Façons d'Être Écrivain - N Heinich

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    Revue française de sociologie

    Façons d'«être» écrivain. L'identité professionnelle en régime desingularitéMadame Nathalie Heinich

    Citer ce document Cite this document :

    Heinich Nathalie. Façons d'«être» écrivain. L'identité professionnelle en régime de singularité. In: Revue française de

    sociologie, 1995, 36-3. pp. 499-524.

    http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068

    Document généré le 19/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/rfsochttp://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/author/auteur_rfsoc_517http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/author/auteur_rfsoc_517http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/collection/rfsochttp://www.persee.fr/

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    Abstract

    Nathalie Heinich : Ways of "being" a writer. Professional identity in a singular regime.

    Declaring an activity can in itself be a problem if that activity does not belong to the occupational 

    regime of employment, career or profession, but to that of a vocation, as is the case for writers.

    This article is an attempt to explain the reasons why self declaration of a profession can cause so 

    many problems for a writer. The article deals with the parameters which go to form a professional 

    identity as it is seen and developed by the subjects : a personal representation formed by the 

    professional declaration as well as the designation made by other people and how it is perceived 

    by the subject. This research is both part of a sociology on the artistic profession and of a 

    sociology on identity which means that this notion can be given firm signification and may thus be 

    used by social sciences.

    Résumé

    Le seul fait de déclarer son activité peut faire problème lorsque celle-ci s'inscrit non dans le régime 

    occupationnel de l'emploi, du métier ou de la profession, mais dans celui de la vocation, comme c'est le cas pour les écrivains. Cet article cherche à expliciter les raisons pour lesquelles Г auto- 

    déclaration de profession peut être aussi problématique pour les écrivains. A cette fin sont mis en 

    évidence les paramètres organisant de façon générale l'identité professionnelle telle qu'elle est 

    vécue et construite par les sujets : non seulement la représentation de soi telle que la réalise la 

    déclaration de profession, mais aussi la désignation par autrui et l'auto-perception du sujet. Cette 

    recherche s'inscrit ainsi à la fois dans une sociologie des professions artistiques et dans une 

    sociologie de l'identité, ce qui permet de conférer à cette dernière notion une acception rigoureuse 

    et donc utilisable par les sciences sociales.

    Resumen

    Nathalie Heinich : Maneras de "ser" escritor. La identidad profesional como regimen de singularidad.

    El sólo hecho de declarar su actividad puede crear un problema, cuando ésta se inscribe, no en el 

    régimen ocupacional del empleo, del trabajo, о de la profesión, sino en el de la vocación, como es 

    el caso de los escritores. Este artículo trata de aclarar las razones por las cuales, la 

    autodeclaración de la profesión puede ser muy problemática para los escritores. Con este fin son 

    puestos en evidencia los parámetros que organizan de manera general, la identidad profesional,

    tal como ella es vivida y construída por los sujetos : no solamente la representación que él tiene 

    de si, al hacer su declaración de profesión, sino también la designación de los demás y la 

    autopercepción del sujeto. Asi, esta investigación se inscribe a la vez, tanto en una sociología de 

    las profesiones artísticas, como en una sociología de la identidad, lo que permite de dar a la última noción, una aceptación rigurosa y en consecuencia utilizable para las ciencias sociales.

    Zusammenfassung

    Nathalie Heinich : Verschiedene Arten Schriftsteller "zu sein". Die Berufsidentität in einer 

    spezifischen Tätigkeit.

     Allein die Tatsache seine Beschäftigung anzugeben kann ein Problem darstellen, wenn diese 

    Beschäftigung nicht in den Arbeitsrahmen des Angestellten, des Gewerbs- oder Berufstätigen fällt,

    sondern in die Berufung wie es bei den Schriftstellern der Fall ist. Dieser Aufsatz möchte die 

    Gründe darlegen, warum die Selbst-Berufserklärung für die Schriftsteller auch so problematisch 

    sein kann. Dazu werden die Parameter unterstrichen, um die sich allgemein die Berufsidentität organisiert, so wie sie von den Schriftstellern gelebt und aufgebaut wird : nicht nur die 

    Selbstdarstellung wie sie aus der Berufserklärung entsteht, sondern auch die Bezeichnung durch 

    andere und die Selbsterkennung des Schriftstellers. Diese Untersuchung stellt sich damit in den 

    Rahmen sowohl einer Soziologie der Künstlerberufe, als auch einer Soziologie der Identität, womit 

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    diesem letzteren Begri ff ein streng umrissenes Verständnis verl iehen wird, das ihn für die 

    Sozialwissenschaften brauchbar macht.

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    R.

    franc, sociol. XXXVI, 1995, 499-524

    Nathalie HEINICH

    Façons d «être»

    écrivain

    L identité

    professionnelle

    en régime de

    singularité

    RÉSUMÉ

    Le seul

    fait

    de déclarer son activité peut faire

    problème

    lorsque celle-ci s'inscrit

    non dans

    le régime occupationnel de l'emploi, du métier ou de la

    profession,

    mais

    dans celui de la vocation, comme c'est le cas pour les écrivains. Cet article cherche

    à expliciter les

    raisons pour

    lesquelles Г auto-déclaration de profession peut

    être

    aussi

    problématique pour les écrivains. A cette fin

    sont

    mis en évidence les

    paramètres

    organisant de

    façon

    générale

    l'identité professionnelle telle

    qu'elle est vécue et

    construite

    par les sujets : non seulement la représentation de soi telle

    que

    la

    réalise

    la

    déclaration

    de

    profession,

    mais aussi la désignation

    par

    autrui et Г

    auto-perception

    du

    sujet. Cette

    recherche

    s'inscrit ainsi à la

    fois

    dans une sociologie des professions artistiques

    et

    dans une

    sociologie

    de l'identité, ce

    qui

    permet de conférer à cette dernière notion

    une acception

    rigoureuse

    et

    donc

    utilisable par les sciences sociales.

    « Le plus court chemin

    de soi à soi passe

    par

    autrui »

    (Paul Ricœur)

    La question du clivage du sujet

    et

    de sa construction multidimension-

    nelle est tout sauf nouvelle,

    depuis

    les travaux du psychanalyste

    Erickson

    sur

    les crises d'identité

    (1)

    jusqu'à ceux de Г anti-psychiatre Ronald

    Laing

    (1959,

    1961);

    et,

    en

    sciences sociales,

    depuis

    les

    réflexions de

    Mead

    (1934) ou

    celles

    de

    l'anthropologie

    culturaliste sur la dimension identitaire

    de l'opposition individu/groupe, notamment

    chez

    Linton (1945),

    jusqu'aux

    apports

    plus récents de

    l'interactionnisme symbolique (2). Plus

    près de

    (1) Voir Erik Erikson

    (1946,

    1968).

    Pour

    ment le chapitre sur «rôle» et «identité»

    une analyse et une

    bibliographie

    des

    théories

    dans Peter

    Berger

    et

    Thomas

    Luckmann

    d'Erikson,

    cf.

    David

    De

    Levita

    (1965). Pour (1986). Pour

    ce

    qui

    est de la psycho-socio-

    une

    critique

    de ces conceptions, cf. B.R.

    Slu-

    logie

    anglo-saxonne, cf. notamment McCall

    goski

    et G.P.

    Ginsburg

    (1989). et Simmons (1966) et Rosenberg (1979).

    (2) Voir Anselm Strauss (1959) et

    égale-

    499

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    Revue française de sociologie

    nous, les travaux de Michael Pollak (1993) ont brillamment exploré sous

    différentes facettes les

    incohérences

    du

    «sentiment d'identité»,

    dans ses

    dimensions indissociablement individuelle et collective.

    La

    question

    de l'identité,

    considérée

    du

    point

    de

    vue

    de

    sa

    structuration,

    appelle

    forcément

    un modèle

    pluriel

    et

    non

    pas

    unitaire

    :

    ce dernier, sub-

    stantialiste par définition, n'aurait évidemment

    pas

    sa place dans une

    théorie de l'identité,

    laquelle n'a

    de sens

    que

    dans une dimension

    construc-

    tiviste, plurielle,

    dynamique. On peut, schématiquement, distinguer deux

    types de

    modèles

    de

    l'identité,

    binaires et

    ternaires.

    Les

    modèles

    binaires

    présentent une

    opposition

    simple (et souvent

    simpliste)

    du

    type

    individu/

    société, laquelle

    tend à être spontanément retraduite par le sens commun

    en

    une

    opposition intériorité/extériorité,

    authentique/inauthentique

    (3).

    Mais la

    philosophie

    recourt également volontiers à cette conception

    dichotomique de l'identité, par exemple

    en opposant

    soi à autrui

    (opposition

    brillamment

    développée

    par

    Sartre,

    1943),

    ou

    le personnel

    au

    social

    (c'est

    notamment

    la problématique suivie

    par

    Rom Harré,

    1983).

    Plus

    sophistiquée est l'opposition

    philosophique

    entre identité «qualitative»

    et

    identité

    «numérique» ou

    encore, selon les termes de Paul Ricœur, entre

    identité

    «idem», construite par

    assimilation

    à des catégories,

    et identité «ipse»,

    définissant

    l'être

    dans

    sa spécificité, en

    tant

    qu'il

    n'est

    pas assimilable

    à

    d'autres (4).

    Plus

    séduisants

    parce qu'à

    la

    fois plus

    complexes

    et

    plus

    proches de

    Г empirie sont

    les

    modèles ternaires.

    Ne citons ici que

    pour

    mémoire

    celui

    proposé par

    Freud

    avec ses «topiques» du ça, du

    moi

    et du

    surmoi.

