Faire vivre. Esquisse d'une économie proportionnelle

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FAIRE VIVRE

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E. SCHUELLER

F A I R E

V I V R E

ESQUISSE D'UNE

ÉCONOMIE PROPORTIONNELLE

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Copyright by E. Schueller 1945

14, rue Royale, Paris-8.

Tous droits d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays.

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AVANT-PROPOS

J'ai longuement hésité avant de livrer ces pages à l'im- pression. Et cependant il ne s'agit ici que d'une édition d'au- teur, hors commerce, à tirage limité, destinée surtout à quel- ques patrons appliquant le Salaire Proportionnel ou se pro- posant de l'appliquer, à quelques rares économistes qui ont bien voulu encourager mes études, à quelques hommes poli- tiques d'ailleurs effrayés par des mesures pouvant s'incor- porer à tous les programmes, à quelques syndicalistes, — et enfin à des inconnus qui voudront bien s'intéresser à ces idées.

D'abord, j'ai hésité car ce livre n'est que le rassemble- ment d'un certain nombre d'exposés faits à mes collabora- teurs du Bureau d'Etudes du Salaire Proportionnel. Hâtive- ment préparés, sténographiés en réunions, ces exposés, dont les idées certes ont été longuement mûries, ont été mal revus, faute de temps et surtout faute de talent, car je n'ai pas le bonheur d'être de ces hommes dont Boileau a parlé et pour qui :

« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement... et les mots pour le dire arrivent aisément. »

Alors que les concepts économiques me paraissent tou- jours être situés dans une sorte de lointain inconscient où ils sont difficilement saisissables par le contour précis des mots, ils me semblent au contraire, se traduire très bien dans les gestes journaliers de la vie.

Ce livre se trouve donc être écrit dans un langage parlé, plein de redites et bien loin d'être ce que j 'aurais voulu qu'il fut : l'exposé total et cohérent d'une thése économique.

J'ai peut-être encore davantage hésité parce que ces idées paraîtront à beaucoup subversives et choquantes et parce

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que — pour convaincre — il faut commencer par sembler avoir les idées de ceux qui vous écoutent.

La France aujourd'hui est comme un malade relevant d'une grande maladie. Il serait peut-être préférable de ne pas chercher à la bousculer par des réformes profondes. Au contraire, peut-être vaudrait-il mieux la laisser d'abord revenir ce qu'elle était.

Mais on a dit que le Français était devenu paresseux et qu'il ne s'intéressait plus à son travail. Rien ne me paraît plus faux. Le Français n'a pas changé, il est aujourd'hui ce qu'il était jadis; travailleur, intelligent, léger, frondeur. Il ne demande qu'à travailler. Mais il veut comprendre et il veut travailler pour quelque chose. Or, souvent, il se sent dans un monde faussé, dans une économie prétendue dirigée, mais en réalité, fondamentalement désorganisée et souvent ne voit même pas l'utilité de son travail.

Hélas, nous sommes entrés dans le désordre et nous al- lons rapidement vers le très grand désordre. La course des salaires et des prix devient chaque jour plus folle. Le salarié veut un salaire de marché noir qui lui permette en 1945 d'a- cheter ce qu'il achetait en 1938 alors que la production est moitié moindre et que les transports ne peuvent apporter dans les villes que le tiers de ce qu'ils apportaient en 1938.

La grande passoire de l'impôt ne ramène que des « poi- res». L'inflation ouvre les écluses à une inondation de plus en plus désordonnée. A la vérité, la guerre n'a rien changé. Elle n'a supprimé aucune des causes qui ont été à son ori- gine : ni le désordre économique, ni le désordre politique, ni le désordre moral. Les hommes ne peuvent pas plus aujour- d'hui vivre normalement que dans la période d'avant-guerre et les menaces de guerre sont de nouveau là, plus terribles peut-être encore.

Or, la cause du désordre n'est ni dans les choses, ni dans les faits; elle est en nous-mêmes, en nos esprits, et tant que nous ne voudrons pas admettre qu'entre 1945 et 1920, il n'y a pas 25 ans d'autrefois, mais autant peut-être que mille ans du temps passé, nous continuerons de faire tout à rebours et de précipiter le monde de désordre en désordre.

Tant que dans une économie dynamique, où la production peut se multiplier avec facilité, nous voudrons conserver le

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salaire fixe ou à peu près fixe comme mode de distribution, nous irons nécessairement de la surproduction au chômage. Tant que nous voudrons alimenter les besoins de l 'Etat par un impôt sur les revenus qui, les supprimant, les amène à se supprimer d'avance et d'eux-mêmes, l 'Etat sera obligé de re- courir à l'inflation; tant que nous voudrons croire que les liasses de billets qui ne sont qu'un moyen de compter, quel- que chose comme des mètres en bois, valent des monceaux d'or, nous fausserons les mesures de la vie et par conséquent la vie elle-même. Nous ressemblons au conducteur d'une puis- sante automobile qui, voulant presser sa voiture, sans avan- cer l'allumage, enverrait de plus en plus de carburant dans le carburateur et continuellement le noierait. Venant d'une économie ralentie et statique, entrant dans une économie dy- namique et rapidement progressive, il suffirait, pour accor- der nos mécanismes, de réaliser cette sorte d'avance à l'allu- mage que représente le Salaire Proportionnel. Tout cela n'est pas difficile. La vie ne peut être qu'infiniment simple. La révolution économique n'est pas grand'chose; elle est au- jourd'hui à la portée de n'importe quel patron; il n'a qu'à dire à ses salariés : « Au lieu de vous donner 20 fr. de l'heure, je vous donnerai 10 %, 15 %, 20 % de mon chiffre d'affaires, juste ce que je vous donnais auparavant. » Cela ne change rien à ses comptes, rien à ses prix, rien à son profit et ce- pendant cela change tout, car cela fait que le travailleur qui se désintéressait de tout, devient intéressé à tout et se trouve en mesure de consommer tout ce qu'il produit en surplus.

