Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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Revue française de sociologie
Façons d'«être» écrivain. L'identité professionnelle en régime desingularitéMadame Nathalie Heinich
Citer ce document Cite this document :
Heinich Nathalie. Façons d'«être» écrivain. L'identité professionnelle en régime de singularité. In: Revue française de
sociologie, 1995, 36-3. pp. 499-524.
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068
Document généré le 19/10/2015
http://www.persee.fr/collection/rfsochttp://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/author/auteur_rfsoc_517http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/author/auteur_rfsoc_517http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5068http://www.persee.fr/collection/rfsochttp://www.persee.fr/
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8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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Abstract
Nathalie Heinich : Ways of "being" a writer. Professional identity in a singular regime.
Declaring an activity can in itself be a problem if that activity does not belong to the occupational
regime of employment, career or profession, but to that of a vocation, as is the case for writers.
This article is an attempt to explain the reasons why self declaration of a profession can cause so
many problems for a writer. The article deals with the parameters which go to form a professional
identity as it is seen and developed by the subjects : a personal representation formed by the
professional declaration as well as the designation made by other people and how it is perceived
by the subject. This research is both part of a sociology on the artistic profession and of a
sociology on identity which means that this notion can be given firm signification and may thus be
used by social sciences.
Résumé
Le seul fait de déclarer son activité peut faire problème lorsque celle-ci s'inscrit non dans le régime
occupationnel de l'emploi, du métier ou de la profession, mais dans celui de la vocation, comme c'est le cas pour les écrivains. Cet article cherche à expliciter les raisons pour lesquelles Г auto-
déclaration de profession peut être aussi problématique pour les écrivains. A cette fin sont mis en
évidence les paramètres organisant de façon générale l'identité professionnelle telle qu'elle est
vécue et construite par les sujets : non seulement la représentation de soi telle que la réalise la
déclaration de profession, mais aussi la désignation par autrui et l'auto-perception du sujet. Cette
recherche s'inscrit ainsi à la fois dans une sociologie des professions artistiques et dans une
sociologie de l'identité, ce qui permet de conférer à cette dernière notion une acception rigoureuse
et donc utilisable par les sciences sociales.
Resumen
Nathalie Heinich : Maneras de "ser" escritor. La identidad profesional como regimen de singularidad.
El sólo hecho de declarar su actividad puede crear un problema, cuando ésta se inscribe, no en el
régimen ocupacional del empleo, del trabajo, о de la profesión, sino en el de la vocación, como es
el caso de los escritores. Este artículo trata de aclarar las razones por las cuales, la
autodeclaración de la profesión puede ser muy problemática para los escritores. Con este fin son
puestos en evidencia los parámetros que organizan de manera general, la identidad profesional,
tal como ella es vivida y construída por los sujetos : no solamente la representación que él tiene
de si, al hacer su declaración de profesión, sino también la designación de los demás y la
autopercepción del sujeto. Asi, esta investigación se inscribe a la vez, tanto en una sociología de
las profesiones artísticas, como en una sociología de la identidad, lo que permite de dar a la última noción, una aceptación rigurosa y en consecuencia utilizable para las ciencias sociales.
Zusammenfassung
Nathalie Heinich : Verschiedene Arten Schriftsteller "zu sein". Die Berufsidentität in einer
spezifischen Tätigkeit.
Allein die Tatsache seine Beschäftigung anzugeben kann ein Problem darstellen, wenn diese
Beschäftigung nicht in den Arbeitsrahmen des Angestellten, des Gewerbs- oder Berufstätigen fällt,
sondern in die Berufung wie es bei den Schriftstellern der Fall ist. Dieser Aufsatz möchte die
Gründe darlegen, warum die Selbst-Berufserklärung für die Schriftsteller auch so problematisch
sein kann. Dazu werden die Parameter unterstrichen, um die sich allgemein die Berufsidentität organisiert, so wie sie von den Schriftstellern gelebt und aufgebaut wird : nicht nur die
Selbstdarstellung wie sie aus der Berufserklärung entsteht, sondern auch die Bezeichnung durch
andere und die Selbsterkennung des Schriftstellers. Diese Untersuchung stellt sich damit in den
Rahmen sowohl einer Soziologie der Künstlerberufe, als auch einer Soziologie der Identität, womit
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diesem letzteren Begri ff ein streng umrissenes Verständnis verl iehen wird, das ihn für die
Sozialwissenschaften brauchbar macht.
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R.
franc, sociol. XXXVI, 1995, 499-524
Nathalie HEINICH
Façons d «être»
écrivain
L identité
professionnelle
en régime de
singularité
RÉSUMÉ
Le seul
fait
de déclarer son activité peut faire
problème
lorsque celle-ci s'inscrit
non dans
le régime occupationnel de l'emploi, du métier ou de la
profession,
mais
dans celui de la vocation, comme c'est le cas pour les écrivains. Cet article cherche
à expliciter les
raisons pour
lesquelles Г auto-déclaration de profession peut
être
aussi
problématique pour les écrivains. A cette fin
sont
mis en évidence les
paramètres
organisant de
façon
générale
l'identité professionnelle telle
qu'elle est vécue et
construite
par les sujets : non seulement la représentation de soi telle
que
la
réalise
la
déclaration
de
profession,
mais aussi la désignation
par
autrui et Г
auto-perception
du
sujet. Cette
recherche
s'inscrit ainsi à la
fois
dans une sociologie des professions artistiques
et
dans une
sociologie
de l'identité, ce
qui
permet de conférer à cette dernière notion
une acception
rigoureuse
et
donc
utilisable par les sciences sociales.
« Le plus court chemin
de soi à soi passe
par
autrui »
(Paul Ricœur)
La question du clivage du sujet
et
de sa construction multidimension-
nelle est tout sauf nouvelle,
depuis
les travaux du psychanalyste
Erickson
sur
les crises d'identité
(1)
jusqu'à ceux de Г anti-psychiatre Ronald
Laing
(1959,
1961);
et,
en
sciences sociales,
depuis
les
réflexions de
Mead
(1934) ou
celles
de
l'anthropologie
culturaliste sur la dimension identitaire
de l'opposition individu/groupe, notamment
chez
Linton (1945),
jusqu'aux
apports
plus récents de
l'interactionnisme symbolique (2). Plus
près de
(1) Voir Erik Erikson
(1946,
1968).
Pour
ment le chapitre sur «rôle» et «identité»
une analyse et une
bibliographie
des
théories
dans Peter
Berger
et
Thomas
Luckmann
d'Erikson,
cf.
David
De
Levita
(1965). Pour (1986). Pour
ce
qui
est de la psycho-socio-
une
critique
de ces conceptions, cf. B.R.
Slu-
logie
anglo-saxonne, cf. notamment McCall
goski
et G.P.
Ginsburg
(1989). et Simmons (1966) et Rosenberg (1979).
(2) Voir Anselm Strauss (1959) et
égale-
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Revue française de sociologie
nous, les travaux de Michael Pollak (1993) ont brillamment exploré sous
différentes facettes les
incohérences
du
«sentiment d'identité»,
dans ses
dimensions indissociablement individuelle et collective.
La
question
de l'identité,
considérée
du
point
de
vue
de
sa
structuration,
appelle
forcément
un modèle
pluriel
et
non
pas
unitaire
:
ce dernier, sub-
stantialiste par définition, n'aurait évidemment
pas
sa place dans une
théorie de l'identité,
laquelle n'a
de sens
que
dans une dimension
construc-
tiviste, plurielle,
dynamique. On peut, schématiquement, distinguer deux
types de
modèles
de
l'identité,
binaires et
ternaires.
Les
modèles
binaires
présentent une
opposition
simple (et souvent
simpliste)
du
type
individu/
société, laquelle
tend à être spontanément retraduite par le sens commun
en
une
opposition intériorité/extériorité,
authentique/inauthentique
(3).
Mais la
philosophie
recourt également volontiers à cette conception
dichotomique de l'identité, par exemple
en opposant
soi à autrui
(opposition
brillamment
développée
par
Sartre,
1943),
ou
le personnel
au
social
(c'est
notamment
la problématique suivie
par
Rom Harré,
1983).
Plus
sophistiquée est l'opposition
philosophique
entre identité «qualitative»
et
identité
«numérique» ou
encore, selon les termes de Paul Ricœur, entre
identité
«idem», construite par
assimilation
à des catégories,
et identité «ipse»,
définissant
l'être
dans
sa spécificité, en
tant
qu'il
n'est
pas assimilable
à
d'autres (4).
