre la mère et ses filles, ses aînées et ses cadettes permettent de pondérer les méfaits de cene situation. Mais sont-ils complètement jugulés ? Si oui, jusqu'à quel point ?

L e système de prêt ou de crédit ne s'adresse pas aux femmes. D e ce fait, bien

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132 Thérèse Keim

qu'elles développent u n sens de l'initiative et de l'organisation fantastique, elles demeurent marginalisées.

M ê m e en l'absence de données précises nous pouvons imaginer que tous ces changements ont quand m ê m e un impact sur l'enfant, sur le m o d e de maternage, sur la transmission de l'éducation, sur la psychologie et les dispositions de la mère à l'égard de son enfant.

À quel niveau se situent ces changements ? Quel en est l'impact ? Quelles en sont les conséquences sur les rôles des uns et des autres. L'action médicale et sociale en direction des mères a-t-elle introduit de nouveaux réflexes ? Dans quel sens ? Quels sont les changements qui affectent le rôle de la famille dans l'éducation de l'enfant en milieu rural?

Dans certaines régions du continent, c'est au-delà de la quarantaine que la f e m m e devient véritablement active dans la production. Les plus jeunes consacrent plus de temps aux travaux domestiques et aux soins des enfants. D e ce fait, elles constituent une force de travail en moins dans le combat pour l'autosuffisance alimentaire.

L a scolarisation des filles opère, elle aussi, une ponction sur la structure d'entraide féminine, au m ê m e titre, mais dans des proportions moindres, que la scolarisation des garçons sur le nombre d'actifs agricoles dans une famille. Il y a là aussi rupture, par le fait de l'école.

L a modernisation de l'agriculture, la généralisation des projets de développement ont créé le plus souvent une aggravation de la situation des femmes. Elles se sont faites à leur détriment parce que n'ayant pas été accompagnées de l'implantation d'infrastructures leur permettant d'alléger leurs tâches, bien au contraire.

De la survie des enfants Les problèmes qui affectent la santé des enfants sont très nombreux. L a malnutrition chronique ou temporaire dont souffrent la majorité crée un terrain favorable pour la propagation des maladies endémiques : rougeole, méningite et, jusqu'à une date récente, la variole.

L a population du continent est jeune : 20 % des 350 millions d'habitants ont moins de S ans et jusqu'à 4 0 % ont moins de 15 ans.

L a mortalité et la morbidité y atteignent des taux allant de 146% en Afrique orientale à 158% en Afrique centrale, 164% en Afrique occidentale et 128% en Afrique septentrionale.

E n 1982, les taux de mortalité étaient près de dix fois supérieurs à ceux des pays industrialisés de 25 %, et dépassaient le taux moyen des pays en développement de 42%.

L a situation est d'autant plus préoccupante que l'Afrique demeure le seul continent où ces taux accusent une augmentation, alors qu'ailleurs ils ont baissé : de 65 % en Amérique latine et 73 % en Asie orientale, cette baisse ne fut que de 43 % en Afrique. E n 1985, ils se situent ainsi presque au m ê m e niveau qu'en Asie en 1960.

Plus grave encore, les chiffres montrent une détérioration nette de la santé des

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Phénoménologie traditionnelle de V enfance en Afrique 133

enfants au cours des vingt-quatre dernières années. E n 1960,20 % des décès d'enfants de 1 à 4 ans sont survenus chez nous ; ce taux s'élevait à 35 % en 198432. Et, lorsqu'il y a famine c o m m e c'est le cas dans toute la bande sahélienne, ces taux passent à 80 % et plus! N o u s avons tous en mémoire les images terribles des petits Sahéliens rachitiques, « vieillards à 3 ans », faibles et décharnés.

Cette situation correspond à une détérioration de l'état économique global du continent qui pourtant, choyé par la nature, s'enfonce de plus en plus dans la nuit de la misère et de la pauvreté. Selon les chiffres d'experts spécialisés, 70 % d'entre nous vivent en dessous d u seuil de pauvreté absolue : 400 dollars des États-Unis par an.

Entre 1981 et 1984, toute l'Afrique subsaharienne a enregistré une diminution de son produit intérieur brut. Quant à la production par habitant, elle accuse une nette baisse (jusqu'à 50 % en Zambie).

L'extrême dépendance et la forte sensibilité de nos fragiles économies aux caprices du marché international ont des effets désastreux sur les revenus des ménages et leurs conditions de vie. Pour grand nombre de nos pays, le service exigible de la dette s'élève à plus de 30 %. Cette situation critique équivaut pour les couches défavorisées des villes et des campagnes à une baisse des revenus réels, à une hausse des prix des denrées de première nécessité et, au niveau des États, à une réduction des budgets prévus pour l'amélioration de ces conditions de vie.

O r de nombreux chercheurs ont montré qu'il y avait un lien direct entre l'amélioration des revenus et celle de l'état général des enfants. C'est une condition nécessaire mais non suffisante. Elle marque néanmoins le premier pas vers l'amélioration de la situation des enfants.

Selon Carvajal et Burgess (1978), repris par Jolly et Giovanni33 « l'augmentation du revenu entraîne la diminution de la mortalité fœtale pour plusieurs raisons : a) elle empêche la malnutrition qui survient le plus souvent dans les familles à faible revenu ; b) elle améliore l'hygiène, dont l'absence est une cause de morbidité ; c) elle permet aux mères de bénéficier de soins médicaux au cours de la grossesse. »

L e revenu de la mère en particulier semble, selon de nombreux experts, avoir un impact positif sur l'état nutritionnel de l'enfant, parce que la f e m m e lui consacre plus de ressources.

Toutefois, d'importants efforts ont été consentis tant à l'éducation qu'à la couverture médicale des populations. Leurs effets restent cependant difficilement et insuffisamment mesurables, en particulier pour la seconde.

Mais la question que nous aimerions poser ici est la suivante : Q u a n d on a soi-m ê m e faim, que peut-on apprendre et transmettre à un enfant qui lui aussi a faim ?

L a santé physique est une condition fondamentale pour la santé morale, psychologique et intellectuelle.

L a détérioration de la situation économique est une menace sérieuse pour l'avenir des générations futures de l'Afrique. Les décideurs doivent absolument s'en convaincre ou alors, en être convaincus, s'il le faut.

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134 Thérèse Keim

Perspectives de recherches et d'action pour l'enfance

Les intellectuels doivent étudier le passé, non pour s'y complaire, mais pour y puiser des leçons ou s'en écarter en connaissance de cause si cela est nécessaire.

Seule une véritable connaissance du passé peut entretenir dans la conscience le sentiment d'une continuité historique, indispensable à la consolidation d'un état multinational.

Cheikh Anta Diop

Le domaine de l'enfance est un domaine privilégié de connaissances indispensables pour l'application de stratégie de développement intégré.

Sow Ibrahim

L a société africaine traditionnelle a su réunir tous les m o y e n s et utiliser toute sa connaissance pour former le modèle d ' h o m m e qui correspondait à sa structure et à son environnement. Quels que soient les reproches plus ou moins fondés qu 'on lui adresse ici et là, force est de reconnaître qu'elle a merveilleusement réussi. Elle a su façonner u n h o m m e à la personnalité parfaitement cohérente et intégrée pour une société elle-m ê m e fortement intégrée et qui étonne par sa grande cohésion.

E n ce sens, son exemple nous interpelle et lance u n véritable défi aux générations actuelles dont les élites, par une sorte de complicité consciente ou inconsciente, ont aidé à l'accélération d u processus de déstructuration culturelle et de désorganisation sociale et économique.

S'il est vrai que l'enfant et le jeune d'aujourd'hui seront l'adulte de demain, alors nous avons de bonnes raisons d'être pessimistes. E n l'espace de deux générations, des phénomènes de délinquance et de déviance jusque-là totalement inconnus se répandent dangereusement. Plus grave encore, c'est la personnalité m ê m e d u jeune Africain qui, désorienté, se trouve sujette aux désordres psychopathologiques et à la dégradation mentale.

Et si la détérioration de la situation se poursuit, c o m m e ce sera vraisemblablement le cas, on voit mal c o m m e n t ces phénomènes se résorberaient d ' e u x - m ê m e s .

Quel type d'Africain produirons-nous ? L e constat d'échec des voies actuelles de développement est reconnu de tous. Et

s'il fallait s'en convaincre, l'exemple de la famine en est encore le plus cinglant. C o m m e par ironie d u sort, l'Afrique qui nourrit et fournit le m o n d e entier en

matières premières indispensables à sa survie et à son enrichissement, est devenue au fil des ans le continent assisté. Celui dont on a pitié et pour lequel on organise la charité internationale.

Pour toutes ces raisons, il nous semble urgent d'engager des programmes intégrés

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Phénoménologie traditionnelle de l'enfance en Afrique 135

de recherches, d'études et d'action en vue de protéger l'enfance, fondement de la société future.

Pour notre part, nous suggérerions les propositions suivantes : L a recherche par la récolte et l'analyse des traditions et des fondements de l'éducation

africaine en vue de leur intégration sélective au système scolaire actuel. L a révision du contenu culturel et des modèles que véhiculent les manuels scolaires. L e renforcement des unités de recherche et d'expérimentation pour l'enseignement

en langues africaines. L e développement et le renforcement des unités de recherche en psychologie

fondamentale et psychologie appliquée, afin de mieux connaître l'enfant et de venir en aide aux familles en difficulté.

L a mise en place de programmes de recherches et d'action en direction de la jeunesse afin de la mieux connaître pour mieux répondre à ses aspirations et prévenir la délinquance et les déviances.

L'organisation de campagnes de sensibilisation et d'information des familles sur leur rôle, sur les modèles culturels offerts aux enfants, en utilisant c o m m e supports les différents médias (télévision, radio, presse écrite).

L a recherche sur les nouveaux types de familles : famille monoparentale, famille nucléaire, familles urbaines.

L a recherche sur les difficultés que rencontrent les familles rurales pour jouer leur rôle.

L a recherche sur l'impact des changements sur la relation mère-enfant en milieu rural et urbain avec programme d'assistance pour réduire la charge de travail des mères, en ville c o m m e à la campagne.

L a recherche pour une meilleure connaissance de la famille traditionnelle africaine. N o u s insistons sur le fait que ces recherches auront plus d'écho et d'impact si elles se font de manière intégrée entre les différentes institutions compétentes et les familles urbaines et rurales alphabétisées ou non, et surtout si elles se font en coopération régionale.

E n outre, tous ces programmes et ces recherches sont proposés en vue de déboucher sur des actions concrètes et en formant un m a r i m n m de cadres et de spécialistes locaux.

Notes

1. Birago Diop, « Souffles » (poème), Contes d'Amadou Koumba, Paris, Présence africaine, 1961.

2. C . Rivière, « La grossesse chez les E w é du Togo », Le mois en Afrique, n° 227-228, décembre 1984, janvier 1985, p. 120.

3. L . V . T h o m a s et R . Luneau, Les religions d'Afrique noire; Textes et traditions sacrés, tomes I et II, Paris, Stock, 1981.

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5. A . - M . Vergiat, Les rites secrets des primitifs de l'Oubangui, p. 95-98, Paris, Payot, 1951.

6. L . V . T h o m a s et R . Luneau, op. cit., tome II, p. 15 et 16. 7. N'zi : n o m de la rivière. L a personne qui procède au sacrifice est le

maître. 8. L . V . T h o m a s et R . Luneau, op. cit., tome II, p. 17. 9. B . Inhelder, « Naissance de l'intelligence et malnutrition », Revue de

psychologie appliquée, n° 2 , 1979, p. 153-159. 10. P . Erny, L'enfant et son milieu en Afrique noire. Essai sur l'éducation

traditionnelle. Paris, Payot, 1972. 11. Ibid., p. 67 et 88. 12. B . Inhelder, op. cit., p. 67. 13. G . Bransz, « Enquête sur les événements qui entourent la naissance d'un

enfant dans un village de la brousse ivoirienne », p . 38, Adahou Cie, 1972.

14. P . - E . Mandl , « La relation mère-enfant face à la modernisation », Carnets de l'enfance - Unicef, n° 12, 1979, p. 61-79.

15. P . Erny, op. cit., p. 199. 16. J. Rabain, L'enfant du lignage, Paris, Payot, 1979. 17. D . - W . Winnicott, Processus et maturation des enfants. Développement

affectif et environnement, p . 67 et 110, Paris, Payot, 1970. 18. Ibid., p. 121 et 122. 19. J. Rabain, op. cit., p. 43 et 44. 20. M . - T . Knappen, L'enfant Mukongo. Orientations de base du système

éducatif et développement de la personnalité, 2 e éd., p. 78, Louvain, Éditions Neuwelaerts, 1970.

21. Ibid. 22. P. Erny, op. cit., p. 232. 23. C . Rochefort, Les enfants d'abord, p. 81, Paris, Grasset, 1976. 24. D . - W . Winnicott, op. cit., p. 107-109. 25. Werner (p. 24 et 25, 1972) est cité dans Inhelder, op. cit. 26. Inhelder, op. cit., p. 284-286. 27. Bingo (Paris), n° 204, janvier 1970, p. 55. 28. D . Beugre, « Approche psychiatrique de l'enfant ivoirien en zone

urbaine », Expérience du Centre de guidance infantile d'Abidjan. Thèse de doctorat du 3e cycle, Faculté de médecine, 1978-1979.

29. A . B . Fafunwa, « Dans les villages d'Afrique, tout parent, tout voisin est un maître écouté », Le Courrier de ¡'Unesco, n° 31, mai 1978, p. 11.

30. D . Beugre, op. cit., p. 86 et 87. 31. H . Collomb et S. Valantin, « Famille africaine », L'enfant dans la famille,

vol. I, p . 347, Paris, Masson, 1970. 32. Unicef, Rapport du Conseil d'administration, 18 mars 1985, p. 3. 33. R . Jolly et A . Giovanni, L'impact de la récession mondiale sur les enfants,

p. 47, Paris, Unicef, 1984.

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7. Education integrative en milieu familial et communautaire. L e cas du Sénégal Malick M'Baye

E n Afrique, la plus grande partie des relations sociales sont régies par le système de parenté. Il établit entre les individus, les groupes, un système d'échanges, de communication, qui tient une place privilégiée dans la vie des sociétés traditionnelles. Il représente en effet le centre de toutes les préoccupations.

Dans la famille africaine, il y a deux modes de référence : la famille nucléaire et la famille polynucléaire. L a famille nucléaire est la famille dite élémentaire ou restreinte; elle se compose du père-mari, de la femme-épouse, et des enfants. L a famille polynucléaire est la famille étendue ou le groupe familial englobant toute la parenté verticale : grands-parents, oncles, tantes, cousins, frères, sœurs ; et toute la parenté horizontale : alliés, familiers, amis, etc., ainsi que les générations des vivants et des morts. Chaque famille nucléaire est englobée dans u n ensemble plus étendu, vivant dans un espace organisé, la concession : le kër en wolof, ou gallé en hal-pular. D a n s le c h a m p communautaire de la famille polynucléaire, l'individu a du mal à se singulariser ; la hiérarchie sociale confère quelques privilèges à certains personnages du fait de leur rôle.

Abdoulaye Diop1 nous décrit d'une manière pertinente les fonctions et les qualités de la filiation dans le m o d e de définition de la parenté. Quels que soient la région ou le rang social de la famille, on constate qu'au Sénégal le m o d e de filiation est bilinéaire. Cela signifie que les deux lignages, paternel et maternel, sont reconnus, et que l'on attribue à chacun des fonctions et des qualités différentes.

L e lignage maternel est appelé xeet ou meen. L e xeet concerne la parenté maternelle au sens large. Cene parenté regroupe tous les parents du côté maternel, sans référence à la filiation. Les h o m m e s , c o m m e les oncles maternels, font partie du xeet, mais n'ont pas le pouvoir de le transmettre. L e meen est un lignage maternel regroupant une parenté plus étroite. Celle-ci est en effet limitée à trois ou quatre générations de femmes , qui peuvent se trouver en vie en m ê m e temps. O n y trouve donc la mère , la grand-mère et l'arrière-grand-mère. Les personnes faisant partie du meen sont celles

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dont les mères ont tété le m ê m e sein. Contrairement au xeet, le meen ne regroupe que les parents appartenant au lignage maternel par les f emmes ; ainsi, les enfants du frère de la mère sont-ils exclus du meen, mais appartiennent au xeet.

O n retrouve les m ê m e s distinctions du côté paternel. L a parenté large est appelée askan, et la parenté proche geno, IS askan regroupe tous les parents issus des h o m m e s , par filiation patrilinéaire ; il comprend donc les tantes paternelles. L e geno concerne trois ou quatre générations, s'arrête donc au grand-père ou à l'arrière-grand-père paternel, et ne regroupe que les parents appartenant au patrilignage par les h o m m e s . Ainsi en sont exclus les enfants des sœurs du père.

L'enfant descend donc du lignage paternel askan et du lignage maternel xeet. Il est apparenté à son père et à ses ascendants masculins directs, ainsi qu'à sa mère et à ses ascendantes directes. Il connaît moins bien les femmes d u lignage de son père, et les h o m m e s du lignage de sa mère.

E n étudiant la notion d'hérédité biologique, on comprend mieux ce que représentent au Sénégal les deux lignages, paternel et maternel. D u côté physique, l'enfant hérite de sa mère le sang (derat) et la chair (soox). D e son père, l'enfant reçoit les os (yax) et les nerfs (sidit). Physiquement, l'enfant est un produit des deux lignages. Les apports des deux côtés peuvent s'équilibrer, sang et chair d'une part, os et nerfs de l'autre. D u côté psychique, l'enfant reçoit davantage du lignage maternel que du lignage paternel. L a mère lui transmet le caractère (jiko) et l'intelligence (xel), le don de sorcellerie (ndemm) consistant à tuer magiquement les êtres et à boire leur sang. L'enfant reçoit de son père le courage (fit) et un don, moins important que celui de sorcellerie, celui de vision surnaturelle (nooxoor). L a conception que se font les Sénégalais de l'hérédité montre bien le caractère bilinéaire de la filiation, bien que ce caractère soit asymétrique, l'enfant recevant davantage du lignage maternel que du lignage paternel. Il faut aussi insister sur le fait que la parenté maternelle est beaucoup plus proche que la parenté paternelle, quelles que soient les régions ou les castes prises en considération. E n conséquence, le mariage est interdit entre deux personnes de parentés différentes, mais nourries au m ê m e sein. D e plus, la transmission de la sorcellerie, du don de divination et des maladies s'effectue par le lait maternel. C'est pourquoi on ne confie jamais l'enfant à allaiter à une f e m m e d'un groupe familial autre que celui de sa mère.

Cet ordre qui régit la société permet de comprendre les conduites sociales ou individuelles suivies par les membres du groupe. E n ce qui concerne le mariage (takh en wolof, ou kumal en hal-pular, ce qui signifie lier, unir), le choix du conjoint n'appartient pas à toutes les personnes. Dans les sociétés traditionnelles, les conjoints sont généralement choisis à l'intérieur d'un groupe bien délimité. L a raison en est la sécurité : on a peur de l'inconnu, on juge un individu non sur ses qualités propres, mais sur le capital de valeurs accumulées depuis ses ancêtres les plus lointains ; l'union de deux familles est aussi l'union de deux forces mythiques. Lorsque des relations particulièrement correctes sont entretenues avec l'une des familles du groupe social, cela prédispose à l'union avec un individu de cette famille. L a connaissance des

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qualités intrinsèques de la personne ne vaut que parce qu'elle aura permis de saisir chez elle un héritage socioculturel intégré, c'est-à-dire une parfaite adéquation de sa personnalité avec l'idéologie du groupe.

Dynamique du groupe familial

C o m m e nous l'avons déjà souligné, le lignage est non seulement une réalité biologique mais sociale. Il confère aux individus leur appartenance à une m ê m e communauté , un statut d ' h o m m e ; quiconque en est coupé n'existe pas. O n appartient à ce système clos par la naissance. L e lignage comprend les générations passées, présentes et à venir, descendant toutes d'un m ê m e ancêtre. Plus l'ancêtre est lointain, plus les forces qui lui permettent d'exister sont puissantes. L a société est hiérarchisée en fonction de ces critères. Puissance vitale, prestige et savoir sont transmis par les ancêtres, et ce sont les h o m m e s , les chefs, qui les représentent et les transmettent à leur tour. Us font vivre leurs descendants. C'est ce pouvoir, situé au niveau de l'être et de la force vitale, au-delà du plan social et moral, qui leur confère l'autorité. Les vivants dépendent des morts, car ce sont eux qui ont transmis la vie ; mais les morts dépendent eux aussi des vivants, car c'est par leur intermédiaire qu'ils peuvent rester actifs, que leur force se manifeste. Pour eux, ne pas avoir de descendance, c'est être inexistant.

L'individu, faisant partie de son groupe familial, cellule de base de la société traditionnelle vit intégré à la communauté dans un territoire bien délimité : le kër (la concession). D e ce fait, les existences sont étroitement liées.

L a structure de la parenté s'organise donc au niveau de la famille polynucléaire et du lignage. L e mariage est généralement perçu c o m m e l'union de deux lignages ; il n'a pas la m ê m e signification qu'en Occident, où le couple se choisit et engendre une famille, car le renforcement des liens affectifs entre deux individus peut constituer une menace pour le système traditionnel. Certes, l'attachement entre époux est considéré c o m m e souhaitable, mais pas c o m m e une valeur essentielle. Chaque partenaire doit rester fortement attaché à son lignage car la communication est plus riche dans le lignage que dans le couple. Cette limitation de la communiction verbale dans le couple est un m o y e n de préserver l'unité et l'intérêt du groupe social. Tout cela ne signifie cependant pas que l'affection et l'estime soient inexistantes dans un couple.

Les lignages constituent, par leurs alliances, le support de la famille. Mais parallèlement, ils sont source de conflits en ce sens que chacun des deux époux éprouve un profond attachement pour le lignage dont il est issu. D a n s un système patrilinéaire, la f e m m e est liée à son époux c o m m e épouse et c o m m e génitrice ; elle ne l'est qu'en tant qu'épouse dans le système matrilinéaire et, dans ce cas, d'autant plus attachée à son propre lignage. À travers les différentes coutumes et croyances, on considère c o m m e normaux les antagonismes engendrés par l'identification mutuelle à tel ou tel lignage.

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L a famille nucléaire n'existe pas c o m m e valeur. Dans une société où prédomine la notion de lignage, l'axe vertical père ou mère — enfant l'emporte toujours sur l'axe horizontal mari — f e m m e . Cela favorise la continuité au sein de la lignée. L a tendance à la polygamie s'explique, dans les sociétés africaines, par la prédominance structurelle du lignage paternel.

Pour son éducation, l'enfant est souvent confié à ses oncles ou tantes. Parfois, après son sevrage, il est donné à une coépouse qui n'a pas d'enfant, ou à une amie, pour l'honorer. L'enfant ainsi donné ne sera jamais repris par ses parents, m ê m e s'ils jugent que son éducation est imparfaite. D e telles situations, inhabituelles en Occident, sont fon bien acceptées par les enfants. Leur éducation les y prépare, c'est une particularité de l'organisation de la vie familiale et sociale traditionnelle. La tradition valorise en effet non pas l'individu, mais le groupe. L e lien vertical gagne en puissance par rapport à l'axe horizontal, et renforce davantage la notion de lignage. L'union de deux êtres a donc pour but essentiel, dans la société traditionnelle, de procréer, d'apporter au groupe familial la richesse humaine qu'est l'enfant. Dans une société pour laquelle le besoin de se perpétuer, d'assurer la continuité de la lignée, est essentiel, il est normal que l'enfant soit considéré c o m m e le personnage central.

Relations interpersonnelles

Bien que les relations des enfants avec l'ensemble du groupe familial soient considérées c o m m e importantes du point de vue éducatif, il n'en reste pas moins que la priorité en ce domaine est accordée à l'axe vertical, soulignant ainsi la notion de lignage. Les jeunes ont en effet clairement conscience du fait que l'influence verticale des aînés sur les plus jeunes est primordiale, l'axe horizontal étant moins clairement perçu dans son aspect éducatif. Toutes les relations de l'enfant avec son entourage immédiat doivent être analysées en termes de famille polynucléaire. L e comportement de l'enfant doit être identique pour chaque individu appartenant à une m ê m e classe.

Dans ce groupe familial aussi homogène, on constate que des liens privilégiés se dessinent. Mais la nature de ces hens est typique d'une vie communautaire. U n enfant n'aura pas forcément des liens privilégiés avec une mère, u n couple, une personne âgée, mais avec des mères, des couples, des personnes âgées. Il peut avoir plusieurs pères, plusieurs mères, mais cela ne signifie pas qu'il ne donnera pas plus d'importance à la relation qu'il entretient avec ses parents géniteurs par rapport à celle qu'il aura vis-à-vis de ses oncles et de ses tantes. L e vrai père aura toujours davantage d'autorité que l'oncle maternel. Lorsqu'on affirme que plusieurs m e m b r e s du groupe familial ont le droit d'éduquer l'enfant, de le punir, de le conseiller, il convient de nuancer ce fait, car il existe une hiérarchie des droits en fonction des hens de parenté qui unissent l'adulte à l'enfant.

Dès le sevrage, où la relation privilégiée entre la mère et l'enfant ne constitue plus un besoin vital pour ce dernier, la famille élargie prend en charge l'enfant et l'oriente

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vers u n m o d e de relations, plus général, avec tous les membres du groupe familial. Les enfants sont le bien c o m m u n du groupe. L'enfant, dans les sociétés africaines traditionnelles, c o m m e n c e donc très tôt son apprentissage de la vie sociale. L e sentiment d'appartenance à un groupe familial est plus fort que d'autres formes d'attachement, individuelles. Les relations entre personnes sont régies par leurs statuts respectifs et sont vécues par rapport au lignage. L a meilleure illustration en est que, dans certaines sociétés traditionnelles, on éloignait l'enfant du couple parental au m o m e n t du sevrage. Il passait quelque temps dans un autre lieu de résidence. U n tel éloignement du milieu familial est imposé à l'enfant à plusieurs périodes de sa vie. O n estime que le contact avec la famille la plus élargie, les membres les plus éloignés permet d'améliorer son éducation. Il apprend ainsi à s'adapter, à s'intégrer à des milieux différents. Si une famille nucléaire n'assure pas le bonheur de l'enfant, une telle situation a des conséquences moins dramatiques en Afrique qu'en Occident, dans la mesure où il peut être transféré dans un milieu social plus élargi, plus favorable. Ces séparations ne sont pas mal vécues par les enfants. Ils y sont préparés par le contexte social, ils ont appris à ne pas s'attacher à des personnes précises. Ils appartiennent à tout u n lignage, à une vaste parenté, et non à une famille nucléaire. L'enfant doit être habitué, des son plus jeune âge, à nouer des relations interperson­nelles éphémères, instables, et non profondes et durables.

Si tous les aînés de l'enfant assurent son éducation, les rôles, les responsabilités, sont partagés par un grand nombre de personnes, et assumés collectivement.