Avant cette édition, j'ai fait ronéotyper une partie de ces exposés à 50 exemplaires que j'ai adressés à quelques per- sonnes amies pour recevoir leurs remarques et leurs criti- ques. La plupart ont bien voulu me répondre et je les en remercie, mais la difficulté a commencé au moment où j'ai voulu tenir compte de leurs observations.

« Pourquoi, m'ont dit certains, puisque vous faites un livre d'économie politique, n'employez-vous pas le langage des économistes? » Cette remarque m'a paru tellement juste que j'ai essayé. Je n'y suis pas parvenu. Je ne suis ni un écono- miste, ni un écrivain, je suis un chimiste et un chef d'entre- prises, et il ne m'est pas possible d'écrire comme un éco- nomiste. Je le regrette et m'en excuse auprès des rares éco-

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nomistes qui me liront. Je leur exprime en même temps mon admiration. J'envie leur talent d'exposer si clairement des choses qu'il me paraît parfois si difficile de voir clairement.

Mais ce sont surtout mes conceptions de l'impôt produc- tion et de la monnaie partie-aliquote de la production qui ont choqué mes lecteurs.

« Vous êtes un industriel, vous payez tous les huit jours, tous les quinze jours ou tous les mois des salaires à des mil- liers d'ouvriers et d'employés. Vous avez appliqué dans vos entreprises une méthode particulière de salaires. Vous avez fait là une expérience intéressante, et il est naturel que vous la relatiez. Mais vous n'avez aucune compétence particulière sur l'impôt ou la monnaie. Alors que votre idée S.P. nous paraît intéressante et défendable, vous allez la compromettre en avançant sur des sujets aussi délicats, des opinions non vérifiables. Vous définissez la monnaie, mais la monnaie est quelque chose de très complexe, de difficilement définissable. Vous attaquez la monnaie d'or, mais puisque vous prétendez qu'elle est morte, pourquoi la faire revivre en vous préoccu- pant d'elle ? »

Je me souviens qu'il y a longtemps, on m'en a déjà dit tout autant du salaire proportionnel. J'avoue que j'étais alors si peu sûr de moi que j'ai attendu des années avant de tenter son application pratique et que je l'ai fait d'abord tout seul, sans rien dire, même aux bénéficiaires.

Ne pouvant, comme pour le salaire proportionnel, ten- ter tout seul la réalisation de l'impôt proportionnel ou de la monnaie proportionnelle, je n'ai qu'un moyen pour essayer de faire pénétrer mes idées, c'est de les publier. Je sais bien que si nous évitons d'ici quelques mois les grands boulever- sements qui sont à craindre, si les choses se stabilisent un peu, si j'obtiens l'autorisation d'importer quelques machines américaines, j'arriverai probablement à payer mes manœu- vres 150.000 francs, peut-être même 180.000 francs, 200.000 francs par an. Beaucoup de mes collègues de l'industrie, s'ils appliquaient le S.P., pourraient en faire autant; certains pourraient même le faire plus vite que moi, car en France on peut partout se mettre à mécaniser, à rationaliser la pro- duction.

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Or, le jour où les manœuvres de l'industrie gagneront 100.000 francs par an, on ne pourra pas laisser le facteur ou le cantonnier gagner seulement 40 ou 50.000 francs. Si, les directeurs des grands usines nationalisées arrivaient à gagner 40 fois le salaire d'un manœuvre, et si leurs ma- nœuvres arrivaient un jour à gagner comme les miens 100.000 francs par an, ces directeurs devraient gagner 4 mil- lions par an. Les préfets, les grands directeurs des ministères qui dirigent des entreprises bien plus grandes que des entre- prises privées ne devraient-ils pas alors gagner aussi les mê- mes sommes?

Or, seul l'impôt proportionnel peut permettre de payer les fonctionnaires au même niveau que des autres producteurs. Il se peut que le système n'ait pas tous les mérites que je lui attribue, il se peut qu'on trouve mieux. Mais il me paraît dès maintenant nécessaire d'attirer l'attention sur la nécessité d'une réforme totale de l'impôt. D'autre part, ce n'est pas parce que ma conception de l'impôt serait mauvaise, que celle du S. P. le deviendrait.

Je sais encore que quel que soit le mode de salaire, quel que soit le mode d'impôt, ce pays ne pourra retrouver une vie normale tant qu'il y aura dans les poches, dans les coffres, dans les cachettes et dans les banques 600 milliards d'argent à la disposition des acheteurs, c'est-à-dire trois fois plus de monnaie qu'il n'en faut. Au contraire, l'ordre économique, le goût du travail et de l'effort reviendraient rapidement s'il n'y avait que 200 milliards, voire même 300 milliards en cir- culation, et si en même temps, les banques n'avaient pas la faculté d'accorder des découverts sans limites sur les bons du Trésor ou sur les rentes. Peut-être suffirait-il pour assai- nir la situation, d'accepter de pousser de deux chiffres sur la gauche, la virgule des nombres apparents de notre budget, de notre dette, de nos salaires, de nos prix, c'est-à-dire d'ac- cepter d'écrire 1850 : 18,50 et au lieu de dire 1850 francs pa- pier, de dire pendant un certain temps, 18 fr. 50 or. Tant que chacun se croira riche, et que nous aurons constamment à la bouche des chiffres de centaines de milliards, de centaines de millions et de centaines de milles pour désigner notre pe- tit budget, nos petits chiffres d'affaires, et les choses de notre vie courante, tant que nous nous croirons riches alors que

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nous sommes pauvres, nous ne consentirons pas à mener cette dure vie qui seule peut nous permettre de sortir de l'immense détresse où nous sommes.

