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DÉPARTEMENT DES LETTRES ET COMMUNICATIONS Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke L’ÉCRITURE COMME SORTIE DE L’IDENTITÉ : Analyse de L’Autre Fille d’Annie Ernaux et de Putain de Nelly Arcan Suivi de JE NE VOIS RIEN par PATRICIA LEBEL Mémoire présenté à : Stéphane Martelly, directrice Nicole Côté, évaluatrice interne Sarah Rocheville, évaluatrice interne NOVEMBRE 2021

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DÉPARTEMENT DES LETTRES ET COMMUNICATIONS

Faculté des lettres et sciences humaines

Université de Sherbrooke

L’ÉCRITURE COMME SORTIE DE L’IDENTITÉ :

Analyse de L’Autre Fille d’Annie Ernaux et de Putain de Nelly Arcan

Suivi de

JE NE VOIS RIEN

par

PATRICIA LEBEL

Mémoire présenté à :

Stéphane Martelly, directrice

Nicole Côté, évaluatrice interne

Sarah Rocheville, évaluatrice interne

NOVEMBRE 2021

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Remerciements

Je tiens d’abord à remercier ma famille. Ils ont tous été d’un soutient grandement apprécié tout au

long de ces deux dernières années, mais également durant toute ma scolarité à me guider,

m’accompagner et accepter toutes mes décisions. Merci à mes parents qui ne saisissaient pas un

traitre mot de tout ce que je racontais, mais qui continuaient à m’écouter malgré tout et qui

sacrifiaient leur temps pour moi. À ma grande sœur et ma petite sœur qui ont su m’encourager à

persévérer. Un merci spécial à ma jumelle, l’autre moitié de mon identité, qui a toujours été capable

de m’inspirer à son insu et de refléter la partie de moi que je ne me croyais pas en mesure

d’atteindre.

Je veux aussi remercier ma meilleure amie, Andréa, avec qui j’ai partagé toutes mes années

universitaires. Elle a su me dévoiler une voie que j’avais peur de prendre, la création. En lisant et

critiquant certains de mes textes, elle a été la première à m’aider à forger ma confiance en moi et,

surtout, la confiance que j’ai en mon écriture. Merci à MT pour sa patience et son soutien. Ses

encouragements, son enthousiasme et sa présence m’ont été indispensables.

Et enfin, je souhaite remercier ma directrice de recherche, Stéphane Martelly, sans qui je n’aurais

pas cru ce projet possible. Elle m’a appris à croire en mes idées, à être autonome et, grâce à ses

conseils et son expérience, elle m’a permis de développer mon style et d’améliorer ma plume. Je

lui suis très reconnaissante de m’avoir fait profiter de son bagage, ses connaissances, et de m'avoir

fait découvrir mon potentiel.

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RÉSUMÉ

Selon Madeleine Ouellette-Michalska, « [l]’autofiction telle qu’elle est pratiquée par certaines

femmes parait rarement heureuse, rarement sereine. Remplie d’une énergie profanatrice, elle fait

le bilan de tout ce qui sépare, atomise, déconstruit.1 » Cette conception de l’autofiction comme

déconstruction m’amène à me poser la question suivante : comment Nelly Arcan et Annie Ernaux,

à travers leurs autofictions respectives, effectuent-elles une désidentification, c’est-à-dire une

rupture avec une partie ou avec la totalité de leur identité narrative ? Comment une nouvelle

identité narrative est-elle produite par ces opérations de désidentification et comment ces stratégies

d’écriture du soi peuvent être reprises et prolongées dans mon propre travail de création ?

Il s’agira de renverser la théorie constructiviste par une analyse rigoureuse des modèles

d’identification et de désidentification à travers les représentations du sujet féminin autoréférentiel

dans le texte, le tout basé sur la narration de l’autrice. Je propose donc pour ce projet d’analyser

deux œuvres contemporaines provenant de territoires différents, Putain de Nelly Arcan et L’autre

fille d’Annie Ernaux, afin de cerner cette rupture identitaire et d’ensuite la mettre en action dans

mon projet de création. Il s’agit d’abord de soutenir par l’analyse que l’écriture permet une sortie

de soi et de voir si elle engendre une nouvelle ipséité liée à la figure d’écrivaine, et, par la suite, de

l’expérimenter par un projet de création.

Ce projet de création présentera quatre textes écrits afin de mettre en lumière la volonté de la

narratrice à échapper à l’image de soi construit par d’autres, surtout l’étiquette attribuée par le

regard masculin. En s'appuyant sur différentes postures de désidentification du sujet d'écriture, je

tenterai d'éclairer les diverses perspectives qui amènent le sujet d'écriture à renoncer à ses

identifications habituelles, au risque de se perdre dans la narration. Qu’il soit question de ne pas se

reconnaitre dans le regard de l’Autre ou de s’aliéner en considérant cette vision comme la vérité,

le projet de création offrira une rupture du sujet d’écriture avec plusieurs éléments du quotidien,

passant de la désidentification des souvenirs d’enfance jusqu’à la confrontation du passé et du

présent.

1 Ouellette-Michalska, Madeleine, L’autofiction et dévoilement de soi, Éditeur XYZ, Coll. Documents, Montréal,

2007, p.98

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION .......................................................................................................................... 6

Défrichage des concepts .............................................................................................................. 7

Problématique ............................................................................................................................. 12

CHAPITRE 1: L’AUTRE FILLE D’ANNIE ERNAUX ........................................................... 16

Les repères préalables du « je » ................................................................................................. 16

L’Autre et ses répercussions ....................................................................................................... 19

Être la deuxième : désidentification de l’unicité ................................................................... 21

Retour vers l’ancien « soi » : désidentification de la « vraie vie » ......................................... 26

Une nouvelle promesse : l’ipséité modifiée ............................................................................... 29

CHAPITRE 2: PUTAIN DE NELLY ARCAN .......................................................................... 34

Une filiation non désirée ............................................................................................................ 35

Négation de la reconnaissance physique .................................................................................... 38

L’auto-exclusion et l’appropriation masculine du sexe féminin ........................................... 40

Le langage et son référent: volonté de se détacher du prénom ............................................... 44

Aucune reconnaissance physique: absence de l’ipséité ............................................................. 47

L’ÉCRITURE ET LA SORTIE DU SOI HABITUEL ............................................................. 52

PARTIE CRÉATION : « JE NE VOIS RIEN. » ...................................................................... 57

Je ne vois rien ............................................................................................................................ 58

Jusque dans la nuit ..................................................................................................................... 64

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5

Comme une feuille d’automne ................................................................................................... 80

Telle une tache d’encre ............................................................................................................... 94

CONCLUSION : « JE NE SUIS PERSONNE. » .................................................................... 106

Qui suis-je? .............................................................................................................................. 107

Ernaux et Arcan : des influences d’identifications et de désidentifications ............................ 110

Prise dans les mots .................................................................................................................... 112

« I’m Nobody! Who are you?

Are you – Nobody – too ? »...................................................................................................... 114

BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................................... 116

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INTRODUCTION

« […] derrière l’exploration du moi moderne

se trouve le présupposé que

nous ne savons pas à l’avance qui nous sommes.2 » 

CHARLES TAYLOR

« Quant à moi,

quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même,

je bute toujours sur l’une ou l’autre perception particulière,

chaleur ou froid,

lumière ou ombre,

amour ou haine,

douleur ou plaisir.

Je ne m’atteins jamais moi-même à un moment quelconque

[…].3 »

PAUL RICŒUR

La littérature est un domaine qui trouble les frontières du réel ; ce qu’on croit connaitre est sans

cesse confronté lors de l’écriture ou de la lecture. Elle ouvre les champs du possible par

l’imagination du lecteur et permet à l’écrivain de fixer son monde en mettant sur papier ses limites

subjectives de tout ce qui l’entoure, y compris de lui-même, se donnant ainsi la possibilité, à lui-

même ainsi qu’à ses lecteurs possibles, de se construire ou de se déconstruire. Ce sont des

opérations très familières du point de vue de la lecture, qui permettent l’évasion. C’est ce que

déclare Karianne Trudeau Beaunoyer dans l’ouvrage Se faire éclaté-é : expériences marginales et

écriture de soi lorsqu’elle parle de son propre rapport à la lecture : « Dans ma rencontre par les

livres avec d’autres formes, je m’altère en même temps que je me reconnais, mais surtout, je

m’invente.4 » Elle affirme ainsi une réactualisation de soi par cette activité littéraire, ce qui lui

permet de constamment changer, étant elle et autre en même temps, à la fois lectrice et protagoniste.

Pour l’écriture, cela peut se développer d’une façon différente. L’écrivain peut aussi être double,

étant dans certains cas auteur et narrateur, devenant parfois personnage de son propre roman, ce

2 Taylor, Charles, Les sources du moi : la formation de l’identité moderne, Éditions du Seuil, Paris, 1998,

p. 234 3 Ricoeur, Paul, Soi-même comme un autre, L’Ordre philosophique, Éditions du Seuil, Paris, 1990, p. 154. 4 Trudeau Beaunoyer, Karianne, « Autoportrait en arrêt sur image », dans Dawson. N, Landry. P-L et Trudeau

Beaunoyer. K, Se faire éclaté-é : expérience marginales et écriture de soi, Éditions Nota Bene, 2021, p, 37.

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qui lui permet de scruter son identité à travers l’écriture, cherchant à fixer ou modifier ce qu’il est.

Cependant, même si l’écrivain souhaite réinventer ou dissoudre son univers, qu’en est-il quand il

va jusqu’à s’y perdre lui-même en défaisant de manière plus ou moins radicale tous ses repères

identitaires ? C’est par la lecture de deux romans, soit Putain de Nelly Arcan et L’autre fille

d’Annie Ernaux, puis dans un projet personnel de création, que je chercherai à interroger et analyser

cette mouvance de l’identité dans l’écriture féminine, non pas comme une déconstruction absolue

du soi, mais plutôt dans une volonté à percevoir l’écriture comme une possible sortie du soi habituel

par des mouvements paradoxaux d’identification et de désidentification. Les deux écrivaines

proposent deux autofictions sur des thèmes différents ; l’une aborde la sexualité et l’autre, le regard

d’autrui. On y retrouve cependant également des points de convergence, tels que la volonté de

s’inscrire dans le récit familial tout en souhaitant s’en démarquer. Elles me permettent alors

d’étudier le concept de l’identité, narrative et référentielle, et d’ensuite apporter la réflexion

identitaire vers le support de l’écriture afin de la mettre à l’épreuve dans ma pratique. Je souhaite

donc d’abord expliciter les divers concepts sur lesquels repose ma démarche, tels que l’identité, la

désidentification ainsi que l’autofiction. Ils seront utiles à la compréhension de mon projet. Je les

explorerai ensuite plus en profondeur directement lors de l’analyse des romans ainsi que dans mon

projet de création, mettant immédiatement en relation théorie et textes littéraires.

1. Défrichage des concepts

Certains textes littéraires sont un vecteur des antagonismes provenant de l’identité, antagonismes

exprimés par la narration des récits et qui soutiennent l’incompatibilité de certaines perspectives

identitaires. Définie comme le caractère de deux choses identiques ou, à l’inverse, le caractère de

ce qui est unique, l’identité représente à la fois l’unicité d’une personne, sa reconnaissance de

manière singulière et sa subjectivité, mais également ce qui connecte chaque individu aux autres

par les ressemblances qu’ils peuvent partager. L’Autre est donc un facteur corollaire de cette

notion, tout comme le temps, ce qui en rend difficile la précision et la délimitation. Autrement dit,

l’identité semble impossible à fixer dans un désir d’absolu, car la conscience que l’individu peut

avoir de lui-même, la définition de son « moi » et la présence du sujet s’arrêtent où celle d’autrui

commence : « La psychologie montre bien que l’identité se construit dans un double mouvement

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d’assimilation et de différenciation, d’identification aux autres et de distinction par rapport à eux.5 »

Cela témoigne aussi de la vision manichéenne du « je », cette partie de l’identité toujours prise dans

une constante confrontation entre les représentations des autres et un sentiment de soi qui cherche

continuellement à se soustraire des ordres de pensées préétablis et à définir les frontières de sa

subjectivité. C’est cette dualité entre la volonté subjective et l’omniprésence de l’autre qui est

mobilisée par et dans l’écriture ; c’est à partir de ce que l’écrivaine connait du monde qu’elle va

pouvoir créer une histoire et des personnages, affirmant ou infirmant l’identité constituée au fil des

pages. La création agit ainsi tel un miroir de l’autrice, elle qui essaie de se retrouver parmi toutes

les identifications possibles, sans complètement y parvenir, affrontant constamment une série

d’oppositions, de contradictions, qui peuvent entrainer des ruptures identitaires. « Car l’identité,

tellement mouvante et contradictoire, tellement incommensurable qu’il est impossible même pour

son propriétaire d’en faire le tour, ne saurait être ainsi fixé, à tout jamais, en quelques mots et une

image […].6 »

Afin de contrer ces oppositions et de retrouver une représentation de soi légitime selon lui-même,

l’individu — ici l’écrivaine — peut effectuer des désidentifications — concept sociopsychologique

qui se caractérise par la rupture avec un trait identitaire. José Esteban Muñoz, dans son ouvrage,

Disidentifications : Queers of color and the performance of politic 7 s, apporte le concept de

« identities-in-difference », expliqué comme les identités qui ne concordent pas avec la sphère

publique dominante (ou le regard dominant), ce qui est utile pour mettre en action une rupture

identitaire : « This self is a disidentificatory self whose relation to the social is not overdetermined

and universalizing rhetorics of selfhood.8 » Muñoz désavoue ainsi la structure dominante, c’est-à-

dire la norme construite et approuvée par la société, et utilise la désidentification pour effectuer

une actualisation de soi qui engendre soit une nouvelle promesse d’être, soit une absence d’identité

par le manque de repères identitaires. De plus, ces désidentifications seront mises en scène par le

« je », qui se construit ou se déconstruit dans le langage, et peuvent être exprimées à travers des

5 Marc, Edmond, « La construction identitaire de l’individu », Catherine Halpern éd., Identité(s), L’individu, le

groupe, la société, Editions Sciences Humaines, 2016, p. 29 6 Kaufmann, Jean-Claude, L’invention de soi., Paris, A. Colin, Coll. Individu et société, 2004, p. 23. 7 Muñoz, José Esteban, Disidentifications: Queers of color and the performance of politics, Minneapolis—

Londres, University of Minnesota Press, 1999, 227 pages 8 Ibid, p. 20 : « Ce soi est un soi qui ne s’identifie pas et dont le rapport au social n’est pas une rhétorique exagérée

et universalisante de l’individualité. »

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procédés narratologiques, tels que décrits par la théorie de l’identité narrative de Paul Ricœur. Ce

dernier propose une théorie qui désigne l’imagination et les récits comme étant une connexion entre

les expériences d’un individu, c’est-à-dire ce qui permettrait à ce dernier de passer d’une

expérience à une autre et de les considérer comme un ensemble. Ainsi, selon Ricœur, la narration

engendre un lien concret entre chaque expérience vécue ; elle devient alors une composante de

l’individu et permet au « je » de s’exprimer dans toutes ses nuances et toute sa complexité.

Autrement dit, elle vient fixer ce qui dans la réalité se trouve sous le joug du mouvement et de la

variabilité, ce qui déclenche chez l’individu la conviction d’être pleinement ce qu’il doit être par

l’agencement narratif de tout ce qu’il a vécu. Cette théorie narrative met donc en évidence la ligne

discordante de la mise en intrigue des événements éprouvés au cours de la vie de cette personne en

opposition avec la ligne concordante, poussant le sujet à effectuer des identifications et des

désidentifications. Par conséquent, « […] la littérature s’avère être un vaste laboratoire pour des

expériences de pensée où cette jonction est soumise à des variations imaginatives sans nombre9 »,

en se faisant un lieu où l’autrice peut embrasser ou se dissocier de certaines variantes de soi, afin

de se penser et se repenser. La fiction dans son ensemble témoigne des identifications possibles

que l’autrice peut éventuellement effectuer et met en évidence les caractéristiques qui lui sont déjà

attribuées dans la réalité. L’identité narrative participe à la compréhension du soi dans la littérature ;

elle est une « contribution majeure de la théorie narrative10 » puisqu’elle permet la constitution du

« moi » en mettant en évidence la dialectique de l’ipséité — décrite comme la promesse d’être,

comme un élément qui trouve son sens dans l’avenir — et de la mêmeté (ou le même) — comprise

comme le caractère qui fonde la reconnaissance d’une personne, telle une image à laquelle on peut

parfois ne plus s’identifier. L’identité est ainsi composée d’une compréhension de soi essentielle

et d’une construction sociale narrative, qui encode les rôles et engendre, pour ceux qui ne se

reconnaissent pas dans ces rôles encodés, des désidentifications.

L’identité féminine, plus précisément, a souvent été conflictuelle, étant donné le contexte patriarcal

dans lequel les femmes ont évolué. La prévalence masculine sur le rôle qu’elles occupaient rendait

l’affirmation de leur « soi » plus difficile et les plaçait conséquemment dans un carcan duquel elles

désiraient émerger. Elles exprimaient par la suite cette volonté par des crises identitaires :

9 Ricœur, Paul, Op cit, p. 188 10 Ibid, p. 167

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Il y a une mise en crise de l’identité : comme dans toute situation où ne coïncide plus

le sentiment de ce qu’on est pour soi, de ce qu’on donne à voir de soi à autrui et de

l’image de soi qu’autrui nous renvoie ; où ne s’ajustent plus le lieu et le moment

adéquats à ce qu’on est, à ce qu’on croit être, à ce qu’on est sommé d’être ; où ne

s’articulent plus ce qu’on a été, ce qu’on est et ce qu’on aspire à être.11

Les femmes étaient et sont encore en constante confrontation avec les attentes de sociétés

patriarcales et leur propre désir d’individualité, ce qui les pousse alors vers la volonté d’une

émancipation identitaire. Bien que chaque individu évolue autour de son souhait d’autonomie en

opposition avec le regard de l’autre, les femmes se retrouvent devant une problématique, n’étant

pas construites selon le modèle exogène12 :

[L] a condition féminine est habitée en profondeur par une double et contradictoire

exigence : celle de s’assimiler à tel modèle de femme tout en se démarquant des autres,

voire en se démarquant de ce modèle même. Toujours il faut prendre la place, se faire

une place, occuper sa place, garder sa place, rester à sa place…13

Quand elles veulent aborder dans leurs textes cette identité en question, les écrivaines doivent

adopter des stratégies, se plaçant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des représentations

collectives. Les écrivaines sont alors poussées vers deux options : accorder au « je » toute la liberté

de s’imaginer autrement et formuler des conceptions émancipatrices de leur identité ou choisir de

s’en séparer. Elles essaient de se dégager du rôle accordé à la femme et d’octroyer de l’importance

au statut féminin — voire de l’autrice — dans la société. C’est par le récit de soi, dont l’autofiction,

que beaucoup d’écrivaines ont tenté de prendre leur place en écrivant leur histoire, fragmentée en

plusieurs romans. N’étant pas soumise aux mêmes exigences de vérité que l’autobiographie,

l’écriture autofictionnelle est tout de même parsemée d’éléments qui font partie de la vie de

l’autrice et qui guident le lecteur vers le chemin du pacte autobiographique, sans qu’il considère

tout comme une vérité indiscutable. Il s’agit donc de produire une œuvre dont le résultat est

l’identité de l’auteur ; autrement dit, « [p] roduire une œuvre [pour] se produire soi-même et

afficher une identité construite par le langage […].14 » L’autofiction permet également d’échapper

11 Heinich, Nathalie, États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Gallimard, France, 2018,

p. 154 12 Ibid, p. 340 : La femme serait construite selon le modèle endogène, c’est-à-dire à se basant et s’excluant à la

fois des modèles féminins, tandis que l’homme prend en compte les modèles masculins et féminins. 13 Ibid, p. 340 14 Ouellette-Michalska, Madeleine, Op cit, p. 35.

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à l’identité fixe de l’autobiographie ; la fiction permet de se dissocier de l’exclusivité identitaire

liée à l’écriture biographique, ce qui laisse une liberté d’interprétation aux divers lecteurs :

L’écriture est mensonge au départ, puisqu’elle construit et reconstruit toujours le réel

à sa manière. Mais ce qu’elle élabore par le langage possède sa propre vérité, une

cohérence et une pertinence à géométrie variable qui finissent par émouvoir, éclairer,

transformer, au point d’apparaitre comme une modalité de l’être.15

Les nombreuses études sur l’écriture féminine et sur l’autofiction, telles que Des femmes « s » »

écrivent : enjeux d’une identité narrative d’Annemarie Trekker et L’autofiction et dévoilement de

soi de Madeleine Ouellette-Michalska, mettent bien en évidence le désir des femmes de

s’émanciper des carcans identitaires prévus pour se (re) construire par l’écriture : « Plus la société

les empêchait de dire “je”, plus elles l’écrivaient dans leurs textes.16 » Elles deviennent ainsi elles-

mêmes personnages de leurs livres, ce qui leur permet de se défendre des postures assignées pour

embrasser une identité conçue par elles-mêmes. L’identité féminine se développe donc en partie

autour du concept de l’identité narrative, la littérature conduisant les femmes vers la

réappropriation ou le rejet de leur identité, mais aussi vers une identité fictive confrontée à une

identité réelle. L’identité narrative, choisie par les écrivaines et celle que le lecteur retrouve dans

les pages d’un roman, se trouve donc toujours en parallèle avec l’identité réelle, mettant en lumière

les identifications et désidentifications appartenant à la fiction et celles du quotidien.

Nelly Arcan et Annie Ernaux sont deux écrivaines dont les textes représentent avec force cette

mouvance de l’identité. On disait d’ailleurs d’Annie Ernaux qu’elle exprimait sa vie entre les pages

de ses romans. Elle s’explique en disant qu’elle « n’a pas cherché à [s] » écrire », mais plutôt « à

faire œuvre de [sa] vie » : « […] je me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires

qui l’ont traversée, des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaitre, comme d’une

manière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible.17 »

Les études montrent que l’écriture d’Ernaux est parsemée des thèmes sociologiques. Passant de

l’altérité, de la figure de l’Autre et de son regard à la domination masculine et à la politique, elle

offre une certaine réflexion quant à la division du « je » par l’Autre dans l’étape de sa construction

15 Ouellette-Michalska, Madeleine, Op cit, Ibid, p. 77 16 Ibid, p. 80 17 Ernaux, Annie, Écrire la vie, Gallimard, Coll. Quarto, France, 2011, p. 7

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identitaire, mettant en évidence que « l’autre est constitutif de [s] on identité.18 » Nelly Arcan, bien

qu’elle ait un tout autre rapport à la langue, aborde également le thème de la domination de

l’homme sur son corps par l’entremise de la prostitution19. Dans un cercle vicieux, elle illustre dans

ses ouvrages une narratrice aliénée par la sexualité et son corps, devant toujours se transformer

pour plaire à celui qui se trouve devant elle. L’écrivaine utilise donc l’écriture comme moyen de

donner à lire et à penser la condition féminine à travers ses propres expériences amoureuses et

sexuelles. Cette thématique met en évidence l’appréhension de « l’assujettissement des femmes

aux rôles sociaux et sexuels que la société leur a imposés, de sorte que la norme a été en grande

partie intériorisée et que les narratrices la retournent en quelque sorte contre elles-mêmes.20 »

2. Problématique

Étant donné le contexte dans lequel les femmes ont commencé à prendre la plume, c’est-à-dire afin

de reprendre le contrôle sur leur personne et leur « féminité21 », l’autofiction féminine possède des

caractéristiques qui la différencient de la fiction masculine. Dans son essai sur l’autofiction,

Madeleine Ouellette-Michalska fait une brève explication des deux genres, suggérant que la

narration des récits autofictionnels d’un homme peut être analysée d’une façon plus positive que

celle de la femme. L’écriture féminine serait perçue selon certaines perspectives comme

l’expression de ce qui permet aux autrices de sortir d’elles-mêmes : « L’autofiction telle qu’elle est

pratiquée par certaines femmes parait rarement heureuse, rarement sereine. Remplie d’une énergie

profanatrice, elle fait le bilan de tout ce qui sépare, atomise, déconstruit.22 » Elles feraient alors un

travail de contradiction identitaire par leur écriture en tentant de surmonter les antagonismes de

leur « moi ». En d’autres mots, les différents éléments ou thèmes abordés dans l’œuvre de l’autrice

effectuent une séparation du « moi » et des identifications déterminées par le « je », ce qui entraine

18 Houdart-Mérot, Violaine, « Altérité et engagement : Soi-même comme un autre », dans Annie Ernaux : un

engagement d’écriture , Presse de la Sorbonne, Paris, [En ligne], URL :

https://books.openedition.org/psn/156?lang=fr 19 « Prostitution » n’est pas utilisé ici selon une prise de position, mais pour suivre les propos de N.A, qui a

toujours dit « pute », « prostitution », « putain », etc. 20 Bourassa-Girad, Élyse, Aliénation, agentivité et ambivalence dans Putain et Folle de Nelly Arcan : Une

subjectivité féminine divisée, Maîtrise (M. ès L.), Université du Québec à Montréal, 2013, p. 17. 21 J’entends, dans cas-ci, ce terme non pas comme une essence, mais comme une condition culturelle et sociale. 22 Ouellette-Michalska, Madeleine, Op cit p. 98.

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le rejet d’une définition — ou d’une identité — totalisante.23 Cela permet ensuite d’exploiter la

divergence des points de vue afin de discerner l’influence de l’autre et son propre regard, de

distinguer le vrai du faux, l’illusion de ce qui concerne véritablement le sujet.

Puisque l’écriture est, dans le cas de l’autofiction féminine, considérée comme un acte de

déconstruction, l’identité totalisante n’est donc plus accessible. Il est davantage question d’une

sortie du soi habituel qui est déclenchée par l’imposition d’éléments identitaires discordants avec

l’image préalablement partagée. « Entre [les] récits parfaitement cohérents et les images de soi les

plus saugrenues et improbables, se déploie en effet un entrelacs de modalités des plus complexes

et variées, combinant chacune à sa manière continuité et rupture.24 » Partant de ce constat, au lieu

d’essayer de trouver de quelles façons les autrices tentent de se construire une identité à partir de

leur écriture, il s’agirait plutôt de faire la démonstration du contraire, c’est-à-dire de renverser cette

théorie. Puisque leur écriture est considérée comme un ensemble de stratégies ou d’éléments qui

participent à la rupture de leur identité assignée ou antérieure, il me semble important de se

questionner sur cette déconstruction identitaire et sur ces répercussions. Comment Nelly Arcan et

Annie Ernaux, à travers leurs autofictions respectives, effectuent-elles une « désidentification »,

c’est-à-dire une rupture, avec une partie ou avec la totalité de leur identité narrative ? Comment

une nouvelle identité narrative est-elle produite par ces opérations de désidentification et comment

ces stratégies d’écriture du soi peuvent-elles être reprises et prolongées dans mon propre travail de

création ?

Ainsi, Putain de Nelly Arcan et L’autre fille d’Annie Ernaux, deux romans contemporains,

expriment une volonté de réactualiser l’identité narrative des protagonistes. Le lecteur retrouve

dans la première œuvre comme dans la deuxième un détournement de soi-même, c’est-à-dire une

sortie de ce que ces narratrices considéraient comme leur identité, qui est soit poussée par un

proche, soit déclenché par la narratrice elle-même. Ces deux autofictions, bien qu’elles fassent

partie de la période contemporaine toutes les deux, n’appartiennent pas au même territoire

francophone. Selon moi, me concentrer sur l’autofiction française aurait été négligeant de ma part ;

il me fallait, sans basculer dans une approche sociologisante, analyser une représentation des

23 Taylor, Charles, Op cit. 24 Kaufmann, Jean-Claude, Op cit, p. 160

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questions identitaires provenant du Québec dans un ouvrage littéraire puisque celles-ci sont

omniprésentes dans la société québécoise. Ainsi, la quête de l’identité demeure une question

nationale importante que je veux aborder avant d’en faire moi-même l’expérience dans ma création.

Ces deux œuvres permettaient d’effectuer un pont entre la partie recherche et la partie création,

partant d’une œuvre française, continuant par l’analyse d’une œuvre québécoise, pour terminer

avec mes propres textes.

Dans le premier chapitre, j’aborderai l’analyse de L’Autre fille, récit qui raconte sous la forme

d’une lettre comment la narratrice apprend la naissance ainsi que la mort d’une sœur inconnue et

aux répercussions que cette nouvelle a sur sa propre personne. C’est le regard d’autrui qui portera

le décalage entre l’identité souhaitée et celle qui est finalement engendrée. Cet élément déclencheur

permettra la rupture avec son unicité et illustrera son rapport faussé avec sa « vraie vie25 », concept

apporté par Jean-Claude Kaufmann dans son ouvrage intitulé L’invention de soi. Cette notion

permet de faire une rupture nette entre deux identités, une vraie et une fausse, et elle engendre pour

le personnage un « envol soudain dans un autre univers de signification et de perceptions26 », ce

qui l’empêche de revenir vers son ancienne identité. La narratrice doit alors choisir entre sa « vraie

vie » ou celle qu’elle a vécu jusqu’à présent et où elle s’est sentie exister, ce qui soutient bien que

« [l] e processus identitaire, dans sa composante la moins connue, est donc non pas un

regroupement sur soi, mais au contraire une sortie du soi habituel.27 » Le second chapitre sera

concentré sur l’analyse de Putain, roman qui traite de la prostitution, de la filiation et du rejet de la

reconnaissance de soi par le corps. Dans ce cas, il s’agira de mettre en évidence dans un premier

temps les repères familiaux indésirés qui conduisent ensuite la narratrice vers une négation d’elle-

même, de son corps et de son prénom, indice de son identité dans ce qu’elle a de reconnaissable.

La désidentification corporelle partagée dans l’ouvrage, c’est-à-dire le fait qu’elle refuse de

considérer son apparence et son comportement comme une trace visible de celle qu’elle est,

engendrera un rejet de la subjectivité et, possiblement, de son identité. Enfin, mon écriture devrait

quant à elle éclairer davantage les différentes postures de désidentification du sujet d’écriture. Il

s’agira de comprendre les diverses perspectives qui amènent le sujet à ne plus s’identifier à lui-

25 Ce concept n’est pas apporté dans une perspective essentialiste ou absolutiste, mais seulement pour dépeindre

deux réalités différentes; l’une étant les croyances de la narratrice et l’autre ce qui s’est réellement produit. 26 Kaufmann, Jean-Claude, Op cit, p. 111 27 Ibid, p. 164

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même et à se perdre à travers les mots. Qu’il soit donc question de ne pas se reconnaitre dans le

regard de l’Autre ou qu’il soit question de s’aliéner en considérant cette vision comme la vérité, le

projet de création offrira une rupture du sujet d’écriture avec plusieurs éléments du quotidien,

passant de la désidentification des souvenirs d’enfance jusqu’à la confrontation du passé et du

présent.

Je propose donc d’effectuer une analyse de deux romans qui apporteront chacun un point de vue

différent, une réponse différente, à la problématique exposée. D’une certaine manière, il s’agira de

renverser la théorie constructiviste par une analyse rigoureuse des modèles d’identification et de

désidentification à travers les représentations du sujet féminin autoréférentiel dans le texte. Le tout

est basé sur la narration et une lecture des thèmes abordés, tels que le corps et l’Autre. Le

constructivisme se développe par la représentation du monde qui entoure le sujet et par les

connaissances que celui-ci en possède28. Il sera alors question de transposer cette vision du monde,

c’est-à-dire d’inverser les codes de leur savoir, afin de montrer que les autrices s’échappent et que

les contours de leur univers respectifs, tout comme ceux de leur identité, ne sont pas vraiment les

leurs. Mon objectif principal est donc de saisir les stratégies utilisées par les autrices et l’écriture

autofictionnelle dans la rupture identitaire. Je souhaite témoigner que par l’écriture, les autrices

peuvent revendiquer une identité totalement nouvelle, perdant ainsi complètement l’ancienne, ou

peuvent perdre ce qui les définissait, se retrouvant devant un vide identitaire. Je veux révéler que

la nouvelle ipséité engendrée apporte comme promesse d’être une figure d’écrivaine ; c’est cette

écriture qui permettrait à la fois une sortie du soi habituel et qui serait la source de la nouvelle

identité. Quelles sont les désidentifications qui engendrent l’un ou l’autre des cas ? L’identité sera

analysée selon l’autonomie de l’individu qui inscrit les sources de son « moi » dans sa propre liberté

de penser qui il est, effectuant alors une rupture avec un des éléments identitaires qui lui a été

attribué par autrui. L’écriture ne servirait pas seulement à se construire, mais avant tout à

déconstruire l’identité qui nous avait été donnée ou à laquelle nous avions cru.

28 Eiguer, Alberto. « Constructions en analyse, constructivisme, constructionisme. Analogies et

différences », Le Carnet PSY, vol. 105, no. 1, 2006, p. 34 à 37.

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CHAPITRE 1 : L’AUTRE FILLE D’ANNIE ERNAUX

« En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire,

je me créerais moi-même à neuf

et je justifierais mon existence.29 »

SIMONE DE BEAUVOIR

« Nul ne peut vivre toutes les virtualités qui étaient en lui,

ni même les imaginer.

Chaque instant qui passe

laisse derrière soi une infinité de vies possibles

qui n'ont tenu qu'à un souffle.30 »

DAVID LE BRETON

L’Autre fille est un roman d’Annie Ernaux publié en 2011 qui expose les répercussions d’une

découverte familiale sur la formation du sujet d’écriture. La narratrice raconte, dans une

correspondance à une sœur qu’elle n’a jamais connue, ce que le récit de sa mort a chamboulé dans

sa vie, ce que cette histoire a engendré d’un point de vue personnel et identitaire. Mélangeant

l’enfance, moment du traumatisme, et le présent, moment des réflexions, l’œuvre évoque la

déconstruction d’une identité par une narration traversée d’ellipses temporelles qui favorisent

l’émergence d’une nouvelle image de soi. Le présent chapitre présentera alors une analyse de cette

représentation à travers les diverses désidentifications retrouvées dans le texte, mais en

commençant par exposer la construction préalable de ce « je » narratif dans le récit.

1. Les repères préalables du « Je »

Les identifications, les moments structurants pour chaque individu, se construisent préalablement

et majoritairement durant l’enfance et l’adolescence. C’est durant ces périodes que la personne

intègre la socialisation avec autrui et qu’elle laisse, surtout en bas âge, cet autre la guider à travers

les différentes sources auxquelles elle peut possiblement s’identifier. Les parents ont un rôle

d’éducateurs dans la formation du sujet : ils sont les deux premiers individus qui peuvent intervenir

29 Beauvoir, Simone, Mémoire d’une jeune fille rangée (1958), Gallimard, coll. Folio, Paris, 2018, p. 187 30 Le Breton, David, Disparaitre de soi; une tentation contemporaine, Éditions Métaillié, Paris, 2015, p. 192.

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dans l’épanouissement, le développement, de l’enfant et qui « tout au long de son développement,

lui inculque des normes et des modèles auxquels il est invité à se conformer.31 » Leurs mots, mais

également leurs comportements, vont servir à lui forger un caractère, une personnalité:

Dès le plus jeune âge, l’Inconscient garde les traces d’événements survenus dans la vie

de la personne, surtout durant l’enfance, car cette période a une importance décisive

dans la formation de la personnalité adulte. En effet, les premières relations établies

par l’enfant se font avec ses parents. Leur nature harmonieuse ou conflictuelle, réussie

ou ratée, influence l’enfant et détermine ses attitudes dans l’avenir.32

L’adulte, quant à lui, bien qu’il soit plus avancé que l’enfant dans sa construction identitaire, ayant

déjà été soumis aux années formatrices de l’enfance, doit tout de même faire face aux mouvements

continuels de son identité, ce qui l’oblige à effectuer de nouvelles actualisations de soi. Si cette

dernière est conflictuelle, des mouvements de désidentification, de rupture et d’ajustement seront

déclenchés par l’antiassimilation, procédé décrit par José Esteban Muñoz comme le refus d’adopter

l’information comme une source possible de son identité. Ainsi, ces concepts utilisés pour l’analyse

mettent en lumière dans la narration une conscience permanente qui apporte un sentiment

d’identité, permettant au passé, au présent et à l’avenir de se côtoyer dans une constante

comparaison.