    Plus

    récemment,

    le psychanalyste

    André

    Green

    (1977)

    distinguait

    l'«

    unité»

    (ce

    que d'autres moment

    «identité numérique» ou «ipse»), la «similitude»

    (analogue à Г

    «identité qualitative»

    ou

    «idem») et la «constance», qui

    est la permanence dans le temps

    :

    modèle qui

    a

    l'intérêt d'intégrer la

    variable

    temporelle

    dans

    la

    construction de

    l'identité - variable dont

    Ricœur

    a

    bien

    senti

    la nécessité lorsqu'il

    a

    proposé d'ajouter

    à

    l'« identité

    personnelle» (définie par le binôme ipse/idem) T «identité narrative»

    (Ricœur,

    1990 et 1988).

    Quant

    aux

    modèles

    anthropologiques ou sociologiques, ils relèvent

    d'une problématique qui n'est

    plus celle de l'intériorité

    et de la

    contrainte,

    comme en psychanalyse, ni

    de l'assimilation

    et

    de

    la

    différenciation,

    comme

    en

    psychologie

    sociale

    (5),

    ni

    du

    même

    et

    du différent,

    comme

    en

    philosophie

    -

    mais de l'interaction (6). C'est le cas par exemple

    avec

    la

    tripartition proposée

    par Mead entre

    soi,

    moi

    et je

    ;

    et

    surtout

    avec la

    distinction faite par

    Goffman

    entre Г «identité pour soi»

    (qui

    ressortit au

    (3)

    Pour une

    critique

    de l'opposition in- (1993).

    dividu/société, cf.

    Norbert

    Elias (1987). (5)

    Voir Pierre

    Тар (1980)

    et

    aussi

    Alex

    (4) Voir Paul

    Ricœur

    (1990). Pour une

    Mucchieli

    (1986).

    discussion des

    différentes

    théories philoso- (6) Voir Guy Michaud (1978) et Camil-

    phiques de

    l'identité,

    cf. Stéphane Ferret leri et al. (1990).

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    Nathalie Heinich

    « sentiment

    subjectif

    de sa situation et de la continuité de

    son

    personnage»), Г «identité sociale» et Г «identité personnelle», lesquelles « res-

    sortissent du souci qu'ont les autres de le définir» (Goffman, 1963).

    Mais

    Goffman

    n'a

    guère

    systématisé

    ce

    qui chez

    lui

    reste

    essentiellement

    au

    stade de l'intuition. C'est à

    un

    approfondissement de cette

    conception

    sociologique de l'identité que nous voudrions contribuer, en étudiant

    sa

    dimension

    professionnelle lorsqu'elle est prise

    dans

    un

    impératif

    de

    singularité,

    comme c'est le cas chez les écrivains (7). Nous

    allons

    être

    ainsi

    amenés, d'une

    part,

    à

    mettre

    ce modèle ternaire

    - et,

    plus généralement,

    cette problématique

    de

    la structuration

    identitaire

    -

    à l'épreuve d'un

    matériel

    empirique; d'autre part,

    à

    préciser l'articulation

    entre

    ces

    trois

    dimensions

    de l'identité

    telles que

    les propose Goffman; enfin,

    à

    définir et

    à

    décrire chacune

    d'entre

    elles,

    ce qui entraînera un changement de

    terminologie.

    La notion d'identité

    n'ayant pas

    de sens

    hors d'une activité

    reflexive

    (de soi

    à

    soi,

    de

    soi

    à autrui,

    ď

    autrui

    à

    soi),

    prise

    par

    définition

    dans cette

    forme

    première de

    socialisation qu'est

    le

    langage,

    nous ferons

    l'économie de

    l'expression

    consacrée

    d'«

    identité

    sociale»,

    tautologique

    par

    définition

    -

    que

    serait

    en effet une

    identité

    qui ne

    serait

    pas

    « sociale »

    ?

    Et

    nous nous

    en tiendrons au terme d'« identité», largement

    justiciable

    d'une investigation sociologique.

    De l'objet à

    la

    méthode

    «Je

    suis bien

    embarrassé»,

    répond un romancier

    (deux

    romans

    publiés

    sous

    son nom

    et

    plusieurs

    sous un

    pseudonyme, par

    ailleurs

    boursier du

    Centre national des

    Lettres

    et exerçant divers

    emplois

    alimentaires)

    à

    la

    question

    «Quand

    on vous demande ce que vous faites

    dans

    la vie,

    qu'est-ce

    que vous répondez?».

    Les

    réponses fort complexes

    de

    la

    plupart

    des

    écrivains ainsi

    interrogés suggèrent

    à

    quel point

    le

    rapport

    à

    l'activité

    peut

    faire

    problème

    lorsque celle-ci s'inscrit non

    dans le

    régime de

    l'emploi,

    du métier ou de

    la

    profession, mais dans celui de la

    vocation (8).

    En quoi

    ces

    problèmes

    sont-ils

    spécifiques

    des

    écrivains

    ou des créateurs

    en

    général?

    De quelles contradictions ou

    de

    quelles tensions sont-ils le

    résultat?

    En

    quoi

    éclairent-ils

    ce

    qui,

    plus

    généralement,

    permet

    à tout

    un

    chacun

    de construire

    un

    sentiment

    d'identité

    à

    partir d'une activité? Cherchant

    à

    (7) Voir Nathalie Heinich (1990a), dont typologie de ces différents régimes

    d'occu-

    sont

    extraits

    les éléments utilisés ici. pation et de

    leur

    évolution historique dans le

    (8) Nous ne rependrons pas ici

    l'analyse

    cas des producteurs d'images. Une

    première

    des

    différents sens

    du

    terme

    « profession » et approche de l'opposition

    entre

    un régime

    des théories

    sociologiques

    permettant

    d'en professionnel et un régime artistique ou « vo-

    rendre

    compte, notamment

    dans

    ses accep-

    cationnel

    » en matière d'activité littéraire

    tions anglo-saxonne et

    française :

    voir

    Natha- avait

    été proposée

    dans

    Nathalie Heinich

    lie Heinich (1993a, en

    particulier

    le (1984).

    chapitre

    1), où l'on trouvera également une

    501

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    Revue française de sociologie

    comprendre

    les

    raisons pour lesquelles Г auto-déclaration de

    profession

    peut être à ce point problématique, nous

    allons

    tenter de

    mettre en évidence

    les paramètres

    organisant l'identité

    professionnelle

    telle qu'elle est vécue

    et

    construite

    par

    les

    sujets

    : non

    seulement

    la

    représentation

    de

    soi

    telle

    que la réalise la

    déclaration

    de profession, mais

    aussi

    la désignation par

    autrui et

    la perception que le sujet peut avoir de ce

    qu'il est.

    C'est cette

    triple dimension du travail identitaire

    que

    nous

    allons

    analyser, dans le

    cas

    particulier

    des activités de création,

    à

    travers

    les

    différentes

    façons

    de

    se dire,

    d'être

    dit

    et

    de se sentir

    écrivain.

    Comment

    accéder

    aux

    informations

    permettant de traiter

    ces questions

    ?

    L'idéal

    serait de pouvoir observer directement, en ethnologue, les situations

    où un écrivain est

    appelé à

    dire

    son activité

    ou,

    plus généralement,

    «ce

    qu'il fait

    dans

    la vie». Mais de

    telles

    situations sont trop dispersées pour

    permettre

    un

    recueil

    de

    données

    suffisamment

    solides.

    Le seul accès direct

    à

    l'auto-qualification

    des

    écrivains

    est

    la

    situation administrative

    à

    laquelle

    sont

    confrontés

    ceux qui

    doivent

    remplir

    un dossier,

    telle

    une

    demande

    de

    bourse au

    Centre national des Lettres.

    Néanmoins

    l'information

    directe

    ainsi recueillie

    est

    à

    la

    fois partiale

    et

    pauvre

    :

    pauvre,

    parce qu'elle

    ne

    livre que le résultat du travail ayant abouti à une telle inscription, sans

    rien communiquer des problèmes qu'elle peut engendrer et,

    à

    travers eux,

    des contradictions ou des tensions dont ils sont le témoin ;

    et

    partiale, parce

    qu'il ne s'agit que de cette modalité particulière de

    l'auto-qualification

    qu'est la

    situation administrative

    (papiers

    d'identité, recensement ou

    questionnaire, déclaration d'impôts,

    etc.),

    caractérisée par Г

    impersonnalité

    et

    la rigidité d'une inscription sur un

    formulaire,

    dont

    le

    formalisme

    n autorise

    guère

    le

    flou,

    l'ironie

    ou

    le

    dégagement

    que

    permettent

    les

    situations

    d'interaction en

    face à face.

    Aussi a-t-on

    eu recours à l'interrogation directe

    de personnes

    diversement repérées

    comme

    écrivains, en construisant

    un

    échantillon contrasté

    d'une trentaine

    d'individus

    choisis de façon à

    faire

    varier au maximum

    leurs

    caractéristiques : sexe,

    âge,

    lieu de résidence, exercice de

    l'écriture

    exclusif ou associé

    à

    un second métier, genre(s) pratiqué(s) (roman, théâtre,

    poésie), nombre de publications

    (dont

    cas de non-publication par refus de

    l'éditeur),

    degré de notoriété, ainsi que de familiarité

    avec

    le

    Centre

    national

    des

    Lettres

    (9). « Quand on

    vous demande

    ce que vous faites dans

    la

    vie,

    qu'est-ce

    que vous

    répondez?»,

    assortie

    de

    quelques

    relances,

    cette

    première question

    visait

    à faire décrire à

    l'écrivain

    ce

    qui

    se passe en

    situation

    d'auto-qualification.

    (9) Le guide d'entretien comportait une littéraires), le

    récit

    de la première publica-

    quarantaine de questions

    portant

    sur le rap-

    tion,

    le rapport à l'activité d'écriture

    (desport au statut

    (représentations

    associées au

    cription

    des moments

    forts, question

    de la

    mot «écrivain»)

    et au

    milieu

    littéraire (pairs,

    régularité), le

    rapport

    à

    autrui (famille,

    en-

    éditeurs, critiques, Centre national des Let- tourage, activités associatives, lecteurs et pu-

    tres),

    les autres

    activités

    pratiquées

    (alimen- blics), l'incertitude

    et la

    projection dans

    taires ou professionnelles, de création,

    genres l'avenir.