Qu'importe que ma conception de la monnaie — partie aliquote de la production de 1938 et non plus « valeur tra- vail » — soit juste. Peut-être vaudrait-il mieux, comme beau- coup me le conseillent, ne pas comparer le franc au mètre ; mais l'équilibre économique qui exige l'équilibre des offres de vente et des moyens d'achats est impossible sans une cer- taine stabilité monétaire.

La stabilité des prix est impossible avec un étalon-or, puisque l'accroissement de la quantité d'or en circulation, ne peut pas suivre l'accroissement de la production des biens. L'or est devenu une contre-mesure des valeurs. Cependant jusqu'ici, ceux qui ont cru à l'or semblent avoir eu raison puisqu'ils croient encore avoir gagné beaucoup d'argent en achetant de l'or. Il me paraît capital d'attirer l'attention de ceux qui se passionnent sur ces questions, et qui, à mon avis, se trompent du tout au tout. Je ne peux pas croire que je compromettrai l'idée du salaire proportionnel en exposant sur l'étalon-or une opinion qui pourrait s'avérer plus tard inexacte.

Quoiqu'il en soit, le salaire proportionnel ne peut suffire. L'impôt et la monnaie fixe de l'ancienne économie statique viennent dans une économie progressive continuellement en perturber le mécanisme. Il faut les rendre l'un et l'autre pro- portionnels à la production.

On me reproche aussi d'avoir trop schématisé en uti- lisant des chiffres arrondis au milliard, à la dizaine de mil- lions, ce qui donne une telle impression d'approximation que mes explications semblent dépourvues de base précise, et pa- raissent aventurées. Mais, en 1938, le Ministre des Finances lui-même, a donné comme chiffre de la production française 190 milliards alors que le chiffre vrai était de l'ordre de 400 milliards. Quand on parle production, budget, monnaie, bases de salaires, il faut bien donner des chiffres, raisonner sur des chiffres. Les comptables veulent chiffrer les milliards à un centime près. A quoi bon ? Ces chiffres sont souvent insai- sissables à 10 milliards près. Ce qui importe avant tout, c'est

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de déterminer leur ordre de grandeur. L'essentiel est même plus simple encore, puisqu'il consiste, sans se soucier des chiffres eux-mêmes, à faire admettre qu'il y a un rapport entre ces divers ordres de grandeur, par exemple entre l'ordre de grandeur de la circulation et celui de la production. Les chiffres absolus n'ont donc ici aucune importance.

On s'est également étonné de me voir citer continuelle- ment des francs de 1938 alors que nous sommes en 1945. Mais j'essaie continuellement de me reporter à la dernière période de stabilité où les chiffres étaient comparables entre eux, les chiffres actuels ne signifiant rien. Personne ne sait ce que valent exactement les choses, et on ne peut pas rai- sonner sur des chiffres incertains.

Je sais bien que, m'attaquant à un problème immense, infiniment complexe, je le simplifie trop ; mais nous sommes des hommes et nous ne pouvons jamais étudier les choses qu'en les simplifiant à l'extrême. Pour avoir une idée de la géographie de la France, il faut bien recourir au système des cartes qui ne sont cependant que des schémas tellement réduits qu'ils sont faux en chacun de leurs points. Tant que les choses n'ont pas été ramenées à une simplification extrême, un cerveau humain ne peut pas les saisir. En revanche, il est certain que lorsqu'on veut passer du schéma à la vie, comme par exemple quand on veut appliquer le salaire proportion- nel à une entreprise, il faut admettre que tout se complique à nouveau. Il faut accepter qu'un tel agrandissement com- porte de multiples variations.

On m'a fait souvent remarquer que je parlais de sur- production dans une période de très grande pénurie, que le temps d'appliquer mes solutions était passé ou pas encore venu. Mais les U.S. viennent de débaucher plusieurs centaines de milliers de travailleurs. Ils prévoient 8 millions de chômeurs pour 1946. Je n'écris pas pour la période de pénurie ; la période de reprise est proche, elle sera catastrophique si nous ne trouvons pas le moyen de faire absorber continuelle- ment la production par la consommation. D'abord il nous faut arriver à convaincre qu'un ordre nouveau va s'établir dans lequel les producteurs devront produire au maximum et où les consommateurs devront consommer la production.

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Ce n'est pas en France — pays peu industrialisé où la production a jusqu'ici peu augmenté — que le salaire pro- portionnel est le plus nécessaire. Ce qui a désorganisé la France, ce n'est pas la surproduction, c'est le désordre de ses finances; sa fiscalité qui a entraîné l'inflation. Le mal le plus urgent à soigner en France est celui de la fausse richesse par la « fausse » monnaie.

Je sais bien que les principes d'économie proportionnelle que j'essaie de défendre ici vont heurter de front les habitudes de pensée de la plupart des Français. Ma thèse sera très atta- quée, mais je crois que sa vulnérabilité tient bien plus à la maladresse de sa présentation qu'à la thèse elle-même. Il me paraît bien maladroit d'être obligé d'écrire 200 pages pour chercher à convaincre le lecteur de la nécessité d'un certain rapport entre le salaire, l'impôt, la monnaie et la production, et du maintien de ce rapport pour le bon fonctionnement de la vie.

Mais il me semble bien que ce qui est capital pour moi, « la proportionnalité » de l'Economie Proportionnelle, ait

échappé à mes premiers lecteurs et que je n'aie pas réussi à leur communiquer ma conviction que tout irait bien si, quand on double la production, on trouvait le moyen de faire en sorte que soient automatiquement doublés les salaires, les profits, les revenus, les impôts, la monnaie; que la grande loi du monde économique doit être aussi une loi d'harmonie; que cela depuis longtemps se serait fait tout seul si nous n'étions pas ligotés par nos habitudes antérieures à des mécanismes d'une économie stationnaire.