En ce qui concerne la narratrice de L’Autre fille, celle-ci effectue plusieurs repères préalables de

son « soi » lors de son enfance. Il y a certes un certain décalage entre l’enfant et la narratrice à

cause du recul de la narration effectué par la narratrice qui observe de loin son passé, racontant des

années plus tard ce qui lui est arrivé et les pensées qu’elle avait eues. C’est un recul qui permet le

temps distinct des deux représentations d’une même personne et qui permet à la fois de comprendre

les réflexions de l’adulte et les identifications de l’enfant; la narratrice explique au lecteur la

perception qu'elle avait d’elle étant enfant. Elle se décrit alors comme une jeune fille « intrépide,

coquette sale, goulue, mademoiselle je sais tout, déplaisante, qui a le diable au corps33 ». Elle

continue à projeter son image de soi en ajoutant des détails concernant ses croyances, ses goûts et

ses comportements, déclarant par exemple qu’elle « ne manifestait pas d’appétence pour les choses

31 Marc, Edmond, Op cit, p. 33 32 Rouhana, Samar, Remise en question et quête identitaire dans l’oeuvre autobiographique d’Annie Ernaux,

Doctorat (D. ès L.), Université Saint-Esprit de Kaslik, 200, p. 140 33 Ernaux, Annie, L’autre fille, Éditions Nil, France, 2011, p. 19

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de la religion. [Elle] n’aimai[t] pas Dieu, [elle] en avai[t] peur, mais personne ne s’en doutait34 ».

Elle constitue le portrait d’une jeune fille qui aime découvrir la vie, mais qui a peur de ce qu’elle

ne peut voir ou contrôler. Son éducation faisait d’elle une personne reconnue, qui était au centre de

la vie familiale et était la fierté de ses parents : « J’étais consciente de mes avantages d’enfant

unique […] objet d’une sollicitude inquiète, choyée. Lui me voulait d’abord heureuse, elle,

quelqu’un de bien, l’addition de leurs désirs me faisait, au sein de la famille et de notre quartier

ouvrier, une existence enviée de privilégiée […].35 » La narratrice construit ainsi ce qui définissait

la jeune fille qu’elle était, faisant état de la singularité qui la caractérisait et qui lui octroyait

plusieurs préséances, tels qu’avoir le monopole de l’amour de ses parents et la primauté de vivre

les nouvelles expériences avec eux. Elle vivait dans un monde où elle était la seule héroïne36 et où

personne ne pouvait la remplacer.

Elle est pourtant confrontée à ces identifications lorsque sa mère raconte à une voisine une vérité

qu’elle ne connaissait pas. Elle jouait dehors avec une amie quand sa mère est sortie du magasin

dans lequel elle travaillait et s’est mise à raconter ce récit à une jeune femme du Havre : « Elle

raconte qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans, avant la

guerre de Lillebonne. Elle décrit les peaux dans la gorge, l’étouffement. Elle dit : elle est morte

comme une petite sainte.37 » Cette histoire l’oblige à remettre ses repères identitaires en question

alors que sa mère évoque la naissance et la mort d’une autre fille, d’une sœur qui lui était encore

inconnue. Elle ne peut plus être ce qu’elle croyait et tout son monde est à redéfinir, n’ayant plus

les mêmes contours et les mêmes limites puisqu’ils ont été transformés par le récit de sa mère et

l’existence d’une sœur qu’elle ne connaissait pas. Elle mentionne elle-même les répercussions de

ce récit d’enfance sur sa personne, évoquant symboliquement les ravages que cela a eus dans sa

vie : « Je ne peux restituer son récit, seulement sa teneur et les phrases qui ont traversé les années

jusqu’à aujourd’hui, se sont propagées en un instant sur toute ma vie d’enfant comme une flamme

muette et sans chaleur […].38 » La narratrice soutient ainsi le bouleversement qui a été provoqué,

utilisant le feu comme élément métaphorique, un élément qui détruit tout sur son passage,

34 Ernaux, Annie, Op cit, p. 20 35 Ibid, p 59-60 36 Ibid, p. 29 37 Ibid, p. 16 38 Ibid, p. 15

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démontrant qu’elle ne peut maintenant faire face qu’à un environnement familial et identitaire

radicalement transformé. La répétition des émotions et son incapacité à inscrire le passé comme

passé indiquent son traumatisme. La parole de sa mère vient radicalement changer la vision de son

identité. Cet aveu la place devant le pouvoir qu’elle accorde aux autres dans sa vie, aux dépens de

ses volontés, et vient modifier le rapport qu’elle entretenait avec son identité passée, mais

également son identité présente : « Enchevêtré au cœur des circonstances sociales, le sentiment

d'identité est pris dans la trame du temps et des évènements imprévisibles susceptibles de

transformer les routines du rapport au monde.39 » La figure de l’Autre, dans ce cas la parole de sa

mère et l’existence révélée de sa sœur morte, devient matière à analyse puisqu’elle entraine les

désidentifications de la narratrice, la rupture d’un des éléments de l’identité narrative.

2. L’Autre et son impact

L’Autre – autrui - est une figure qui revient constamment dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Elle

l’utilise à plusieurs reprises dans un angle de construction de soi, cherchant sa vérité dans les

actions de son père, de sa mère et aussi de ses amants. Elle génère au fil des romans une structure

sociale et identitaire d’elle-même, se constituant de la somme de tous les regards posés sur elle :

« J’ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le "je" qui circule de livre en livre n’est pas

assignable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales et sociales, qui

nous habitent.40 » Ernaux soutient ainsi dans certains de ses récits, tels que Journal du dehors, La

honte et Passion simple (pour ne nommer qu’eux), que la figure de l’autre est une donnée

importante pour saisir l’identité d’un individu puisqu’elle contribue à sa constitution même. Le soi

est traversé par des influences extérieures et il se voit alors conduit à adhérer à certaines d’entre

elles, dans la mesure où l’individu est en accord avec les répercussions que cela engendre sur lui-

même.

Ainsi, le sujet dégagé de ce point de vue est conçu comme le produit d’influences

historiques et sociales qui ont eu des répercussions sur sa personne, souvent fluctuantes

et conflictuelles. Ce sujet ne se retrouve pas sans identité, mais celle-ci n'est désormais

39 Le Breton, David, Op cit, p. 187 40 Ernaux, Annie, Op cit, 2011, p. 7

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plus comprise suivant des termes essentialistes. Il postule une subjectivité fondée sur

les différences, et non pas sur la différence : une identité plurielle […]. 41

Que ce soient des personnes faisant partie de l’entourage ou de parfaits inconnus, l’Autre fait partie

de la socialisation de l’individu et le pousse, autant que possible, vers une actualisation de son

identité, actualisation imprégnée du rapport qu’il entretient avec le monde.

Dans L’Autre fille, cette actualisation n’est possible que par la succession de désidentifications

provoquées par la figure de l’Autre qui amène la narratrice et la jeune fille qu’elle était vers sa

vérité. La mort de la sœur et le silence de la mère autour de son existence viennent compromettre

ce rapport à soi, en faisant apparaitre un autre univers de référence totalement contradictoire avec

ce qu’elle croyait être ou percevoir d’elle-même. Dans ce cas-ci, ce n’est pas l’ouverture au monde

et à ses influences qui apportent certains conflits, mais une dualité entre cette nouvelle figure et la

place déjà occupée par la narratrice; une confrontation identitaire pour savoir qui est l’autre et qui

a un « soi » légitime. Cette situation produit des effets dévastateurs sur la narratrice; elle ne sait

plus du tout qui elle est entre ces deux récits, ces deux postures qui évoluent en parallèle, ce qui ne

permet guère son auto-reconnaissance. Contrairement aux autres romans d’Ernaux, celui-ci remet

donc en question l’apport d’autrui dans l’élaboration de l’identité non pas comme d’une

construction, mais davantage comme d’une rupture puisqu’il met en évidence la perte d’une place

par le surgissement d’autrui, un autre qui n’était pas prévu.

Bien que l’Autre soit constitutif de l’identité puisqu’il apporte une source d’identification et une

marque de différenciation à l’individu, il peut donc aussi agir comme élément déclencheur d’une

série de désidentifications. L’Autre possède ainsi dans certaines situations un pouvoir d’aliénation

plutôt que de construction, ayant pour rôle de mettre en évidence les antinomies qui sont dorénavant

au centre du sujet. Ernaux appuie cette information, disant que « la réalité est affaire de mots,

système d’exclusions. Plus/Moins. Ou/Et. Avant/Après. Être ou ne pas être. La vie ou la mort.42 »

Ainsi, la présence d’autrui engendre une interprétation de soi basée sur l’opposition ou l’exclusion.

La perspective de l’autre acquiert alors une prépondérance sur l’individu lui-même puisqu’elle

représente l’élément perturbateur, c’est-à-dire ce qui permet à l’individu de se confronter dans son

41 Caron, Marylène, « Annie Ernaux, Passion Simple et L’Occupation : Féminisme, autosociobiographie et

passion amoureuse », Université de Montréal, 2014, p. 35 42 Ernaux, Annie, Op cit, p. 21.

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quotidien et de réévaluer ses repères identitaires. Son rapport à lui-même se voit transformer par le

rapport avec l’Autre et oblige une redéfinition autant du monde qui l’entoure que de lui-même :

L'identité qui fonde le rapport au monde nous semble assurée, irréfutable, mais rien

n'est plus vulnérable, plus menacé par le regard des autres ou les évènements de

l'histoire personnelle. Elle n'est pas enclose, elle se trame dans l'inachevé, elle est

modulable. Les circonstances la font et la défont selon la manière dont l'individu les

interprète et les vit.43

L’identité de la narratrice est donc mise à l’épreuve dans L’Autre fille; sa place est maintenant celle

de la seconde et « l’occupation de la place définie par rapport à autrui ne supporte de mise en

question que conflictuelle […] : une place ne se partage pas. Elle ne peut que se conquérir ou se

garder – ou se laisser.44 » Elle ne peut continuer d’être ce qu’elle était avant l’histoire de ce fameux

dimanche, mais elle ne veut pas être celle décrite par sa mère, avoir cette identité non choisie à

cause d’une sœur décédée. « En conséquence, le discours identitaire sera haché, tâtonnant, parfois

contradictoire, loin des impératifs de cohérence et de linéarité que l’on rattache ordinairement à la

fonction narrative.45 »

2.1 Être la deuxième : désidentification de l’unicité

La première chose dont la protagoniste se rend compte, c’est qu’elle n’est plus la seule et l’unique,

ce qui est la première désidentification qu’elle effectuera dans la succession qui l’amènera devant

une identité qui lui était cachée et qui, pourtant, se trouvait à être la sienne. Même absente, sa soeur,

cette inconnue soudain apparue, occupe une place entre elle et ses parents, la délogeant du même

coup de la position qu’elle pensait avoir au sein de la famille. Elle doit repenser le monde qui

l’entoure ainsi que l’identité qu’elle croyait avoir puisqu’il ne s’agissait pas de la vérité : « J’avais

vécu dans l’illusion. Je n’étais pas unique. Il y en avait une autre surgie du néant. Tout [ce] que je

croyais […] était donc faux.46 » Sa vie n’est pas tout à fait sienne et sa sœur est partout bien malgré

elle. Même si elle n’incarne qu’une présence invisible, elle se faufile quand même dans son univers,

entrant dans sa vie comme un fantôme qui met tout ce qu’elle connaissait jusqu’à maintenant en

43 Le Breton, David, Op cit, p. 186. 44 Heinich, Nathalie, Op cit, p. 154 45 Baroni, Raphaël et Anick Giroud, « L’identité narrative en question : biographie langagière et

réaménagement identitaire », 2010, p. 65 46 Ernaux, Annie, Op cit, p. 22

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péril. La protagoniste est donc hantée par cette inconnue et n’arrive pas à nier sa présence dans sa

vie, mais surtout dans celle de ses parents. D’ailleurs, en racontant cette histoire, sa mère ressent

un apaisement qui la pousse à poursuivre son récit, mettant en lumière vis-à-vis de sa fille

l’existence permanente d’une autre en son sein : « […] ayant commencé à parler de toi, elle était

incapable de s’arrêter, de ne pas aller jusqu’au bout, trouvant dans la narration de ta disparition à

cette jeune mère, qui l’entendait pour la première fois, la consolation d’une forme de

résurrection.47 » Cette symbolique de la résurrection témoigne à la narratrice de l’omniprésence de

cet enfant décédé, lui accordant un premier trait religieux qui l’apporte dans un univers de

représentations divines. Cette inconnue peut alors, tel un ange, « […] rôder autour d’[elle],

[l’] environner de [s]on absence dans la rumeur ouatée qui enveloppe les premières années

d’arrivée au monde.48 » Cette nouvelle apparition bouscule ses repères identitaires et engendre pour

elle deux facettes de son « soi », deux facettes qui ne cessent de rentrer en conflit l’une avec l’autre.

Elle se retrouve devant un soi qu’elle n’avait jamais envisagé, une enfant du second rang, ce qui

constitue une première désidentification avec son statut d’enfant unique qu’elle croyait acquis.

[Cela] exprime une régularité constitutive du sentiment d’identité, dans la mesure où il

se détermine non selon une exigence interne de cohérence de soi, mais selon une

exigence externe d’adéquation de soi à une place […]. Et sans doute est-ce l’une des

formes les plus fondamentales, quoique les moins visibles, de dépendance, de devoir

son identité à la position occupée vis-à-vis autrui […].49

Elle se retrouve alors devant des conditions douloureuses, devant une rupture identitaire, qui

normalise et détermine les conditions de sa subjectivité, étant obligée d’être à la fois, selon les

diverses visions qui l’entourent, la seule et l’unique, mais aussi la seconde et l’analogue de sa sœur,

prénommée Ginette. « La présence d’identités multiples est donc encore redoublée dans cette

entreprise inédite : non seulement le sujet autobiographique est pluriel, non seulement il y a clivage

entre le moi originel et le [nouveau] moi […] 50 » puisqu’il y a désidentification de cette unicité

qu’elle pensait avoir. Il s’agit de distinguer par « une analyse de la manière dont elle-même est

déplacée, dont son univers se retourne, entrainant un "sentiment d’irréalité", ou même de place

47 Ernaux, Annie, Op cit, p. 27 48 Ibid, p. 25 49 Heinich, Nathalie, Op cit, p. 157. 50 Houdart-Mérot, Violaine, Op cit.

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usurpée,51 », c’est-à-dire par l’étude des nouvelles limites caractérielles et de l’absence de destin

unique, ce qui l’amènera vers la figure de l’écrivaine.

Cette perte de son caractère unique est donc remarquée par cette présence invisible, mais également

par les caractéristiques définitoires qu’elle ne peut plus posséder. Ricoeur donne une définition

intéressante de ce qu’il considère comme le caractère, disant qu’il s’agit de

[…] l'ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu

humain comme étant le même. Par les traits descriptifs que l'on va dire, il cumule

l'identité numérique et qualitative, la continuité ininterrompue et la permanence dans

le temps. C'est par là qu'il désigne de façon emblématique la mêmeté de la personne.52

Cela explique pourquoi la narratrice éprouve des difficultés à se reconnaitre. Sa mère, lors de son

récit, fragilise le sentiment de soi qu’elle s’était auparavant construit. Elle met bien en place cette

idée que l’une ne peut pas être comme l’autre, accordant à cet enfant comme seules possibilités de

traits distinctifs ceux que Ginette ne possédait pas. Les résultats sont destructeurs puisque cela

empêche la reconnaissance de la narratrice et engendre une rupture avec sa mêmeté. La figure

maternelle met alors en évidence l’absence de choix pour la protagoniste et engendre une

opposition constante entre ces deux personnages, entre la fille décédée et la fille vivante :

L’enfant qui se croyait unique est soudainement délogée de son rang, comparée à mieux

qu’elle, reléguée à la place de la seconde. Avec cette connaissance vient aussi

désormais l’obligation de se définir non plus en soi, mais par rapport à l’autre par le

biais d’une série de dichotomies allant de l’ombre à la lumière, de la mauvaise à la

gentille fille, du vivant au mort.53

C’est de cette manière que la jeune narratrice reçoit l’histoire de sa mère, c’est-à-dire comme un

carcan qui l’oblige à ne pas destituer sa sœur de la place qu’elle occupe dans la mémoire de ses

parents. Elle ne peut pas, désormais, penser son « soi » selon ce qu’elle veut être ou ce qu’elle avait

toujours connu, mais doit maintenant se tenir à ce que les autres perçoivent d’elle en fonction de la

seconde place qui lui est soudainement attribuée, perdant en quelque sorte les choix infinis que lui

procurait le fait d’être enfant unique. La première confrontation se fait lorsque sa mère raconte la

vérité à la fille du Havre. Elle commence par énoncer la naissance et la mort de cette enfant, mais

termine en apportant une première opposition entre ses deux filles comme le relate la narratrice :

« À la fin, elle dit de toi elle était plus gentille que celle-là. Celle-là, c’est moi.54 » En plus de se

51 Houdart-Mérot, Violaine, Op cit. 52 Ricoeur, Paul, Op cit, p. 144. 53 Joseph, Sandrina, « Dans l’ombre de l’autre / L’autre fille d’Annie Ernaux », Spirale, numéro 239, 2012, p. 71. 54 Ernaux, Annie, Op cit, p. 16.

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sentir comparée pour la première fois, la protagoniste se rend compte de ce qu’elle n’est plus et de

ce qu’elle n’a pas le droit d’être. Ainsi, « gentille » ne fait plus partie des caractéristiques qui

peuvent la définir, appartenant déjà à cet autre qu’elle ne connait pas. Elle se retrouve alors devant

l’obligation d’être la « méchante », ou du moins plus méchante que l’autre fille. Cette antinomie

se poursuit jusqu’à faire d’elle un démon : « […] il a bien fallu que je me débrouille avec cette

mystérieuse incohérence : toi la bonne fille, la petite sainte, tu n’as pas été sauvée, moi le démon,

j’étais vivante.55 » Elle acquiert alors par la présence de l’Autre un tout nouveau vocabulaire la

caractérisant aux dépens de la vision qu’elle avait d’elle-même, un vocabulaire qui l’amène

éventuellement vers l’écriture. Sa mère, par ces comparaisons constantes entre les deux, l’oblige à

se réfugier dans la fiction, dans l’écriture, puisque c’est par cette dernière qu’elle peut encore avoir

une identité qui n’est pas complètement détruite par l’histoire et qu’elle peut reprendre le contrôle

sur les caractéristiques qui lui avaient été enlevées par cette nouvelle réalité. Elle passe d’une jeune

fille qui se connaissait, étant selon elle « gentille » et câline avec ses parents, à une enfant qui ne

se reconnait plus, ce qui soutient que « l’accès à une place redéfinit radicalement l’identité du

sujet56 ».

Une autre trace de cette désidentification de la figure de l’enfant unique apparait lorsque la

narratrice évoque son destin maintenant en fonction de la figure de l’Autre. La fille qui était à sa

place bien avant elle avait tracé les contours d’un monde dans lequel elle a maintenant un rôle à

jouer qui est prédéterminé. La narratrice soutient alors qu’elle n’a aucun contrôle sur ce qui lui

arrive, que le décès de sa sœur peut être le déclencheur de tous les aléas survenus dans sa vie. Dans

cette perspective :

chacun porte donc en soi l’empreinte d’un passé, celui de sa famille, et d’une histoire,

celle de son enfance, au même titre qu’un passé au sens plus large, […] empreinte

indélébile malgré tous les déracinements et les changements survenus dans l’avenir.57

Elle n’aurait donc aucun pouvoir sur son destin, ne le devant qu’à la mort de cette sœur inconnue

et qu’à tout ce qui s’est déroulé avant elle. Elle y fait référence d’ailleurs lorsqu’elle parle

précisément de son écriture, disant que sa sœur est morte pour qu’elle écrive58, mettant en évidence

55 Ernaux, Annie, Op cit, p. 34 56 Heinich, Nathalie, Op cit p. 167 57 Rouhana, Samar, Op cit, p. 144. 58 Ernaux, Annie, Op cit, p. 35

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que son gout pour l’écrit provient de ce deuil et de la désidentification qui s’en est suivie. Elle

compare aussi toutes les expériences vécues avec ses parents, sachant qu’elle vit de cette manière

parce qu’ils les ont d’abord expérimentées avec une autre qui l’a précédée. Chaque évènement

devient alors pour elle une trace évidente de celle qui les a traversés ou subis avant elle, étant

constamment marquée par un vécu qui soit a motivé ses parents à retenter l’expérience, soit au

contraire leur a enlevé toute envie de l’entreprendre à nouveau, empêchant la narratrice de vivre

dans une vie singulière, encore à définir. Elle mentionne cet aspect lorsqu’elle décrit ses

impressions envers ces deux vies sans cesse comparées : « Ils ont dû te dire "quand tu seras grande",

énumérer ce que tu pourras faire, apprendre à lire, monter à vélo, aller seule à l’école, ils t’ont dit

" l’année prochaine", "cet été", "bientôt". Un soir, à la place de l’avenir il n’y a plus eu que le vide.

Ils ont redit les mêmes mots pour moi.59 » Tout est alors conditionné par cette présence invisible

qui marque l’enfance de la narratrice, ne pouvant plus agir comme si elle était la première et la

seule, ce qui ne lui laisse que la fiction, son ancienne réalité, pour retrouver une identité légitime.

Rien ne lui appartient vraiment puisqu’elle est partiellement la figure homologue de sa sœur

décédée.

Occupant la première place du simple fait qu’elle y fut la première, celle-ci ne peut être

que la seule vraie, l’unique, la légitime […]; car si son corps – physique – a disparu

dans la mort, sa place – symbolique – demeure. Et la seconde n’en sera forcément que

la pâle copie, un faux, un mauvais plagiat, la condamnant à cette forme de néantisation

qui consiste à subir l’omniprésence de l’autre […].60

Ainsi, tout dépend de ce que cet autre a vécu et rien dans sa vie ne semble venir d’elle-même,

devenant après ce fameux dimanche une remplaçante; la deuxième, un personnage dans l’histoire

d’une autre. Elle est maintenant celle qui repasse dans les pas de la première et acquiert, par le fait

même, son destin, perdant les éléments auxquels elle s’associait en tant qu’individu unique. Elle

s’aliène dans cette présence dont elle ne connaissait pas l’existence et n’arrive plus à reconnaitre

celle qu’elle est, ne voyant en elle que le reflet de sa sœur et effaçant du même coup ce qui assurait

sa mêmeté : « Quand j’étais petite, je croyais […] que c’était moi. Ce n’est pas moi, c’est toi.61 »

59 Ernaux, Annie, Op cit, p. 42 60 Heinich, Nathalie, Op cit, p. 158 61 Ernaux, Annie, Op cit, p. 10

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2.2 Retour vers l’ancien « soi » : désidentification de la « vraie vie »

Après s’être désidentifiée de sa figure d’enfant unique, la narratrice se désidentifie de sa « vraie

vie », c’est-à-dire de la réalité où une autre fille est née avant elle, désirant retrouver son unicité et

refusant qu’une autre ait partagé la vie de ses parents. Elle renie ce passé qui fait pourtant partie

d’elle, car sinon elle ne peut se réaliser : « Je ne peux te mettre là où j’ai été. Remplacer mon

existence par la tienne. Il y a la mort et il y a la vie. Toi ou moi. Pour être, il a fallu que je te nie.62 »

Elle exécute donc un détachement envers les faits énoncés par sa mère afin de retrouver ce qui

auparavant la définissait, cherchant à atteindre « une forme délibérée d’indépendance […].63 » Elle

effectue alors, grâce à son écriture, une rupture avec cette sœur par leur exclusion mutuelle et

évidente. Cela vient fissurer l’identité première et se répercuter jusque dans son identité narrative,

où elle tente de retrouver ses anciens repères identitaires. Par contre, ce retour vers son caractère

unique n’est pas absolu puisque la narratrice, l’autrice, sait maintenant ce qui est arrivé avant sa

naissance. Elle le tente tout de même dans une certaine mesure en déclarant qu’elles ne peuvent

vivre dans la même réalité, donnant l’occasion à la protagoniste de se détourner de l’histoire de sa

sœur – et en même temps, sans s’en rendre compte, de sa vraie vie et de l’image que ses parents

ont d’elle. Elle commence par mentionner dans sa lettre la certitude que ses parents ont eu autant

de réalités que de filles, ne voulant qu’un seul enfant : « Mais toi et moi étions destinées à rester

uniques. Leur volonté de n’avoir qu’un seul enfant affiché dans leur propos on ne pourrait pas

faire pour deux ce qu’on fait pour un impliquait ta vie ou la mienne, pas les deux.64 » Elle utilise

cette volonté parentale pour effectuer le décalage entre les deux réalités et ainsi pouvoir retrouver

son caractère unique, engendrant une nouvelle identification à la singularité qu’elle souhaitait avoir

tout en se désidentifiant de la vérité révélée et proposée. En fait, les deux versions, l’unique et la

seconde, sont détruites au fil des pages pour que la troisième, celle qui écrit, voie le jour : ce retour

vers son caractère unique n’est donc qu’imparfait puisqu’elle sait désormais qu’elle n’était pas la

seule, ce qui la pousse vers sa nouvelle ipséité. C’est par ces deux désidentifications qu’elle peut

atteindre la nouvelle identité : celle qui écrit et qui, malgré tout, reste unique. Il semble alors avoir

deux mondes totalement distincts, celui de la vivante et celui de la morte, qui ne devrait pas entrer

en collision et laisser l’identité des deux filles intactes; une fausse et une vraie vie. Elle rejette cette

62 Ernaux, Annie, Op cit, p. 71 63 Le Breton, David, Op cit, p. 35. 64 Ernaux, Annie, Op cit, p. 61

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dernière en niant l’existence de sa sœur ainée, soutenant qu’il n’y a aucun langage pour décrire

cette vie et mettant en évidence le manque d’expérience partagée.

Il est impossible pour la narratrice d’accepter la présence de cette sœur puisqu’elle est invisible,

mais également parce qu’il s’agit d’un secret familial. Elle ne l’a appris que par hasard, par un

discours qui ne lui était pas destiné. Le silence qui entoure cette vérité pousse alors la protagoniste

vers un refus de cette vie dont ses parents semblent vouloir la tenir à l’écart, prétextant que le

silence peut la protéger et encourageant leur fille cadette à suivre leur exemple : « S’ils ne voulaient

pas que je sache ton existence, c’est que je ne devais rien demander. Me conformer à leur désir de

mon ignorance de toi.65 » Les parents ont donc maintenu leur fille vivante dans la méconnaissance

de l’autre, aménageant un décalage entre les deux et précédant le souhait de la seconde à ne pas

accepter cette réalité, n’ayant qu’un vide entre les deux sœurs. Par exemple, aucun souvenir ou

aucune anecdote ne vient les lier ensemble, une omission des parents qui facilite la

désidentification. L’absence de langage ne fait qu’aboutir à cette rupture, permettant à la deuxième

d’exclure la première par le manque de corrélations, dans ce cas, linguistiques : « Depuis le début,

je n’arrive pas à écrire notre mère, ni nos parents, à t’inclure dans le trio du monde de mon

enfance.66 » Pour elle, cette sœur qu’elle n’a pas connue flotte entre deux mondes sans réelle

appartenance au sien, n’ayant aucun repère dans sa propre vie : aucune énonciation ne fait de cette

enfant décédée une présence dans son quotidien, niant cette vie possible par l’absence

d’actualisation langagière. C’est cette « présence au monde que l’acte d’énonciation rend seul

possible, car, qu’on veuille bien y réfléchir, l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le

"maintenant" et de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde67 ».

Seulement, même le peu de mots prononcés à l’égard de cette réalité n’a aucune emprise, car les

paroles sont vides de sens pour la narratrice qui ne possède pas de référent quant à cette histoire :

« Mais ceux-là n’ont déposé aucune trace dans ma conscience. Ils sont restés sans image [...].68 »

Il devient difficile pour le personnage d’Annie de s’identifier à cette vie qui n’est pour elle qu’un

lot d’ignorance. Elle ne possède aucune représentation, aucun mot pour décrire sa sœur, ce qui

explique pourquoi elle renie cette existence et s’en détourne.

65 Ernaux, Annie, Op cit, p. 46 66 Ibid, p. 40 67 Agamben, Giorgio, Le langage et la mort, Éditeur Bourgois, Coll. Détroit, [s.l], 1991, p. 75 68 Ernaux, Annie, Op cit, p. 25

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La narratrice ne peut s’associer à cette vie, n’ayant aucun lien sororal, aucune maille qui vient

s’entremêler à l’existence de sa sœur, ce qui la motive à s’en dissocier. Elle n’arrive pas à accorder

une part de vérité à cette histoire puisqu’elle n’a jamais eu de sœur, seulement un fantôme qui est

venu lui voler sa place; un fantôme sans geste et sans paroles. La rupture identitaire est alors

privilégiée aux dépens de l’acceptation puisque les liens sororaux ne se sont jamais développés. La

protagoniste elle-même l’explique lorsqu’elle évoque ses liens qu’elle n’a jamais connus : « Mais

tu n’es pas ma sœur. Tu ne l’as jamais été. Nous n’avons jamais joué, mangé, dormi ensemble. Je

ne t’ai jamais touchée, embrassée. Je ne connais pas la couleur de tes yeux. Je ne t’ai jamais vue.

[…] Je n’ai pas de mémoire de toi.69 » Il lui est impossible d’adopter ce que les autres considèrent

comme étant sa vérité alors qu’elle ne l’a jamais expérimenté. Pour elle, il s’agit du monde de ses

parents et non du sien; cette sœur décédée ne se dresse pas dans ses souvenirs, mais entre son père

et sa mère, figurant un passé qui ne lui appartient pas. Puisqu’elle n’arrive pas à concevoir qu’elle

a une place dans ce monde étant donné qu’elle ne possède rien de cette fille qu’ils appellent « sa

sœur », elle le désinvestit et reste sur le seuil, indifférente à ce qui s’y déroule : « Que pouvait bien

peser l’image sans substance d’une petite fille disparue avant la guerre dans le présent d’une

adolescente, qui n’avait même pas le désir de se souvenir de l’enfant qu’elle avait été et qui rêvait

de l’avenir?70 » Cette révélation la réorganise complètement, soutenant que, contrairement à ce

qu’elle croit, elle est très concernée par la situation, responsabilité qu’elle vient pourtant nier. Elle

apprend à mettre de la distance entre les deux vies, la vraie et la fausse. « Cette distanciation est

radicalisée [et] se manifeste par un double sentiment d’étrangeté, par rapport au milieu familial

dont elle s’éloigne […], puis par rapport au milieu dans lequel elle entre sans y adhérer71 », n’étant

jamais complètement elle-même. L’identité narrative témoigne alors du désir de la narratrice à ne

pas se soumettre à une reconnaissance construite par une réalité qui n’est pas la sienne.

Cette volonté de se soustraire à une vie qu’elle n’a pas choisie et qui est pourtant la sienne à des

répercussions autant pour les autres qui la regardent que pour elle-même. Alors que la rupture

involontaire avec son unicité engendrait une perte de sa reconnaissance personnelle, de sa mêmeté,

celle-ci apporte un renoncement à soi en plus d’empêcher, cette fois, les autres de la reconnaitre

69 Ernaux, Annie, Op cit, p. 12 70 Ibid, p. 58 71 Houdart-Mérot, Violaine, Op cit.

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puisqu’elle nie un aspect fondamental de son parcours, de son histoire; de sa construction

identitaire. La narratrice met cet abandon de soi en évidence quand elle explique qu’une enfant

peut se dégager de certaines contingences et ne pas laisser des certitudes encombrantes envahir sa

vie: « La réalité ne pénètre pas les croyances de l’enfance. C’est avec celle-là, du miracle, que

j’existais en 1950. Que je continue peut-être d’exister.72 » Elle refuse, alors qu’elle était encore une

enfant, d’être absorbée par cette existence qui semble si loin de la sienne et avoue le faire encore à

l’âge adulte, dans le moment présent. C’est pour elle la seule façon dont elle peut exister. Elle

ajoute pourtant plus loin la nécessité du décès de Ginette pour qu’elle soit elle-même vivante: « Il

fallait que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée.73 » Elle soutient

que, malgré elle, les deux mondes qu’elle croyait d’abord distincts sont certainement liés et qu’elle

ne peut vivre sans la présence de l’autre avant elle. Nier ce fait revient ainsi à se nier soi-même

puisque sa vie entière dépend de la mort d’une autre. En contredisant ce fait, la narratrice choisit

sa fausse vie aux dépens de sa vraie, créant une fiction dans laquelle elle peut exister. Comme le

dit Kaufmann dans son ouvrage, « [elle] tromp[ait] sur le réel en filtrant de façon sélective sa propre

vérité […].74 » La narration la pousse vers une sortie du soi habituel, lui permettant de se séparer

de certaines représentations identitaires qui la composent, telle que sa vraie vie. L’ipséité de son

identité narrative se fait bousculer avant d’être remodelée dans un présent conscient de tout ce qui

a changé. De quoi est faite cette nouvelle ipséité maintenant que la narratrice s’est désidentifiée de

certains éléments qui la reliaient à son récit familial et permettaient sa mêmeté? Quelle identité

possède-t-elle maintenant et comment cette dernière est-elle décrite?

3. Une nouvelle promesse: l’ipséité modifiée

Tout au long des désidentifications, c’est la mêmeté qui est considérée; la narratrice se désidentifie

d’abord de la manière dont elle se voit pour après refuser la façon dont les autres, dans ce cas-ci

ses parents, la voient. Cependant, les désidentifications ne sont jamais complètes puisque nier un

des faits revient à s’identifier à l’autre; autrement dit, nier l’unicité revient à accepter sa vraie vie

et le rejet de sa vraie vie la ramène vers une vie de fiction où elle peut retrouver son caractère

72 Ernaux, Annie, Op cit, p. 34 73 Ibid, p. 34 74 Kaufmann, Jean-Claude, Op cit, p.18

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unique. Alors, bien que la protagoniste s’éloigne de certaines identifications, elle y revient quand

même, la rupture n’étant qu’éphémère et non pas absolue. Il s’agit d’une sortie du soi habituel qui

apporte quand même un changement pour un des éléments de l’identité narrative : c’est l’ipséité

(l’idée de ce qu’elle veut ou peut devenir) qui est le plus affectée par ce changement constant de

position, non pas l’image d’elle-même. La mêmeté demeure, malgré de nouvelles identifications

et désidentifications, car la protagoniste ne se voit pas amputée de sa reconnaissance. Cette dernière

est simplement décrite désormais comme l’intégration improbable des deux possibilités qui sont

proposées à la narratrice : elle est à la fois l’unique et la seconde, ayant un pied dans chacun des

deux mondes. La narratrice joue alors à un va-et-vient entre ces deux facettes, ce qui permet à la

mêmeté de conserver une base identitaire, n’étant pas abandonnée dans sa totalité, mais de façon

partielle, selon le soi habituel. Elle reste donc à l’écart du monde douloureux de ses parents tout

en ne pouvant nier que les choses ont changé, vivant maintenant dans l’absence de sa sœur décédée,

ce qui lui permet de jouer avec ces deux univers d’identifications l’un après l’autre. « Ces

différentes identités peuvent se succéder. La dualité peut en effet être dualité – ou pluralité – dans

le temps, avec alternance de phases où l’une des facettes passe au premier plan tandis qu’une autre

devient moins prégnante ; vivre successivement plutôt que simultanément ses différentes facettes

se révèle plus supportable.75 » Cela lui permet d’être l’une et l’autre et non pas l’une ou l’autre,

faisant coexister deux vies qui, de prime abord, semblent contradictoires alors qu’elles sont

contigües, qu’elles évoluent en parallèle. En fait, la désidentification est double; elle rejette les

deux élaborations, l’unique et la seconde, pour se concentrer sur l’unique, mais fictionnelle. Elle

est alors dans un entre-deux qui l’amène vers une toute nouvelle perception de l’avenir et c’est ce

statut dans les deux mondes qui permet probablement la naissance de l’écriture et de l’écrivaine.

Le monde qui se déroule devant ses yeux n’est plus le même, ce qui l’oblige à reconsidérer son

ipséité, se retrouvant nécessairement devant une nouvelle promesse d’être puisqu’elle acquiert

deux images au lieu d’une seule. « Il ne s’agit plus de s’observer soi-même comme une autre, mais,

en observant les autres, de se découvrir soi-même, de se laisser traverser par les autres pour se

révéler à soi-même.76 » Elle devient alors plusieurs choses en même temps; elle devient la fille que

75 Lacoue-Labarthe, Isabelle, « Être femme, être double. L’apport de l’écriture de soi », Rives

méditerranéennes, no 52, 2016, En ligne. 76 Houdart-Mérot, Violaine, Op cit.

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ses parents peuvent comparer à cette sœur décédée, celle qui la dépasse également et Autre; l’autre

fille. C’est donc du processus même de désidentification que nait l’écriture de soi.

La première chose que la narratrice devient, c’est la fille maintenant comparable à une autre

puisqu’elle admet la présence de sa sœur. Prenant cet aveu maternel au sérieux, elle accepte d’être

entourée de cette inconnue, ce qui change finalement sa perception d’elle-même, non pas seulement

en acquiesçant aux limites que sa mère lui fixe en l’empêchant d’être certaines choses, mais en

prenant ses limites et en les faisant siennes.