Plus
séduisants
parce qu'à
la
fois plus
complexes
et
plus
proches de
Г empirie sont
les
modèles ternaires.
Ne citons ici que
pour
mémoire
celui
proposé par
Freud
avec ses «topiques» du ça, du
moi
et du
surmoi.
Plus
récemment,
le psychanalyste
André
Green
(1977)
distinguait
l'«
unité»
(ce
que d'autres moment
«identité numérique» ou «ipse»), la «similitude»
(analogue à Г
«identité qualitative»
ou
«idem») et la «constance», qui
est la permanence dans le temps
:
modèle qui
a
l'intérêt d'intégrer la
variable
temporelle
dans
la
construction de
l'identité - variable dont
Ricœur
a
bien
senti
la nécessité lorsqu'il
a
proposé d'ajouter
à
l'« identité
personnelle» (définie par le binôme ipse/idem) T «identité narrative»
(Ricœur,
1990 et 1988).
Quant
aux
modèles
anthropologiques ou sociologiques, ils relèvent
d'une problématique qui n'est
plus celle de l'intériorité
et de la
contrainte,
comme en psychanalyse, ni
de l'assimilation
et
de
la
différenciation,
comme
en
psychologie
sociale
(5),
ni
du
même
et
du différent,
comme
en
philosophie
-
mais de l'interaction (6). C'est le cas par exemple
avec
la
tripartition proposée
par Mead entre
soi,
moi
et je
;
et
surtout
avec la
distinction faite par
Goffman
entre Г «identité pour soi»
(qui
ressortit au
(3)
Pour une
critique
de l'opposition in- (1993).
dividu/société, cf.
Norbert
Elias (1987). (5)
Voir Pierre
Тар (1980)
et
aussi
Alex
(4) Voir Paul
Ricœur
(1990). Pour une
Mucchieli
(1986).
discussion des
différentes
théories philoso- (6) Voir Guy Michaud (1978) et Camil-
phiques de
l'identité,
cf. Stéphane Ferret leri et al. (1990).
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Nathalie Heinich
« sentiment
subjectif
de sa situation et de la continuité de
son
personnage»), Г «identité sociale» et Г «identité personnelle», lesquelles « res-
sortissent du souci qu'ont les autres de le définir» (Goffman, 1963).
Mais
Goffman
n'a
guère
systématisé
ce
qui chez
lui
reste
essentiellement
au
stade de l'intuition. C'est à
un
approfondissement de cette
conception
sociologique de l'identité que nous voudrions contribuer, en étudiant
sa
dimension
professionnelle lorsqu'elle est prise
dans
un
impératif
de
singularité,
comme c'est le cas chez les écrivains (7). Nous
allons
être
ainsi
amenés, d'une
part,
à
mettre
ce modèle ternaire
- et,
plus généralement,
cette problématique
de
la structuration
identitaire
-
à l'épreuve d'un
matériel
empirique; d'autre part,
à
préciser l'articulation
entre
ces
trois
dimensions
de l'identité
telles que
les propose Goffman; enfin,
à
définir et
à
décrire chacune
d'entre
elles,
ce qui entraînera un changement de
terminologie.
La notion d'identité
n'ayant pas
de sens
hors d'une activité
reflexive
(de soi
à
soi,
de
soi
à autrui,
ď
autrui
à
soi),
prise
par
définition
dans cette
forme
première de
socialisation qu'est
le
langage,
nous ferons
l'économie de
l'expression
consacrée
d'«
identité
sociale»,
tautologique
par
définition
-
que
serait
en effet une
identité
qui ne
serait
pas
« sociale »
?
Et
nous nous
en tiendrons au terme d'« identité», largement
justiciable
d'une investigation sociologique.
De l'objet à
la
méthode
«Je
suis bien
embarrassé»,
répond un romancier
(deux
romans
publiés
sous
son nom
et
plusieurs
sous un
pseudonyme, par
ailleurs
boursier du
Centre national des
Lettres
et exerçant divers
emplois
alimentaires)
à
la
question
«Quand
on vous demande ce que vous faites
dans
la vie,
qu'est-ce
que vous répondez?».
Les
réponses fort complexes
de
la
plupart
des
écrivains ainsi
interrogés suggèrent
à
quel point
le
rapport
à
l'activité
peut
faire
problème
lorsque celle-ci s'inscrit non
dans le
régime de
l'emploi,
du métier ou de
la
profession, mais dans celui de la
vocation (8).
En quoi
ces
problèmes
sont-ils
spécifiques
des
écrivains
ou des créateurs
en
général?
De quelles contradictions ou
de
quelles tensions sont-ils le
résultat?
En
quoi
éclairent-ils
ce
qui,
plus
généralement,
permet
à tout
un
chacun
de construire
un
sentiment
d'identité
à
partir d'une activité? Cherchant
à
(7) Voir Nathalie Heinich (1990a), dont typologie de ces différents régimes
d'occu-
sont
extraits
les éléments utilisés ici. pation et de
leur
évolution historique dans le
(8) Nous ne rependrons pas ici
l'analyse
cas des producteurs d'images. Une
première
des
différents sens
du
terme
« profession » et approche de l'opposition
entre
un régime
des théories
sociologiques
permettant
d'en professionnel et un régime artistique ou « vo-
rendre
compte, notamment
dans
ses accep-
cationnel
» en matière d'activité littéraire
tions anglo-saxonne et
française :
voir
Natha- avait
été proposée
dans
Nathalie Heinich
lie Heinich (1993a, en
particulier
le (1984).
chapitre
1), où l'on trouvera également une
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Revue française de sociologie
comprendre
les
raisons pour lesquelles Г auto-déclaration de
profession
peut être à ce point problématique, nous
allons
tenter de
mettre en évidence
les paramètres
organisant l'identité
professionnelle
telle qu'elle est vécue
et
construite
par
les
sujets
: non
seulement
la
représentation
de
soi
telle
que la réalise la
déclaration
de profession, mais
aussi
la désignation par
autrui et
la perception que le sujet peut avoir de ce
qu'il est.
C'est cette
triple dimension du travail identitaire
que
nous
allons
analyser, dans le
cas
particulier
des activités de création,
à
travers
les
différentes
façons
de
se dire,
d'être
dit
et
de se sentir
écrivain.
Comment
accéder
aux
informations
permettant de traiter
ces questions
?
L'idéal
serait de pouvoir observer directement, en ethnologue, les situations
où un écrivain est
appelé à
dire
son activité
ou,
plus généralement,
«ce
qu'il fait
dans
la vie». Mais de
telles
situations sont trop dispersées pour
permettre
un
recueil
de
données
suffisamment
solides.
Le seul accès direct
à
l'auto-qualification
des
écrivains
est
la
situation administrative
à
laquelle
sont
confrontés
ceux qui
doivent
remplir
un dossier,
telle
une
demande
de
bourse au
Centre national des Lettres.
Néanmoins
l'information
directe
ainsi recueillie
est
à
la
fois partiale
et
pauvre
:
pauvre,
parce qu'elle
ne
livre que le résultat du travail ayant abouti à une telle inscription, sans
rien communiquer des problèmes qu'elle peut engendrer et,
à
travers eux,
des contradictions ou des tensions dont ils sont le témoin ;
et
partiale, parce
qu'il ne s'agit que de cette modalité particulière de
l'auto-qualification
qu'est la
situation administrative
(papiers
d'identité, recensement ou
questionnaire, déclaration d'impôts,
etc.),
caractérisée par Г
impersonnalité
et
la rigidité d'une inscription sur un
formulaire,
dont
le
formalisme
n autorise
guère
le
flou,
l'ironie
ou
le
dégagement
que
permettent
les
situations
d'interaction en
face à face.
Aussi a-t-on
eu recours à l'interrogation directe
de personnes
diversement repérées
comme
écrivains, en construisant
un
échantillon contrasté
d'une trentaine
d'individus
choisis de façon à
faire
varier au maximum
leurs
caractéristiques : sexe,
âge,
lieu de résidence, exercice de
l'écriture
exclusif ou associé
à
un second métier, genre(s) pratiqué(s) (roman, théâtre,
poésie), nombre de publications
(dont
cas de non-publication par refus de
l'éditeur),
degré de notoriété, ainsi que de familiarité
avec
le
Centre
national
des
Lettres
(9). « Quand on
vous demande
ce que vous faites dans
la
vie,
qu'est-ce
que vous
répondez?»,
assortie
de
quelques
relances,
cette
première question
visait
à faire décrire à
l'écrivain
ce
qui
se passe en
situation
d'auto-qualification.