J'ai aussi le sentiment que je ne suis pas parvenu à faire comprendre que la loi de l'offre et de la demande n'est plus aujourd'hui qu'une loi d'exception; que dans un marché sa- turé, ce n'est pas la demande qui règle les prix, comme le besoin d'un verre d"eau dans le Sahara confère à cette eau une valeur inestimable, mais le prix de la production, la quantité de travail incluse dans les objets fabriqués. Lors- qu'on veut, pour obtenir un objet quelconque, donner une somme inférieure à celle qui correspond à la quantité de travail contenu dans cet article, la production s'arrête.

Les Etats-Unis ont passé leur production de 49.455 mil-

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lions de dollars en 1934, à 147.927 millions de dollars en 1943. Le Canada pendant le même temps a aussi triplé sa production. Tous les pays auraient pu faire de même. On peut encore aller beaucoup plus loin. Nous pouvons créer une ci- vilisation où il ne pourrait plus y avoir de pauvres, et où la richesse n'aurait plus la signification outrageante qu'elle a aujourd'hui. Nous serions alors dans un monde entièrement différent où politique et morale seraient changées; où non seulement il n'y aurait pas d'individus pauvres, mais où il ne pourrait même plus y avoir de pays pauvres, où nous nous mettrions à vivre autrement et où nous entrerions dans un autre stade de civilisation : le stade « du supplément d'âme ».

Tout cela est à notre portée immédiate. Malheureusement politiques et moralistes n'y peuvent rien. Les seuls qui peu- vent y faire quelque-chose sont ceux qui manient les leviers de la production et des salaires. Or, la plupart de ces hom- mes ont en guise de cerveau un tiroir-caisse et pour cœur un coffre-fort... Cependant, parmi eux, il doit bien exister quelques hommes capables de penser qu'une tâche immense leur incombe aujourd'hui et qu'il serait magnifique pour eux de l'accomplir.

Encore une fois, c'est surtout à ces quelques dizaines d'hommes que ce livre s'adresse, à cette poignée de patrons qui pourraient, s'ils voulaient, changer la face du monde, le faire passer du désordre, du « manque de tout », de l'hor- reur présente, à la plénitude et à la sérénité.

L'essentiel de cet ouvrage tient en cinq parties. Le chapitre III : l'Economie Proportionnelle, est l'exposé

des principes de Proportionnalité. Les chapitres principaux — de IV à XII — exposent

l'application de ces principes : 1° au Salaire; 2° à l'Impôt; 3° à la Monnaie.

Les chapitres XIII et XIV résument les lois de proportion entre la production, les salaires, les profits, l'impôt, la monnaie.

Les autres chapitres, le I et le II, « Vivre » et « Détra- quement », ne sont là que pour expliquer comment j'ai été amené au S. P., et le dernier chapitre, le XV, « Un supplé- ment d'âme », n'est là que pour répondre au grief agaçant que me font certains de ne parler que d'économie dans un livre d'économie, et à ceux qui s'imaginent que le problème

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de la plénitude matérielle est uniquement politique ou moral. J'avais, d'autre part, exposé dans un très long chapitre,

« Le Plan de la Plénitude », ce qu'était en chiffres la pléni- tude, et comment la réaliser sur le plan de l'Etat, des pro- fessions et des entreprises, en évitant le libéralisme et le dirigisme, en définissant la part de liberté et d'autorité néces- saire à la réalisation d'un tel plan. Mais ce chapitre très long, comportant des anticipations assez osées, était en réalité une vue personnelle sur l'application de l'Economie Proportion- nelle à nos problèmes présents et venait rompre le fond même de l'exposé du Proportionnalisme. Je l'ai retranché de ce livre et j'ai remis sa publication à plus tard.

Il ne s'agit pas ici de dialectique, mais d'action. Je ne suis, par profession, ni un économiste, ni un écrivain. Je suis un chef d'entreprises. Cette transformation de salaire que je demande à quelques patrons d'accomplir comme premier geste de la transformation du monde, je l'ai faite moi-même dans de nombreuses entreprises, sur une échelle assez vaste, por- tant sur des milliers d'hommes et des dizaines de millions de salaires. Malgré les difficultés présentes, le manque de ma- tières premières, de charbon, de transports, j'ai pu depuis près d'un an payer à mes salariés un supplément de près de 80 % des salaires conventionnels. Je sais bien que l'on me dira que mes affaires sont spéciales. Certes, le S. P. amène, là où on l'applique, un dynamisme que l'on trouve rarement ailleurs, mais j'ai aussi appliqué le S. P. dans une entreprise en perte, car il n'y a rien de commun entre le salaire et le profit; l'un ne doit rien prendre à l'autre.

Au total, ce livre est le récit d'une action, de ses rai- sons et de ses conséquences; il voudrait être surtout une invitation à l'action. Je ne cherche à convaincre que pour amener quelques hommes à agir. Alors que chacun peut au- jourd'hui ou demain apporter son adhésion à un parti sans changer quoi que ce soit à sa vie, il est impossible d'adhérer à l'idée de l'Economie Proportionnelle sans vouloir immédia- tement s'y conformer. Une telle adhésion est bien plus qu'une prise de parti : c'est le renoncement pour soi-même à un genre d'existence et l'adoption d'un autre mode de vie.

Octobre 1944-Septembre 1945.

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CHAPITRE PREMIER

VIVRE AVEC « JOIE », AVEC FIERTE

La France veut vivre — 40 millions de Français veulent vivre — mais ils veulent vivre avec joie, avec fierté — joie en eux-mêmes, fiers d'eux-mêmes.

Nous vivons, il est vrai, mais nous vivons mal, sans joie et sans fierté, dans un double désarroi, désarroi spirituel, désar- roi matériel.

DESARROI SPIRITUEL

Notre désarroi spirituel vient de ce que nous, Français, sommes un peuple nourri d'idéal. Nous ne pouvons pas vivre sans que notre vie ait un but, ait un sens qui vienne de loin d'avant nous et qui continuera après nous. Notre foi chré- tienne a suffi pour nous emporter à travers quinze siècles. Pendant cinq ans, la lutte contre l'envahisseur a donné à notre vie son plein sens.