L a véritable mère génitrice est unique pour tout enfant. Dans l'Afrique traditionnelle, elle assure les fonctions de base : nourriture et propreté. Elle est également chargée de transmettre la tradition à cet enfant du groupe. Il appartient au lignage du geno et du meen (patrilignage et matrilignage). L a mère lui transmet ce qui lui sera nécessaire pour devenir u n être parfaitement intégré au groupe familial. Pour la société traditionnelle, elle transmet symboliq'iement par son « lait » tous les acquis culturels du matrilignage. La relation duelle entre la mère et l'enfant est une véritable gestation extra-utérine qui se brisera au m o m e n t du sevrage ; l'enfant assume ce cap douloureux en s'intégrant à la fratrie. Il y a une puissante dynamique affective qui l'entoure pour l'aider à assurer ce passage. S'il est privé du sein de la mère, il peut profiter d'autres seins et d'autres dos des femmes de la concession familiale. Les mères de substitution, appelées du m ê m e n o m que la mère génitrice yaye, interviennent peu avant le sevrage. C e sont les sœurs de la mère, les amies et proches parentes, les sœurs de l'enfant, etc., et par extension toutes les femmes de la concession ou des environs immédiats. Relationnellement, le premier objet de l'enfant n'est pas un sein, u n visage, un dos, mais des seins, des visages, des dos. Au-delà du sein nourricier de la mère , c'est le sein communautaire qui émerge, reliant l'enfant aux différentes femmes du groupe familial.

Après les femmes de l'entourage maternel, il y a la tante paternelle, la bajen (père féminin) qui joue u n rôle primordial dans la famille. Elle assure deux fonctions : paternelle et maternelle. F e m m e par sa condition, elle est chargée de transmettre les

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particularités de la lignée paternelle, le geno. Symboliquement donc, elle est h o m m e par son attribut social, sa position renvoie à une double identité. L a position de la bajen entraîne une ambiguïté dans l'identification sexuelle et la structure œdipienne.

Dans la structure familiale wolof, il y a un autre personnage privilégié, c'est l'oncle maternel najay2. L'oncle maternel, en plus de la mission d'éduquer et d'assurer la formation professionnelle de son neveu, lejarbatt, jouit d u droit de vie et de mort sur lui. Malgré l'influence de l'islam, du christianisme et de la colonisation, l'oncle a moins de droits sur ses propres enfants que sur son neveu. N o u s constatons que les vestiges de la vieille société sénégalaise reposent sur la structure matrilinéaire.

Il est intéressant de noter que les grands-parents jouissaient de rapports privilégiés avec les enfants. C e sont eux qui les initiaient aux contes et aux légendes de leur ethnie. Ainsi, les structures familiales influençaient fortement les relations de l'individu et de son groupe. Dans ce m o d e d'organisation sociale, il y avait en permanence une dialectique contrainte-liberté.

D'autres chercheurs se sont penchés sur l'étude des structures sociales en Afrique. C'est le cas d'Anicet Kashamura 3 . Il décrit les attributs des différents m e m b r e s de la famille sans procéder à une analyse vraiment pertinente de l'incidence de ces rapports dans la vie du groupe. O r nous savons que dans la région de l'Afrique centrale faisant l'objet de son étude, il existe des rapports originaux dans les structures familiales et leur dynamique.

Les ouvrages de Pierre Erny apparaissent c o m m e u n correctif et un adjuvant à l'ouvrage de Kashamura. D a n s l'un4, Pierre Erny décrit la place de l'enfant dans la société et démontre combien la tradition africaine en avait une vision étonnamment riche, débordante d'intuitions pertinentes, et que l'éducation traditionnelle reposait sur une véritable anthropologie, une conception de l ' h o m m e investi en totalité dans l'enfant : celui-ci est la réincarnation d'un ancêtre et il s'agit, à travers sa personnalité, de déceler son identité; il apparaît c o m m e un messager qui relie deux mondes . Ailleurs, Erny souligne l'étonnante richesse de la pédagogie traditionnelle qui est en train de se dégrader et de s'étioler5. Il montre à quel point sa remarquable cohérence est fondée sur une vision de l ' h o m m e fortement structuré. Il passe en revue, successivement, l'éducation donnée durant la première enfance, les relations qui s'esquissent avec la société globale, la manière dont l'enfant assimile un savoir technique, entre dans l'univers de la parole, du verbe, devient porteur de valeurs morales, et passe finalement par l'initiation, qui est une expérience spirituelle majeure. Chaque individu, selon Erny, est ainsi préparé à entrer dans un type de société qui exige de lui non seulement des connaissances et u n savoir-faire, mais aussi une forme de sensibilité, u n savoir-être. L'éducation traditionnelle, par sa dynami­que, amenait l'individu à prendre conscience de la nécessité de développer ce savoir-être.

Aujourd'hui, les changements sociaux de la modernité introduisent des boulever­sements dans l'organisation familiale et entraînent une modification dans la relation de l'enfant avec le groupe familial.

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Éducation traditionnelle africaine : éducation integrative

L a finalité de l'éducation traditionnelle africaine consiste à préparer l'intégration de l'individu au groupe. À travers une expérience familiale particulière, l'individu s'efface devant le groupe et c'est alors que le processus d'individuation et la relation duelle perdent leur force aux dépens d'un contrôle par le groupe. C'est l'être ensemble.

À partir de la naissance, commence la constitution de la personnalité, au moins sur u n plan, le corps. C e corps est un organisme vivant qui manifeste sa vie par une série de tendances à être, les pulsions.

À la naissance, le bébé wolof est le liir, caractérisé par l'allaitement au sein maternel. Il est entièrement pris en charge par la mère génitrice, qui est aussi et surtout la gardienne de la tradition qu'elle transmet fidèlement. Dans une certaine mesure, elle n'est pas investie dans l'enfant, un enfant-propriété. Elle est chargée par le groupe de transmettre à l'enfant d u groupe ce qui lui est nécessaire pour devenu-u n être accompli, c'est-à-dire parfaitement intégré à ce groupe.

Dans cette période, on attribue trois n o m s à l'enfant : a) le tum biir (prénom intime) qui n'est révélé au sujet qu'à partir de son adolescence ; b) le tum biti (prénom extérieur), est le prénom courant par lequel on l'appelle ; c) le daakental (prénom événementiel ou phénoménologique), est le surnom qui permet de se repérer dans le temps pour connaître l'âge de l'individu.

L e prénom extérieur donné à l'enfant lui confère sept qualités de son h o m o n y m e , ce qui l'identifie à celui-ci, selon l'explication traditionnelle. D'ailleurs, on peut ajouter des n o m s circonstanciels et des n o m s initiatiques. Chez les Dogons, par exemple, l'enfant meurt et renaît à chaque grande étape de sa vie. Il y a une dialectique de vie et de mort symbolique le long de l'existence de l'individu.

Habituellement, le prénom est choisi par le père et ses parents. L ' h o m o n y m e de l'enfant peut être un ami ou un m e m b r e de la famille, un saint, etc. D a n s tous les cas, ce qui est recherché, c'est que l'enfant porte le prénom d'une personne dont les qualités sont reconnues.. L e choix d u prénom peut être guidé par le besoin d'un équilibre ou d'une réconciliation dans le milieu familial.

Par le choix du prénom, on constate que l'enfant réincarne, d'une certaine manière, une autre personne, en particulier l'ancêtre h o m o n y m e . C e qui explique la « récurrence alternée » des caractères observés dans le réel et l'imaginaire de l'enfant et de ses parents. Le prénom et le n o m sont donc d'une importance certaine6.

C e premier stade d u développement de l'enfant est marqué par plusieurs petites cérémonies intimes dans la famille : le portage au dos bootu à partir d'un certain nombre de mois, le rasage du crâne watu avec l'adoption de la coiffure totémique pax ou jub, le perçage des oreilles benu aux bébés de sexe féminin, le massage ndamp pour favoriser une bonne maturation locomotrice de l'enfant.

L e second stade est marqué par le sevrage feer : il correspond au début de la station

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debout. L e sevrage est u n rite. C'est plus qu'une séparation du duo mère-enfant; celui-ci entre à partir de ce m o m e n t dans l'ordre de la fratrie. C'est une promotion naturellement préparée, sanctionnée par la cérémonie rituelle. Les mères de substitution, appelées du m ê m e n o m que la mère génitrice, interviennent. L'enfant est alors u n pérantal, il a entre 1 et 3 ans.

Jacqueline Rabain7 décrit tous les mécanismes psycho- et socio-affectifs qui relient l'enfant et son entourage immédiat. À ce moment-là, il y a une forme d'intégration de la classe d'âge. L'épreuve du sevrage étant franchie, l'enfant est placé dans un groupe familial, puis social, élargi. Avec les enfants de son âge, il constitue de petits groupes qui joueront un rôle considérable dans son éducation. Les enfants sont très tôt mêlés les uns aux autres. Ils constituent une sorte de petite communauté enfantine à l'intérieur de laquelle ils apprennent à s'insérer dans u n groupe, à avoir des activités c o m m u n e s , l'éducation mutuelle y jouant u n grand rôle. Tout c o m m e dans le groupe familial, il y a dans le groupe enfantin subordination des plus jeunes aux plus âgés. L'âge signifie savoir et autorité. L'aîné doit assistance et protection aux plus jeunes ; en retour, il a droit à leur obéissance, leurs services, il peut m ê m e les punir. L'enfant apprend beaucoup plus de ses aînés immédiats que des adultes. Son expérience s'acquiert à travers jeux, rites, travaux divers en c o m m u n .

L'apprentissage de la vie collective est lent et difficile pour l'enfant. Il passe du milieu maternel où toutes les conduites lui étaient permises, à un milieu social plus élargi, dans lequel il doit se faire accepter, faire des concessions. L a classe d'âge ainsi organisée est une véritable institution éducative. L a société apparaît différente à l'enfant, il se prépare à y entrer, à se conformer à toutes ses exigences.

L e xalé est l'enfant de 3 à 6 ans ; c'est la période des jeux, des contes, des légendes et des petites commissions. L'éducation a heu à l'intérieur de la famille. L a relation est fondée ici sur le couple autorité-obéissance. L'enfant intègre un groupe d'âge et de sexe. C'est à cet âge-là que les mythes, les symboles alliés à la pensée logique et à la parole constitueront des fonctions fondamentales pour l'esprit de l'enfant. Ici, les mythes et les fantasmes sont liés à la part irrationnelle de la pensée. L e mythe, par sa nature, est apparenté à l'art et à toutes ses créations. Les symboles sont c o m m e le véhicule de la pensée prélogique et irrationnelle, ou encore c o m m e un langage propre à l'expression de notre esprit. Ainsi, l'enfant développe son imaginaire à travers les éléments d'un domaine intime et qui, pour lui, ont valeur de réalité.

Après, vient le Goné (6 à 9 ou 10 ans). C'est l'apprenti, il s'occupe en maniant les instruments agricoles, en faisant de m e n u s travaux. C'est à cet âge qu'on lui confère les attributs de sa caste-métier.

Chez la fille, la différenciation n'apparaît qu'à l'adolescence (njegemaar). C'est la période où s'opère le tatouage des gencives. C'est également à cet âge qu'elle s'initie aux travaux domestiques et qu'elle reçoit une information sexuelle complète. À partir de 15-16 ans, elle devient une janx, une jeune fille mature. Elle abandonne le pax, coiffure fragmentaire et totémique, pour la coiffure complète, elle participe à la division du travail dans la famille et adhère au mbotaye (association de classe d'âge)

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pour des chorégraphies, des veillées ou des danses. Après, elle devient jeek, f e m m e accomplie qui a acquis son droit de cité.

Chez les garçons, l'âge surga, de 10 à 16 ans, est une étape d'intégration économique et d'apprentissage d'un métier. C'est la période de dépendance économique. L'adolescent c o m m e n c e à prendre une responsabilité dans le système de production familiale ou clanale. À partir de cet âge, il se prépare à entrer dans la « case des h o m m e s ». L'âge m o y e n du njulli était de 18 ans et pouvait varier d'une région à l'autre du Sénégal. Il devait subir pendant un mois l'épreuve intiatique et être circoncis, car seuls les garçons circoncis pouvaient participer à certaines réunions d'adultes. C'est à cette occasion qu'on complétait son éducation sexuelle, et c'était également la transmission des humanités ancestrales : apprentissage de secrets, de philosophie à travers adages, contes, légendes, etc. L a circoncision ou njongue reproduisait la société en miniature, avec des types d'organisation et d'interrelations originaux. Tous les enfants du m ê m e terroir partageaient cette épreuve. L a promotion de circoncis ou leul avait lieu après les périodes de récoltes. Symboliquement, le futur circoncis faisait rompre par le forgeron le cordon ombilical matérialisé par le prépuce (partie de l'organe mâle jugée féminine). Durant cette cérémonie, le futur circoncis tétait publiquement et pour la dernière fois le sein de sa mère.

L e njulli mourait dans son état d'enfant pour renaître adulte. C'était le botal, h o m m e de science et philosophe, qui se chargeait de la protection des lieux de l'initiation en l'exorcisant contre les esprits malveillants. Il était secondé par les selbes, guides initiés qui étaient les responsables effectifs du groupe. Il existait une hiérarchie chez les njullis à travers le lamdo, chef de groupe, et le bumi, son assistant. D'autres personnes d'une importance non négligeable prenaient part à la vie d u leul : le gardien des traditions et historien, le silmaja, le jaraaf ou maître d u feu, et le taxe, benjamin des selbes et gardien des verges symboliques traditionnellement fabriquées en bois de tamarinier. Ces verges reliaient le m o n d e des vivants et celui des morts, matérialisé ici par les njullis vêtus d'une tunique blanche rappelant le linceul.

N o u s retrouvons ainsi toute une série de processus à travers les jeux de rôles « à la fois psychologiques et sociaux, conscients et inconscients, affectifs et cognitifs »8. D a n s cette société miniaturisée, tout était enseigné pour conférer à l'initié une information pluridimensionnelle qui permettait de faire un véritable rite du passage d'une classe d'âge à une autre.

Désormais, l'initié prenant congé d u leul, le barlel, ensuite, il devient waaxambane, jeune h o m m e . Ses centres d'intérêt vont alors évoluer. Il participera à des tournois régionaux de lutte, également aux concerts organisés par les griots, sorte de troubadours allant de village en village chanter les louanges de ceux qui ont été généreux à leur endroit. Historiens réputés, magiciens du verbe, ils ont transmis de génération en génération l'histoire de la société africaine. C e sont eux qui accompagnent le jeune h o m m e à la recherche d'une épouse. Mais il y a des règles : on ne doit pas épouser impunément une personne d'une caste jugée opposée, car, dit-on, on est alors menacé par une armée de malheurs. Cela s'explique par l'inconnu, le

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besoin de juger l'individu, non seulement sur ses qualités propres, mais en se référant au capital de valeurs amassé depuis ses ancêtres. L e waaxambane devient alors le goor, l ' h o m m e , et aussitôt après son mariage, le borom kër, le chef de famille.

Pour mieux saisir la dynamique de l'intégration de l'individu dans le groupe, il était nécessaire d'étudier l'évolution de l'enfant sénégalais telle que la concevait la société traditionnelle. Société miniaturisée, le village formait u n tout, c'était la véritable cellule de base de la vieille société sénégalaise. Les classes d'âge constituaient les différents foyers d'animation et les centres de décision et de sauvegarde des intérêts et des traditions du village. Chacune d'elles fixait les règles de vie et les limites de son pouvoir (prises de décisions et initiatives) dans l'échelle de hiérarchisation des différentes classes. L a fixation des jeux de rôles était nette en fonction de l'âge et d u sexe ; chaque groupe apprenait son rôle futur.

Pendant que les garçons s'initiaient à des jeux virils, les filles se perfectionnaient dans l'art culinaire. L e m o n d e d'interrelations était régi par le droit d'aînesse qui était sacré et inaliénable. L'initiation à la vie, qui se situe après la circoncision, chez les garçons, et après l'excision, chez les filles, conférait au jeune son droit d'intégration au cercle des adultes, et était le seul critère capable de lui conférer le statut d'adulte responsable. L'initiation était obligatoire quelle que soit la caste ou la classe sociale à laquelle on appartenait. C e système d'initiation rappelle la formation dans les écoles grecques de l'Antiquité, à Sparte et Athènes. L a circoncision, qui est en fait une pratique antérieure à l'islam en Afrique, outre sa valeur hygiénique, constituait l'occasion d'acquérir une formation de base qui laissait une large part aux sciences de la vie et de la nature. C'était le m o m e n t de la seconde naissance. L a première était symbolisée par la rupture d u cordon ombilical. L a seconde par l'ablation du prépuce qui constituait la libération de la tutelle parentale. C'était en m ê m e temps un prélude aux difficultés de la vie. O n exigeait des circoncis une attitude stoïque. L a retraite des circoncis du leul était u n exemple de société avec tous les types de relations interindividuelles ; chacun avait un rôle précis. L e groupe d'initiation avait, de plus, des relations avec l'extérieur. Les liens tissés dans le groupe initiatique étaient sacrés, et c'était seulement après l'initiation que l'individu pouvait réellement adhérer aux règles de la société telles que le respect de la coutume, la déférence vis-à-vis des aînés, le sens de la c o m m u n a u t é , l'attachement au milieu de base et à la vie d u village et une soumission aux traditions locales.

Roger Garaudy9 synthétise ainsi l'essence de la c o m m u n a u t é africaine : « Sans doute en opposition avec l'individualisme européen, la tradition africaine est essentiellement communautaire : la société est l'expression d'une c o m m u n a u t é préexistant aux individus qui la composent. Elle établit u n lien organique et vivant, c o m m e celui de la famille, entre les individus. Cette unité s'étendant à la nature, la terre, par exemple, ne peut être la propriété de l'individu : elle appartient à la divinité, aux ancêtres. Tout dans la c o m m u n a u t é africaine traditionnelle est expression en acte de cette cosmogonie selon laquelle l ' h o m m e n'atteint sa plénitude humaine que par la participation au groupe. »

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150 Malick M'Baye

Ainsi, l'initiation, intégrant l'individu à cette communauté , jouait un rôle déterminant dans l'équilibre affectif, intellectuel, moral, et dans la fonction sociale de chacun. L a formation de la personne accordait une large place à la production et à la reproduction de l'identité culturelle. L'imaginaire et le réel étaient dans une complicité, tour à tour consciente et inconsciente. Dans le leul, il y avait une véritable pédagogie de l'imaginaire qui établissait le lien entre les vivants et les morts. Cette formation de l'individu permettait de perpétuer les m o d e s individuels et surtout collectifs de structuration de la personnalité en rapport avec les objectifs de la vie communautaire.

Notes

1. Abdoulaye Diop, Famille wolof, tradition et changement, Paris, Karthala, 1985.

2. Pour plus de détails sur le rôle de l'onde, voir M . - C . et E . Ortigues, Œdipe africain, Paris, 10/18, 1973.

3. Anicet Kashamura, Famille, sexualité et culture, Paris, Payot, 1972. 4 . Pierre Erny, L'enfant dans la pensée traditionnelle de l'Afrique noire, p . 29,

Paris, L e livre africain, 1968. 5. Pierre Erny, L'enfant et son milieu en Afrique noire, Paris, Payot, 1978. 6. Voir Pierre Erny, L'enfant dans la pensée..., op. cit., p . 27. 7. Jacqueline Rabain, L'enfant du lignage, Paris, Payot, 1979. 8. Pierre T a p , « Identification et psychanalyse, Annales Homo, (Toulouse),

1974, p. 69-100. 9. Roger Garaudy, Art nègre et civilisation de l'universel, Paris, Les

nouvelles éditions africaines, 1975.

Bibliographie

B A L A N D I E R , Georges. Anthropologie politique, 2 e éd. Paris, Presses Universitaires de France, 1969.

H A M A , Boubou . Essai d'analyse de l'éducation africaine. Paris, Présence africaine, 1968.

Z E M F L E N I , Andréas. Milieu et développement, Symposium de l'Association de psychologie scientifique de la langue française. Paris, Presses Universitaires de France, 1972.

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8. Conditions de la santé mentale des enfants en Afrique Essome Kotto

Parce que les enjeux du développement de l'enfant prennent un aspect souvent tragique aujourd'hui en Afrique, le temps n'est plus aux considérations purement académiques sur ce développement référé aux contextes familiaux.

D'abord, il y a lieu de déplorer l'insuffisance d'éclairage qui eût permis aux familles d'assurer à leurs enfants la santé et une espérance de vie appréciable. Sous-alimentation, malnutrition, conditions d'hygiène défectueuses, sous-équipement des hôpitaux, infrastructure dérisoire pour les services de protection maternelle et infantile constituent l'objet d'une littérature trop abondante pour qu'il soit besoin de s'y attarder. Les pouvoirs publics concernés n'étant pas toujours parvenus à enrayer de tels sujets de désolation, force est de saluer les organismes internationaux c o m m e l'Unicef et, dans une large mesure, l'Organisation mondiale de la santé, qui épaulent puissamment les gouvernements et, à travers ceux-ci, la multitude des familles africaines mal armées pour préparer l'évolution de leurs enfants.

Mais tout reste à reconsidérer quand les investissements les plus importants visent en exclusivité la santé physique de l'enfant. C o m m e si peu importait que l'enfant devienne u n désaxé, un délinquant, pourvu qu'il soit correctement nourri et corporellement bien portant. Combattre les épidémies, les famines, les caren­ces cliniques de toute nature apparaît, certes, louable. Mais rien n'autorise à perdre de vue que la santé mentale revêt au moins autant d'importance que la santé phy­sique.

Et les conditions de la santé mentale des enfants en développement apparaissent nombreuses. Il y a lieu de sérier la plupart d'entre elles en sept types correspondant à sept fléaux dont la jeunesse africaine paie les frais aujourd'hui : Encadrement scolaire dont l'insuffisance appelle, en compensation, un encadrement

familial éclairé ; Mise à contribution des enfants pour assurer la survie de la famille ; Inadaptation de l'enseignement au contexte rural, au milieu ancestral, sans que pour

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autant soit garantie l'adaptation aux valeurs considérées, à tort ou à raison, c o m m e planétaires aujourd'hui ;

Rupture entre l'éducation scolaire et l'apport chaleureux de la présence des ascendants ;

Abandon de la morale c o m m e élément cardinal : la formation de l'enfant ; Amplification d'une conception livresque de l'éducation ; Rejet des procédures éducatives de jadis, pourtant dictées par la nature ambiante et

le passé de la famille. Premier fléau. L'encadrement scolaire dont l'insuffisance requiert, à titre compensa­toire, un encadrement familial éclairé.

Par exemple, depuis les années 70, la tendance à entasser dans une m ê m e classe des effectifs excessifs — au point de condamner les enseignants à l'impossibilité de prendre réellement en charge les élèves — s'observe dans toutes les agglomérations d'Afrique. Des classes de baccalauréat comportent 70 à 90 élèves à Douala, 110 à 130 à Brazzaville, pour s'en tenir à ces seules illustrations. C o m m e n t le maître peut-il efficacement suivre chacun de ses élèves? L e climat créé par u n tel entassement permet-il aux élèves d'accorder aux enseignements une attention soutenue? L a propension à se constituer en quelques sous-groupes dissipés ne s'en trouve-t-elle pas amplifiée ? L e maître peut-il seulement contrôler l'assiduité des élèves et, par voie de conséquence, la continuité de leurs efforts? Les maîtres eux-mêmes ont-ils été recrutés et formés pour encadrer des classes aussi pléthoriques ?

Faute de mesures officielles qui permettraient d'éviter, sinon de limiter ce colossal gâchis, ce sont les familles elles-mêmes qui devraient prendre en main la formation scolaire de leurs enfants. C'est là, précisément, que tout se complique. À quoi sert d'envoyer ses enfants à l'école si, en dernière instance, la famille doit purement et simplement se substituer à l'école ? Combien y a-t-il d'élèves dont les parents jouissent eux-mêmes d'une formation scolaire suffisamment étendue pour les encadrer convenablement ? Et les quelques rares parents aptes à assurer un tel encadrement sont-ils toujours suffisamment disponibles pour une tâche aussi continue ?

Cette insuffisance des possibilités familiales d'encadrement apparaît d'autant plus cruelle que la plupart des maîtres, eux-mêmes débordés par les effectifs de leurs élèves, possèdent une formation scolaire limitée à l'extrême ! Les exemples sont très nombreux de ceux qui, en avançant dans leurs études, se sont aperçus que la majeure partie des éléments qui leur étaient enseignés dans les classes antérieures étaient faux. C e sont donc les parents qui devraient eux-mêmes pallier les carences des enseignements dispensés à leurs enfants. Mais combien de parents le peuvent ?

Deuxième fléau. L a misère de plus en plus généralisée qui, très tôt, porte les familles à transformer leurs enfants en sources de revenus. Rentré de l'école, l'enfant s'occupe non seulement des tâches courantes de la maison — ce qui n'est pas blâmable — mais doit se placer à certains coins de rue pour y vendre le manioc ou le poisson préparé par sa mère ou par lui-même, quand il ne s'installe pas à la boutique de son père pour recevoir une clientèle souvent importante. Si bien qu'il ne lui reste jamais

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de temps pour se consacrer à ses devoirs et à ses leçons. A u bout de quelques années, l'enfant, déphasé par rapport au rythme des études, doit quitter l'école pour se lancer prématurément dans la vie active, avec, hélas! des chances réduites d'exercer un métier qui eût pu convenir à ses possibilités réelles. S'agissant de jeunes filles pourtant mineures, il est quelque peu embarrassant de noter que, souvent, la suite de ce dérapage scolaire visant à assurer un supplément de ressources pour la famille, est malheureusement la porte ouverte à la dépravation des m œ u r s par pure vénalité, et ce avec... la complicité des parents ! Il faut donc renforcer le contrôle de l'âge scolaire obligatoire et astreindre les parents à répondre de la qualité des études de leurs enfants.

Troisième fléau. L'inadaptation de l'enseignement à la fois au contexte rural, au milieu ancestral et aux valeurs tenues aujourd'hui pour planétaires.