(9) Le guide d'entretien comportait une littéraires), le
récit
de la première publica-
quarantaine de questions
portant
sur le rap-
tion,
le rapport à l'activité d'écriture
(desport au statut
(représentations
associées au
cription
des moments
forts, question
de la
mot «écrivain»)
et au
milieu
littéraire (pairs,
régularité), le
rapport
à
autrui (famille,
en-
éditeurs, critiques, Centre national des Let- tourage, activités associatives, lecteurs et pu-
tres),
les autres
activités
pratiquées
(alimen- blics), l'incertitude
et la
projection dans
taires ou professionnelles, de création,
genres l'avenir.
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Nathalie Heinich
L'important
était donc d'amener l'interviewé
à
s'en tenir
à
un registre
d'énonciation purement descriptif
(explicitant
son
expérience) et
non
pas
performatif (fabriquant la situation d'énonciation qu'il s'agit justement
d'expliciter), ni
non plus normatif ou prescriptif
(explicitant
ce que, selon
lui, il faut
penser
d'une telle expérience, ou ce
qu'elle
devrait être) (10).
Aussi l'entretien était-il centré exclusivement sur des
descriptions
de
situations vécues (pratiques, états, sentiments, sensations...), à l'exclusion
de
toute
interrogation
en termes d'«
idées» ou
d'« opinions». Un tel parti
pris
s'éloigne
des
pratiques familières
aux écrivains
que
sont
les
interviews
de
journalistes
: situation
suffisamment
paradoxale pour
avoir
étonné
plus
d'un de nos interviewés,
surpris
parfois
qu'on ne
leur
demande pas
pourquoi
ils
écrivaient, ni ce
qu'était pour eux l'identité d'écrivain.
Le
but
était de
décrire l'espace
des positions
possibles, en contrastant
au
maximum
l'échantillon
de façon à obtenir la plus grande diversité de
cas;
et
d'expliciter
la
cohérence
interne
de
chacune
des
positions eu égard
à l'expérience
vécue et
au système de
valeurs
invoquées pour justifier
l'action
ou l'opinion (11). Une telle perspective
n'est
nullement exclusive
d'une recherche des déterminations
socio-culturelles
par l'origine sociale,
ou
encore d'une analyse de la distribution statistique de
ces
positions dans
l'ensemble de
la
profession
: elle est, si
l'on
peut
dire, «orthogonale»
à
ces
deux
autres
perspectives,
qu'elle n'exclut
ni n'exige.
Car elle n'a
pas
pour objectif d'« expliquer», si
l'on
entend par là la mise en évidence des
déterminations par des facteurs externes
-
auquel cas elle
serait
concurrentielle avec
ces
deux autres approches
-
mais d'«
expliciter», c'est-à-dire
de déployer l'espace
des expériences et des valeurs
en lequel prennent
sens
ces différentes
positions (12).
I. - Représentation
: façons
de
se dire
écrivain
C'est avec une étrange insistance que
cet auteur ayant
publié plusieurs
romans
et pièces de théâtre, boursier
du
cnl et
exerçant par
ailleurs un
métier
artisanal, marque
qu'il n'est
pas
écrivain :
«Je
vous dis, je ne
suis
pas
écrivain, donc j ai du mal à m' identifier à
l'un
ou à l'autre.
Ma seule
ressemblance avec
eux,
c'est que j'écris.
C'est
bien
peu».
Un autre
encore
(auteur de plusieurs romans
publiés,
d'un essai et de pièces
radiophoniques,
(10)
Pour
une analyse
pragmatique
des
pace
des
positions axiologiques
propres à
la
différences
de registres énonciatifs
voir
G.
«nature
de l'inspiration»
et,
plus générale-
Dispaux
(1984). Pour une théorie des énon- ment, à mesurer
le
degré de pertinence des
ces performatifs,
voir
J.L.
Austin
(1962). catégories
ainsi
construites dans le cas des
(11)
Cette
mise en évidence
des
lignes
de
activités
de création.
cohérence dans les
justifications
adoptées
par
(12) Sur la distinction
entre
«explica-
les
acteurs
s'inscrit dans la
perspective
ou -
tion
» et «
explicitation »,
voir Paul Veyne
verte par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot
(1971).
(1991), tout
en
cherchant à approfondir l'es-
503
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Revue
française
de sociologie
critique
littéraire pigiste, candidat
à une
bourse
du
CNL et
ancien enseignant
démissionnaire
de l'Education
nationale)
fait cette réponse quelque peu
contradictoire
: «
Je
réponds écrivain. [Question : Et vous dites « écrivain »
en toutes
circonstances?]
Ah,
je
ne
le
dis
jamais
[Q.
:
Mais
quand
on
vous demande ce
que
vous faites ?] Ah, là oui,
que
voulez-vous
que
je
dise? Mais moi je ne le dis jamais
(...).
Moi je ne dis jamais "Je
suis
écrivain".
Vous ne dites
pas
"Je suis charpentier , n'est-ce
pas
Donc pour
moi
il n'y
a
aucune
différence entre le
charpentier et l'écrivain,
car
je
crois
que
c'est exactement la même
chose
: c'est un métier».
Il y
a
ceux qui répondent toujours «écrivain» («Ecrivain.
Toujours
:
c'est ce qu'il y
a
écrit sur mon
passeport.
C'est ce
que
je dis
à
mon
banquier»);
ceux qui ne le
disent
jamais
(«Mais je ne suis
pas
écrivain »)
ou
aussi peu que possible («Non
non
non,
je
ne
le
dis pas. Je
ne le
dis
pas
») ; et ceux enfin qui
adaptent
la
réponse à
la situation (« Ça dépend
à
qui»; «C'est
très
variable,
je
n'ai
pas réussi
à
stabiliser
la
chose
et
à
la définir»).
La
variabilité
des cas de figures
indique
le caractère
problématique
de
la question :
posée à
un
échantillon de
médecins, d'agriculteurs
ou d'enseignants,
il
est peu probable
qu'elle
produise autant de réponses
différentes
et autant de commentaires à
ces
réponses (13). Pourquoi est-il
si peu évident pour un écrivain de décliner son activité ?
L'ambivalence de la création
La difficulté à disposer d'un critère objectif
et
consensuel pour
définir
le
statut d'écrivain tient
tout
d'abord au faible degré de professionnalisa-
tion de cette activité, particulièrement apte
à
être pratiquée en
amateur.
C'est que, comme
toute
activité de création,
elle n'est
pas ou
marginalement
considérée comme
ayant
pour fonction première
la
rétribution
financière
de
celui qui l'exerce. Et
même
en cas de
rétribution,
dès lors
que
les
produits
de
cette
activité sont mis en circulation sur un marché, la
rémunération de
l'auteur
n'est pas directement en rapport avec le temps
de travail ni
avec la qualité
des
résultats, qui n'ont pas
de lien
nécessaire
avec la réussite commerciale de l'œuvre (14). C'est que les activités
de
création
ont
pour
caractéristique d'être d'autant
plus
conformes
à
leur
nature créatrice
qu'elles
contribuent à
créer
une demande, voire
un
marché,
plutôt que d'y répondre
:
la
seule «demande» qu'il
leur
est
légitime de
satisfaire au
moment
où elles
s'exercent
étant la demande propre de
l auteur. C'est là l'une des dimensions de
«l'autonomie
relative
du champ
artistique», selon
les
termes de Bourdieu, ou du «monde de l'inspiration»,
selon Boltanski et Thévenot.
(13)
Sur les
variations dans la déclaration
cette propriété des activités de
création,
voir
de profession,
voir
Laurent
Thévenot
(1983). Pierre-Michel
Menger
(1989).
(14)
Pour une approche économique de
504
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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Nathalie Heinich
Leur capacité
à
satisfaire
à
long
terme une demande élargie
à
des
consommateurs potentiels est le signe de la réussite, mais celle-ci est
d autant plus grande que la
demande est
à
la
fois plus large
et
plus différée
dans
le
temps, au contraire
des
activités
commerciales,
dont la
réussite
doit
être
large et immédiate. C'est que, comme toute valeur en régime de
singularité,
l'excellence
artistique ne peut se concilier avec l'exigence de
quantité,
propre au
régime
de
communauté,
qu'à
condition de différer
la
rencontre avec
le
grand
nombre
:
de
sorte
que
l'immédiateté
de
la
réussite
n'est
légitime
qu'à
condition de se
conjuguer avec
le petit nombre
des
initiés, et l'ampleur
de
la reconnaissance
par la communauté avec la
médiation
du temps.