Cette lutte achevée, ce but dépassé, notre vie semble vide. Les idéologies passées ne nous suffisent plus. Nous n'accep- tons pas non plus de « vivre pour vivre » ; il nous faut une raison plus haute. Beaucoup la cherchent au fond d'eux- mêmes sans la percevoir. Voilà d'où vient notre désarroi spirituel.

DESARROI MATERIEL

La cause de notre désarroi matériel est plus simple. C'est avant tout parce que nous vivons mal. Parmi les peuples

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civilisés, nous sommes les plus mal nourris, les plus mal vêtus, les plus mal logés, les plus mal transportés. Nous avons 1.500 calories par jour, alors que les Anglais en ont 2.500, les Amé- ricains 3.500, les Allemands prisonniers 2.000. Il nous faut faire la queue une nuit entière pour avoir une place dans un train.

Nous ne comprenons pas d'où vient cet effondrement spi- rituel et matériel. Nous avons toujours, dans le passé et en- core récemment, vécu avec joie et fierté, persuadés que nous étions un grand peuple et la France un pays riche. Sans remonter au temps où elle était la première nation du monde, à Louis XIV et à Napoléon, elle demeurait encore, en 1939, la grande victorieuse de la guerre de 1914-1918.

« LA PLUS GRANDE REVOLUTION »

Comment les choses ont-elles pu changer si rapidement ? C'est qu'en ces vingt années, sans que nous nous en soyons aperçus, s'est accomplie la plus grande des révolutions hu- maines. Maintenant encore, personne ne veut se rendre compte qu'en 1945 nous vivons dans un monde tout autre que celui de 1914, voire même de 1920. Nous sommes deve- nus des hommes totalement différents de nos pères.

De tous temps, les hommes n'ont eu pour vivre que la force de leurs membres, cette force qui, à son maximum, est de 1 /10 de CV. La machine à vapeur a bien été inventée à la fin du XVIII siècle, mais pendant tout le XIX siècle, les ma- chines n'ont guère été que des bateaux à vapeur, et des che- mins de fer servant aux transports des marchandises; elles se sont très peu substituées au travail de l'homme. En 1900, il n'y avait encore que 80.000 machines à vapeur en France. Pendant tout ce XIX siècle, l'homme est resté un manuel.

C'est seulement en 1908, avec Ford, que commença la pro- duction de moteurs en grande série ; et seulement en 1920 qu'on fabriqua également en série de petits moteurs élec- triques. Dans beaucoup de pays, presque partout dans les usines, dans les maisons, dans les champs, les forces des ma- chines se sont complètement substituées à celles de l'homme.

L'homme ne vaut plus 1 /10 de CV, la seule force de ses

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membres. Il vaut la force de sa machine : 1 CV, 10 CV, 100 CV, c'est-à-dire 10 fois, 100 fois, 1.000 fois plus.

Voilà la plus grande des Révolutions humaines. Nous ne sommes plus dans le même monde. De pygmée perdu dans le monde matériel, l'homme en est devenu le géant. En même temps ses habitudes, ses règles de vie, ses lois auraient dû changer. Elles sont restées celles de la civilisation manuelle. Elles ne lui conviennent donc plus. Nous employons mal et contre nous les forces des machines ; nous les employons pour notre malheur, nous en faisons des instruments de surpro- duction, de chômage, de guerre, au lieu d'en faire des outils de notre plénitude. C'est la raison profonde de notre double désarroi.

INEGALITE PROFONDE DES HOMMES DE DIVERSES NATIONS

Un tel changement a des conséquences considérables. Quand les hommes avaient pour seule puissance la force de leurs bras, ils étaient à peu près égaux sous tous les cieux. Un faucheur avec sa faux, qu'il fût en France, en Ukraine, au Canada, fauchait à peu près la même superficie dans le même temps. Aujourd'hui, l'homme vaut la force de sa ma- chine, mais la force de sa machine dépend de la quantité de charbon, de pétrole, d'énergie éectrique que l'on peut tirer du sol sur lequel il vit.

Or, actuellement, on produit en France 30 millions de tonnes de charbon et aux U.S. 630 millions ; en France, 70 mil- lions de litres de pétrole par an, aux U.S. 750 milliens de litres par jour ; en France 20 milliards de kilowatts et aux U.S. 150 milliards.

Faisons un calcul simpliste, inférieur encore de beaucoup à la réalité : additionnons population, extraction et énergie. En France, avec nos 40 millions d'habitants, nos 30 millions de tonnes de charbon, nos 20 milliards de kilowatts-heures, nous représentons peut-être 90 millions d'unités humaines de travail, tandis que les Etats-Unis qui totalisent 130 millions d'êtres, plus 630 millions de tonnes de charbon, plus 240 mil- lions de tonnes de pétrole, plus 150 milliards de kilowatts- heures, représentant 1 milliard 200.000 unités humaines de

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travail. En réalité un homme des U.S. vaut matériellement près de dix fois un Français.

L'homme n'est plus égal à l'homme et cela change tout : le rang de chaque nation dans le monde, le commerce inter- national et, par conséquent, toute la politique internationale.

LA FRANCE A ETE LA PLUS RICHE NATION DU MONDE

Quand la terre se cultivait à la houe ou à la charrue, la France, avec ses vallées, ses collines, était une des nations les plus riches du monde, par la qualité de son sol et son exposi- tion géographique. Aujourd'hui que la culture se fait avec des engrais qui compensent la richesse du sol et avec des tracteurs auxquels il faut de grandes plaines, nous sommes obligés d'admettre que la France n'est plus le pays le plus riche du monde comme au XVIII siècle et au commencement du XIX

Qu'importe ! Nous pouvons, sur notre sol tel qu'il est, avec ses petites plaines, ses vallées, ses collines, vivre avec Joie et Fierté. Nous pouvons nous servir de ces forces méca- niques si nous nous organisons. Nos possibilités sont suffi- santes pour nous permettre d'arriver sans fatigue à la pléni- tude matérielle et pour avoir encore assez de temps pour rede- venir nous-mêmes sur le plan spirituel, c'est-à-dire un peuple à l'avant-garde de la pensée humaine.