[Elle] est en réalité en transition entre deux identités, et surtout entre deux modalités

différentes de la construction identitaire. La supposée "vraie vie", fondée sur l’ordinaire

de ses habitudes, "vraie vie" qu’[elle] tente de rétablir en s’aidant de la réflexion. Et

l’envole soudain dans un autre univers de signification et de perception, certes

apparemment éloigné de la "vraie vie", mais où [elle] s’est pourtant senti[e] exister

[…]. 77

Déjà expliqué précédemment, sous l’aspect intitulé Être deuxième : désidentification de l’unicité,

elle devient alors différente de sa sœur, toujours confrontée à ce que cette fille était ou n’était pas.

Le lecteur se souvient, par exemple, qu’elle ne pouvait pas être la « gentille » : « […] je me

demande si elle ne m’a pas donné le droit, ou l’injonction, de ne pas l’être, gentille. Ce dimanche,

je n’apprends pas ma noirceur, elle devient mon être. Le jour du récit est le jour du

jugement.78 » Ainsi, elle se transforme pour avoir une image qui fonctionne avec ce qu’elle veut

être et pas seulement avec ce que les autres voient d’elle. Elle utilise ce qu’elle ne peut avoir pour

se modifier, changer, à ses propres yeux et devenir quelqu’un d’autre pour ses parents. Ainsi, au

lieu de simplement se recroqueviller selon le carcan défini par sa mère, elle s’ouvre aux possibilités

qu’il peut engendrer : « Je ne suis pas gentille comme elle, je suis exclue. Donc je ne serai pas dans

l’amour, mais dans la solitude et l’intelligence.79 » Cette citation soutient bien qu’elle se place dans

l’écriture et non dans autre chose. Elle devient la méchante, mais aussi la fille éduquée, qui

s’éloigne peu à peu du noyau familial. Elle choisit alors parmi les possibilités qui lui sont offertes,

ce qui modifie sa perception et l’encourage à transformer son ipséité, même s’il ne s’agit pas de sa

posture finale puisqu’elle renonce aussi à être la première; elle peut vivre avec l’idée de sa sœur en

redevenant néanmoins unique, mais une unique qui désormais sait et qui écrit.

77 Kaufmann, Jean-Claude, Op cit, p. 111 78 Ernaux, Annie, Op cit, p. 22 79 Ibid, p. 71

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Elle accepte la présence invisible de sa sœur, ce qui la transforme à la fois en la contenant, mais

aussi en lui offrant une unicité dans certaines circonstances. En effet, cette sœur est décédée à l’âge

de six ans, ce qui fait de la protagoniste la première dans les expériences qui suivent la sixième

année de vie. Elle dépasse sa grande sœur, ce qui vient encore une fois modifier son rôle et changer

son ipséité. Ricoeur dit à propos des rôles qu’« être affecté par un cours d'événements racontés,

voilà le principe organisateur de toute une série de rôles de patients, selon que l'action exercée est

une influence, une amélioration ou une détérioration, une protection ou une frustration.80 » C’est

ce qui arrive dès le départ pour la narratrice; elle est affectée par l’histoire de sa mère, qui devient

une influence autant négative, comme vue précédemment, que positive puisque la protagoniste va

aussi représenter quelque chose de plus que sa sœur décédée. Étant donné que cette dernière n’a

pas d’avenir, se retrouvant dans le néant, la narratrice en continuant de vieillir finit par

nécessairement la devancer et acquérir plus de capacité qui continue de transformer son ipséité.

Elle expose ses réflexions alors qu’elle se rend d’abord compte qu’elles ont eu droit aux mêmes

mots parentaux pour ensuite se différencier: « J’ai eu six ans, sept ans, dix ans, je t’avais dépassée.

Pour eux, il n’y avait plus de comparaison possible.81 » Elle retrouve à ce moment-là son unicité

étant donné que ses parents ne peuvent plus se fier aux épreuves vécues avec Ginette, c’est-à-dire

qu’ils se retrouvent devant l’inconnu et devant un avenir totalement nouveau pour la protagoniste.

L’existence de leur fille ainée ne vient donc plus encadrer l’existence de leur fille cadette, qui

recommence alors à vivre comme si elle était la première. Son ipséité se transforme pour apporter

de la cohérence à cette situation, alors que la protagoniste accepte le destin funeste de sa sœur et

sa propre représentation. Elle devient plus que sa sœur, sans pourtant lui enlever la place qu’elle

occupe entre ses parents : « Tu étais leur chagrin, je savais que j’étais leur espoir, leur complication,

leurs évènements, de la première communion au bac, leur réussite. J’étais leur avenir.82 » Elle

possède une marge beaucoup plus grande que sa sœur, ayant une vie sans elle. Les deux

représentent d’une certaine manière deux temps complètement différents, figurant un passé et un

futur, ce qui change le rapport de la narratrice envers son désir d’être unique. Son unicité, même

retrouvée, n’est pas la même qu’avant l’histoire du fameux dimanche puisqu’elle n’est pas totale,

n’accordant pas la même importance à ce caractère et à la présence de l’autre.

80 Ricoeur, Paul, Op cit, p.172. 81 Ernaux, Annie, Op cit, p. 42 82 Ibid, p. 60

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C’est de cette façon, grâce à la double désidentification et à l’écriture, qu’elle devient autre. Après

avoir été bousculée dans son unicité, après avoir refusé temporairement sa vraie vie, elle ne peut

conserver la même ipséité qu’auparavant et le texte entier est écrit de façon à laisser transparaitre

cette volonté de la narratrice de changer sa promesse d’être. La narration est structurée comme une

correspondance qui met en évidence des réflexions qui ne sont pas chronologiques, ce qui fait

évoluer la protagoniste dans le moment présent. Elle cherche en écrivant cette lettre à se sortir de

soi et à faire le bilan de tout ce qui a pu la déconstruire, parlant à un « tu » invisible et dévastateur.

Cela témoigne de la nécessité de l’écriture pour transformer l’identité de la narratrice, écriture qui

semble diriger sa vie d’une manière qu’elle n’avait pas encore avoué alors qu’elle pense être sous

le joug d’une autre : « […] je croyais toujours être le double d’une autre vivant dans un autre

endroit. Que je ne vivais pas non plus pour de vrai, que cette vie était "l’écriture", la fiction d’une

autre. 83 » Les désidentifications l’amènent tout au long du roman vers cette nouvelle figure

fictionnelle, la narration lui permettant de sortir de son soi, la poussant vers celle qu’elle est, c’est-

à-dire celle qui écrit. La narration a alors plus de pouvoir sur elle qu’elle l’admettait au départ,

donnant un sens à ce qu’elle vit et à tout ce qui engendre des désidentifications, des ruptures

identitaires, mais également à la personne qu’elle est selon son désir. Philippe Lejeune ajoute un

commentaire pertinent sur le fait de continuellement se regarder soi-même pour mieux se définir,

que ça soit au quotidien ou par des méthodes dérivées comme les récits. Il écrit : « Bien sûr, en

essayant de mieux me voir, je continue à me créer, je mets au propre les brouillons de mon identité,

et ce mouvement va provisoirement les styliser ou les simplifier. Mais je ne joue pas à m’inventer.

Empruntant les voies du récit, au contraire, je suis fidèle à ma vérité […].84 » L’écriture fait ainsi

figure de la marche du temps qui la change et la transforme, tout en mettant à jour la vérité de son

soi; ce n’est d’ailleurs qu’à la toute fin du roman, après avoir mis en intrigue tout ce qui pouvait

l’aliéner, qu’elle comprend qui elle est vraiment : « L’autre fille, c’est moi, celle qui s’est enfuie

loin d’eux, ailleurs.85 »

83 Ernaux, Annie, Op cit, p. 45-46 84 Lejeune, Philippe, Signe de vie. Le pacte autobiographique 2, Éditions du Seuil, France, 2015, p. 30 85 Ernaux, Annie, Op cit, p. 77

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CHAPITRE 2 : PUTAIN DE NELLY ARCAN

« Tu apprends la transparence,

l’immobilité, l’inexistence.

Tu apprends à être une ombre

et à regarder les hommes

comme s’ils étaient des pierres.86 »

GEORGES PEREC

« Et je pars...

Mélange de peaux, sueurs, sexes.

La tête tourne.

Voyage dans les étoiles.

Et je pars...

Là où personne ne m'attrape.87 »

LOULOU ROBERT

Le roman de Nelly Arcan offre une position intéressante sur la démonstration des désidentifications

et sur les stratégies autofictionnelles qui mettent de l’avant une écriture féminine destructrice

puisqu’il aborde la transformation du sujet vis-à-vis deux formes de reconnaissance, soit celle du

sujet lui-même et celle des hommes. Il apporte un deuxième point de vue ; tandis qu’Ernaux se

concentre sur la dualité entre sa vision et celle de ses parents, Arcan soutient un paradoxe identitaire

entre l’absence de reconnaissance et la volonté d’être irrémédiablement reconnue dans l’œil

masculin, c’est-à-dire qu’elle souhaite être la seule et l’unique dans le regard masculin et se

démarquer des autres femmes, mais en choisissant consciemment un chemin qui l’amène plutôt

vers un certain vide identitaire. La narratrice, qui travaille dans le monde de la prostitution,

construit au fil des pages une figure féminine capable de surmonter les injonctions du désir

masculin dont la principale fonction est de la sortir de soi. La narratrice se confond dans la masse

d’inconnues qui parsèment les diverses nuits des hommes, ce qui la dépersonnalise ; alors qu’elle

cherche à avoir l’attention masculine, son métier « a pour résultat paradoxal l’invisibilité […]88 ».

86 Perec, Georges, Un homme qui dort (1967), Éditions Denoël, Paris, 1982, p. 55 87 Robert, Loulou, Je l’aime, Éditions Julliard, France, 2019, p. 92 88 Papillon, Joëlle, « Derrière le masque : la disparition du désir féminin dans l’œuvre de Nelly Arcan », dans

Boisclair, Isabelle et Catherine Dussault Frenette (dir), Femmes désirantes : art, littérature, représentations,

Éditions du Remue-ménage, Montréal (Québec), 2013, p. 148

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Ainsi, elle effectue au cours du roman certaines désidentifications qui deviennent apparentes à

travers l’analyse du lien entre la narratrice et ses parents et s’inscrivent dans le texte par le refus de

son corps, refus qui se déploie d’une manière physique et d’une autre, philosophique.

1. Une filiation non désirée

Putain est un roman qui s’ouvre donc sur un conflit intime, conflit justifiant les différentes ruptures

identitaires de la protagoniste, étant l’élément déclencheur qui l’amène vers les désidentifications

de sa mère, du genre féminin et finalement de son corps. Le lecteur retrouve dans l’histoire une

dynamique familiale créée autour du désir et de la sexualité patriarcale qui transforme la mère en

larve et le père en chasseur de plaisir et de jeunesse. La relation entre les deux parents, qui se

déploie sous le regard de la jeune protagoniste, devient un moteur d’émancipation et de

différenciation pour cette dernière, qui ne souhaite pas revivre leurs schémas. Cela peut engendrer

par la suite une certaine aliénation chez le personnage, qui veut rompre avec la structure familiale,

car « […] la non-reconnaissance de cette filiation crée une indifférenciation qui vulnérabilise le

moi.89 » Ainsi, alors qu’elle voit sa mère devenir l’ombre d’elle-même, n’étant pas désirée par

l’homme qu’elle aime, la narratrice essaie de se dissocier de cette figure maternelle qui ne lui

apporte rien de plus que l’idée d’un modèle, non seulement à ne pas suivre, mais surtout à dépasser.

Elle prend conscience de son manque de connaissance entourant cette femme et du pouvoir que

cette dernière accorde à son mari, lui reprochant son comportement : « […] comment peut-on

connaitre quelqu’un qui dort et qui se tait, quelqu’un qui n’est pas vraiment quelqu’un à force de

n’être pas là, à force d’être une statue de sel à la mémoire d’un dieu qui a depuis longtemps perdu

la mémoire d’elle […].90 » L’admiration que la mère porte à son homme, le fait qu’elle l’idolâtre,

transmet à sa fille la légitimité du pouvoir de l’homme sur la femme, rabaissant celle-ci lorsqu’il

ne lui accorde plus son attention. Elle se laisse dissoudre dans le désir de l’homme, comme si c’était

pour elle la seule façon d’être quelqu’un. La figure maternelle ne prend, à ce moment, plus en

compte son rôle pour seulement se laisser mener par le manque de regard du père, tombant dans

une sorte d’inexistence qui continuera de conditionner les comportements de sa fille et la relation

89 Côté, Nicole, « Filiation foutue? Distension du présent et du corps morcelés dans À ciel ouvert et Paradis, clef

en main », dans Boisclair, Isabelle, Christina Chung et autres (dir.), Nelly Arcan : trajectoires fulgurantes,

Montréal (Québec), Éditions du Remue-ménage, 2017, p. 147. 90 Arcan, Nelly, Op cit, p. 81

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que cette dernière a avec son anatomie. « Parce qu’elle n’est pas en mesure de lui offrir un modèle

d’identification favorable, elle met ainsi en péril sa construction psychique et sa marche vers

l’agentivité. Il y a ici une sorte de blocage identificatoire […]91 » de la part de la protagoniste,

engendré par le manque de modèle féminin et maternel. L’identification mère-fille n’est alors plus

possible à cause de la passivité de la mère qui force la fille à ne pas vouloir être comme elle ; à

vouloir tout faire pour ne pas lui ressembler, jusqu’à devenir une putain, ce qui aura des

conséquences et l’amènera vers un désir de séparation identitaire.

Il y a aussi, en plus de la protestation envers les errements de la mère, tout un discours sur le corps

de cette femme inaccessible, évoquant bien entendu son état larvaire et son apparence physique qui

repousse à la fois la fille et le père. La narratrice en fait une description peu flatteuse, mettant en

évidence le manque de reconnaissance et le vide qui le caractérise :

[…] le corps de ma mère va à l’encore de l’instinct, du viable, il s’amenuise et s’épaissit

en même temps, et ce n’est pas l’arthrite ni le cancer qui la ronge, ni même la tristesse,

mais sa laideur qui s’étend toujours plus, la faisant disparaitre derrière ses rougeurs, sa

peau qui miroite, derrière son dos derrière lequel elle se terre, ses cheveux gris

jaunissants, sa vieillesse mal vécue, son air de chienne esseulée.92

Son corps est donc décrit comme un élément qui la rend invisible par son absence de beauté ; il est

ce qui la précipite dans l’indifférence masculine, ne répondant plus à l’envie de jeunesse et de

charme du père, engendrant un impact qui va se perpétuer dans la vie de la protagoniste. Cette idée

va certes se présenter d’une autre façon ; l’invisibilité représentée plutôt par une généralisation de

la femme que par sa laideur, mais la narratrice y fera également face, se liant ainsi, malgré elle, au

destin de sa mère. C’est d’ailleurs ce qui va déclencher la haine de la narratrice envers elle-même

et la pousser à vouloir rompre avec cette peau qui la recouvre, avec cette « malédiction de laideur

qui se transmet salement […]93 ». Pensant devoir vivre à travers celle-ci, elle se construit au fil des

pages une colère et une aversion pour tout ce que sa mère représente, cherchant à nier son corps

pour ne pas lui ressembler. Pourtant, l’inaction de la mère se reflète dans la carrière choisie par sa

fille ; en devenant putain, la narratrice effectue ce qu’elle désapprouve chez sa mère, soit sa

léthargie, « sa vie de gigoter à la même place, se retournant sur son impuissance, sa vie de gémir

91 Dugas, Marie-Claude, Corps, identité et féminité chez Nelly Arcan et Marie-Sisi Labrèche, Maîtrise (M. ès

L.), Université de Montréal, 2010, p. 11 92 Arcan, Nelly, Op cit, p. 34 93 Ibid, p. 35

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d’être elle-même […] 94 », cette léthargie qui devient pour l’autrice une représentation de la

prostitution. La protagoniste se critique alors autant que la figure maternelle néoténique et se lance

à la recherche des normes esthétiques partagées par la société afin de nier le corps hérité pour

posséder celui fabriqué de la femme jeune et belle et ainsi être celle qui demeure constante dans le

regard masculin.

L’autrice témoigne de la volonté de la narratrice d’échapper à ses parents pour trouver sa

subjectivité, mais cette tentative d’émancipation par la « putasserie » provoque plutôt un

rapprochement entre les trois membres de la famille; une ressemblance comportementale entre la

mère et la fille; un lien entre son père et elle par leur participation secrète (et hypothétique en ce

qui concerne la figure paternelle) à cette pratique de la sexualité. Afin de fuir ce carcan familial,

elle repousse sa reconnaissance physique. Elle possède donc un corps qu’elle ne désire pas et cette

désidentification engendre un paradoxe ; en effet, pour fuir sa famille, elle fuit son corps et, en

fuyant son corps, elle ne fait qu’intensifier son lien avec ses parents plutôt que de l’effacer étant

donné que son métier de putain l’oblige à passer ses journées au lit, comme sa mère, à attendre

qu’un père vienne la prendre. Elle le souligne elle-même lorsqu’elle aborde le sujet de son écriture

et son objectif de se délier de cet assujettissement, détachement qui en provoque pourtant d’autres :

Ce dont je devais venir à bout n’a fait que prendre plus de force à mesure que j’écrivais,

ce qui devait se dénouer s’est resserré toujours plus jusqu’à ce que le nœud prenne toute

la place, nœud duquel a émergé la matière première de mon écriture, inépuisable et

aliénée, ma lutte pour survivre entre une mère qui dort et un père qui attend la fin du

monde.95

La filiation n’est donc aucunement recherchée, mais elle est tout de même atteinte, ce qui la pousse

toujours davantage dans des ruptures identitaires, jusqu’à ce qu’elle atteigne une certaine

impossibilité de retrouver son soi. Elle nie sa présence au monde par le corps légué, construit, par

ses géniteurs, ce qui l’amène dans un autre univers de représentations qui force constamment la

comparaison entre les mères et les filles, entre la vieillesse et la jeunesse, la laideur et la beauté.

Elle se retrouve alors sur le bord de l’imperceptibilité, réfutant à la fois le seul modèle maternel

qu’elle possède et les figures féminines retrouvées dans la société.

94 Arcan, Nelly, Op cit, p. 36 95 Ibid, p. 17

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2. Négation de la reconnaissance physique

Le thème du corps est récurrent dans les œuvres de Nelly Arcan. Putain en est un exemple, étant

un roman où elle apporte une redéfinition du soi habituel par le refus de s’associer à la

reconnaissance physique, c’est-à-dire la reconnaissance corporelle. Même si elle souhaite en

premier temps être vue par l’homme, être aimée et reconnue, elle finit par lui abandonner ce corps

qui, pour elle, ne lui est d’aucune autre utilité que le plaisir masculin. L’autrice fait donc une

représentation de ce que c’est d’être une femme objectifiée autant par les autres femmes que par

les hommes, ce qui la pousse à remettre son identité en question. Les regards, que la narratrice

recherche pourtant, agissent ici comme un effet « d’anatomisation du corps […], processus qui en

chasse toute particularité [et qui] reflète la fragmentation des corps, comme s’il était difficile de se

percevoir en entier […].96 » La filiation maternelle décevante qui la possède, traduite par le langage

utilisé pour décrire sa mère, amène une première trace de son désir d’émancipation, qu’elle

continue de soutenir par diverses raisons qu’elle exprime par un discours réprobateur sur la

condition féminine. Arcan souligne ainsi plusieurs faits sur le corps féminin, faits qui sont à

l’origine de ses désidentifications et, au fil des pages, de son éventuelle et possible perte identitaire.

De ce fait, le roman présente une certaine généralisation de la figure féminine, généralisation

engendrée par le contexte patriarcal et décrite selon toutes ses facettes, mais davantage selon celle

de la sexualité qui fait du sujet un être contrôlé et dominé par l’homme. L’écrivaine évoque la

femme comme étant une série de couches superposées qu’on ne cesse de pointer du doigt et qui

réagit selon certaines contradictions entre ses envies et celles du sexe masculin, affichant ainsi toute

sa complexité : elles sont donc

[…] inépuisablement aliénées à ce qu’elles croient devoir être, des poupées qui

jouissent lorsqu’on veut qu’elles jouissent, des poupées qui ont telle taille, telle

coiffure, qui ne veulent rien et qui en veulent toujours plus […] qui s’occupent tout

entière à exciter les hommes, sans autre but dans la vie que de se regarder dans la glace

et se comparer aux autres […]. 97

Toujours diminuée pour répondre aux attentes des autres, la femme acquiert dans l’écriture d’Arcan

une volonté d’être objectifiée par le regard de l’homme. Elle obtient en même temps que cette

volonté des caractéristiques qui la privent d’être elle-même, soutenant sa « solitude de servir à tous

96 Côté, Nicole, Op cit, p. 149 97 Arcan, Nelly, Op cit, p. 42.

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et de n’appartenir à personne, de porter la trace de l’usure sans avoir d’âme […].98 » La femme

devient ici une personne manipulable, qui ne possède aucun libre arbitre, sinon celui d’agir dans

l’intérêt du sexe opposé afin d’être pour lui le seul et unique objet de désir. C’est un aspect que le

lecteur retrouve dans le roman, la narratrice devenant putain pour devenir cet objet désiré, mais

cela apporte également une perte d’identité. « L’attirance décelée chez l’autre atteste, en quelque

sorte, son existence, mais elle s’accompagne de l’abjection liée à la putain, comme une lame à

double tranchant, ce qui brouille la construction identitaire de la narratrice […].99 » La narratrice,

tout comme les autres femmes, fait alors face à la perte d’une partie de son identité, empêchant

l’actualisation de son soi par une généralisation de la figure féminine.

Ainsi, la narratrice semble se construire au fil de la lecture une carapace contre ce qui la constitue

en tant que femme et en tant qu’être : son corps. Elle effectue des va-et-vient dans son

argumentation qui trace et retrace ses désidentifications, ces dernières tournant toujours autour des

éléments qui la composent physiquement, tels que le refus de sa féminité et le rejet de son prénom

— le langage ayant un référent physique — qui contribuent à sa mêmeté. Elle témoigne qu’« [e] n

dénudant le corps, on n’en efface pas l’encodage et, en encourageant la conformité corporelle, on

finit par créer un nouveau voile qui masque tout autant l’individualité et l’intériorité des

femmes.100 » Elle s’efface alors, perdant peu à peu la structure qui la définissait dans son quotidien,

sa mêmeté étant brouillée par les représentations du rôle des femmes auxquelles elle ne semble

pouvoir échapper. Elle le soutient d’ailleurs lorsqu’elle aborde l’origine du désir de l’homme pour

elle, témoignant de son invisibilité malgré la présence de son corps : « […] une femme n’est jamais

une femme que comparée à une autre, une femme parmi d’autres, c’est donc toute une armée de

femmes qu’ils baisent lorsqu’ils me baisent, c’est dans cet étalage de femmes que je me perds, que

je trouve ma place de femme perdue.101 »

98 Arcan, Nelly, Op cit, p. 28 99 Dugas, Marie-Claude, Op cit p. 33 100 Papillon, Joëlle, Op cit, p. 149 101 Arcan, Nelly, Op cit, p. 21

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2.1 L’auto-exclusion et l’appropriation masculine du sexe féminin

Alors qu’elle aboutit à une désidentification de son corps afin de répondre à la haine qu’elle

éprouve envers sa mère, la narratrice semble opérer cette rupture dans un premier temps par la

négation de son propre genre, le sexe féminin102. Elle s’en exclut pour se soustraire aux diverses

représentations de la femme, cherchant à se définir par des caractéristiques qui lui seraient propres

et non pas seulement un amalgame de normes genrées. En rejetant ce qui fait d’elle un être

semblable à sa mère, elle pense parvenir à se trouver et à se redéfinir sans la pression familiale,

mais se retrouve alors piégée par la pression sociétale. La féminité l’a conduite ainsi dans une

tristesse qu’elle ne veut plus ressentir et lui empêche en même temps d’être qui elle souhaite, devant

toujours répondre aux regards masculins pour se sentir exister. Être femme, c’est pour elle tomber

dans une chute infernale dont elle ne peut se relever que si elle devient autre chose : « […] il

faudrait que s’ouvre le sol pour que je puisse dévaler infiniment vers les profondeurs de la terre,

encore plus loin, descendre ainsi en laissant derrière moi mes bras, mes jambes, ma tête, toutes ces

parties dont l’enchevêtrement me noue comme femme […].103 » À travers la désidentification du

sexe féminin, autant l’autrice que la narratrice souhaitent donc effectuer une séparation avec

certaines facettes stéréotypées des femmes. La soumission de ces dernières, mais également la

perception longtemps partagée de leur caractère plus frêle et fragile, fait partie de ce dont elle

souhaite se départir.

Dans ce rapport, le corps féminin est donc un décor de théâtre à la fois désincarné

(transformé en objet pur) et sur-incarné (soumis à un jugement implacable), en proie à

l’examen et au contrôle d’un double juge : le regard extérieur et celui de la surveillante

- surveillée aliénée du fait d’avoir accepté d’être définie par autrui. 104

Cela met donc en perspective l’impossibilité pour les femmes de reprendre le pouvoir sur elles-

mêmes sans se dissocier de ce qui les définit dans le regard de l’homme, mais aussi des autres

femmes. Arcan le souligne lorsqu’elle sous-entend l’incapacité de son sexe à acquérir et à utiliser

l’autorité dont elle pourrait être munie, disant que toute cette volonté de se fondre dans la masse et

de se laisser dominer est un trait inné des femmes : « […] j’aimerais tellement de choses au fond,

102 Arcand ne fait pas de différence entre le genre et le sexe. Selon mon analyse, le genre se réfère au sexe de la

narratrice. 103 Arcan, Nelly, Op cit, p. 21 104 Bourassa-Girad, Élyse, Op cit, p. 14

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c’est mon sexe qui ne veut pas, qui ne peut pas […].105 » En décrivant le sexe féminin de cette

façon, elle redonne la légitimité au regard et aux actions de l’homme, qui continue de soumettre la

femme à ses désirs. « Être femme, à ses yeux, c’est en effet faire le constat que l’on ne s’appartient

pas et que sa seule valeur tient à la jeunesse, à l’apparence et au potentiel de séduction. Cela revient

en quelque sorte à accepter les règles d’un jeu où les femmes sont d’emblée perdantes […].106 » La

désidentification de son genre féminin est pour elle le moyen d’avoir une chance de gagner au jeu

qu’est la vie, d’avoir la liberté qu’elle désire et de retrouver son autonomie, voire sa subjectivité.

L’autrice refuse de se catégoriser selon la norme construite par la domination masculine et souhaite

même faire partie du monde des hommes plutôt que de celui des femmes. Elle va même plus loin

en recherchant à leur ressembler, approuvant que le seul moyen de vivre pleinement soit en

ressentant le plaisir que seul un homme peut avoir : « [...] il faut savoir bander sans permission de

peur d’avoir vécu sans jouir, de peur d’avoir été une femme toute sa vie.107 » La désidentification

de son statut de femme est donc perceptible autant dans son rejet du sexe et de son genre que dans

l’acceptation et l’imitation du comportement masculin, désirant être la dominante plutôt que la

soumise et reléguant nécessairement la femme à la deuxième option. En permettant la vision des

hommes, en désirant vouloir appartenir à leur cercle en étant elle-même misogyne, elle nie la

reconnaissance d’autrui, rendant la sienne impossible, étant égarée dans ce désir d’être et de ne pas

être : « [...] comment est-ce que mon sexe peut-il être normal alors qu’il s’est perdu dans un réseau

d’échanges où il n’est plus possible de le reconnaitre [...].108 » Elle vient alors à la fois modifier la

vision qu’elle a d’elle-même, évoquant son bonheur, éphémère certes, de se détourner son identité

de femme : « […] je vivrai heureuse le temps de me déshabiller de mon sexe […].109 »

En plus de vouloir nier son sexe (sans pouvoir ou vouloir pour autant le changer), la narratrice le

cède à l’homme dans son entièreté. Autrement dit, puisqu’elle est une femme qui ne veut pas être

une femme, elle décide de se livrer, sans rien garder de son corps, à cet autre qui la domine. Dans

un premier temps, elle se rend compte que son corps ne lui appartient pas vraiment. Le métier de

105 Arcan, Nelly, Op cit, p. 123 106 Thériault, Mélissa, « Arcan, Nietzche et les masques : remarques sur l’apparence, la coquetterie et le

nihilisme », dans Boisclair, Isabelle, Christina Chung et autres (dir.), Nelly Arcan : trajectoires fulgurantes,

Montréal (Québec), Éditions du Remue-ménage, 2017, p. 44-45 107 Arcan, Nelly, Op cit, p. 126 108 Ibid, p. 138 109 Ibid, p. 117

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putain l’obligeant à se soumettre à la jouissance de l’homme — la sexualité hétéropatriarcale

soumettant la femme aux regards du sexe opposé — elle lui abandonne son corps afin de satisfaire

son plaisir aux dépens du sien, encore inexistant. L’homme contrôle ce qui fait d’elle une femme

et ne lui laisse guère le loisir de gérer sa féminité. Elle en vient même à le laisser avoir tout le

pouvoir sur son évolution, faisant des hommes qui passent un critère favorisant son épanouissement

physique : « […] je préfère le plus grand nombre, l’accumulation des clients, des professeurs, des

médecins et des psychanalystes, chacun sa spécialité, chacun s’affairant sur l’une ou l’autre de mes

parties, participant au sain développement de l’ensemble […].110 » En légitimant le pouvoir de

l’homme sur la femme, prétextant que c’est grâce à lui qu’elle grandit, elle se pousse

progressivement vers une désidentification corporelle, vers le chemin de la rupture qui viendra

éventuellement nier sa mêmeté. Elle poursuit dans cette voie jusqu‘à sous-entendre que les

sensations qui la parcourent sont liées à la volonté de son partenaire ; elle n‘a mal que s’il le dit et

inversement, lui accordant par ses paroles le droit de ressentir seulement ce qu’il désire. Cela a des

effets sur la protagoniste, qui ne semble se perdre que de plus en plus, jusqu‘à ne plus savoir ce qui

la garde en vie en dehors d‘eux : « [...] qu‘est-ce que vouloir, penser ou décider lorsqu‘on est

pendue à tous les cous, à toutes les queues, les pieds dans le vide, le corps emporté par cette force

qui me fait vivre et qui me tue à la fois [...].111 » La narratrice avoue alors être dépendante de

l’homme pour exister, pour être capable de vivre. Elle s’abandonne à la figure masculine, laissant

de côté son agentivité puisqu’elle ne cherche pas à se retrouver, à la fois désirante de vouloir entrer

dans le monde masculin, dominant, et brisée par les hommes. L’autrice le souligne lorsqu’elle

décrit les actions qui agitent son corps, actions provenant d’une source extérieure à elle et qui

manipule ce qui la constitue physiquement selon sa volonté : « Et ce n’est pas ma vie qui m’anime,

c’est celle des autres, toujours, chaque fois que mon corps se met en mouvement, un autre l’a

ordonné, l’a secoué, un autre a exigé de moi de prendre le pli, agenouillé en petit chien ou béant

sur le dos, mon corps réduit à un lieu de résonnance […].112 » Ainsi, le sexe féminin serait un

élément anatomique où résonne le plaisir de l’homme, comme si ni femme, ni son désir n’avaient

une préséance, ce qui finit par engendrer une rupture profonde pour le sujet féminin. Tout en

voulant contrôler son corps et sa destinée de femme, la voici qui y renonce néanmoins de plus en

plus. Elle met ainsi en évidence le paradoxe entre son état de sujet et d’objet, paradoxe qui ne cesse

110 Arcan, Nelly, Op cit, p. 38 111 Ibid p. 23 112 Ibid, p. 20

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de soutenir le conflit de la reconnaissance physique et de mener à la désidentification de la

narratrice. « Cette dualité inhérente à la condition corporelle du sujet féminin est par ailleurs

intrinsèquement liée à la corporalité. Le corps est utilisé en toute lucidité par la protagoniste aux

fins de satisfaction du besoin des autres, c’est-à-dire des hommes.113 » Son sexe n’ayant ainsi que

la valeur que l’homme lui accorde selon le plaisir qu’il ressent, la narratrice comprend qu’il ne lui

appartient pas et même qu’il lui reflète qu’une domination masculine. Pour ces raisons,

paradoxalement, le sexe féminin qui devrait, biologiquement, faire d’elle une femme est ce qui la

maintient dans l’impossibilité d’en être une.