Il peut, en effet, paraître étonnant de voir les jeunes Africains recevoir, sans que les parents aient jamais à réagir, une instruction à base de manuels et d'émissions télévisées européens. Les manuels ne véhiculent que des éléments liés au printemps, à l'été, à l'automne, à l'hiver, au métro, aux p o m m e s , aux poires, aux pêches, aux Alpes, à la côte d'Azur, à Charlemagne, à Pépin le Bref, à Richelieu, à Louis X I V , à François Villon, à Racine, à Lamartine, à une arithmétique illustrée par les jeux de dés, les échecs, etc. C o m m e si, dans les campagnes d'Afrique, de tels contenus didactiques préparaient les fils de paysans à connaître les cycles agraires qui rythment leur vie familiale, les ramifications généalogiques qui rendent raison de leur ascendance, du passé de leur propre collectivité, les procédures de calcul en usage dans l'environnement de leur village. Quant aux programmes de télévision éducative, c o m m e ceux expérimentés à Abidjan, ils sont tout simplement achetés à la France sans qu'il soit question d'en adapter aux contextes africains les données audiovisuelles prévues pour les élèves français : outre qu'ils les détournent d'un apprentissage analytique de la lecture — ce qui les rend incapables de transcrire les phonèmes et les lexemes — ils leur façonnent une structure mentale rigoureusement identique à celle du jeune Parisien ou d u jeune Lyonnais. Pourquoi les paysans Bawle ne peuvent-ils pas s'organiser pour mettre fin à ce scandale télévisuel ? Pourquoi n'accorde-t-on pas aux parents d'élèves la possibilité de s'organiser en associations syndicales pour exprimer Librement leurs appréciations sur ces expériences télévisuelles ? Et surtout pourquoi ces programmes sont-ils introduits jusqu'au sein des familles elles-mêmes, empêchant les enfants d'imaginer d'autres m o d e s d'acquisition des connaissances que ce matraquage acculturant ? Pourquoi perdre de vue que l'Afrique, rurale à 70 %, requiert des procédures didactiques propres à restituer, en zone intertropicale, la vie pastorale, la cueillette, la pêche lacustre, la pêche côtière, les cultures vivrières ; en zone tropicale sèche, la prairie, les sols bruns ; en zone tropicale humide, les paysages forestiers où le foisonnement de la vie devrait fournir une matière inépuisable d'enseignement sur les papillons les plus colorés, les singes, les fauves, les reptiles, mais aussi les pluies équinoxiales et leurs incidences sur la végétation — autant d'aspects qui se confondent avec le vécu quotidien des familles d'Afrique, vécu dont

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l'ignorance délibérée, en matière didactique, prépare les enfants à u n déracinement graduel ?

Mais ce n'est pas seulement dans l'espace que l'enfant africain connaît le déracinement, il le connaît aussi dans l'ordre de son insertion temporelle. L e privilège lui est de moins en moins offert d'écouter le chantre généalogiste de la famille ou d u village, chantre qui, par la maîtrise des rythmes, des silences, des agencements acoustico-vocaux, constitue la mémoire prodigieusement scandée des espaces fami­liaux, des progressions géométriques des termes généalogiques. Ces chantres dont le rôle était lié aux structures précoloniales du pouvoir constituaient une banque de données historiques où les enfants puisaient abondamment la sève de leur conscience temporelle et repéraient les jalons des migrations et les expéditions effectuées par leurs ancêtres. Depuis une vingtaine d'années, le système sociopolitique en vigueur étouffe la voix de ces grands éducateurs, de ces archives vivantes, et l'enfant d'Afrique ne bénéfice plus que du choix entre les manuels d'histoire de France et l'affirmation de 1' « an-historicité » de l'Afrique. Pourtant récemment, en 1981, au Soudan occidental, de tels chantres, sortis de l'anonymat, ont consenti à parler, à livrer quelques éléments de leur savoir illimité, bousculant tous les clichés hâtivement échafaudés sur l'histoire du Mali, et en particulier sur les rôles respectifs -de Sundiata Keita et de Sumaoro Kante. Pourquoi se garde-t-on de concevoir, relativement aux sociétés globales auxquelles se rattachent les familles, une politique qui valoriserait ces conservateurs des traditions, et grâce à laquelle les enfants de l'Afrique pourraient intérioriser la permanence de leur identité ?

Mais si ce déracinement temporo-spatial du jeune Africain le déconnecte des racines ancestrales de sa famille, il ne le prépare pas pour autant à affronter le m o n d e contemporain avec ses valeurs urbaines qui tendent à se planétariser. Car une certaine économie de marché, en projetant, sur le paysage de l'Afrique, celui d'un centre extra­africain, arrache l'enfant africain aux paysages de l'inconscient familial, ceux-là m ê m e s qui expriment l'harmonie sinon l'homogénéité avec l'espace environnant. Pourtant, la science des ordonnancements urbains prescrit que la ville se réalise par définition dans l'extériorité ambiante et que sa trame assigne à la fois les volumes architectoniques et les pesanteurs du milieu depuis les lumières jusqu'à la pollution atmosphérique en passant par les dialectiques socioculturelles. O r une urbanisation ainsi théorisée, recommandant l'adéquation aux impératifs matériels de l'espace ne saurait résulter d'une économie parasitaire : celle qui, régulée de l'étranger, se développe aux dépens de son contexte socio-écologique d'implantation. Aussi bien, Pierre George, eminent spécialiste de géographie urbaine, a-t-il beau jeu de vérifier que « lorsque le point de rupture est atteint entre économie et société, il n'y a plus d'urbanisme... ; c'est le cas limite des villes du Tiers M o n d e où se gonflent les rangs d'une subsociété sans fondement économique, qui n'a accès à un urbanisme de faveur et de misère que par un transfert de ressources pour limiter la lèpre de l'habitat sous-intégré ». Rien d'étonnant si l'enseignement technologique et économique, inspiré des cités centrales de l'économie de marché, apparaît si inadéquat aux contextes sociaux

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et familiaux de l'élève africain dont les parents, citadins de date récente, n'ont, selon l'expression de Pierre George, « accès qu'à un urbanisme de faveur ».

Quatrième fléau. L a rupture entre l'éducation scolaire et l'apport chaleureux de la présence des ascendants.

Il se produit de plus en plus un phénomène qui, en désagrégeant le moi de l'enfant, entraine la désagrégation rapide de la culture africaine : celui de l'enfant qui vit en ville avec ses parents alors que ses grands-parents sont restés au village. Dans une ville c o m m e Brazzaville, l'apparence de jeunesse qui caractérise la population tient au fait que l'exode rural occasionne le déplacement des seules couches jeunes alors que le m o n d e rural reste composé d ' h o m m e s âgés. O r ce sont les vieillards qui détiennent l'essentiel des traditions africaines, ce sont eux qui apparaissent habilités à en dispenser les enseignements. L a conséquence décisive de cette situation est que les enfants nés en ville, de parents jeunes, restent à jamais coupés de ces vieillards en dehors desquels ils ne connaîtront jamais l'Afrique profonde. Et c o m m e l'école est conçue sur un modèle parisien ou londonien, elle ne peut qu'installer irréversiblement la déculturation de l'enfant africain sous le rapport de ses valeurs ancestrales, étant bien entendu que ses parents, relativement jeunes et absorbés par les contraintes multiples de la vie active, ne peuvent en général leur garantir le bain de ces valeurs.

N ' y a-t-il pas lieu de rationaliser l'exode rural de manière à assurer que, dans l'intérêt du développement psychoculturel de l'enfant en liaison avec l'Afrique des profondeurs, les trois générations — celle des grands-parents, celle des parents et celle des enfants — soient représentées en permanence au sein des familles ?

D u reste, l'absence des grands-parents entraine des conséquences traumatisantes chez l'enfant quand il advient que les parents pratiquent des méthodes draconiennes d'éducation : celles qui consistent à ne jamais louer ni encourager l'enfant quand il se conduit bien et à le châtier avec une extrême sévérité à la moindre défaillance. C e m o d e d'éducation est tristement fréquent dans les grandes villes. Et la dureté des parents eût été compensée par la présence conciliante, accommodante et comprehen­sive des grands-parents. Sans doute est-ce l'occasion ou jamais de faire observer que l'affection reçue du milieu familial aiguillonne souvent très puissamment le dévelop­pement de l'enfant. Et c'est une aberration de s'imaginer que la méthode du bâton, à l'exclusion de la carotte, offre quelque efficacité ; elle engendre, bien au contraire, les brisures affectives les plus irréparables pour l'avenir de l'enfant.

Cinquième fléau. L'abandon de la morale c o m m e élément cardinal de l'éducation. L a fidélité aux traditions éducatives de l'Afrique eût engagé à concevoir, à orienter

l'éducation c o m m e globale, c'est-à-dire à intégrer en une m ê m e totalité pédagogique le développement des structures mentales et celui des principes de conduite. L a prise en main de l'enfant par la communauté des mères et des pères — étant entendu que toutes les personnes de l'âge du père et de la mère leur sont ipso facto assimilées — l'intégration et l'évolution au sein des classes d'âge visaient à préparer l'enfant à la possession du savoir, d u savoir-faire et aussi à la pratique des vertus reconnues c o m m e telles par la société : respect des personnes âgées, discipline, interdiction de convoiter

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le bien d'autrui, jouissance des biens obtenus par la force du poignet, observance stricte de la parole en tant que revêtement de l'élément divin, acquisition des procédures d'invocation à l'adresse des ancêtres, des héros, des génies, des dieux et du Dieu des dieux.

Il se trouve que l'école, telle qu'elle est conçue aujourd'hui, exclut le contrôle de la formation morale de l'enfant, laissant cette responsabilité aux religions et aux familles elles-mêmes. Cette césure entre école et milieu familial entraîne des conséquences variées : si certaines familles pieuses s'acquittent encore remarquable­ment de leurs obligations d'initiatrices aux vertus, d'autres, en revanche, sans doute sous l'effet de la corruption généralisée, du relâchement croissant des m œ u r s , perdent totalement de vue la nécessité de préparer leurs enfants à devenir des citoyens honorables. Il est vrai que la misère grandissante rend raison de nombreuses perversions que facilite l'exclusion de la morale dans l'enseignement scolaire. M ê m e l'instruction civique qui restait le dernier rempart d'une certaine forme d'éducation éthique a été supprimée, reléguée aux études juridiques et à la responsabilité des familles.

N ' y a-t-il pas lieu de reconsidérer la conception dichotomique d'une société qui sépare éducation scolaire et éducation familiale, entraînant un flottement quant au problème de savoir laquelle des deux devrait prendre en charge cette garantie de la santé mentale de l'enfant que constitue la morale ?

Entre autres aspects du délabrement social que prépare et précipite ce flottement, il faut signaler qu'à l'opposé des m e m b r e s de la bourgeoisie européenne ou américaine qui inculquent à leurs enfants une éthique de l'effort scolaire c o m m e préalable à l'amorce d'une carrière solide, les enfants des membres des classes dirigeantes, en Afrique, poursuivent des études négligées, assurés qu'ils sont de recueillir les avantages de la fortune parentale ou de bénéficier du népotisme systématique de ceux des leurs qui peuvent leur procurer des emplois importants, que ne justifie pas leur cursus scolaire. Cette insuffisante vigilance de la part de ceux qui possèdent les moyens familiaux d'assurer le développement scolaire de leurs enfants entraîne à terme u n m a n q u e général de compétitivité de l'Afrique dans les domaines de la recherche fondamentale, des techniques de pointe et de la production de qualité. Situation d'autant plus alarmante que la gratuité de l'enseignement est en baisse et que les familles modestes sont de moins en moins armées pour soutenir les études de leurs enfants, m ê m e supérieurement doués.

Sixième fléau. L'amplification d'une conception livresque du développement de l'enfant.

L e prestige mal compris du parchemin porte les parents à n'encadrer leurs enfants, quand ils en possèdent les moyens , qu'en vue de développer chez eux les capacités cérébrales permettant de collectionner les diplômes.

C'est oublier qu'une évolution harmonieuse de l'enfant suppose que le milieu familial lui procure une alimentation étudiée, lui enseigne les vertus du jeûne, lui donne l'habitude de se taire, celle de rythmer sa respiration et de se recueillir.

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S'agissant d'alimentation, les produits d'importation, consommés à grande échelle c o m m e on le constate dans les familles appartenant aux classes dirigeantes africaines, perturbent la croissance de l'enfant et le fonctionnement régulier de son organisme. U n corps placé dans un contexte écologique précis ne se nourrit convenablement qu'avec les aliments puisés dans ce contexte ; et il y a autant d'absurdité pour u n Africain à manger exclusivement du manioc, de la banane, des ignames à Paris, que pour un Français à consommer uniquement de la p o m m e de terre, des carottes et des choux à Kinshasa.

Quant à l'aptitude à se taire, à se recueillir, elle est c o m m a n d é e par la nature elle-m ê m e puisque au prix de cet entraînement, l'enfant, pris en main par ses parents, peut engager le dialogue avec elle, en percevoir ainsi le rythme, l'ordonnancement et les structures de sens. Cette nature ne sera autre que ce « m o n d e phénoménal ambiant où il puise des signifiants mais aussi où il Ut des signes. L a nature reflète une sémantique faite d'ordre, d'harmonie et de rythme. L'enfant s'y intègre en jouant de ce rythme », écrit Maurice Houis dans son Anthropologie linguistique de Y Afrique noire. C'est ainsi que l'enfant s'élève, par la vertu de la méditation et du souffle rythmé, à cette dignité d'ancêtre potentiel et qu'ainsi il « se comporte le plus souvent c o m m e un locuteur pourvu d'un langage fonctionnellement et formellement adapté aux corres­pondances qu'il reçoit à travers sa sensibilité. L a nature ne se définit pas c o m m e un ensemble mécanique de possibilités, mais c o m m e un ensemble par lequel sont signifiées les intentionalités multiples. Il ne se plie pas à des nécessités, mais il obéit à des injonctions et à des prescriptions, et il y répond par des souhaits, des louanges et des interrogations. Et ce dialogue est d'autant plus riche qu'en avançant en âge, il accroît le dépôt de ses propres expériences, lequel est une sagesse...; [l'enfant] entre... dans le m o n d e lumineux des puissances », précise Maurice Houis.

Ainsi, apparaît-il, le milieu familial, vécu dans ses exigences supérieures, dépasse le m o n d e des livres vers le livre du m o n d e .

Septième fléau. L e rejet des procédures éducatives de jadis qui, pourtant, étaient dictées par la nature ambiante et le passé familial.

S'agissant de la parole, voici un témoignage de Pierre Alexandre : « Tout d'abord on peut, je crois, poser en principe que partout en Afrique noire, le langage ou plutôt la parole, le verbe, sont pris au sérieux, m ê m e au niveau trivial ou quotidien [...] À ce point de vue, toute parole est sacrée, ou plutôt morale ou, du moins, peut le devenu-dans certaines circonstances. D a n s beaucoup de sociétés, la parole est, si l'on peut dire, la trame m ê m e du m o n d e et son usage inconsidéré peut, en dérangeant cette trame, provoquer des troubles graves. E n d'autres termes, la parole est efficace soit par elle-même, soit associée à certains rites. Encore ceux-ci renforceraient-ils l'efficacité du verbe plutôt qu'ils ne la lui conféreraient. C'est sans doute sur ce principe fondamental, plutôt que sur la recherche rationalisée de la correction grammaticale pour elle-même que s'ordonnait l'enseignement traditionnel du lan­gage : on corrigeait un solécisme non point tant parce qu'inesthétique ou de nature à gêner la communication, la transmission de l'information, que parce que l'atteinte

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portée à la régularité de la langue pouvait avoir des répercussions sur l'ordre m ê m e du m o n d e . »

Mais par-delà cet apprentissage du jeu sévère de la parole qui développe l'élément d'africanité chez l'enfant africain, les familles de l'Afrique profonde organisent, sans aucun dirigisme l'évolution complète de l'enfant au m o y e n des jeux libres, étant bien entendu qu'ils sont imprégnés des raisons qui établissent sans ambiguïté la valeur éducative des jeux d'enfants. Ces raisons, qui sont de trois ou quatre ordres, sont à connaître et à faire connaître.

D'abord il importe de savoir et de faire savoir que, de toutes les dimensions de la société globale, la dimension ludique lui est la plus sous-jacente, à toutes les échelles. S'identifie, en effet, c o m m e société globale, un ensemble des micro-sociétés que différencient, c o m m e autant de ses dimensions, l'habitat, la profession, la filiation, la pratique religieuse, les contingences économiques, les usages ludiques, etc., mais qui entretiennent entre elles des communications plus fréquentes et plus denses qu'avec les dimensions microsociologiques des autres sociétés. Mais si toutes ces dimensions, dans la diversité de leurs pouvoirs corrélatifs, appellent une dimension intégratrice, en l'espèce la dimension politique, c o m m e pouvoir des pouvoirs, c o m m e pouvoir suprême, il existe une autre intégration plus immédiate, plus quotidienne, celle qu'assure précisément le jeu à toutes les étapes de l'insertion collective et cosmique de l'individu. Parce que le jeu apparaît c o m m e la dimension plus sous-jacente à la société globale non seulement il remplit une fonction éducative de premier ordre, mais il est la condition m ê m e de toute éducation.

E n effet, chez l'enfant en bonne santé, la pratique du jeu précède toute autre forme d'expression. Et cette antériorité n'est pas seulement chronologique, mais de l'ordre de la radicalité de l'essence humaine puisque, m ê m e chez les adultes, la visée téléologique de l'univers du travail n'est autre que la civilisation des loisirs — ces loisirs qui permettent de se recréer en vue du travail et de mieux s'ouvrir, par la détente méditative, à la conscience cosmique. D e toute façon, c'est par les jeux d'exploration que l'enfant se prépare à la formation intellectuelle qu'il recevra et qui ne trouvera pas en lui une tabula rasa c o m m e celle qu'imaginait John Locke : ce n'est pas sans motif qu'il a été établi que « si l'enfant ne savait rien en allant à l'école, on ne pourrait rien lui apprendre ».

Il importe de savoir et de faire savoir que les jeux préparent l'enfant aux procès de l'intégration sociale : a) observance des règles ludiques qui préfigurent l'observance des règles sociales ; b) assimilation graduelle de la notion de groupe — entendu c o m m e ensemble d'individus dont les rapports sont régis par des règles — qui, en l'occurrence, s'appréhende c o m m e groupe de jeu; c) apprentissage de l'idée de coopération, ce qui conduit Henri Wallon à évoquer « cette coopération latente qui unit les enfants occupés à u n m ê m e sujet ».

Il importe enfin de savoir et de faire savoir que les jeux préparent utilement l'enfant à des enseignements plus abstraits. E n pays B a m u n et Bamileke, la nomenclature des végétaux et des animaux est connue des enfants par le seul biais des

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jeux, préfigurant ainsi les classifications les plus élaborées de la botanique et de la zoologie. L e mahkala, que Stewart Culin n o m m e « le jeu national de l'Afrique », maîtrisé par le jeune enfant, constitue la plus irremplaçable des préparations à la pratique des mathématiques.

Et ce, d'autant que les possibilités calculatoires de ce dernier jeu font justice des clichés bien établis sur la mentalité prétendue « primitive », « prélogique », exclusive, dit-on, des principes d'identité et de contradiction, et censée comporter un principe de « participation » à l'instar de ces populations américaines, les Bororos, dont Lévy-Briihl disait : « Les Bororos sont des Araras » — sous prétexte qu'ils s'identifient à leur totem, le perroquet arara. L e mankala par sa puissante armature calculatoire, démontre, une fois pour toutes, l'universalité de la logique et, d'une manière générale, de la connaissance scientifique, celle-là m ê m e dont Pasteur disait : « Si le savant a une patrie, la science, elle n'en a pas. »

C'est sous ce rapport qu'il importe de savoir et de faire savoir que tous les jeux d'enfants, quels qu'ils soient, représentent une excellente préparation à la maîtrise de la pensée logique, puisque tous procèdent de la logique fondamentale, celle de l'identité et de la contradiction.

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9. Le développement de l'enfant dans les familles les plus pauvres en Afrique Mouvement international ATD-Quart Monde

L a cohésion de la société africaine

A u cours de son intervention lors de l'ouverture du Séminaire sur l'Extrême pauvreté et l'exclusion en Afrique, organisé en mai 1981 par le Mouvement international A T D -Quart M o n d e , et avec le soutien de l'Unesco, A m a d o u Hampate Ba présentait la famille africaine en ces termes :

« Certes, l'Afrique noire est complexe et ses traditions diffèrent selon que l'on se trouve dans l'une des quatre grandes zones : Sahel, savane, forêt ou littoral. Pourtant, en dépit de cette diversité, certaines traditions morales sont plus ou moins c o m m u n e s à tous les Africains, de l'Est à l'Ouest, du N o r d au Sud, ou de quelque couleur qu'ils soient ; a) l'amour et le respect des parents et des personnes âgées ; b) l'assistance envers les m e m b r e s de sa famille, de son clan ou de son village ; c) l'hospitalité en tant que devoir sacré, parce que l'étranger de passage est l'hôte que Dieu envoie ; d) enfin, le culte des ancêtres et le sens du sacré. Autant de valeurs qui, jadis, aidaient l ' h o m m e à vivre au milieu de ses semblables et maintenaient la cohésion de la société1. »

T u n d e Ipaye rappelait quant à lui, en 1982, au cours de la rencontre internationale de Munich, T h e changing family in a changing world, combien cette cohésion était centrée sur l'enfant :

« La famille africaine est une entité orientée en priorité vers l'enfant. Enlevez l'enfant et vous n'aurez probablement plus de famille au sujet de laquelle vous pourrez parler2. »

Cette cohésion de la famille mise au service de l'enfant s'exprime, par exemple, par le fait que, dans la société traditionnelle, la veuve et l'orphelin demeuraient bien souvent soit dans le lignage du défunt mari, soit dans le lignage de son père ou de sa mère, suivant les traditions en vigueur. Pendant la durée de son éducation, l'enfant était également assuré de trouver une aide et un réconfort auprès de toutes les personnes de la famille élargie à laquelle il appartenait. M . O . A . Durojaiye écrivait à ce propos, en 1979 :

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Le développement de ? enfant dans les familles 161 les plus pauvres en Afrique

« L e système traditionnel pour élever des enfants et la manière de vivre en famille (dans la société africaine) crée de forts liens de fidélité entre les membres de la famille, et l'enfant grandit vers l'âge adulte avec u n fort sentiment de sécurité. L a coopération et l'aide mutuelle sont inculquées depuis l'enfance, et les m e m b r e s de la famille élargie savent qu'aide et protection seront toujours présentes lorsqu'elles seront nécessaires. L'enfant développe ainsi une personnalité apparemment saine et sereine protégée contre la dureté et le désagrément du m a n q u e et du besoin. Il est ainsi en harmonie avec son environnement et avec lui-même3 . »

À l'évidence, la préoccupation constante sous-tendant ces pratiques est bien d'assurer constamment à l'enfant un toit, la nourriture, la santé, l'éducation, bref la sécurité et la survie.

Cependant, ainsi que le rappelait A m a d o u Hampate B a au séminaire précédem­ment cité, cette situation est en voie de changement, en raison notamment de grands fléaux tels la sécheresse, l'exode rural, voire la perte de moralité due à la rupture avec les valeurs traditionnelles et à l'envahissement des valeurs purement matérielles. N o u s nous attarderons plus loin sur cet aspect, mettant également en relief la volonté de la société africaine de chercher, en permanence, une cohésion dans laquelle tous ses m e m b r e s , et en particulier les plus faibles d'entre eux, seraient partie prenante de l'évolution de l'ensemble.

L a famille africaine n'existe vraiment qu'autour et avec des enfants. D a n s la majorité des pays d'Afrique, le nombre des enfants est une bénédiction de Dieu. U n verset d'une sourate du Coran précise d'ailleurs : « N e tuez pas vos enfants par crainte de la pauvreté, nous vous accorderons votre subsistance avec la leur. » Sofola Zulu, sociologue du Nigeria, a déclaré, à propos de la famille africaine, que l'importance de l'enfant dans la civilisation africaine est si grande que la stérilité est perçue c o m m e l'un des plus grands m a u x dont une f e m m e peut souffrir. Néanmoins, et cela varie selon les ethnies, il existe des possibilités pour qu'un couple stérile puisse élever des enfants de la famille ou non , et ces enfants seront considérés c o m m e les siens.

O n comprendra alors l'importance des fonctions qu'est appelée à assumer la famille africaine, au niveau, en particulier, de l'éducation de ses enfants4.

Tradition africaine et éducation5

U est bien connu que deux étapes marquent la formation de l'enfant dans la tradition africaine. Avant l'âge de sept ans, l'enfant presque libre de toute contrainte, s'épanouit auprès de sa mère et, en cas de difficulté, il existe toujours quelqu'un à qui l'enfant peut s'adresser. U n proverbe camerounais ne dit-il pas : « Q u a n d la mère n'a pas de lait, on peut téter sa grand-mère. »

Ainsi, si l'éducation débute dès la naissance, elle ne s'adresse directement à l'enfant qu'à partir de sept ans. Pendant l'enfance et l'adolescence, la famille cherchera à préparer l'enfant pour qu'il réussisse son intégration dans le groupe

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familial. L'initiation permettra en particulier à l'adolescent ou à la jeune fille d'apprendre à décoder la société, ses lois, les relations entre l'être et l'univers. Ils apprendront alors à saisir le pourquoi des choses, la profondeur de leurs racines, la raison de toute présence au m o n d e .

Cette éducation sera toujours menée dans l'intérêt du groupe, l'enfant devant apprendre à s'assumer dans tous les gestes de la vie quotidienne, en sachant mettre l'intérêt du groupe, de la communauté avant son intérêt propre.

E n gardant cette priorité du groupe sur l'individu, l'éducation cherchera aussi à faire évoluer tout un groupe d'âge sans singulariser un seul individu. Cette conception constitue un progrès, car elle permet de faire évoluer l'ensemble du groupe vers u n avenir meilleur, et tout changement concerne la génération tout entière.

Très tôt on éveillera chez l'enfant le sens de l'honneur, qui est une perpétuelle recherche de vivre dans la dignité. E n se conformant aux règles établies, l'enfant cherchera à s'assurer de l'approbation du groupe, approbation qui constitue pour lui, c o m m e pour l ' h o m m e ou la f e m m e qu'il deviendra, un élément essentiel de sa vie. Durojaiye, déjà cité, écrit à ce sujet : « U n individu dans la société traditionnelle africaine ne se considère comblé que s'il est en relation de symbiose avec sa famille étendue. »

L ' h o m m e ou la f e m m e qui manquera à son honneur, ou mettra trop en danger la cohésion du groupe, risquera de se trouver privé du soutien de son groupe familial et se sentira profondément atteint dans son intégralité. Ces situations seront toujours vécues de manière très douloureuse et, bien souvent, les personnes ainsi mises à l'écart devront quitter leur village pour tenter de fonder une nouvelle vie sur des bases plus saines.

L'organisation sociale de la famille, du village, du quartier est en évolution pour de multiples raisons, par exemple avec l'accroissement des moyens de communica­tion, et aussi l'apparition de menaces c o m m e la sécheresse, la famine, qui provoquent parfois l'éclatement complet de la famille. D'autre part, certaines fonctions de la famille traditionnelle sont reprises par l'école moderne. L'accroissement du travail salarié — et sa perception c o m m e modèle de réussite — l'exode rural, etc., sont également autant de facteurs atteignant la famille dans sa fonction éducative.

Ces évolutions sont loin d'être toutes négatives et notre propos n'est pas de les réfuter à tout prix. N o u s voudrions mettre l'accent sur celles qui, tout en présentant des aspects positifs sur lesquels s'appuyer, ont malgré tout des conséquences particulièrement dures. N o u s avons choisi quelques exemples, parmi beaucoup d'autres, en nous efforçant d'attirer l'attention sur le sort des plus défavorisés.