Les possibilités qui s'offrent à nous sont telles que notre cœur, au lieu de se laisser étreindre par le désarroi, devrait s'emplir d'espérance. Bientôt nous retrouverons la Joie et la Fierté de vivre, car, pour un homme, cette joie et cette fierté, c'est de se sentir réellement libre. La révolution de 1789 croyait bien avoir apporté cette liberté, mais la liberté politi- que ne signifie pas grand chose sans l'indépendance économi- que, c'est-à-dire la plénitude matérielle pour chacun. Un homme n'est pas vraiment libre tant que son travail ne lui assure pas le minimum de joies et de bien-être auquel il aspire : il n'est pas libre lorsque, poussé par le besoin, il loue les forces de son corps pour l'accomplissement d'un travail auquel il n'est pas intéressé.

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Or, nous pouvons rapidement atteindre à cette plénitude matérielle. Nos ressources peuvent procurer à chacun, moyennant un temps de travail réduit, de quoi bien se nourrir, se vêtir avec élégance, se loger confortablement, se transporter et se distraire, c'est-à-dire 1.000 kg. de bonne nour- riture, 10 à 12 kg. de textile confectionné par an, 30 m. carrés de bonne habitation, une petite auto, un frigidaire, un poste de radio, etc., quatre semaines de vacances. La plupart ne souhaitent certainement pas davantage. Ceux qui désirent plus peuvent aussi l'obtenir, mais à condition de produire eux-même davantage.

A partir du moment où nous comprendrons la nécessité de nous organiser, d'employer au maximum nos forces méca- niques, de rationaliser, de standardiser notre production, de concentrer d'abord notre activité industrielle sur des biens d'utilité générale, tout cela sera rapidement réalisable.

IL FAUT CROIRE « AU BONHEUR »

Mais il faut, qu'un souffle nouveau passe sur l'esprit et sur le cœur des hommes. Il faut « croire » en la réalité de ce monde nouveau et en ses possibilités magnifiques.

Il faut que tous ceux qui ont besoin d'un idéal s'attachent à cette tâche qui semble n'être que matérielle : l'octroi aux hommes de la plénitude matérielle. Alors seulement débarras- sés du souci lancinant de leur vie quotidienne, ils pourront s'élever vers plus de spiritualité.

Notre but véritable n'est pas matériel. Nous voulons ren- dre un sens à la vie de l'homme, mais pour y parvenir, il faut d'abord l'affranchir matériellement.

Notre programme immédiat n'est donc ni politique, ni spi- rituel ; il est économique. Il nous paraît vain de vouloir ima- giner aujourd'hui les formes les meilleures de l'Etat, car nous ne pourrions que nous baser sur des formes surannées et des idéologies du passé. Aucune forme politique, aucune organisation internationale, aucun concept idéologique ne peuvent actuellement s'imposer à notre esprit.

Tout ce que l'on fera dans ce sens ne sera qu'erreur et sera à refaire. Mais au fur et à mesure que se construira ce

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monde nouveau, ce sont ses impéra t i f s qui s ' imposeront à nous, et n o u s e n découvr i rons les lois. Déjà quelques-uns de ces impéra t i f s , quelques-unes de ces lois semblent se dégager.

LA MORALE DU P R O F I T E S T P E R I M E E

Dès ma in t enan t , la morale du prof i t nous para î t périmée. « Laissez faire, laissez passer , laissez m o u r i r », ou le conseil de Guizot aux chefs indust r ie ls du milieu du XIX siècle « en- r ichissez-vous », ne valent plus. Le bu t d ' un grand peuple ne peu t pas être la r ichesse ou la pu issance de quelques-uns. Ce bu t ne peu t être que le bonheur de tous. Quiconque vou- dra i t accapare r pou r lui une t rop grande somme de biens, sans l 'avoir méri tée p a r des services r endus à la collectivité, serait coupable d 'abus.

Nous ne sommes plus dans un monde régi p a r la loi de Mal thus , où s u r trois hommes , deux seulement pouvaient vivre et où il é tai t nécessaire que l 'un des trois m o u r û t p o u r que les deux au t res pussen t vivre. Aujourd 'hu i , ils peuven t vivre tous trois et l 'un d 'eux ne peut p rendre davantage que si les au t res ont assez.

Nous n ' a r r ive rons à réal iser la pléni tude matériel le pou r tous qu ' en obligeant les p roduc teurs à certaines disciplines. Nous cherchons ces disciplines, le moyen de les imposer en la issant cependa nt à chacun le m a x i m u m d'initiative. Nous n 'y sommes pas encore parvenus . Tou t ce qui a été fait dans cet ordre d' idées j u s q u ' à m a i n t e n a n t n 'est que de mauvaises ébauches qui res t re ignent la p roduct ion au lieu de la pousser, mais cela vient de ce que les hommes capables de réaliser cette organisa t ion — les pa t rons — sont dépourvus d'idées générales et généreuses ; ils en sont encore aux concepts du XIX siècle, encore à croire à l' « Enrichissez-vous » comme mora le ; ils sont hostiles aux disciplines collectives, tandis que ceux qui ont la charge d ' imposer ces disciplines, les g rands fonct ionnaires , malgré la générosité de leurs concep- t ions, n ' on t aucune connaissance du réel. Au commandement des ent repr ises de product ion, il nous faut des chefs, qui soient à la fois des réalistes et des idéalistes. Il f audra du t emps pour les former. Comme cela irai t plus vite si quel-

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ques-uns seulement parmi les chefs d'entreprise en place vou- laient le comprendre et ouvrir la voie ! Ils peuvent tout et immédiatement.