    502

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    8/29

    Nathalie Heinich

    L'important

    était donc d'amener l'interviewé

    à

    s'en tenir

    à

    un registre

    d'énonciation purement descriptif

    (explicitant

    son

    expérience) et

    non

    pas

    performatif (fabriquant la situation d'énonciation qu'il s'agit justement

    d'expliciter), ni

    non plus normatif ou prescriptif

    (explicitant

    ce que, selon

    lui, il faut

    penser

    d'une telle expérience, ou ce

    qu'elle

    devrait être) (10).

    Aussi l'entretien était-il centré exclusivement sur des

    descriptions

    de

    situations vécues (pratiques, états, sentiments, sensations...), à l'exclusion

    de

    toute

    interrogation

    en termes d'«

    idées» ou

    d'« opinions». Un tel parti

    pris

    s'éloigne

    des

    pratiques familières

    aux écrivains

    que

    sont

    les

    interviews

    de

    journalistes

    : situation

    suffisamment

    paradoxale pour

    avoir

    étonné

    plus

    d'un de nos interviewés,

    surpris

    parfois

    qu'on ne

    leur

    demande pas

    pourquoi

    ils

    écrivaient, ni ce

    qu'était pour eux l'identité d'écrivain.

    Le

    but

    était de

    décrire l'espace

    des positions

    possibles, en contrastant

    au

    maximum

    l'échantillon

    de façon à obtenir la plus grande diversité de

    cas;

    et

    d'expliciter

    la

    cohérence

    interne

    de

    chacune

    des

    positions eu égard

    à l'expérience

    vécue et

    au système de

    valeurs

    invoquées pour justifier

    l'action

    ou l'opinion (11). Une telle perspective

    n'est

    nullement exclusive

    d'une recherche des déterminations

    socio-culturelles

    par l'origine sociale,

    ou

    encore d'une analyse de la distribution statistique de

    ces

    positions dans

    l'ensemble de

    la

    profession

    : elle est, si

    l'on

    peut

    dire, «orthogonale»

    à

    ces

    deux

    autres

    perspectives,

    qu'elle n'exclut

    ni n'exige.

    Car elle n'a

    pas

    pour objectif d'« expliquer», si

    l'on

    entend par là la mise en évidence des

    déterminations par des facteurs externes

    -

    auquel cas elle

    serait

    concurrentielle avec

    ces

    deux autres approches

    -

    mais d'«

    expliciter», c'est-à-dire

    de déployer l'espace

    des expériences et des valeurs

    en lequel prennent

    sens

    ces différentes

    positions (12).

    I. - Représentation

    : façons

    de

    se dire

    écrivain

    C'est avec une étrange insistance que

    cet auteur ayant

    publié plusieurs

    romans

    et pièces de théâtre, boursier

    du

    cnl et

    exerçant par

    ailleurs un

    métier

    artisanal, marque

    qu'il n'est

    pas

    écrivain :

    «Je

    vous dis, je ne

    suis

    pas

    écrivain, donc j ai du mal à m' identifier à

    l'un

    ou à l'autre.

    Ma seule

    ressemblance avec

    eux,

    c'est que j'écris.

    C'est

    bien

    peu».

    Un autre

    encore

    (auteur de plusieurs romans

    publiés,

    d'un essai et de pièces

    radiophoniques,

    (10)

    Pour

    une analyse

    pragmatique

    des

    pace

    des

    positions axiologiques

    propres à

    la

    différences

    de registres énonciatifs

    voir

    G.

    «nature

    de l'inspiration»

    et,

    plus générale-

    Dispaux

    (1984). Pour une théorie des énon- ment, à mesurer

    le

    degré de pertinence des

    ces performatifs,

    voir

    J.L.

    Austin

    (1962). catégories

    ainsi

    construites dans le cas des

    (11)

    Cette

    mise en évidence

    des

    lignes

    de

    activités

    de création.

    cohérence dans les

    justifications

    adoptées

    par

    (12) Sur la distinction

    entre

    «explica-

    les

    acteurs

    s'inscrit dans la

    perspective

    ou -

    tion

    » et «

    explicitation »,

    voir Paul Veyne

    verte par Luc Boltanski et Laurent

    Thévenot

    (1971).

    (1991), tout

    en

    cherchant à approfondir l'es-

    503

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    9/29

    Revue

    française

    de sociologie

    critique

    littéraire pigiste, candidat

    à une

    bourse

    du

    CNL et

    ancien enseignant

    démissionnaire

    de l'Education

    nationale)

    fait cette réponse quelque peu

    contradictoire

    : «

    Je

    réponds écrivain. [Question : Et vous dites « écrivain »

    en toutes

    circonstances?]

    Ah,

    je

    ne

    le

    dis

    jamais

    [Q.

    :

    Mais

    quand

    on

    vous demande ce

    que

    vous faites ?] Ah, là oui,

    que

    voulez-vous

    que

    je

    dise? Mais moi je ne le dis jamais

    (...).

    Moi je ne dis jamais "Je

    suis

    écrivain".

    Vous ne dites

    pas

    "Je suis charpentier , n'est-ce

    pas

    Donc pour

    moi

    il n'y

    a

    aucune

    différence entre le

    charpentier et l'écrivain,

    car

    je

    crois

    que

    c'est exactement la même

    chose

    : c'est un métier».

    Il y

    a

    ceux qui répondent toujours «écrivain» («Ecrivain.

    Toujours

    :

    c'est ce qu'il y

    a

    écrit sur mon

    passeport.

    C'est ce

    que

    je dis

    à

    mon

    banquier»);

    ceux qui ne le

    disent

    jamais

    («Mais je ne suis

    pas

    écrivain »)

    ou

    aussi peu que possible («Non

    non

    non,

    je

    ne

    le

    dis pas. Je

    ne le

    dis

    pas

    ») ; et ceux enfin qui

    adaptent

    la

    réponse à

    la situation (« Ça dépend

    à

    qui»; «C'est

    très

    variable,

    je

    n'ai

    pas réussi

    à

    stabiliser

    la

    chose

    et

    à

    la définir»).

    La

    variabilité

    des cas de figures

    indique

    le caractère

    problématique

    de

    la question :

    posée à

    un

    échantillon de

    médecins, d'agriculteurs

    ou d'enseignants,

    il

    est peu probable

    qu'elle

    produise autant de réponses

    différentes

    et autant de commentaires à

    ces

    réponses (13). Pourquoi est-il

    si peu évident pour un écrivain de décliner son activité ?

    L'ambivalence de la création

    La difficulté à disposer d'un critère objectif

    et

    consensuel pour

    définir

    le

    statut d'écrivain tient

    tout

    d'abord au faible degré de professionnalisa-

    tion de cette activité, particulièrement apte

    à

    être pratiquée en

    amateur.

    C'est que, comme

    toute

    activité de création,

    elle n'est

    pas ou

    marginalement

    considérée comme

    ayant

    pour fonction première

    la

    rétribution

    financière

    de

    celui qui l'exerce. Et

    même

    en cas de

    rétribution,

    dès lors

    que

    les

    produits

    de

    cette

    activité sont mis en circulation sur un marché, la

    rémunération de

    l'auteur

    n'est pas directement en rapport avec le temps

    de travail ni

    avec la qualité

    des

    résultats, qui n'ont pas

    de lien

    nécessaire

    avec la réussite commerciale de l'œuvre (14). C'est que les activités

    de

    création

    ont

    pour

    caractéristique d'être d'autant

    plus

    conformes

    à

    leur

    nature créatrice

    qu'elles

    contribuent à

    créer

    une demande, voire

    un

    marché,

    plutôt que d'y répondre

    :

    la

    seule «demande» qu'il

    leur

    est

    légitime de

    satisfaire au

    moment

    où elles

    s'exercent

    étant la demande propre de

    l auteur. C'est là l'une des dimensions de

    «l'autonomie

    relative

    du champ

    artistique», selon

    les

    termes de Bourdieu, ou du «monde de l'inspiration»,

    selon Boltanski et Thévenot.

    (13)

    Sur les

    variations dans la déclaration

    cette propriété des activités de

    création,

    voir

    de profession,

    voir

    Laurent

    Thévenot

    (1983). Pierre-Michel

    Menger

    (1989).

    (14)

    Pour une approche économique de

    504

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    10/29

    Nathalie Heinich

    Leur capacité

    à

    satisfaire

    à

    long

    terme une demande élargie

    à

    des

    consommateurs potentiels est le signe de la réussite, mais celle-ci est

    d autant plus grande que la

    demande est

    à

    la

    fois plus large

    et

    plus différée

    dans

    le

    temps, au contraire

    des

    activités

    commerciales,

    dont la

    réussite

    doit

    être

    large et immédiate. C'est que, comme toute valeur en régime de

    singularité,

    l'excellence

    artistique ne peut se concilier avec l'exigence de

    quantité,

    propre au

    régime

    de

    communauté,

    qu'à

    condition de différer

    la

    rencontre avec

    le

    grand

    nombre

    :

    de

    sorte

    que

    l'immédiateté

    de

    la

    réussite

    n'est

    légitime

    qu'à

    condition de se

    conjuguer avec

    le petit nombre

    des

    initiés, et l'ampleur

    de

    la reconnaissance

    par la communauté avec la

    médiation

    du temps.

    Cette opposition

    entre

    deux régimes de valeurs,

    ou

    encore deux

    «éthiques»

    -

    communauté

    et

    singularité - permet d'éclairer les phénomènes

    relatifs

    au

    monde artistique

    dès

    lors

    que l'activité

    n'y

    est

    plus définie

    comme

    «artisanale»

    ou

    «professionnelle»,

    mais comme « vocationnelle».