Elle ne serait jamais plus qu’un corps parmi les corps pour les hommes, et étant putain, recherchant

leurs regards qui lui permettraient de se voir, elle se place elle-même dans une position de négation

de sa corporalité et de son physique (physique, non compris comme l’apparence, mais plutôt

comme l’élément visible du soi). Elle se met alors à distance de tout ce qui touche et arrive à son

sexe, mettant en lumière qu’il ne la définit pas en tant que personne : « […] c’est le petit chien que

je préfère, le petit chien fixant un mur sale tandis que là derrière s’unissent deux organes, deux

sexes en dehors du corps comme s’ils n’avaient rien à voir avec moi, avec ma tête qui se tient aussi

loin que possible de cette rencontre […].114 » Le sexe est donc ici compris comme un élément

extérieur à elle-même qui n’est pas à elle et qui ne fait pas partie d’elle. La désidentification de sa

corporalité, soutenue par son métier de putain, engendre une indifférence vis-à-vis de son corps qui

crée des barrières identificatoires et vient jouer avec la mêmeté, n’apportant plus la même

reconnaissance de l’identité. L’autrice ou, dans ce cas-ci, l‘indifférente, « pose une sorte de vitre

entre soi et le monde, un mur invisible afin de ne pas être touché par un évènement ou un

personnage [...]. Il abolit le sens de l’expérience pour la transformer en spectacle, sans relation à

soi.115 »

113 Dugas, Marie-Claude, Op cit, p. 27 114 Arcan, Nelly, Op cit, p. 45 115 Le Breton, David, Op cit, p. 40

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2.2 Le langage et son référent : volonté de se détacher du prénom

Dans Putain, le lecteur ne retrouve pas qu’une simple volonté de se détacher du corps, mais aussi

une volonté d’échapper à la dénotation, au sens, possible d’un mot et à sa connotation. Le corps est

certes, dans un premier temps, physique, mais il se répercute également jusque dans le langage,

étant donné que l’autrice engendre une série de masques sur elle-même par les prénoms auxquelles

elle s’associe, tout comme ceux dont elle se dissocie. Dans la philosophie du langage, Bertrand

Russell apporte une théorie sur les prénoms, disant d’eux qu’ils sont des descriptions définies,

c’est-à-dire une série de propriétés qui se trouve dans le nom propre et qui est révélée par son

utilisation dans le langage. Il apporte une sémantique à un niveau, qui vient démontrer que chaque

nom propre cache en lui-même une propriété exprimée, une définition, un sens. Cela met en

évidence que « […] les noms propres sont de véritables crochets où suspendre des descriptions

définies, et que ces descriptions proviennent d’un registre de comportement ou d’actions exprimées

en termes de sémiotique naturelle.116 » Dans cette optique, le nom propre utilisé dans un acte

d’énonciation acquiert une dimension physique puisqu’il agit comme une caractéristique, un trait,

physionomique et descriptif. Le nom propre vient alors définir la personne qui le porte, dénotant et

connotant le référent (ici la narratrice/l’autrice) bien malgré lui. Il est une trace du discours qui

implique un carcan et des limites, renvoyant à des propriétés déjà ancrées dans le prénom et

attribuées comme des préjugés : « Il devient marqueur de propriété bloquant l’agentivité propre. Il

n’appartient jamais à soi : il est imposé […].117 »

Pour Arcan, il traduit une façon de modifier sa reconnaissance à sa guise, changeant de nom comme

on change de référent, toujours là pour apporter l’idée d’une femme qui est en réalité absente. Elle

le soutient lorsqu’elle opte pour le prénom de sa sœur décédée, se rappelant à la fois celle qu’elle

n’est pas et se soustrayant au rapport qu’elle entretient avec les hommes :

[…] je m’appelle Cynthia et vous le savez déjà, ce nom n’est pas vrai, mais c’est le

mien, c’est mon nom de putain, le nom d’une sœur morte qu’il m’a fallu remplacer,

une sœur que je n’ai jamais pu rattraper, et avant je m’appelais Jamie et j’avais les

cheveux noirs, mais ce nom ne m’allait pas disait-on, il était trop américain, trop

vulgaire, et moi je suis du type français et sophistiqué parait-il, alors pourquoi ce nom

116 Éco, Umberto, Op cit, p. 560 117 Poulin-Thibault, Kristopher, « La femme cachée sous son sexe : l’identité onomastique et les masques dans

l’œuvre de Nelly Arcan », dans Boisclair, Isabelle, Christina Chung et autres (dir.), Nelly Arcan : trajectoires fulgurantes, Montréal (Québec), Éditions du Remue-ménage, 2017, p. 26

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de Cynthia me conviendrait-il davantage, je n’en sais rien, parce qu’il leur rappelle

irrésistiblement une autre, parce que dans ce métier on est sans cesse à leur rappeler

quelqu’un d’autre […].118

En choisissant de s’appeler « Cynthia », elle opte pour des caractéristiques qui ne la définissent pas

au quotidien, ce qui brouille sa véritable personne auprès de ses clients, qui eux attribuent le corps

sous leurs yeux à cette Cynthia qui n’existe pas. L’autrice souligne les identifications de base du

prénom en expliquant qu’il peut soit correspondre ou ne pas correspondre à une personne, comme

c’est son cas pour « Jamie ». En fait, le passage de son vrai nom à plusieurs noms d’emprunt met

en évidence qu’elle ne croit pas correspondre aux propriétés partagées par ledit nom. L’inverse est

aussi vrai, elle pense correspondre mieux au prénom « Cynthia », qui alors lui apporte des marques

de distinctions, même si ces marques ne viennent pas vraiment d’elle, mais plutôt d’un langage

qu’elle s’approprie. Le lecteur retrouve alors tout un jeu sur les prénoms, comme s’il s’agissait de

vêtements qu’un individu porte pour donner des révélations sur son identité ou pour au contraire,

masquer celui qu’il est vraiment. L’objectif est dans tous les cas de répondre aux attentes des autres,

l’individu nommé et renommé se légitimant à travers leurs regards par la reconnaissance qu’ils ont

de lui. Par contre, comme l’autrice fait en s’inventant le pseudonyme d’écriture « Nelly Arcan »,

se prénommant en réalité Isabelle Fortier, la narratrice « […] se cache derrière une autre identité,

une identité de son choix, qu’elle invente de toute pièce, qui est une façon (ou du moins une

tentative) de se recréer.119 » L’autrice s‘approprie un nom, une description, une narration de sa

propre fabrication, afin de se construire elle-même et d‘effacer l‘imposition nominale de ses parents

ou du moins de la cacher, ce qui vient par la suite brouiller sa reconnaissance dans le regard des

autres. C’est exactement la même stratégie utilisée par la narratrice qui ne se sent légitime,

reconnue, que par ce qu‘elle n‘est pas, telle sa sœur décédée, ce qui la pousse à lui voler son

prénom. Ainsi, changer de nom devient alors pour la narratrice – ou même l’autrice – une façon de

changer de corps, de description, niant sa reconnaissance afin d’acquérir celle de sa sœur. Changer

de nom revient à changer d’image de soi puisque, pour elle, utiliser le nom de Cynthia dénote

l’image de celle nommée et non plus la sienne. « En somme, on entend par dénotation ce qui est

signifié par le terme, la chose nommée […]120 », et dans ce cas, lorsque la protagoniste est au lit

avec des inconnus et que ceux-ci la prénomment « Cynthia », c’est sa sœur qui est dénotée, pas

118 Arcan, Nelly, Op cit, p. 121-122 119 Poulin-Thibault, Kristopher, Op cit, p. 27 120 Éco, Umberto, Op cit, p. 393

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elle, accordant ainsi à cette enfant décédée le corps de celle qui est encore vivante. Elle le signifie

quand elle avoue prendre son prénom pour son travail de putain : « […] je lui ai pris son nom

comme nom de putain et ce n’est pas pour rien, chaque fois qu’un client me nomme, c’est elle qu’il

me rappelle d’entre les morts.121 » Le lecteur aperçoit alors un jeu avec le langage, soit les

pronoms; la narratrice s’amuse à être à la fois un « elle » et un « je » qui se retrouve du côté de la

mort, mais également celui de la vie. Ce va-et-vient entre les pronoms continue de créer un effet

de soumission aux désirs des autres, devenant un « elle » pour eux et étant un « je » que lorsqu’elle

est seule, sans pour autant s’y reconnaitre. Cet aspect du langage peut d’ailleurs refléter une mise

en abyme; l’autrice elle-même joue entre les pronoms, devenant un « elle » dans ses romans par la

narration. Il ne s’agit pas de confondre narratrice et autrice ensemble, mais bien d’accepter les jeux

de miroirs entre les deux, autant l’une que l’autre utilisant un pseudonyme – Cynthia et Arcan –

pour modifier leur légitimité122. La narratrice efface ainsi sa présence au monde, souhaitant

renoncer au prénom donné à sa naissance et ne s’attachant pas à celui qu’elle emprunte, l’utilisant

juste pour ne pas se perdre dans la masse de clients. En plus de se nier de la sorte, elle se propulse

elle-même vers une sorte de néantisation par son renoncement à son nom, mais aussi en prenant

celui de sa sœur qui représente en réalité la mort. Par son absence de prénom, cette absence qu’elle

recherche plus qu’elle ne la subit, elle se place en dehors du langage et, donc, en dehors du monde.

Comme le témoigne Wittgenstein, « […] c’est le sujet lui-même qui, avec son propre langage,

devient une reproduction en miniature de son propre monde123 ». Elle avoue posséder un corps,

mais un corps qui n’appartiendrait à personne, qui ne serait donc en soi pas reconnaissable puisque

personne ne pourrait le nommer : « [...] qu’est-ce qu’avoir un visage lorsqu’on ne peut pas le

nommer [...].124 » Elle se prive de son existence, refusant le langage qui lui permettrait de se

considérer comme étant réelle. Elle cherche plutôt à exister en dehors de ce dernier, ce qui

finalement la prive de sa réalité et de sa mêmeté, n’ayant aucune actualisation du soi possible.

121 Arcan, Nelly, Op cit, p. 12 122 Bien que l’autrice et la narratrice se mélange parfois, l’analyse se concentre davantage sur les aspects

narratologiques. « Elle » représente alors la narratrice plus que l’autrice. 123 Plaud, Sabine, Wittgenstein : sortir du labyrinthe, Éditeur Belin, Coll. Chemin des philosophes, [s.l], 2017,

p. 61 124 Arcan, Nelly, Op cit, p. 121

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3. Aucune reconnaissance physique : l’absence de l’ipséité

Ainsi, le lecteur peut considérer que la narratrice recherche tout au long du roman à avoir une

certaine reconnaissance dans le regard des autres, tout en essayant de la nier, engendrant un

paradoxe dont elle ne peut se sortir que par l’écriture. Cette perte de la mêmeté, qu’elle ne cherche

pas à retrouver, engendre une deuxième rupture : la narratrice ne cesse par ses mots et ses actions

de rompre avec son ipséité puisqu’elle cherche, peut-être sans le vouloir, à se néantiser, détruisant

son lien familial, son sexe et son corps, éléments qui devraient pourtant la construire. C’est le

contraire qui se passera dans le projet de création, la protagoniste trouvant refuge dans le regard

des femmes de son quotidien pour fuir le regard des hommes. Alors que pour Ernaux, il y avait

trop d’identifications possibles, l’obligeant à nier certaines d’entre elles pour être capable de

s’identifier de nouveau, pour Arcan, c’est le contraire, c’est-à-dire qu’elle se retrouve sans repères

auxquels s’accrocher. En niant tout ce qu’elle peut être, la femme décrite dans le roman d’Arcan

s’empêche finalement de devenir quelqu’un et reste prise dans une impossibilité à s’actualiser et à

obtenir une nouvelle ipséité. La séparation qu’elle effectue avec son corps est la source même de

cette invraisemblance (invraisemblance dans la vie de tous les jours puisqu’il n’est possible de se

déconstruire de cette manière que par l’écriture). « En ce sens, on peut dire que le corps est la

condition même de la venue au monde du sujet, puisqu’il constitue la médiation entre l’individu et

le monde et qu’il permet au sujet de se situer, matériellement, par rapport à tout ce qui lui est

extérieur.125 » Puisqu’elle ne possède plus de corps, elle n’est donc plus en mesure de se trouver

dans le monde, de le comprendre et d’en faire partie ; elle ne peut plus se voir et se conduit tout

droit vers une néantisation symbolisée par sa proximité avec la mort.

La première trace de cette absence d’identification est lorsque la narratrice avoue, à plusieurs

reprises, ne pas souhaiter se voir. Tout comme lesdits masques abordés précédemment, la narratrice

ajoute d’autres sortes d’aspects qui camouflent sa véritable personne, son véritable corps, et

l’empêche d’accéder à ce qu’elle peut être : « […] moi je ne veux me regarder que par petits coups

d’œil, que du bout des yeux, je n’ai pas envie de me voir à ce point-là, le maquillage a d’ailleurs

été inventé pour ça, pour se reposer de la vérité […].126 » Le maquillage vient ici jouer le rôle d’un

costume, celui qui vient obscurcir sa personne, permettant à la protagoniste de se regarder dans le

125 Bourassa-Girad, Élyse, Op cit, p. 32 126 Arcan, Nelly, Op cit, p. 128

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miroir comme si c’était le visage d’une autre et non le sien. Le lecteur comprend alors qu’elle

cherche à altérer ce qu’elle perçoit d’elle, non dans un objectif de changer sa personnalité ou sa

propre reconnaissance, mais afin de se nier ; elle ne souhaite pas voir qui elle est, ce qui annule la

mêmeté et empêche la création de l’ipséité. Ainsi, « par tous les masques hyperféminisés qu’elle

porte et qui fondent sur elle, la narratrice des récits d’Arcan semble perdre son identité pour ne

devenir qu’une caricature du patriarcat en toute conscience, ce qui accentue l’ampleur de son

sacrifice.127 » Devenir putain était donc pour elle une façon de se perdre dans une masse, de ne plus

être une personne en particulier, favorisant le rejet d’elle-même qu’elle transmet au fil des pages.

Écrire sur son métier d’escortes (qui est pour Arcan presqu’un anti-destin, puisqu’il lui permet de

rester dans une rupture du corps et d’elle-même) est donc, d’une certaine manière, ce qui la sort de

son soi habituel, l’apportant dans un monde de nouvelles identifications et qui finalement lui

apporte le sentiment d’être moins qu’une autre; de n’être rien. Autrement dit, ses clients ne lui

renvoient que l’image des autres femmes dont ils rêvent, une image qui ne lui correspond pas : « Et

je ne saurais pas dire ce qu’ils voient lorsqu’ils me voient, je le cherche dans le miroir tous les jours

sans le trouver, ce ne peut pas être moi, ce ne peut être qu’une autre, une vague forme changeante

qui prend la couleur des murs […].128 » Cette absence de reconnaissance est pour elle la solution à

son problème puisqu’elle désire vivre à l’extérieur de son corps, l’amenant vers une absence

d’existence ; le corps étant lié à la vie, à l’expérience qu’elle peut faire du monde, le nier revient à

remettre en doute sa vie tout entière. Elle engendre donc un parallèle avec sa mère, car on ne peut

connaitre quelqu’un qu’on ne voit jamais, tout comme elle mentionne au départ ne pas pouvoir

connaitre sa mère qui reste cachée en dessous des couvertures à ne jamais parler. Le parallélisme

entre les deux femmes se poursuit jusqu’à la situation corporelle, car les deux vivent finalement

sans donner d’importance à leur corps ; la figure maternelle est devenue une larve qui n’utilise pas

son anatomie tandis que la fille l’utilise tellement qu’elle ne s’associe plus à lui. Les deux sont

semblables, car les deux se sont perdues dans le désir des hommes, désir qui « […] efface le corps

sexuel et mène à la non-existence dans le regard masculin.129 » C’est la seule identification que la

narratrice effectue en finalité, une identification qui ne la mène plus qu’à la méconnaissance d’elle-

même et à un certain défaut d’existence propre. Elle soutient cette idée alors qu’elle décrit comment

elle se sent après avoir pris conscience des dépersonnalisations qu’elle commet par l’écriture :

127 Poulin-Thibault, Kristopher, Op cit, p. 37 128 Arcan, Nelly, Op cit, p. 20 129 Papillon, Joëlle, Op cit, p. 151

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« […] mon père est comme mes clients et mes clients sont comme mon père, ma mère est comme

moi et je suis comme ma mère, mais oui c’est vrai que je finis par me perdre dans tous ces jeux de

miroir, que je ne sais plus qui je suis à force d’être comme une autre […].130 » L’autrice tend alors

constamment tout au long du roman par ses désidentifications à la sortie de son soi, envisageable

que par l’écriture; le roman met bien en évidence l’impossibilité de la narratrice à trouver un repère

identitaire stable pour se construire, témoignant de son incapacité à être. Se désidentifiant de ce

que les autres, hommes et femmes, et de ce qu’elle-même voient d’elle, elle se retrouve sans aucune

reconnaissance, ce qui a comme conséquence de créer sa dépersonnalisation : « Le sens disparait,

le vide se referme sur un soi expurgé, mais la mort n’est pas encore là. Ce n’est pas seulement le

corps qui est mis provisoirement en suspens, mais l’individu en son entier, et notamment ses

pensées, ses investissements, son rapport au monde.131 »

Le thème de la mort traduit également ce défaut d’ipséité chez la protagoniste; l’ipséité trouve son

sens dans l’avenir et la narratrice vient bloquer ce sens, cette possibilité d’être dans le futur, en

évoquant son décès. Ce thème revient sans cesse au fil de la lecture, souvent pour démontrer soit

la volonté de la narratrice de mettre fin à ses jours, créant ainsi un avenir complètement vide, soit

pour mettre en évidence qu’elle se sent déjà morte, ce qui soutient la néantisation de sa subjectivité.

Il semble alors que la seule façon pour elle de trouver un minimum de reconnaissance, qui

soutiendrait celle qu’elle a été sans permettre celle qu’elle pourrait être dans un avenir, se retrouve

dans la mort. Cet aspect peut être contradictoire, car il apparait dans un premier temps que la mort

n’aurait pas de reconnaissance, mais Catherine Monnet en fait une autre explication dans son

ouvrage intitulé La reconnaissance ; la clé de l‘identité :

Il peut paraitre paradoxal et antithétique de parler de la reconnaissance de notre mort

puisqu’il semblerait que la reconnaissance, établissant notre identité et déterminant du

sens, concerne seulement les vivants. Cependant, nous pourrions dire que notre mort,

inéluctable, est l’ultime confirmation du sens de notre vie.132

C’est ce qui se passe avec la narratrice du roman d’Arcan lorsqu’elle soutient que la mort lui

permettrait d’acquérir une identité : « […] j’aimerais me dévoiler froide et nue à la communauté,

être telle qu’on ne puisse plus me nier, fixée pour toujours, un cadavre à identifier […].133 » Ainsi,

130 Arcan, Nelly, Op cit, p. 97-98 131 Le Breton, David, Op cit, p. 18 132 Monet, Catherine, La reconnaissance : la clé de l’identité, Édition de l’Harmattan, 2014, p. 92 133 Arcan, Nelly, Op cit, p. 88

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elle exprime ici qu’elle ne peut exister en tant qu‘une personne définie, comme un soi singulier,

que lorsqu’elle serait inanimée, laissant l’Autre décider de ce qu’elle a par le passé été et s’enlevant

le droit d’être dans un présent et dans un futur. Elle désire un soi fixe, qui ne possède pas de

continuité et d’évolution dans le temps, c’est-à-dire sans ipséité. Elle renie son corps et cherche

une forme objective et inaltérable de reconnaissance par le regard de l‘Autre, ce qui soutient les

propos de Catherine Monnet : « [...] le moi cherche la reconnaissance de l‘autre dans le but

d‘obtenir la vérification de son moi idéal de manière subjective plutôt que normative — un peu

comme si vous vous regardiez dans un miroir et que vous voyiez votre reflet idéal.134 » Cependant,

alors que la narratrice essaie d’obtenir ce genre de reconnaissance, comme abordé dans le passage

précédent, elle n’arrive plus à se voir dans les nombreux jeux de miroirs, ce qui ne la laisse que

devant la disparition de son soi. La volonté de la mort, exprimée par le personnage lorsqu’elle dit

« [...] je ne veux pas rentrer chez moi, je veux seulement mourir au plus vite [...]135 », met en

lumière la représentation qu’elle a d’elle-même. Cette représentation est nécessairement négative,

puisqu’elle rejoint l’idée de petitesse et d’inutilité dans le monde, mais aussi principalement parce

que le jeu entre mêmeté et ipséité ayant pour ainsi dire échoué, le corps n’ayant pas suffi (sauf

peut-être sous la forme définitive - de cadavre), il ne reste que la « désidentification » pure qui

n’aboutit qu’au néant, au « rien ». Cela explique d’ailleurs son sentiment de mort immédiate alors

qu’elle est encore en vie. La narratrice, bien que vivante, ne vit pas pleinement, étant constamment

offerte aux volontés et aux besoins des autres : « [...] moi leur fille chérie suicidée mille fois par

noyade dans le bain d’un appartement perdu au cœur de Montréal, moi sacrifiée autant de fois sur

le même lit sans sommier et livrée à n’importe qui pour n’importe quel motif [...].136 » La scène

prostitutionnelle devient alors une espèce de sacrifice, une cérémonie destinée à arracher la

narratrice et son corps à son passé, à sa famille et à son destin de femme, la restituant d’une certaine

manière au religieux. La multiplicité des suicides ainsi que des sacrifices témoigne de

l’inaccessibilité de la vie, étant prise du côté la mort, ce qui illustre que même dans son quotidien

ou dans ses activités elle ne ressent que son inexistence. Il y a un effet d’impossibilité d’être qui se

transmet à la fois par son vœu de mourir, mais aussi par sa vie de vivre pour d’autres, éléments qui

la déconstruisent et la retranchent dans des désidentifications difficiles à nier ou à reconstruire par

la suite. « C’est pourquoi, à l’intérieur d’un monde fondé sur » la discontinuité « seule la mort se

134 Monet, Catherine, Op cit, p. 56-57 135 Arcan, Nelly, Op cit, p. 27 136 Ibid, p 124

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propose […] comme une vérité plus éminente que la vie.137 » Le thème de la mort se présente donc

au lecteur comme l’élément définitif qui empêche à la fois la reconnaissance présente et la nouvelle

promesse d’être, gardant ainsi la narratrice dans un carcan qui la caractérise comme étant à jamais

illusoire et indéfinissable.

La narratrice, malgré qu’elle soit entourée de jeux de miroir, se bute finalement à ce que Catherine

Monnet appelle la non-reconnaissance. Cet aspect se « présente quand un individu échoue à

reconnaitre les autres, ou quand il n’est pas reconnu par autrui138 », ce qui arrive à la protagoniste

du roman. Elle est constamment confrontée à cette rupture identitaire avec sa mêmeté puisqu’elle

semble chercher, peut-être sans s’en rendre, à se perdre dans l’anonymat en rejetant son corps, son

sexe et son prénom. Elle se nie à la fois dans le langage et physiquement, ne se laissant aucune

chance d’entrevoir une nouvelle façon d’être et se propulsant elle-même vers une néantisation. Elle

pousse d’ailleurs son corps vers d’autres identifications, disant par exemple qu’elle aimerait faire

partie du monde des hommes, pour terminer en proclamant que ces derniers ne sont rien puisqu’il

faut « les instruire, les informer de la place qu’ils occupent dans la chaine de la journée, une place

de rien du tout qui ne tient que parce qu’un autre les a précédés et qu’un autre les suivra […].139 »

Elle accepte donc tout ce qui peut la pousser tranquillement à disparaitre, des sources identitaires

qu’elle-même juge inutiles et va jusqu’à amener son corps vers les troubles alimentaires comme

l’anorexie qui soutient son désir de se dissiper. L’écriture permet alors à l’autrice de se sortir de

son soi habituel par la narration, rejetant constamment au fil du roman sa propre identification,

toute possibilité de reconnaissance. Cet aspect de l’écriture, appuyé par les nombreuses

désidentifications explorées, sera également présent dans le projet de création qui questionnera

l’image, et le corps qui la compose, selon le passé qui la construit, sacrifiant parfois enfance et

souvenir pour être. Cela appuie la conclusion amenée par la narratrice de Putain qui constate

finalement que le corps qui la définit, en somme, n’illustre aucunement qui elle est : « […]

d’ailleurs, rien n’était vrai dans ce corps qui allait un jour flétrir […].140 »

137 Ouellette-Michalska, Madeleine, Op cit, p. 90 138 Monet, Catherine, Op cit, p. 96 139 Arcan, Nelly, Op cit, p. 130 140 Ibid, p. 178

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L’ÉCRITURE ET LA SORTIE DU SOI HABITUEL :

LIEN ENTRE RECHERCHE ET CRÉATION

« C’est l’inconnu qu’on porte en soi :

écrire, c’est ça qui est atteint.

[…] C’est l’inconnu de soi,

de sa tête, de son corps.141 »

MARGUERITE DURAS

« Tout prend un sens

tout à coup par rapport à l’écrit,

c’est à devenir fou.

Les gens qu’on connait on ne les connait plus

et ceux qu’on ne connait pas

on croit les avoir attendus. 142 »

MARGUERITE DURAS

La précédente analyse met finalement en lumière les pouvoirs de l’écriture; grâce à cette dernière,

les écrivaines comme Annie Ernaux et Nelly Arcan ont le loisir de redéfinir leur identité à travers

des stratégies narratives et identitaires. La première, Ernaux, présente l’autofiction de L’Autre fille

dans laquelle elle est d’abord confrontée à la vérité d’un récit qui lui était encore inconnu, ce qui

va par la suite à la fois créer et lui enlever des sources d’identification. Ce qu’elle connait ne peut

plus être comme avant et se voit modifiée par la parole et le silence de ses parents; ses repères

identitaires changent et l’obligent à sortir de l’identité qu’elle pensait avoir pour aboutir à sa

nouvelle ipséité, la figure d’écrivaine. La narratrice évoque cet aspect de l’écriture, proclamant

qu’elle cherche sa sœur dans les arts et les lettres : « […] dans les scènes de romans et des films,

dans les tableaux qui m’ont troublée sans savoir pourquoi – jamais oubliés. C’est sans doute là

qu’il faut te chercher, dans ce répertoire personnel de l’imaginaire, illisible à tous les autres pour

te découvrir […].143 » Cependant, c’est elle qu’elle finit par trouver; son identité est modifiée et

complètement autre sous le joug de l’écriture puisque, comme déjà cité dans le premier chapitre,

l’autre fille, c’est elle. En ce qui concerne la deuxième autrice, Nelly Arcan, elle offre dans Putain

141 Duras, Marguerite, Écrire, Gallimard, Coll. Folio, n°2754, [s.l], 1995, p. 52 142 Ibid, p. 25 143 Ernaux, Annie, Op cit, p. 64

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plusieurs similarités avec Ernaux; la difficulté de s’inscrire dans le récit familial, une sœur décédée

qui entraine la perte de leur mêmeté. La différence est la façon dont elle réagit à cette perte, réaction

qui engendre, au contraire d’Ernaux, une volonté à se soustraire de son ipséité – ou à construire

une ipséité de la perte et de la disparition. Par l’univers de la prostitution, la protagoniste est

emportée dans des identifications totalement opposées à son passé, ce qui l’oblige à reconcevoir la

vision qu’elle avait d’elle-même jusqu’à finalement la perdre complètement (bien que ce soit en

fin de compte ce qu’elle désire depuis le début). Tout commence par une haine envers sa mère et

son père, mais cela se termine, malgré le fait qu’elle cherche à trouver de nouvelles modalités du

sujet féminin, dans un néant identitaire. La narratrice le mentionne elle-même, disant qu’elle

prévoyait déjà cette fin : « […] ce jour-là le vide qui m’habite grandirait démesurément, un dernier

coup porté au néant qui éclaterait enfin, trouvant une issue et s’étendant aussi loin que possible,

jusqu’aux limites de ce monde duquel je me suis toujours exilée […].144 ». L’écriture lui permet

alors de se libérer de la représentation familiale et parentale pour aller se perdre dans sa volonté

d’être dans le regard de l'homme tout et rien en même temps, de s’y consumer, de s’y anéantir.

Après l’analyse de ses deux autofictions féminines, le lecteur peut constater la validité de

l’hypothèse de Madeleine Ouellette-Michalska concernant la présence d’une certaine

déconstruction, d’une rupture, dans l’écriture autofictionnelle féminine. Sachant que la

problématique exposée était de comprendre cette rupture d’un point de vue identitaire, utilisant les

désidentifications de Muñoz pour l’illustrer dans chacun des romans, on s’aperçoit que l’identité

est constamment confrontée entre deux perceptions différentes, ce qui entraine obligatoirement des

antagonismes. Ces oppositions forcent les protagonistes à sortir de leur quotidien, à chercher ce qui

les définit vraiment, soit des identités parallèles, soit pour Arcan, qui se situe davantage dans un

certain absolutisme, l’absence de définition. Ainsi, elles rejettent une démarche pouvant les

conduire à une identité totalisante. Le regard de l’autre vient jouer un rôle important comme

élément déclencheur de ces désidentifications et comme catalyseur du jeu des différentes

représentations de soi. Il s’agit alors davantage d’une remise en question de l’identité, ce qui est le

cas pour les deux écrivaines. Elles se cherchent à travers leur passer et leur présent, ce qui engendre

de multiples sources d’identifications, sources qu’elles doivent soit accepter, soit refuser. Pourtant,

seulement l’une des deux, la narratrice d’Annie Ernaux, est capable à la fin de retrouver une

144 Arcan, Nelly, Op cit, p. 38-39

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certaine reconnaissance de soi par soi, tandis que celle de Nelly Arcan reste à jamais prise dans la

mouvance et l’incertitude. Ainsi, même l’écriture, acte qui vient d’habitude fixer le concept du

« soi », peut apporter des mouvements identitaires aux personnages tout au long des pages sans

nécessairement aboutir à une identité fixe. Au contraire, l’écriture entraine une certaine sortie du

soi, qu’elle redéfinit dans l’acte même d’écrire et de créer. Elle engendre aussi un nouveau soi;

celui de personnage, d’être fictif et de figure d’écrivaine, figure certaine ou incertaine, sauvée ou

anéantie.

L’écriture possède donc un pouvoir certain sur l’identité par le travail de la narration. Certaines

stratégies sont d’ailleurs mises en place pour montrer le parallèle entre les auteurs.trices et leurs

personnages. Comme le dit Anne-Marie Trecker dans son ouvrage, « l’écriture de soi tend vers cet

acte poétique et créateur qui rassemble l’être dans le langage, transmuant ainsi sa présence

éphémère en un reflet d’absolu.145 » Ce domaine de la littérature offre donc l’occasion à ceux qui

le pratiquent de déjouer la réalité grâce à la fiction et de transformer leur environnement, ainsi que

leur soi, en des protagonistes. Cela procure à l’écrivaine la capacité à devenir et être qui elle

souhaite :

Un artiste, un écrivain particulièrement, dispose de la possibilité de se décharger de soi

et de multiplier les personnages dans les fictions qu'il écrit ou dans sa propre existence

en prenant un pseudonyme ou en conjuguant les possibilités d'être soi avec des

hétéronymes... Il est ici et ailleurs, c'est-à-dire nulle part et partout. Manière habile de

disparaitre.146

Sans tomber dans une forme d'omnipotence qui relèverait de la fiction, l'écriture possède tout de

même une relation à la vérité qui peut venir jouer les repères déjà ancrés pour venir les modifier,

les enlever ou en ajouter d’autres. Elle permet de se réaliser, soit en parlant de la vraie vie, soit en

la niant et par le fait même en imposant une nouvelle réalité; elle métamorphose la mêmeté et

l’ipséité de celle ou celui qui écrit, lui apportant une nouvelle figure, une nouvelle façon d’être.

L’écriture est mensonge au départ, puisqu’elle construit et reconstruit toujours le réel

à sa manière. Mais ce qu’elle élabore par le langage possède sa propre vérité, une

145 Trekker, Annemarie, Des femmes « s’» écrivent : enjeux d’une identité narrative, Paris, L’Harmattan, 2009,

p. 65 146 Le Breton, David, Op cit, p. 42

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cohérence et une pertinence à géométrie variable qui finissent par émouvoir, éclairer,

transformer, au point d’apparaitre comme une modalité de l’être.147

Comme cela a été démontré et étudié dans les précédents chapitres, et comme il sera également

expérimenté dans les prochaines pages – dans le projet de création – il est possible d’échapper à

l’étiquette qu’on ne désire pas avoir; lire et écrire sont deux activités qui permettent la

transformation, qui nous autorisent à contredire la représentation de nous-mêmes qui nous a été

proposée : « […] il s’agit de plonger dans la subjectivité contemporaine et d’en analyser l’une des

tentations les plus vives, celle de se défaire enfin de soi, serait-ce pour un moment.148 »

Mon projet de création, qui suit dans les prochaines pages, est construit autour de cette même

prémisse qu’est la volonté d’échapper à son soi conçu, perçu, par d’autres. L’évolution du

personnage, qui sera figuré autant sur le plan de l’énonciation subjective que celui du décor, se fait

alors en quatre textes. Le premier intitulé « Je ne vois rien », le texte qui donne son nom au projet,

décrit la première sortie du regard masculin, celui de l’amoureux, et vient jouer avec l’idée d’une

noirceur dans laquelle la protagoniste peut sans cesse se redéfinir. L’objectif de ce texte est de

mettre en confrontation, certes le regard opposé de deux personnes, mais également les différentes

facettes d’une même et unique personne selon des temps différents. L’omniprésence du passé, le

gout du renouvellement du présent et le vide de l’avenir sont autant de pistes qui permettent

d’envisager que l’identité puisse toujours changer. « Jusque dans la nuit » conteste le regard du

père – des pères, celui biologique et celui spirituel. Il vient donc contredire un deuxième regard

masculin. J’y questionne également les croyances de la religion, confrontant l’opinion de Dieu sur

Lucifer pour en faire une longue métaphore filée de l’opinion du père de la narratrice sur elle-

même. L’objectif est donc double; il s’agit à la fois de montrer le pouvoir du père sur sa

« création », un pouvoir aliénant, mais aussi d’en montrer les failles et de laisser la narratrice s’en

émanciper afin de retrouver le pouvoir sur elle-même. Le troisième texte, « Comme une feuille

d’automne », raconte une confession, ou un aveu, de la part d’une personne proche décédée. Étant

donné que la protagoniste de chaque texte se cherche sans parvenir à réellement se trouver, n’étant

en mesure que de nier ce que les autres voient, ce texte vient ajouter une autre étiquette, une autre

vision, mais à laquelle le personnage principal n’a accès que par deux mondes séparés, celui des

147 Ouellette-Michalska, Madeleine, Op cit, p. 77 148 Le Breton, David, Op cit, p. 21

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vivants et celui des morts, et qu’elle ne peut nier. C’est le texte pivot, où la protagoniste voit dans

les autres une possibilité d’être malgré tout. Enfin, le dernier texte se veut une réflexion sur le

rapport entre personnage et écrivain. Il met en scène une disparition de soi dans la blancheur d’un

décor hivernal, disparition qui « […] est à la fois une solution face à l'épuisement d'être soi, au

sentiment d'avoir tout donné, ou de vouloir se préserver dans la retenue ou la solitude, mais elle est

aussi une solution au sentiment de la multiplicité de soi, la conviction d'abriter maints personnages

et de ne pas se résigner à les sacrifier.149 »

Ainsi, chaque texte soutiendra la volonté de se définir soi-même, l’envie d’être ce que l’on veut et

pas ce que les autres voient en nous, principes déjà examinés dans L’Autre fille et dans Putain. Les

différents textes proposés mettent donc en évidence, tout comme dans les romans analysés

précédemment, une narratrice qui souhaite se détacher des étiquettes – de l’identité qu’on lui

impose – en effectuant des désidentifications et de nouvelles identifications. Il s’agit de mettre en

pratique les stratégies mises en lumière par la partie recherche de ce mémoire, telles que le mélange

des différentes focalisations, accédant davantage aux regards d’autrui par l’omniscience que

procure l’utilisation de la troisième personne, les thématiques du regard, du corps et de l’Autre, le

mélange entre les figures du passé et celles du présent, etc. Comme expliqué dans l’introduction,

le projet de création est important pour témoigner des diverses postures que le sujet d’écriture peut

avoir lorsqu’il opère des changements identitaires. Les postures qui seront illustrées dans la fiction

concernent davantage le regard masculin, celui du père et de l’amoureux, mais également le regard

spirituel provenant d’un proche décédé, afin de faire un lien avec les deux autrices étudiées.

Certains seront racontés comme étant aliénants et d’autres, comme étant une source possible

d’identification. L’objectif reste de témoigner des ruptures identitaires au quotidien, confrontant

toujours deux regards, deux facettes – souvent illustré par un « je » et un « elle » - et deux temps

différents à travers les contradictions entre ce qu’on a été, ce qu’on est, ce qu’on désire et,

éventuellement, ce qu’on sera.

149 Le Breton, David, Op cit, p. 47

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Partie création :

« Je ne vois rien »

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JE NE VOIS RIEN

« Je ne sais ce que je suis, répliquai-je

et je ne vois pas trop clairement ce qu’il faut être ;

mais je n’éprouve que trop la vérité de ce qu’il disent. »

Abbé Prévost dans Manon Lescault, p. 79

Je me dévisage dans le miroir et je ne vois rien.

Il m’a dit que je devais regarder plus profondément en moi jusqu’à me trouver, mais je ne sais pas

comment faire. Il m’a répété de me fixer dans une glace et que j’allais me découvrir telle qu’il me

voit. Je n’y arrive pas. Mes yeux d’un brun clair se promènent de droite à gauche du miroir en

espérant trouver un détail qui pourrait tout me révéler. Mes lèvres, d’un rouge foncé, sont

entrouvertes, laissant filer mon souffle qui s’évapore dans l’air, et mes cheveux, d’un couleur aussi

sombre que la nuit, contraste avec mon teint pâle, mais il n’y a rien qui se trouve devant moi qui

pourrait me donner une vague idée de qui je suis. Lorsqu’on est allé chez ses amis, il m’a obligée

à me présenter. J’ai sorti la réplique toute faite que je disais quand mes professeurs me demandaient

d’expliquer au reste des étudiants d’où je venais et pourquoi j’étais assise dans cette classe. Mon

nom, mon âge, mes loisirs. Tout le monde avait l’air satisfait et j’ai pensé que j’avais trouvé ce qui

me définissait socialement, mais lui, il voulait que j’en dise plus. Il n’arrêtait pas d’ajouter des

détails, passant de mes sœurs jusqu’à mon chien. Les personnes présentes hochaient la tête sans

grande conviction, n’écoutant certainement pas la moitié des informations qu’il leur révélait.

Quand on est partis ce soir-là, il m’a dit que je devais être plus moi-même et ne pas avoir peur de

parler de moi ; les gens désirent me connaitre. Je suis restée silencieuse pendant un moment ; je ne

voulais pas lui avouer ce qui m’empêchait d’en dire plus. En vérité, je ne savais pas du tout quoi

dire. Je n’accepte pas de me résumer aux différentes informations que je livre. Je souhaite être

plus ; plus que la fille qui a trois sœurs et un chien, plus que celle qui travaille dans une

bibliothèque, plus que celle qui l’accompagne. Alors, quand je suis arrivée à la maison après cette

soirée de printemps, je l’ai écouté ; je me suis mise devant le miroir et j’ai attendu que la vérité

qu’il m’avait promise arrive. Mes yeux noisette brillaient, mes cheveux étaient emmêlés et mes

lèvres semblaient plus roses qu’à l’habitude, mais la vérité n’est jamais arrivée. J’ai juste trouvé de

vieilles retailles de ce que j’ai été.

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J’ai retrouvé la petite fille à la robe jaune. À la seconde où la neige commençait à fondre et que le

blanc laissait place au vert, c’était pour elle le moment de la sortir. Elle répliquait toujours qu’elle

souhaitait ajouter de la couleur à ce décor monochrome. Seul Dieu sait toutes les bêtises qu’elle a

commises en étant habillée comme une princesse. Elle ne voulait jamais l’enlever. Elle l’enfilait

et, se regardant dans le miroir du haut de ses six ans, elle parvenait à apercevoir la couronne dans

ses cheveux emmêlés. Même si cette robe était toujours tachée de vert, de rose, déchirée à quelque

endroit, c’était sa préférée. Elle la portait pour aller jouer aux ballons chez les voisins, pour sauter

à la corde devant la maison, en jardinant avec papa ou en cuisinant avec maman. Une fois, la fillette

avait plongé dans la piscine avec le vêtement encore sur le dos. Elle ne l’avait pas retiré avant le

souper et avait mouillé tout le plancher. À côté d’elle, la robe rose de sa sœur jumelle dégoulinait

aussi, agrandissant la flaque d’eau qui recouvrait le sol de la cuisine. En me regardant dans le

miroir, me souvenant de cette fillette, j’ai souri. Sauf que quand je lui ai dit qui j’avais vu dans le

reflet, il m’a répliqué que ce n’était plus moi et qu’aujourd’hui, je n’aime même pas la couleur

jaune sans oublier que je ne porte jamais de robe.