Le monde qui se forme ne commettra pas l'erreur de rem- placer les hommes compétents par des incompétents. Mais au moins faut-il que ceux qui sont en place comprennent et s'adaptent. Sinon, ils devront céder leur place à des chefs nouveaux qui accepteront de comprendre que l'on ne peut plus être désormais chef pour soi-même, mais bien pour ceux que l'on commande.

LA POLITIQUE DE LA « GRANDE PEUR »

Que l'on comprenne que ce monde qui vient ne peut être que meilleur pour tous. Ce qui freine le plus son élan, c'est que certains veulent en faire un épouvantail, une me- nace pour d'autres, le transforment en lutte de clans, ou de classes et de personnes, au lieu d'en faire une aspiration géné- rale de tous vers un monde meilleur. Ce n'est ni sur l'égoïsme, ni sur la haine que l'on peut construire un monde dont le but est l'amour de l'homme pour l'homme.

Une grande révolution humaine est en cours; elle substi- tuera partout la force des machines au travail manuel. Elle n'est pas faite pour ou contre certains hommes; elle est faite pour tous les hommes. Même les riches — cette révolution faite — vivront mieux qu'aujourd'hui.

Aucune révolution ne peut avoir pour objet de changer le fond même de la nature humaine, tout au plus peut-on ambitionner de modifier certaines de nos conceptions fonda- mentales, telles que celles de la liberté, de l'égalité, de la pro- priété, du commandement, des élites. Après ces transforma- tions, l'homme sera peut-être un peu meilleur. Il ne sera pas «bon». Notre vie comportera toujours des limitations, des différences, des règles auxquelles on essaiera d'échapper.

Chacun aura la sécurité de sa vie. Riches comme pauvres devront travailler, riches comme pauvres devront faire passer l'intérêt général avant l'intérêt particulier. Tout le monde sera à la fois travailliste et socialiste. La richesse n 'aura pas plus d'importance que la noblesse aujourd'hui. Etre million-

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naire sera comme maintenant être duc ou baron, un titre sans contrepartie réelle. Aujourd'hui comme dans le passé, une élite s'imposera, celle d'hommes qui auront la capacité de mieux servir la communauté humaine.

INCAPACITE FONCTIONNELLE DE NOS MECANISMES ECONOMIQUES

Or, j'ai la conviction que ce qui nous arrête le plus dans l'établissement de ce monde nouveau, ce ne sont pas nos concepts surannés mais nos mécanismes économiques qui sont ceux du passé : le salaire fixe, la forme vétuste de l'impôt, et notre fausse conception de notre monnaie marchandise.

Le salaire fixe est incompatible avec une économie pro- gressive; continuellement il la freine. Le mécanisme de la baisse des prix ne fonctionne qu'entre des limites très étroi- tes. En réalité, le salaire fixe arrête toute progression écono- mique.

L'impôt ne réussit pas à permettre à l'Etat, dont le rôle grandit tous les jours, d'assurer les services généraux dont il a la charge; il est insuffisant et tracassier, il est démorali- sant ; c'est un outil démodé.

Notre conception monétaire est caduque, digne du temps où tous les hommes étaient des manuels. La durée du tra- vail, la force musculaire de l'homme ne peut plus être la mesure de la richesse du monde. La commune mesure de la richesse du monde ne peut être une partie fixe et invariable de cette richesse.

C'est la survivance de ces mécanismes économiques péri- més qui arrête notre essor, barre nos possibilités, nous em- pêche d'atteindre la vie large qui devrait être la nôtre dès maintenant. C'est l'étude des modifications indispensables qu'il faut apporter à nos mécanismes économiques qui fait l'objet de ce livre. La base de la vie aujourd'hui est la pro- duction, c'est donc sur elle que doit se régler le salaire, l'im- pôt, la monnaie. Quand ces mécanismes économiques, au lieu de freiner la production, seront adaptés à elle et la suivront, la vie s'élargira au point que chacun, chaque jour, aura da- vantage, et retrouvera la joie de vivre et même, s'il le désire, la fierté de vivre.

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CHAPITRE II

LE DETRAQUEMENT DU MONDE

Depuis 20 ans, le monde économique — c'est-à-dire l'en- semble des mécanismes et des institutions qui font vivre les hommes — est détraqué :

Détraqué comme le serait une puissante automobile dont l'allumage aurait été remonté à l'envers, de sorte qu'au lieu de rouler aisément à sa vitesse normale de 120 ou 140, elle ne pourrait aller que cahin-caha à 40 à l'heure pour s'arrêter complètement chaque fois que, fatigué de cette lenteur, on voudrait la pousser un peu en appuyant sur l'accélérateur.

Depuis 20 ans, nous sommes allés de crise en crise, de dé- sordre en désordre, de désastre en désastre, pour aboutir au plus grand des désastres : la guerre mondiale et totale. Je me suis refusé à croire à la nécessité qu'il en fût ainsi et je me refuse à croire que cela doive continuer ainsi.

Tout s'est mis à marcher à rebours. Quelqu'un, quelque part, réussissait-il à produire un peu

plus, le surplus ainsi produit, au lieu d'apporter aux hommes du mieux-être, se transformait en une calamité. Non seule- ment ce surplus restait invendu et invendable, mais sa seule existence suffisait à bouleverser le marché. Les producteurs, dont la fonction essentielle est de produire davantage, de- vaient s'organiser pour produire moins.

Quelqu'un, quelque part, à force d'ingéniosité, arrivait-il à diminuer dans ce qu'il fabriquait la quantité de travail, de peine humaine, cette économie d'effort, bien loin d'être un bienfait pour les hommes, devenait aussitôt une calamité. Si

au lieu de 100 hommes pour faire un ouvrage, il n'en fallait

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plus que 80, on retirait 20 hommes du travail, on leur sup- primait tout moyen normal d'existence, on en faisait des chômeurs.