LE SYSTÈME ÉDUCATIF

Beaucoup d'auteurs ont déjà écrit à ce sujet. L a plupart soulignent que, paradoxale­ment , alors que l'éducation scolaire et universitaire offre les meilleurs moyens d'accès à la connaissance et à la maîtrise de la nature et de l'environnement humain, elle

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Le développement de l'enfant dans les familles 163 les plus pauvres en Afrique

constitue en m ê m e temps un facteur puissant du développement de l'acculturation, de l'exode rural et de la dégradation des méthodes éducatives traditionnelles.

C e système éducatif n'arrive pas vraiment à privilégier l'intégration de l'individu dans son milieu d'origine. A u contraire, il contribue souvent à faire naître chez lui des attitudes ne favorisant pas la compréhension avec ceux qui n'ont jamais « fait les bancs ».

L e mythe du diplôme à tout prix et l'élitisme accentuent l'individualisme et ne permettent pas toujours aux nouveaux instruits de rester attentif aux savoirs du milieu, du village. C e nouveau savoir, qui pourrait être mis au service de tous, devient parfois un m o y e n de domination et crée chez tous ceux qui ne le maîtrisent pas un sentiment d'infériorité. Il n'est pas rare d'observer dans les grandes villes des adultes analphabètes se promener toute une journée avec un journal à la main, le montrant ostensiblement pour « être c o m m e tout le m o n d e ». Cela a des conséquences dans beaucoup de domaines.

Ainsi, dans la vie associative il arrive que les élèves et les étudiants prennent de plus en plus de place dans les décisions et occupent presque tous les postes de responsabilité. L e Comité régional de L o u g a au Sénégal, dans le cadre de la préparation de l'Année internationale de la jeunesse, soulignait à ce propos :

« Dans ces groupements, les leaders sont choisis selon qu'ils sont plus âgés, ou de familles nobles ou aisées. L e m a n q u e d'information, de formation font que les simples membres sont devenus des laissés pour compte. Cela aboutit à une léthargie des associations. Les foyers ruraux sont délaissés, car ils ne sont animés que pendant les vacances scolaires avec le retour des élèves. D e plus en plus, la majorité analphabète semble concevoir que ces lieux ont été conçus pour cette future gent intellectuelle avec laquelle l'harmonie villageois-citadins semble véritablement difficile. »

Alors que beaucoup de pays africains entreprennent d'énormes efforts pour lutter contre l'analphabétisme de leurs populations, il serait sans doute important de parvenir à enrayer certaines attitudes qui risquent d'accentuer la marginalisation des plus défavorisés.

L ' I M P O R T A N C E CROISSANTE D E L ' A R G E N T

Traditionnellement, les familles rurales parvenaient vaille que vaille à une certaine autosuffisance alimentaire et à couvrir la plus grosse partie de leurs besoins sous forme d'échanges. Aujourd'hui, la monétarisation joue un rôle certain dans toutes les relations.

L'accroissement des cultures de rente, la nécessité de produire plus pour gagner plus d'argent ont sensiblement transformé les mentalités des paysans qui ont peu à peu abandonné nombre de leurs cultures vivrières. L e paysan se trouve alors confronté au m a n q u e d'argent et de nourriture, m ê m e dans les régions où ne se posait aucun problème alimentaire.

Il est indéniable que des valeurs essentielles ont été atteintes. Pour beaucoup, la

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notion de bien-être est devenue d'abord une question de pouvoir d'achat, faisant passer au second plan une certaine qualité de la vie. Prenons l'exemple de la dot : autrefois symbole du consentement mutuel des époux, elle devient aujourd'hui, dans certaines régions, par sa nature et sa valeur, une condition inaccessible pour beaucoup de jeunes qui veulent fonder un foyer. D'autres, s'ils arrivent à payer la dot, n'ont plus rien pour assurer l'hébergement et l'entretien de leur future famille.

L ' É C L A T E M E N T D E LA FAMILLE

L a nécessité de trouver de l'argent pour subvenir aux besoins de la famille, pour payer l'impôt pousse de plus en plus les membres de la famille à quitter le village, et cela de plus en plus tôt. C e phénomène est extrême dans les zones particulièrement touchées par la sécheresse où l'on trouve des villages « fermés » pour quelques mois, ou m ê m e purement abandonnés. Ailleurs, on trouve des villages n'abritant plus que les vieux et les femmes avec leurs petits enfants, tous les jeunes étant partis en ville chercher de quoi soulager la famille qui n'arrivait plus à les nourrir.

L e temps de la transmission d'un savoir, des expériences traditionnelles auprès des enfants et des jeunes s'en trouve réduit. B o n nombre d'enfants se retrouvent ainsi hors de leur cadre familial, et donc très perméables à de nouveaux modes de pensée, à des valeurs matérielles par exemple. M ê m e si le sens de la famille reste très fort chez la majorité des jeunes l'ayant quittée pour survivre, ce processus est parfois irréversible, sans compter qu'il est difficile à ceux ayant échoué en ville de retourner au village les mains vides. L a coupure s'installe alors, encore plus douloureuse. Elle affecte particulièrement les moins instruits, les plus défavorisés.

D e plus, si le nombre d'enfants était une assurance pour les parents, l'exode rural est un soutien familial très inégal. Certaines familles ne comptent pas d' « exodes » ou d' « expatriés », et leur niveau de vie devient de plus en plus bas. Il arrive m ê m e qu'une famille qui n'a pas pu remplir ses greniers, ou qui n'a aucune aide de l'extérieur, ne peut organiser certaines cérémonies traditionnelles devant réunir tout le village. Ces familles doivent attendre deux ans ou plus pour fêter les funérailles d'un parent, et si cela dure, tout le m o n d e dira que l'âme du mort n'a pas été respectée. L a famille se sent gênée face au village, se met en retrait, et les enfants auront honte devant les autres et n'oseront plus participer aux autres cérémonies villageoises.

U N E SOLIDARITÉ SOCIALE FRAGILE

Dans tous les pays du m o n d e , en période de crises socio-économiques, les valeurs morales sont attaquées, elles aussi, et les hens de solidarité ont tendance à se desserrer. Notons cependant que cela n'empêche pas de nombreux sursauts, et des groupes humains se lèvent pour refuser que les plus pauvres paient doublement le prix des crises économiques.

Actuellement, on constate que le réseau de solidarité, surtout en ville, tend à se

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Le développement de F enfant dans les familles 165 les plus pauvres en Afrique

limiter aux seuls parents immédiats, alors qu'il s'étendait aux familles du clan, à l'ethnie. U n e conséquence notable en est l'isolement social et économique de nombreuses personnes âgées. C e phénomène des centres urbains risque de s'aggraver, avec l'augmentation prévisible de la population des personnes âgées.

D e plus, l'écart réel entre générations se réduit considérablement. Les parents, les adultes en général ont moins à dire, moins à raconter, moins à expliquer. L'avance­ment rapide des connaissances risque m ê m e d'inverser ce rapport naturel qui existe entre eux, faisant des jeunes parfois des personnes plus averties que les parents. Ce phénomène peut être à l'origine de très forts conflits de générations, qui incitent les enfants à se détourner de leurs aînés. Qu'advient-il si l'aîné, celui qui a « gagné » le plus d'années de vie, qui détient le plus de connaissances ancestrales ne peut plus faire valoir ce privilège qui légitimait son autorité sur les plus jeunes ? L a question que nous soulevons ici n'est pas celle d'opposer différents types de savoirs, de connaissances. Pour le propos de ce document, il resterait à chercher à savoir avec précision c o m m e n t cette modification des rapports entre les générations est vécue par les familles les plus pauvres.

Malgré toutes les menaces qui pèsent sur la famille africaine et qui sont réelles, des études relativement récentes montrent que les caractéristiques de la famille restent vivantes et déterminent encore la plupart des comportements individuels et collectifs. L a nuclearisation progressive de la famille n'entraîne pas pour autant la disparition de la conception privilégiant le sens d'une parenté élargie. Dans de nombreux cas, la généralisation de la monnaie et du travail rémunéré ne confère pas au sujet l'autonomie sociale et l'indépendance qu'il escomptait. E n effet, la société africaine reste globalement un m o n d e où la multiplicité et la richesse de la relation à autrui inspirent davantage le sentiment de sécurité que ne sauraient le faire le capital et l'acquisition de biens de consommation ou de prestige.

Les familles et les enfants face à leur misère

Dans bon nombre de pays africains, on pense que si le pays est globalement pauvre, si la majorité de la population lutte chaque jour pour se nourrir, élever ses enfants, malgré tout, la solidarité traditionnelle permet encore à chacun de manger au moins un repas par jour, d'avoir un toit. E n dehors des régions confrontées à la famine, les très pauvres ne sont, de l'avis général, que des individus touchés par la maladie : il s'agit, par exemple, de handicapés, de lépreux. Peu de personnes voient derrière un h o m m e handicapé en train de mendier aux feux, un père de famille parfois nombreuse.

L a plupart du temps, les personnes interrogées sur la question de la pauvreté par-

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lent d'abord du dénuement matériel, d u m a n q u e de réserves dans les greniers, de l'impossibilité de payer les impôts, de la scolarité des enfants, mais beaucoup plus ra­rement de tout ce qui accompagne cette misère matérielle : la faim, les soucis d u matin au soir, l'angoisse, la soif de considération, de dignité, le sentiment d'écrasement, de dépendance, d'impuissance, avec au cœur, malgré tout ce qui arrive, l'espoir que pour les enfants l'avenir sera meilleur et que le sacrifice des parents ne sera pas inutile.

Pour comprendre ce qui peut mobiliser les familles très pauvres, ce qui peut les engager à puiser encore au fond d'elles-mêmes des ressources insoupçonnées de courage, d'endurance, il importe de leur donner la parole, de savoir entendre leurs cris qui percent rarement le m u r du silence qui les entoure. Il importe de relever leurs efforts pour survivre, pour participer, malgré tout, à la vie de leur village, de leur quartier, aux structures existantes. Il importe de relever les obstacles qui peuvent freiner, voire décourager, cette participation des familles trop « fatiguées » par le poids de leur misère et qui semblent parfois plier sous le fardeau de la fatalité.

T O U T FAIRE POUR CACHER SA MISÈRE, CONSERVER SA DIGNITÉ

Au dispensaire, quand tu vois que tonfls est le plus maigre parmi les enfants, tu as vraiment honte de le présenter et tu ne viens plus.

M a voisine, elle se pare tous les matins pour aller au marché, et au dernier moment elle s'excuse de ne pouvoir venir avec nous. Elle dit qu'elle doit aller au dispensaire avant. Mais je sais qu'elle n'ira pas, elle n'a rien à dépenser. Elle fait bouillir de l'eau dans la marmite à l'heure du repas pour que personne ne sache qu'elle n'a rien à mettre dedans. Elle fait durer, et parfois les enfants seront pris par le sommeil sans manger.

Dans mon village, quand tu n'as rien à manger, tu as peur d'aller demander à quelqu'un. Tu crains qu'il raconte aux autres que tu n'as rien, que tu vas partout demander.

Après ces premières citations, suivons pendant quelques instants l'histoire d'une famille. À l'approche de la saison des pluies, le père est de plus en plus soucieux car il n'a pas réussi à trouver de la paille pour recouvrir sa case. Heureusement, un voisin a accepté de lui en fournir un peu dans la plus grande discrétion. Mais cela ne suffit pas. Pour sa semence, il a p u louer u n c h a m p à bon marché, mais celui-ci ayant été cultivé pendant plusieurs années, la récolte sera très mauvaise. Pendant que les autres h o m m e s et f e m m e s d u village se reposent et préparent la fête, le père s'invente une maladie et s'enferme toute une semaine. C o m m e n t s'y prendre jusqu'à la prochaine récolte ? Telle est son angoisse. Sa f e m m e prend alors le chemin du marché pour y vendre du bois, des fruits, des balais : 24 kilomètres tous les jours. U n e fois relevé, le père décide de partir chercher du travail, loin d u village où il ne revient plus qu'une fois par mois avec u n peu de nourriture. Les enfants ne le verront pas pendant de longues périodes, car dès qu'il rentre à la maison, la fatigue le renvoie au Ut. Sa f e m m e aussi se couche tôt pour arriver au marché à la première heure. D a n s de telles

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Le développement de l'enfant dans les familles 167 les plus pauvres en Afrique

conditions, les deux seuls enfants qui avaient c o m m e n c é une scolarité abandonnent l'école très vite car il leur m a n q u e toujours quelque chose : u n cahier, u n stylo à bille, une cotisation. Les plus grands feront tout pour aller en ville chercher d u travail et aider leurs parents car ils ne peuvent supporter de rester sans rien faire, en regardant souffrir leurs parents. Mais en ville ils n'ont aucune adresse, aucun parent pour les héberger.

O n peut ainsi relever de nombreux exemples de parents qui font tout pour ne pas montrer leur misère, pour tenter de "préserver ce qui leur reste de plus précieux, leur dignité. Ainsi, malgré tout ce qu'on peut dire sur l'assistance, sur les secours distribués, il n'est pas rare de voir des familles très pauvres refuser de faire la queue lors d'une distribution, ou entreprendre u n long déplacement pour emprunter quelques habits neufs à mettre aux enfants pour une fête ou une cérémonie religieuse. Certains parents disent qu'ils n'osent plus fréquenter tel ou tel centre social, car ils s'y sentent mal à l'aise, on les y regarde de travers, pensent-ils.

D a n s les réunions où ils participent, ils prennent rarement la parole, alors qu'ils auraient tant de choses à dire. Et à force d'entendre : << Toi, tu ne sais rien », ils finissent par se dire que les autres sont beaucoup plus instruits, connaissent le m o n d e et savent mieux s'exprimer. Et ils se taisent.

Cela n'empêche pas que , dans le m ê m e temps, des personnes, des voisins, auront à leur égard des gestes, permettant de favoriser la participation de tous en respectant la dignité de chacun. Ainsi, dans u n quartier urbain, une f e m m e avait perdu u n enfant. Elle n'avait pas l'argent nécessaire pour payer le cercueil et les funérailles. U n voisin a alors pris les planches de son poulailler pour confectionner le cercueil. Il a ensuite fait une collecte dans le quartier pour les funérailles, en demandant à la mère de l'enfant d'y participer pour qu'elle ait la fierté d'y avoir contribué.

ON SE LÈVE ET O N SE COUCHE AVEC LES M Ê M E S SOUCIS

Moi j'ai cherché du travail pendant deux ans. Je partais à 7 heures le matin et je rentrais à 8 heures le soir, sans rien manger. À la fin, je me disais : « Peut-être que le Dieu ne m'aime pas, peut-être qu'il m'a oubliée. »J'ai des gosses et je n'ai pas trouvé de travail. Comment je vais faire ? Je parlais comme ça tout haut; je voyais les gens qui me regardaient, et ils disaient : « Cette fille-là, elle est folle. »

Mon père fait le manœuvre dans des plantations qui ne rapportent presque rien, ma mere tresse des paniers pour les vendre. La parcelle où nous habitons nous est prêtée par un homme de bonne volonté qui n'en a pas encore besoin pour construire. Nous ne mangeons pas toujours à notre faim, nous habitons dans des huttes et nous couchons par terre. Parfois nos habits restent plus d'un mois sur notre peau sans être lavés par manque de savon ou d'habits de rechange. Mais notre plus grand malheur est que beaucoup de gens ne connaissent pas le climat qui se vit dans notre maison pour essayer de nous venir en aide.

Si tu viens me parler de tes problèmes, je vais te dire que je n'ai pas le temps, je dois courir

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aux quatre coins de la ville pour chercher de l'argent pour payer le loyer, nourrir les enfants...

Quand tu n'as pas de travail, tu ne penses qu'à ça, tu peux tomber malade à cause des soucis, moi je n'arrivais pas à dormir la nuit à cause de ça.

Dans les mosquées, quand le vieux n'a pas de problèmes dans sa famille et que ses enfants se débrouillent, cela se sent tout de suite. Ceux qui sont à l'aise sont au premier rang. Ceux qui sont démunis ont un certain complexe et ils sont derrière. Pour la prière, il faut avoir l'esprit tranquille. Si tu n'as pas de soucis, tu pries mieux le vendredi, donc tu peux aller de l'avant. Si tu sens que tu as trop de problèmes chez toi, tu n'as pas l'esprit tranquille, et c'est difficile de retenir la prière, et tu peux te tromper dans les versets.

Certains parents sont tellement accablés par les soucis et les préoccupations qui s'accumulent qu'ils ne savent c o m m e n t retenir leurs enfants à la maison, c o m m e n t leur donner le m i n i m u m de sécurité dont ils ont besoin. Pour beaucoup d'entre eux, la rentrée scolaire est u n m o m e n t de grand désespoir, car ils espèrent introduire un ou deux de leurs enfants à l'école et préparer ainsi leur avenir. Mais c'est souvent à cette période que l'argent m a n q u e le plus. Alors que faire ?

D a n s une thèse sur la « Grandeur de la sorcellerie de la misère », François B e y e m e -M ' B i d a 6 explique que , parfois, les familles pauvres invoquent la sorcellerie, certaines forces occultes qui les maintiennent dans cette situation. Si les enfants meurent des suites de mauvaises conditions d'hygiène, de crises aiguës de paludisme, on dira que la famille a reçu un « sort ». Dans certaines campagnes, les gens restent enfermés dans les m ê m e s activités, autour d'intérêts immédiatement matériels qui envahissent leur pensée : un peu d'argent pour le pétrole, les crevettes séchées, les feuilles de manioc, l'impôt à payer... Petit à petit, ils tournent en rond dans leur propre esprit. Ainsi, poursuit-il misère et sorcellerie se conjuguent pour reléguer les plus pauvres non pas dans une sorte de culture de la pauvreté par pratiques de sorcellerie interposées, mais dans un vide de vie dans les vastes zones de silence où les accule un espace de vie extrêmement restreint. Peu de gens se rendent compte que l'insécurité économique va de pair avec les maladies de la misère, l'usure prématurée du corps et de l'esprit. Q u e quelqu'un maigrisse sans être cliniquement malade, pourquoi chercher unique­ment du côté du « mal », sans discerner aussi ce qu'il m a n g e , ce qu'il boit, les moyens économiques du m o m e n t dont il dispose... Ainsi, la misère conduit certains au renoncement à la lutte pour « s'en sortir » et à trouver dans un certain univers surnaturel la cause de leur déconvenue.

D'autres, enfin, ne voient plus d'autre issue que de tendre la main en conservant l'espoir d'être un jour aidé par un parent plus riche qui lui permettra de trouver d u travail. Pourtant, cette solution de la mendicité, toujours extrême, n'est jamais acceptée en tant que telle.

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Le développement de l'enfant dans les familles 169 les plus pauvres en Afrique

IL FAUT TOUT FAIRE POUR SURVIVRE

Je suis mariée et mère de trois enfants dont le plus petit est avec moi, il n'a pas encore 16 mois. Je n'ai pas où passer la nuit, et j'attends que les commerçants descendent le soir pour les remplacer. Le travail que je mène est très dur et j'ai tout le corps qui me fait mal alors qu'on me paie 15 F CFA par kilo de mil pilé et tamisé. Il n'y a pas de choix pour nous, l'essentiel est de tout faire pour survivre.

Depuis que j'ai mon enfant, je ne peux plus faire mon travail de bonne, car les gens n'acceptent pas de prendre quelqu'un avec un gosse. Certaines personnes pensent qu'on est en ville pour le simple plaisir d'y être. C'est une façon de se moquer de nous, les récoltes ne sont plus bonnes et le bétail est mort. Il n'y a plus rien pour rester au village. Ici, je fais le linge de tous les manœuvres du marché, je passe la nuit à la belle étoile ou sous les tentes des marchands. Je reste pour tenter d'avoir le minimum de subsistance et d'habits pour résister à la période de soudure. Après je rentre, et, si l'hivernage est bon, peu d'entre nous vont repartir pour la ville.

D a n s de nombreuses familles très pauvres, la m a m a n constitue souvent le dernier rempart pour assurer la survie de la famille. C o m b i e n de mères vont-elles ainsi sur les routes pour tenter de revendre quelques fruits, quelques beignets, laver le linge pour d'autres ? Beaucoup de jeunes, aussi, sont amenés à inventer mille petits métiers pour soutenir leur famille : laver des voitures, les garder, les pousser, garder des mobylettes, porter des paniers au marché, revendre des bouteilles vides, des sacs de plastique, des feuilles de journaux pour l'emballage... Toute cette énergie consacrée à la survie n'est pas toujours reconnue, c o m m e l'explique ce jeune :

On nous laisse traîner à la rue chercher les petits 100 F (CFA) à droite, à gauche, pour pouvoir se nourrir; on se couche sur des cartons et les gens disent qu'on ne veut pas travailler ! Ils oublient qu'on a tapé à toutes les portes pour demander du travail.

Les familles les plus démunies font souvent preuve d'une endurance peu c o m m u n e lors de certaines famines, ainsi que le souligne Suzan George7 . Elles redoublent tout d'abord d'efforts pour chercher de la nourriture ou des aides extérieures, dans le milieu ou dans le circuit large des relations. À ce stade, la coopération sociale et le partage de ressources sont généralement la règle. Ensuite, si elles n'ont trouvé ni nourriture ni secours, elles entrent dans une « phase de résistance ». Elles conservent alors leur énergie pour tenter de se nourrir ou trouver certains produits essentiels. Les familles restent unies, mais commencent à se détacher de la c o m m u n a u t é . Les liens sociaux s'affaiblissent. Il y a de moins en moins de partage et de coopération, hormis quelques sursauts. Enfin, si la nourriture ne vient pas, les individus atteignent le « stade de l'épuisement ». L a société est entièrement atomisée. Les liens familiaux e u x - m ê m e s peuvent se rompre, et les individus font des efforts désespérés pour survivre. L e chaos social s'instaure.

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Parfois la maladie, certains tabous, font aussi que des familles demeurent très isolées dans leurs efforts de survie, efforts qui restent alors inconnus. Pourtant, là encore, dans le m ê m e temps, certains veulent mettre fin à cette méconnaissance dont souffrent les familles les plus pauvres. Ils choisissent de connaître et de faire connaître la vie de ces familles, en allant d'abord les rencontrer. C'est ce qu'a fait u n groupe de jeunes en participant à u n chantier de solidarité dans u n village de lépreux. Ils ont découvert la vie de courage et de travail de ses habitants, une vie qu'ils ne soupçonnaient pas et dont ils nous disent ici quelques aspects :

Nous avons eu beaucoup de difficultés à trouver l'emplacement du village au cœur de la forêt. Au premier contact avec les lépreux, nous étions tellement étonnés que nous n'avons même pas osé saluer. Leur nez déformé par la maladie leur rendait le verbe difficile. Mais nous nous sommes ressaisis car nous avions choisi de partager leur vie difficile pour lutter contre leur rejet de la société. Nous leur avons expliqué notre projet de travailler avec eux, ils nous prenaient pour des touristes ou pour des gens venus se moquer de leur mode de vie.

Nous avons tenu bon et commencé à travailler avec eux dans leurs champs, car l'état de leurs mains leur rendait le travail très difficile. Les lépreux étaient parfois assis à même le sol pour remuer la terre, et chaque fois ils laissent des traces de sang sur les sillons à cause des plaies non cicatrisées.

Nous faisons les gros travaux : sarcler, labourer... Il nous a fallu rencontrer souvent les familles, les écouter beaucoup pour comprendre leurs souffrances. Leurs enfants non lépreux sont rejetés par les autres, à l'école comme pendant les activités récréatives. De même les produits de leur culture ne sont pas acceptés au marché car on pense qu'ils vont véhiculer la lèpre. Les villageois alentour se méfiaient de nous, ils pensaient que nous serions lépreux à la fin du séjour. Peu à peu nous avons réussi à les sensibiliser.

Q u a n d les jeunes parlent de leur famille

Des jeunes parmi les plus défavorisés ont p u s'exprimer sur leur vie, sur leurs espoirs, sur les efforts qu'ils mènent pour participer à la vie de leur pays et soutenir leur famille. C e sont certaines des paroles qu'ils nous ont confiées que nous allons retransmettre à présent.

E n les écoutant, nous aurons bien sûr à l'esprit leurs petits frères et sœurs : les projets de ces derniers, leur vision de l'avenir dépendront souvent des exemples que constituent la vie de leurs grands frères et de leurs grandes sœurs. Les jeunes sont également les enfants d'hier et en cela, ils expriment parfois avec plus de facilité ce qu'est la vie d'un enfant. Ils sont aussi les adultes de demain ; à travers leurs espoirs se dessine déjà l'avenir des prochaines générations. Enfin, les jeunes des familles les plus démunies nous apprennent ce que vivront peut-être dans quelques années leurs

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Le développement de Venfant dans les familles 171 les plus pauvres en Afrique

petits frères et sœurs. Ils nous disent par leur témoignage l'urgence de bâtir avec eux u n avenir pour tous les enfants.

Pour toutes ces raisons, il était normal que nous laissions dans ce document la parole aux jeunes. Écoutons-les nous parler de leur enfance, de leur famille, de leur vie quotidienne :

Si tu pars chercher du travail, on te demande où se trouve ton père, ta mère, des fois tu n'as même pas de tuteur en ville. Alors si l'employeur ne sait pas le nom de ton père, de ta mère, tu ne trouves pas de travail, on ne veut pas te faire confiance8.

Souvent, les jeunes parlent de la réputation qui pèse sur eux :

Celui qui garde les vélos, il est considéré comme un voleur et comme on n'a pas de maison où dormir, on nous traite de n'importe quoi, de petits bandits qui apprennent à voler. Si tu tombes malade, tu ne peux pas te soigner...9.

O n nous traite de n'importe quoi mais on ne nous connaît pas.

L e travail et la recherche du travail occupent une grande place dans leur esprit. L a plupart d u temps, ils conservent des liens étroits avec leurs familles qu'ils veulent aider, mais parfois les parents démunis ont d u m a l à voir leurs jeunes désœuvrés alors qu'ils plaçaient en eux tant d'espoir. Malgré ces situations douloureuses, le souci des jeunes à l'égard de leurs parents et de leurs petits frères et sœurs reste très profond :

Si tu es en âge de produire et que tu ne produis pas, alors tu vis aux dépens des parents, ils s'en lassent et te disent : « Tu ne fais aucun effort pour amener quelque chose à la maison. » C'est cela des fois qui te pousse à franchir le fossé. Quand tu es tellement découragé, tu tentes parfois de voler.

Je suis venue en ville pour aider ma famille. Je travaille comme bonne, j'envoie de l'argent à mes parents. Je suis la seule à travailler dans la famille. Je veux faire des économies pour que mon père change la maison. Elle est trop vieille. Mais mon père me dit : « Avant de changer la maison, il faut manger. »

Moi, je revends des billets de cinéma et je n'arrive pas à soutenir ma famille. Je ne peux pas rentrer au village. Mes parents pensent que je suis dans de bonnes conditions.

Je suis l'aînée. J'étais triste de voir papa être seul à me payer les études. Alors quand je n'ai pas réussi à entrer en sixième, j'ai quitté l'école et j'ai cherché du travail. J'aide maman à vendre au marché. Je préfère laisser la place à mes petits frères et sœurs.