J’ai retrouvé la préférée à Papou. Chaque fois qu’elles allaient, les quatre sœurs, chez leurs grands-

parents, c’était elle que son grand-père préférait. Il la prenait sur ses genoux pour lire l’histoire

avant de se coucher ; il la laissait choisir le film après le souper, au grand désespoir des filles ; et,

elle le savait, il versait toujours plus de chocolat sur sa crème glacée que sur celle des autres. Un

jour, pendant l’hiver de ses huit ans, il l’avait amené glisser à la montagne près du parc et durant

tout le trajet, elle avait pu s’asseoir dans le traineau alors que sa grande sœur, sa jumelle et sa petite

sœur devaient marcher à côté de leur grand-mère, la dernière en lui tenant la main. Grand-papa

courait, lui, la faisait tournoyer pour son bonheur. Arrivée à la montagne, elle s’était mise à

patauger dans la neige, à se coucher dessus pour faire un ange ou bien la ramassait en une boule

pour la lancer sur ses sœurs en riant. Sa grand-mère les regardait se chamailler avec fierté jusqu’à

ce que la guerre éclate et qu’elle doive endosser le rôle d’arbitre. Papou avait pris sa défense en

disant qu’elle avait le sens de l’humour et qu’elle voulait seulement taquiner ses sœurs. C’était elle

qui avait glissé la première ; c’était elle qui, sur les genoux de son grand-père, avait dévalé la côte

en riant et, une fois, rendu en bas, elle avait crié à ses sœurs de venir la rejoindre. Ils étaient rentrés

à la maison seulement à la fin de l’après-midi, lorsque le soleil commençait à descendre, et le soir,

elle s’était endormie sur le divan pendant que Cendrillon dansait à l’écran. Me souvenir de cette

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petite fille me rendait nostalgique et lui, il m’a seulement répondu que mon grand-père n’habitait

plus proche de chez moi; que ces moments étaient le passé et qu’ils ne me représentaient plus. De

toute façon, comme il se plaisait à me le répéter, Papou n’était plus à l’âge de jouer avec moi et il

se rappelait à peine les soirées d’hiver où il me berçait en me racontant mon histoire.

J’ai retrouvé l’amie de Christophe et Zabeth. Chaque matin d’été, elle se levait, s’habillait

n’importe comment et elle courrait chez les voisins. Ils avaient le même âge qu’elle et, de plus loin

qu’elle se souvenait, ils avaient toujours joué ensemble. Une fois, ils devenaient des pirates et la

piscine se métamorphosait sous leurs yeux en un océan à explorer. Le jour d’après, ils étaient des

espions qui devaient escalader la clôture pour réussir à capturer l’ennemi. Son jeu préféré c’était la

cachette. Ils pouvaient s’amuser dans les deux maisons et courir d’un endroit à l’autre pour ne pas

se faire prendre. Elle avait d’ailleurs trouvé le repaire parfait ; en arrière de la piscine, il y avait une

petite entrée pour se rendre sous le balcon. Personne n’y allait. Ils avaient tous peur du noir, mais

elle, elle regrettait seulement la présence d’insectes. Alors, elle s’installait une couverture et

attendait qu’on la trouve. La première fois, ça lui avait pris près d’une heure pour la dénicher, mais

cela avait fait sourire la jeune fille. Elle entendait les soupirs de Christophe qui la cherchait et elle

pouffait dans sa main, essayant d’estomper son fou rire. Il avait fini par la repérer parce qu’elle

avait fait du bruit. Elle voulait sortir pour aller manger sa part de gâteau que sa mère avait posé sur

la table, mais elle ne souhaitait pas gâcher le jeu. Mon reflet s’agitait sur place, bougeait d’une

jambe à l’autre et essayait de reconstituer cette petite fille qui n’avait peur de rien, mis à part des

araignées. Dans le corridor, il me posait mille questions pour savoir où j’en étais. Alors que je lui

contais l’histoire de mes amis d’enfance, il m’a rapidement fait sortir de mon état cathartique en

me criant de l’autre côté de la pièce que je n’avais vu ni l’un ni l’autre depuis des années. Selon

lui, mes anciens voisins m’avaient déjà complètement oubliée.

On s’est disputé. Il me disait que je regardais mal, que je devrais me laver les yeux. Il affirmait que

je n’avais pas d’allure à refuser de croire que j’étais bien celle qu’il répétait que j’étais. C’était

stupide de ma part de m’obstiner sur ce sujet, il me voyait bien plus que je ne pouvais me percevoir

moi-même après tout. Il me disait qu’il avait raison et que je devais me faire à l’idée, mais j’en

étais incapable. La colère a monté; mes nerfs se sont crispés et mes poings étaient rouges à force

de les maintenir serrés. J’essayais de me calmer; je respirais avec un rythme, comme une amie

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m’avait appris lors d’une crise de panique. Je me suis donné un rythme de cinq secondes pour

inspirer et pour me calmer, mais il continuait de parler, de crier, de s’essouffler à travers le lot

d’insultes qui sortait de sa bouche. J’ai arrêté de compter les secondes et j’ai laissé ma poitrine

prendre feu, un feu qui s’est propagé très rapidement à tout mon corps. Je me suis mise à tout briser,

comme si le fait de lancer une chaise contre le mur et de la voir se rompre en plusieurs morceaux

me permettait d’échapper à ses yeux. J’ai déchiré un des coussins, son préféré, et j’ai observé les

plumes tomber sur le sol, une à une, dans un amas de douceur contradictoire avec la colère qui

bouillonnait dans la pièce. J’ai donné un coup de pied dans le mur, mais il est resté intact ; j’ai eu

mal au pied pendant des jours après. En désespoir de cause, je me suis résolue à frapper de toutes

mes forces dans le miroir qu’il me disait de regarder, de continuer à me fixer, car j’allais finir par

tout voir, par découvrir la personne qui s’y reflétait. Les fragments faisaient seulement remonter

d’autres paires d’yeux, encore plus de « il » qui croyaient toujours avoir raison. La glace était

remplie d’ombres du passé. L’une était roulée en boule sur son lit ; une autre courrait à travers les

lumières de Noël tandis que celle habillée d’une robe bleue se retrouvait dans une masse

d’inconnus. Derrière chacune d’elle se retrouvait une ombre, celle d’un homme aux cheveux

châtain rempli de gel. On ne pouvait apercevoir que sa silhouette et son regard bleu, sombre, qui

criait des paroles, tout comme cet homme dans le couloir qui se fâchait petit à petit devant mon

incapacité à me trouver. Un homme au regard bleu et un autre au regard brun qui se tenait toujours

près de chacun de mes reflets, prêts à me dire quoi être, qui être, comment être, seulement pour

combler leurs désirs. Je me découvrais à nouveau comme la fille qui n’est pas assez sociale, pas

assez indépendante, pas assez sportive ou rationnelle. Celle qui est trop émotive, trop spontanée,

trop paresseuse. Je reconnaissais l’homme des reflets, ce regard bleu et cette mince silhouette.

Martin. J’avais encore le gout amer de cette relation dans la bouche, tel un alcool qui m’avait

aveuglée avant de devenir toxique. J’en avais trop ingurgité; il m’avait saoulée de son odeur, de sa

présence, de sa peau jusqu’à ce que je ne sois plus en mesure de contrôler mon corps, ma personne;

jusqu’à ce que je sois malade de son absence et qu’il ne me reste plus qu’une illusion de qui je suis.

J’aurais dû m’en aller. À la place, je suis restée et je me suis laissé effacer peu à peu. Je regardais

la jeune fille du miroir, celle roulée en boule sur son lit et je me souvenais des larmes qui avaient

mouillé ses couvertures, des cauchemars qui avaient rempli ses nuits et du vide qu’elle avait

ressenti. Elle retombait dans le néant, n’ayant plus un homme à ses côtés pour lui dire qui être; elle

se perdait dans l’impossibilité d’être reconnue par celui qu’elle aimait, s’estompait de plus en plus

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chaque jour, le temps s’écoulant rapidement quand on croit n’être personne. À côté d’elle, la jeune

fille qui courrait à travers les lumières de Noël et la fille à la robe bleue paraissaient à la fois fades

et remplies de vie; elle prenait tellement de place qu’elle effaçait les autres malgré la vitalité

qu’elles exprimaient. En me focalisant sur la glace devant moi, sur le contraste entre chaque image,

je voyais de nouvelles facettes apparaître et mes reflets baissaient les yeux. Je ne pouvais plus

qu’entendre un soupir traverser leurs lèvres entrouvertes. C’était comme un courant d’air froid;

toutes me soufflaient au visage ces noms qu’on leur avait attribués, ne me laissant que ma colère

de m’être ainsi faite dominer.

Dans l’éclat le plus grand se trouvait une jeune femme. Elle était habillée d’un chandail rose à

manche longue et d’un jeans, comme moi. Elle était assise près d’un feu entouré d’amis qui

n’étaient pas à elle et essayait de se présenter, tout en écoutant un homme parler d’elle comme s’il

la connaissait mieux qu’elle-même. Ses épaules montaient et descendaient vite, montrant qu’elle

cherchait son souffle alors qu’elle se faisait lentement enfermer dans les paroles de celui qui parlait

à sa place. Ses cheveux lui recouvraient la moitié du visage dans un vain effort de protection et,

même si parfois ils s’envolaient avec le vent chaud du printemps, elle les rattrapait rapidement pour

les remettre en place. L’homme disait qu’elle était introvertie, qu’elle avait grandi avec trois sœurs

tout aussi timides qu’elle, que ça ne l’avait pas aidée à développer son intelligence sociale. Il

affirmait qu’elle était une personne silencieuse, mais amusante quand elle se laissait un peu

influencer. Qu’il espérait que ce soit le cas ce soir parce qu’il ne voulait pas qu’elle fasse mauvaise

impression devant eux. Elle lui a pourtant donné tort. Alors que la nuit s’écoulait, elle ne se cachait

plus derrière ses cheveux. Sa voix résonnait de plus en plus fort tandis que des histoires sortaient

de sa bouche et elle avait même accepté de danser avec ces inconnus. Le feu diminuait et le vent

apportait l’odeur âcre du lac de l’autre côté de la rue. Dans une vague d’insouciance et

d’immaturité, elle s’est laissée porter jusqu’à l’eau et, sous les yeux de tous, surtout des siens, elle

a plongé dans le noir, un noir encore froid de l’hiver achevée. Elle a sauté pour goûter l’écume sur

ses lèvres ; pour ressentir les ondulations de l’eau comme s’il s’agissait de celles de sa peau ; pour

savourer la température frigide lui envelopper le corps; pour seulement, pendant un moment, laisser

couler tout au fond du lac cette image qui lui était imposée par son amoureux. Elle se sentait paisible

entourée de cette couleur, se laissant flotter au rythme des vagues qui l’emportaient ailleurs,

toujours plus loin et toujours plus haut. En plongeant dans l’obscurité du lac, elle avait aussi plongé

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dans l’euphorie d’une liberté nouvellement acquise, dans l’excès des plaisirs de la vie où aucune

limite ne lui était maintenant imposée. L’épaisseur du liquide bloquait les regards provenant de la

rive. Elle faisait partie du décor et se fondait dans la noirceur grâce à ses cheveux sombres, pouvant

ainsi observer à son tour les hommes qui demeuraient au sec. Sur le chemin du retour, lorsqu’ils

étaient dans la voiture, il répétait qu’elle n’avait pas été elle-même, qu’elle avait été bizarre et que

ce n’était pas la fille qu’il connaissait. Elle devrait, selon lui, se positionner devant le miroir quand

ils arriveraient à la maison. Peut-être qu’en se regardant, elle se verrait alors telle qu’il la voit.

Devant le miroir, pendant que la jeune femme, légère, s’échappe des regards, je cherche un éclat

vide dans lequel je pourrai enfin percevoir celle que je suis et non pas celle que j’ai été, mais je

n’en trouve aucun. Dans un simple souffle, je contourne l’homme debout à mes côtés, sors de la

pièce et je ferme la lumière derrière moi en laissant tous ces reflets là où ils devraient être. Alors

qu’il attend encore un aveu de ma part, je ne suis capable que d’une chose ; espérer pouvoir plonger

dans les vagues sombres du lac encore une fois, préférant la froideur printanière de l’eau plutôt que

celle, gelée et orageuse, de l’homme. Il est fâché. Il ouvre même la porte et part, sans un mot, la

laissant venir claquer contre l’embrassure. Je ne le retiens pas. Je sais que je ne peux rien y faire.

Je ne me vois pas. Je ne ressens que l’épaisseur de l’eau et je ne contemple rien que la noirceur,

cette noirceur dans laquelle tout peut être redéfini et où je peux m’imaginer faisant partie de

l’immensité. Après son départ, je suis retournée me positionner devant le miroir. En ouvrant la

lumière, je m’attendais à revoir les reflets du passé ou ceux de la soirée, mais la glace était intacte,

vide de toute définition. Il n’y avait toujours aucune silhouette, mais je souriais, avide de pouvoir

enfin combler les différents morceaux du miroir par moi-même. Il n’y avait plus d’ombres, plus

d’homme, juste moi qui étais prête à affronter la noirceur de l’eau.

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JUSQUE DANS LA NUIT

« […] je me sens, accompagné par ces choses inanimées

que sont leurs phrases,

abandonné, solitaire, démasqué,

et m’imaginant chaque fois retrouver mon chemin

vers le monde. »

Explorer, créer, bouleverser : l’essai littéraire comme espace de recherche-création, p. 99

Elle est tombée dans la nuit. Rien ne l’attache au temps. Son espace se conçoit par les sensations

qui lui signalent qu’elle n’a pas encore disparu. Elle ne sait pas où elle est. Elle n’arrive pas à

regarder autour d’elle. Ses yeux ne se posent sur rien d’autre qu’une obscurité mortifiante qui drape

une soirée d’été sans lune accrochée dans le ciel. Les bruits sont assourdissants ; les odeurs tout

aussi mornes que languissantes. Le froid de la pièce rebondit sur son corps. Elle peut presque

entendre sa peau craquer chaque fois qu’un courant d’air passe devant ses yeux. Le vent inspire et

expire dans un bourdonnement désagréable. Il lui rappelle la texture d’un rêve piétiné ou le son

d’un cœur qui s’étouffe. Elle agrippe le sien; elle empoigne son cœur qui n’est pas encore tout à

fait corrompu, étant à la fois dans le monde et dans la vertu. C’est son point de départ, car elle a

besoin d’un repère, besoin de croire en elle. Heure après heure, elle se retrouve dans un remous

incessant qui lui donne envie de crier tout ce qu’elle ne peut voir, de chérir tout ce qu’elle a déjà

vu, mais surtout, de craindre tout ce qu’elle peut maintenant imaginer.

Plus elle tombe et plus elle les entend. Plus elle tombe et plus elle les ressent. Les bras tendus en

avant, cherchant à s’appuyer sur une personne familière, son corps ne fait que glisser à travers les

membres inconnus de la foule. Elle ne bouge pas, mais eux, ils avancent. Ils s’agglutinent auprès

d’elle, en elle, jusqu’à être l’obstacle le plus sensible dans ce monde invisible. Ils s’approchent tous

en même temps que les ténèbres et la font disparaitre un peu plus chaque fois qu’ils serpentent

autour d’elle. Le masque d’un monstre se colle à la peau des êtres, donnant à leurs visages des

odeurs de mensonge, d’inexistence ou même d’illusion. La foule étouffe et étourdit la jeune fille à

un point tel qu’elle s’oublie et se fond dans cette multitude de corps. Leurs bouches deviennent sa

bouche, leurs paroles se transforment en ses cris et leurs pleurs rejoignent ses craintes. Dans un

désordre frénétique, ils lui parlent. Certains le font d’un ton menaçant, d’autres comme on prononce

une prière.

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- Regarde-moi. Regarde-toi.

- Aide-moi.

- Ouvre les yeux et regarde-moi.

- Je ne peux pas vous regarder, je ne peux pas les ouvrir, leur répond-elle.

La fièvre de la foule se déchaine sur elle par les mains qui l’empoignent jusqu’à lui couper le

souffle. Elle repousse les inconnus qui l’entrainent dans les entrailles de la damnation. Sous ses

doigts, elle discerne la chair éraflée de ces serpents qui lui demandent la seule chose qu’elle est

incapable de faire. Leurs mots se transforment tour à tour en gémissements, puis en lamentations

nasillardes. Elle court à travers ce dédale de créatures qui lui réclament sa vue et lui déchirent la

peau. La foule continue de crier ; un homme hurle à ses oreilles, une femme vocifère à ses côtés

avant de laisser place aux pleurs d’un enfant écorché. Elle est plongée au cœur de l’obscurité et

passera les heures suivantes à la poursuivre. L’opacité ne la tire dans aucune direction. Elle ne fait

que l’emmener vers un lieu où la jeune fille ne veut pas aller. Une brume coule sur ses yeux. La

nuit s’efforce de leur donner une couleur d’éphémère séchée, fanée par le dernier cri qui perce ses

lèvres alors que l’aube pointe à l’horizon. Quand elle se réveillera, elle ne se souviendra que d’un

corps couvert d’écailles accroché à sa main, mais surtout d'un regard incandescent qui la recherche

et qui l'appelle.

***

L’ombre du clocher tombe sur moi et m’empêche d’avancer. La grandeur du bâtiment m’effraie,

me donne l’impression d’être petite, presque insignifiante. J’ai déjà la nausée. Ma bouche est

pâteuse et mes mains sont moites, et la chaleur pesante qui traine depuis quelques jours n’y est

pour rien. J’essuie ces dernières sur mes cuisses à plusieurs reprises en essayant de retrouver la

confiance que les bruits du monde me procuraient. Je regarde la porte qui s’ouvre et se ferme pour

laisser passer des anciennes connaissances et mon estomac se noue. Personne ne s’arrête pour me

saluer, comme si personne ne me reconnaissait et ça me donne mal au cœur de constater à quel

point les choses changent rapidement. Mon père me tend la main, sûrement pour me rassurer, et je

prends une grande inspiration avant de la saisir, me laissant entrainer par sa lumière. Ça fait plus

d’un an que je n’ai pas mis les pieds ici. Je sais que ma chaise est couverte de poussière puisqu’elle

est restée vide pendant treize mois. J’étais seulement épuisée de porter sa croix. La porte de l’église

s’ouvre devant nous et mon père se précipite à l’intérieur tandis que je demeure sur le seuil que je

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pense incapable de franchir. Lui, il avance dans tous les sens, habillé de son pantalon beige habituel

et d’une chemise blanche. Il salue toute personne qui croise son chemin en les bénissant et leur

souhaitant une bonne assemblée. Moi, je regarde en arrière où le soleil brille, un soleil de canicule

alors que le mois de juillet tire à sa fin. Je n’ai qu’à reculer pour qu’il me réchauffe, mais je décide

quand même de plonger vers l’avant, vers ce rocher éclairé seulement par la sainteté du lieu. Dès

mon entrée, toutes les têtes se retournent vers moi comme si j’étais une étrangère. Je cours me

cacher derrière mon père en espérant que de me tenir à ses côtés fasse tomber les yeux

interrogateurs des partisans de la lumière divine. Alors que mon paternel entame diverses

conversations sur le souper de vendredi soir qui était bien arrosé ou sur les shorts roses du pasteur,

je m’assois sur ce qui était ma chaise auparavant en priant pour que ce moment écrasant passe le

plus vite possible. Je fixe le sol dans une ultime tentative de rester dans ma bulle pour ne pas me

laisser affecter par les regards inconvenants, mais des pas se font entendre à ma gauche et

l’impression d’être dévisagée me coule le long du dos. Je lève les yeux, affolée de ce que je pourrais

découvrir en face de moi.

- Bonjour.

Une voix grave est à la place de ce que j’imaginais de pire. Un jeune homme d’une trentaine

d’années est debout devant ma chaise. Ses cheveux bruns lui retombent sur les yeux, cachant

presque entièrement le caramel de ses prunelles.

- Euh, bonjour.

- Je vois que je ne suis pas le seul nouveau.

- Oh ! Vous pensez que je suis nouvelle ?

- Oui, je viens à cette église depuis quelques semaines et c’est la première que je vous vois.

- J’ai été absente pendant un moment, mais je venais ici bien avant vous ; j’ai été amené au

Seigneur alors que je portais encore des couches.

Je suis un peu brusque avec lui. La familiarité avec laquelle il s’adresse à moi, l’assurance qu’il

dégage, comme s’il savait tout sur ce qui s’est passé, me donne envie de m’enfuir en courant ou de

lui donner une claque. Je me retiens, mais mon énervement transparait dans mon ton, éclipsant

toute la panique qui aurait pu me trahir.

- Désolé, je ne voulais pas vous vexer.

- C’est pas grave.

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- Je m’appelle Ludovic.

J’acquiesce et m’apprête à lui dire mon nom, mais je me fais interrompre par le pasteur.

- Assoyez-vous, s’il vous plait. Nous allons commencer les louanges.

Le nouveau, Ludovic, se décide enfin à me laisser tranquille, mais il ne part pas sans m’avoir bénie

et souhaité une bonne matinée au préalable, vœux auxquels je ne réponds que par un long et sonore

soupir de soulagement. Mon père me fait les gros yeux, m'avertissant que je dois bien me tenir et

être patiente avec les autres, mais je ne suis ici que parce qu’on m’a obligée à y être; cette obligation

qui ne rencontre chez moi aucune sagesse ni adhésion. La musique remplit peu à peu la salle et les

voix retentissent à l’unisson. Les gens chantent à tue-tête, hurlant leur prière à un Dieu invisible,

mais invincible. Les échos de leur timbre se répercutent sur les murs jusqu’à moi et la mémoire me

revient peu à peu. Je me souviens quand je dansais avec eux du haut de mes huit ans, aux rythmes

des paroles adoratrices, mes bras dans les airs et mon derrière se dandinant de droite à gauche.

Nous étions, tous les enfants, attroupés devant la scène où les musiciens louaient de tout leur cœur

et nous faisions comme eux même si nous ne savions pas pourquoi. Je me laisse surprendre par ce

bon souvenir ; je me remets à chanter, timidement, et la nervosité et la tension qui s’était accumulée

à l’idée de ce retour se changent en apaisement. Je tente de profiter de ce moment, mais trop

rapidement les louanges s’estompent et le pasteur se remet à parler ; la hantise de cette croix, si

longtemps portée, revient vite, fonçant directement sur moi.

- Avant de commencer la prêche d’aujourd’hui, je tiens à remercier Ludovic de sa présence ;

ça nous fait toujours plaisir que de nouvelles personnes viennent régulièrement et on espère

que tu te joignes à nous de manière permanente. Je veux aussi à souligner le retour d’une

des filles de notre très cher frère Richard.

Tous en même temps, les têtes se tournent vers ma chaise, cachée au fond de la salle. Les

exclamations s’élèvent de part et d’autre, certains cherchant à savoir ce qui m’a fait partir et

d’autres pourquoi je suis revenue. Deux rangs devant moi, je vois le nouveau garder le silence et

m’envoyer un signe de tête compatissant. Le pasteur calme les questions et reprend le contrôle de

la foule. Je l’entends commencer le sermon de cette semaine, mais mes pensées sont ailleurs,

emportées vers cet évènement qui m’a séparée de mes parents.

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Treize mois, six jours et quelques heures auparavant, j’étais assise sur un banc, dans une église

catholique, tout habillée de noir. J’étais entre ma grande sœur et ma jumelle, cette dernière qui

reniflait bruyamment alors que ses larmes perlaient sur ses joues. Mes yeux humides me piquaient

et je ne cessais d’essuyer mon nez sur la manche de ma robe. En avant, un long cercueil était fermé

et recouvert de gros bouquets de fleurs. Leurs parfums embaumaient la pièce, mais ne réussissaient

pas à camoufler l’odeur de perte et de disparition qui étouffait les gens assis dans le sanctuaire.

Moi-même j’avais la gorge serrée, brulante, ayant de la difficulté à retrouver mon souffle dans les

sanglots qui m’entouraient. Le prêtre récitait quelques paroles encourageantes, mais je ne l’écoutais

pas vraiment, occupée à fournir mes sœurs en réconfort. Une main de chacune d’elles dans les

miennes, je me concentrais sur le contact de leur peau moite plutôt que sur l’écho de ses mots qui

résonnaient autour de nous. J’essayais tant bien que mal d’oublier où j’étais en me remémorant des

souvenirs; ma grand-mère prenant la main de mes sœurs en allant au parc, un après-midi d’automne

à jouer avec les couleurs des feuilles, un souper de Noël où elle m’avait lu une histoire de neige et

d’arbres. Je n’allais plus jamais entendre sa voix, plus jamais m’asseoir à côté d’elle, sous un arbre,

pour me faire réconforter. Un coup d’œil à gauche m’avait fait voir mon père pleurer pour une des

très rares fois où ça lui est arrivé. Il avait les yeux pleins d’eau et regardait le tombeau de sa mère

comme s’il allait s’évaporer sans laisser aucune trace d’elle et de ce qu’elle a été. Le dimanche

suivant, nous sommes tous retournés à l’église de notre quartier. En une semaine, l’odeur de deuil

qui s’était accrochée à mon corps ne s’était pas du tout dissipée, mais me retrouver entourée et dans

un lieu qu’elle-même n’avait jamais connu m’éloignait un peu de cette douleur suffocante. Cette

journée-là, j’avais loué Dieu comme je le faisais toujours ; les bras en l’air, les yeux vers le ciel,

rempli d’espoir malgré le chagrin qui m’oppressait, jusqu’à ce que le pasteur commence à parler

et que, lentement, tout mon corps se mette à trembler. Il ordonnait de déposer nos volontés entre

les mains de Dieu, de ne pas chercher à contrôler par nos propres forces les évènements qui nous

arrivaient, d’avoir confiance en Lui. Il disait qu’on ne pouvait en vouloir qu’à nous-mêmes si on

échouait, que c’était parce qu’on ne priait pas assez, ne croyait pas assez, ne louait pas assez si nos

désirs nous étaient arrachés. J’étais en colère ; ce sermon ravageait tout en moi comme si celui qui

en était l’auteur était en train de me dire que tout était de ma faute alors que j’avais passé les

derniers jours à prier pour qu’elle soit sauvée, afin que ma grand-mère puisse rester auprès de moi.

Je suis demeurée assise sur ma chaise en attendant que l’heure s’écoule, toujours un peu plus fâchée

par ce que j’entendais. À la fin du service, je m’étais levée et étais sortie précipitamment, sans un

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regard en arrière pour ce lieu qui aurait dû m’élever plutôt que de m’écraser. Les semaines

suivantes, je n’y suis pas retournée, les mois suivants non plus. Je m’étais engluée dans un entre-

deux, entre Dieu et le Diable, un espace incertain qui avait efficacement engourdi mes sens et ma

douleur. Je m’étais enlevé les limites qui m’avaient barricadée, j’avais jeté sa croix, mais je restais

la même. J’étais seulement ailleurs. Mes parents ne l’ont pas vu de cette manière, mais ils me l’ont

fait comprendre qu’hier soir. Nous étions tous assis autour de la table pour le souper. Maman avait

préparé mon repas préféré pour aucune raison particulière, m’avait-elle dit. Nany, ma jumelle non

identique, grimaçait parce qu’elle détestait mes choix alimentaires qui lui rappelaient les mauvais

souvenirs d’une soirée en train de régurgiter au-dessus de la toilette, mais pour une raison que

j’ignore, maman voulait me faire plaisir sans prendre en compte les goûts des autres. Papa lui

chuchotait quelque chose pendant que mes sœurs se lamentaient sur le souper. J’observais les

alentours en picorant dans mon assiette, attendant la raison de toute cette attention comme d’un

piège qui se referme.

- Tu n’aimes pas ça, m’a demandé ma mère.

- Oui, c’est bon, dis-je sans grand enthousiasme, entendant mon père prendre une inspiration

pour se lancer dans un long discours que je sentais déjà moralisateur.

- On souhaitait discuter de quelque chose avec toi…

- Laisse-là manger un peu avant de commencer à la questionner, disais ma mère.

- Ben non, elle le sait qu’on veut lui parler. Autant aborder le sujet directement. Alors, a-t-il

repris en s’adressant à moi, on aimerait que tu reviennes à l’Église. On croit qu’on t’a laissé

assez de temps pour faire ton deuil et que maintenant, au lieu de sortir tous les soirs et de

jouer à la rebelle, tu pourrais venir plus souvent dans un lieu sain pour toi.

- On sait que tu as recommencé à avoir des cauchemars depuis quelques semaines, ajoutait

ma mère. On pense que tu passes trop de temps dans le monde et qu’il serait bon pour toi

de revenir avec nous.

J’avais encore le souvenir de mon mauvais rêve; le sentiment de peur m’était encore familier, même

si je n’avais pas aperçu derrière mes paupières les yeux rouges depuis une bonne semaine. Cette

peur m’étouffait, tranquillement, en m’empêchant d’ouvrir la bouche et je constatais, à travers la

brume de cette obscurité, que mes parents perdaient patience, souhaitant que je réponde

favorablement à leur demande. Sauf, que j’en étais incapable ; j’aspirais à fuir cette culpabilité et

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je ne voulais pas m’obliger à vivre pour la seule volonté de quelqu’un d’autre. Je désirais seulement

être moi, même si ça impliquait des cauchemars.

- Pourquoi tu ne nous réponds pas ?

- Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? Oui, mon beau papa je vais retourner à l’Église

parce que le monde grouille de personnes toxiques, diaboliques, et que je ne veux pas

devenir l’une d’entre elles. C’est pas mon genre de dire ça et tu le sais.

- Ne sois pas arrogante !

Je suis restée figée devant son ton autoritaire. En croisant son regard, j’ai vu la déception que je lui

causais. Il y avait aussi une certaine trace de peur, peut-être du monde qu’il décelait autour de moi

et dont il désirait tant que je m’éloigne.

- C’est beau, alors dis-moi ce que je peux être ?

Je voyais doucement la colère commencer à s’allumer dans les gestes de mon père. Il tenait

rageusement sa fourchette et pinçait les lèvres.

- OK, demain matin, tu te lèves et tu viens avec moi à l’église. Il n’y a pas de place à

discussion. Ton comportement me montre que tu en as besoin. Point.

- De toute façon, ton idée est déjà faite. Peu importe ce que je te dirais, tu ne changerais pas

d’opinion, ai-je dit en posant agressivement mon assiette sur le comptoir. Je viendrai,

comme tu le désires.

Je suis montée dans ma chambre pour me cacher. Assise sur mon lit, j’ai passé la soirée à anticiper

ce retour que j’aurais voulu retarder le plus possible et restée camouflée dans les interdits plutôt

que de me noyer dans les abimes de la religion. Alors que le ton montait en bas des marches, ma

mère étant déçue de mon comportement et papa soulagé à peu de frais de ne pas avoir à me

convaincre de venir demain, j’ai fermé les yeux en les offrant à la noirceur de ma paume.

***

J’ai les idées éparpillées alors que le pasteur bouge de droite à gauche et de gauche à droite en

exprimant les versets qui lui tiennent à cœur. Je n’arrive pas à l’écouter. Le bruit de ses pas contre

le plancher, le courant d’air qui arrive faiblement vers moi à chacun de ses gestes tout comme sa

manie de toujours s’essuyer le coin des lèvres sont toutes des distractions qui me permettent de ne

pas être présente. Le monde m’attend et je veux aller m’y fondre. J’aurais aimé que mes sœurs ou

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ma mère soient avec moi ; j’aurais eu plus de personnes derrière qui me cacher, mais papa leur

avait demandé de ne pas venir, comme s’il voulait m’exposer le plus possible. Les mots qui

résonnent dans la pièce ne se rendent pas à moi, fondant dans les échos de tous les autres sons, du

plus petit reniflement aux plus grands soupirs. Un mouvement de Ludovic attire mon regard plus

vers l’avant. Il ramasse doucement ses choses ; sa gourde dans une de ses mains, sa bible dans la

seconde et son manteau sur son épaule, il se dirige vers l’arrière. Il s’excuse aux quelques personnes

et vient prendre place sur la chaise à mes côtés. Je lui lance un regard perplexe, rempli de stupeur.

- Je voyais que tu semblais t’endormir. Je me suis dit que d’avoir de la compagnie allait

t’aider, me chuchote-t-il à l’oreille.

- Oh, alors tu comptes m’empêcher de faire la sieste ?

En apercevant mon sourire, il retient un petit rire et se retourne vers l’avant, me forçant à l’imiter.

Étrangement, sa présence me ramène à la réalité. Il ne me connait pas, mais semble penser que je

mérite son attention et certains efforts alors je lui rends la pareille et me concentre sur les paroles

que je tentais de ne pas écouter. Ludovic est calme et, de temps en temps, je remarque sa tête se

tourner vers moi, surement dans l’espoir de voir que je suis encore réveillée et que je reçois le

sermon de ce dimanche matin, le premier depuis des lustres. Le pasteur évoque la rébellion de

Satan, décrivant l’ange comme un monstre qui après s’être détourné de Dieu se transforme en

ténèbres et laideur, une métamorphose aussi hideuse qu’indésirée. Sans donner beaucoup

d’information, il répète souvent que l’un est bon et l’autre mauvais, s’opposant dans une

confrontation du bien et du mal comme s’ils devaient nécessairement être des contraires à cause

d’une dispute. Je reste de marbre, cachant mon exaspération. Le pasteur prêche avec ardeur, sa

voix résonnant de plus en plus fort. Il nous ordonne de laisser tout ce qui nous appartient à Dieu et

inonde la salle d’un flot de paroles pour sauver ou pour condamner. Plus il parle et plus je me noie.

Alors qu’il représente le souffle de vie, je perds le mien à chaque fois que je le vois avancer dans

la foule. Sur son passage, les murs rétrécissent tandis que ses bras s’ouvrent toujours plus grand.

Je me replie sur moi-même pour lui échapper. Je me sens enchainée et je me rappelle pourquoi

j’étais partie. Je ferme les yeux et j’enroule mes doigts les uns aux autres pour me donner

l’impression d’une présence à mes côtés. Une longue bouffée d’air remplit enfin mes poumons,

mais j’ai encore la sensation d’avoir les mains liées. À quelques minutes de la fin, il me surprend

une nouvelle fois en nous ordonnant de nous accorder avec notre voisin et de prier pour lui. Je fixe

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la porte à quelques pas de moi, calcule le temps qu’il me faudrait pour y parvenir, mais le nouveau

se tourne vers moi et m’empêche de mettre mon plan à exécution.

- De quoi as-tu besoin ?

- Je ne sais pas. Des bonnes notes à mes examens.

- Rien d’autre ?

- Non, je ne vois pas quoi d’autre.

- Et ça te dérangerait que je prie pour ton salut ?

- De quoi, mon salut ?

- Je sais que tu venais ici avant moi, mais tu sembles être partie depuis longtemps. J’aimerais

prier pour que tu redonnes ta vie à Dieu.

Je reste figée devant son audace. Il me suggère d’accepter Jésus dans ma vie, sans savoir qu’il y

est déjà. Son regard ne me voit pas vraiment. Je suis pour lui, telle une fille déchue par son père, le

clairon d’une vengeance divine. Il n’aperçoit que celle qui est partie et qui a pris son temps pour

revenir, celle qui ne veut pas capituler et se donner entièrement. Je suis pour lui sa première bonne

action pour atteindre le paradis, rien de plus.

- Tu dois accepter de t’abandonner pour avoir le plan de Dieu et prendre conscience de sa

réalité dans ta vie.

C’est la goutte de trop. Je me lève précipitamment sans attendre mon père. Je ne regarde pas en

arrière et fonce droit vers la porte sans écouter les lamentations du nouveau qui s’élèvent,

indécentes, dans le brouhaha des prières.

***

Elle sort de l’église, enfin. Je la suis depuis cette nuit et je sais qu’elle ressent mes yeux posés sur

elle. Ça la chamboule encore plus. Elle se dirige vers la voiture sans émettre un son et tous les nerfs

de son corps essaient de rejeter cette prêche qui, grâce à moi, lui a fait serrer les poings et mordre

l’intérieur de sa joue pour l’empêcher d’exploser. Dehors, le soleil lui brûle les yeux. Elle n’est pas

habituée à autant de lumière, de chaleur, étant beaucoup plus habitué à la noirceur de l’ombre.