Cette opposition
entre
deux régimes de valeurs,
ou
encore deux
«éthiques»
-
communauté
et
singularité - permet d'éclairer les phénomènes
relatifs
au
monde artistique
dès
lors
que l'activité
n'y
est
plus définie
comme
«artisanale»
ou
«professionnelle»,
mais comme « vocationnelle».
Individualité,
originalité,
valorisation
de
l'avant-garde,
projection dans
la
postérité, démultiplication des niveaux de réception,
incommensurabilité
et
irréductibilité à des propriétés générales ou à des critères communs,
marginalité voire excentricité des créateurs
:
telles
sont
les
principales
caractéristiques de ce régime de singularité en lequel prennent
leur
cohérence
les valeurs du monde
artistique,
sans
qu'il
soit
nécessaire
de les
interpréter
comme effets
pervers d'un régime économique «normal», ou de les
dénoncer
comme illusions du
sens
commun. A l'opposé,
le
régime de
«communauté»,
qui
définissait
traditionnellement
le
rapport aux œuvres
picturales,
se
caractérise
principalement
par
la
référence
incontestée aux
canons
et aux
critères communs, le
privilège accordé au
grand nombre
et
aux
valeurs
partagées, l'immédiateté de la réussite,
etc. Le glissement
des
arts
plastiques d'un régime à l'autre,
qui
a commencé à
s'institutionnaliser
dans le
dernier
quart
du XIXe siècle, s'est progressivement imposé dans
le
courant
du XXe siècle, en
un
véritable changement de
paradigme
artistique (15).
Il
est
difficile dans
ces
conditions de concilier l'activité créatrice avec
une rémunération stable
et suffisante
pour subvenir
aux besoins
matériels,
sauf à
risquer des
compromis
sur la qualité de l'œuvre ou la qualité de
sa
propre
vie
(16).
Aussi
la
pratique
d'un
art
est-elle particulièrement
susceptible d'être
pratiquée en amateur,
soit
en dilettante,
soit
en
association
avec
une activité
professionnelle. C'est là
le principe de
ce phénomène
bien connu
qu'est le
double
métier,
inévitablement
générateur de trouble
dès
lors que
le
sujet
doit choisir
de
se présenter
selon
l'une ou
l'autre
de
(15)
Voir Nathalie Heinich, La gloire de en littérature et en peinture, voir Nathalie
Van Gogh. Essai d'anthropologie de
l'admi- Heinich
(1994).
ration (1991), qui tentait d'appliquer à une (16) Une analyse détaillée de ces compro-
légende
artistique
la posture «a-critique» mis est proposée dans «Etre écrivain»
adoptée dans cette étude
sur
l'identité d'écri- (1990a) 3e partie,
chap.
2
(«Façons d'être
vain.
Sur
la genèse conjointe de ces valeurs sérieux »).
505
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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Revue française
de sociologie
ses
activités, ou
selon
les deux à
la
fois.
Effet d'une ambivalence objective,
plus ou moins bien vécue, entre la
«profession» et
le simple «violon
d Ingres», l'hésitation à
«se
dire écrivain» peut être également une ressource
permettant
de
«faire
du
flou»
en
multipliant
les
dimensions
en
lesquelles
se
construit
la valeur du sujet : façon donc d'accorder
son
identité
à ses
chances de
succès.
L'indétermination
des
critères
L'hésitation
ou la
gêne
de
maints
écrivains face
à
la question de
leur
activité apparaît
également
comme l'effet d'un haut degré
d indétermination
: tant
l'indétermination
subjective qu'entraîne
le caractère relativement
imprévisible et incontrôlable de l'activité elle-même
que
l'indétermination
objective
propre
à
une
«
occupation
»
difficilement
assimilable
aux
formes
courantes des
professions,
des métiers, des
emplois
(17). Ces deux niveaux
d'indétermination
- le
sentiment d'incertitude face à
sa propre
activité
et
le
sentiment d'inadéquation
des termes qualifiant l'activité
professionnelle
de celui
qui
écrit
- apparaissent
conjointement dans la réponse de cette
femme
qui
se
déclare
elle-même «écrivain
et
journaliste»
: «Je
réponds
en général,
effectivement, écrivain, tout
en
pensant
que
ce
n'est
pas
vraiment un
métier comme
les
autres. Et
puis
qu'on n'est pas
vraiment toujours
assuré d'être
un écrivain,
qu'on n'est pas
forcément
assuré
de pouvoir
écrire tout le
temps,
que c'est une position difficile à tenir, même si pour
les gens on a l'air
écrivain».
Entre la réponse faite à
autrui et
le sentiment
qu'on
éprouve
de
sa
propre
expérience,
entre
ce
qu'on
«pense»
et
ce
dont,
«pour
les
gens», on «a
l'air»,
se glisse une duplication sinon une
duplicité, un décalage sinon
un
malentendu, une réserve sinon une dissimulation,
une inauthenticité
sinon un
mensonge.
L'indétermination
objective de l'accès au statut d'écrivain tient
pour
beaucoup à
la multiplicité et au faible degré de formalisation des
moments
qui le
scandent,
depuis le simple fait d'écrire
jusqu'au
fait de se reconnaître
et d'être
reconnu
comme écrivain.
Dans
d'autres domaines
ce
sont
des
actes
et des
objets stables
et
formalisés
- examen, concours,
contrat
d embauché
- qui
marquent le moment où un individu peut s'attribuer un terme
de
profession
sans risquer de
se le
voir
contesté,
et
espérer
en
tirer
à
court
ou
moyen terme une rémunération à peu près
indexée sur
le
temps
de
travail
et/ou la qualité des
résultats.
Pour celui qui écrit par
contre,
le
chemin
à
parcourir est beaucoup
plus
long et
incertain.
«C'est là où je
me suis
senti écrivain
:
je
me suis
senti écrivain
à
partir
du moment où j ai reçu le télégramme
me
disant que c'était accepté»
:
le
moment de
la publication est
le seul qui, par
sa contractualisation,
se
rap-
(17)
Pour
une analyse de
l'indétermi-
de L'éducation sentimentale de Gustave
nation comme
stratégie
des jeunes héri- Flaubert (1992).
tiers, voir la lecture par Pierre
Bourdieu
506
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
12/29
Nathalie Heinich
proche d'un
«passage de
seuil»
formalisé.
C'est là
que peuvent
au
mieux
se conjuguer le fait de « se sentir» et le fait d'«être
dit»
écrivain,
et qu'on
peut par
là-même
«se
dire»
tel
sans risquer la discréditation
ou
le
sentiment
ď
inauthenticité
:
«Je
pense
que
si
je
n'avais jamais
publié
je
ne me
dirais
pas
romancière,
mais parce que je ne voudrais
pas.
Pour
le dire
il
faut
qu'il y
ait des lecteurs,
il
faut
qu'il y
ait
un échange avec la société.
Sinon,
j'écris».
La publication marque le
moment
où l'œuvre
se détache
de
la
personne, où ce
qui
a
été écrit
peut circuler indépendamment
et au-
delà de la présence physique
ou
de l'intervention
directe
de l'auteur, qui
n'a
plus à
faire lire
à
des proches pour avoir des lecteurs,
autrement
dit
pour que l'écrit existe pour
autrui
et non
plus
seulement pour soi. C'est
pourquoi
le moment
le
plus apte à
autoriser un scripteur
à se
dire écrivain
est
ce moment où
s'opère, par la
publication,
la séparation
entre
l'œuvre
et la
personne
(18).
La première publication,
«c'était
quand même
l'affirmation
d'une
chose,
parce qu'à un
moment donné
j ai
presque cru que publier un seul
livre suffisait...
Mais c'était très
très extrêmement naïf».
La publication
n'est pourtant
pas
un critère
absolu,
dont
la
validité soit
suffisamment
générale pour interdire
toute
contestation. L'histoire
littéraire
est
pleine
d'anecdotes bâties
sur
l'histoire du grand écrivain refusé par un grand
éditeur : anecdote dont
le
cas de Proust est la référence exemplaire, permettant
à
l'auteur
refusé de transformer l'échec actuel en promesse de
triomphe,
et l'éventualité de sa propre incompétence en probable incurie de
l éditeur
(19). C'est là encore
un
effet de cette
propriété
des valeurs culturelles
qu'est l'extension
de
la
temporalité,
permettant
de
cumuler
le
court
terme
de la
reconnaissance
immédiate par
un petit
nombre
avec
le long terme
du passage à
la
postérité. Abondent également, à l'inverse, les
dénonciations visant non
plus
l'aveuglement mais la
complaisance
d'éditeurs prêts
à
publier
indûment
des auteurs sans
talent.