D a n s certaines familles, le dénuement est tel que les jeunes ont honte d'en parler devant leurs camarades.

J'étais le seul élève de toute la famille et quand je rentrais je ne trouvais personne à la maison. Je mangeais seulement le soir, et j'avais honte d'en parler à mes camarades.

Certains jeunes voient leur avenir compromis très tôt, et quand le handicap physique

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ou mental est intimement lié à une existence familiale dans la misère, les parents ne savent parfois plus quoi faire :

Un jour, je n'avais pas 6 ans, il y eut cette fièvre et cette étrange maladie qui prit les forces de mes jambes. Mon père était triste. M a mère trop occupée avec ses autres enfants se contentait de m'apporter à manger. Quand la sécheresse arriva, il n'y eut plus de mil, les chèvres périrent. Alors un parent de la ville vint me chercher : « Là-bas tu mangeras, me dit-il, et les touristes sont généreux. » J'allais commencer ma vie de mendiant. Et maintenant, lorsque je regarde mes jambes tordues, mes genoux déformés, j'ai parfois envie de prendre un couteau et d'en finir... Mais je n'achève jamais mon geste car j'ai 20 ans.

L a plupart des jeunes handicapés ont souvent exprimé leur désir, leur volonté de faire n'importe quoi plutôt que de mendier, mais beaucoup d'entre eux, actuellement, ne voient pas d'autres choix.

C o m m e nous l'avons v u , beaucoup de jeunes souffrent d'être inutiles, d'être considérés c o m m e des parasites, de voir leurs tentatives si peu reconnues. C e qui leur fait le plus de m a l , c'est de s'entendre dire « qu'ils n'ont rien à dire dans les décisions de famille » :

Moi je ne suis pas écouté parce que je n'ai pas de situation.

Ceux qui n'ont pas fait l'école se sentent de plus en plus infériorisés devant ceux qui l'ont suivie. Lorsque, à cela s'ajoute la honte de vivre dans la misère, les conséquences en sont désastreuses dans la vie de certains villages :

Dans une association, il y en a qui décident et d'autres qui ne décident pas. Pour décider il faut avoir une pensée calme, savoir s'exprimer. Si je me demande comment m'habiller, comment me nourrir ou payer autre chose, mon esprit n'est pas calme.

Quand on choisit des responsables, ceux qui ne sont pas instruits n'osent pas se proposer. Des fois on dit qu'il faut tenir compte des situations des gens pour les cotisations. Mais un jour on m'a renvoyé du bal devant tout le monde, j'ai eu tellement honte que depuis je ne participe plus.

E n écoutant ces jeunes nous parler de leur vie, nous avons pensé à leurs petits frères et sœurs. Les aînés partagent ainsi avec les plus jeunes leurs succès c o m m e leurs échecs, mais ils leur disent également que l'espoir d'une vie meilleure est toujours présent en eux. E n cela, ils sont aussi u n témoignage d'espoir pour tous les enfants :

À mon âge, j'aurais dû être quelqu'un, j'aurais dû travailler, fonder un foyer, être un support pour mes parents, et je ne suis pas tranquille pour avoir une cigarette. Je sais que je suis capable de faire autre chose que rien faire. Que vais-je devenir ? Que ferai-je de bon ? Quand est-ce que je serai utile ?

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Le développement de F enfant dans les familles 173 les plus pauvres en Afrique

Les enfants, porteurs de l'espoir de leur famille

LES ENFANTS AU SEIN DE LEUR FAMILLE

Les enfants des familles les plus démunies sont d'abord témoins des efforts quotidiens de leurs parents et de leurs aînés. C'est donc naturellement qu'ils chercheront à leur apporter une aide.

L'enfant va ainsi trouver mille et une façons de rapporter à la maison un peu d'argent, un petit poisson, un fruit obtenus en donnant un coup de main à des voisins, à des commerçants. Certains commencent très tôt à exercer un petit métier sous la protection d'un plus grand, dans l'espoir de participer à la vie de la famille et de se préparer un petit pécule qui permettra de faire, dans quelques années, un « autre métier ». Certains laveurs de voiture, gardiens de vélo, espèrent ainsi devenir revendeurs. Ces activités peuvent être saisonnières pour ceux qui rentrent au village pendant la saison des pluies, ou se prolonger pendant l'année entière pour certains. D e la m ê m e façon, les petites filles participent aux travaux de la maison ou vont travailler dans des familles pour soutenir leurs parents.

C o m m e pour les autres aspects de leur vie, cette réalité du travail des enfants est étroitement liée à la vie de leur famille. Pour certains enfants, les périodes de travail peuvent être une participation normale à la vie de la maison et présenter un aspect de formation, de préparation à leur entrée dans le m o n d e des adultes. Souvent, il en sera tout autrement pour les enfants des familles très démunies, dont les situations d'urgence pousseront les plus jeunes à accepter des travaux très durs, peu rémunérés, peu formateurs et présentant des dangers pour leur développement physique. E n écrivant cela, nous pensons aussi bien à des enfants pauvres d'Afrique, d'Asie, d'Amérique ou d'Europe. Cette question d u travail des enfants demande à être abordée avec beaucoup de discernement et nous oblige à une réelle connaissance de leur milieu, afin, en particulier, de soutenir les efforts continus des parents pour assurer à leur famille une véritable sécurité ; ceux-ci sont en effet toujours les premiers à espérer que leurs enfants cessent de travailler trop durement et de compromettre ainsi trop gravement leur avenir.

Les faits cités dans ce document nous ont rappelé également c o m m e n t le travail et la recherche de travail des parents les plus démunis les entraînaient, de longues heures durant, hors du foyer. Cette présence limitée des parents rend leurs enfants plus vulnérables aux attraits des activités de la rue, et alors se profile la question des enfants de la rue. Cette réalité est trop récente, et aussi trop délicate, pour que nous puissions témoigner des espoirs de ces enfants et de leurs familles. N o u s voudrions seulement rappeler ici qu'on parle parfois de démission parentale à ce sujet, sans toujours mesurer les étapes par lesquelles les familles, les enfants sont passés pour tenter de faire face à leur situation, sans mesurer non plus la s o m m e des solutions essayées pour « s'en sortir ». Pourtant, c'est peut-être au cœur de ces efforts et de

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ces solutions tentées par les familles que se trouve la plus grande chance d'avenir pour leurs enfants.

L a participation des enfants aux ressources de la famille constitue un aspect de leur vie. N o u s voudrions, dans le cadre de ce document, en aborder deux autres. L e premier concerne la chance que représente pour eux l'accès à l'école, et le second concerne leur situation par rapport à la santé.

L'école, une chance pour tous les enfants, et surtout pour ceux des familles les plus pauvres

A u cours des pages précédentes, il a été question de l'école lorsqu'une grande sœur expliquait que son père ne pouvait assurer des études qu'à quelques-uns de ses enfants, et qu'elle préférait laisser sa place à ses petits frères et sœurs qui pourraient mieux réussir qu'elle. N o u s avions déjà signalé la peine de certains parents de ne pouvoir inscrire à la rentrée scolaire qu'un ou deux de leurs enfants.

D'autres faits pourraient certainement être cités, montrant combien les parents les plus pauvres souhaitent que leurs enfants puissent apprendre. E n cela, ils font preuve d'une grande justesse de vue quant à l'avenir. N o u s avons appris en effet c o m m e n t , malgré les efforts entrepris par de nombreuses personnes pour garantir la participa­tion de tous, la place de ceux qui n'ont pas été à l'école devient difficile, en particulier dans le domaine associatif et dans celui d u travail.

Dans le domaine de l'éducation, les gouvernements africains ont effectué au cours de ces deux dernières décennies des efforts très importants. A m a d o u - M a h t a r M ' B o w , directeur général de l'Unesco, relevait dans l'allocution qu'il prononça à la 39e session de la Conférence internationale de l'éducation, en octobre 1984 à Genève, que le nombre d'élèves d u premier degré était passé, en Afrique, entre les années 1975 et 1982 de 45 345 000 écoliers à 68 500 000. Dans l'enseignement secondaire également, les effectifs de 1982 étaient plus de neuf fois supérieurs à ceux de 1960.

Derrière ces chiffres se devinent aussi les efforts de nombreux enseignants et responsables de l'enseignement qui s'engagent pour permettre aux enfants d'appren­dre. Parfois, certains d'entre eux acceptent d'ailleurs de lourds sacrifices pour se rendre dans des endroits éloignés ou pour travailler dans des conditions difficiles, s'efforçant de s'adapter aux conditions de vie des familles les plus pauvres.

C'est le cas, par exemple, lorsque les enfants doivent assumer de grandes responsabilités dans la vie de leur famille. Aliou se trouvait dans cette situation, il avait 10 ans et était handicapé. Lorsqu'on lui a proposé d'entrer dans un centre où il pourrait avoir u n appareillage et suivre l'école, il a répondu :

Je ne veux pas aller dans un centre. Je ne veux pas guérir. Si je marche je ne pourrai plus mendier. J'ai beaucoup de frères et ils mourront de faim. Je n'ai pas le papa, et la maman n'a pas d'argent.

Les responsables de ces centres sont souvent amenés à passer une sorte de contrat avec la famille : les enfants suivront les séances de rééducation, parfois une certaine

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Le développement de l'enfant dans les familles 175 les plus pauvres en Afrique

scolarité, et après ou entre deux séances au centre — ils retourneront travailler pour leur famille.

Les maîtres d'école savent aussi que les enfants des familles très démunies, lorsqu'ils peuvent assister aux cours, peuvent parfois difficilement en tirer le meilleur parti car ils portent en eux les soucis de leurs parents, c o m m e l'explique ce jeune :

Quand tu as trop de problèmes chez toi, tu ne peux pas réussir à l'école, même si on te pousse. Tu sais que tes parents vont rester sans manger pour payer les fournitures et l'habillement.

Les enfants des milieux pauvres ont acquis, par leur vie quotidienne, un savoir qui est parfois un savoir d'adulte, mais peuvent-ils en parler sans risquer les sourires des autres élèves ? Peuvent-ils aussi parler avec fierté des efforts de leurs parents et voir ces efforts reconnus ?

Ces questions se posent pour les enfants les plus pauvres dans tous les pays et sur tous les continents. Leurs parents placent toujours un espoir immense dans l'école car ils ont appris, pour l'avoir vécu e u x - m ê m e s , que le m a n q u e d'instruction et la grande pauvreté sont le plus souvent étroitement liés. Pourtant, ces parents savent également que s'ils peuvent transmettre à leurs enfants, à travers la vie quotidienne, un témoignage de courage, ils ne pourront pas leur donner, seuls, le bagage technique et scolaire qui leur permettra d'entrer dans le m o n d e de demain, parce que le plus souvent, ils ne le possèdent pas. C'est pourquoi, plus peut-être que dans d'autres familles, ces parents attendent beaucoup des maîtres de leurs enfants. Ils espèrent trouver dans l'école u n lieu où la vie de leur milieu soit prise en compte et reconnue, et donc un lieu où leurs enfants pourront apprendre dans la paix. Dans tous les pays du m o n d e , des efforts dans ce sens sont tentés. L a mise en c o m m u n de ces expériences au niveau d'une région ou d'un continent pourrait certainement être profitable aux enfants et aux familles les plus démunis.

La santé des enfants

Dans son rapport annuel pour 198510, l'Unicef témoigne de la situation beaucoup plus fragile des enfants des familles les plus pauvres sur le plan de la santé, « des familles qui ont chaque année la douleur de voir 15 millions de leurs enfants mourir ou devenir infirmes. »

D a n s ce rapport, l'Unicef reprend également les efforts entrepris par de nombreux pays d'Afrique et d'autres continents au niveau des quatre actions prioritaires que sont la thérapie par réhydratation orale, l'allaitement maternel, la vaccination et la surveillance de la croissance des enfants. L'Unicef souligne également la question de la participation des plus démunis à ces actions ; un long paragraphe de ce rapport fait écho aux faits de vie qui ont été rapportés tout au long de ce document :

Telle mère a déjà e m m e n é son enfant subir trois vaccinations. Voilà qu'il vient d'avoir 9 mois ; il lui faut décider si elle retournera au dispensaire (généralement pour le vaccin contre la rougeole). O n lui a bien dit qu'elle devrait s'y rendre, mais elle ne

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sait pas pourquoi. U n e note était affichée sur un m u r du dispensaire, mais elle ne sait pas lire. Son entourage ne l'encourage pas car personne ne semble être plus au courant qu'elle ne l'est elle-même. Sa journée de travail c o m m e n c e à 5 h du matin et ne se termine qu'à la nuit, lorsqu'elle se couche. Aller au dispensaire cela signifie trouver quelqu'un qui se charge de ses tâches domestiques et manquer une journée entière dans les champs, sans doute à l'époque de l'année qui demande le plus de travail. À 9 mois l'enfant vient d'atteindre cet âge peu c o m m o d e où , déjà trop lourd pour être porté, il ne marche pas encore. L e dispensaire est à 4 kilomètres et elle n'a pas d'argent pour prendre l'autobus. Et puis la dernière fois elle s'est rendue là-bas à pied; il lui a fallu faire la queue une heure et demie en plein soleil sans pouvoir s'asseoir. Lorsque son tour est enfin arrivé elle s'est sentie humiliée lorsqu'on l'a interrogée sur la toux de son bébé. C e soir-là, après son retour, le bébé avait de la fièvre et a pleuré une bonne partie de la nuit. O n lui avait bien dit que cela pouvait se produire après une injection, mais toute la famille dort dans la m ê m e pièce et son mari s'est mis en colère à cause du bébé qui l'empêchait de dormir. Pour l'instant, l'enfant semble en parfaite santé. Après tout, trois injections sont sûrement suffisantes, non ? Et le jour passe, le rendez-vous est m a n q u é et un enfant de plus n'a pas été vacciné.

Tous les points soulevés dans ce paragraphe montrent les difficultés que rencontrent certaines familles pour assurer le développement physique de leurs enfants dans de bonnes conditions. L'exemple ci-dessus concernait les vaccinations ; d'autres exemples pourraient être donnés concernant des stratégies peu coûteuses c o m m e l'allaitement maternel prolongé mais qui demande du temps, de l'énergie et un effort très important pour des mères très démunies. L a m ê m e remarque pourrait être faite pour les sels de réhydratation par voie orale qui permettent chaque année à des milliers d'enfants de survivre aux maladies diarrhéiques. Bien que peu coûteux, ils peuvent encore demeurer peu accessibles à ceux qui consacrent le peu qu'ils ont à leur survie.

Ces difficultés que connaissent les familles les plus démunies montrent également les situations auxquelles sont confrontés les services nationaux de santé pour permettre à ces familles de bénéficier des possibilités existantes. C e phénomène est encore aggravé par les conditions de sécheresse et donc de m a n q u e de nourriture dont souffrent les habitants de certaines régions africaines. Certaines maladies infantiles qui ne pourraient pas avoir de conséquences graves pour le développement d'un enfant correctement nourri, en ont en revanche sur un enfant affaibli. Toujours, selon le dernier rapport de l'Unicef, les enfants souffrant de malnutrition risquent ainsi huit fois plus de contracter des infections diarrhéiques et dix fois plus de mourir de maladies telle la rougeole, que les enfants ayant une bonne alimentation.

L a prise de conscience de ces difficultés rend encore plus claire la nécessité de soutenir les pays disposant de moyens réduits quant à leurs efforts, pour que l'information et la diffusion des soins de santé soient accessibles à tous. Dans son rapport, l'Unicef cite l'exemple d'un pays africain dans lequel le recours aux annonces

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radiodiffusées et aux chansons populaires interprétées par des groupes ruraux, a contribué à faire passer le taux de vaccinations de 25 % au milieu de l'année 1982 à 52 % aujourd'hui.

Certes, ces campagnes d'envergure nationale peuvent contribuer au meilleur accès des plus pauvres aux services de santé, mais à condition que cet accès soit facilité par les moyens utilisés lors de ces campagnes et que leur mise en œuvre, se réfère à la vie des familles pour lesquelles la participation demande les efforts les plus importants.

C'est ainsi que nous pourrions répondre aux familles très pauvres qui nous demandent de découvrir et de faire connaître les espoirs de leur vie. Elles nous demandent également que la connaissance qu'elles nous confient soit une source d'engagement nouveau et de transformations dont elles puissent bénéficier.

Notes

1. Mouvement international A T D - Q u a r t M o n d e , L'Afrique au quotidien, Editions Science et service, 95480 Pierrelaye, France. N ° 1. Extrême pauvreté en Afrique. Un séminaire, une histoire... (sept. 82) N ° 2. La voix de la terre : De nouveaux intermédiaires (oct. 82) N ° 3. La voix de la terre : Les plus pauvres dans les villes (nov. 82) N ° 4. La voix de la terre : Les plus pauvres dans les campagnes (I)

(déc. 82) N ° S. La voix de la terre : Les plus pauvres dans les campagnes (II)

(sept. 83) N ° 6. La voix de la terre : Quand on est très pauvre et, en plus, étranger...

(sept. 84) 2. Tunde Ipaye, Stability and change in the Nigerian family, Communica­

tion au Colloque international sur le changement de la famille dans un m o n d e en évolution tenu à Munich du 22 au 25 novembre 1982. Paris, Unesco, doc. C h R 40.

3. M . O . A . Durojaiye, Trends m child development and mental health in Africa, Communication au Symposium sur la recherche dans le domaine des sciences sociales sur les enfants, organisé par l'Unesco et la Fondation H o g g pour la santé mentale, tenu à Austin du 9 au 16 septem­bre 1979. Paris, Unesco, doc. C h R 1 (ss-79/ws/40).

4. François Itoua, La famille africaine et sa contribution au développement, Communication à la Réunion d'experts sur le rôle de la famille dans le processus du développement en Afrique, tenue à Bujumbura (Burundi) du 21 au 25 janvier 1985. Paris, Unesco ( S H S - 8 4 / C O N F . 6 0 3 / 6 ) .

5. Cheikh Aliou N d a o , « Tradition africaine et éducation », Demb ak Tey n° 7,1982, revue du Centre d'étude des civilisations du Ministère de la culture du Sénégal, Dakar.

6. François Beyeme-M'Bida , Grandeur de la sorcellerie de la misère, projet de thèse pour le Doctorat d'État en sciences sociales, Dakar.

7. Suzan George, L'alimentation, la famine et les services offerts en situation d'urgence, intervention à la Conférence générale du Conseil international

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178 Mouvement international ATD-Quart Monde

des agences bénévoles, tenue à Dakar au mois de mai 198S (doc. n° S). Suzan George est également l'auteur du livre Comment meurt l'autre moitié du monde, Paris, Laffont, 1976.

8. Mouvement international A T D - Q u a r t M o n d e , Enfants de Bogota, témoins des espoirs de tous les enfants. Étude réalisée pour l'Unesco et remise en mars 198S, Paris, Unesco.

9. Mouvement international A T D - Q u a r t M o n d e , Le savoir-partager. Alphabétiser en Europe et en Afrique à partir des plus pauvres. Recherche-action réalisée par A T D - Q u a r t M o n d e avec le concours financier de l'Unesco, Paris, 1984.

10. Unicef, La situation des enfants dans le monde, 198S.

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10. Socialisation de l'enfant dans le milieu familial et hors de la famille Amevmsika Kwadzo Boevi Tay

Introduction

E n Afrique, au cours des années 60, l'éducation signifiait simplement l'instruction scolaire. Cette conception de l'éducation y était plus particulièrement renforcée par les besoins urgents de cadres compétents pour la gestion des États nouvellement indépendants. À partir de 1970, à la lumière des résultats peu satisfaisants des premières tentatives de généralisation de l'enseignement primaire avec l'objectif d'un taux de scolarisation de 100 % en dix ans, diverses analyses, les unes économiques, les autres politiques, d'autres encore pédagogiques, commençaient à apparaître qui révélaient les insuffisances ou les échecs de l'école conçue c o m m e seul m o y e n d'éducation digne de crédit. E n effet, malgré les efforts faits dans les années 60 par les gouvernements et les organisations internationales gouvernementales ou non gouvernementales dans le domaine de la scolarisation en Afrique, malgré le fait que 5 à 7 % des revenus nationaux et, dans certains cas, plus de 3 0 % des budgets nationaux étaient consacrés à l'éducation, les élèves, les pédagogues, les familles, les États et les organisations concernées ne pouvaient que constater l'aggravation des problèmes d'éducation : effectifs scolaires pléthoriques et insuffisance des ensei­gnants, rendements faibles, inadaptation des méthodes et des contenus d'enseigne­ment aux réalités africaines et ses conséquences culturelles... La demande d'éducation augmentait pendant que l'on constatait que l'Afrique perdait la lutte contre l'analphabétisme parce que les taux de déperdition scolaire — redoublements et abandons — étaient si élevés que le nombre de jeunes illettrés qui réintégraient les populations nationales analphabètes croissait d'année en année en chiffre absolu. Jusqu'à présent, en raison de la croissance démographique rapide en Afrique et de l'essoufflement des ressources financières consacrées à l'éducation, le phénomène de développement de la scolarisation accompagné de l'accroissement de l'illettrisme et de l'analphabétisme en chiffre absolu s'y poursuit. Chose grave, il devenait clair que

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180 A. K. B. Toy

l'Afrique allait connaître le développement d u sous-développement aussi longtemps qu'il ne lui serait pas possible de former des cadres compétents pour les domaines essentiels d'activités de développement. N o n seulement l'illettrisme rendait une partie importante de la population jeune incapable de s'insérer dans la vie active tant en ville qu'en milieu rural, mais il contribuait à leur déculturation à la fois par rapport à la culture scolaire d'origine extérieure et par rapport à la culture de leur propre société. Il était donc devenu également clair que ni les systèmes d'éducation existant avant l'introduction de l'école en Afrique ni les systèmes d'éducation importés ne convenaient plus entièrement au devenir de la plupart des pays africains. Et l'on avait p u dire que cette partie du m o n d e manquait totalement de système d'éducation1.

A u cours des m ê m e s années, à cette situation de difficultés directement éducationnelles s'ajoutaient celles indirectes des dangers qui menaçaient ou affectaient la santé et le bien-être de millions d'enfants du Tiers M o n d e et qui compromettaient en m ê m e temps leur capacité d'apprendre. E n décembre 1976, l'Assemblée générale des Nations Unies déclarait l'année 1979 c o m m e Année internationale de l'enfant (AIE), placée sous la responsabilité de l'Unicef. L'Unesco y contribua en mobilisant les moyens relevant du domaine de sa compétence pour établir des liens entre la santé et le bien-être de l'enfant, d'une part, et ses besoins éducatifs, d'autre part, et pour aider les États membres à mieux répondre à ces m ê m e s besoins.

D a n s ce contexte de crise relative à l'éducation et à la santé, si l'éducation en soi apparaissait toujours c o m m e l'un des meilleurs moyens de lutte contre les fléaux d u sous-développement, le caractère convainquant des critiques des systèmes d'éduca­tion scolaire poussait à la recherche de solutions institutionnelles complémentaires ou de substitution. Les recherches, en ce sens, avaient lieu aussi bien dans les universités et institutions spécialisées que dans les organisations internationales concernées où naissaient des concepts nouveaux en matière d'éducation hors de l'école visant soit à préciser la nature du système scolaire et universitaire, soit à attirer l'attention sur d'autres cadres. Cette orientation s'imposait également par le fait qu'au cours des années 70, la majorité des enfants africains d'âge scolaire (60%) apprenaient à travailler et à savoir vivre dans leurs sociétés et non à l'école, alors que les diplômés — pourtant peu nombreux parmi les 4 0 % d'enfants d'âge scolaire qui étaient scolarisés — commençaient déjà à connaître le chômage ou des difficultés à poursuivre leurs études. Cependant, les économies nationales sont entretenues par les activités des populations en majorité non instruites qui travaillaient et qui éduquaient leurs enfants. D ' o ù l'idée d'une certaine efficacité des systèmes africains d'éducation non scolaire.

L a socialisation

L'éducation sous toutes ses formes ou au sens large comprenant l'éducation formelle ou scolaire et universitaire, l'éducation non formelle, traditionnelle et informelle

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Socialisation de l'enfant dans le milieu familial et hors de la famille 181

semble couvrir tous les domaines de l'édification de l'être humain et la socialisation apparaît alors c o m m e u n excédent de concept sans objet, surtout dans les sociétés de tradition scolaire.

E n fait, il en est autrement. L a socialisation est le processus d'inculcation par lequel l'individu acquiert des connaissances, apprend à s'adapter à un groupe ou à une société et à se comporter d'une manière approuvée par le groupe ou la société.

L a socialisation est un besoin organique vital pour l'individu et pour la société. Contrairement au petit animal qui naît déjà pourvu d'un programme génétique qui c o m m a n d e son comportement et sa survie, le petit de l'être humain est moins équipé génétiquement, moins doté d'instincts. Il doit beaucoup apprendre et acquérir u n grand nombre de réflexes conditionnés et de modèles d'habitudes afin de pouvoir vivre efficacement non seulement dans son environnement en général, mais également dans tout système social particulier habituel ou nouveau. Pour vivre avec succès dans la société, l'individu a donc besoin d'acquérir une culture au sens anthropologique. C e processus considéré dans son ensemble, affectant la totalité des dimensions vitales de l'être humain en tant qu'individu et c o m m e être social est la socialisation parfois appelée enculturation qui souligne l'aspect « formation d'un être social et culturel » à partir d'un être biologique, individualiste et égocentrique. Ainsi, la socialisation en tant que pratique précède l'éducation et l'inclut. L ' h o m m e a toujours appris pour survivre, se reproduire, perpétuer sa culture et sa société en tant que groupes d'individus. C'est au fil du temps, avec la complexité croissante de la société, le développement de la spécialisation puis de la spécification des rôles et des statuts sociaux au sein de la société que s'est imposé le besoin de créer le m o d e particulier d'apprentissage qu'est l'éducation, institution autonome chargée de la fonction spécifique d'instruire les générations successives en leur transmettant les éléments de culture utiles à leur insertion, surtout professionnelle, dans la société. E n ce sens, l'institution éducative est un instrument spécial de socialisation. Toutes les instances de l'organisation sociale ont besoin de moyens particuliers pour traduire en action, leur fondement et leur finalité théoriques. L'instance politique, par exemple, doit passer par des moyens institutionnels c o m m e u n parti pour traduire en modèles de comportement, son idéologie du m o m e n t .

Si le concept de socialisation a p u être progressivement doublé et parfois remplacé par celui d'éducation dans les sociétés de tradition scolaire c o m m e celles d'Europe, par exemple, c'est certainement, en premier lieu, parce que la socialisation, concept des sciences sociales, est tardivement prise en considération par les spécialistes de l'éducation et du développement de l'individu. E n second lieu, dans les sociétés industrialisées et de tradition scolaire où l'autorité de l'éducation institutionnelle s'est affirmée, presque tous les modèles de comportement requis de l'individu par la société sont appris dans une institution éducative. L'aptitude à lire, à écrire et à calculer à des niveaux suffisants et divers apparaît c o m m e la condition la plus nécessaire d'appartenance à la société de tradition scolaire. L a présomption latente ou explicite est parfois forte selon laquelle une éducation scolaire et/ou universitaire doit

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normalement garantir à l'individu une insertion réussie dans la société. E n revanche, la socialisation constitue objectivement, en Afrique, le processus le plus important de préparation de l'individu pour son insertion dans la société. Elle ne réduit ni n'exclut aucun des concepts précédemment rappelés, elle les contient tous.