Alors que sans cesse et partout les hommes de gouverne- ment, les économistes, les publicistes proclamaient à l'envi qu'il faut exporter, que le commerce international est l'indice le plus certain de la prospérité du monde, si quelqu'un, quelque part, après d'énormes difficultés, réussissait à ex- porter des marchandises, très vite il trouvait la route barrée par toutes sortes de mesures restrictives, voire même prohi- bitives.

La monnaie, qui devrait être par excellence la commune mesure des choses, est devenue, par ses fluctuations inces- santes, une cause permanente de perturbation, rendant à peu près impossible tout retour à une économie saine.

Les réserves de l'humanité, fortunes des riches ou écono- mies des pauvres, se sont effondrées les unes après les autres.

Les dettes de pays à pays ne sont plus payées. Rien ne va plus. Le désordre est partout, dans les nations,

dans les collectivités, dans les entreprises, dans l'esprit des individus eux-mêmes.

NON, CE N'EST PAS UNE CRISE

Pendant 15 ans, on a dit et redit : « C'est la crise », et maintenant, on dit : « C'est la guerre ». Mais crises et guerres sont des conséquences, non des causes.

Une crise est toujours un phénomène passager. Or, nous sommes dans un désordre permanent.

C'est en 1923, lors d'un voyage en Allemagne, que j'ai senti pour la première fois ce détraquement du monde. J'ai vu alors dans les boutiques les prix changer d'heure en heure, les gens autrefois les plus riches manquer de tout ; une chemise, une paire de chaussures, un œuf, valoir de telles sommes que personne, sauf les agioteurs, ne pouvait les payer. J'ai cru que c'était là la juste punition d'une nation coupable.

Mais trois ans plus tard, à Paris, en 1926, je me suis trouvé à mon tour en face d'un autre détraquement, aboutissant à une situation presque aussi catastrophique. Alors que nos

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usines, surchargées de commandes, tournaient jour et nuit, et que l'on ne pouvait pas suffire aux ordres, tout à coup, les clients cessèrent de commander. Un mois plus tard, ils refu- sèrent même de prendre livraison de leurs commandes anté- rieures. Je fus obligé de fermer deux usines sur trois. C'était la crise du franc.

Deux ans plus tard, aux Etats-Unis, ce fut autre chose ; la plus riche nation du monde était bouleversée comme par un raz de marée; partout la production baissait d'un seul coup de 50 %, les prix de 40 %. Mille banques fermant leurs gui- chets; des milliers d'entreprises sautaient. On était soudain en face de 9 millions de chômeurs.

En 1931 : chute de la livre en Angleterre et seconde crise allemande.

En 1932 : 18 millions de chômeurs aux Etats-Unis sur 42 millions de travailleurs. 7 millions de chômeurs en Alle- magne, 5 millions en Angleterre.

En 1933 : chute du dollar aux Etats-Unis et Hitler au pou- voir en Allemagne.

En 1935 : déflation en France. En 1936 : révolution sociale en France. En 1938 : Munich. En 1939 : la guerre. Je sais bien que la préparation de la guerre et la guerre

ont pour un certain temps changé cela : mais à quel prix ? Déjà, avant même que la guerre ne soit finie, les Etats-

Unis ont mis des centaines de milliers de travailleurs en chômage.

NOUS SOMMES ENTRES DANS UN AUTRE AGE

Non, ce ne sont pas là des crises, c'est comme si un déluge passant sur le monde, en avait changé entièrement la face, substituant une plaine à une montagne, un océan à un conti- nent. A la vérité, l 'humanité a changé d'âge. Bien plus qu'une révolution, bien plus que : « la Révolution de l'Economie », comme j'avais voulu tout d'abord appeler cette transforma- tion du monde, nous vivons les premiers moments d'un âge nouveau.

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De même qu'il y a eu l'âge de pierre, puis l'âge de bronze, le XIX siècle fut l'âge des machines à vapeur. Le XX siècle est l'âge des petits moteurs.

L'humanité entre dans une nouvelle phase de son histoire. Quand l'homme, après la découverte du bronze, a eu entre

les mains, au lieu d'un morceau de silex taillé, un marteau, une lime, une scie, en quelques siècles, il est sorti de la préhis- toire, il a construit un monde nouveau. Il a construit Ninive et Babylone.

C'est l'outil qui conditionne la civilisation : la pierre, le bronze, le fer, puis la vapeur ont eu leur civilisation respec- tive.

C'est dans la mesure où les hommes ont su et voulu s'adap- ter aux conditions nouvelles créées par un outil nouveau qu'ils ont pu survivre. La vie est et doit être une adaptation conti- nuelle aux bonds successifs d'une technique. Demain, il fau- dra nous adapter à l'énergie atomique.

Nous aussi, maniant aujourd'hui ces outils nouveaux que sont une fraiseuse, une scie circulaire, un marteau pneu- matique, une machine à souder, une pelle à vapeur, nous allons construire un monde nouveau, aussi différent de celui dans lequel nous vivons, que Ninive et Babylone l'étaient des agglomérations paléolithiques.

Notre cœur doit dès maintenant se remplir d'une immense espérance. Mais la dureté des jours présents nous cache ce magnifique et proche avenir. Nous agissons comme des hom- mes qui, à l'aurore de l'âge de bronze, ne concevant pas une vie différente de celle de leurs pères, auraient employé leurs outils nouveaux, marteaux et limes de métal, à tailler des morceaux de pierre — qui, au lieu de rêver à la possibilité de Ninive et de Babylone — se seraient imaginé que leur destin était de vivre toujours couverts de peaux de bêtes, terrés dans des cavernes ou couchés dans des trous au pied des arbres.

Non seulement les progrès techniques n'améliorent pas la situation, mais tout va de mal en pis. Plus cela va mal, plus chacun se cramponne désespérément à son idée : le politique à sa politique, le moraliste à sa morale, l'économiste à son économie, tournant le dos aux possibilités du progrès.

Avec nos idées, nos concepts qui, aujourd'hui sont ceux