Ces deux dénonciations se
combinent pour ôter
au
critère de la publication une
partie
de sa force,
confortant
du même
coup
l'indétermination
des sanctions
propres à
garantir
l'accès
au statut d'écrivain : «Chacun
sait
qu'il y
a
en France 50 millions
d'écrivains.
Où, les "professionnels"? Le critère?...
Combien
d'édités
qui
ne
sont
pas
du métier?... Combien d'inédites qui ne
déshonoreraient
pas
la corporation?» (20).
Aussi
est-il toujours possible
à
un
critique
ou
à
un
écrivain
de
déclarer
que
tel
auteur
de
roman
«n'est
pas
un
écrivain»
(par
(18) L'importance de cette
tension
entre inversion de l'échec en
promesse
de
succès,
œuvre et personne en matière
artistique
a été
(20)
Pi erre- Robert Leclercq (1977), p. 117.
développée
dans
Etre écrivain, 3e partie,
Pour
une description dénonciatoire du
fonc-
chap.
6
(«Façons d'être un grand écrivain»),
tionnement
d un comité
editorial,
voir Michel
ainsi
que
dans La gloire de Van Gogh Deguy (1988). Dans un registre littéraire et
(chap.
3).
humoristique, ce topo a été mis en forme
(19) Pour une
analyse du
cas de Proust dans des parodies de
rapports
de
lecture
par
en
matière
de publication, voir
Nathalie
Hei-
Umberto
Eco, Pastiches et postiches, Paris,
nich
(1990b).
En peinture
c'est,
bien sûr, le Messidor, 1988.
cas Van Gogh qui
sert
de paradigme à cette
507
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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Revue française de sociologie
exemple
Michel Braudeau dans Le
Monde
du 6 avril
1990
à propos de
Jacques Attali), laissant peu de chances
à
l'intéressé
de
contester
ouvertement
le
verdict.
Car la publication
implique
par définition un
recours à
l'opinion ď
autrui
-
un comité editorial,
des
critiques,
des lecteurs - qui
forcément entraîne
une
distance avec la valeur proprement littéraire.
Dans le «monde de
l inspiration»,
le
jugement
se
réfère
à
une instance
plus
grande que ne
l'est
le
«renom» (pour
reprendre les termes de
Boltanski
et
Thévenot) :
la
littérature y est
une
instance de
référence plus générale
que ne
le
sont
les
personnes,
et la
temporalité
y est
plus large que
ne l'est l'actualité
des
contemporains, puisque c'est seulement dans la postérité que la singularité
du créateur peut
rejoindre l'universalité d'une
condition
totalement
dé-par-
ticularisée
(Heinich,
1990a,
chap. 6). Aussi la publication,
parce qu'elle
ne
touche
que
la
«mise
au
monde», «l'entrée
dans
le
monde» d'une
œuvre
particulière
et, corrélativement, l'entrée de
son auteur dans
le monde
littéraire,
peut-elle se voir minimisée
comme
contingente
aussi
bien que
valorisée comme
fondatrice
:
«C'est simplement
des
accidents de
parcours,
les
publications. C'est-à-dire qu'en fait c'est des accidents qui
nous
aident
à franchir le pont
(...) et ça
vous autorise peut-être la suite...». C'est
pourquoi
aussi
Г
«autorisation» que
procure
la publication est
toujours
vulnérable
à
la
réduction
cynique
à une pure stratégie,
en vertu
de
quoi
les
individus
liés
à
des
groupes agissent pour
des
objectifs
particuliers
ayant
leur
principe à
court
terme; en même temps
qu'elle
peut être
décrite,
à
l'opposé, dans le
langage
du
«don»
et de la «grâce», en
lequel
se dit
par
exemple
la nostalgie
de
l'éditeur
idéal, qui
fut
peut-être
un
jour,
mais
n'est
plus:
«...C'était une demande d'amour, une demande d'identité,
c'était
lui
qui
disait "oui, tu es
écrivain". En
fait cette
réponse-là
on ne
la
trouve nulle
part,
personne ne
vous la
donne, personne ne
vous
dit
:
"Tu
es
un
écrivain"...
Je me dis
peut-être qu'il y
a
des éditeurs comme
ça
qui avaient ce pouvoir, cette puissance et assez
d'amour
pour faire
l'écrivain qui publie...».
Le marquage de
l'écrivain
Outre l'ambivalence du statut
associé
à l'écriture en
tant qu'activité
professionnelle et
l'indétermination des critères
d'accès au
statut
d écrivain, l'hésitation à se dire écrivain
tient aussi
à l'effet de
«marquage»
opéré
par ce terme, autrement dit la
propriété
de qualifier fortement
l individu auquel
il
est associé en
l'identifiant à
des représentations
préexistantes, généralisées et stabilisées en forme
de stéréotype. Ce pouvoir de
marquage que possède
le
mot
même
d'« écrivain»
s'exerce doublement,
dans
le
sens
d'une valorisation du statut et d'une singularisation, d'une
imputation de marginalité ou d'excentricité.
508
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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Nathalie Heinich
«Je
le dis toujours
avec
un
air très modeste.
Maintenant j'aime bien
le dire, mais je
le dis
comme si c'était quelque
chose
de vraiment
pas
important.
Alors il y
a
un petit silence et les gens disent : "Mais vous
écrivez
quoi?",
et
je
dis:
"Des
romans".
Et
puis
après
on
continue
la
conversation.»
S'il
n'est
pas innocent de se dire
écrivain, c'est
qu'un
tel
terme n'est pas neutre : il porte en lui, au moins
dans
les
milieux
où
les
écrivains
ont quelque
chance
de se présenter, une
forte
charge valorisante.
L'utilisation
d'un
tel
prédicat ressortit, autrement
dit,
non à
un
simple
«jugement
d'observateur» mais à
un «jugement
d'évaluateur»,
susceptible
de faire
l'objet
d'un emploi non pas discontinu (comme ce
serait le
cas
si l'on pouvait dire
qu'on
est, ou qu'on
n'est
pas, écrivain) mais continu
:
continuité
qui
se manifeste dans la
possibilité
d'affirmer
qu'on
est
«plus
ou
moins», «pas vraiment»
ou «vraiment» écrivain (21).
De
cette
valorisation
témoignent les
nombreux
effets
de
modestie
:
silence
pudique (comme
ce
poète qui
évite de se
dire tel «par
pudeur»);
énonciation
timide (« timidement dans le cours de la conversation on peut
annoncer,
avancer,
selon
le
protagoniste,
selon
la personne
à
qui
l'on
s'adresse, que l'on
est
aussi un
peu poète
à
ses heures»);
prudence
et
humilité («Non
non non, je ne
le dis
pas. [...].
Je
ne vois
pas de raison
de le proclamer, de le proférer comme ça, auprès de gens que je ne connais
pas, pour
leur
signifier que je suis
écrivain»);
ou encore réserve
stratégique
visant à maintenir
la communication
avec
autrui
(« Quelquefois,
quand je
n'ai
pas
trop
envie d'être importante, ou
de
me
montrer
importante,
quand je
suis dans
des pays lointains et avec des gens qui ne sont
pas
vraiment
du
même milieu,
je dis
:
"je
tape
à
la
machine", ce
qui
n'est
pas
tout à fait
faux, et
puis
comme ça, ça permet
de
ne pas... Parce
que
quelquefois c'est un peu éblouissant le
mot
"écrivain", ça en bouche un
coin, donc
ça enlève un
peu de communication»).
Ces
effets
de
modestie,
qui
passent tous
par une
forme
de discrétion
dans
l'usage
du terme «écrivain», ont en commun le souci de maintenir
la possibilité d'un échange
(une
«communication») par une équivalence
avec
l'interlocuteur
:
«Je
pense qu'il est des personnes avec lesquelles il
est du dernier mal venu de se
parer
de plumes que
l'on a
peut-être mais
qui
vont empêcher que s'établisse un courant entre
les
deux personnes.
(...)
Alors
dans
certains
cas
je
dirais,
"Je
suis
un
ancien
journaliste",
ou"J'écris un peu pour moi", mais j'éviterai le terme écrivain». Car ce
minimum d'égalité
dans les
positions respectives ou, du moins,
de sentiment
d'appartenance
à une même communauté, rendant
possible
ce lien minimal
qu'est l'échange conversationnel, risquerait d'être menacé par
le
déséquilibre
qu'engendre
Г
auto-attribution
d'un terme fortement valorisé :
trop
(21)
Ce passage du discontinu au continu raents d'évaluateur» (avec un critère tou-
marque
ce que Gilbert
Dispaux appelle
la jours indéfini) et «jugements de prescrip-
« polarisation » des
énoncés, qui
contribue à
teur»
(polarisés,
avec
critère défini). Voir
discriminer
entre «jugements d'observateur» Dispaux (1984, p.