    Individualité,

    originalité,

    valorisation

    de

    l'avant-garde,

    projection dans

    la

    postérité, démultiplication des niveaux de réception,

    incommensurabilité

    et

    irréductibilité à des propriétés générales ou à des critères communs,

    marginalité voire excentricité des créateurs

    :

    telles

    sont

    les

    principales

    caractéristiques de ce régime de singularité en lequel prennent

    leur

    cohérence

    les valeurs du monde

    artistique,

    sans

    qu'il

    soit

    nécessaire

    de les

    interpréter

    comme effets

    pervers d'un régime économique «normal», ou de les

    dénoncer

    comme illusions du

    sens

    commun. A l'opposé,

    le

    régime de

    «communauté»,

    qui

    définissait

    traditionnellement

    le

    rapport aux œuvres

    picturales,

    se

    caractérise

    principalement

    par

    la

    référence

    incontestée aux

    canons

    et aux

    critères communs, le

    privilège accordé au

    grand nombre

    et

    aux

    valeurs

    partagées, l'immédiateté de la réussite,

    etc. Le glissement

    des

    arts

    plastiques d'un régime à l'autre,

    qui

    a commencé à

    s'institutionnaliser

    dans le

    dernier

    quart

    du XIXe siècle, s'est progressivement imposé dans

    le

    courant

    du XXe siècle, en

    un

    véritable changement de

    paradigme

    artistique (15).

    Il

    est

    difficile dans

    ces

    conditions de concilier l'activité créatrice avec

    une rémunération stable

    et suffisante

    pour subvenir

    aux besoins

    matériels,

    sauf à

    risquer des

    compromis

    sur la qualité de l'œuvre ou la qualité de

    sa

    propre

    vie

    (16).

    Aussi

    la

    pratique

    d'un

    art

    est-elle particulièrement

    susceptible d'être

    pratiquée en amateur,

    soit

    en dilettante,

    soit

    en

    association

    avec

    une activité

    professionnelle. C'est là

    le principe de

    ce phénomène

    bien connu

    qu'est le

    double

    métier,

    inévitablement

    générateur de trouble

    dès

    lors que

    le

    sujet

    doit choisir

    de

    se présenter

    selon

    l'une ou

    l'autre

    de

    (15)

    Voir Nathalie Heinich, La gloire de en littérature et en peinture, voir Nathalie

    Van Gogh. Essai d'anthropologie de

    l'admi- Heinich

    (1994).

    ration (1991), qui tentait d'appliquer à une (16) Une analyse détaillée de ces compro-

    légende

    artistique

    la posture «a-critique» mis est proposée dans «Etre écrivain»

    adoptée dans cette étude

    sur

    l'identité d'écri- (1990a) 3e partie,

    chap.

    2

    («Façons d'être

    vain.

    Sur

    la genèse conjointe de ces valeurs sérieux »).

    505

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    11/29

    Revue française

    de sociologie

    ses

    activités, ou

    selon

    les deux à

    la

    fois.

    Effet d'une ambivalence objective,

    plus ou moins bien vécue, entre la

    «profession» et

    le simple «violon

    d Ingres», l'hésitation à

    «se

    dire écrivain» peut être également une ressource

    permettant

    de

    «faire

    du

    flou»

    en

    multipliant

    les

    dimensions

    en

    lesquelles

    se

    construit

    la valeur du sujet : façon donc d'accorder

    son

    identité

    à ses

    chances de

    succès.

    L'indétermination

    des

    critères

    L'hésitation

    ou la

    gêne

    de

    maints

    écrivains face

    à

    la question de

    leur

    activité apparaît

    également

    comme l'effet d'un haut degré

    d indétermination

    : tant

    l'indétermination

    subjective qu'entraîne

    le caractère relativement

    imprévisible et incontrôlable de l'activité elle-même

    que

    l'indétermination

    objective

    propre

    à

    une

    «

    occupation

    »

    difficilement

    assimilable

    aux

    formes

    courantes des

    professions,

    des métiers, des

    emplois

    (17). Ces deux niveaux

    d'indétermination

    - le

    sentiment d'incertitude face à

    sa propre

    activité

    et

    le

    sentiment d'inadéquation

    des termes qualifiant l'activité

    professionnelle

    de celui

    qui

    écrit

    - apparaissent

    conjointement dans la réponse de cette

    femme

    qui

    se

    déclare

    elle-même «écrivain

    et

    journaliste»

    : «Je

    réponds

    en général,

    effectivement, écrivain, tout

    en

    pensant

    que

    ce

    n'est

    pas

    vraiment un

    métier comme

    les

    autres. Et

    puis

    qu'on n'est pas

    vraiment toujours

    assuré d'être

    un écrivain,

    qu'on n'est pas

    forcément

    assuré

    de pouvoir

    écrire tout le

    temps,

    que c'est une position difficile à tenir, même si pour

    les gens on a l'air

    écrivain».

    Entre la réponse faite à

    autrui et

    le sentiment

    qu'on

    éprouve

    de

    sa

    propre

    expérience,

    entre

    ce

    qu'on

    «pense»

    et

    ce

    dont,

    «pour

    les

    gens», on «a

    l'air»,

    se glisse une duplication sinon une

    duplicité, un décalage sinon

    un

    malentendu, une réserve sinon une dissimulation,

    une inauthenticité

    sinon un

    mensonge.

    L'indétermination

    objective de l'accès au statut d'écrivain tient

    pour

    beaucoup à

    la multiplicité et au faible degré de formalisation des

    moments

    qui le

    scandent,

    depuis le simple fait d'écrire

    jusqu'au

    fait de se reconnaître

    et d'être

    reconnu

    comme écrivain.

    Dans

    d'autres domaines

    ce

    sont

    des

    actes

    et des

    objets stables

    et

    formalisés

    - examen, concours,

    contrat

    d embauché

    - qui

    marquent le moment où un individu peut s'attribuer un terme

    de

    profession

    sans risquer de

    se le

    voir

    contesté,

    et

    espérer

    en

    tirer

    à

    court

    ou

    moyen terme une rémunération à peu près

    indexée sur

    le

    temps

    de

    travail

    et/ou la qualité des

    résultats.

    Pour celui qui écrit par

    contre,

    le

    chemin

    à

    parcourir est beaucoup

    plus

    long et

    incertain.

    «C'est là où je

    me suis

    senti écrivain

    :

    je

    me suis

    senti écrivain

    à

    partir

    du moment où j ai reçu le télégramme

    me

    disant que c'était accepté»

    :

    le

    moment de

    la publication est

    le seul qui, par

    sa contractualisation,

    se

    rap-

    (17)

    Pour

    une analyse de

    l'indétermi-

    de L'éducation sentimentale de Gustave

    nation comme

    stratégie

    des jeunes héri- Flaubert (1992).

    tiers, voir la lecture par Pierre

    Bourdieu

    506

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    12/29

    Nathalie Heinich

    proche d'un

    «passage de

    seuil»

    formalisé.

    C'est là

    que peuvent

    au

    mieux

    se conjuguer le fait de « se sentir» et le fait d'«être

    dit»

    écrivain,

    et qu'on

    peut par

    là-même

    «se

    dire»

    tel

    sans risquer la discréditation

    ou

    le

    sentiment

    ď

    inauthenticité

    :

    «Je

    pense

    que

    si

    je

    n'avais jamais

    publié

    je

    ne me

    dirais

    pas

    romancière,

    mais parce que je ne voudrais

    pas.

    Pour

    le dire

    il

    faut

    qu'il y

    ait des lecteurs,

    il

    faut

    qu'il y

    ait

    un échange avec la société.

    Sinon,

    j'écris».

    La publication marque le

    moment

    où l'œuvre

    se détache

    de

    la

    personne, où ce

    qui

    a

    été écrit

    peut circuler indépendamment

    et au-

    delà de la présence physique

    ou

    de l'intervention

    directe

    de l'auteur, qui

    n'a

    plus à

    faire lire

    à

    des proches pour avoir des lecteurs,

    autrement

    dit

    pour que l'écrit existe pour

    autrui

    et non

    plus

    seulement pour soi. C'est

    pourquoi

    le moment

    le

    plus apte à

    autoriser un scripteur

    à se

    dire écrivain

    est

    ce moment où

    s'opère, par la

    publication,

    la séparation

    entre

    l'œuvre

    et la

    personne

    (18).

    La première publication,

    «c'était

    quand même

    l'affirmation

    d'une

    chose,

    parce qu'à un

    moment donné

    j ai

    presque cru que publier un seul

    livre suffisait...

    Mais c'était très

    très extrêmement naïf».

    La publication

    n'est pourtant

    pas

    un critère

    absolu,

    dont

    la

    validité soit

    suffisamment

    générale pour interdire

    toute

    contestation. L'histoire

    littéraire

    est

    pleine

    d'anecdotes bâties

    sur

    l'histoire du grand écrivain refusé par un grand

    éditeur : anecdote dont

    le

    cas de Proust est la référence exemplaire, permettant

    à

    l'auteur

    refusé de transformer l'échec actuel en promesse de

    triomphe,

    et l'éventualité de sa propre incompétence en probable incurie de

    l éditeur

    (19). C'est là encore

    un

    effet de cette

    propriété

    des valeurs culturelles

    qu'est l'extension

    de

    la

    temporalité,

    permettant

    de

    cumuler

    le

    court

    terme

    de la

    reconnaissance

    immédiate par

    un petit

    nombre

    avec

    le long terme

    du passage à

    la

    postérité. Abondent également, à l'inverse, les

    dénonciations visant non

    plus

    l'aveuglement mais la

    complaisance

    d'éditeurs prêts

    à

    publier

    indûment

    des auteurs sans

    talent.

    Ces deux dénonciations se

    combinent pour ôter

    au

    critère de la publication une

    partie

    de sa force,

    confortant

    du même

    coup

    l'indétermination

    des sanctions

    propres à

    garantir

    l'accès

    au statut d'écrivain : «Chacun

    sait

    qu'il y

    a

    en France 50 millions

    d'écrivains.