C’était ingénieux d’utiliser un pion de Dieu pour la mettre en colère, ce Ludovic, moitié saint et

moitié démon, plus proche de moi, Lucifer, qu’il ne l’avouera jamais. J’aurais voulu qu’elle

explose. Elle a la peau à vif, comme si chaque mot prononcé par le pasteur l’avait lacérée,

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confrontée aux doutes que j’avais semés en elle. Son père la rejoint après quelques minutes. Elle

s’assoit sur le siège passager et continue de gigoter. Elle n’est pas à sa place dans ce monde de

prière et de louanges, un monde où elle doit se prosterner et abandonner sa vie entre les mains de

quelqu’un d’autre. Mon monde lui procure beaucoup plus; ses bruits la réconfortent, ses libertés la

soulagent et son absence d’interdit lui permet de rêver. Je ne lui demande qu’une chose en échange;

sa peur. Une peur effroyable qui lui coule dans le dos à chaque pas qu’elle fait. Alors qu’elle

cherche une chanson à la radio, encore assise près de son père, elle la ressent cette peur et je m’en

abreuve en observant ses moindres gestes saccadés à chaque seconde qui passe. Elle n’est jamais

seule.

***

Assise dans la voiture, je passe d’une chaine de radio à l’autre dans l’espoir de trouver une chanson

qui resterait prise dans mon esprit et me ferait oublier ma rage. Ce Ludovic me fait sortir de moi;

il me regarde de haut, comme s’il avait tout compris alors qu’il n’y a pas si longtemps, il était

encore pris dans le monde, était lui-même aussi bas qu’il me croit l’être. On semble être relié par

une corde spirituelle lui et moi, une corde qui me montre le chemin à suivre, mais que pour l’instant,

j’ai envie d’arracher, de gruger à même mes dents pour être certaine de m’en libérer. Il semble tout

comprendre et, moi, tout m’échappe. Mes doutes mangent peu à peu ce qu’il me reste de confiance

en Dieu, me poussant à me poser mille et une questions. Papa me surprend quand il se met à me

questionner :

- À quoi tu penses pour être si agitée ?

- Je ne suis pas certaine que tu souhaites vraiment le savoir.

- Pourquoi ?

Je ne suis peut-être pas la plus pratiquante, mais je sais que mes parents le sont. Toutes les

interrogations que j’ai ne peuvent être comprises par quelqu’un qui croit juste par la force des mots,

ce qui je soupçonne être son cas. Mon père me regarde en attend que j’ouvre la bouche. Ses yeux

réclament mes paroles et, sans trop réfléchir, je décide d’être totalement franche avec lui.

- Parce que j’ai des questions qui remettent en doute tout ce en quoi toi tu crois.

- J’en ai eu des questions moi aussi quand ta mère m’a apporté au Seigneur.

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- Oui, sauf que moi, j’y suis depuis que je suis née. C’est comme si je ne me sentais pas avoir

le droit de me poser ce genre de question.

- Comme quoi ?

Je balaye ma mémoire à la recherche de la controverse qui m’ébranle le plus. À travers

l’enchevêtrement de punitions, d’interdits et de commandements qui se retrouve dans mon esprit

jusqu’à former un labyrinthe avec aucune porte pour s’enfuir, je ne sais pas par quoi commencer.

Ça me dérange de me sentir prise au piège quand je dis croire en Dieu ; sentir que je ne peux pas

agir d’après mes volontés, qui ne sont pas nécessairement mauvaises, mais que je dois seulement

fonctionner selon les siennes. Ça me dérange que d’admettre sa vérité m’oblige à suivre son plan,

certes bon pour moi, mais qui me contraint à propager ma croyance, la divulguer comme si elle

était la seule chose qui guide ma vie, ma seule raison de vivre. Ça me dérange de devoir tout

remettre en ses mains, mais ce n’est pas ce qui me dérange le plus.

- Ce qui fonde la religion, le christianisme, c’est la sentence que Dieu a donnée à Lucifer.

Mais on ne sait même pas pourquoi il a été puni. C’est une condamnation que les gens

acceptent parce qu’ils croient que Lucifer voulait notre mal, mais c’est marqué où que c’est

ce qu’il voulait vraiment ?

Pendant qu’il m’écoute me plaindre de ce qui ne fait pas de sens selon moi, mon père sort

finalement la voiture du stationnement. Alors que je m’étais échappée du sanctuaire parmi les

premiers, on est dans les derniers à partir, ne restant que la Hyundai blanche du pasteur et le camion

rouge de Ludovic, énervant et énervé. Il cherche peut-être à devenir un ange, mais l’agacement

qu’il a provoqué chez moi me montre bien qu’il a encore un pied de l’autre côté; un pied dans le

bien et un dans le mal, un pied dans l’église et un dans le monde. Comme moi. Je regarde son

véhicule avec un dégout à peine caché comme s’il s’agit de lui, lui qui m’avait trafiquée en essayant

de faire de moi son ticket d’entrée pour le paradis. Ça avait été la goutte de trop. Il doit être resté

pour poser des questions, tout comme moi en ce moment, sauf que cela doit être plus dur de

remettre en doute la parole de celui qui représente les mots de Dieu sur terre que ceux de mon père,

ouvert malgré tout à ce que je pense. Un petit espoir en moi commence à germer à l’idée qu’il se

fasse rabrouer par le pasteur alors que mon conducteur me parle doucement, comme à un enfant

qu’on ne veut pas apeurer. Comme s’il lisait dans ma tête, mon père acquiesce, sans aucun

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jugement, à mes propos, sans penser que je suis légèrement effrayée et qu’il ne pourrait rien faire

de pire que mes cauchemars ne font déjà.

***

Elle est seule face à moi et la peur que je lui inspire l’étouffe tellement que je peux la manipuler à

ma guise, seulement quand il me chante de la faire parler et bouger. Elle devient l’ombre d’elle-

même, la créature misérable née de son effroi qui la pousse à se cacher, à changer et à se contredire

dans ce qu’elle est; elle devient mon ombre. Elle ne l’avouera jamais, mais elle aime ça. Elle aime

être la rebelle; braver les interdits, n’avoir aucune limite à tout ce qu’elle peut faire, se croire dans

l’immensité du monde, cette immensité qui n’est qu’une illusion. Elle aime penser qu’elle est

maitresse d’elle-même, mais chaque nuit, je me glisse dans sa tête, je la regarde et lui montre ce

qu’elle est; une silhouette aveugle déchirée par son envie de faire plaisir à tout le monde sauf à

elle-même. Je lui montre comment être seule au monde, comment être égoïste, comment ne plus

avoir de compassion. Elle doit rejeter la croix de la même manière que moi; la jeter loin de ses

pensées afin que je puisse l’envahir totalement, laisser le mal en moi gouter à la victoire de battre

mon père. Il n’y a qu’une seule façon qu’elle puisse s’atteindre; je continuerai de la hanter jusqu’à

ce qu’elle comprenne qui elle est, comme moi je l’ai compris, seul et innommable, il y a des années,

quand j’ai été condamné. Je ferai tout pour qu’elle le soit elle aussi, qu’elle soit trainée dans la

poussière des Enfers et brulée par son innocent désir de liberté. Je veux la briser comme on m’a

brisé.

***

Mon père se gratte la tête avant de me répondre, faisant fuir mes sombres pensées :

- C’est vrai, on ne sait que ce que la Bible nous enseigne. Dans Esaïe, ça nous explique qu’il

a voulu s’élever au-dessus du projet que Dieu a pour nous, mais c’est tout. Ça dit : « Tu

disais en ton cœur : je monterai au ciel, j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu ;

je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée, à l’extrémité du septentrion ; je monterai sur

le sommet des nues, je serai semblable au Très-Haut. Mais tu as été précipité dans le séjour

des morts, dans les profondeurs de la fosse… »

- Donc Lucifer espérait régner sur les humains comme Dieu le fait en ce moment, c’est tout.

Il désirait être semblable à Dieu.

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- Et tu trouves que c’est correct de souhaiter surpasser le créateur de la terre pour effacer tous

ses plans ?

- Non, c’est certain que ce n’est pas l’objectif le plus saint et c’est même très orgueilleux de

désirer avoir tout le pouvoir sur l’humanité.

Je regarde vers mon père pour voir s’il a saisi l’insulte dans les deux sens, mais il garde les yeux

sur la route sans rien laisser paraitre. Il s’arrête au feu rouge et se tourne vers moi pour me pousser

à poursuivre mes réflexions.

- Mais cette obstination de la part de Lucifer, Satan, ou peu importe, en quoi montre-t-elle

qu’il est l’incarnation du mal ?

- Personne ne sait ce qu’il voulait et personne ne peut le savoir. C’est une question qu’on

pourrait retourner sans cesse, mais qui n’aura jamais aucune réponse. La seule chose que je

peux te dire, c’est que Dieu est amour.

Dieu est amour. Mes nerfs qui s’étaient calmés recommencent tranquillement à se crisper devant

mon incapacité à faire comprendre à mon père ce que je souhaite réellement dire. Devant le vide

de ses réponses, je suis énervée et affolée ; j’aimerais qu’il me dise que l’ange déchu l’a été pour

lui-même, pas seulement à cause d’une figure paternelle qui a décidé pour lui ; qu’il me donne une

raison de ne pas avoir peur à la fois de ne pas être moi-même dans ses mots et de devenir quelqu’un

d’autre en fermant les yeux. Je vois à gauche les voitures rouler à contresens par la fenêtre, comme

si elles se dirigeaient toutes sur moi. À droite, les panneaux de signalisation nous dictent quoi faire

et comment nous comporter sur la route. Je me mords les lèvres devant tous les signes inadéquats

qui témoignent de ma pensée incomprise. Ma respiration s’est accélérée. Un peu de sang se glisse

sur ma langue et je panique silencieusement à l’idée que la douleur me réveille alors qu’elle

supplante peu à peu ma colère.

- Ce que je veux dire, reprenais-je, c’est que je ne remets pas en cause les bontés de Dieu,

seulement les prétendues propositions de Lucifer envers nous que nous croyons méchantes

simplement parce qu’il a été condamné aux enfers.

- Et tu fais quoi de la vengeance, de la tentation du serpent, de l’indécence et de tous les

péchés qu’il a fait naître chez l’Homme ?

- Pourquoi serait-ce inévitablement lui qui en est responsable ?

- Dieu est parfait. Alors, les imperfections viennent du diable.

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- Oui, mais c’est Dieu qui a décidé que c’était des imperfections. En quoi est-ce que, par

exemple, se faire des tatouages ou avoir des relations avant la mariage est mal ?

Je suis complètement essoufflée après avoir lancé cette tirade de questions à mon père. J’inspire et

j’expire très bruyamment par la bouche, lui témoignant le retour de mon agitation. Mes mains sont

à nouveau fermées dans deux poings prêts à frapper dans le vide et l’intérieur de ma joue goute un

peu le sang à force d’en érafler la peau avec mes dents. Papa, de son côté, semble calme. Il n’enserre

pas le volant, ses jointures ne sont pas rougies comme les miennes et il se contente de fixer le

chemin devant lui en ne relevant pas tout de suite mes propos. Je descends la fenêtre en espérant y

trouver un peu d’air frais qui viendrait sécher l’humidité de ma peau. Je sors la main et desserre le

poing pour offrir ma paume au vent, me délectant de la pression qui la pousse. Je joue avec elle,

ouvrant et fermant les doigts pour apprécier le contact à peine tiède de l’air. Le mois de juillet

semble s’éterniser, et la chaleur aussi. Je remarque pourtant des nuages qui ont commencé à

recouvrir le ciel, cachant les teintes bleutées de l’univers pour nous offrir les couleurs sombres qui

précèdent les orages. Alors que ma main s’amuse toujours de l’autre côté de la fenêtre, des gouttes

d’eau se mettent à tomber, s’écrasant sur la manche de mon chandail et sur les vitres des voitures

dont les conducteurs font aller les essuie-glaces. Je remonte ma vitre et observe de mon siège le

paysage se mouiller ; les routes deviennent gris foncé, la saleté accumulée sur le bord des trottoirs

glisse vers les bouches d’égout et la terre se transforme en quelque chose de vaseux. J’entends mon

père se racler la gorge à travers le bruit de la pluie contre le toit. Je ne me retourne pas vers lui,

encore bouillonnante de son incompréhension. Je lui cache ma moue désapprobatrice alors que lui

m’affiche la sienne sans ménagement et je me retiens de l’affronter par peur d’exploser.

Décidément, ce trajet jusqu’à la maison est beaucoup trop long.

***

Je promène mes yeux sur le monde et je la vois. La tête accotée sur la vitre de la voiture, elle

aperçoit sa maison au bout de la rue. Son père et elle sont restés silencieux durant les quelques

minutes qu’ont durée la fin du trajet. Elle est déboussolée, tout comme lui; ses questions tournent

autour d’eux et les réponses leur manquent, ne sachant pas comment éteindre les doutes dont je

m’abreuve et tire ma force. Je me nourris de leurs sentiments de confusion; je me satisfais, le

sourire aux lèvres, de les voir aussi dépités, presque à la merci d’une colère qui bouille gentiment.

Je le vois se frotter les sourcils, le regard troublé sans savoir quoi répondre à sa fille ni rebelle

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comme il la voit, ni sainte comme il l’aimerait. Moi je vois sa part de trouble, d’obscurité, celle

dont son père a si peur. Je suis tel un lac noir qui l’entoure, prêt à l’engloutir, mais dont elle semble

se tenir juste assez loin pour s’en approcher sans s’y perdre, ou s’y baigner juste assez longtemps

pour ne pas si noyer. Je ressens leur agitation alors que les deux laissent leurs yeux glisser sur la

pluie qui tombe. Je sais pourquoi il n’ose pas lui répondre et pourquoi elle tient à me défendre; je

connais leur peur qui germe en eux, lui de la perdre, elle de se perdre dans mon regard flamboyant

qui ne la quitte pas. Pourtant, même si j’essaie de toute mes forces, avec toute ma haine, toute ma

cruauté et tout mon dégout, de la retenir, parfois, elle arrive à m’échapper, l’obscurité du lac ne lui

faisant plus peur.

Quand son père stationne enfin la voiture, elle se dépêche à déboucler sa ceinture, prête à sortir dès

que l’engin sera éteint. Elle fuit la croix autant que je l’ai fait. Son père la retient par le bras et je

sais avant même qu’il ne l’ait prononcé ce qu’il va lui dire; l’impact que cela aura sur elle; les yeux

qui vont apparaitre. J’aurais aimé faire défiler le temps plus vite, ne pas permettre à mon propre

père, ce Dieu qui m’a relégué à chercher l’ombre, à désirer le mal, de m’être ses yeux dans mon

travail, mais je n’ai pas ce pouvoir.

- Je sais que tu n’acceptes pas qu’un autre décide pour lui de qui il est, mais ce n’est pas ce

qui s’est passé. Pas selon la bible en tout cas.

- OK, mais si moi je ne suis pas d’accord avec tout ce que suivre Dieu veut dire ? Je vais

aussi devenir ténèbres ?

- Mais pourquoi ne voudrais-tu pas suivre Dieu ?

- C’est pas ça, mais mettons que je ne fais pas tout ce qu’il veut.

- Dieu n’est pas contre ton plan; il le bonifie. Tu connais le psaume qui dit « Le cœur de

l’homme médite sa voie, mais c’est l’Éternel qui guide ses pas » ?

La jeune femme encaisse les paroles de son père; c’est un choc qui chamboule ses repères et lui

fait prendre conscience de tout ce que le monde implique; elle ne voit plus seulement l’interdit,

l’hypocrisie et l’égoïsme, elle voit maintenant aussi les compromis, la confiance et la liberté. Elle

a fait un pas, un tout petit vers l’avant et je voudrais terriblement la repousser dans le vide qu’elle

était; un vide dans lequel elle s’engluait et ça me réjouissait qu’elle m’y laisse la manipuler. J’ai

envie de cracher sur ces découvertes, de les nier et de retrouver mon emprise sur cette jeune fille

naïve, mais son père l’a dit. Il a prononcé les mots qu’elle voulait entendre et son cœur est de

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nouveau ouvert, comme avant. Elle a encore peur, mais maintenant qu’une lumière se trouve près

d’elle, si faible soit-elle, elle se calme. Alors que son paternel la réconforte, je tourne mon regard

vers Lui, mon Créateur, censément pétri d’amour, et je lui crie ma fureur jusqu’à régurgiter

quelques âmes perdues.

***

Une fois le soleil caché, je me couche enfin après avoir parlé avec mon père une bonne partie de la

journée. Je me sens apaisée; je suis certaine maintenant que j’ai le droit de choisir ma vérité. Je me

sens plus moi-même, à la fois désobéissante et compréhensive, farouche et vertueuse. J’ai un pied

dans le monde et un autre de l’Église. Je m’étends dans mon lit avec l’esprit dégagé de tout remords,

sachant que quoi qu’il arrive, contrairement à Lucifer, mes parents, mes proches, n’auront jamais

le pouvoir de me damner. Une vague image de Ludovic se présente alors à moi, évanescente, ne

laissant en moi qu’une volonté diffuse d’être moins méchante avec lui, sans savoir où exactement

il veut m’emmener. Je ferme les paupières en pensant que, maitresse de moi-même, rien ne pourra

me rattraper, mais deux paires d’yeux encore une fois s’interposent. La première m’est familière,

mais la deuxième est nouvelle ; l’une est d’un rouge incandescent tandis que l’autre n’est que deux

pupilles d’un blanc lumineux, des yeux remplis de bonté et de promesses d’éternité. Désormais, je

rêve d’un sommeil paisible, ayant un repos sans cauchemar, m’offrant aux deux regards qui me

suivront partout, jusque dans la nuit d’une fin d’été.

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COMME UNE FEUILLE D’AUTOMNE

« … il me semble que ça palpite faiblement…

hors des mots… comme toujours…

des petits bouts de quelque chose d’encore vivant […]. »

Nathalie Sarraute dans Enfance, p. 5

Tu ne sais plus qui être.

Assise dans ton lit, auprès de la fenêtre, tu penses à la facilité qui se dégage des autres ; tu crois

que tout le monde sauf toi est capable de trouver sa place, mais ce n’est pas vrai. Tu entremêles ton

index dans tes cheveux sombres, indice de ton indécision ou parfois de ta tristesse, le même geste

que tu faisais lorsque tu étais plus jeune quand tu réfléchissais à un sens qui t’échappait. Tu fronçais

les sourcils et ça créait un pli au milieu de ton front, ce qui nous faisait rire, tes parents et moi.

Encore aujourd’hui, même si je ne suis plus là pour en plaisanter avec eux, je devine l'apparition

de cette ligne entre tes sourcils et tes pensées qui dérivent trop loin. La tête appuyée contre la vitre,

les doigts toujours dans les cheveux, tu divagues et j’aimerais être avec toi pour te ramener les

pieds sur terre. La fraicheur de la température réussit à se frayer un chemin jusque dans ta chambre

et l’air tiède de ta bouche qui sort par saccades embue la vitre devant laquelle tu es assise. Ça te

bloque la vue pendant quelques secondes, assez longtemps pour te faire soupirer et te décider à

changer de place, épuisée d’observer un tas de couleurs qui ne t’apportent aucune réponse.

À tes sept ans, tu avais fait la même chose. Tes parents vous avaient laissé tes sœurs et toi chez

moi pour que je vous garde pendant la journée. Pendant que je donnais le biberon à Béa, qui n’avait

que trois mois, Marie, Nany et toi vous regardiez la télévision dans le salon. Tu étais entrée dans

la cuisine, soucieuse :

- Grand-maman ?

- Oui, mon petit chat ?

- Qu’est-ce que ça veut dire « anormale » ?

- Eh bien, ça veut dire qui n’est pas comme les autres. C’est un grand mot pour dire que ce

n’est pas normal. Pourquoi veux-tu savoir ça, ma chérie ?

- Oh, comme ça.

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Tes deux sœurs riaient dans le salon et j’avais aperçu la barre sur ton front apparaitre. Tu n’étais

pas retourné jouer avec elles, tu étais restée assise à la table, silencieuse, avant de sortir dans la

cour en prétextant vouloir t’amuser dans les feuilles que grand-papa avait ramassées en tas la veille.

Je t’observais de la chaise berçante, avec Béa dans les bras qui s’endormait après son boire de midi.

Je voyais tes longs cheveux noirs s'élever à chaque coup de vent. De temps en temps, quelques

feuilles prenaient aussi leur envol et tes yeux baissés se relevaient pour les observer planer dans le

ciel avant qu’elles ne retombent tout près de toi. Je me suis demandé ce qui pouvait te perturber de

cette façon ; tu ne sautais pas dans les feuilles, tu te contentais de les regarder, sans vraiment

t’amuser, comme si elles allaient t’accorder une quelconque réponse chaque fois qu’elles frôlaient

la terre. Après avoir couché Béa, je suis allée demander aux filles encore dans le salon ce qui

n’allait pas. Elles jouaient avec les poupées que j’avais montées du sous-sol pour vous trois et, en

me voyant arriver, elles avaient arrêté immédiatement :

- Pourquoi votre sœur ne veut-elle pas rester avec vous ? Est-ce qu’il s’est passé quelque

chose pendant que je m’occupais de Béa ?

- Non, avait crié Marie, il ne s’est rien passé. Elle fait juste son bébé.

Je suis retournée dans la cuisine et je me suis plantée devant la porte vitrée. Je ne savais pas si je

devais te déranger ; si tu allais me raconter les histoires qui se déroulaient dans ta tête d’enfant. Tu

étais tellement pensive et j’avais l’impression que tu ne laisserais personne pénétrer tes réflexions

de petite fille. J’ai fait le diner, en essayant de ne pas te déranger, mais je suis tout de même sortie.

De tes mains frêles, tu repoussais les cheveux qui te tombaient dans les yeux. Habillée de ton

manteau rouge vif, tu offrais un peu de couleur dans ce décor morne des arbres d’automne perdant

peu à peu de leur vie. En m’approchant de toi, j’ai remarqué que tu étais en train de trier les feuilles

qui se trouvaient à tes pieds. Tu les avais divisées selon leur teinte, rassemblant les vertes ensembles

et plaçant les rouges et les jaunes de l’autre côté, à l’écart.

- Qu’est-ce que tu fais mon petit chat ?

- Je mets les feuilles qui sont normales ensemble et celles qui sont anormales de l’autre côté.

- C’est un drôle de jeu, non ?

- Ce n’est pas un jeu, grand-maman.

Tu t’appliquais, étant vraiment concentrée sur ta tâche. J’ai doucement enlevé les feuilles devant

toi pour te faire rentrer manger avec moi. Tu as relevé vers moi un regard voilé et j’ai pris ta main

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pour t’aider à te mettre debout. Ton pantalon était trempé à cause de l’humidité et de la boue s’était

collée à tes genoux. Sur le bord de la porte, je l’ai secoué d’une main en m’assurant de faire tomber

la vase séchée pour ne pas salir le plancher dans la maison. Tu ne m’as pas aidée parce que la tienne

tenait fermement de petites feuilles rouges et jaunes. J’ai tendu les doigts et, à contrecœur, tu les

as déposées dans ma paume. Avant d’entrer, ma main en l’air, nous les avons regardées planer dans

le ciel une dernière fois.

Aujourd’hui, je t’observe de là-haut alors que tu tournes le dos à la fenêtre; tu ne sais plus qui être.

Tu crois que, comme lors de tes sept ans, tu vas trouver la réponse dans les mots des autres, dans

leurs gestes, dans leur jugement, mais tu as tort. Doucement, tu t'étends sur ton lit, ramènes la

couverture sur ton visage et te laisses surprendre par la noirceur qui t’enveloppe. Tu réfléchis à qui

tu dois être alors que tranquillement des souvenirs de qui tu voudrais être s’imposent à ton esprit,

laissant ta mémoire s’écouler entre mes doigts.

***

Tu voudrais être comme elle.

Dès ton adolescence, tu te faisais qualifier de bonne fille avec tout ce que ça comprenait. Tu étais

douée à l’école, surtout en français ; tu t’intéressais à tout le monde, ne rejetant personne ; tu avais

une sagesse acquise qui t’accordait une place de choix dans le cercle social de ton entourage. Au

secondaire, ta jumelle et toi étiez toujours ensemble. Les gens qui ne vous connaissaient pas vous

prenaient pour des amies, prétendant par le contraste de ses cheveux blond et de tes cheveux noirs

que vous n’étiez pas de la même famille, et, ceux qui vous étaient dans votre environnement

quotidien, vous différenciaient sans aucune difficulté. Malgré ces différences physiques, tu désirais

ardemment te voir en elle. En secondaire quatre, vous n’aviez pratiquement aucun cours en

commun et tu n’étais pas avec tes amies. Tu passais les journées dans ta tête, en écoutant le

professeur d’une oreille distraite tout en textant subtilement Nany ou Kass. dans tes cours d’histoire

ou de science. C’était le temps des potins et des rumeurs sur les garçons et vous en discutiez chaque

fois que l’occasion se présentait.

- Il est tellement beau, disait Kass.

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- Mais il n’arrête pas de murmurer avec l’autre fille dans le cours d’anglais, je suis sûr qu’il

se passe quelque chose entre eux, disait ta soeur.

- Ce n’est pas comme si vous iriez lui parler même s’il était libre, disais-tu.

Ta réplique avait fait rire tout le monde à la table. Vous étiez, ce jour-là, dans la grande cafétéria.

D’habitude, vous vous retrouviez ailleurs, soit près des locaux de français ou dans la cour extérieure

quand il faisait chaud parce que vous n’aimiez pas la foule qui se serrait et s’enserrait le midi. Cette

fois, Kass avait manqué le cours du matin et vous avait réservé une place à une table au centre de

la pièce, bien située pour pouvoir reluquer vos coups de cœur sans que ça paraisse trop. Il y avait

une variété d'odeur qui envahissait ton nez à chaque inspiration ; un mélange du poulet à Kass et

du poisson à l’inconnu derrière elle qui te donnait un peu la nausée. Un bourdonnement provenant

des différentes conversations emplissait la salle, chacun parlant de plus en plus fort pour se faire

comprendre de son voisin. De temps en temps, des surveillants passaient de table en table pour

demander aux élèves de baisser le son et quand les adultes repartaient, tu voyais la bande se mettre

à rire et recommencer à parler exactement comme avant, allant même parfois jusqu’à accentuer

leur voix qui se perdaient dans les échos de celles des autres. Tu aurais préféré manger dehors, à

l’air frais et non pas dans cette pièce étouffante de tous ses souffles entremêlés, mais l’hiver arrivait

et la température était plus froide que fraiche. Pendant que tes amies et ta sœur évoquaient le dernier

geste stupide d’un élève qui était en éducation physique avec elles, tu laissais ton regard fouiller la

masse d’individus. Tes yeux passaient de l’un à l’autre, en essayant d’accrocher quelqu’un au

passage, de river tes pupilles aux siennes en voulant deviner ce qu’il verrait, mais chacun était trop

embourbé dans sa discussion, à rapporter à leurs amis ce que telle fille avait fait durant l'heure

passée en anglais ou ce que tel garçon avait dit dans les vestiaires pour se soucier d’un regard perdu.

Après avoir diné, alors qu’il restait encore du temps avant de reprendre les cours, vous étiez allées

marcher dans ce dédale de corridors. Vous aimiez vous promener sans avoir de but, passant d’un

couloir à l’autre en croisant quelques fois des connaissances qui vous racontaient à leur tour les

histoires de leur matinée. En tournant vers les salles de laboratoire et de biologie, vous aviez

entendu Seb crier en arrière de vous, réclamant que vous l’attendiez. Il courrait un peu

maladroitement, se prenant de temps à autre dans ses propres souliers visiblement trop grands. Un

rire t’avait échappé en le voyant trébucher juste devant vous. Il avait essayé de s’agripper à l’épaule

de ta jumelle pour s’éviter la chute fatale, mais il ne l’avait qu’entrainé avec lui. C’était le genre de

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garçon maigrichon qui était tout de même vraiment charmant et qui jouait de ce talent auprès de

toutes les filles qu’il croisait. Nany et toi, vous aviez les deux goûté à ses rapprochements, chacune

à votre tour, avant de le considérer comme un simple ami. Il était d’ailleurs visiblement content

qu’aucune de vous deux n’ayez repoussé ses avances, appréciant à votre manière ses jeux de

séduction. Nany l’a aidé à se relever en titubant légèrement, se retenant à l’épaule de Kass. Tu

regardais la scène en essayant de calmer ton hilarité, mais l’image de Seb qui s’étalait de tout son

long te faisait toujours t'esclaffer autant.

- Arrête donc de rire, toi.

- Désolée, mais ta chute était quand même drôle. Avoue !

- Elle m’a fait mal, en tout cas. On peut dire que ta sœur est sympathique, elle. Il y en a au

moins une qui m’aide.

Il s’arrangeait souvent pour vous mettre en compétition l’une contre l’autre et ça te choquait.

- Il faut la mériter ma gentillesse.

- Ouais, mais c’est pour cette raison qu’aucun gars ne va vraiment s’intéresser à toi.

- De quoi parles-tu ? On riait et tu pars sur un sujet qui n’a aucun rapport.

- Oui, ça rapport.

Tu sentais tes joues devenir rouges, à moitié de colère et à moitié de gêne. Tes mains se sont serrées

dans un excès de frustration et tu tentais de garder ton calme. En trente secondes, l’ambiance s’était

complètement modifiée, passant d’une rigolade entre amis à une confrontation sérieuse entre deux

adversaires.

- Qu'est-ce que tu veux dire?

- Franchement, c’est pas important. Fais comme si je n’avais rien dit.

- Non, tu l’as dit; tu t'expliques.

- Eh bien, si on vous compare ta sœur et toi, tu es la sauvage et elle est la docile ; la rebelle

et la gentille.

- Et alors ?

- Eh bien, tu es la fille qu’on baise et ta jumelle, la fille qu’on épouse.

Tes amies s’étaient mises à rire, l’une faussement et l’autre de plein cœur tandis que toi, tu

continuais d’afficher un faux sourire entouré de silence qui te trahissait. La cloche a sonné et, sans

rien ajouter, vous êtes tous allés chercher vos livres avant de vous disperser chacun de votre côté,

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l’une allant en anglais, l’autre en éducation physique et toi en français. Tu n’as pas prêté attention

au cours; tu n’avais que ces mots en tête. La professeure parlait d’un roman à étudier pour le mois

prochain et toi, tu observais le plafond sans te soucier de cette éventuelle lecture.

- Mademoiselle, au fond, est-ce que le plafond est plus intéressant que moi?

Tes joues se sont mises à rougir devant la gêne de t’être fait prendre en plein délit. L’élève à côté

de toi lâchait de gros soupirs qui camouflaient tous les autres sons de la pièce. Sans regarder de qui

il s’agissait, tu as baissé les yeux, faisant semblant d’écouter afin de satisfaire ton enseignante. Dès

qu’elle a détourné son attention de toi et qu’elle a recommencé à parler, tu as laissé ta tête tomber

sur ton bureau en tournant les yeux vers la fenêtre. En observant le paysage extérieur, tu repensais

à ces mots, ceux qui te réduisaient et te séparaient de ta jumelle encore plus que par votre simple

apparence, t’apportant des traits de rebelles que tu ne désirais pas. Ces mots, qui t’étouffaient de

plus en plus, t’obligeaient à rechercher de l’air froid pour respirer. De l’autre côté de la vitre, les

arbres perdaient graduellement leurs feuilles à chaque coup de vent. Le soleil se reflétait dans les

petites flaques d’eau, ce qui les empêchait de geler et de laisser une trainée de glace sur le chemin.

Les minutes du cours s’écoulaient et tu continuais d’observer le paysage toujours changeant près

de toi et en même temps si loin. Juste avant la cloche, les feuilles ont arrêté de voler et quelques

flocons ont commencé à tomber. C’était la première neige de l’année, même si elle n’allait pas

rester très longtemps. Les élèves se sont mis à crier, certains hurlaient de joie et d’autres, de

déception. Tes soupirs ne s’entendaient pas à travers les diverses lamentations qui enterraient les

consignes données par l’enseignante. Son exaspération pouvait se percevoir dans ses gestes, mais

sa voix ne se rendait plus jusqu’à toi. Dehors, la neige recouvrait le sol petit à petit. Quand la cloche

avait sonné, les plus braves déjà étaient sortis. Du haut de ta classe, tu as aperçu ta sœur dans la

foule d’étudiants qui se bousculaient et se chamaillaient en se lançant des boules de ce duvet blanc.

Elle riait, mais pas toi.

En rentrant chez toi ce soir-là, tu t’étais enfermée dans ta chambre. Seb t’avait fait croire pendant

un instant que tu ne pourrais jamais n’être plus qu’une fille parmi d’autres, celle vers qui tous les

hommes se tournent sans s’y accrocher; celle avec qui ils se confient, de toutes les manières

possibles, mais dont ils ne tombent jamais amoureux. La neige continuait de se répandre sur le

gazon, mélangeant blanc et vert dans un début de paysage hivernal. Le froid qui s’engouffrait

lentement dans la pièce te faisait frissonner. En ramenant les jambes contre ta poitrine, tu avais prié

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pour retrouver ta place ; pour être la bonne juste une fois. Être la fille qu’on aime plus que soi-

même, être comme elle.

***

Tu voudrais être comme lui.

Quand tu étais à l’école primaire, tu me racontais souvent les histoires de tes camarades de classe.

Elles ne t’incluaient pas; tu préférais déjà à cet âge rester à l’écart, rapportant à la maison des

anecdotes sur les autres enfants plutôt que celles parlant de toi. Ta maman venait vous déposer les

samedis matin et, dès que tu franchissais le seuil de la porte, tu retirais tes bottes et escaladais les

escaliers pour être la première de tes sœurs à nous raconter, à ton grand-père et moi, ta semaine.

Tu contais que Camille s’était fait gronder par l’enseignante pour avoir parlé durant toute l’heure

de la sieste; que Jonathan avait réussi à éviter de faire le piquet en faisant rire la surveillante; que

Amanda avait dû laver toutes les brosses pour être arrivée en retard en classe; que Olivier avait fait

croire à la professeure qu’il avait un rendez-vous pour éviter de faire l’examen; que Léa s’était

endormie pendant les explications et que Mme Thivierge, ta professeure de cinquième année,

l’avait renvoyé chez elle après la récréation; que Félix avait menti à trois filles de sixième pour

pouvoir sortir avec chacune d’elles sans qu’elles ne le sachent. Il y avait dans tes histoires d’abord

un émerveillement à peine caché, puis en vieillissant naissait aussi un agacement, une irritation,

que tu recrachais en mangeant ta pomme dans la cuisine. L’aisance, autant des filles que des

garçons, à manipuler et à mentir commençait peu à peu à t’énerver. Tu regardais du côté des

mauvais garçons et ce que tu voyais t’inspirait un certain dégoût, atténué par le mystère de leur

charme qui leur autorisait, du moins à la plupart, de faire tout ce qui leur plaisait.

Je t’ai vue foncer dans celui de Thomas, les yeux grands ouverts, étant hypnotisée par sa facilité à

se promener dans la vie. Dès que tu l’as rencontré, alors que vous étiez assis autour d’une piscine,

tu as été attirée par lui. Son regard vert était intense et tu n’arrivais même plus à détourner les yeux.

Cette soirée-là, tu avais fait plusieurs nouvelles connaissances. Ton cousin t’avait tirée de force de

ton lit, t’avait lancé du linge pour que tu troques ton pyjama contre des vêtements un peu plus chic

et il avait bouclé ta ceinture alors que tu t’étais assise dans son camion. Tu boudais devant son

paternalisme et lui se moquait gentiment de ta petite baboune, pour ne pas dire de toi. Quand il

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s’est engagé dans l’allée d’une grande maison et que les phares de la voiture ont éclairé la masse

d’inconnus devant vous, tu as doucement essuyé tes mains moites sur ton jeans. Une boule s’était

formée dans ta gorge, t’obligeant à reprendre plusieurs fois ta respiration. Tu étais l'anonyme pour

tout le monde, à part pour ton cousin, et ça t’effrayait plus que tu ne pouvais l’avouer. Les diverses

couleurs t’aveuglaient, passant du vert vif du gazon à l’éclat rouge des gobelets et à l’orange du

feu. C’est le bleu doux de la piscine qui t’a attirée, l’eau silencieuse étant éloignée de la foule et de

ses cris. De loin, tu analysais les gens, comme lorsque tu étais au primaire. Si j’avais été encore de

ce monde, tu m’aurais surement raconté assise au tabouret de ma cuisine qu’une fille aux cheveux

blond platine s’était fait pousser dans la piscine par un gros gars musclé; que Marco avait picolé

pour vous deux, buvant tout ce qui lui passait sous la main; qu’une fille inconnue se pavanait devant

un homme aux yeux verts et que ce dernier n’avait d’yeux que pour la vie. Il lui donnait juste assez

de ce qu’elle voulait; des sourires, des œillades, pour qu’elle le laisse explorer la cour comme s’il

s’agissait d’un parc d’attractions, à la recherche non pas d’une jouissance éphémère, mais d’un

plaisir éternel. Au bout d’un moment, après avoir réussi à arracher à la jeune fille une bouteille de

whisky portant l’inscription « Hennessy », bouteille appartenant à son père et qui avait couté à

l’ami à Marco un immense sourire et un câlin, il était venu te rejoindre près de l’eau avec quelques

étrangers.