Cet élargissement du concept de socialisation à propos de l'Afrique semble nécessaire en raison du contexte particulier et actuel de son évolution. E n effet, on assiste aujourd'hui, en Afrique, à l'émergence d'une « modernité » — différente du développement — à laquelle participent les cultures autochtones et les cultures étrangères de natures complètement différentes. Mais les changements sociaux, culturels, technologiques, écologiques, psychologiques et spirituels qui créent cette modernité marginalisent l'Afrique dans le m o n d e (sous-développement), marginalise la majorité des populations africaines en Afrique (analphabétisme et illettrisme, développement urbain et pauvreté rurale), et le plus grand nombre d'individus dans les cités africaines (pauvreté du plus grand nombre de la population urbaine, formation des bidonvilles). D a n s ce contexte, le développement dans la modernité perçu c o m m e un développement global et équilibré de l'être humain est rendu difficile par la réalité dialectique et conflictuelle de « tradition-modernité » qui, au niveau de l'individu, apparaît c o m m e u n dédoublement en personnage (modernité) et en personnalité (tradition) ce qui, a priori, constitue un handicap sérieux à la créativité, à l'amélioration des conditions d'existence décente et, finalement, au vrai développe­ment. Quelles que soient les réserves que l'on peut formuler au sujet de ce diptyque « tradition-modernité », il constitue une réalité dont on doit tenir compte dans l'édification de l'individu africain, porteur et transmetteur d'une culture aux générations suivantes. Par conséquent, la socialisation ne peut se réduire ici aux seules manières d'élever les enfants dans la famille. Elle doit être considérée c o m m e l'ensemble des processus d'édification scolaire ou non scolaire de l'individu, en vue de son insertion dans sa société, au développement de laquelle il doit participer. L'éducation moderne est une forme de socialisation tout c o m m e une cérémonie d'initiation, l'apprentissage d'un métier utile à l'individu et à la société, ou encore l'apprentissage de la langue maternelle et de la langue scolaire qui ont des fonctions intégratives complexes dans une société également complexe.

Les définitions fonctionnelles de l'éducation c o m m e un processus ayant pour but de donner à l'individu les moyens de vivre, de lui donner une tête plutôt bien faite que bien pleine, ou les facultés de jugement sain, etc., ne présentent donc que des facettes du phénomène de formation de l'individu social. O n s'oriente vers la réalité lorsqu'on prend conscience d u fait qu'amener l'individu humain à devenir u n être social dans une société donnée, a nécessairement pour fondement une vision du m o n d e , une cosmogonie ou une philosophie et des pratiques touchant à tous les aspects de la vie humaine. C'est en ce sens que l'on peut dire de la socialisation qu'elle contient toutes les autres formes d'éducation. Elle édifie l ' h o m m e non seulement pour lui garantir les conditions d'avoir dans la société, mais aussi d'être un individu humain, social et surtout culturel. La dimension culturelle ne se limite pas ici à une

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aptitude ou à un don artistique particulier, mais comprend toutes les conditions permettant à l'individu de se sentir pourvu d'une identité, d'être capable de donner des réponses efficaces aux interrogations multiples de son environnement. Pour y parvenir, l'individu a besoin d'une personnalité propre. Il doit pouvoir constamment répondre au vieux précepte du « Connais-toi toi-même », en prenant appui sur des normes culturelles établies par la société, normes qu'il doit pouvoir observer ou transformer dans l'équilibre global de sa personnalité, de sa culture et de sa société.

LES CADRES D U PROCESSUS DE SOCIALISATION

Société et culture

Les concepts c o m m e ceux de société, de culture et de socialisation ont ceci de particulier qu'en raison de leur objet c o m m u n , l ' h o m m e en action, toute réflexion sur eux, si modeste soit-elle, invite inévitablement à des références multiples et vastes. L a socialisation, telle qu'elle est définie ci-dessus, a lieu nécessairement dans une société. U n e société apte à éduquer ses nouveaux m e m b r e s doit remplir certaines conditions de cohésion, de cohérence et de permanence et celles-ci dépendent de l'état de la culture de la société donnée. Culture et société sont donc les cadres fondamentaux dans lesquels s'opère le processus de socialisation. Mais à propos de l'Afrique les concepts de société et de culture sont extrêmement complexes. D e sorte que ce qui est possible dans une société industrialisée en matière de socialisation ne l'est pas forcément en Afrique.

Il est intéressant de noter que la société c o m m e la culture, malgré leurs supports visibles, constituent dans bien des cas des causes discrètes auxquelles il n'est pas toujours aisé de rattacher les effets qu'elles produisent. Ainsi, on croit facilement que les enfants ne sont éduqués que par leurs parents et leurs maîtres, qu'ils écoutent ceux-ci parce qu'ils sont leurs éducateurs directs. E n réalité, l'autorité des parents et des maîtres leur vient moins d'eux-mêmes en tant qu'individus que de leurs situations sociologiques par rapport aux enfants. Les parents et les maîtres occupent des places et agissent dans la société par dérogation. M ê m e si les enfants ne s'en rendent pas compte ni très tôt ni toujours nettement, derrière les parents et les maîtres, ils devinent quelque chose d'énorme qui pèse sur eux de toute sa masse par leur intermédiaire. Ils découvriront plus tard, en tant qu'acteurs sociaux responsables, qu'il s'agit de la société. Les sciences sociales nous apprennent que la socialisation de l'enfant ne peut s'effectuer pleinement que dans un cadre social dont les caractéristi­ques essentielles sont, normalement, en résumé : à) une identité propre dans l'universalité (les sociétés humaines sont différentes les unes des autres mais elles sont toutes reconnaissables c o m m e des sociétés humaines) ; ¿>) la durée (la société ne se confond pas rigoureusement avec les individus physiques et biologiques qui la composent ; ceux-ci passent les uns après les autres et la société demeure ; la durée de la société — un groupe humain et sa culture — est l'une des conditions indispensables

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à la possibilité de la socialisation : sans elle, l'adaptation de l'individu au groupe serait difficile sinon impossible) ; c) l'autonomie fonctionnelle ou la primauté de la société sur l'individu associée à la possibilité de manifestation de la personnalité individuelle (bien que la société soit indispensable à la survie de l'individu, la réalité de la force de la personnalité déterminée par ses besoins biologiques et psychologiques est telle que l'existence et la durée de la société « apparaît c o m m e un tour de force »2). d) la différenciation interne (la division d u travail et l'établissement des rôles et ses statuts sociaux) ; e) la continuité culturelle dans le changement formel progressif; f) l'auto-suffisance dans l'interdépendance.

L a société ainsi caractérisée ne peut fonctionner sans la culture. Celle-ci est diversement définie par la philosophie, l'histoire, la sociologie, la psychologie... L e sens le plus approprié à notre propos est celui qui ressort de la définition qu'en donne Ralph Linton : « L a culture est la configuration des comportements appris et de leurs résultats dont les éléments composants sont partagés et transmis par les m e m b r e s d'une société donnée2. » Cette définition souligne l'importance de l'apprentissage pour l'existence de la culture en tant qu'ensemble spécifique de comportements et d'attitudes. Elle fait de l'individu un héritier social des résultats d'expériences humaines individuelles ou collectives dans une société. Sous forme d'attitudes, d'états mentaux ou de mémoire , la culture identifie la personnalité individuelle et assure à la société dont elle fait partie, une continuité spécifique par la transmission. L a personnalité individuelle est ainsi une hérédité culturelle. E n tant que s o m m e de réponses de l ' h o m m e aux interventions de l'environnement humain et naturel, la culture comporte des solutions plus ou moins durables, plus ou moins heureuses aux problèmes c o m m u n s à l'humanité et qui se présentent sous forme de besoins dont certains sont encore mal définis et difficiles à classer c o m m e les besoins psychologi­ques d'affectivité et de réponse affective, de sécurité et de nouveauté, etc., et des besoins mieux connus c o m m e ceux de la santé psychique et mentale, de l'alimenta­tion, de la protection corporelle (habitat, vêtement), de la continuité biologique individuelle et du groupe, par la procréation. L a définition de Linton souligne enfin la nécessité d'un consensus du groupe social sur l'ensemble des configurations de comportement et leurs résultats... C e qui implique les notions de valeur, de normes , de contrôle, de récompense, de punition, d'assimilation et de rejet de valeurs nouvelles, etc. Ainsi, l'apprentissage, les résultats et le partage des résultats par la communauté constituent les fondements de la dynamique socioculturelle. C'est la présence d'un tel système d'organisation, indique encore Linton, qui permet à la société de persister à travers le temps. Les simples processus biologiques de reproduction suffisent à perpétuer le groupe mais non la société. L a structure des sociétés change au cours du temps, répondant ainsi aux besoins imposés par le changement des conditions. Cependant, ces changements sont pour la plupart graduels et les modèles culturels persistent à travers eux. Les sociétés se perpétuent en qualité d'entités distinctes, grâce à la formation que les individus nés dans le groupe y reçoivent pour occuper des places particulières au sein de la structure

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sociale. Pour que des sociétés survivent, il ne leur faut pas seulement des m e m b r e s mais des spécialistes3, c'est-à-dire des personnes capables d'accomplir certaines tâches à la perfection tout en laissant à d'autres, les autres tâches. « Du point de vue individuel, le processus de socialisation est ainsi un processus par lequel l'individu fait l'apprentissage de ce qu'il doit faire pour les autres et ce qu'il peut légitimement attendre d'eux*. » Il est intéressant, en ayant le contexte socioculturel africain à l'esprit, de noter que la prévisibilité des comportements sociaux n'est pas uniquement fondée sur la relation simple de cause à effet. O n pourrait dire que tout ce qui existe ou se manifeste dans une société comporte une signification réelle et une signification culturelle. L a position d'un individu dans u n système social, indépendamment de qui l'occupe à un m o m e n t donné, représente en réalité une configuration de significations. Ainsi, l'enfant, le fils ou la fille, le père, la sœur cadette ou aînée, etc., sont des termes qui ne se contentent pas simplement de désigner u n individu mais ils énoncent également des modèles culturels de comportements, de rôles et d'attentes de rôles sociaux. L a structure de la société elle-même est un langage culturel particulier.

Pour souligner encore l'importance de la qualité d u cadre socioculturel pour l'action de socialisation, rappelons le fait bien connu qu'un apprentissage réussi repose essentiellement sur des récompenses ou des punitions systématiques. L e comportement qui apporte toujours un résultat désiré est appris beaucoup plus vite et plus volontiers que celui qui n'y parvient que de temps en temps. L a perception culturelle des choses est donc l'un des phénomènes particuliers qui distinguent l ' h o m m e de l'animal. Par exemple, tout en étant affamé, l ' h o m m e peut refuser de consommer son plat préféré parce que certaines raisons d'ordre culturel ou psychologique s'interposent efficacement entre la sensation de la faim et l'attrait du plat. A u n o m de la culture et de la psychologie, les choses et les comportements représentent pour l'individu plus que leurs natures et leurs formes réelles. Ainsi la pilule contraceptive ou le vaccin acquièrent, en Afrique, des valeurs culturelles positives ou négatives suivant les modèles culturels qui ont présidé à la socialisation des personnes auxquelles ils sont proposés. L a maladie peut donc ne pas toujours conduire automatiquement à l'utilisation d u remède spécifique prévu contre elle ; la perception d u normal et du pathologique étant culturelle, il en est de m ê m e pour les remèdes. L a préparation efficace de l'individu à une fonction sociale particulière dépend du caractère standardisé des comportements des m e m b r e s de la société. Apprendre à l'individu à se comporter d'une certaine manière signifie que tout le m o n d e dans la société s'accorde sur cette manière de se comporter parce que la société récompense ou punit selon que l'individu adhère étroitement aux standards de comportement ou s'en écarte beaucoup. C e fait est également d'importance pour le choix du modèle de comportement en vue de la socialisation en Afrique où les sociétés peuvent être qualifiées de sociétés de cultures hétérogènes.

* C'est l'auteur qui souligne

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Après avoir ainsi évoqué brièvement l'importance de la société et de la culture pour l'action de socialisation, qu'en est-il dans le contexte africain ?

Dans la situation africaine où l'insuffisance de l'éducation institutionnelle pousse à la recherche de solutions correctives ou de substitution, c o m m e n t se pose le problème de socialisation de l'enfant ?

Tout d'abord, quelle que soit la justesse des critiques qu'on puisse formuler sur les systèmes d'éducation formelle ou non formelle introduits par le pouvoir colonial puis maintenus et améliorés ou non par l'État africain indépendant, ces systèmes demeurent les seuls qui ouvrent l'esprit africain au m o n d e extérieur, au m o n d e de l'écriture, de la lecture et du calcul, et aux réalités contemporaines de l'Afrique elle-m ê m e . Grâce au statut social parfois prestigieux qu'elle permet d'acquérir à certains Africains, l'école est perçue aujourd'hui par la majorité des populations africaines c o m m e premier m o y e n d'accès au bien-être individuel. Finie l'époque où le commandant de cercle administratif d u territoire colonial devait supplier ou forcer les chefs de village à envoyer leurs enfants à l'école. C o m m e nous le confiait en décembre 1984 la population d'un village frappé de plusieurs années de sécheresse, « avec l'instruction scolaire, il est toujours possible de changer de m o d e de vie ou de s'adapter à toute nouvelle situation, ne serait-ce qu'en se déplaçant, grâce à la connaissance minimale nécessaire de la lecture, de son cadre de vie et à le lier à son sort quel qu'il soit ». Ainsi, l'école représente pour les populations africaines une source de liberté et un m o y e n de lutte contre la pauvreté. Les États africains ont parfaitement compris les vertus de l'éducation formelle malgré ses défauts. Il est donc clair que l'intérêt aux modes non scolaires d'éducation n'est en aucun cas une démarche vers le rejet de l'école. L'idée de la socialisation de l'enfant, au sens large, suppose que le fonctionnement de la double structure, moderne/traditionnelle, des sociétés africaines n'est pas impossible. C'est-à-dire que la préservation d'une civilisation originale avec son éthique propre s'appuyant sur les traditions les plus profondes qui en constituent l'essence n'est sans doute pas incompatible avec l'adoption des acquis de la science et de la technologie modernes.

Mais qu'entend-on aujourd'hui par société, culture ou État en Afrique ? Quelle est l'unité sociale au sein de laquelle s'effectue le processus de socialisation : l'ethnie ou l'État nation ? Quels sont les modèles culturels et les normes qui servent de références à l'action de socialisation ? Sont-ils propres à la nation, à l'ethnie ? Sont-ils partagés par la majorité des membres de la société ? D a n s quel état qualitatif ces modèles culturels et ces normes sur lesquels l'orientation vers l'éducation informelle fonde ses possibilités d'action se trouvent-ils aujourd'hui ? E n d'autres termes, quels rôles les cultures africaines peuvent-elles jouer dans l'éducation des enfants afin de faire de ceux-ci de véritables agents de développement ? Devant la puissance technique et scientifique d u m o n d e moderne reste-t-il à l'Afrique des ressources culturelles pouvant lui permettre de former des h o m m e s capables de créer une « modernité africaine » originale, loin de toute copie ou de tout mimétisme malheureux, un ersatz récupérant tous les gadgets dont la civilisation de l'Occident et de 1' « Occident de

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l'Est » aimerait bien pouvoir se débarrasser? Enfin, en interrogeant les cultures africaines, peut-on y trouver des éléments de soutien efficace aux moyens modernes de lutte contre le sous-développement et ses conséquences ? Car une chose est de constater qu'une société existe, qui, de fait, voit naître des enfants en son sein, en voit grandir ceux qui survivent aux épidémies, aux endémies, à la pauvreté urbaine périphérique et à la pauvreté rurale, et qui à leur tour se font suivre d'autres générations ; une autre chose est de constater que les générations qui se suivent ainsi, assurent à la société un mieux-être cumulatif et en progrès constant.

À propos de la culture africaine, les idées et opinions ont considérablement évolué depuis la seconde guerre mondiale. Mais les habitudes de penser et les réflexes négatifs formés depuis plusieurs siècles sont loin de disparaître. Us ont longtemps freiné la connaissance de la civilisation africaine réelle. Il n'est pas nécessaire de s'étendre ici sur l'histoire dramatique de l'Afrique noire depuis le x v n e siècle. Cependant, la socialisation dans l'état actuel des sociétés, des cultures et des États africains serait peu compréhensible sans u n m i n i m u m de souvenir historique. Sans aller jusqu'à l'époque esclavagiste, Immanuel Wallerstein4 résume ainsi la toile de fond de la situation historico-sociologique d u changement social africain actuel.

« A u temps de la colonisation, que le système d'administration fût direct ou indirect, que l'assimilation fût ou non la politique poursuivie au point de vue éducatif et juridique, tous les Européens d'Afrique partaient d'un m ê m e principe de base : supériorité des valeurs culturelles occidentales sur celles qui existaient auparavant dans les pays africains5. E n outre, ils se sentaient généralement investis, sous une forme ou une autre, de ce que les Français appelaient une mission civilisatrice, qui consistait toujours à répandre la civilisation occidentale [...] Il ne s'agissait pas là d'une m o d e temporaire, mais bien de la justification idéologique fondamentale du principe m ê m e de la colonisation, et l'alibi que les Européens voulaient faire admettre par les eûtes africaines elles-mêmes. Dans une certaine mesure, la politique de dénigrement culturel des sociétés africaines fut couronnée de succès. Les intellectuels africains furent les premiers à rejeter leur propre culture — non seulement dans le domaine religieux et technique — mais encore pour les vêtements, la musique et ce qui est le plus grave, les liens avec le passé. Ils admirent généralement que l'Afrique n'avait pas d'histoire et que son seul avenir consistait à adopter les normes occidentales. »

Cette attitude partait du principe déjà longtemps posé et justifié théoriquement par des philosophes dont Hegel6 qui écrivait que « l'Afrique n'est pas une partie historique du m o n d e , elle n'a pas de m o u v e m e n t , de développement à montrer, de mouvement historique en elle. C'est-à-dire que sa partie septentrionale appartient au m o n d e européen ou asiatique ; ce que nous entendons précisément par l'Afrique est l'esprit a-historique, l'esprit non développé encore enveloppé dans les conditions de naturel et qui doit être présenté ici seulement c o m m e un seuil de l'histoire ». E n posant ce propos à côté des œuvres de Westerman et B a u m a n , de Marcel Griaule, de Roger Bastide, de Basile Davidson, des historiens africains c o m m e Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga , Ki Zerbo, etc., et surtout à côté des volumes de l'Histoire

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générale de l'Afrique, réalisée par l'Unesco, on se rend compte de l'importance d u chemin cognitif parcouru au sujet de la civilisation africaine. Mais les dégâts causés par la brutalité de l'histoire et les préjugés sont si graves et si durables qu'un visiteur de l'Afrique actuelle nourri de la littérature primitiviste, ou un intellectuel africain qui ignore son passé, pourraient être tentés de se demander si Hegel n'avait pas raison.

L a conception a-historique de l'Afrique est en m ê m e temps une conception de l'Afrique sans culture. L'œuvre civilisatrice a abouti à ce qu'on appelle aujourd'hui la double structure socioculturelle. D ' u n côté existe la société minoritaire et porteuse de ce qui lui reste de la civilisation occidentale et qui se voit chargée par l'histoire contemporaine d'une nouvelle historicité, aux normes enracinées ailleurs et peu aisées à manier; de l'autre, la société majoritaire et porteuse de la civilisation africaine traditionnelle, plus ou moins influencée, plus ou moins altérée par la civilisation occidentale qu'elle comprend plus ou moins bien, et qui vit repliée sur elle-même, sans dimension mondiale et donc peu ou pas du tout connue. Pourtant, elle demeure très utile aux populations. Q u e l'on pense à la médecine africaine. Si les populations africaines devaient compter uniquement sur la médecine moderne, il est certain que la mortalité serait bien plus forte, puisque dans beaucoup de pays on ne dispose m ê m e pas d'un médecin pour 10000 habitants7 et que la majorité des médecins et des hôpitaux sont concentrés dans les capitales nationales. Et pourtant il est évident que, faute de supports écrits, les valeurs traditionnelles africaines qui survivent encore sont condamnées, dans beaucoup de pays, à l'évanescence à plus ou moins longue échéance avec la disparition progressive des générations d ' h o m m e s qui les portent encore.

E n fait, le contexte social et culturel de la socialisation en Afrique noire n'est pas déterminé uniquement par le phénomène de la double structure socioculturelle d u type Afrique/Occident. Hormis quelques rares pays c o m m e le R w a n d a , par exemple, la socialisation se fait dans un contexte plurilinguistique et pluriculturel. E n effet, les États africains sont presque tous pluri-ethniques (ou plurinationaux) m ê m e si, c o m m e dans le cas de la République-Unie de Tanzanie et d u Kenya par exemple, toute la population de l'État peut comprendre ou utiliser une seule langue africaine, le kiswahili. Dans la majorité des cas, la langue interethnique, celle qui permet de circuler sur tout le territoire de l'État, est une langue européenne. Rares sont les pays où l ' h o m m e politique peut s'adresser en m ê m e temps à toute sa population dans une langue africaine. Les institutions politiques étatiques dérivent de celles de l'ancienne métropole. La socialisation politique dans une telle condition est, dans une large mesure, hors contexte culturel à moins que les modèles d'institutions politiques propres aux diverses ethnies ne soient judicieusement intégrés dans les institutions d'État. D a n s le cas où les villages sont administrés par divers systèmes politiques traditionnels, les jeunes Africains villageois apprennent à s'adapter aux normes politiques et à reconnaître des formes différentes de légitimité du pouvoir et d'administration de la justice qui sont partagées par leurs communautés en m ê m e temps qu'ils doivent se conformer aux modèles proposés par l'État. D a n s le cas contraire où, par souci de forger assez rapidement une véritable nation où se fondent

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toutes les ethnies et leurs cultures, on remplace toutes les traditions ethniques par des institutions modernes, la formation d u jeune citoyen échappe aux familles non instruites. Dans un cas c o m m e dans l'autre, la socialisation du jeune citoyen souffre d'incohérence. Il en résulte parfois des problèmes d'identité culturelle et nationale ; en 1977, nous avons constaté dans u n village de l'Afrique occidentale que, pour le paysan, l'État c'est la capitale du pays ! Cette incohérence des normes socioculturelles se retrouve à tous les niveaux de la structure sociale : unités sociales fondamentales (famille, lignage, clan), économie (modes de production, de distribution, d'échange), écologie (organisation de l'environnement), religion (traditionnelle, chrétienne, islamique et autres sectes et fraternités).

C e problème de diversité culturelle et ses conséquences multiples, notamment celle de la personnalité de l 'homme africain, n'avait pas échappé aux leaders des mouvements nationalistes qui, en recherchant leur propre cohérence et l'appui politique des masses populaires, prônaient la restauration des cultures anciennes. Mais ce recours au passé avait une finalité plus politique et conjoncturelle que culturelle. O n se référait à une sorte de macroculture régionale ou panafricaine pour créer l'unité nationale par-dessus les cultures ethniques réelles, contre le colonisateur. D ne s'agissait pas d'entreprendre l'étude systématique et scientifique des cultures en vue de l'édification d'un fondement de la personnalité africaine confiante en elle-m ê m e qui puisse à son tour être un créateur conscient d'une modernité originale. Cette situation renforce la position des cultures étrangères dans la formation des jeunes au m o y e n de l'école, des médias, du travail et des loisirs modernes. Aujourd'hui, la problématique du renouveau culturel africain ne consiste pas, à notre avis, en des choix exclusifs, tradition ou modernité. À l'évidence, cela est impossible. Il s'agit de la recherche de la cohérence culturelle par la connaissance scientifique de tous les modèles qui interviennent dans la formation de l ' h o m m e africain. C'est lorsqu'une culture est consciente d'elle-même, de ses origines et de ses forces présentes qu'elle peut soutenir l'action et féconder la créativité pour le développe­ment. Et cela devient indispensable. Car il semble impossible que l'Afrique continue à compter indéfiniment sur la mémoire d'autres cultures et sur l'assistance extérieure. L e recours à la connaissance scientifique et fonctionnelle des cultures africaines semble encore possible. Ethnologues, anthropologues et sociologues ont parlé et parlent encore de la consistance et de la logique c o m m e des anachronismes internes des structures traditionnelles existantes. L a socialisation au sens large, intégrant tous les modèles de comportement qui interviennent à u n m o m e n t ou à u n autre dans la formation d u jeune Africain, exige qu'on jette u n regard nouveau sur les cultures africaines.

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LES M O Y E N S PARTICULIERS DE SOCIALISATION

Famille et parenté

L a famille elle-même peut être considérée à plus d'un titre c o m m e un m o y e n de socialisation — et non seulement un milieu de socialisation. D'abord, c o m m e nous venons de l'évoquer, la famille domestique africaine n'est pas une unité sociologique isolée. Elle fait partie intégrante d'une structure de liens filiaux dont la connaissance, l'application, le contrôle et l'usage constituent des sources de stimulation intellectuelle et affective pour tous ceux qui en sont m e m b r e s , et surtout pour l'enfant à des âges différents.

L'enseignement à l'enfant africain de la nature de son système de parenté, des rapports entre celui-ci et son environnement, sa mise opportune à profit, son langage, ses codes, ses ru§es, etc., participent incontestablement à la formation de ses aptitudes à faire face à de nombreuses circonstances hors du cadre familial. L'analyse des systèmes traditionnels de parenté révèle qu'en tant que matériels pédagogiques complexes, ils contiennent des potentiels linguistiques, mathématiques, psychologi­ques de la pensée logique, de contrôle de l'émotion, de la sensibilité, etc. Beaucoup d'études ont été faites sur les systèmes africains de parentés mais, à notre connaissance, pas dans le sens d'en faire des instruments pédagogiques en raison de leurs potentiels en ce domaine.

Ensuite, la famille (époux, épouse[s] et enfants) constitue une unité très active d'apprentissage. Traditionnellement, la socialisation de l'enfant se fait en plusieurs étapes, suivant l'âge et les coutumes, sous l'autorité d u lignage et de la famille. À la naissance ou après u n délai allant de quelques jours à deux ou trois mois suivant les ethnies, l'enfant est rituellement accueilli et intégré à la famille, au lignage et à la communauté en recevant un n o m ayant le plus souvent une signification précise. L e n o m fait de l'enfant une personne tout à fait nouvelle ou incarnant un ancêtre. O n y reviendra à propos d u lexique du système de parenté.