    Où, les "professionnels"? Le critère?...

    Combien

    d'édités

    qui

    ne

    sont

    pas

    du métier?... Combien d'inédites qui ne

    déshonoreraient

    pas

    la corporation?» (20).

    Aussi

    est-il toujours possible

    à

    un

    critique

    ou

    à

    un

    écrivain

    de

    déclarer

    que

    tel

    auteur

    de

    roman

    «n'est

    pas

    un

    écrivain»

    (par

    (18) L'importance de cette

    tension

    entre inversion de l'échec en

    promesse

    de

    succès,

    œuvre et personne en matière

    artistique

    a été

    (20)

    Pi erre- Robert Leclercq (1977), p. 117.

    développée

    dans

    Etre écrivain, 3e partie,

    Pour

    une description dénonciatoire du

    fonc-

    chap.

    6

    («Façons d'être un grand écrivain»),

    tionnement

    d un comité

    editorial,

    voir Michel

    ainsi

    que

    dans La gloire de Van Gogh Deguy (1988). Dans un registre littéraire et

    (chap.

    3).

    humoristique, ce topo a été mis en forme

    (19) Pour une

    analyse du

    cas de Proust dans des parodies de

    rapports

    de

    lecture

    par

    en

    matière

    de publication, voir

    Nathalie

    Hei-

    Umberto

    Eco, Pastiches et postiches, Paris,

    nich

    (1990b).

    En peinture

    c'est,

    bien sûr, le Messidor, 1988.

    cas Van Gogh qui

    sert

    de paradigme à cette

    507

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    13/29

    Revue française de sociologie

    exemple

    Michel Braudeau dans Le

    Monde

    du 6 avril

    1990

    à propos de

    Jacques Attali), laissant peu de chances

    à

    l'intéressé

    de

    contester

    ouvertement

    le

    verdict.

    Car la publication

    implique

    par définition un

    recours à

    l'opinion ď

    autrui

    -

    un comité editorial,

    des

    critiques,

    des lecteurs - qui

    forcément entraîne

    une

    distance avec la valeur proprement littéraire.

    Dans le «monde de

    l inspiration»,

    le

    jugement

    se

    réfère

    à

    une instance

    plus

    grande que ne

    l'est

    le

    «renom» (pour

    reprendre les termes de

    Boltanski

    et

    Thévenot) :

    la

    littérature y est

    une

    instance de

    référence plus générale

    que ne

    le

    sont

    les

    personnes,

    et la

    temporalité

    y est

    plus large que

    ne l'est l'actualité

    des

    contemporains, puisque c'est seulement dans la postérité que la singularité

    du créateur peut

    rejoindre l'universalité d'une

    condition

    totalement

    dé-par-

    ticularisée

    (Heinich,

    1990a,

    chap. 6). Aussi la publication,

    parce qu'elle

    ne

    touche

    que

    la

    «mise

    au

    monde», «l'entrée

    dans

    le

    monde» d'une

    œuvre

    particulière

    et, corrélativement, l'entrée de

    son auteur dans

    le monde

    littéraire,

    peut-elle se voir minimisée

    comme

    contingente

    aussi

    bien que

    valorisée comme

    fondatrice

    :

    «C'est simplement

    des

    accidents de

    parcours,

    les

    publications. C'est-à-dire qu'en fait c'est des accidents qui

    nous

    aident

    à franchir le pont

    (...) et ça

    vous autorise peut-être la suite...». C'est

    pourquoi

    aussi

    Г

    «autorisation» que

    procure

    la publication est

    toujours

    vulnérable

    à

    la

    réduction

    cynique

    à une pure stratégie,

    en vertu

    de

    quoi

    les

    individus

    liés

    à

    des

    groupes agissent pour

    des

    objectifs

    particuliers

    ayant

    leur

    principe à

    court

    terme; en même temps

    qu'elle

    peut être

    décrite,

    à

    l'opposé, dans le

    langage

    du

    «don»

    et de la «grâce», en

    lequel

    se dit

    par

    exemple

    la nostalgie

    de

    l'éditeur

    idéal, qui

    fut

    peut-être

    un

    jour,

    mais

    n'est

    plus:

    «...C'était une demande d'amour, une demande d'identité,

    c'était

    lui

    qui

    disait "oui, tu es

    écrivain". En

    fait cette

    réponse-là

    on ne

    la

    trouve nulle

    part,

    personne ne

    vous la

    donne, personne ne

    vous

    dit

    :

    "Tu

    es

    un

    écrivain"...

    Je me dis

    peut-être qu'il y

    a

    des éditeurs comme

    ça

    qui avaient ce pouvoir, cette puissance et assez

    d'amour

    pour faire

    l'écrivain qui publie...».

    Le marquage de

    l'écrivain

    Outre l'ambivalence du statut

    associé

    à l'écriture en

    tant qu'activité

    professionnelle et

    l'indétermination des critères

    d'accès au

    statut

    d écrivain, l'hésitation à se dire écrivain

    tient aussi

    à l'effet de

    «marquage»

    opéré

    par ce terme, autrement dit la

    propriété

    de qualifier fortement

    l individu auquel

    il

    est associé en

    l'identifiant à

    des représentations

    préexistantes, généralisées et stabilisées en forme

    de stéréotype. Ce pouvoir de

    marquage que possède

    le

    mot

    même

    d'« écrivain»

    s'exerce doublement,

    dans

    le

    sens

    d'une valorisation du statut et d'une singularisation, d'une

    imputation de marginalité ou d'excentricité.

    508

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    14/29

    Nathalie Heinich

    «Je

    le dis toujours

    avec

    un

    air très modeste.

    Maintenant j'aime bien

    le dire, mais je

    le dis

    comme si c'était quelque

    chose

    de vraiment

    pas

    important.

    Alors il y

    a

    un petit silence et les gens disent : "Mais vous

    écrivez

    quoi?",

    et

    je

    dis:

    "Des

    romans".

    Et

    puis

    après

    on

    continue

    la

    conversation.»

    S'il

    n'est

    pas innocent de se dire

    écrivain, c'est

    qu'un

    tel

    terme n'est pas neutre : il porte en lui, au moins

    dans

    les

    milieux

    les

    écrivains

    ont quelque

    chance

    de se présenter, une

    forte

    charge valorisante.

    L'utilisation

    d'un

    tel

    prédicat ressortit, autrement

    dit,

    non à

    un

    simple

    «jugement

    d'observateur» mais à

    un «jugement

    d'évaluateur»,

    susceptible

    de faire

    l'objet

    d'un emploi non pas discontinu (comme ce

    serait le

    cas

    si l'on pouvait dire

    qu'on

    est, ou qu'on

    n'est

    pas, écrivain) mais continu

    :

    continuité

    qui

    se manifeste dans la

    possibilité

    d'affirmer

    qu'on

    est

    «plus

    ou

    moins», «pas vraiment»

    ou «vraiment» écrivain (21).

    De

    cette

    valorisation

    témoignent les

    nombreux

    effets

    de

    modestie

    :

    silence

    pudique (comme

    ce

    poète qui

    évite de se

    dire tel «par

    pudeur»);

    énonciation

    timide (« timidement dans le cours de la conversation on peut

    annoncer,

    avancer,

    selon

    le

    protagoniste,

    selon

    la personne

    à

    qui

    l'on

    s'adresse, que l'on

    est

    aussi un

    peu poète

    à

    ses heures»);

    prudence

    et

    humilité («Non

    non non, je ne

    le dis

    pas. [...].

    Je

    ne vois

    pas de raison

    de le proclamer, de le proférer comme ça, auprès de gens que je ne connais

    pas, pour

    leur

    signifier que je suis

    écrivain»);

    ou encore réserve

    stratégique

    visant à maintenir

    la communication

    avec

    autrui

    (« Quelquefois,

    quand je

    n'ai

    pas

    trop

    envie d'être importante, ou

    de

    me

    montrer

    importante,

    quand je

    suis dans

    des pays lointains et avec des gens qui ne sont

    pas

    vraiment

    du

    même milieu,

    je dis

    :

    "je

    tape

    à

    la

    machine", ce

    qui

    n'est

    pas

    tout à fait

    faux, et

    puis

    comme ça, ça permet

    de

    ne pas... Parce

    que

    quelquefois c'est un peu éblouissant le

    mot

    "écrivain", ça en bouche un

    coin, donc

    ça enlève un

    peu de communication»).

    Ces

    effets

    de

    modestie,

    qui

    passent tous

    par une

    forme

    de discrétion

    dans

    l'usage

    du terme «écrivain», ont en commun le souci de maintenir

    la possibilité d'un échange

    (une

    «communication») par une équivalence

    avec

    l'interlocuteur

    :

    «Je

    pense qu'il est des personnes avec lesquelles il

    est du dernier mal venu de se

    parer

    de plumes que

    l'on a

    peut-être mais

    qui

    vont empêcher que s'établisse un courant entre

    les

    deux personnes.

    (...)

    Alors

    dans

    certains

    cas

    je

    dirais,

    "Je

    suis

    un

    ancien

    journaliste",

    ou"J'écris un peu pour moi", mais j'éviterai le terme écrivain». Car ce

    minimum d'égalité

    dans les

    positions respectives ou, du moins,

    de sentiment

    d'appartenance

    à une même communauté, rendant

    possible

    ce lien minimal

    qu'est l'échange conversationnel, risquerait d'être menacé par

    le

    déséquilibre

    qu'engendre

    Г

    auto-attribution

    d'un terme fortement valorisé :

    trop

    (21)

    Ce passage du discontinu au continu raents d'évaluateur» (avec un critère tou-

    marque

    ce que Gilbert

    Dispaux appelle

    la jours indéfini) et «jugements de prescrip-

    « polarisation » des

    énoncés, qui

    contribue à

    teur»

    (polarisés,

    avec

    critère défini). Voir

    discriminer

    entre «jugements d'observateur» Dispaux (1984, p.