- Salut belle inconnue, moi c’est Thomas. Tu en veux? t’avait-il demandé en te présentant la

bouteille qui renfermait un liquide ambré.

Sans le regarder, tu avais seulement hoché la tête pour lui dire que non; tu ne voulais pas devenir

comme l’une de ces filles qui s’accrochent à un homme qu’elle ne connait pas, être une fille parmi

les autres qui se dandinerait devant lui pour voler son attention. Sa réaction t’a prise au dépourvu.

Sans dire un autre mot, il s’est assis à côté de toi; sans jouer son numéro de charme, il t’a laissé

entrevoir son monde, se soumettant à toutes tes curiosités. L’homme aux yeux verts a été le dernier

à se présenter, mais il est celui avec qui tu as souhaité demeurer.

C’était la fin du mois de septembre. Il faisait frais pour une fête autour d’une piscine, bien qu’elle

fût chauffée, et tu n’étais pas certaine de savoir quelle était la raison de tes nombreux frissons. Le

feu faiblissait de l’autre côté de la cour et les boissons se vidaient, les invités étant tous très occupés

à rire, à discuter ou à accomplir des frivolités pour se soucier de remettre des buches ou remplir les

caisses abandonnées. Tu as porté ta canette à moitié pleine à tes lèvres en observant de loin Thomas

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sortir de l’eau. Le liquide frais léchant ta gorge contrastait avec la nervosité moite qui te collait à

la peau. Après avoir attrapé une serviette, il était venu s’asseoir à côté de toi, peut-être avec l’espoir

que tu le laisses finir ton rafraichissement, celui que tu as rapidement terminé à cause de ta

nervosité. L’absence de parole entre vous était pesante, mais il avait réussi à s’en tenir là et était

capable de poser un regard vert sur toi sans qu’il soit rempli de fantômes et de fausses vérités que

tu aurais dû passer ta soirée à démentir, à repousser, à déconstruire. Au contraire, aucun préjugé

n'éclairait ses yeux, il y avait seulement un éclat de curiosité sans trace de mauvaise intention.

Lorsqu’il a entamé la discussion, tu n’as ressenti aucune peur, aucun jugement, juste la chaleur

entêtante de son haleine légèrement alcoolisée.

- Alors pourquoi t’es ici ce soir?

Tu es restée interdite par sa question, ce qui l’a fait éclater d’un petit rire.

- Euh, mes parents étaient tannés de me voir enfermée dans mes livres alors ils ont demandé

à Marco de me sortir un peu, je suppose.

- Oh, et tu ne regrettes pas de t’avoir laissé entrainer dans les folies de ton cousin?

- Pas jusqu’à présent, avais-tu répondu en pouffant. C’est vrai que ça faisait longtemps que

je n’étais pas sortie de mon cocon.

- Tu es venu au bon endroit pour ça, en tout cas. Avec nous, tu ne risques pas de t’ennuyer.

- J’en doute pas, avec toutes les informations et les histoires que j’apprends sur Marco, je

vais en avoir pour des jours à m’en remettre.

- Tu ne connaissais pas ton cousin comme ça, hein?

- Vraiment pas!

Vous vous étiez tous les deux mis à rire en même temps, sûrement devant l’absurdité de la

situation : tu n’avais pas pensé une seconde qu’en acceptant son invitation, tu apprendrais tous les

mauvais coups que Marco avait faits.

- Tu es le seul pour l’instant à ne pas m’avoir raconté quelque chose sur lui que j’ignorais.

- Oh, d’accord, attends un peu que j’y pense. Qu’est-ce que je pourrais te raconter?

Pendant qu’il cherchait ce qu’il pourrait te révéler sur son meilleur ami, tu t’amusais à tremper tes

pieds dans la piscine. Tu aimais bien observer les ondulations qui se formaient et qui allaient se

répercuter contre le dos des baigneurs. L’eau était agréablement chaude et tu aimais sentir son

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contact le long de tes jambes. En observant Thomas du coin de l’œil, tu le voyais fouiller dans sa

mémoire; il avait le front marqué par un pli, comme toi lorsque tu réfléchissais.

- Je crois que l’histoire la plus drôle que j’ai sur lui, c’est quand il a fait la déclaration d’amour

à ma sœur. Il était vraiment saoul et il lui a dit plein de trucs quétaines comme qu’elle était

la plus belle femme du monde. C’était totalement inattendu et n’importe quoi.

- Oh mon dieu!

- Vous êtes en train de parler de moi, j’en suis certain!

Ton cousin est arrivé alors que vous riiez encore tous les deux de bon cœur. Il s’est assis à côté de

Thomas en le prenant par le coup pour le projeter dans la piscine. Les deux garçons se sont mis à

s’éclabousser et tu te protégeais de leur assaut en reculant tranquillement, les mains devant les

yeux. Tu pouvais entendre à travers les vagues leurs répliques ironiques, lancées à la fois pour se

défendre, mais surtout pour te faire rire.

- Je suis peut-être quétaine, mais lui c’est un gros macho. N’écoute pas ce qu’il dit.

- Macho, c’est un grand mot, je suis juste libre. Il utilise le mot macho pour dire que je me

fou de ce que les gens disent de moi.

- Tu es un macho stupide, n’essaies pas de lui faire croire autre chose, rétorquait Marco tout

en s’esclaffant.

Après quelques minutes à se lancer de l’eau au visage et des insultes à peine senties, les deux

garçons avaient enfin décidé de sortir de la piscine. Thomas souriait comme un jeune bambin

heureux tout en dégageant une aura d’autorité et de sécurité. Un charme émanait de lui, t’attirant

dans son monde où tout remue, varie et se transforme sans cesse. Il t’avait aidé à te relever avant

de prendre le chemin de la maison dans un air faussement indigné.

- N’écoute pas ton cousin! Il dit n’importe quoi juste pour me rabaisser, vaut mieux s’en aller

pendant qu’il est encore temps, disait-il en provoquant le ricanement de ce dernier.

Il avait pris ta main et t’avait amené ailleurs.

Assis côte à côte dans la pénombre d’une voiture, Thomas avait accepté de te confier les secrets de

son énigme. Les cris des invités continuaient dehors, mais ils étaient lointains et vous permettaient

de chuchoter sans que vos mots se fassent enterrer par le vacarme des autres. L’endroit où il se

sentait le plus vivant, c’est ce que tu lui avais quémandé quand il avait pris ta main; l’endroit où

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son charme opérait le plus. La surprise s’était vue sur tes traits quand il avait refermé la porte

derrière toi, une surprise teintée d’excitation; il laissait le mystère planer autour de vous comme

d’une brume qui vous enlace jusqu’à vous étouffer. Une surprise électrisante qui te promettait de

savourer un peu d’une liberté qui ne t’appartenait pas.

- Elle est à qui cette voiture?

- Au père de Clara.

- C’est la fille à la bouteille de whisky?

- Exact.

- Tu lui as fait quoi pour qu’elle accepte de te la passer? avais-tu demandé par curiosité.

- Rien, je lui ai demandé, gentiment.

Tu avais soulevé un sourcil, mentionnant silencieusement tes doutes.

- Tu crois que je la drague pour qu’elle me fasse plaisir après? Je ne sais pas si je le prends

comme un compliment ou comme une insulte, avait-il dit en riant. Alors, tu es prête?

Il ne semblait pas affecté par tes reproches outre mesure. Tandis qu’il réfutait tout ce que tu croyais,

tu devinais la saveur vive de son quotidien sur ses lèvres et tu réalisais l’aimant qu’il était, ayant

l’art d’attirer les gens à lui; un aimant simple et sans prétention. Les yeux braqués sur lui, tu

entrevoyais un homme qui n’avait peur de rien et qui fonçait droit dans la vie sans même savoir où

aller. Son insouciance s’appréciait dans l’ivresse de sa voix qui venait caresser ta peau de son

timbre enjoué, te faisant frissonner et anticiper l’adrénaline.

- Mais tu as bu?

- Juste une gorgée de whisky il y a des heures et une bière avant. Ne réfléchis pas, laisse-toi

aller, avait-il ajouté.

À travers la fenêtre du côté passager, vous pouviez apercevoir les faibles lueurs du feu qui

continuaient de danser. Il n’illuminait pratiquement plus la cour de ses flammes, mais personne ne

s’en souciait, surtout pas toi, muette, attachée dans une voiture à une dizaine de mètres de là.

Thomas ne clignait pas des yeux par peur de manquer une de tes réactions qui lui en dirait plus sur

toi que tu n’osais le faire, un soubresaut de ton corps ou une agitation subtile de ta peau qui

afficherait ta peur, ton exaspération ou ton engouement. Ses mains agrippaient dans un signe de

satisfaction le volant alors que tu apprenais doucement à t'abandonner.

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- Je suis prête.

Et dans un crissement de pneus, tu t’étais élevée en même temps que la voiture, fonçant dans la

nuit aussi vite que l’aube menaçait de se réveiller.

Le lendemain matin, tu as ouvert les yeux, seule, dans un lit qui n’était pas le tien. Ton jeans te

serrait l’estomac après que tu aies dormi tout habillée. Encore ensommeillée, tu t’es retournée sur

le dos et, en regardant le plafond, tu as essayé de revivre l’adrénaline de la veille et les révélations

d’un homme aux yeux verts, en vain. L’autre côté du lit était frais, n’ayant eu aucun corps pour le

réchauffer durant la nuit, et tu laissais tes doigts descendre et monter sur la couverte dans un geste

de nonchalance. En l’espace d’un infime moment, Thomas était parvenu à te montrer le plaisir de

l’inconnu et de ses possibilités, du hasard et des petits détails de la vie, et tu avais pris cette euphorie

d’être dans son regard vert tout et rien à la fois comme d’une réponse à ton incertitude. Il t’a rendue

avide de sa liberté et pendant une soirée, tu n’étais plus soumise aux mots des autres; tu volais au-

dessus d’eux et les dominais de toutes tes couleurs. La seule trace encore visible de ce désir était

les effluves de cuir et de gaz qui embaumaient tes vêtements et qui, lorsque tu fermais les paupières,

te permettaient d’imaginer encore une fois ses immenses yeux verts t’observer alors que tu

reprenais ton souffle d’une course effrénée. À contrecœur, tu t’es levée. Debout près du seuil, tu

t'es retournée une dernière fois en te jurant de ne pas oublier son regard, les caresses de sa voix

jusqu’à la saveur d’une balade en voiture. Tu es partie et la porte s’est refermée sur ta promesse

d’être comme lui, libre, sans aucun mot pour te retenir.

***

Tu ne sais plus qui tu es.

Dans la noirceur de ta chambre, alors que la nuit vient de tomber, tu es sortie de sous la couverture

pour apprécier un peu les souffles froids du soir. Tes songes font remuer inlassablement les

souvenirs de ces deux personnes qui t’inspirent à être toi-même alors que tu essaies encore de

savoir ce que veulent dire ces mots. La lumière du lampadaire de l’autre côté de la rue se répercute

jusque sur ton mur en y reflétant l’ombre de ton corps et tu prends la peine de détailler ce que tu

vois ; ta chevelure volumineuse, la descente de ta poitrine qui te semble trop ordinaire, la bosse de

ton ventre qui se forme quand tu es en position assise jusqu’à tes cuisses menues. Je devine ton

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découragement à travers ce dédale d’éléments qui peuvent produire d’interminables descriptions.

Tu désires une définition simple, qui te colle comme une deuxième peau, mais pour l’instant, les

seules choses qui semblent ne pas être capables de se détacher de toi ce sont les mots que tu n’es

pas en mesure de comprendre.

« Anormale ». Je n’ai su que bien plus tard ce qui s’était passé cette journée-là. C’était

l’anniversaire à ton père et nous avions réuni toute la parenté autour d’un bon souper.

Heureusement, les gros flocons qui tombaient dehors n’avaient empêché personne de se déplacer

jusqu’à la maison. La neige s’amoncelait le long de la porte vitrée, cette même porte où je t’avais

regardé cinq mois auparavant diviser les diverses feuilles d’automne. J’étais assise à la table à côté

de ta mère et tu étais en train de manger avec tes sœurs, souriante, au comptoir des enfants alors

que nous parlions de toi.

- Elle n’arrête pas de me demander des définitions de mots. Elle arrive subtilement et elle me

dit « Maman, ça veut dire quoi ça ? ». Quelquefois, je ne sais même pas quoi lui répondre

et je lui dis d’aller voir dans le dictionnaire.

- Elle m’est aussi déjà arrivée avec une question similaire. Elle désirait savoir ce que voulait

dire « anormale », avais-je ajouté.

- Oui, je me souviens de cette histoire. Elle nous a dit plus tard que sa grande sœur lui avait

dit qu’elle était comme ça. Le mot avait passé dans leur émission de télé et en riant, elle

l’avait pointé du doigt et lui avait déclaré que c’était tout à fait elle.

Cette déclaration m’a fait quitter la conversation des adultes. Je regardais maintenant la petite fille

aux cheveux noirs qui croyait être anormale à cause d’un mot prononcé sans savoir ce qu’il sous-

entendait par une grande sœur à peine plus âgée qu’elle. Je voyais tes couettes se balancer autour

de ton visage radieux alors que tu mangeais avec appétit tout en parlant à tes voisines de table. Tu

semblais ne pas vouloir rester assise, te levant toujours chaque fois qu’une fille te posait une

question ou qu’elle te racontait une histoire qui déclenchait ton rire. Dès cet âge-là, il était évident

que tu allais devenir la jeune femme impétueuse que tu es aujourd’hui. Alors que la famille entamait

le « joyeux anniversaire » traditionnel, je me désolais d’avoir donné à cette jeune fille pleine

d’entrain une fausse définition d’un mot qui, encore aujourd’hui, tandis qu’elle est assise sur son

lit, continue de la poursuivre.

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Tu ne sais plus qui être, mais moi je sais qui tu es. Tu es comme ces feuilles d’automne, comme le

rouge éclatant lors d’une journée ensoleillée du mois d’octobre et comme le vert tendre qui parsème

le bord des routes. Tu es l’orange qui rappelle le jus vif de la pêche qui coule le long du menton et

le jaune du soleil qui réchauffe la peau. Tu mets de la couleur dans les décors mornes et les gens

s’émerveillent de ta personnalité chamarrée, insaisissable. Tu es encore cette enfant qui courrait nu

pied sur ma pelouse, juste pour sentir le chatouillement des brins du gazon entre les orteils, m’avais-

tu dit. Et tu es aussi la jeune femme qui s’interroge devant l’immensité des étoiles et la petitesse de

la vie, cette femme que tu crois que je ne connais pas et que personne ne peut connaitre, mais tu as

tort. Tu es comme Thomas et comme Nany. Je ne suis peut-être pas à tes côtés, je ne suis peut-être

pour toi que le souvenir d’une voix qui te berce avant de t’endormir, mais je sais que tu n’es pas la

fille gênée aperçue dans le regard d’un de tes amoureux ou la fille dépravée que Martin voyait, tu

n’es pas la fille déchue de tes parents et tu n’es pas la fille rebelle inventée par Seb. Tu es comme

cette feuille d’automne que nous avons regardé une dernière fois, du bord de la porte, planer dans

le ciel, sauf que toi, tu n’es pas retombée au sol et tu continues chaque jour de voler.

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TELLE UNE TRACE D’ENCRE

« Je ne suis personne.

Je suis le personnage d’un roman

qui reste à écrire,

et je flotte, aérien, dispersé,

sans avoir été,

parmi les rêves d’un être

qui n’a pas su m’achever. »

David Le Breton dans Disparaitre de soi, p. 46

Il vient tout juste de terminer une longue journée et en tournant la poigné de la porte d’entrée, il ne

veut qu’une seule chose : se reposer et laisser son esprit divaguer. Dès qu’il franchit le seuil, il

entend une série de bruits qui s’entrechoquent pour former une cacophonie accueillante et

familière ; sa fille qui crie son nom, sa femme qui pianote sur un clavier au comptoir de la cuisine

tout en lui demandant comment s’est passée sa journée, le son de la télévision allumée dans le salon

devant laquelle sa richesse se dandine quand Dora chante avec Diego, tout forme un vacarme à la

fois déroutant et agréable. Il passe en coup de vent en embrassant gentiment les femmes de la

maison avant de se diriger, impatient, vers la salle au fond du corridor. En entrant dans son bureau,

il se dirige tout de suite vers le fauteuil près de la bibliothèque. Il s’y assoit, lourdement, comme

s’il pesait une tonne, à moins que ça ne soit sa journée qu’il le rend si pesant, ce qui crée un bruit

sourd dans la pièce. Le cuir du meuble lance un cri enfoui alors que l’homme tente de cacher en

lâchant un soupir de soulagement. Enfin tranquille chez lui. Il retire ses bottes dans un silence qui

trahi son euphorie, donnant l’impression qu’il retire un instrument de torture. Autour de lui, chaque

chose est pourtant à sa place, bien ordonnée, chacune ayant un rôle bien défini. Le bureau se trouve

dans un coin de la pièce ; il n’est ni face à la fenêtre ni dos à elle pour ne pas que le soleil vienne y

jouer trop souvent. C’est plutôt le fauteuil où il se trouve qui est placé devant la vitre, afin que la

lumière naturelle lui permette de lire lorsqu’il fait jour. À sa droite, une grande bibliothèque fait

tout le mur de la pièce et, devant lui, est posé sur une petite table basse, un cadre affichant l’air ravi

d’une jeune fille aux cheveux noirs et un manuscrit, la raison de sa venue précipitée dans le bureau,

qui porte l’inscription « sans titre ». L’ordinateur resté ouvert, surement après le passage de sa plus

jeune qui aime venir fouiller, fait un ronronnement calme qui remplit l’air ambiant. Il se fait tard ;

le soleil commence sa chute et la pièce est plongée dans une pénombre accueillante, mais aussi

monotone, qui lui donne envie d’aller retrouver son lit sans rien avaler avant. Malgré la couleur

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ivoire des murs, il fait de plus en plus sombre dans le bureau, l’obligeant à se lever pour allumer la

lumière. En revenant pour se rasseoir, il aperçoit le papier de barre tendre sur le plancher,

confirmant l’hypothèse que sa cadette ait passé un bon moment dans cette même pièce ; il reste

d’ailleurs une boite de jus à moitié vide à côté de l’écran et son clavier ressemble maintenant

davantage à une boite à peinture. Le manuscrit est toujours sur la table ; un tas de feuilles un peu

éparpillé tout comme son esprit péniblement occupé à trouver comment remplir les derniers

espaces vides, les derniers trous blancs. Il le ramasse en se disant qu’il pourrait tout aussi bien

profiter de sa soirée en allant manger au restaurant ou en regardant un film, relax dans le sous-sol.

Ça fait longtemps, presque une éternité qu’il n’est pas resté tranquille pendant une de ses soirées

de congé. Il pourrait faire bien d’autre chose que de travailler encore, comme aller jouer avec sa

fille ou aller promener le chien. Mais il tourne la première page et commence à lire.

Tout est blanc.

C’est un début mystérieux de variations chromatiques : une fille progressant au rythme des mots

qui s’écrit peu à peu sur la page, laissant des traces de pas boueuses dans la neige collante. Reste à

savoir si elle y restera prise, les jambes engluées dans la vase blanche, ou si les mots tracés à l’encre

par son entourage ou par elle-même seront plus forts. Laissera-t-elle la page blanche et l’espérance

d’un nouveau départ effacer les mots auparavant prononcés souvent dans une situation impulsive ?

L’homme n’en sait encore rien. Il laisse son personnage évoluer par elle-même, mais elle aime

encore trop regarder en arrière, toujours attrapée, rattrapée, par le passé qu’elle entend dans chaque

parole. C’est une héroïne décrite sans qualificatif, qui demeure le plus possible sans définition,

dans la seule empreinte de son enfance, petite et pas très creuse. Elle semble confortable dans ce

qui ne lui convient plus, ses mains et ses pieds ayant grandi, évolué depuis les derniers jours et

nuits où elle pouvait se laisser aller. C’est une intrigue mouvementée sans réel mystère : une forêt

blanche la garde prise au piège. C’est un milieu d’histoire où les fantômes menacent de sortir de

leurs tombes alors qu’aucune d’entre elles n’était encore bien scellée. Les sentiments qu’elle

ressent sont puissants ; de la panique peut-être ou de la confusion qui l’emporte dans un ballet agité,

ardent, comme la convulsion d’une effusion maladroite, qu’elle ne savait pas porter en elle. Elle

danse à travers le décor qui l’entoure, comme une trace d’encre sur une toile. Le vent souffle son

chant en passant de branche en branche jusqu’à la faire valser avec lui, tournant autour des arbres

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au rythme d’une musique produite par la nature. Sa chevelure massive vole dans les airs,

éclaboussure noire fouettant les flocons qui tombent du voile ouaté. Ses bras sont en l’air, emportés

malgré elle dans la force du blizzard qui la couvre et la recouvre. Les traits doux de son visage sont

tordus d’une émotion vive, mais il reste à savoir s’il s’agit d’un sentiment positif ou négatif, le

froid paralysant ses yeux qui ne peuvent plus trahir sa vérité. Elle fait une ronde autour d’un grand

sapin, majestueux, enseveli sous une couverture de neige, immobile et pourtant donnant vie à cette

forêt qui est lugubre sans lui. Elle parle d’une voix blanche, sans mot. Elle regarde avec des yeux

pâles, aussi pâles que sa peau laiteuse, la laissant se fondre dans le décor hivernal qui l’entoure et

l’habite. Elle se situe toujours dans un crescendo de couleur, se retrouvant constamment enlacer

bien malgré elle d’une noirceur et d’une lactescence. Elle tourbillonne en s’essoufflant, courant

toujours à contresens, à contrecourant, et son haleine forme une buée qui s’élève jusqu’au sommet

du sapin. Elle se croit étrangère dans ce paysage fait de millier de flocons, mais elle y appartient

bien plus qu’elle ne peut vouloir le croire. L’histoire ne possède encore aucune fin ; l’inconnue se

promène entre les pages et façonne la dernière, la laissant vierge, sans aucune trace d’encre. Quand

enfin le vent relâche la jeune fille, elle est à bout de souffle, essayant tant bien que mal de retrouver

son chemin alors que cette danse l’a apportée dans un endroit méconnu, loin de ce qu’elle croyait

être. Les empreintes dans lesquelles elle se camouflait se sont effacées et elle se retrouve sans

aucun repère pour retrouver son chemin.

Le fauteuil pousse un cri quand l’homme se lève après une lecture approfondie. Dans ses mains, il

traine la dernière page, vierge, non écrite, étant incapable de terminer l’histoire de cette jeune fille

perdue au cœur d’une forêt blanche. Il entend au salon sa fille jouer alors qu’elle devrait être

couchée depuis longtemps. En regardant par la fenêtre, il aperçoit les lampadaires allumés, le soleil

s’étant éteint depuis une heure. Il a manqué le souper en famille, trop occupé à relire et relire ses

notes sur un manuscrit sans titre. Les rires de la fille se répercutent jusqu’à lui ; il entend son

bonheur d’enfant qu’il est impossible d’ignorer. L’homme regarde la page blanche dans l’espoir

que les mots s’écrivent tout seuls, étant encore plus à bout de souffle que l’héroïne elle-même. Son

incapacité à la définir et à terminer son manuscrit l’enserre et le laisse pantois, sans voix, ne voyant

rien d’autre que le son de la joie de sa fille. Pendant un instant, alors qu’elle s’amuse encore dans

le salon, elle anime l’héroïne placée hors du temps, lui apportant un millième reflet qu’il ne saura

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pas non plus saisir. L’homme dépose la feuille sur son bureau, décidé à laisser la réalité et la fiction

se rejoindre dans la dernière caresse qu’il fera à sa fille avant de la border.

Tout est blanc, surtout elles qui restent à écrire.

***

En fermant la porte de la voiture, elle ressent un courant d’air entrer par les manches de mon

manteau. Il se faufile rapidement à travers ses habits de neige jusqu’à la faire frissonner. Le guide

qui les accompagne la regarde comme si elle était une pauvre petite fille de ville qui n’a aucune

idée de ce dans quoi elle s’est embarquée. Ses yeux montent et descendent en analysant sa tenue,

composée d’une très simple salopette de neige et d’un manteau bleu pas du tout assorti, comme s’il

y voyait l’évidence qu’elle n’aurait pas dû être ici aujourd’hui. Il a raison, ce n’était pas son idée.

Elle avait dû appeler en urgence plusieurs connaissances pour leur emprunter les vêtements d’hiver

qu’elle n’avait pas :

- Oui, allô. Je peux te voler ta salopette de neige. Oui, je m’en vais faire du ski de fond. Oui

je sais, ce n’est pas mon idée. Tu me la prêtes quand même. Oh, tu ne peux pas parce que

tu l’utilises déjà. Pas de problème. Et tes bottes de neiges ?

La plupart avaient ri un peu, en acceptant quand même de lui prêter ce qui lui manquait. Résultat,

elle était habillée avec les bottes rouges à Kass, la salopette mauve à une amie à Marie le tout

agencé avec son manteau bleu et ses mitaines noires. Elle ressemble à un clown et, l’ironie du sort,

tout le monde sait qu’elle a peur des clowns. Elle avance péniblement dans la neige épaisse. Les

bottes de ski n’aident pas du tout à y marcher, elles creusent chaque fois une empreinte de pas très

profonde et la jeune fille doit se donner un élan pour en ressortir le pied, menaçant à chaque fois

de tomber. Ça fait bien rire les autres par contre. Ils étouffent tous un ricanement, seule sa jumelle

ose l’exprimer pleinement, mais gentiment :

- Tu t’en sors, dit-elle en lui tendant une main, ou on va devoir te trainer toute la journée.

C’était son idée à elle de les emmener, les cinq filles de la maison, ici, au beau milieu de nulle part

pour faire du ski de fond. C’est à contrecœur que la plupart ont cédées, juste Béa, la cadette, qui

s’est enthousiasmée à l’idée de cette activité hivernale et froide.

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- Si tu proposes de me trainer, je serais folle de refuser.

Arrivée près du sentier, elle se laisse tomber dans la neige, contente d’accueillir ce coussin froid,

étant déjà épuisée d’essayer de s’élever plus haut que la montagne blanche. Le guide, de son

prénom Nicholas, explique le parcours qu’elles vont faire durant l’après-midi. Comme elles sont

toutes débutantes, il a choisi un circuit simple, en boucle qui ne va pas trop loin dans la forêt. Elle

voit de biais qu’il observe ses gestes lorsqu’il évoque leur statut sportif, mais elle ne lui prête pas

beaucoup d’attention. Il s’est remis à neiger. Malgré le vent glacial, la température est idéale pour

passer du temps dehors. Ses joues sont déjà rougies par les coups des courants d’air, qui de temps

à autre, lui arrachent quelques larmes. À ma gauche, sa mère écoute le seul homme du groupe

comme s’il s’agissait d’un prophète tandis qu’à sa droite, Béa sort la langue pour essayer d’avaler

quelques flocons sans la moindre gêne, révélant un côté enfantin qui leur manque toutes. Marie et

Nany sont dans ses angles morts, mais elle peut entendre leurs chuchotements. Elles ont

définitivement l’air d’une famille mal élevée, distraite par la moindre chose ou par le moindre bruit,

sans égard pour celui qui, en avant, essaie de leur expliquer quoi faire pour enfiler leurs skis.

- Vous devez lever le talon et enfoncer vos orteils. Vous allez entendre un « clic » quand les

bottes seront bien en place sur vos skis.

Même s’il lui explique plusieurs fois, elle est comme toujours la dernière à réussir à mettre ses skis,

ce qui déclenche encore une fois l’hilarité du groupe. Nicholas est parti déclarer leur départ et elle

est soulagée qu’il ne soit pas présent pour joindre ses moqueries à celles des autres. Elle ressent

plus qu’elle ne la voit la cible qu’elle a sûrement dans le dos, et elle anticipe le reste de la journée

comme un procès à ses dépens qui va mal se terminer. Elle décide de prendre les devants et de

commencer tout de suite sa plaidoirie.

- Riez, mais vous pourriez m’aider ou me laisser une chance. Vous savez que ce n’est pas

mon truc le sport.

- C’est vrai, on devrait t’aider, mais c’est quand même légèrement drôle de te voir galérer,

réplique Marie. C’est ce dont on va se souvenir de cette journée.

La jeune fille parvient avec peine à enfiler son deuxième ski pendant que ses sœurs se moquent

gentiment d’elle. Aussitôt fait, elle regrette d’avoir réussi et imagine déjà le visage de Nicholas

lorsqu’il reviendra de la réception et verra que plus personne n’est prêt à partir; elle se dévêtit de

ses skis, prête à se venger de ses sœurs qui ne cesse de se moquer d’elle. Retirer ses bottes de ces

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deux engins de torture est beaucoup plus facile que de les mettre. Elle se laisse tomber sur le sol

enneigé, ramasse une bonne pelletée de neige et la lance au visage de sa sœur ainée en proclamant

joyeusement :

- Moi, c’est de ça que je vais me souvenir.

Elle a déclaré la guerre dans un paysage tout fait de blanc. Elle a osé détourner, pendant quelques

minutes, cette journée d’hiver du ski, et, heureusement pour elle, ses sœurs et même sa mère se

sont lancées dans cette bataille sans se faire prier. Heureuse de détourner l’attention de sa personne,

elle replonge les mains dans cette bouillie blanche et collante avant de la lancer à la première venue

qui se présentera devant elle. Grâce à cette guéguerre improvisée, elle prend de l’avance dans son

procès ; ses arguments sont amusants, froids et convaincants. Peut-être va-t-elle finalement réussir

à éviter le moment de la sentence avant que le soleil ne se couche. À force de jouer, elle a les

mitaines toutes mouillées. De la neige se glisse à profusion, chaque fois qu’une de ses sœurs

l’attaque, dans son manteau et la glace qui fond lui coule le long du dos en trempant son chandail.

Quand Nicholas revient, elles sont toutes couchées sur le sol, essoufflées de cette lutte sans merci

qui n’a faite aucune gagnante et aucune perdante. Quant à elle, elle a perdu sa tuque quelque part,

arraché par la volonté féroce de Béa, croit-elle, à lui faire regretter la boule de neige qu’elle lui a

lancée.

- Mais qu’est-ce que vous faites ?

L’incrédulité du guide se lit sur son visage, mais elle ne se retourne pas pour affronter les

sentiments qu’elle lui a causés : elle se cache plutôt derrière son épaisse chevelure noire et se

contente d’entendre la surprise et le découragement dans sa voix. Ses yeux sont à la recherche

d’une trace de coton bleu pâle et d’un pompon noir qui pourrait malgré la neige fondue lui

réchauffer un peu les oreilles refroidies par le vent. Il lui semblait que ce dernier voulait aussi

participer, l’aidant des fois à atteindre sa cible, d’autres en la lui faisant manquer.

- Désolée, mes sœurs voulaient créer des souvenirs de cette journée. Je ne voulais que

satisfaire leurs désirs.

Sans un mot, il leur fait signe de remettre leurs skis, ce qu’elle fait cette fois du premier coup. Il a

décidément l’air de ne pas trop l’apprécier, ce Nicholas, et il confirme ses pensées en la

positionnant à la toute fin du groupe. Elle lève les yeux au ciel quand sa cadette la regarde, lui

demandant silencieusement ce qui lui prend. Aussi inconnu soit-il, il agit comme s’il la connaissait

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et lui attribue la place qu’elle mérite selon lui, sans un mot, sans un regard de plus. Au moins, le

paysage est beau. Il n’y a presque plus de vert de visible. Quelques taches brunes révèlent l’écorce

des arbres, mais dans l’ensemble, les cinq filles pourraient se croire perdues au pôle Nord, dans les

promesses d’une page restée blanche. Dans le noir, il n’y a rien ; mais ici, il y a tout. Devant ce

décor presque merveilleux, la jeune fille se dit finalement que c’était une bonne idée de venir

profiter du grand air. La lumière qui se reflète sur les branches habillées de blanc est à la fois

apaisante et révélatrice, leur permettant de voir les détails du monde qui leur échappaient avant.

L’air sent le sapin, odeur de bois mouillé, de plantes et de neige ; un arôme qui, elle espère, lui

collera à la peau et permettra aux autres de discerner tout ce qu’elle pourrait être s’ils lui en

laissaient la chance.

Elle avance lentement. Elle retarde le groupe qui essaie de l’attendre. Le guide lâche de temps à

autre de longs soupirs, montrant son mécontentement.

- Si vous ne vouliez pas m’attendre, vous auriez dû me laisser aller en avant. Comme ça, tout

le groupe avancerait au même rythme.

Au lieu de la faire changer de place, Nicholas lui crie une réplique sanglante qu’elle entend à peine :

- On va continuer à notre vitesse. Celles qui ont de la difficulté à suivre vous n’avez qu’à

avancer toujours tout droit. On se retrouve à la fin de la boucle.

Bien vite, elle se retrouve distancée par Béa, celle qui était juste en avant d’elle. Elle ne peut même

plus profiter du paysage, trop concentré à essayer de rattraper les autres. Elle essaie d’aller trop

vite, plus vite qu’elle en est capable ce qui a pour résultat de décrocher une de ses bottes de son ski

et de la faire tomber vers l’avant. Elle se retrouve les deux mitaines dans la neige pour empêcher

le bout de son nez de trempé dans la neige mouillée qui ne cesse de tomber depuis l’aurore. Le

groupe continue d’avancer jusqu’à ce qu’elle l’ait perdu de vue, lui donnant le sentiment d’être

exilée, aussi immobile que les arbres devant la peur de faire le reste du chemin toute seule.

- Putain de guide qui se croit tout permis !

Elle rage à voix haute alors que le vent se lève. Elle ne voit tout autour d’elle que du blanc et bien

vite les traces des autres laissées par leurs skis commencent à disparaitre derrière la lumière de

cette neige qui recouvre chaque centimètre du sol et menace de l’engloutir. Elle reste assise,

apeurée de s’enliser dans cette boue blanche au moindre geste, mais elle fond sur place et laisse la

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distance entre les autres grandir de plus en plus. Devant elle, il n’y a que le mirage d’un long et

interminable tunnel qui tourne et tourne, lui promettant de la faire tanguer comme une poupée. La

forêt la berce dans un tumulte de branches invisibles qui s’entrechoquent à chaque coup de vent,

dans les échos sourds de sa voix qui crie à ses sœurs et sa mère de l’attendre. Elle n’a aucune

réponse quant à ses appels ; seul le soupir qui s’échappe de ses poumons lui fait croire qu’elle n’est

pas totalement seule. Le temps semble fixé à tout jamais dans un calme bruyant ; il se déroule

devant ses yeux dans ce que le monde ne connait pas, comme si elle appartenait maintenant à cette

forêt et qu’elle lui laissait voir ses secrets. Le silence qui se cache entre les arbres est effrayant

malgré la lumière qui peint le jour. Le soleil est dissimulé par les hauts sapins, mais elle peut encore

le voir lorsqu’il passe entre les feuilles. L’après-midi est déjà bien avancée. Elle est assise depuis

une bonne dizaine de minutes ; peut-être qu’au fond, croyant qu’elle les importunait à être si lents,

elle cherche intentionnellement à laisser le temps s’écouler entre le groupe et elle, même s’il

s’écoule lentement. Elle décide enfin à se lever de son perchoir de glace. Ses fesses sont un peu

endolories, mais surtout froides et trempes. Ses habits de neige n’ont pas supporté ce temps

prolongé recouvert de slush qui les rend que plus inutiles. Elle retire ses mitaines et les mets dans

sa poche avant de sortir une paire de gants. Ils sont bleus, comme son manteau, sauf qu’ils sont

vraiment plus vieux ; elle les portait déjà quand elle était au primaire et elle les a gardés en pensant

qu’ils pourraient un jour lui être utiles. En les enfilant, elle se rend compte qu’ils sont légèrement

trop petits pour elle ; elle est obligée de forcer les bouts de doigts pour créer des trous et être capable

de les mettre. Elle se revoit soudain, petite fille, en train de jouer dehors avec ses gants. Elle adorait

construire des forts et barbouiller son papa de neige quand il avait le dos tourné. Alors qu’elle est

enfin sur ses skis après cette longue pause, une petite fille avec deux petites couettes noires sur la

tête et un ensemble d’hiver rouge vif l’appellent pour aller jouer dans ce qu’elle aimait comparer à

de la crème glacée. Elle la suit. Le vent s’est remis à gronder. Il la pousse et la repousse vers les

limites de la forêt, la pourchassant et la bousculant pour l’emmener vers un lieu où elle ne veut pas

aller. Elle s’essouffle, mais arrive à garder le pas, assez pour voir une chevelure noire se balancer

devant elle, lui montrant le chemin à suivre. Elle se laisse rattraper par son passé ; il la prend par la

main pour lui dire où aller, comment être et ce qu’elle doit faire pour continuer d’exister dans un

décor qu’elle croit ne pas être le sien, se sentant comme une inconnue qui vient percer le blanc

immaculé de l’hiver.