Pendant toute la période d'allaitement, l'enfant ne perd presque jamais le contact physique avec sa mère ni avec les m e m b r e s de son lignage. L a mère dort avec son enfant, le lave, le nourrit, le porte sur ses genoux pendant qu'elle vaque à ses occupations de cuisine ou se déplace avec lui en le portant sur le dos. E n cas d'empêchement, il existe toujours dans la famille ou dans le lignage une mère de substitution pour assurer à l'enfant ses besoins élémentaires et fondamentaux d'affection, d'hygiène, de nutrition et de développement cognitif. E n Afrique, le tout petit enfant est perçu c o m m e une personne à part entière à qui l'on peut parler et avec qui l'on peut rire.

Les tantes maternelles et paternelles, les oncles, les grandes sœurs et les grands frères, les cousins, les cousines et surtout les grands-parents s'occupent tous de diverses manières de l'éducation et du bien-être de l'enfant. La mère peut aller au c h a m p , au marché ou peut être malade sans souci de la garde en sécurité de son

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enfant. Ainsi, l'enfant n'est perçu ni vécu par la mère c o m m e un fardeau ou un problème. Dans le cadre de la polygamie, l'espacement des naissances (vingt à trente mois en moyenne entre chaque accouchement) permet un allaitement prolongé parfois de quinze à vingt mois, associé à la nourriture autre que du lait. L'espacement des naissances était assuré par des règles coutumières ou des tabous, ainsi que par l'habitat (époux et épouse font chambre à part). Par exemple, il était interdit au mari de dormir dans la m ê m e chambre que son épouse tant que leur bébé n'était pas encore sevré sous peine d'être taxé de kpedevito chez les E w e (c'est-à-dire l ' h o m m e qui, délibérément, rend malade son bébé en abîmant le lait de sa mère par une grossesse inopportune ; un criminel, en s o m m e ) . Lorsque la mère qui accouche éprouve des difficultés de lactation, il arrive qu'on trouve dans le lignage ou dans le clan une pourvoyeuse de lait.

Ainsi, dès la naissance, l'enfant baigne dans une ambiance d'apprentissage des relations humaines de la solidarité et de contacts directs et multiples.

Après le sevrage, l'enfant qui marche et qui parle commence à se détacher de sa mère, à fréquenter les membres de sa famille élargie et de son lignage, à pratiquer le langage de la parenté et ses règles de conduite correspondantes à observer envers telle ou telle personne, à jouer avec ses pairs aux jeux qui lui apprennent ses rôles futurs d'adulte. Quel que soit le système de filiation, la terminologie et le langage de parenté constituent un véritable code de conduite. A u x caractéristiques particulières de chaque système correspondent des termes et des expressions symbolisant des « statut-conduites » et de « rôle-attente-de-rôle », etc.

À titre d'exemple concret, considérons le cas d u système de parenté que le petit E w e du Ghana ou du Togo apprend à connaître. Ici, le système est patrilinéaire, classificatoire et descriptif à la fois. E n effet, tout h o m m e de la génération du grand-père d'ego (enfant de référence) et au-delà est son togbo et toute f e m m e de la génération de la grand-mère d'ego et au-delà est sa marna. D e m ê m e , tous les descendants d'ego de la deuxième génération et des suivantes, ainsi que les descendants de ses frères et de ses sœurs, sont des togboyoviwo (au singulier togboyovi). C e classement en catégories d'un certain nombre des membres du lignage est caractéristique des systèmes classiûcatoires. Mais d'autres éléments du lexique de ce système de parenté indiquent qu'il est également descriptif. Par exemple, to signifie père (to signifie également « appartenance »). L e frère du père est aussi to mais deux suffixes di (plus jeune) et gâ (plus âgé) renseignent aussitôt sur la position de chaque frère du père par rapport au père d'ego en fonction des âges. Ainsi, le petit frère d u père est todi et le grand frère du père est togâ. Chaque frère du père ainsi identifié peut être ensuite précisé soit par technonymie c o m m e père d'un enfant, généralement par le n o m de son premier enfant (todi-kofito, « petit frère du père - père de Kofi »), soit par son métier, soit par un statut particulier (grand chasseur, par exemple) ou encore par un n o m de lieu géographique.

D e m ê m e , les sœurs du père sont des tasi d'ego avec des précisions particulières c o m m e ci-dessus.

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D u côté maternel, ego désigne par no, ani, nana ou none, sa mère, par nodi la petite sœur de sa mère et par nogâ la grande sœur de sa mère. Les précisions sur les nodi et les nogâ suivent les m ê m e s règles que celles qui précèdent. E n revanche, tous les frères de la mère sont des nyrui d'ego (oncle maternel d'ego). Signalons en passant que nyrui signifie littéralement « nourris-le », c'est-à-dire que « oncle maternel » signifie celui qui, en cas de nécessité, doit nourrir obligatoirement ego. Autrement dit, le n o m de l'oncle maternel est un ordre en faveur de l'enfant de la sœur parce qu'ils viennent tous de l'utérus d'une m ê m e mère et grand-mère. À propos du rôle de l'oncle dans la socialisation, selon le D r Ayot8 , généralement dans la société africaine, l'oncle maternel représente pour l'enfant le processus de la marche car c'est lui qui, normalement, offre à l'enfant la canne qui doit l'aider à faire les premiers pas de sa vie. Quant à l'oncle paternel, qui représente la discipline, si l'on accorde trop d'importance à l'enfant, il est prompt à s'en rendre compte et à signaler que cela peut gâter l'enfant. Il rectifie les erreurs de l'enfant et lui inculque l'idée du respect de lui-m ê m e et des autres au fur et à mesure qu'il grandit. Cela ne veut pas dire que le père ignore totalement l'enfant; le rôle de l'oncle accompagne celui du père dont il complète l'action éducative.

E n revenant au cas des E w e , cette seconde façon de désigner et de décrire chaque m e m b r e ou des groupes très restreints de la parenté par des termes spécifiques est caractéristique des systèmes de parenté descriptifs. Cette mixité apparaît également à certains égards, au niveau de la typologie patri- et matrilinéaire. Bien que le système soit nettement patrilinéaire et virilocal, l'enfant (ego) demeure lié à la famille de sa mère presque autant qu'à celle de son père.

Selon un dicton E w e , vi le tofe, le nofe, ce qui signifie : « L'enfant est dans la maison de son père et dans la maison de sa mère. »

L'intérêt de la classification et de la description réside en ce qu'elles définissent, dans le premier cas, pour ego, les conduites et les attitudes standards à observer à l'égard d'un groupe de personnes membres de son système de parenté afin d'en tirer des avantages tels que l'estime et la sécurité physique, morale et matérielle et, dans le second cas, les conduites et attitudes particulières à adopter à l'égard de chaque personne dans des circonstances précises. D e m ê m e , ces méthodes de classification et de description prescrivent aux membres d u lignage des droits et des devoirs envers ego. C e qui importe pour celui-ci, c'est la possibilité qui lui est ainsi offerte de pouvoir situer chacun dans le système de parenté et de pouvoir se situer par rapport à chacun lorsqu'il communique avec son groupe, c'est-à-dire son adaptation au groupe.

Après la période de sevrage, l'enfant entre, avec l'acquisition du langage et des possibilités de déplacement Ubre, dans celle du renforcement de l'expérience affective et émotive et de la stimulation du développement cognitif. Les milieux lignagers et familiaux dans leur ensemble s'offrent à l'enfant c o m m e une véritable institution éducative. À partir de ce niveau, le langage et les mouvements du corps permettent une diversification des sources de connaissances et d'expériences cognitives et affectives. L'enfant s'imprègne des connaissances et des sentiments relatifs : à l'ordre

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lignager et familial; aux travaux champêtres; à la pratique de la fraternité, de la solidarité et de la gentillesse ; à la morale sexuelle à l'aide de rituels d'initiation suivant les âges ; au règlement des conflits et au sens de la réconciliation ; à l'autodéfense et à la défense de son groupe; aux interdits et tabous; aux puissances divines, à la religion, aux rites et aux mythes du lignage et du clan ; à la santé et à son maintien, aux herbes et plantes médicinales, à l'hygiène domestique et générale9 ; aux valeurs morales (le bien, le mal, la lutte, la justice, le devoir, etc.) dont l'enseignement est centré sur la vie, sa protection et son respect, car c'est la vie qui confère à tout ce qui existe son sens et sa valeur ; à l'art (musique, danse, sculpture sur bois, poterie, etc.). À cette fin, l'enfant dispose d'un lexique oral approprié à chaque cas c o m m e celui des n o m s de référence et d'appel chez les E w e .

L e n o m personnel identifie l'individu à la fois sur les plans profane et sacré. Sur ce dernier plan, selon M . Dzobo (sociologue ghanéen), les n o m s ewes sont nécessairement en rapport avec les puissances surnaturelles auxquelles correspondent les n o m s des jours de la semaine, ainsi qu'à la vie ou à la mort qui constituent une préoccupation permanente surtout au sujet des enfants, particulièrement vulnérables aux maladies tropicales. Les n o m s de référence, au contraire, identifient socialement l'individu et constituent un véritable code civil de rôles, de conduites et d'attitudes des uns envers les autres dans la communauté .

E n matière de terminologie, pour des raisons pratiques, relatives aux rapports sociaux, ainsi que pour leur propre perpétuation, les systèmes de parenté africains accordent généralement une grande attention aux enfants auxquels ils se transmettent. Cela se comprend aisément dans un m o n d e sans écriture où la mémoire humaine, et donc l ' h o m m e , représentent des valeurs inestimables.

Chez les E w e , par exemple, cette attention porte plus particulièrement sur les quatre premiers enfants d'une famille m o n o g a m e ou polygame. Cette attention particulière est certainement due aussi à l'expérience empirique relative à la survie des enfants. Aujourd'hui, des études réalisées aussi bien dans les pays industrialisés que dans le Tiers M o n d e ont montré que des naissances nombreuses présentent presque autant de dangers que des naissances trop rapprochées. Il a été constaté (dans certains pays du m o n d e ) que les chances de survie du premier et du deuxième enfant d'une m ê m e famille ( m ê m e père, m ê m e mère) étaient légèrement plus grandes que celles du troisième et beaucoup plus grandes que celles du quatrième ou du cinquième.

E n plus du n o m personnel que l'enfant reçoit rituellement dans les premiers jours de sa naissance et de son n o m déterminé par le n o m du jour de sa naissance, il dispose d'autres n o m s , plus couramment employés et qui renseignent sur son statut dans la famille et dans la société. C e n o m social est la carte d'identité de l'enfant ainsi que sa carte des droits et des devoirs. Les n o m s sociaux et les termes de référence et/ou d'appel sont fonction du sexe, de l'âge et de l'ordre ou du rang de naissance lorsque les enfants sont d'un m ê m e père et d'une m ê m e mère. O n constate sept ordres de naissances : à) naissances successives de quatre garçons sans filles intercalaires; b) naissances successives de quatre filles sans garçons intercalaires ; c) u n garçon aîné

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suivi successivement de quatre filles; d) une fille aînée suivie successivement de quatre garçons ; e) naissances alternées de garçons et de filles commençant par u n garçon ; f) naissances alternées de filles et de garçons commençant par une fille ; g) naissances en désordre.

D a n s chacun des cas ci-dessus (sauf le cas g), le rang de la naissance de chaque enfant intervient dans la détermination de son n o m (de référence ou d'appel). L'analyse détaillée et attentive de la signification des n o m s d'enfant et de leurs déterminants socioculturels révèle que les chaînes de frères et sœurs impliquent des liens de solidarité automatique et réciproque par lesquels le plus fort protège et éduque le plus faible, et le plus aisé assiste le moins fortuné, matériellement ou en lui communiquant ses expériences.

D u langage de la parenté, de la nomination et de la classification des enfants par ordre de naissance et par sexe, il ressort que la tradition africaine, par le biais de la culture permettait (et permet encore dans une large mesure en milieu rural) aux familles de jouer leurs rôles dans la socialisation et le développement de l'enfant auquel elles accordent une attention particulière.

L a socialisation de l'enfant se poursuit tant au niveau de la famille qu'à celui d u lignage et du clan, sous des formes variées, suivant l'âge et le sexe de l'enfant.

Les jeunes filles et les jeunes garçons pubères reçoivent des initiations discrètes en groupes séparés. Généralement, l'initiation des jeunes filles est assurée par des femmes spécialistes remplissant certaines conditions c o m m e celles de la bonne r e n o m m é e , d'avoir eu et bien élevé des enfants et de n'avoir jamais été sujet d'aucun scandale conjugal grave. Les jeunes filles ainsi réunies pour la cérémonie de durée variable — six à plusieurs jours suivant les régions — apprennent à connaître leur corps de f e m m e et ses fonctions dans la société, leur rôle d'adulte, d'épouse et de mère de famille, et tout cela dans le cadre strict d'un rituel sacré. Pour les garçons, l'initiation est naturellement effectuée par des h o m m e s spécialistes qui leur révèlent des secrets et des recettes utiles à l ' h o m m e adulte dans la société. Dans u n cas c o m m e dans l'autre, les thèmes dominants du contenu de l'enseignement initiatique sont souvent la discrétion, la prudence, le courage, l'amour d u travail, le respect de l'ordre social, des vivants et des morts et des mythes fondateurs de l'ethnie ou du clan.

Socialisation hors de la famille

L'éducation de l'enfant est une affaire de toute la communauté villageoise, bien que le rôle le plus important en ce domaine revienne à la famille domestique. D è s que l'enfant est sevré (1 à 2 ans) et peut se détacher de sa mère , il c o m m e n c e avec ses pairs à faire des expériences de la vie sociale. O n sait que cet apprentissage très varié qui dépend d u contexte global, matériel et humain dans lequel il se déroule, se terminait par l'insertion rituelle dans la société des adultes. L a socialisation hors de la famille avant le passage dans la catégorie des adultes va de pair avec les formations reçues dans la famille. L'ensemble du processus est caractérisé par la continuité. Cependant,

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il faut noter qu'en raison de l'importance que les sociétés africaines accordent à l'enfant, elles ont toujours reconnu et distingué les différentes étapes de l'enfance et son évolution, tandis qu'en Europe, l'enfant en tant que catégorie sociale spéciale et objet d'étude est u n événement relativement nouveau. L'enfant n'est entré dans le c h a m p d u savoir scientifique que vers 1900 (xxe siècle). Il en résulte que, tant dans la famille qu'en dehors, la socialisation tient compte de l'évolution de l'enfant. Cela a des conséquences assez importantes sur le concept du travail de l'enfant en Afrique, tant dans la famille que dans les communautés urbaines et rurales en général. Depuis les leçons de la révolution industrielle du xixe siècle en Europe occidentale, révolution qui avait entraîné l'insertion des enfants de moins de 15 ans dans la population active où elle en avait fait des moyens dociles et peu coûteux de production, le m o n d e développé s'est progressivement habitué à la réflexion sur le sort des enfants, à l'action juridique et économique en sa faveur. Les besoins de perfectionnement des aptitudes professionnelles ayant entraîné le retrait des enfants du marché du travail, ils sont devenus à la charge de l'économie. C o m m e l'Afrique entre dans la voie des modèles de développement semblables à ceux de l'Europe, on peut s'interroger sur le sort des enfants qui travaillent en milieu urbain ou rural. Sur cette question, les recherches sont très limitées et le phénomène ne semble pas avoir fait l'objet de beaucoup de littérature, c o m m e c'est le cas pour d'autres parties du m o n d e en développement. C e qu'on peut avancer, en fonction de l'expérience personnelle et des documents disponibles, est que le travail salarié de l'enfant c o m m e force économique n'est pas une tradition africaine. Les tâches qu'accomplissent les enfants en milieu rural font partie du processus de leur éducation et ne sont pas comptabilisées ni obligatoirement attendues de la famille c o m m e condition de leur existence.

Selon M . B e k o m b o 1 0 , m ê m e en milieu urbain au Cameroun, le travail salarié de l'enfant est un phénomène peu clair quant à la destination du gain de l'enfant et à son vrai bénéficiaire. Il s'agit du travail qu'il a qualifié de « déviant ».

L a participation de l'enfant au travail familial c o m m e processus de socialisation entre de plus en plus en conflit avec les exigences de l'éducation scolaire. Dès l'âge de 3 ou 6 ans, l'enfant scolarisé est soustrait à l'éducation familiale par le travail en m ê m e temps qu'il devient une charge financière (frais scolaires) pour les parents. O r au terme de sa scolarité primaire et secondaire, il n'acquiert aucune qualification professionnelle, ni traditionnelle, ni moderne. Les valeurs sociales que véhiculent l'école l'incitent à des aspirations soit incompatibles avec les données de son contexte social, soit coûteuses pour les parents, c'est-à-dire la poursuite des diplômes avec, au bout de la course, l'impossibilité d'être utile aux parents suivant la tradition en raison d'un statut socio-économique qui ne s'y prête pas (logement et salaire modestes ou jamais suffisants), ou carrément le chômage. E n terme de socialisation, on rencontre ici aussi des incohérences de valeurs sociales, économiques et culturelles.

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Conclusion

La socialisation de l'enfant n'est pas un concept nouveau ; s'il regagne de l'intérêt, c'est certainement en raison de sa nature interdisciplinaire, d'une part, et de l'évolution — dans les milieux préoccupés par les problèmes de développement — de la vision de plus en plus globale de l'acte éducatif, d'autre part. L e concept de socialisation semble être en mesure de servir de cadre d'intégration des diverses formes et pratiques éducatives. Il rappelle par ses connotations relatives aux disciplines qui lui donnent son sens que la formation de l ' h o m m e doit constamment avoir c o m m e toile de fond la société et la culture dans toutes leurs complexités. Ses multiples significations psychologiques attirent l'attention sur le besoin d'équilibre de l'individu en tant qu'être social et c o m m e personnalité autonome. C e concept peut m ê m e servir de base pour le chercheur africain en sciences sociales, notamment en psychologie, en matière d'études sur l'intelligence de l'enfant dans une approche sociogénétique, étant donné que l'enfant africain bénéficie d'expériences d'interac­tions avec autrui particulièrement riches et qu'il est bien connu que, dans les pays industrialisés, « avant m ê m e que la conscience de soi ou la pensée proprement dite n'apparaissent, l'interaction de deux individus fournit déjà une base pour la construction de la pensée symbolique11 ». L e concept de socialisation peut également servir d'articulation pour des recherches sur l'éducation et l'emploi en Afrique où la jeunesse instruite c o m m e n c e à connaître le chômage. Dans cette perspective, on pourrait chercher à savoir dans quelle mesure l'éducation africaine (non scolaire) qui associe constamment l'apprentissage, l'instruction et le travail, pourrait inspirer les milieux concernés par la recherche d'alternatives aux insuffisances de l'éducation formelle et non formelle.

Si l'on se rend compte du fait que les modèles culturels, notamment le système traditionnel de parenté, sa structure et son contenu éducatif constituent des sources de développement cognitif (et autres) pour l'enfant africain, alors on peut déplorer la perte que cela constitue pour ceux d'entre eux qui ne disposent ni d'un cadre familial, ni d'une institution sociale correcte de remplacement. L e défaut de véritable famille ajouté à celui d'éducation préscolaire expose l'enfant africain d'aujourd'hui, surtout en milieu urbain, à la déculturation avant son entrée dans une école primaire où, le plus souvent, la langue d'enseignement est étrangère.

E n matière de socialisation en Afrique, la mise en c o m m u n judicieuse de toutes les formes d'éducation en faveur de l'enfant rencontre des problèmes d'incohérence culturelle dont les conséquences peuvent devenir graves à plus ou moins longue échéance. L'émergence de nouveaux comportements, surtout en milieu urbain, — comportements qui ne sont tout à fait ni occidentaux (« de l'Ouest ou de l'Est »), ni africains, mais dérivés des reflets de divers espaces culturels —, n'est pas de nature à contribuer à un véritable développement. E n matière de projets de développement, notre opinion est qu'il ne suffit pas pour un paysan d'être sûr d'avoir sélectionné de bonnes graines à semer, il lui faut également connaître autant que possible la qualité,

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bonne ou mauvaise, du sol auquel les graines sont destinées. C'est-à-dire que la recherche scientifique sur les cultures africaines doit se poursuivre et qu'une anthologie thématique des travaux déjà faits serait souhaitable.

E n ce qui concerne le rôle de la famille dans la socialisation de l'enfant, si nous avons insisté sur la conception des systèmes de parenté en Afrique, c'est parce que nous pensons que la recherche appliquée peut encore en tirer de l'inspiration en faveur de l'enfant, avant qu'ils ne disparaissent complètement.

Il est bien évident qu'il n'est pas possible, dans les limites de ce document, de tout dire à propos d'un système de parenté quand bien m ê m e il ne s'agirait que de celui d'une seule population. L'analyse détaillée des relations interpersonnelles au sein de la famille et du lignage telles que les relations père-enfants, mère-enfants, les relations entre les enfants, d'une part, et les grands-parents, les oncles et les tantes (paternels et maternels), d'autre part, révèlent des pratiques intéressantes de socialisation, ainsi que des valeurs culturelles qui constituent leur fondement. Chez les E w e , le facteur central dont dérive un grand n o m b r e de valeurs culturelles est la vie. Celle-ci est considérée c o m m e la première richesse naturelle, la plus importante et la plus précieuse de l ' h o m m e . Les choses naturelles telles que la terre, le soleil, la pluie n'ont de valeur qu'en tant qu'éléments qui contribuent à l'existence de la vie. Il en est de m ê m e du travail, de la santé, etc. Cette conception de la vie c o m m e source de valeurs rend possible celle de l'éthique et de la perception claire du bien et du mal. Tout objet, toute idée, toute action, toute attitude qui, directement ou indirectement, peut mettre la vie en danger entre dans la catégorie du mal. D e m ê m e , tout ce qui donne naissance à la vie, la représente, contribue à son existence, à sa perpétuation, à son épanouissement entre dans la catégorie du bien. D ' o ù (entre autres) l'importance du système familial et de l'enfant ainsi que le soin réservé par les plus forts aux plus faibles, notamment aux enfants et aux personnes âgées. L a paresse étant contre la vie, on comprend l'importance accordée au travail dans le processus informel et traditionnel d'éducation. Ainsi, le rôle principal de la famille envers l'enfant est d'en faire le continuateur et le protecteur de la vie. L a compréhension d'un tel fondement de l'existence nous semble être un facteur qui devient très important pour les projets, petits ou grands, de développement. Par exemple, pour préserver la vie d'un enfant contre certaines maladies, il faut le vacciner. Par prudence, cela devrait être fait quand l'enfant est pleinement en bonne santé. Mais, après lui avoir inoculé le vaccin, l'enfant devient généralement et normalement malade pendant quelques jours. Et la maladie, quelle qu'en soit la cause est u n mal. D ' o ù la tendance normale des parents de craindre le vaccin. Tant que l'enfant sera bien portant, le vaccin ne paraîtra pas nécessaire. Bien sûr, les causes qui limitent la pratique du vaccin ne sont pas que philosophiques ou culturelles. L'ignorance scientifique, la pauvreté, l'isolement géographique, etc., sont aussi importants. Mais il est vraisemblable que, lorsque la prise de conscience des avantages d'un projet de développement est soutenue par la culture, la probabilité du succès attendu sera renforcée. C'est dire que le système familial traditionnel africain pris isolément donne une forte impression de cohérence

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et de cohésion qui sont favorables à l'éducation informelle équilibrée. Cependant, il faut reconnaître que le sens élevé de la valeur de la vie, et donc de l'être humain, ne suffit plus aujourd'hui, à lui seul, à assurer à l'Afrique les moyens de son développe­ment. Mais elle dispose encore d'une chance exceptionnelle de sortie. Elle a la possibilité de s'inspirer des succès et des erreurs des pays développés qui constituent pour elle, en ce domaine, un immense laboratoire d'expériences humaines, pourvu qu'elle puisse avec lucidité formuler et exécuter des projets originaux visant à la fois le mieux-être de ses peuples et les valeurs humaines les plus élevées.

Notes

1. Société africaine de culture/Présence africaine, Pré-Colloque du Festival mondial des arts nègres, « Civilisation noire et éducation », Paris, Unesco, 1973, Présence africaine, n° 87, 1973.

2. R . L i m o n , Les fondements culturels de la personnalité (éd. française), Paris, Bordas, 1977.

3. Ibid., p. 21. 4. Immanuel Wallerstein, L'Afrique et l'indépendance, p. 147 et 148, Paris,

Présence africaine, 1966. 5. Dans certaines colonies, c o m m e celles du Cameroun et du Togo, une

langue africaine a été dotée d'écriture et utilisée c o m m e langue d'enseignement scolaire.

6. Hegel, Cours sur la philosophie de l'histoire, 1830. 7. La moyenne pour 26 pays dont les chiffres sont connus est de 1,7

médecin pour 10 000 habitants. L'état du monde, 1984, Paris, Édition de La Découverte/Hachette.

8. H . O . Ayot, « H o w the very young child grows up in Africa », Notes comments... child, family, community, Unit for Co-operation with Unicef and W F P , Paris, Unesco, 1981.

9. Par exemple, un tabou interdit aux femmes d'aller aux lieux d'aisances pendant la préparation des repas. Elles doivent s'assurer qu'elles n'auront pas à y aller avant de commencer à faire la cuisine. D'ailleurs, dans les villages, ils sont éloignés des maisons, parfois de 200 à 500 mètres.

10. M . B e k o m b o , « L'enfant en Afrique : socialisation, éducation et travail », Enfant, travail, pauvreté et sous-développement, Genève, Organisation internationale du travail, 1981.

11. W . Doise et G . M u g n y , Le développement social de l'inuüigence, p . 26, 27, 29, Paris, Interédition, 1981.

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11. Développement de l'enfant dans un monde en mutation L'exemple de l'Afrique Ghislaine de Coulomme-Labarthe

L e phénomène de l'interaction est le phénomène central du processus de développe­ment de l'enfant. E n effet, les processus de formation de la personnalité et de socialisation se produisent dans et par le phénomène d'interaction qui est le lieu, le support et l'objet m ê m e de la transmission sociale, de génération à génération par le m o d e de relation qu'il suscite, les pratiques qu'il canalise et les identifications à des modèles qu'il oriente. C'est par et à travers la famille que l'enfant est en interaction avec la société et la culture dans lesquelles il se développe. L e schéma suivant illustre le cheminement de ces interactions multiples entre la société, la famille et l'enfant.

Enfant

Société

Socialisation — • Personnalité >. Conduites sociales

(éducation) (attitudes, représentations sociales, idéologie...)

Pour satisfaire les besoins fondamentaux de l'enfant, nécessaires à son développe­ment , la famille, grâce à ses qualités spécifiques, obéit à des principes universels. E n revanche, certains aspects d u développement de l'enfant vont reposer sur des systèmes socioculturels propres. C'est en effet essentiellement par le processus de socialisation que l'enfant va trouver son identité propre. Chaque société offre à l'enfant, par sa famille, des modèles d'identification nécessaires à la construction de sa personnalité. L e développement psychologique et social de l'enfant sont, par conséquent, étroitement liés aux représentations, aux valeurs, aux normes, aux attitudes de la société à laquelle il appartient.