    162).

    (non

    polarisés,

    avec critère défini), «juge-

    509

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    15/29

    Revue française de sociologie

    valorisé en

    tous

    cas pour

    que son

    utilisation ne

    risque pas

    d'apparaître,

    soit

    comme une volonté d'« écraser» l'autre

    lorsqu'il

    n'a

    pas

    accès

    à

    ce

    statut («Je

    n'irais pas

    m'inscrire

    comme poète

    dans un

    hôtel

    [...]. Je

    paraîtrais

    vouloir

    écraser

    le monde »)

    soit,

    à

    l'opposé,

    comme

    une

    «prétent ion» vis-à-vis de ceux

    qui

    y sont indubitablement parvenus

    : «II

    y a

    un

    statut terrible,

    c'est

    le moment où on

    sait qu'on écrit,

    on sait

    qu'on est

    écrivain et on ne veut

    pas

    dire qu'on écrit face

    à

    d'autres qui sont

    écrivains... C'est plus qu'une réticence, c'est une censure absolue

    On

    ne dit

    pas qu'on

    écrit à

    quelqu'un qui est en pleine gloire... Alors

    à l'intérieur

    on

    ronge son

    frein : "Tu

    vas

    voir petit

    mec,

    tu vas voir moi aussi je

    serai

    écrivain, je ferai des trucs aussi bien que toi ". Donc la rage est là,

    évidemment...».

    Qu'on

    regarde

    en

    direction

    de ceux qui ne sont pas, ou de

    ceux qui

    sont, écrivains,

    le

    fait

    de s'autodésigner comme tel

    tend à être

    vécu comme

    une prétention,

    avec

    sa

    double

    dimension de distinction vis-

    à-vis

    des

    inférieurs

    que

    sont

    les

    non-écrivains

    et

    d'aspiration

    déplacée

    vis-

    à-vis des supérieurs que

    sont

    les plus grands parmi

    les

    écrivains.

    L'écrivain (et

    plus

    encore peut-être

    le

    poète) apparaît comme un

    individu pas comme

    les

    autres

    :

    un être

    à

    part,

    quelle

    que soit

    la valeur qui

    lui

    est

    attribuée

    - positive en cas

    de valorisation,

    négative en cas

    de

    stigmatisation.

    La

    mise à l'index de

    l'écrivain

    ou du

    poète

    pourra à

    l'occasion

    être utilisée par lui

    comme

    une ressource

    : il

    revendiquera alors

    un

    statut

    si à part que l'humilité

    s'y

    voit transformée en grandeur, conformément

    à cette propriété

    qu'a la

    singularité de pouvoir être à

    la

    fois stigmatisante

    et valorisante,

    disqualifiante et qualifiante. Alors la provocation au

    rabaissement par

    autrui

    devient une occasion de manifester l'excellence,

    conformément à

    la

    figure «christique», pour

    reprendre

    les termes même utilisés

    par un

    romancier

    : «II y

    a

    peut-être

    une

    image un

    peu...

    je

    dirais

    un peu

    christique,

    maintenant,

    de l'écrivain, parce

    que

    c'est

    à

    la fois celui qu'on

    gifle volontiers,

    qu'on

    méprise,

    qu'on

    humiliera facilement.

    Il suffit de

    voir la façon dont la télévision traite les écrivains, quelle que

    soit leur

    notoriété, que

    ce soit le plus connu

    ou

    alors le

    dernier

    poète maudit, ce

    sera

    toujours

    une

    sous-merde

    à côté

    du premier

    chanteur

    de variété venu.

    Donc

    l'écrivain

    c'est une espèce d'épouvantail ridicule, une espèce d'idiot

    dostoievskien,

    un Don

    Quichotte

    qu'on rossera

    volontiers,

    mais qui

    fait

    peur,

    c'est

    d'ailleurs pour

    ça qu'il est rossé,

    humilié,

    parce qu'ils ont

    peur

    évidemment

    ».

    Stéréotype

    et

    singularité

    «Quand

    je

    le

    dis, je

    dis

    toujours écrivain, comme si je disais plombier

    ou

    charcutier, voyez, pour montrer le côté naturel de

    la

    façon dont j ai

    choisi

    de vivre ma vie,

    alors

    que

    je sais

    que dans certains esprits, enfin

    même

    chez la

    plupart des esprits,

    ça

    sonne toujours beaucoup plus

    différemment»

    :

    l'utilisation quasi ostentatoire du mot

    «écrivain»

    peut même

    510

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    16/29

    Nathalie

    Heinich

    constituer une

    sorte

    de stratégie au

    deuxième

    degré pour

    faire

    comme si

    le

    terme n'était

    pas particulièrement

    marqué, comme

    si être

    écrivain

    était

    «naturel»,

    c'est-à-dire

    commun. Ainsi

    celui qui

    a conscience de ce

    marquage

    peut-il

    paradoxalement

    re-particulariser,

    en

    le

    «réduisant»

    à

    du

    général

    (le «côté naturel»), un

    statut qui, généralement marqué

    comme

    particulier, a

    été départicularisé

    par

    l'opération

    même de

    marquage,

    autrement dit par la généralisation d'un stéréotype de particularité.

    Car c'est

    dans le refus du stéréotype

    -

    fût-il

    un

    stéréotype de

    particularité ou, plus précisément, de singularité (22)

    -

    que peut se

    maintenir,

    malgré

    la désingularisation qu'opère

    par

    définition

    tout stéréotypage, une

    singularité

    : celle-ci

    apparaissant

    alors

    d'autant

    plus

    essentielle

    qu'elle

    touche non seulement ceux

    qui,

    de

    l'extérieur,

    se font

    une

    image de

    l écrivain,

    mais

    aussi ceux

    qui, de l'intérieur,

    doivent «faire avec», composer

    avec cette image. L'une et l'autre

    positions

    aboutissent ainsi

    -

    la première

    par

    le

    stéréotype

    de

    singularité,

    la

    seconde

    par

    la

    déconstruction

    de

    ce

    stéréotype

    -

    à

    associer de façon très

    prégnante le statut d'écrivain

    et la

    singularité.

    La conscience

    de ce stéréotype

    est très

    présente dans les propos

    des écrivains : qu'il s'agisse des

    représentations propres

    aux non-écrivains

    («Dans

    l'esprit de la plupart des gens

    il

    y

    a

    encore une image très

    romantique de l'écrivain... Un écrivain c'est

    quelqu'un qui n'est pas

    très

    normal, dans

    l'esprit des gens, c'est

    évident»)

    ou des

    comportements

    propres

    aux écrivains («A

    une époque

    j ai un peu fréquenté un groupe de

    poètes

    aussi,

    un peu par curiosité...

    Ils

    sont

    souvent dans le

    stéréotype»).

    L'un et l'autre

    se

    conjuguent

    pour former un

    véritable

    «modèle» de

    l écrivain

    -

    ou plutôt un «paradigme», une « Gestalt», une

    forme

    de référence

    -

    le refus

    de

    toute

    assignation

    à

    un

    statut

    commun

    se

    concrétise

    dans

    le

    refus expressément affiché d'imiter le stéréotype, voire dans la

    volonté

    d'en faire

    un

    anti-modèle.

    On conçoit

    mieux dans

    ces

    conditions

    les

    problèmes

    que peut

    poser

    Г autoqualification et

    le

    besoin parfois d'échapper

    à

    ses

    pièges,

    facteurs

    de troubles relationnels ou de

    déstabilisation

    identitaire.

    L'évitement du

    nom commun

    «écrivain»

    (ou, selon

    les cas, «poète», «romancier»,

    «dramaturge», «homme

    de lettres»,

    etc.)

    peut alors emprunter

    différentes

    voies.

    L'une est le recours

    au

    seul nom propre,

    instrument

    par définition

    d'identification

    de la personne en

    tant

    qu'elle n'est

    pas

    réductible à

    un

    «individu»

    parmi

    d'autres,

    à

    un

    élément

    dans

    une

    catégorie.

    Car

    à

    la

    différence d'une personne, forcément particulière, un

    individu

    est défini par

    rapport

    à une communauté,

    dont il est un élément,

    susceptible

    d'être mis

    (22) La

    notion

    de «singularité», prise au compréhension de ces

    deux propriétés fonda-

    plein sens

    du

    terme (et non pas, selon les mentale de la singularité

    que

    sont,

    d'une

    part,

    usages

    trop

    courants

    qui

    en sont faits aujour- sa difficulté à être prise en compte et, d'autre

    d'hui, comme simple

    synonyme

    de « spécifi- part, son ambivalence,

    entre stigmatisation

    et

    cité») ajoute à celle de « particularité »

    l'idée

    valorisation, rejet et admiration.

    Pour

    tout ce-

    d'excentricité, de bizarrerie, de hors-du- ci voir

    Nathalie

    Heinich (1991 et 1993b).

    commun : connotation indispensable

    à la

    511

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    17/29

    Revue française de sociologie

    en équivalence

    avec

    d'autres; de

    sorte

    que la

    valorisation

    soit

    du

    pôle

    individuel

    (individualisme) soit du

    pôle

    communautaire

    (holisme)

    relève

    d'un même régime

    axiologique,

    où la singularité ne peut en aucun cas

    constituer

    une

    valeur

    (mais

    qui

    par

    contre permet

    l'épanouissement d'une

    pensée

    politique) (23). Le recours

    personnalisant au

    nom propre est

    évidemment favorisé

    par l'accès

    à

    la

    notoriété,

    qui est

    alors une

    ressource

    privilégiée pour

    éviter

    Г autoqualification.

    Ainsi,

    dès

    le

    début de l'entretien,

    le romancier

    qui déclarait

    répondre

    « écrivain-scénariste

    »

    précise : «

    Mais

    honnêtement j ai de

    moins en

    moins à le dire.