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La neige continue de s’accumuler autour d’elle, mais elle essaie de ne pas penser à ce qui pourrait

arriver si elle finissait par recouvrir les traces des skis. Elle ne pense qu’à avancer, voulant rattraper

ce qu’elle a perdu, ceux qui l’ont laissée seule, sans un regard vers l’arrière qui ne pourrait que la

retarder. Au bout d’un moment, elle arrive à une intersection où deux chemins se présentent devant

elle. Le guide avait tort. Deux options s’offrent à elle alors qu’elle a toujours eu du mal à prendre

des décisions; c’est comme si dans le plus petit choix, elle jouait toute sa vie, n'étant jamais prête

à se perdre dans une ou l’autre des voies. Elle s’arrête brusquement et se sent vaciller. Ses jambes

qui l’ont porté jusqu’ici semblent sur le point de la lâcher alors que le vent continue de souffler sur

elle aussi fort qu’il le peut. Elle panique. Ses yeux se brouillent. Le froid la paralyse. Ses mains ne

lui répondent plus. Elle a du mal à déglutir. Tout devant elle ne devient qu’une page blanche dans

laquelle elle doit encore écrire l’avenir. Plus rien d’autre n’est discernable que cette blancheur qui

à la fois l’efface et l’emporte vers l’infini. Le vent souffle son chant en passant de branche en

branche jusqu’à la faire valser avec lui, tournant autour des arbres au rythme d’une musique

produite par la nature. Sa chevelure vole dans les airs, éclaboussure noire fouettant les flocons qui

tombent du voile ouaté. Elle est emportée malgré elle dans la force du blizzard qui la couvre et la

recouvre. Ses expressions faciales traduisent une émotion vive, mais encore ignorée et anonyme :

ses traits sont tordus et le froid empêche ses yeux de casser la glace pour s’exprimer correctement.

Devant elle, un grand sapin, majestueux, enseveli sous une couverture de neige, immobile et

pourtant qui donne vie à cette forêt qui est lugubre sans lui. Depuis quelques minutes, elle se laisse

fondre dans le décor hivernal qui l’entoure et l’habite. Alors qu’elle doit encore choisir vers où

aller, elle tourbillonne en s’essoufflant, courant toujours à contresens, à contrecourant, et son

haleine forme une buée qui s’élève jusqu’au sommet du sapin.

Quand elle pose ses yeux sur la voie de gauche, elle entrevoit une balade inquiétante. Elle regarde

le chemin où plusieurs branches d’arbres sont tombées, parsemant le bord du sentier, et où les

sapins s’estompent pour laisser place à des arbres dépourvus de feuilles, à l’écorce séchée et à

l’aspect épeurant. Elle arrive, en se concentrant sur le décor, à imaginer tout ce qui pourrait arriver

si elle empruntait ce chemin au lieu de celui à sa droite. Dès qu’elle commencerait à avancer, les

feuillus se précipiteraient sur elle, ou sur le chemin qu’elle tenterait de traverser pour lui bloquer

la route. Elle continuerait dans ce long tunnel construit par les bras effrayants, bras bruns parsemés

de peau arrachée, des végétaux qui essayeraient de la retenir aussi longtemps que possible dans

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leur forêt, fatigués d’être seuls ou voulant simplement être vus eux aussi. Elle aurait peur, son

estomac serait tout au long du trajet complètement noué, menaçant de la faire pleurer à chaque pas.

Ses larmes gèleraient aussi vite qu’elles auraient coulé le long de ses joues, craquant sur sa peau

comme la glace sous ses pieds. Elle finirait par enlever ses skis au bout d’un moment, épuisée de

toujours devoir contourner la nature morte éparpillée sur la voie devant elle, comme plein

d’obstacles bien placés pour l’empêcher d’avancer sans inquiétude, la forçant à devenir une jeune

fille remplie de crainte et de doute. Elle ne cesserait de regarder en arrière, non par l’envie de

rebrousser chemin, mais seulement pour regarder encore une fois celle qu’elle était avant de

devenir cette fille aux longs cheveux noirs qui s’est perdue en forêt, cette fille qui avait peur des

arbres et de leur bras et qui ferait rire le guide à gorge d’éployé. Ses sœurs poufferaient également,

de manière plus timide, se demandant comment elle va et ce qu’elle a vécu, mais malgré leurs

préoccupations, leurs rires résonneraient avec ceux de Nicolas. Ces rires seraient une promesse de

toujours ramener cette journée sur le tapis à chaque nouvelle rencontre ou à chaque souper de

famille afin de lui rappeler ce qu’elle est maintenant pour elles. Ça serait exactement comme cette

journée, il y a quelque temps déjà, quand elle était au travail. Elle aime bien ce qu’elle faisait ;

travailler dans une bibliothèque lui permettait d’être proche des livres, de s’en abreuver chaque fois

que l’envie lui prenait. Les livres et les histoires ne lui appartiennent pas, mais elle les fait siennes

et trouve toujours un moyen de les garder en elle, comme on garde un secret ou une partie de son

âme à l’abri des autres. Cette fois-là, elle devait monter un chariot à la mezzanine. Il était rempli

de nouveaux livres et elle parcourait les titres avec excitation pendant que l’ascenseur lui faisait

monter rapidement l’étage, sauf que les portes ne se sont jamais rouvertes une fois en haut. En

relevant les yeux des romans, ne sachant pas quoi faire, elle avait aperçu son reflet sur la porte ; un

reflet déformé qui ne laissait voir que sa silhouette, sa chevelure sombre et massive et des taches

noisette encerclées d’un trait rose pâle. Elle n’avait plus de trait, n’était plus identifiable. Plus que

d’être coincé dans une cabine à quinze mètres du sol, c’était ça qui lui avait fait le plus peur. Les

portes s’étaient finalement ouvertes, grâce à une autre employée, et cette dernière l’avait retrouvée

les jambes recroquevillées et les yeux pleins d’eau. Depuis, elle est la fille qui est restée prise dans

l’ascenseur. Debout devant le du plus haut sapin de la forêt, elle refuse de se soumettre à ce qu’elle

imagine être son avenir de devoir se contenter d’être définie par cet épisode de sa vie. Elle se

retourne alors vers la voie de droite, prête à imaginer un tout autre destin, sans savoir que la voie

de gauche lui permettait de rentrer plus rapidement au chalet et que derrière les arbres, à quelques

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mètres seulement, elle serait tombée sur une grande clairière lui offrant une vue incroyable sur le

bas de cette forêt blanche.

La voie de droite lui semble plus belle. Le soleil qui commence à descendre dans le ciel arrive

encore à éclairer le sentier, comme un message sacré qui lui indiquerait par où aller. Il est bordé de

grands sapins, qui laissent, malgré la couverture de neige qui s’est installée, entrevoir leurs

feuillages vert foncé, couleur qui contraste avec le reste du décor pâle. La jeune fille peut presque

entrevoir la vie du sentier le reste de l’année, les bourgeons entremêlés de la veille du printemps,

les fleurs qui poussent par dizaines l’été et les feuilles colorées l’automne qui s’amassent en tapis

rouge, jaune et vert pour les étrangers qui viennent s’y promener. Tous les éléments la poussent

vers cette voie ; une voie facile, belle et pleine de promesses merveilleuses qui lui fait croire que la

vie est aisée si on se laisse porter par elle. Aidée par la lumière du soleil, elle commence à avancer

dans le sentier, prenant légèrement à droite, soulagée de savoir qu’elle va dans la bonne direction.

En sortant du sentier, le décor change brusquement. Il n’y a soudainement plus aucun arbre pour

la protéger du froid, le vent gelé entrant dans les manches de son manteau et se frayant un chemin

jusqu’à ses pieds déjà enneigés et mouillés. Personne n’est encore arrivé ; elle est toute seule, près

du stationnement où quelques heures plus tôt elle se battait à coup de balle de neige avec ses sœurs.

Tout est blanc. Les voitures ne sont plus visibles, cachées sous une montagne de poudre ivoire qui

les dissimule à l’œil qui les cherche. La jeune fille ne pourrait dire ce qui se trouve devant elle ;

rien n’est discernable, comme si la forêt était isolée du reste du monde et qu’à sa sortie ne se

trouvait plus qu’une page blanche qui restait à écrire. Elle se retrouve comme étant le seul point

noir dans ce décor blanc, seule trace que l’histoire n’est pas encore terminée. Elle avance dans ce

paysage encore inexploré, aucune paire de bottes n’ayant foulé le blanc immaculé de la neige qui

vient de tomber, et elle se sent libérée du temps, ce temps qui s’est joué d’elle tout l’après-midi.

Elle est hors de l’histoire. Elle s’assoit finalement dans la neige, retire ses skis et elle fixe le ciel

rempli de ouate en étant soulagée ; elle sait maintenant qu’il reste encore des choses inachevées et

qu’elle peut, à travers cette page blanche qui s’écoule devant elle, être réécrite.

***

Page 105: Faculté des lettres et sciences humaines Université de ...

105

Il vient de terminer de border sa fille. Il lui a raconté une histoire un peu démodée ; celle d’une

jeune fille perdue dans une forêt blanche. Elle a aimé, mais elle trouvait qu’il manquait une fin ;

des retrouvailles avec ses sœurs et sa mère. Elle s’est couchée en lui faisant promettre de lui

raconter une autre fois demain matin, et que cette fois, la jeune fille retrouve le reste du groupe.

Assis sur le bord de son lit, il la regarde bâiller une dernière fois, caché derrière une masse sombre

de cheveux noirs. Son regard noisette s’éteint en même temps qu’elle s’endort devant lui, tenant

fortement son doudou et son lapin. Il se lève doucement pour ne pas la réveiller. Il marche jusqu’à

la porte sur la pointe des pieds et se retourne pour la regarder tendrement une dernière fois. Il

referme la porte sur le ronflement doux de sa fille et retourne dans son bureau écrire tout ce qui

s’est passé. Alors qu’il couche désespérément les mots qu’elle lui a dit sur papier, il se prend à

rêver que plus tard, à la lecture d’une de ses histoires, elle se reconnaitrait dans l’héroïne et n’aurait

ainsi jamais à deviner ce qu’elle est, ayant des traces d’encre qui lui révèlerait sa vérité. Une crainte

persiste pourtant. Une crainte qu’il ne s’avoue pas et qu’il préfère tenter d’oublier. Il a peur qu’elle

n’ouvre jamais un de ses romans; il a peur qu’un soir de printemps, debout devant la glace, elle

n’ait qu’une seule parole. Une parole muette qu’il imagine déjà franchir les lèvres de sa fille: « Je

ne vois rien ».

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CONCLUSION :

« JE NE SUIS PERSONNE »

« À moi aussi un sort a été jeté,

je suis envoûtée,

je suis enfermée ici avec eux,

dans ce roman,

il m’est impossible d’en sortir. 150 »

NATHALIE SARRAUTE

« J’apprendrai à n’être plus rien.151 »

DAVID LE BRETON

« On ne sait rien de soi.

On croit s’habituer à être soi,

c’est le contraire.

Plus les années passent

et moins on comprend qui est cette personne

au nom de laquelle on dit et on fait les choses.152 »

AMÉLIE NOTHOMB

Intitulé Telle une trace d’encre, le texte précédent offre une mise en abyme de l’écriture qui

témoigne d’une volonté à transformer une personne réelle en personnage fictif afin que cette

dernière n’ait plus à se chercher. C’est le même processus qu’on retrouve dans le roman de David

Foster Wallace Fonction du balai, publié en 1987. Ce dernier lui est d’ailleurs inspiré par les propos

d’une amie qui « préfère être un personnage de roman plutôt qu’une vraie personne. 153 » C’est de

cette manière que Wallace commence à s’interroger sur la relation entre le langage et la réalité, une

relation qui apporte, selon lui, une différence entre les deux, engendrant ainsi une distinction entre

l’identité réelle et l’identité narrative. Bien que cette perspective soit évidente puisque la fiction et

la réalité, même si elles puisent l’une dans l’autre, sont à l’opposé, le soi émergeant des personnages

fictifs est parfois plus vrai que le soi réel par le pouvoir déterminant que l’écriture accorde à

l’écrivain. C’est du moins ce que j’ai envie de croire et ce dont je veux parler. La réalité m’échappe

beaucoup plus que la fiction et il est difficile d’être quelqu’un dans un monde qui ne veut pas savoir

150 Sarraute, Nathalie, Enfance, Gallimard, Coll. Folio, Paris, 1983, p. 50. 151 Le Breton, David, Op cit, p. 24 152 Nothomb, Amélie, Les catilinaires, Albin Michel, Paris, 1995, p. 9 153 Max, D.T., « David Foster Wallace », Paris, L’Olivier, 2016, p. 66

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qui vous êtes. La société réclame une union identitaire par les normes qu’elle engendre et chaque

individu trouve une façon bien à lui de s’en exiler, essayant de fuir l’anonymat par tous les moyens.

Certains réussissent, d’autres, comme moi, n’y parviennent pas.

Qui suis-je ?

Quand il s’agit de parler de moi, je ne sais jamais par où commencer. Quel est le qualificatif qui

me décrirait le mieux ou l’anecdote qui me définit ? Je n’en sais rien. Je ne sais pas ce que veut

dire être soi-même. C’est un concept qui me semble illusoire. Toute personne est « soi-même »,

sans même réfléchir à ce que ça signifie et à ce que ça implique. Plus on est jeune et plus

l’authenticité est présente parce qu’on ne cherche pas à savoir qui l’on est; on serait donc nous-

même que lorsqu’on n’y songe pas. En vieillissant, des choix s’imposent et être soi-même devient,

malgré l’immuabilité que l’expression suggère, une perspective individualiste, une métamorphose

au fil des ans qui transforme l’authenticité en désir d’apparence et d’admiration, laissant ce « soi-

même » être dicté par le regard de l’Autre. Donc, je peux toujours vous dire ce que je ne veux pas

être, ce que j’ai été et ce que j’aimerais devenir. Je peux vous parler de mon enfance, de mes traits

physiques qui, parfois alors que je me regarde dans le miroir, ne semblent même pas m’appartenir ;

je peux aussi vous dire des faits, comme mon âge, mon prénom et mon sexe, mais je ne vois pas

du tout comment ces éléments pourraient nous informer, vous et moi, de qui je suis. Celle que je

suis dans le présent me glisse entre les doigts et me coule le long du dos comme un ombre qu’on

ne voit pas ; elle m’échappe complètement. Et, d’une certaine façon, ça me convient.; je ne suis

personne, hors de toute définition, une chose et son contraire.

J’ai toujours détesté me ranger à des étiquettes comme si je n’existais que parce que je suis la fille,

la sœur ou l’amie de quelqu’un. C’est réducteur et aucunement près de la vérité; l’identité n’est

jamais fixe, elle se renouvellement à chaque instant, à chaque seconde, à chaque choix, permettant

à l’individu de constamment se réactualiser. Les étiquettes que la société attribue ne sont pas

éternelles. Elles ne sont qu’une façon de tendre vers la perceptibilité de l’être, alors que ce dernier

« est comme un diamant aux multiples facettes dont chacune en donne une vision particulière154 »

et dont aucune ne possède la vérité absolue. Au primaire, quand l’enseignante nous demandait de

154 Le Breton, David, Op cit, p. 184

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nous décrire en un mot, je ne savais jamais quoi dire. Je me contentais de copier mon amie qui

proclamait haut et fort qu’elle était gentille, belle ou drôle. Lorsque mon tour arrivait, je regardais

mes pieds et je lâchais faiblement le même mot, découragée d’avoir une étiquette si faiblement

détaillée. Je savais dès mon plus jeune âge que j’étais complexe et nuancée : un mot ce n’était pas

assez pour moi. Aujourd’hui, je ne saurais toujours pas quel mot donner, car je ne suis pas capable

de me saisir dans mon entièreté. Je suis constamment incomplète :

Il y a des angles morts partout dans mon regard lorsque je le retourne vers moi. Ces

interstices, ces brèches, ces creux, ces blancs se présentent il me semble dans toute

représentation de soi, comme autant de respirations qui mettent aussi en évidence une

difficulté intrinsèque à la prise de parole, une hésitation craintive entre se taire et

s’affirmer.155

Être, me semble tout à fait éphémère, momentané. Rien n’est fixé dans le marbre : être, c’est déjà

passé ou c’est à venir. Je ne suis plus ce que j’étais et ne suis pas encore ce que je vais devenir.

Comment choisir un mot pour dire ce que je ne suis plus et ce que je ne suis pas encore ; comment

trouver ce soi qui ne m’appartient pas ou ne m’appartient plus ? Ma mère dit souvent de moi que

je suis impétueuse, généreuse, avisée, et pourtant, ça ne m’empêche pas d’être la seconde d’après,

aussi changeante que la vie peut nous surprendre, calme, égoïste et irréfléchie. Je ne suis jamais la

même et « je ne crois pas être capable de trouve le mot juste, l’image juste [pour me déterminer] ;

il me suffit alors de les multiplier.156 » Dans son article intitulé Lecture de l’identité narrative,

Régine Battiston évoque la définition de ce concept, qui est « […] appréhendée comme un

processus de construction permanent [où] l’individu doit trouver sa voie entre son monde intérieur

et extérieur, des mondes dans tous les cas fragmentés et parfois contradictoires.157 » Des mondes

toujours changeants qui oblige à l’identité de constamment se métamorphoser elle aussi. Dans cette

perspective, l’identité est temporaire, jamais la même d’une situation à une autre, d’un monde à

l’autre, d’un rôle à l’autre. « Peut-être qu’on n’est pas pour soi-même à la manière d’une chose.

Peut-être même qu’on n’est pas du tout, toujours en question, toujours en sursis, peut-être doit-on

perpétuellement se faire.158 »

155 Trudeau Beaunoyer, Karianne, Op cit, p. 30 156 Ibid, p. 42-43. 157 R. Basttiston, Lectures de l’identité narrative, Paris, Édition Orizons, 2009, p. 14 158 De Gaulejac, Vincent, Qui est « je »?, Paris Éditions du Seuil, 2009, p. 37

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Je ne suis personne, mais j’arrive à percevoir, à m’apercevoir un peu plus quand je suis face à elle,

Stéphanie, ma jumelle. On est des miroirs, se reflétant l’une et l’autre de manière parfois

asymétrique et controversée : un miroir qui montre des opposés révélant un peu de ma vérité. Je

porte son ombre dans mes pas, à moins que ce ne soit elle qui me porte dans les siens, et j’ai parfois

la peur (ou l’envie, ce n’est pas clair) de m’y laisser disparaitre. C’est ce qui rend mon souhait de

construire mon identité par moi-même plus compliquée ; les autres sont davantage en mesure de

parler de moi que moi-même et parfois, leurs paroles me déchirent, me lacèrent, par leur manque

de vérité. Les gens parlent comme s’il possédait l’absolu, croyant me connaitre que parce qu’ils

arrivent à voir mes cheveux noirs, ma mince silhouette ou mes ongles rongés. Je deviens une

rebelle, une fille anorexique ou encore une fille dévorée par l’anxiété et la nervosité. Ils regardent

mon corps, mon physique, « […] ma peau, qui me détermine à leurs yeux malgré ce que je n’ai pas

choisi qu’elle dise de moi, [se fiant à un corps] qui me porte, mais que je ne reconnais pas, parfois

duquel je m’absente, qui me semble agir sans moi159 » pour décider de qui je suis160. Cependant, je

regarde le miroir que me tend ma jumelle et je saisis quelque chose de moi qui m'échappe le reste

du temps. C’est la seule personne qui peut parler pour moi, qui peut parler de moi. Elle me prend

par la main pour affronter le regard des autres en reflétant mon début et me laissant découvrir ma

fin. Je me complais à partager une ombre avec elle.

Alors, qui suis-je ? Je n’en sais rien. Je pourrais vous parler de mon enfance, de mon adolescence ;

vous dire mon nom, mon âge, mon sexe, mais celle que je suis constamment s’effrite et m’échappe

complètement. Un jour, peut-être, je saurai qui je suis : je serai

une personne, de celles qui arpentent la rue dans la grande lumière de midi sans jamais

se demander pourquoi elles sont elles-mêmes plutôt que l’ombre qui s’attache à leurs

pas, celle dans laquelle ma foule intérieure pourrait se rassembler et dire d’une seule

voix c’est moi. Mais d’ici là j’embrasse mon impermanence […].161

Aujourd’hui, je ne suis personne.

159 Trudeau Beaunoyer, Karianne, Op cit, p. 30 160 D’ailleurs, Sartre dit d’abord dans L’Être et le néant que le corps ne fait aucunement l’être, il en serait plutôt

le négatif. 161 Trudeau Beaunoyer, Karianne, Op cit, p. 48

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Ernaux et Arcan : des influences d’identifications et de désidentifications

Écrire et lire, c’est accepter d’être influencée dans nos manières de concevoir le monde et de se

concevoir nous-mêmes. En lisant L’autre fille d’Ernaux et Putain d’Arcan, en analysant et étudiant

les représentations de ces deux sujets narratifs, je me suis laissée entrainer, comme autrice, dans

diverses sources d’identification, mais aussi dans une déconstruction de quelques-uns de mes

repères identitaires. Je suis devenue pendant un instant, à la manière des narratrices de leurs œuvres,

une jeune femme qui se perd, qui essaie de se retrouver et qui, finalement, réfute les façons d’être

qui lui sont proposées ou imposées. Mes textes de création reflètent donc les différentes modalités

(dés)identitaires de cette réfutation patiemment édifiée tout au long de mes lectures de ces deux

romans.

Le regard de l’autre est un déclencheur dans chacun des textes; il est un regard formateur, mais qui

entrave aussi, dans certaines mesures, la liberté d’être et de devenir la personne que l’on souhaite;

le premier regard qui est posé sur nous, dès notre naissance, avant même que l’on sache ouvrir les

yeux pour éventuellement voir notre reflet. Retrouvé autant chez Ernaux que chez Arcan, ce thème,

à la fois source d’identification et de désidentification, soutient deux mondes, deux identités, qui

peuvent soit entrer en contradiction, soit évoluer en symbiose. Ainsi, je suis à la fois « moi » et

personne, « elle » dans la bouche des autres; je suis quelqu’un pour mes parents et personne pour

la fille croisée à l’épicerie ou l’homme qui l’accompagnait. Je peux être dans un regard qui ne

m’appartient pas tout ce que je ne veux pas être, tout ce que je croyais ne pas être, perspective qui

vient alors s’opposer à la mienne et qui me pousse à me requestionner, à me regarder à nouveau et,

par la suite, à changer. Mon propre regard devient, après quelques années, comme celui des autres;

je me regarde de l’extérieur, à la même manière qu’Ernaux s’analyse dans chacun de ses romans,

comme lorsque j’observe une photo datée, vieillie par le temps, sans que je reconnaisse la jeune

fille qui y est représentée. Je détaille celle que je ne suis plus ou celle que je ne veux pas être et je

transforme, par l’écriture, ce que j’arrive à percevoir, m’amenant à réfléchir, à envisager, une

nouvelle promesse d’être.

La domination masculine est aussi un aspect que j’évoque dans ma création, une domination qui

s’exprime par la volonté de la narratrice à s’émanciper de l’autorité du père et du contrôle de

l’amant. Il faut nuancer la présence des hommes dans l’entourage de cette narratrice, qui n’est pas

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contre eux, mais qui souhaite seulement se trouver par elle-même, en expérimentant les aspects et

les détails de la vie peu importe qui les lui apporte, finissant d’ailleurs par accepter ce manque de

définition après avoir compris qu’il pouvait aussi amener une liberté identitaire. Donc, cette volonté

de se soustraire à cette domination n’est pas un désir de se soustraire à l’homme, mais seulement

du pouvoir qu’il croit avoir sur elle. Arcan aborde cette source de désidentification, se trouvant

dépersonnalisée, chosifiée, par les nombreux hommes, autant son père que les autres, qui passent

dans sa vie. Elle exprime par la narration un désir de se détourner de ce carcan alors qu’elle semble

en même temps s’y plaire. Son choix de devenir, d’être une putain vient, en effet, la sortir de soi,

de son milieu familial et des attentes de ses parents, mais parvient également à l’enfermer dans une

vision masculine. J’explore cette envie, celle de ne plus me soumettre, d’une façon très différente

de la sienne. Je ne me perds pas dans le néant, ni dans la masse de femmes et d’hommes qui

parsèment mon temps, non, mais comme elle, par contre, je cherche à déconstruire les mots que les

hommes m’attribuent. Je m’essouffle dans leurs discours, dans les repères identitaires qu’ils

m’assignent, et, pourtant, ce sont eux qui me donnent une existence dans le monde. L’identité est

ainsi conçue qu’on croit par moment avoir le pouvoir sur elle, quand la vérité, c’est plutôt le

contraire; l’identité se matérialise dans ce qu’on ne comprend pas de nous-même, dans ce qui nous

échappe continuellement. « L'individu n'est jamais tout à fait l'auteur de son existence, non

seulement à cause de la relation aux autres, mais aussi parce qu'il ne sait qu'en partie ce qu'il est et

ce qu'il fait.162 »

Une dernière modalité, peu exploitée, est aussi mentionnée dans le chapitre sur Putain, celle de la

question du prénom et du langage. Il est évident que je ne m’identifie pas à mon prénom, ni même

à mes surnoms, la vérité étant que j’ai de la difficulté à le faire même pour les mots possédant une

dénotation pleine, ceux qui ont un sens sans aucun contexte. Quand on parle de moi, on m’appelle

Patricia, Patsy, Pat, Patou et aucun ne possède en soi un référent dans lequel j’arrive à me

reconnaitre. Ces noms n’ont aucune signification intrinsèque, seulement celle que chacun lui

donne, toute différente selon la personne qui le dit ou qui l’entend. Ainsi, je ne suis personne, car

du regard de l’autre, dont celui de mon père, jusqu’à mon nom, j’absorbe chacun des sens, opposés,

contradictoires, ce qui vient les invalider. Je ne suis personne, car mes yeux n’arrivent pas à me

voir tel que les autres me voient et ma bouche ne dira jamais que je suis Patricia, Patsy, Pat ou

162 Le Breton, David, Op cit, p. 188

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Patou, elle va simplement se contenter de ne rien dire puisqu’elle ne connait pas, tout comme moi,

ma vérité.

Prise dans les mots

Il y a un peu plus d’un an, j’ai fait un stage dans un Cégep dont l’objectif était de parvenir à donner

un cours complet devant des étudiants. J’ai adoré ça. Parler n’a jamais été une tâche facile, mais

durant ce stage, j’ai pris conscience que ma voix est dans l’écriture. « Je formule lentement […]

cette évidence ; seul un livre pouvait m’aider à accomplir ce passage vers l’extérieur. Nécessité du

papier pour incarner ma parole […].163 » J’ai appris à parler à travers l’écriture, à laisser ma voix

se faire entendre, même si cela voulait dire de rester prise dans les mots.

Annie Ernaux exprime dans son ouvrage intitulé Le vrai lieu164 ce que représente l’écriture pour

elle. Elle évoque sa démarche, entourée de silence, avant d’exprimer les couleurs et la beauté

qu’écrire apporte à ce monde où il n’y a pas un seul bruit. Elle écrit pour les faire naitre, pour créer

des choses qui ne sont pas et pour donner vie à ce qui auparavant n’existait pas. L’écriture me fait

parler, donc; comme Ernaux l’explique, l’écriture me fait exister. Elle me permet de poser les

limites de mon monde, affrontant constamment celles des autres. À travers le papier, j’ai trouvé

une sorte de vérité impérissable ; la promesse constante de pouvoir changer le monde, de pouvoir

me changer moi. Dans la réalité, il est impossible de nier un regard complètement ; le soi et l’Autre

se perçoivent mutuellement de façons différentes, façons qui rentrent parfois en désaccord l’une

avec l’autre. Il est laborieux d’essayer de changer une première impression ou une opinion

longuement construite par quelqu’un sur soi-même. Si mon ancien amoureux me trouve stupide, je

ne peux rien y faire ; si l’amie de ma sœur me trouve laide, je ne sais pas comment changer ça ; si

mon père me trouve rebelle, quand je ne fais pas grand-chose pour l’être, je ne vois pas comment

je pourrais lui faire changer d’avis. Surtout, je ne vois pas comment je les empêcherais de propager

leurs visions, de contaminer le reste de mes proches, même des inconnus qui ne m’ont jamais vue.

Le rôle de l’écriture, à mon avis, se retrouve là : « Elle tente d’accorder, voire de réparer ce qui

163 Trudeau Beaunoyer, Karianne, Op cit, p. 38 164 Ernaux, Annie, Le vrai lieu, Gallimard, Coll. Blanche, France, 2014, p. 120 pages.

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n’était que désaccord […].165 » Elle me fait autre pendant un temps et me laisse le loisir de perdre

les étiquettes accordées par ignorance, par vengeance ou par mépris. La lecture aussi puisqu’elle

cache entre de nombreuses lignes de fuite pour le sujet lecteur. Le premier livre qui m’a fascinée

c’était Passion simple d’Annie Ernaux. Je me reconnaissais dans ce que l’autrice écrivait, plus que

dans les mots de n’importe lequel de mes proches. C’était une situation étrange pour moi de me

voir entre les lignes d’une autre plus que dans mon propre miroir, de ne plus être personne pendant

un moment, mais d’être comme une autre. Ernaux l’écrit elle-même dans son livre, cherchant à

connecter avec l’autre, à créer des liens par l’écriture et c’est peut-être là que se retrouve ma plus

grande influence : « Je me demande si je n’écris pas pour savoir si les autres n’ont pas fait ou

ressenti des choses identiques, sinon, pour qu’ils trouvent normal de les ressentir. Même qu’ils les

vivent à leur tour en oubliant qu’ils les ont lues quelque part un jour.166 » Je me laisse aller dans

les romans que je lis ou que je commence à écrire, devenant le personnage de quelqu’un d’autre ou

même le mien, non pas pour fuir la réalité, mais pour la démentir. Pour me prouver à moi-même

que je peux être ce que je veux, que toutes les possibilités de l’impossible s’ouvrent à moi et que

je suis la seule à décider de mon identité. La réalité m’est donnée par les livres, elle m’est plus

vraie quand je peux lire les mots ou les écrire. Par l’écriture, « je transfigure la réalité et alors une

autre réalité, rêveuse et somnambule, me crée. La vie m’est inoculé par les livres, par les images

libres, parce que mentales, par le désir qui est ce qui oblige à se rappeler qu’il existe167 » un monde

où je suis moi et personne d’autre.

Ainsi, j’ai commencé à écrire pour échapper à tous les mots donnés que je ne voulais pas accepter

et dont je voulais me séparer. Ceux de mes parents, de mes sœurs, de mes amies et de mes ennemis ;

tous les mots qui étaient prononcés pour me décrire et sur lesquels je n’avais aucun pouvoir. Ceux

qui me dépersonnalisaient tels que « rebelle », « stupide » ou « laide » ; ceux qui m’enfermaient

dans un carcan, qui une fois prononcés ressemblaient à une sentence qui m’obligeaient à n’être

plus rien d’autre que « sage », « ambitieuse », « suiveuse ». Personne ne pouvait les ravaler ou les

effacer ; j’ai commencé à écrire pour les défier, les réfuter ; pour montrer que je pouvais être les

deux à la fois ou parce que je ne voulais être ni l’un, ni l’autre. Je me suis fait personnage de papier

165 Martelly, Stéphane, « Préface », dans Dawson. N, Landry. P-L et Trudeau Beaunoyer. K, Se faire éclaté-é :

expérience marginales et écriture de soi, Éditions Nota Bene, 2021, p. 7 166 Ernaux, Annie, Op cit, p. 682 167 Trudeau Beaunoyer, Karianne, Op cit, p. 45

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non pas pour devenir quelqu’un d’autre, mais seulement pour récupérer le point final sur mon

identité, sans pour autant me créer de toutes pièces ni laisser l’écriture m’apporter une identité fixe.

Je n’écris pas pour me construire, mais pour déconstruire les idées préconçues et les rôles artificiels

qu’on m’a un jour attribués. « J’écris parce que ma gorge s’est usée de retenir les cris aphones,

mais que la corne de mes doigts supporte mieux la révolte.168 » Je prends le papier et l’encre comme

lieu de procès pour toutes les identifications qu’on a faites à ma place ; je me désidentifie de ce que

je n’ai jamais voulu être et que je n’ai jamais eu la force de dire autrement que par des mots

silencieux. J’essaie de changer les regards qui se posent sur moi, même le mien qui devrait me voir

telle que je suis et qui pourtant ne me voit pas très bien. Je veux comprendre, déconstruire les coups

d’œil de tout un chacun qui veulent me reconnaitre dans une image fixe imprimée sur leur iris.

« Mais qu’y-a-t-il derrière le regard sinon une impossibilité de saisir, de nommer, de voir le sujet,

lequel semble fuir avec la clé de son énigme, rien de plus qu’une trace : […] trace [d’encre] des

mots sur la page, effacée par endroit.169 » Je veux être, tel un personnage de roman qu’on n’a pas

encore terminé d’écrire, aussi changeante que possible, jamais la même, constamment prise dans

l’immensité des possibilités, l’immensité de toutes les significations des mots que je pourrais

m’attribuer et qui s’offrent à moi par l’écriture.

[Car] écrire, c’est au moins enfin n’être personne et c’est enfin pouvoir crier. Appeler.

C’est enfin le droit de ne plus être quelqu’un de nommé, de déterminé, non plus que

cette béance de l’entre-deux où il n’y a effectivement personne […]. C’est embrasser

l’aporie de ce substantif (la personne considérée en elle-même dans son individualité

et la personne anonyme), c’est se débarrasser un peu du particulier et tolérer de ne pas

coïncider, ni toujours ni tout à fait, avec soi-même.170

I’m Nobody! Who are you? Are you – Nobody – too?171

Comme Ernaux et Arcan, j’ai cherché, par l’écriture, à me sortir de moi, non pas dans un désir

d’absolu, mais dans le souhait d’effacer ce qui me collait à la peau et que je ne souhaitais pas

reconnaitre comme faisant partie de moi. J’ai, dans chacun de mes textes, tenté d’aborder une

étiquette qui concerne le regard de l’homme, à laquelle soit j’adhérais puisqu’elle me permettait

168 Trudeau Beaunoyer, Karianne, Op cit, p. 38 169Ibid, p. 49 170 Ibid, p. 35 171 Dickinson, Émily, I’m Nobody! Who are you? (1891), [s.l], [s.d], En ligne, URL :

https://poets.org/poem/im-nobody-who-are-you-260

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d’explorer en tant que personnage d’autres facettes de moi, soit que je réfutais, ne souhaitant pas

être associé à cette image. Passant de l’amoureux aux nombreuses figures paternelles, je mélange

les influences afin de parvenir à cerner les identifications et les désidentifications qui me

permettraient de me voir telle que je le veux, de la même façon que les narratrices dans les romans

étudiés se sont déconstruites pour se réactualiser dans un entre-deux ou dans le néant.

Comme le dit Jean-Claude Kaufmann dans son ouvrage, « l’identification, travail permanent de

définition du sens de la vie, offre de plus en plus au sujet la possibilité de décoller de sa socialisation

présente, de s’évader momentanément dans des réalités imaginaires et fugaces.172 » L’autofiction,

par son mélange d’autobiographie et de fiction, répond à ces critères et remplit donc ce rôle pour

l’écrivaine, reprenant sa vision du monde pour en faire une autre image éphémère à laquelle elle

va croire pourtant pendant longtemps. Ainsi, l’écriture, dans ce cas, ne la construit pas, mais la

déconstruit pour lui apporter une nouvelle promesse d’être ; une nouvelle ipséité qui, ne changeant

pas sa mêmeté dans le regard des autres, modifie cependant la reconnaissance qu’elle a d’elle-

même en venant transformer le temps du roman les repères identitaires qu’elle avait avant. Le

concept de désidentification apporté par José Esteban Muñoz vient appuyer cette déconstruction et

montrer comment s’effectue, soit par les thèmes du regard de l’autre, du corps et de la filiation, la

rupture identitaire qui peut parsemer les textes. Quant à mon écriture qui reprend les influences

trouvées lors de l’analyse des œuvres publiées, elle arrive à me faire croire que tout ce que je lui

fais dire est véridique, comme si elle ne se trouvait pas dans un entre-deux, combinant

autobiographie et fiction à la fois, mais prétendant chaque fois abolir cette frontière. Elle me fait

penser que je peux abandonner les barrières entre l’être de papier et celui qui se reflète dans le

miroir le matin, me laissant prise dans les mots. Je plonge dans la création littéraire comme d’une

manière à me sortir de moi et de tous les autres regards, en me promettant de ne jamais revenir,

une fois l’écriture terminée, vers ce que j’étais.

172 Kaufmann, Jean-Claude, Op cit, p. 92

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