Les changements socioculturels, dus à la modernisation, à l'industrialisation, à l'urbanisation, au brassage des cultures et plus généralement au processus m ê m e du développement ont modifié les m o d e s de vie traditionnels et, par voie de conséquence,

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200 Ghislaine de Coulomme-Labarthe

les modes de socialisation dont nous connaissons l'importance dans le développement de l'enfant. Les structures de la famille ont également évolué et certaines de ses fonctions ont disparu. Toutes ces transformations sociales ont inévitablement des répercussions sur le développement de l'enfant.

C'est pourquoi, nous consacrerons notre étude aux effets des nouveaux modes de vie sur la socialisation de l'enfant et nous nous intéresserons de savoir, compte tenu des changements sociaux intervenus dans le m o n d e et de façon plus accrue dans les sociétés traditionnelles des pays en développement, si la famille peut assumer ses fonctions et notamment celle de socialisation.

C o m m e nous le confirme Lebovici, dans le Traité de psychiatrie de l'enfant : « L a psychiatrie infantile est une pathologie de carrefour qui traduit les difficultés de l'enfant et celles de sa famille dans la société. »

Afin d'appréhender les mécanismes qui engendrent les perturbations de l'enfant, dans les sociétés africaines actuelles, nous rappellerons brièvement c o m m e n t s'effectuait la socialisation de l'enfant dans les sociétés traditionnelles africaines.

Il nous faut préciser, tout d'abord, que l'enfant représente la réincarnation d'un ancêtre et est le gage de pérennité de son groupe d'appartenance qui constitue sa famille. Suivant cette tradition, l'enfant appartient à un groupe et va être socialisé par le groupe.

Toute l'éducation et la socialisation de l'enfant réside, pour l'essentiel, dans des rapports relationnels étroits, sécurisants et gratifiants. Cet aspect relationnel est fondamental.

L'éducation traditionnelle africaine a pour but essentiel d'intégrer l'enfant dans le groupe social. Cette intégration s'organise par le m o y e n de techniques éducatives spécifiques suivant les étapes successives du développement. Il s'agit des rites d'initiation dont les fonctions psychologiques et sociales répondent aux besoins de l'enfant et à sa socialisation. Cette éducation se fait en relation étroite avec la mère et le groupe familial auprès desquels l'enfant trouve sécurité et gratification. L e processus d'individuation et la relation duelle perdent de leur force aux dépens d'un asservissement par le groupe. Toutefois, les relations entre la mère et l'enfant restent prépondérantes. L a mère assume son rôle d'éducatrice. Ses attitudes éducatives sont sécurisantes et gratifiantes : allaitement de longue durée, contact physique étroit et prolongé grâce à la technique d u portage, adaptation de la réponse de la mère à la demande de l'enfant.

Toutes ces attitudes éducatives reposent sur des représentations, des valeurs culturelles, des croyances. Ainsi, la transmission des valeurs se fait progressivement et à travers de nombreuses initiations. Chaque méthode éducative correspond à des m o m e n t s précis du développement de l'enfant. Les systèmes de valeurs, de comportements, de normes concordent avec la société et la culture dans lesquelles la famille et l'enfant se trouvent.

L e modernisme, le développement et, par voie de conséquence, les changements qu'ils ont entraînés, ont bouleversé ce m o d e de socialisation et ces systèmes éducatifs

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Développement de Venfant dans un monde en mutation : 201 L'exemple de l'Afrique

en introduisant la contradiction par l'apport de nouveaux modèles institutionnels, systèmes de valeur, modes de comportement et surtout en instaurant de nouveaux types de rapports interpersonnels, notamment entre l ' h o m m e et la f e m m e .

C o m m e dans toute désorganisation d'un m o d e d'existence, il y a source d'une réorganisation qui serait une meilleure adaptation de la famille aux réalités du m o n d e moderne. Mais avant la conquête d'un équilibre nouveau, il y a le désordre et l'angoisse qui suscitent des défenses pathologiques individuelles particulièrement significatives chez l'enfant.

L a désintégration familiale ne permet plus à la famille de remplir pleinement ses fonctions. Il n'y a plus continuité entre ce qui est demandé à l'enfant et ce qui est demandé à l'adulte. L'enfant, dans une telle ambiance conflictuelle, n'a pas de repères stables, de modèles de référence constants pour former sa propre identité, étant donné que ses parents sont eux-mêmes en quête d'une identité dans une société où ils se confrontent aux réalités sociales nouvelles avec leurs références tradition­nelles.

Avant de poursuivre notre réflexion, il paraît nécessaire de donner les caractéristi­ques générales spécifiques aux sociétés traditionnelles afin de saisir les contradictions, de mesurer l'impact des changements sur la famille et enfin d'apprécier les conséquences de ces changements sur le développement de l'enfant.

Les sociétés traditionnelles africaines sont caractérisées par les relations interper­sonnelles. C e souci des relations établit des types de rapports étroits entre les individus et spécialement entre la mère et l'enfant. L'originalité de ces sociétés tient à l'organisation de leurs systèmes sociaux. Les structures familiales et sociales sont à ce titre tout à fait spécifiques puisqu'elles sont organisatrices de la personnalité. Ces sociétés valorisent la conformité au modèle du groupe, développant la solidarité, l'entraide, l'hospitalité, l'honneur, autrement dit, des valeurs spécifiquement humai­nes. L'enfant est perçu c o m m e signifiant de puissance et de vie au sein d'un groupe familial qui l'accueille c o m m e renforcement majeur.

Dans la mesure où il y a tradition, le mythe et le sacré restent vivants et opératoires par des rites. L a culture africaine constitue le réseau profond de la trame psychique de la vie communautaire traditionnelle sur lequel repose la socialisation de l'enfant. Selon nous, la modification la plus grave et la plus fondamentale que subissent les sociétés africaines actuelles est d'ordre relationnel.

C e sont les rapports interhumains qui sont profondément atteints et, par-là m ê m e , tout l'équilibre de l'Africain dont la grande richesse est précisément le sens des relations humaines. Les sociétés industrialisées ont engendré de nouveaux types de famille et de nouveaux types de rapports. L'introduction de la technique a séparé les générations et a forcé à l'individuation par de nouvelles valeurs telles que la compétence, la compétition, le dépassement. L a rupture entre générations s'accuse. Les messages ne sont plus transmis par les m ê m e s canaux. L e continuum éducatif traditionnel est brisé. Les rites perdent leur sens, leur valeur et leur force. C e sont des formes vides qui ne remplissent plus leur rôle de réassurance et d'intégration.

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L ' h o m m e , dès son adolescence, se perçoit individu, concerné par lui seul, responsable de sa destinée et opposé aux autres.

L e village, cadre traditionnel, qui était la prolongation naturelle de la famille était le modèle de référence pour l'identité des individus. C o m m e la famille, il est désorganisé et perd ses fonctions. L a ville mêle, brouille les relations et disperse famille et foyers. L e modèle familial devient la famille nucléaire. L a relation mère-enfant est troublée par l'angoisse de la mère qui, seule et partagée entre la tradition et la modernisation, ne trouve plus d'appui dans sa propre famille. Selon l'expression de Collomb, « le sein est mesuré », les contacts physiques, si importants dans le développement de l'enfant, entre la mère et l'enfant sont appauvris.

D a n s l'éducation traditionnelle, la durée de l'allaitement (de dix-huit à vingt-quatre mois), les contacts corporels étroits et prolongés entre la mère et l'enfant pendant le portage, et les autres manipulations sont des expressions de disponibilité de la part des mères.

D a n s les sociétés actuelles, l'introduction du travail salarié pour les femmes a modifié les relations entre la mère et l'enfant. L a mère est accaparée par son travail, aussi l'enfant devient-il une contrainte. L e contact corporel entre mère et enfant reste possible mais la disponibilité de la mère étant moindre, l'échange perd de son caractère sécurisant.

L'originalité de cette relation traditionnelle résidait dans le contenu et dans la façon dont elle était transmise. D u point de vue mental, l'enfant subit les conséquences de cet abandon relatif de la mère et du recours aux substituts dont la qualité relationnelle est appauvrie par rapport aux mères multiples des cultures traditionnelles, toujours disponibles et bonnes.

L'adaptation de la famille aux nouveaux modes de vie, de pensée, de comporte­ments dans un environnement culturel nouveau, la coexistence de valeurs tradition­nelles et nouvelles, les changements de rôles masculins et féminins face au nouveau statut — de l ' h o m m e par rapport au statut de la f e m m e — entraînent u n déséquilibre et des conséquences inévitables pour l'enfant en pleine évolution.

L e problème le plus grave pour l'identification et la socialisation de l'enfant est la perte des modèles parentaux. E n effet, les parents ne savent plus parfois quelles valeurs, quelles normes adopter dans leurs relations mutuelles et dans leurs attitudes éducatives vis-à-vis de l'enfant. Leurs attitudes sont, aux étapes cruciales d u développement de l'enfant, bien souvent caractérisées par l'incertitude et le tâtonnement. Inévitablement, ces attitudes conduisent à l'anxiété et à l'insécurité. D e la capacité d'acceptation des rôles parentaux dépendent les progrès d u développement psychologique et social de l'enfant.

D e ces inadéquations résulte le développement de nouvelles pathologies qui atteignent l'identité. C e sont surtout les enfants qui portent le poids des difficultés liées aux nouveaux schémas sociaux. L a pathologie est différente en zone rurale où les problèmes d'adaptation se posent avec moins d'acuité qu'en milieu urbain.

À la campagne, la tradition garantit encore une certaine sécurisation. L'éducation

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Développement de l'enfant dans un monde en mutation : 203 L'exemple de l'Afrique

coutumière assure une continuité entre les générations et donne une réponse aux problèmes existentiels.

E n milieu urbain, les phénomènes d'acculturation sont beaucoup plus intenses. Les problèmes scolaires représentent une large part des consultations d'enfants. Les symptômes repérés à l'école concernent la latéralisation, la dyslexie, la dysorthogra­phie, les retards de langage, autrement dit, divers troubles liés à des stades précis du développement.

Les adolescents présentent soit des états dépressifs, soit des syndromes psychoso­matiques variés. O r , dans les cultures traditionnelles, la mélancolie est exception­nelle; cette rareté renvoie aux relations intrafamiliales sécurisantes et valorisantes.

Les maladies appelées sociales — toxicomanie, alcoolisme, délinquance — commencent à prendre une certaine importance dans les villes. Leur développement est prévisible à court terme, en raison, notamment, de la perte des valeurs traditionnelles. E n effet, u n conflit s'élève entre l'individu et la culture lorsque le processus culturel et le processus de développement de l'individu ne sont pas équilibrés ni adaptés l'un à l'autre. Dans les sociétés actuelles, les systèmes de valeurs sont en contradiction et ne correspondent plus à la structure de la personnalité de l'individu, en l'occurrence, de l'Africain. Il en résulte u n déséquilibre tout à fait spécifique. L a perte relative d u rite et de sa fonction identificatoire chez l'enfant est un exemple pour expliquer le désarroi identificatoire de l'enfant.

Il faut encore signaler l'apparition de psychoses infantiles dans les villes. Elles sont la manifestation d'une grave perturbation familiale et relationnelle. L a source de ces troubles profonds de la personnalité provient de l'insécurité, de l'instabilité, de l'incohérence que génèrent les nouvelles sociétés. Parmi les nombreux troubles de la personnalité de l'enfant, d'âge divers, exposé à de rapides changements, il faut aussi signaler l'apathie, la dépression, le mauvais contrôle des impulsions et le retrait autistique.

Tous ces troubles du développement de l'enfant sont l'illustration de la crise de la famille et de son incapacité à assumer son rôle protecteur, sécurisant et sa fonction de « système de soutien » pour reprendre l'expression de Caplan (1983).

Parmi les facteurs qui limitent le fonctionnement de la famille en tant que système de soutien, il nous paraît important de noter : à) le m a n q u e de communication entre les générations, principalement entre les parents et l'enfant; b) l'incohérence de certains systèmes de valeurs, de croyances, de représentations ; c) l'affaiblissement de l'autorité parentale au profit d'agents sociaux, extérieurs à la famille ; d) l'acceptation parentale à laisser la société remplir certains de leurs rôles.

Qu'il s'agisse des sociétés industrialisées ou des sociétés traditionnelles, les facteurs déterminants de la famille pour le développement de l'enfant se révèlent donc très dépendants des conditions sociales, culturelles et économiques.

Q u e ce soit en période stable ou en période de changement, ces facteurs conditionnent fortement les comportements, les attitudes et la mentalité de la famille, lesquels sont prépondérants pour la structuration de la personnalité de l'enfant. L a

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dépendance de la famille à l'égard de ces facteurs est telle qu'en période de changement trop rapide, ils ont la suprématie sur la famille et amoindrissent ses fonctions spécifiques. C'est le phénomène dont sont victimes les sociétés africaines actuelles.

D a n s cette perspective, n'est-on pas en droit de s'inquiéter de l'avenir de l'enfant africain en tant qu'héritier culturel, ou tout simplement en tant qu'Africain de demain?

Selon nous, la famille a une grande part de responsabilité quant au rôle de l'enfant dans le processus d u développement des sociétés africaines. Des relations étroites existent entre la culture et la personnalité de l'individu. E n général, il s'agit de configurations complexes de modèles qui entraînent des configurations complexes de la personnalité.

C'est par l'éducation donnée par la famille que les modèles culturels se perpétuent. C'est à ce titre que la famille prépare le rôle de l'enfant dans le processus d u développement. L'enfant contracte des habitudes par l'apprentissage et l'imitation qui seront déterminantes pour le rôle social qu'il jouera.

Les modes d'éducation, de socialisation sont spécifiques à des cultures. Q u ' e n est-il aujourd'hui dans les sociétés africaines ?

L e changement des rôles éducatifs traditionnels des pères et des mères sont la conséquence inévitable des pressions exercées sur eux par la modernisation. O r , ce changement entraine une dislocation sociale, culturelle et creuse u n fossé culturel entre les parents et leurs enfants. Les conséquences de ce phénomène est le déclin, à brève échéance, des traditions. Plus les enfants seront appauvris en contraintes et responsabilités sociales entourant les croyances traditionnelles, plus les traditions disparaîtront. L e rôle de la famille dans le développement culturel de l'enfant consiste, par conséquent, en une prise de conscience des aspirations et des besoins d'une véritable culture, afin de former la personnalité de leurs enfants de manière originale et de leur permettre de jouer leur rôle dans le processus d u développement.

U n des aspects socioculturels auquel nous n'avons pas encore fait allusion et dont l'importance est grande quant à l'équilibre qu'il engendre est celui de l'espace dans lequel vit la famille. Il a été démontré, par divers chercheurs, combien l'espace est u n élément nécessaire au développement de l'enfant. D a n s les sociétés traditionnelles, l'architecture était en correspondance avec les besoins de la population. L'organisa­tion actuelle de l'espace dans les villes, les lieux d'habitation sont défavorables aux relations humaines; ils ne correspondent plus aux attentes fondamentales des individus et suscitent des conflits intrafamiliaux dont l'enfant subit inévitablement des conséquences pour son équilibre.

S o m m e toute, la famille se trouve dans des conditions socioculturelles telles qu'elle n'est plus en mesure d'assumer naturellement et normalement son rôle. L e danger qui guette la famille africaine d'aujourd'hui n'est-il pas le dépouillement de ses fonctions ?

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Développement de Venfant dans un monde en mutation : 205 L'exemple de l'Afrique

Il est, sans nul doute, qu'à bien des égards, les facteurs liés aux conditions de vie sont déterminants dans le milieu familial pour le développement de l'enfant.

Les conséquences des changements rapides et contradictoires qui sont intervenus dans les sociétés africaines sur le développement de l'enfant sont la révélation flagrante de l'importance des facteurs socioculturels dans le milieu familial.

L'action de la famille sur l'enfant est le résultat de sa structure qui ne peut supporter de déviation sans entraîner des conséquences plus ou moins graves chez l'enfant.

U n e famille déstabilisée, désadaptée et, par conséquent, atteinte profondément n'est plus à m ê m e de remplir ses fonctions qualitatives ni d'assurer le développement psychologique et social de l'enfant sans entraîner des perturbations chez ce dernier.

Aussi, est-il urgent, voire impératif, de soutenir la famille afin qu'elle puisse retrouver son équilibre. Mais jusqu'où peut-on aller sans rompre les équilibres fondamentaux ?

U n e fois encore, le bon sens exige qu'on rappelle les besoins fondamentaux de l'enfant, nécessaires à son développement. Ces besoins sont principalement : l'amour, la sécurité, la confiance, la stabilité, la communication. E n second lieu, il conviendrait de rechercher les nouveaux besoins qu'ont engendré les nouveaux m o d e s de vie et de tenter de les apprécier en fonction des réels besoins de l'enfant. Il serait utile de repérer ensuite les fonctions spécifiques de la famille actuelle, principalement celles d'ordre qualitatif et éducatif qui se révèlent primordiales pour le développement de l'enfant. L a famille actuelle ne pourrait-elle pas parvenir à faire coexister la tradition avec la modernité grâce, précisément à ses fonctions éducatives ?

Telles sont les orientations vers lesquelles devraient aller toutes les décisions et tous les programmes de soutien pour la famille. L'éducation des parents, quant à leurs responsabilités et à leurs devoirs respectifs, nous paraît tout à fait essentielle pour l'adulte de demain et la pérennité des cultures.

L a famille est, de par ses qualités spécifiques, le berceau et le m o y e n le plus efficace pour humaniser et personnaliser une société. L'enfant n'est-il pas l'âme, l'identité, la personnalité de la société de demain ?

L a richesse des sociétés traditionnelles africaines étaient précisément d'avoir ce sens de l'humain en raison m ê m e de la force de la famille. Puissent-elles avoir la sagesse de sauvegarder l'une de leur richesse fondamentale !

Les troubles psychiques dans les sociétés industrialisées ne sont-ils pas le signe de sociétés déshumanisées ?

Cette dimension de l'humain est nécessaire dans l'organisation des sociétés, dans les relations entre les personnes et, à plus long terme, pour le maintien des cultures.

L'enfant est le témoin vivant de ce besoin d'humanité dont la famille est le creuset.

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206 Ghislaine de Coulomme-Labarthe

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Notices biographiques

F R A N Ç O I S I T O U A , titulaire d'une licence de lettres modernes et d'une maîtrise de l'enseignement de la littérature négro-africaine, journaliste de formation est actuellement secrétaire général de l'Union des radiodiffusions et télévisions nationales d'Afrique ( U R T N A ) . Ancien directeur de la Radiodiffusion Télévision congolaise et du service de presse et d'information de la Présidence de la République, il fut de 1979 à 1984 rédacteur en chef de la revue Famille et développement. Ses nombreuses enquêtes et articles consacrés au développe­ment et à l'action sociale ont contribué à la renommée de cette publication qui obtint en 1984 le Prix de la meilleure revue africaine, décerné par l'Institut international de la population, « pour ses efforts d'information et d'éducation dans le domaine de la population pour le bien-être familial et le développement de l'Afrique ».

D O S S E H A . T E T T E K P O E , licencié en sociologie, diplômé d'études supérieures de philoso­phie. Après avoir été professeur, proviseur et chargé de cours à l'Université du Bénin (UB) à L o m é est actuellement consultant en information, éducation, communication, formation et évaluation dans le domaine de la population et de la planification. Il est président de l'Association togolaise pour le bien-être familial ( A T B E F ) et de la Section sciences sociales de l'Association togolaise pour la recherche scientifique. Il fut m e m b r e du Conseil central de la Fédération internationale pour la planification familiale (IPPF) et est m e m b r e de son comité de revue des programmes région Afrique.

A M I N A T A T R A O R É , née en Côte d'Ivoire en 1947, a obtenu une maîtrise en psychologie sociale (Université de Caen, France, 1971), un diplôme de psychopathologie (197S) à l'Université de Paris-VII, et un doctorat de 3 e cycle à l'École pratique des hautes études (Paris). E n 1975-1976, elle était attachée de recherche au Ministère de la recherche scientifique de Côte d'Ivoire. Depuis 1976, elle est directrice des Études et programmes, études et élaboration de projets au Ministère de la condition féminine de Côte d'Ivoire.

M A N G A B E K O M B O est né à Douala (Cameroun) en 1932. Après des études de psychologie (Université de Strasbourg), il s'oriente vers la recherche en anthropologie sociale, effectue un

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210 Notices biographiques

stage à l ' O R S T O M et entre au C N R S en 1961. Les recherches qu'il m è n e depuis lors portent principalement sur l'anthropologie de la parenté, la sociologie de la famille et de l'éducation, et sur le changement social et culturel en Afrique noire. Parallèlement, il développe des études théoriques sur les phénomènes d'acquisition et de transmission du savoir et sur la logique des processus initiatiques dans les rites. M . B e k o m b o est actuellement chargé de recherche au C N R S , au Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative, et m e m b r e du Conseil scientifique de l'Université de Paris-X N a n terre.

T H É R È S E K E I T A , sociologue, née en septembre 1951 à Niamey (Niger), a réalisé de nombreuses études socio-économiques et évaluations de projets de développement dans son pays, en Afrique (Nigeria, Côte d'Ivoire, T o g o , Burundi, Rwanda) ainsi qu'au Canada et en France, tant pour les ministères du plan et du développement rural, que pour les organismes internationaux intervenant dans les domaines de la culture et du développement (Unesco, A C D I , F E D , U S A I D , etc.). M e m b r e de plusieurs associations de recherche, elle est actuellement responsable du Comité de publication d'une revue spéciale en h o m m a g e à Cheikh Anta Diop, l'éminent savant et égyptologue sénégalais disparu en 1986, projet initié par l'Association N o m a d e (culture, art et recherche).

M A L I C K M ' B A Y E (Sénégal) travaille actuellement à la Division de l'étude et de la planification à l'Unesco. Formation d'histoire à l'Université de Dakar en 1971. Obtient un doctorat en sociologie (mention développement éducation et formation) à l'Université de Toulouse-le-Mirail en 1980 et un certificat d'études spécialisées de génétique à l'Université Paul-Sabatier de Toulouse en 1976. E n 1976-1977 suit une formation d'anthropologie à l'École pratique des hautes études en sciences sociales. D e 1979 à 1983, il est chercheur au laboratoire Personnalisation et changements sociaux du Centre national de la recherche scientifique. A publié de nombreux articles scientifiques et études sur l'anthropologie, le développement, la génétique et la sexualité.

E S S O M E K O T T O , né à Douala (Cameroun) en 1943. Agrégé de philosophie (1970), maître es sciences mathématiques, docteur d'État es lettres et sciences humaines. A été pensionnaire de l'École normale supérieure et de la Fondation Thiers (Institut de France), attaché de recherche au C N R S et maître de conférences à l'École de la magistrature. Depuis 1974, il enseigne à l'Université de Paris-VII et dirige l'Institut international de recherches africaines. Il consacre ses séminaires, ses unités d'enseignement et ses publications à la logique, à l'épistémologie des sciences sociales ainsi qu'à l'anthropologie ludistique dans ses rapports avec la formation.

M O U V E M E N T I N T E R N A T I O N A L A T D - Q U A R T M O N D E , créé en 1957 par le Père Joseph

Wrésinski et les familles du camp de Noisy-le-Grand, ATD-Quart Monde est un mouvement international de lutte contre la misère et l'exclusion. Ses équipes de volontaires-permanents, soutenues par des milliers d'amis de tous horizons, vivent et agissent dans les quartiers défavorisés pour permettre aux familles très démunies d'acquérir les moyens de vivre debout et d'agir elles-mêmes contre la misère. L e partage du savoir est l'axe fondamental de l'action d ' A T D - Q u a r t M o n d e . Privé du savoir, l ' h o m m e ne peut vivre dans la dignité, jouir de ses droits et assumer ses responsabilités. Afin d'amener l'art et la culture au cœur des lieux de vie des populations les plus marginalisées, A T D - Q u a r t M o n d e développe, dans les 17 pays

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Notices biographiques 211

(4 continents) où il est présent, des clubs Art et poésie , des bibliothèques de rue, des pré­écoles, des clubs du Savoir, des maisons des métiers, des semaines de l'Avenir partagé...

L a contribution d ' A T D - Q u a r t M o n d e est rédigée par : Elisa et Philippe H a m e l , volontaires permanents du M o u v e m e n t international A T D - Q u a r t M o n d e depuis 1973. Elisa, née en 1947, est institutrice ; Philippe, né en 1950, est ingénieur. E n France, ils ont habité dans un quartier de relogement pour familles pauvres afin de partager la vie de ces familles, puis ont assumé des responsabilités dans le Mouvement au niveau national : Philippe, pour la coordination des actions menées par les amis du M o u v e m e n t , Élisa, pour la coordination des actions d'alphabétisation en milieu français pauvre. E n 1982, ils avaient la charge d'animer l'antenne d ' A T D - Q u a r t M o n d e à Dakar.

A M E W U S I K A K W A D Z O B O E V I T A Y est né en 1942 au Togo. D e 1964 à 1971, il a fait à

Paris des études supérieures en mathématiques, physique et chimie, de commerce à l'Académie commerciale internationale, d'économie politique et sociale. Il a obtenu sa maîtrise en sociologie à l'Université de Paris-X, Nanterre. D e 1971 à 1975, il fut directeur adjoint du Service de planification de l'éducation au Ministère de l'éducation nationale, après une formation de planificateur de l'éducation au Bureau régional de l'Unesco pour l'éducation en Afrique ( B R E D A ) . Fonctionnaire des O N G (Société africaine de culture / Présence africaine et Association internationale du Festival mondial des arts négro-africains), il a exercé les fonctions d'assistant du secrétaire général de l'Association, chargé de l'organisation du Colloque mondial « Civilisation noire et éducation », à l'occasion de la préparation et du déroulement du Festival mondial des arts nègres à Lagos, Nigeria (1975-1977). Appelé par les m ê m e s organisations à servir à Paris de 1978 à 1984, il a été chargé de l'administration du Département des conférences internationales. A u cours de cette période, il fut m e m b r e d u secrétariat de rédaction de la revue Présence africaine, organe de la Société africaine de culture. Fonctionnaire de l'Unesco depuis 1984, il a publié plusieurs articles et ouvrages.

G H I S L A I N E D E C O U L O M M E - L A B A R T H E , née en France en 1951, est docteur en

psychobiologie génétique et comparative de l'Université de Paris-X et a obtenu un certificat d'études supérieures en ethnologie. E n janvier 1985, elle fut chargée d'organiser en tant que consultant au secteur des sciences sociales et humaines à l'Unesco, la Réunion d'experts en Afrique, sur le rôle de la famille dans le processus du développement endogène Bujumbura (Burundi). Elle contribua, en tant qu'expert, au Colloque des O N G , à l'Unesco, sur « Famille et développement », en septembre 1985. Élève du professeur René Zazzo, elle a soutenu une thèse en 1981 sur le problème de la reconnaissance de soi chez l'enfant. Elle a publié une série d'articles relatifs à l'enfant et la famille.

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