162).
(non
polarisés,
avec critère défini), «juge-
509
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
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Revue française de sociologie
valorisé en
tous
cas pour
que son
utilisation ne
risque pas
d'apparaître,
soit
comme une volonté d'« écraser» l'autre
lorsqu'il
n'a
pas
accès
à
ce
statut («Je
n'irais pas
m'inscrire
comme poète
dans un
hôtel
[...]. Je
paraîtrais
vouloir
écraser
le monde »)
soit,
à
l'opposé,
comme
une
«prétent ion» vis-à-vis de ceux
qui
y sont indubitablement parvenus
: «II
y a
un
statut terrible,
c'est
le moment où on
sait qu'on écrit,
on sait
qu'on est
écrivain et on ne veut
pas
dire qu'on écrit face
à
d'autres qui sont
écrivains... C'est plus qu'une réticence, c'est une censure absolue
On
ne dit
pas qu'on
écrit à
quelqu'un qui est en pleine gloire... Alors
à l'intérieur
on
ronge son
frein : "Tu
vas
voir petit
mec,
tu vas voir moi aussi je
serai
écrivain, je ferai des trucs aussi bien que toi ". Donc la rage est là,
évidemment...».
Qu'on
regarde
en
direction
de ceux qui ne sont pas, ou de
ceux qui
sont, écrivains,
le
fait
de s'autodésigner comme tel
tend à être
vécu comme
une prétention,
avec
sa
double
dimension de distinction vis-
à-vis
des
inférieurs
que
sont
les
non-écrivains
et
d'aspiration
déplacée
vis-
à-vis des supérieurs que
sont
les plus grands parmi
les
écrivains.
L'écrivain (et
plus
encore peut-être
le
poète) apparaît comme un
individu pas comme
les
autres
:
un être
à
part,
quelle
que soit
la valeur qui
lui
est
attribuée
- positive en cas
de valorisation,
négative en cas
de
stigmatisation.
La
mise à l'index de
l'écrivain
ou du
poète
pourra à
l'occasion
être utilisée par lui
comme
une ressource
: il
revendiquera alors
un
statut
si à part que l'humilité
s'y
voit transformée en grandeur, conformément
à cette propriété
qu'a la
singularité de pouvoir être à
la
fois stigmatisante
et valorisante,
disqualifiante et qualifiante. Alors la provocation au
rabaissement par
autrui
devient une occasion de manifester l'excellence,
conformément à
la
figure «christique», pour
reprendre
les termes même utilisés
par un
romancier
: «II y
a
peut-être
une
image un
peu...
je
dirais
un peu
christique,
maintenant,
de l'écrivain, parce
que
c'est
à
la fois celui qu'on
gifle volontiers,
qu'on
méprise,
qu'on
humiliera facilement.
Il suffit de
voir la façon dont la télévision traite les écrivains, quelle que
soit leur
notoriété, que
ce soit le plus connu
ou
alors le
dernier
poète maudit, ce
sera
toujours
une
sous-merde
à côté
du premier
chanteur
de variété venu.
Donc
l'écrivain
c'est une espèce d'épouvantail ridicule, une espèce d'idiot
dostoievskien,
un Don
Quichotte
qu'on rossera
volontiers,
mais qui
fait
peur,
c'est
d'ailleurs pour
ça qu'il est rossé,
humilié,
parce qu'ils ont
peur
évidemment
».
Stéréotype
et
singularité
«Quand
je
le
dis, je
dis
toujours écrivain, comme si je disais plombier
ou
charcutier, voyez, pour montrer le côté naturel de
la
façon dont j ai
choisi
de vivre ma vie,
alors
que
je sais
que dans certains esprits, enfin
même
chez la
plupart des esprits,
ça
sonne toujours beaucoup plus
différemment»
:
l'utilisation quasi ostentatoire du mot
«écrivain»
peut même
510
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
16/29
Nathalie
Heinich
constituer une
sorte
de stratégie au
deuxième
degré pour
faire
comme si
le
terme n'était
pas particulièrement
marqué, comme
si être
écrivain
était
«naturel»,
c'est-à-dire
commun. Ainsi
celui qui
a conscience de ce
marquage
peut-il
paradoxalement
re-particulariser,
en
le
«réduisant»
à
du
général
(le «côté naturel»), un
statut qui, généralement marqué
comme
particulier, a
été départicularisé
par
l'opération
même de
marquage,
autrement dit par la généralisation d'un stéréotype de particularité.
Car c'est
dans le refus du stéréotype
-
fût-il
un
stéréotype de
particularité ou, plus précisément, de singularité (22)
-
que peut se
maintenir,
malgré
la désingularisation qu'opère
par
définition
tout stéréotypage, une
singularité
: celle-ci
apparaissant
alors
d'autant
plus
essentielle
qu'elle
touche non seulement ceux
qui,
de
l'extérieur,
se font
une
image de
l écrivain,
mais
aussi ceux
qui, de l'intérieur,
doivent «faire avec», composer
avec cette image. L'une et l'autre
positions
aboutissent ainsi
-
la première
par
le
stéréotype
de
singularité,
la
seconde
par
la
déconstruction
de
ce
stéréotype
-
à
associer de façon très
prégnante le statut d'écrivain
et la
singularité.
La conscience
de ce stéréotype
est très
présente dans les propos
des écrivains : qu'il s'agisse des
représentations propres
aux non-écrivains
(«Dans
l'esprit de la plupart des gens
il
y
a
encore une image très
romantique de l'écrivain... Un écrivain c'est
quelqu'un qui n'est pas
très
normal, dans
l'esprit des gens, c'est
évident»)
ou des
comportements
propres
aux écrivains («A
une époque
j ai un peu fréquenté un groupe de
poètes
aussi,
un peu par curiosité...
Ils
sont
souvent dans le
stéréotype»).
L'un et l'autre
se
conjuguent
pour former un
véritable
«modèle» de
l écrivain
-
ou plutôt un «paradigme», une « Gestalt», une
forme
de référence
-
où
le refus
de
toute
assignation
à
un
statut
commun
se
concrétise
dans
le
refus expressément affiché d'imiter le stéréotype, voire dans la
volonté
d'en faire
un
anti-modèle.
On conçoit
mieux dans
ces
conditions
les
problèmes
que peut
poser
Г autoqualification et
le
besoin parfois d'échapper
à
ses
pièges,
facteurs
de troubles relationnels ou de
déstabilisation
identitaire.
L'évitement du
nom commun
«écrivain»
(ou, selon
les cas, «poète», «romancier»,
«dramaturge», «homme
de lettres»,
etc.)
peut alors emprunter
différentes
voies.
L'une est le recours
au
seul nom propre,
instrument
par définition
d'identification
de la personne en
tant
qu'elle n'est
pas
réductible à
un
«individu»
parmi
d'autres,
à
un
élément
dans
une
catégorie.
Car
à
la
différence d'une personne, forcément particulière, un
individu
est défini par
rapport
à une communauté,
dont il est un élément,
susceptible
d'être mis
(22) La
notion
de «singularité», prise au compréhension de ces
deux propriétés fonda-
plein sens
du
terme (et non pas, selon les mentale de la singularité
que
sont,
d'une
part,
usages
trop
courants
qui
en sont faits aujour- sa difficulté à être prise en compte et, d'autre
d'hui, comme simple
synonyme
de « spécifi- part, son ambivalence,
entre stigmatisation
et
cité») ajoute à celle de « particularité »
l'idée
valorisation, rejet et admiration.
Pour
tout ce-
d'excentricité, de bizarrerie, de hors-du- ci voir
Nathalie
Heinich (1991 et 1993b).
commun : connotation indispensable
à la
511
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
17/29
Revue française de sociologie
en équivalence
avec
d'autres; de
sorte
que la
valorisation
soit
du
pôle
individuel
(individualisme) soit du
pôle
communautaire
(holisme)
relève
d'un même régime
axiologique,
où la singularité ne peut en aucun cas
constituer
une
valeur
(mais
qui
par
contre permet
l'épanouissement d'une
pensée
politique) (23). Le recours
personnalisant au
nom propre est
évidemment favorisé
par l'accès
à
la
notoriété,
qui est
alors une
ressource
privilégiée pour
éviter
Г autoqualification.
Ainsi,
dès
le
début de l'entretien,
le romancier
qui déclarait
répondre
« écrivain-scénariste
»
précise : «
Mais
honnêtement j ai de
moins en
moins à le dire.