    C'est-à-dire

    que le

    succès

    du dernier bouquin

    aidant,

    ça

    a fini par...

    et du

    coup,

    au

    moment où j ai

    le dire je n'avais

    plus à le

    dire, alors du

    coup

    j ai fait

    l'économie du

    mot ».

    L'autre

    façon d'éviter Г

    autoqualification est

    le recours au verbe qui,

    en mettant l'accent sur l'activité plutôt que sur

    l'identité,

    permet

    d'affirmer

    un

    sujet

    («je»)

    en évitant toute

    «mise

    en

    commun»

    par

    un

    substantif:

    «Le

    titre, non, je ne dis

    pas

    que je

    suis

    poète, je dis

    :

    je fais de la poésie»

    ;

    «Je

    dis que

    j'écris et

    je

    mets

    en scène des spectacles»; «Je suis

    écrivain...?

    Je

    n'en sais rien si je

    suis

    écrivain.

    J'écris.

    On

    verra

    après si je

    suis

    écrivain»;

    «J'écris. Je

    vis

    et j'écris». Se trouve de la sorte évitée

    la

    réduction du sujet par son

    assignation

    à une

    catégorie

    générale

    :

    réduction

    véhiculée prioritairement par

    la

    sociologie

    (domaine

    par

    excellence

    des

    «classements», des «codes», des «représentations»,

    des

    «images»,

    des «rôles»), et qui

    peut

    être vécue comme un

    acte de

    violence

    exercé

    contre la personne même de

    l'écrivain

    en tant qu'il

    est,

    par définition,

    irréductible à quiconque. «Il

    y

    a une phrase

    qui

    dit

    :

    "Quand on

    vous

    demande

    ce

    que

    vous

    faites

    commence

    le

    manque

    d'amour".

    Alors

    je

    n'aime

    pas

    trop

    cette question, déjà... Parce

    qu'elle

    renvoie, en fait, en

    général, c'est un désintérêt total,

    c'est-à-dire

    que pour moi

    c'est

    des

    classements, des

    codes auxquels je n'ai

    pas

    envie de répondre,

    parce qu'ils

    renvoient à

    d'autres codes

    ou à

    d'autres représentations.

    (...)

    De toutes

    façons c'est toujours

    une

    image très très

    prégnante,

    enfin qui

    renvoie à

    des

    tas de

    choses et je n'ai pas

    envie

    du

    tout

    déjouer

    le rôle

    de

    l'écrivain»,

    dit

    l'un, qui

    se

    déclare chômeur; et

    un

    autre : «Moi je trouve

    que chaque

    écrivain doit

    l'être

    dans sa singularité». Enfin toute

    réduction

    au

    nom

    commun d'écrivain peut également être perçue

    comme

    attentatoire à cette

    grandeur suprême qu'est celle du grand écrivain

    : celui qui

    par définition

    est

    grand

    en

    tant qu'il

    est

    unique,

    conformément

    à

    l'éthique

    de

    singularité.

    Un poète par

    exemple

    évoque Kafka et

    Baudelaire

    :

    «Je ne pense

    pas

    qu'ils

    étaient

    des

    écrivains, c'était quelque

    chose

    d'autre... C'est réducteur, ce

    mot-là,

    c'étaient

    des esprits si grands

    que...

    c'est réducteur, c'est trop

    réducteur C'est peu

    pour

    des

    gens

    comme ça

    (...)

    Ils sont hors normes,

    (23) Ainsi la distinction

    entre

    « indivi- dre en quoi le couple singularité/communauté

    du» et «personne» qu'autorise une relecture

    n'est

    pas

    réductible

    au couple holisme/indi-

    des théories

    philosophiques

    de

    la

    personne vidualisme

    tel

    que l'utilise

    Louis Dumont

    (voir N. Heinich,

    1993b)

    permet de compren- (1966).

    512

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    18/29

    Nathalie Heinich

    parce qu'ils ont changé quelque chose... La série d'écrivains qui étaient

    avant

    eux,

    ils

    les ont transformés, et ils transformeront aussi les écrivains

    à venir...

    Ils

    sont

    trop grands ».

    «En

    réalité

    je

    suis

    un artiste

    qui

    écrit,

    plutôt

    qu'un

    écrivain.

    Je

    ne

    suis

    pas du tout

    un

    homme de

    lettres.

    (...) Et toutes mes difficultés justement

    sont d'échapper au statut d'homme de lettres que peu

    à

    peu on essaie de

    plaquer sur un

    homme

    qui écrit» :

    indépendamment même

    des

    problèmes

    posés

    par le contenu

    du

    stéréotype et par

    la

    difficulté de

    s'y identifier, la

    très

    simple

    question ainsi

    posée («Qu'est-ce que

    vous

    faites dans

    la vie?»)

    opère

    en tant

    que

    telle un effet

    de violence,

    qui suffit

    à

    expliquer la

    difficulté

    qu'ont les

    écrivains

    à y répondre,

    et les

    stratégies

    employées

    pour

    le

    faire

    sans se

    renier.

    Car la

    forme

    spécifique de la

    violence

    en régime

    de singularité

    est la généralisation

    par

    l'assignation

    à une catégorie,

    forcément perçue comme réductrice de ce qui fait l'irréductibilité du sujet

    :

    «Je

    ne

    veux

    pas

    avoir

    cet

    air-là,

    je

    ne

    veux

    pas

    qu'on

    me

    regarde

    en

    superposant... enfin que les gens me

    regardent

    avec

    cet

    éclairage-là,

    avec

    cet étalon-là, en disant, est-ce

    qu'il

    ressemble ou

    pas au

    modèle?».

    La

    réduction au

    général

    est la forme

    première

    de toute violence pour

    l'éthique

    de singularité.

    II. -

    Désignation : façons

    d'être dit écrivain

    Si

    se

    dire

    écrivain

    est une

    opération

    complexe,

    propre

    à

    faire

    surgir

    des

    tensions ordinairement enfouies dans le

    «ça

    va de

    soi»

    du non-dit,

    être dit écrivain n'est guère plus évident (24). Car une telle sanction,

    advenant de l'extérieur

    à

    celui qui en est

    l'objet,

    est

    à

    la fois

    multiple

    et

    toujours sujette à remises

    en

    question

    :

    «On

    est

    toujours

    en

    état d'examen,

    en

    fait, permanent»,

    estime

    un écrivain. Cette

    désignation

    par autrui

    emprunte trois

    grandes

    catégories

    d'instruments

    :

    les

    objets, les

    institutions,

    les personnes.

    Les

    objets

    «Faire

    un

    livre»,

    «avoir un

    contrat»

    sont les moments par excellence

    de

    l'objectivation

    de l'état d'écrivain,

    au double

    sens où

    il

    se trouve

    matérialisé

    dans

    des objets, et rendu

    objectif par

    son

    détachement à

    l'égard

    de la seule subjectivité de

    l'auteur

    ou,

    plus

    exactement, du

    «scripteur»

    -

    celui

    qui,

    écrivant, n'a pas encore passé

    le

    cap de la publication. Celle-ci

    (24)

    Pour

    une approche historique et philosophique de la notion

    ď« auteur»,

    voir Michel

    Foucault

    (1969).

    513

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    19/29

    Revue française de sociologie

    marquant, nous

    l'avons vu,

    le moment

    l'œuvre

    est

    physiquement

    détachée de la personne en même temps

    qu'elle

    lui est symboliquement

    rattachée par la

    signature,

    c'est

    là le moment le plus apte à

    faire coïncider

    le

    sentiment

    personnel

    de

    son identité

    avec

    une représentation

    collective

    :

    représentation

    que

    restituent

    à

    l'intéressé

    les

    mots qui

    le qualifient et qui,

    par la publication, se trouvent indexés

    à

    des objets tangibles, comme

    attestés

    par eux. Aussi

    la signature

    d'un contrat editorial est-elle

    l'opération

    qui

    autorise

    au

    mieux

    la

    mise en

    cohérence

    de Г

    autoperception

    de

    soi et

    de la désignation par

    autrui : cohérence sensible au

    fait que la

    représentation donnée de lui-même par le sujet pourra, sans

    trop

    d'hésitation, de

    trouble ou de mauvaise

    conscience,

    emprunter le

    mot

    «écrivain». Ainsi

    se comprend

    l'investissement

    dont ce passage de seuil peut faire

    l'objet,

    en

    tant qu'épreuve

    où se

    joue -

    de «scripteur» à

    «écrivain» - un

    changement de grandeur en même temps que

    d'identité.

    Car

    être

    publié

    représente

    l'assurance

    - avant

    l'espoir

    d'être

    «connu»

    -

    d'être au

    moins reconnu comme écrivain, ouvrant par

    exemple

    le droit

    d'appartenir aux différentes sociétés

    ou groupements

    d'auteurs

    (SGDL,

    sacd, sacem,

    scam,

    spadem,

    ou

    encore Pen-Club). A contrario, l'échec

    à

    la publication signe le renoncement, au moins

    momentané, à

    cette

    reconnaissance

    : «Je

    peux le faire moi-même

    [auto-édition] mais

    ce

    n'est

    pas

    la

    même

    reconnaissance.

    Je le

    ferai

    moi-même

    quand j'accepterai

    de

    ne pas

    être

    reconnu». Et si la publication est vécue comme un point de

    départ, une fondation

    («Ça

    a

    été comme

    une fondation

    (...) ça

    a

    été

    vraiment le point de départ. La fondation, quoi»),

    c'est

    bien

    que

    ce

    qui s'y

    joue

    n'est pas

    seulement

    la réussite du travail littéraire et la construction

    de

    l'écrit comme

    œuvre

    (qui

    forcément

    a

    commencé

    antérieurement

    à

    la

    publication

    :

    «J'ai existé avant d'être»), mais

    aussi

    la réussite du travail

    identitaire

    et la

    construction de

    la

    personne

    comme auteur.