C'est-à-dire
que le
succès
du dernier bouquin
aidant,
ça
a fini par...
et du
coup,
au
moment où j ai
dû
le dire je n'avais
plus à le
dire, alors du
coup
j ai fait
l'économie du
mot ».
L'autre
façon d'éviter Г
autoqualification est
le recours au verbe qui,
en mettant l'accent sur l'activité plutôt que sur
l'identité,
permet
d'affirmer
un
sujet
(«je»)
en évitant toute
«mise
en
commun»
par
un
substantif:
«Le
titre, non, je ne dis
pas
que je
suis
poète, je dis
:
je fais de la poésie»
;
«Je
dis que
j'écris et
je
mets
en scène des spectacles»; «Je suis
écrivain...?
Je
n'en sais rien si je
suis
écrivain.
J'écris.
On
verra
après si je
suis
écrivain»;
«J'écris. Je
vis
et j'écris». Se trouve de la sorte évitée
la
réduction du sujet par son
assignation
à une
catégorie
générale
:
réduction
véhiculée prioritairement par
la
sociologie
(domaine
par
excellence
des
«classements», des «codes», des «représentations»,
des
«images»,
des «rôles»), et qui
peut
être vécue comme un
acte de
violence
exercé
contre la personne même de
l'écrivain
en tant qu'il
est,
par définition,
irréductible à quiconque. «Il
y
a une phrase
qui
dit
:
"Quand on
vous
demande
ce
que
vous
faites
commence
le
manque
d'amour".
Alors
je
n'aime
pas
trop
cette question, déjà... Parce
qu'elle
renvoie, en fait, en
général, c'est un désintérêt total,
c'est-à-dire
que pour moi
c'est
des
classements, des
codes auxquels je n'ai
pas
envie de répondre,
parce qu'ils
renvoient à
d'autres codes
ou à
d'autres représentations.
(...)
De toutes
façons c'est toujours
une
image très très
prégnante,
enfin qui
renvoie à
des
tas de
choses et je n'ai pas
envie
du
tout
déjouer
le rôle
de
l'écrivain»,
dit
l'un, qui
se
déclare chômeur; et
un
autre : «Moi je trouve
que chaque
écrivain doit
l'être
dans sa singularité». Enfin toute
réduction
au
nom
commun d'écrivain peut également être perçue
comme
attentatoire à cette
grandeur suprême qu'est celle du grand écrivain
: celui qui
par définition
est
grand
en
tant qu'il
est
unique,
conformément
à
l'éthique
de
singularité.
Un poète par
exemple
évoque Kafka et
Baudelaire
:
«Je ne pense
pas
qu'ils
étaient
des
écrivains, c'était quelque
chose
d'autre... C'est réducteur, ce
mot-là,
c'étaient
des esprits si grands
que...
c'est réducteur, c'est trop
réducteur C'est peu
pour
des
gens
comme ça
(...)
Ils sont hors normes,
(23) Ainsi la distinction
entre
« indivi- dre en quoi le couple singularité/communauté
du» et «personne» qu'autorise une relecture
n'est
pas
réductible
au couple holisme/indi-
des théories
philosophiques
de
la
personne vidualisme
tel
que l'utilise
Louis Dumont
(voir N. Heinich,
1993b)
permet de compren- (1966).
512
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
18/29
Nathalie Heinich
parce qu'ils ont changé quelque chose... La série d'écrivains qui étaient
avant
eux,
ils
les ont transformés, et ils transformeront aussi les écrivains
à venir...
Ils
sont
trop grands ».
«En
réalité
je
suis
un artiste
qui
écrit,
plutôt
qu'un
écrivain.
Je
ne
suis
pas du tout
un
homme de
lettres.
(...) Et toutes mes difficultés justement
sont d'échapper au statut d'homme de lettres que peu
à
peu on essaie de
plaquer sur un
homme
qui écrit» :
indépendamment même
des
problèmes
posés
par le contenu
du
stéréotype et par
la
difficulté de
s'y identifier, la
très
simple
question ainsi
posée («Qu'est-ce que
vous
faites dans
la vie?»)
opère
en tant
que
telle un effet
de violence,
qui suffit
à
expliquer la
difficulté
qu'ont les
écrivains
à y répondre,
et les
stratégies
employées
pour
le
faire
sans se
renier.
Car la
forme
spécifique de la
violence
en régime
de singularité
est la généralisation
par
l'assignation
à une catégorie,
forcément perçue comme réductrice de ce qui fait l'irréductibilité du sujet
:
«Je
ne
veux
pas
avoir
cet
air-là,
je
ne
veux
pas
qu'on
me
regarde
en
superposant... enfin que les gens me
regardent
avec
cet
éclairage-là,
avec
cet étalon-là, en disant, est-ce
qu'il
ressemble ou
pas au
modèle?».
La
réduction au
général
est la forme
première
de toute violence pour
l'éthique
de singularité.
II. -
Désignation : façons
d'être dit écrivain
Si
se
dire
écrivain
est une
opération
complexe,
propre
à
faire
surgir
des
tensions ordinairement enfouies dans le
«ça
va de
soi»
du non-dit,
être dit écrivain n'est guère plus évident (24). Car une telle sanction,
advenant de l'extérieur
à
celui qui en est
l'objet,
est
à
la fois
multiple
et
toujours sujette à remises
en
question
:
«On
est
toujours
en
état d'examen,
en
fait, permanent»,
estime
un écrivain. Cette
désignation
par autrui
emprunte trois
grandes
catégories
d'instruments
:
les
objets, les
institutions,
les personnes.
Les
objets
«Faire
un
livre»,
«avoir un
contrat»
sont les moments par excellence
de
l'objectivation
de l'état d'écrivain,
au double
sens où
il
se trouve
matérialisé
dans
des objets, et rendu
objectif par
son
détachement à
l'égard
de la seule subjectivité de
l'auteur
ou,
plus
exactement, du
«scripteur»
-
celui
qui,
écrivant, n'a pas encore passé
le
cap de la publication. Celle-ci
(24)
Pour
une approche historique et philosophique de la notion
ď« auteur»,
voir Michel
Foucault
(1969).
513
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
19/29
Revue française de sociologie
marquant, nous
l'avons vu,
le moment
où
l'œuvre
est
physiquement
détachée de la personne en même temps
qu'elle
lui est symboliquement
rattachée par la
signature,
c'est
là le moment le plus apte à
faire coïncider
le
sentiment
personnel
de
son identité
avec
une représentation
collective
:
représentation
que
restituent
à
l'intéressé
les
mots qui
le qualifient et qui,
par la publication, se trouvent indexés
à
des objets tangibles, comme
attestés
par eux. Aussi
la signature
d'un contrat editorial est-elle
l'opération
qui
autorise
au
mieux
la
mise en
cohérence
de Г
autoperception
de
soi et
de la désignation par
autrui : cohérence sensible au
fait que la
représentation donnée de lui-même par le sujet pourra, sans
trop
d'hésitation, de
trouble ou de mauvaise
conscience,
emprunter le
mot
«écrivain». Ainsi
se comprend
l'investissement
dont ce passage de seuil peut faire
l'objet,
en
tant qu'épreuve
où se
joue -
de «scripteur» à
«écrivain» - un
changement de grandeur en même temps que
d'identité.
Car
être
publié
représente
l'assurance
- avant
l'espoir
d'être
«connu»
-
d'être au
moins reconnu comme écrivain, ouvrant par
exemple
le droit
d'appartenir aux différentes sociétés
ou groupements
d'auteurs
(SGDL,
sacd, sacem,
scam,
spadem,
ou
encore Pen-Club). A contrario, l'échec
à
la publication signe le renoncement, au moins
momentané, à
cette
reconnaissance
: «Je
peux le faire moi-même
[auto-édition] mais
ce
n'est
pas
la
même
reconnaissance.
Je le
ferai
moi-même
quand j'accepterai
de
ne pas
être
reconnu». Et si la publication est vécue comme un point de
départ, une fondation
(«Ça
a
été comme
une fondation
(...) ça
a
été
vraiment le point de départ. La fondation, quoi»),
c'est
bien
que
ce
qui s'y
joue
n'est pas
seulement
la réussite du travail littéraire et la construction
de
l'écrit comme
œuvre
(qui
forcément
a
commencé
antérieurement
à
la
publication
:
«J'ai existé avant d'être»), mais
aussi
la réussite du travail
identitaire
et la
construction de
la
personne
comme auteur.