    Les objets toutefois ne parlent

    pas :

    aucun livre, aucun contrat signé

    de

    l'éditeur

    ne dit

    à son

    auteur, «Tu es écrivain».

    Ils

    ne sont que les

    referents

    ou les garants des mots, énoncés par des personnes ou portés

    par

    des

    institutions.

    Les

    institutions

    Les institutions susceptibles

    de

    formaliser l'accès à l'identité

    d'écrivain

    se situent à l'extrême opposé

    de la relation avec l'éditeur idéal : celui

    qui,

    dans

    la grâce d'un rapport

    à

    la fois

    personnalisé

    et

    fondé

    sur des

    valeurs

    proprement

    littéraires, instruirait au

    mieux ce passage de seuil qu'est la

    publication. Toute instance

    administrative

    - en tant

    qu'elle

    est

    dépersonnalisée,

    stabilisée

    et rapportée

    à

    des critères

    généralisés

    impliquant

    la

    mise

    en équivalence

    (Thévenot,

    1985)

    -

    incarne le

    pôle

    par excellence d'une

    condition

    «commune»,

    dont nous

    venons

    de

    voir

    à quelles tensions

    elle

    est

    associée.

    514

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    20/29

    Nathalie Heinich

    C'est le cas,

    typiquement,

    de l'identification de l'écrivain par

    l institution

    statistique, définissant

    dans

    le cadre

    du

    recensement

    - au

    plus loin

    du monde

    littéraire

    et au maximum de dépersonnalisation

    -

    les

    «professionnels

    rédigeant

    des

    textes

    de

    fiction

    ou

    documentaires

    destinés

    soit

    à

    la publication sous

    forme

    d'ouvrage,

    soit à

    l'élaboration de spectacles

    vivants

    ou

    audio-visuels» (25). Si

    une

    telle instance d'identification n'a

    guère

    de

    chances

    d'atteindre

    directement

    les intéressés,

    ils

    peuvent par

    contre être

    confrontés

    à la définition

    qui

    leur

    est renvoyée par

    l administration fiscale,

    d'autant

    plus brutalement qu'elle est à la fois standardisée

    et

    fortement

    stabilisée

    dans l'inscription d'un formulaire

    :

    «La première

    fois

    où j ai vu associés mon nom et

    le

    mot écrivain,

    ça

    a

    été sur une

    lettre

    reçue des impôts. La

    première

    fois où j ai été officialisé, c'était les

    impôts. La première

    fois

    qu'a

    été associé mon nom et le nom "écrivain",

    c'est

    pour me réclamer de

    l'argent que je n'avais quasiment

    pas

    gagné

    ».

    Tout

    aussi impersonnelle

    est

    l'administration

    de

    la

    Sécurité

    sociale

    des

    auteurs,

    gérée

    par I agessa; elle est

    toutefois plus

    spécifique au

    milieu

    littéraire,

    même si la notion de « sécurité

    sociale» est

    doublement étrangère

    à l'image à

    la

    fois

    asociale et

    instable du

    «créateur maudit» :

    «Le

    poète

    ne cotise pas

    à

    la Sécurité sociale» (26). Par

    son

    caractère formel et le

    caractère composite

    des

    critères

    d'accès, l'affiliation

    à I agessa peut être

    elle aussi vécue

    de deux façons opposées

    :

    soit

    comme un

    gage de

    professionnalisme

    signalant l'«

    auteur

    professionnel»

    ou

    l'« écrivain

    officiel»,

    soit

    comme un anti-critère de valeur littéraire. Ainsi un écrivain qui ne

    se

    sentait

    tel

    que

    par sa

    feuille

    d'impôts,

    ayant

    été radié de I agessa faute

    de droits

    d'auteur

    suffisants, se félicite de se

    retrouver

    dans

    la

    même

    situation que

    Claude Simon,

    prix

    Nobel

    de

    littérature...

    (27).

    (25)

    Rangée

    dans la nomenclature

    des

    teur qui en

    décide

    principalement :

    montant

    professions

    de

    I'insee

    parmi

    les

    «profession-

    calculé

    significativement - par une mise

    nels de l'information, des

    arts

    et

    des specta- en équivalence avec le

    critère de

    revenu le

    clés », la catégorie n°

    3512

    (« auteurs

    plus

    généralisé

    qui

    soit, à savoir le smic. Tou-

    littéraires,

    scénaristes,

    dialoguistes»)

    distin-

    tefois il est tenu compte de la particularité

    gue

    le

    «noyau» («artiste auteur

    dramatique,

    économique de ce statut,

    par

    le critère de

    rédialoguiste, écrivain, parolier,

    poète, roman- gularité de l'activité ainsi

    que

    la

    qualité

    d'au-

    cier») des «cas assimilés»

    (adaptateur, au-

    teur

    attribuable

    à la personne, décidée par

    teur

    adaptateur,

    dramaturge,

    homme

    de une «commission de

    professionnalité»,

    et

    lettres, lecteur, librettiste, nègre,

    rewriter,

    qui

    fait

    intervenir

    un

    faisceau

    de

    critères

    très

    scénariste,

    traducteur littéraire) et des « cas peu

    formalisés,

    ressortissant de « mondes »

    limite exclus »

    (chroniqueur,

    critique, journa-

    (au sens

    de

    Boltanski

    et Thévenot) très

    hé-

    liste, lecteur correcteur, lecteur

    d'épreuves, térogènes : qualité littéraire de l'œuvre;

    lecteur rédacteur

    d'édition).

    Sur les principes genre

    pratiqué

    ou secteurs d'activité; répu-

    de cette nomenclature, voir Alain Desrosières tation de l'éditeur;

    évolution, régularité

    et

    et Laurent Thévenot (1988).

    continuité

    de la

    production

    littéraire; reve-

    (26)

    Titre d'un poème de Daniel Biga, Né nus,

    potentialités

    et investissement de l'au-

    nu,

    Paris,

    Le Cherche-Midi, 1969. teur

    (contrats, projets);

    âge; filiation

    (27) L 'accès à ce

    «régime

    particulier», éventuelle (généalogie

    familiale)

    ainsi

    que

    selon les termes du formulaire de I'agessa, caractère, lorsqu'ils

    sont

    connus; enfin,

    con-

    est implicitement conditionné par la publica-

    formité

    des décisions aux procédures habi-

    tion puisque c'est le

    montant

    des droits d'au- tuelles de I'agessa.

    515

  • 8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich

    21/29

    Revue française de sociologie

    Plus

    personnalisée

    et

    plus

    littéraire est l'institution du Centre national

    des Lettres

    : l'écrivain qui y présente

    une

    demande

    de

    bourse

    sait

    en effet

    qu'il

    s'expose

    au jugement

    de ses pairs, et

    qu'il

    se

    trouve en

    situation de

    concours,

    où la

    qualité

    de

    son

    travail

    est

    jugée

    par

    rapport

    à celle

    de

    ses

    concurrents. Certes, ce qui est

    alors

    en jeu

    n'est pas

    sa qualité d'écrivain

    ni même de

    «bon» écrivain, mais d'écrivain «meilleur»

    que les

    autres

    candidats présentés

    devant la

    même

    commission. Néanmoins

    l'épreuve tend

    à être

    vécue, tant

    par les postulants que par les juges, dans la logique

    absolutisante de l'examen beaucoup plus que dans

    celle,

    relativisante, du

    concours

    (28).

    Elle

    semble

    engager de ce fait une

    forte

    charge de

    «reconnaissance»,

    dans

    laquelle il est

    difficile de distinguer ce

    qui tient

    à

    l'évaluation

    de la qualité littéraire de l'œuvre et

    à

    la désignation de

    son

    auteur

    comme

    appartenant à la communauté des

    écrivains.

    La représentation que s'en font

    ces

    derniers comporte une

    double

    personnalisation

    du

    jugement

    :

    d'une

    part,

    au

    sens

    le

    verdict

    ne

    serait

    pas

    prononcé par une

    institution

    mais par des

    personnes,

    avec

    leurs intérêts

    particuliers, et, d'autre

    part,

    au sens où la cible du jugement

    serait

    autant

    la

    personne de

    l'écrivain

    que

    l'œuvre

    présentée. Le fait

    que

    le

    dossier ne

    soit pas constitué

    en fonction d'un

    projet précis tend

    d'ailleurs

    à indexer

    le

    jugement

    à la puissance de production de la personne plutôt

    qu'à

    la

    matérialisation de son activité dans une œuvre. Cette ambiguïté ouvre la

    possibilité d'une réversion du jugement

    sur l'œuvre

    par une institution en

    jugement sur la personne

    par des

    individus :

    réversion

    qui

    comporte à

    la

    fois un risque de minimisation de la réussite

    -

    lorsqu'on dénonce l'octroi

    de bourses

    comme

    pur

    et

    simple système mafieux

    - mais

    constitue

    en

    même

    temps une forme

    de

    protection

    contre

    la disqualification en cas

    de

    rejet.

    C'est pourquoi

    cette

    interprétation

    «personnalisante»

    apparaît d'autant

    plus que

    l'écrivain

    a eu affaire à un

    jugement

    négatif, faisant suite à de

    précédentes réussites;

    car alors

    l'hypothèse

    implicite

    d'une

    indexation du

    jugement

    à

    la personne

    de

    l'écrivain, qui

    demeure constante, plutôt

    qu'à

    la qualité des

    œuvres, par définition

    variable, permet

    à

    la

    victime d'accuser

    l'incohérence

    des jugements de l'institution, à

    quoi

    s'ajoute bien

    sûr

    l hypothèse de compromission

    des juges

    par les

    « amitiés»,

    les

    «mafias» : «Le

    principe

    est

    très bon,

    mais

    qu'on me l'ait donnée une fois

    et qu'on

    me

    l'ait

    refusée

    deux

    fois,

    c'est

    aussi

    ridicule.

    Ou

    je

    n'avais

    pas

    de

    qual