Les objets toutefois ne parlent
pas :
aucun livre, aucun contrat signé
de
l'éditeur
ne dit
à son
auteur, «Tu es écrivain».
Ils
ne sont que les
referents
ou les garants des mots, énoncés par des personnes ou portés
par
des
institutions.
Les
institutions
Les institutions susceptibles
de
formaliser l'accès à l'identité
d'écrivain
se situent à l'extrême opposé
de la relation avec l'éditeur idéal : celui
qui,
dans
la grâce d'un rapport
à
la fois
personnalisé
et
fondé
sur des
valeurs
proprement
littéraires, instruirait au
mieux ce passage de seuil qu'est la
publication. Toute instance
administrative
- en tant
qu'elle
est
dépersonnalisée,
stabilisée
et rapportée
à
des critères
généralisés
impliquant
la
mise
en équivalence
(Thévenot,
1985)
-
incarne le
pôle
par excellence d'une
condition
«commune»,
dont nous
venons
de
voir
à quelles tensions
elle
est
associée.
514
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
20/29
Nathalie Heinich
C'est le cas,
typiquement,
de l'identification de l'écrivain par
l institution
statistique, définissant
dans
le cadre
du
recensement
- au
plus loin
du monde
littéraire
et au maximum de dépersonnalisation
-
les
«professionnels
rédigeant
des
textes
de
fiction
ou
documentaires
destinés
soit
à
la publication sous
forme
d'ouvrage,
soit à
l'élaboration de spectacles
vivants
ou
audio-visuels» (25). Si
une
telle instance d'identification n'a
guère
de
chances
d'atteindre
directement
les intéressés,
ils
peuvent par
contre être
confrontés
à la définition
qui
leur
est renvoyée par
l administration fiscale,
d'autant
plus brutalement qu'elle est à la fois standardisée
et
fortement
stabilisée
dans l'inscription d'un formulaire
:
«La première
fois
où j ai vu associés mon nom et
le
mot écrivain,
ça
a
été sur une
lettre
reçue des impôts. La
première
fois où j ai été officialisé, c'était les
impôts. La première
fois
qu'a
été associé mon nom et le nom "écrivain",
c'est
pour me réclamer de
l'argent que je n'avais quasiment
pas
gagné
».
Tout
aussi impersonnelle
est
l'administration
de
la
Sécurité
sociale
des
auteurs,
gérée
par I agessa; elle est
toutefois plus
spécifique au
milieu
littéraire,
même si la notion de « sécurité
sociale» est
doublement étrangère
à l'image à
la
fois
asociale et
instable du
«créateur maudit» :
«Le
poète
ne cotise pas
à
la Sécurité sociale» (26). Par
son
caractère formel et le
caractère composite
des
critères
d'accès, l'affiliation
à I agessa peut être
elle aussi vécue
de deux façons opposées
:
soit
comme un
gage de
professionnalisme
signalant l'«
auteur
professionnel»
ou
l'« écrivain
officiel»,
soit
comme un anti-critère de valeur littéraire. Ainsi un écrivain qui ne
se
sentait
tel
que
par sa
feuille
d'impôts,
ayant
été radié de I agessa faute
de droits
d'auteur
suffisants, se félicite de se
retrouver
dans
la
même
situation que
Claude Simon,
prix
Nobel
de
littérature...
(27).
(25)
Rangée
dans la nomenclature
des
teur qui en
décide
principalement :
montant
professions
de
I'insee
parmi
les
«profession-
calculé
—
significativement - par une mise
nels de l'information, des
arts
et
des specta- en équivalence avec le
critère de
revenu le
clés », la catégorie n°
3512
(« auteurs
plus
généralisé
qui
soit, à savoir le smic. Tou-
littéraires,
scénaristes,
dialoguistes»)
distin-
tefois il est tenu compte de la particularité
gue
le
«noyau» («artiste auteur
dramatique,
économique de ce statut,
par
le critère de
rédialoguiste, écrivain, parolier,
poète, roman- gularité de l'activité ainsi
que
la
qualité
d'au-
cier») des «cas assimilés»
(adaptateur, au-
teur
attribuable
à la personne, décidée par
teur
adaptateur,
dramaturge,
homme
de une «commission de
professionnalité»,
et
lettres, lecteur, librettiste, nègre,
rewriter,
qui
fait
intervenir
un
faisceau
de
critères
très
scénariste,
traducteur littéraire) et des « cas peu
formalisés,
ressortissant de « mondes »
limite exclus »
(chroniqueur,
critique, journa-
(au sens
de
Boltanski
et Thévenot) très
hé-
liste, lecteur correcteur, lecteur
d'épreuves, térogènes : qualité littéraire de l'œuvre;
lecteur rédacteur
d'édition).
Sur les principes genre
pratiqué
ou secteurs d'activité; répu-
de cette nomenclature, voir Alain Desrosières tation de l'éditeur;
évolution, régularité
et
et Laurent Thévenot (1988).
continuité
de la
production
littéraire; reve-
(26)
Titre d'un poème de Daniel Biga, Né nus,
potentialités
et investissement de l'au-
nu,
Paris,
Le Cherche-Midi, 1969. teur
(contrats, projets);
âge; filiation
(27) L 'accès à ce
«régime
particulier», éventuelle (généalogie
familiale)
ainsi
que
selon les termes du formulaire de I'agessa, caractère, lorsqu'ils
sont
connus; enfin,
con-
est implicitement conditionné par la publica-
formité
des décisions aux procédures habi-
tion puisque c'est le
montant
des droits d'au- tuelles de I'agessa.
515
-
8/19/2019 Façons d'Être Écrivain - N Heinich
21/29
Revue française de sociologie
Plus
personnalisée
et
plus
littéraire est l'institution du Centre national
des Lettres
: l'écrivain qui y présente
une
demande
de
bourse
sait
en effet
qu'il
s'expose
au jugement
de ses pairs, et
qu'il
se
trouve en
situation de
concours,
où la
qualité
de
son
travail
est
jugée
par
rapport
à celle
de
ses
concurrents. Certes, ce qui est
alors
en jeu
n'est pas
sa qualité d'écrivain
ni même de
«bon» écrivain, mais d'écrivain «meilleur»
que les
autres
candidats présentés
devant la
même
commission. Néanmoins
l'épreuve tend
à être
vécue, tant
par les postulants que par les juges, dans la logique
absolutisante de l'examen beaucoup plus que dans
celle,
relativisante, du
concours
(28).
Elle
semble
engager de ce fait une
forte
charge de
«reconnaissance»,
dans
laquelle il est
difficile de distinguer ce
qui tient
à
l'évaluation
de la qualité littéraire de l'œuvre et
à
la désignation de
son
auteur
comme
appartenant à la communauté des
écrivains.
La représentation que s'en font
ces
derniers comporte une
double
personnalisation
du
jugement
:
d'une
part,
au
sens
où
le
verdict
ne
serait
pas
prononcé par une
institution
mais par des
personnes,
avec
leurs intérêts
particuliers, et, d'autre
part,
au sens où la cible du jugement
serait
autant
la
personne de
l'écrivain
que
l'œuvre
présentée. Le fait
que
le
dossier ne
soit pas constitué
en fonction d'un
projet précis tend
d'ailleurs
à indexer
le
jugement
à la puissance de production de la personne plutôt
qu'à
la
matérialisation de son activité dans une œuvre. Cette ambiguïté ouvre la
possibilité d'une réversion du jugement
sur l'œuvre
par une institution en
jugement sur la personne
par des
individus :
réversion
qui
comporte à
la
fois un risque de minimisation de la réussite
-
lorsqu'on dénonce l'octroi
de bourses
comme
pur
et
simple système mafieux
- mais
constitue
en
même
temps une forme
de
protection
contre
la disqualification en cas
de
rejet.
C'est pourquoi
cette
interprétation
«personnalisante»
apparaît d'autant
plus que
l'écrivain
a eu affaire à un
jugement
négatif, faisant suite à de
précédentes réussites;
car alors
l'hypothèse
implicite
d'une
indexation du
jugement
à
la personne
de
l'écrivain, qui
demeure constante, plutôt
qu'à
la qualité des
œuvres, par définition
variable, permet
à
la
victime d'accuser
l'incohérence
des jugements de l'institution, à
quoi
s'ajoute bien
sûr
l hypothèse de compromission
des juges
par les
« amitiés»,
les
«mafias» : «Le
principe
est
très bon,
mais
qu'on me l'ait donnée une fois
et qu'on
me
l'ait
refusée
deux
fois,
c'est
aussi
ridicule.
Ou
je
n'avais
pas
de
qual